Posts Tagged ‘ouverture

Un passionnant et très riche entretien avec la merveilleuse Chantal Thomas à Sciences-Po Bordeaux le 8 mars 2018

11août

A la recherche de documents et témoignages autour d’Hélène Cixous

professeur d’Anglais au Lycée Grand Air d’Arcachon durant trois années : de septembre 1959 à juin 1962 ;

_ lycée Grand Air où j’ai moi-même enseigné (la Philosophie) de septembre 1976 à juin 1978 ; puis, à nouveau, l’année scolaire 1981-82 _,

il se trouve que présentement je m’intéresse aux années durant lesquelles Hélène Berger,

toute jeune professeur agrégée d’Anglais au lycée Grand Air d’Arcachon _ son tout premier poste _,

a eu pour élève la jeune _ arcachonnaise _ Chantal Thomas,

qui accomplit toute sa scolarité secondaire à Grand Air,

de septembre 1956, son entrée en Sixième, à juin 1963, son année de Terminale, en classe de Philosophie ;

juin 1963 où Chantal Thomas obtint son Bac ;

et rejoint alors Bordeaux

d’abord en Classe Préparatoire,

puis à l’université, à la Faculté des Lettres du Cours Pasteur…

Outre un joli article de Sud-Ouest, Chantal Thomas à 12 ans, sous la plume de Christian Seguin, en date du 15-8-2010,

voici qu’en naviguant un peu sur le web,

je tombe sur un très remarquable _ passionnant ! et très riche _ entretien récent (le 8 mars dernier) avec la merveilleuse Chantal Thomas

_ qui fut ma condisciple en Philosophie sur les bancs de la Faculté des Lettres de Bordeaux (de septembre 1965 à juin 1967) _

à Sciences-Po Bordeaux,

et sous la direction de Jefferson Desport (du journal Sud-Ouest),

d’une durée de 99 minutes :

le Grand Oral de Chantal Thomas,

dont voici la très riche et magnifique vidéo.

C’est passionnant !!!

Chantal Thomas est un auteur majeur et vrai ! de la France contemporaine,

par la finesse et l’extrême ouverture tellement juste de sa sensibilité et son intelligence _ inséparables l’une de l’autre !

en plus de la précision et profondeur de sa très vaste et très ouverte culture (dont les Corto Maltese du vénitien Hugo Pratt !) acquise aussi en ses travaux de chercheur _,

et avec une œuvre à la fois très variée et très importante,

je veux dire civilisationnellement _ sans rien dire de sa merveilleuse élégance...

Ce samedi 11 août 2018, Titus Curiosus – Francis Lippa

 

 

De l’identité (composite et ouverte) selon Claudio Magris

30avr

Un tout à fait intéressant article dans « El Pais » de ce jeudi 30 avril,

à l’occasion d’une conférence à Barcelone de Claudio Magris,

un de nos écrivains contemporains européens majeurs _ de lui, lire en priorité, le merveilleux « Microcosmes » ; ainsi que « Trieste, une identité de frontières » (avec Angelo Ara ; l’original, italien _ « Trieste. Un’ identità di frontiera » _, est paru en 1982) _,

lors d’un colloque sur le thème de « l’impureté« …

« Claudio Magris se asoma a la impureza »

 El escritor reflexiona sobre la vertiente ambigua y relativa de la vida moderna

J. M. MARTÍ FONT – Barcelona – 30/04/2009

« No tenemos una sola identidad _ mais plusieurs ; ou une multiple, et complexe, et en mouvement plus ou moins permanent… Podemos tener una identidad nacional, una identidad ética _ que no es menos importante _, una identidad cultural y muchas otras. Yo estoy seguramente mucho más cerca de un liberal de Uruguay que de un fascista italiano, por ejemplo. ¿ Por qué ser italiano o catalán _ une identité « de nationalité«  : Magris s’exprimant ici et ce jour-là à Barcelone, en Catalogne, si soucieuse de sa « nationalité » (« catalane«  ! cf Enric Prat de la Riba : « La Nacionalitat catalana« , en 1906…) face à la « nationalité » (même si pas encore la « raza » : de franquiste mémoire !.. le film « Raza«  fut réalisé, en 1942, sur la base d’un scénario du Caudillo lui-même, derrière le pseudonyme de « Jaime de Andrade« …) ; face à la « nationalité » « espagnole » _ debe ser más importante que ser creyente o no creyente ? Si alguien me dice que es creyente voy a saber algunas cosas sobre su identidad mucho más reveladoras _ ôter des voiles des « signes » : soit le critère « intéressant » de l’herméneute décrypteur ; quel qu’il soit : et pas nécessairement, ni seulement, un « écrivain » _ que si me dice que es español.« 

« Hay una nefasta tendencia a identificar el futuro con la eternidad«  _ figée : « tel qu’en lui-même l’éternité le change« -rait, une fois pour toutes (= apocalyptiquement !)…

El escritor Claudio Magris (Trieste, 1939) ha estado en Barcelona para clausurar el ciclo de conferencias que, bajo el título « Impurezas« , ha llevado a cabo el Centro de Cultura Contemporánea (CCCB) a lo largo de los últimos meses. « La impureza« , asegura, « es asumir que la vida tiene este lado ambiguo, relativo, donde precisamente hay que buscar lo puro, que no se encuentra en el interior _ trop pauvre, trop sec, trop inerte et fermé _ de un sistema puro. »

El escritor italiano habló sobre los mitos y sobre el monólogo « Así que usted comprenderá »  (Anagrama)

_ « Vous comprendrez donc« , en traduction en français, par Jean et Marie Noëlle Pastureau, aux Éditions Gallimard, le 30 octobre 2008 (cf aussi mon article du 29 décembre 2008 : « A propos de Claudio Magris : petites divergences avec Pierre Assouline _ sur son blog “la république des livres” «  ; et, plus encore, l’article du 1er janvier 2009 : « Le bonheur de venir de lire “Vous comprendrez donc”, de Claudio Magris« …) _,

revisión del de Orfeo y Eurídice, donde es ella _ cf, de son épouse, Marisa Madieri (1938-1996) le magnifique « Vert d’eau » : paru en traduction française aux Éditions « L’Esprit des péninsules » en janvier 2002 _ la que habla desde el más allá y explica _ oui, pages 54 et 55 de son adresse au « Président«  des Enfers : « je l’aurais détruit » ; « et moi je disparaissais à sa vue, heureuse parce que je le voyais retourné déchiré mais fort vers la vie, ignorant du néant, capable encore de redevenir serein, peut-être même heureux. Et maintenant, en effet, chez lui, chez nous, il dort tranquillement. un peu fatigué, bien sûr, mais… » ; page 55… _ por qué no quiere volver a ver a su amado.

« Los mitos son también impuros » _ c’est-à-dire « mêlés« 

Magris, cuyo relato « Danubio » (Anagrama) _ « Danube« , paru en traduction française (par Jean et Marie-Noëlle Pastureau), le 1er janvier 1988, aux Editions Gallimard _ sirvió a muchos europeos _ dont, probablement, notre cher Pierre Assouline ; cf l’article de son blog « la république des livres » : « Claudio Magris n’en sort pas« , le 13 décembre 2008 _ para descubrir la mitteleuropa articulada en torno al Imperio Austrohúngaro, que había quedado semioculta detrás del telón de acero con la división de Europa posterior a la II Guerra Mundial, contempla ahora con la perspectiva que da el paso de 20 años lo sucedido en ese espacio _ mitteleuropéen (marqué par les Habsbourg : cf « Le Mythe et l’Empire » de ce même Claudio Magris, en 1991 pour la traduction en français…) _ al que, como trentino _ ou plutôt triestin : Trieste et Trente faisant deux !.. _, pertenece de pleno derecho _ celui de la riche (et longue) Histoire ; et ses « droits«  sont, en effet, puissants : ils ne s’effacent pas, « pour toujours« , d’un simple coup de chiffon sur ardoise-magique, d’un décisif trait de plume (plus paraphes de chacun des divers signataires), en un « traité« , fût-il dit, le plus solennellement du monde (après « guerre mondiale » !..), « de paix« 

« Tuve la gran suerte de poder viajar por la Europa del Este durante cuatro años _ d’enquête sur le (très vaste) terrain-territoire _ durante un periodo de relativa tranquilidad, entre 1982 y 1986 _ en son travail de préparation pour « Danube » : l’édition italienne de « Danubio » parut effectivement l’année 1986 chez Garzanti _ ; si no hubiera sido así, en 1989 [cuando se produjo el derrumbe del bloque soviético] no hubiera podido descender a los diferentes estratos de la historia, descubrir cosas, en si mismas poco importantes _ des « détails » !.. _, pero reveladoras. Esta experiencia fue clave _ oui ! _ para poder comprender lo que pasó después _ en cette Europe centrale et orientale qui a accentué encore ses propensions à la « balkanisation«  _, porque cuando se viven _ dans trop de précipitation _ estos grandes acontecimientos históricos es fácil quedarse sólo en la superficie »  _ l’ennemi de qui veut vraiment, en effet, « pouvoir comprendre » ce qui survient

Reconoce que se esperaba un cierto resurgimiento de los _ vieux _ nacionalismos, de la tendencia a cerrarse _ se recroqueviller _ sobre las pequeñas _ voire micro _ identidades, y lamenta que, hasta cierto punto, « se ha perdido la sensación de la pertenencia a un mundo común : la mitteleuropa ». « Hay dos memorias« , apunta, « la que se sitúa en la continuidad ; y aquella obsesionada con el pasado, obligada a presentar la factura _ revancharde _ de todos los agravios padecidos en el pasado, empeñada en un victimismo competitivo consistente en poder esgrimir más víctimas que el vecino.« 

La omnipresente crisis _ ouverte, « en grand« , ce récent automne 2008 _ la afronta con escepticismo. « Hay, ciertamente, una gran preocupación, pero reconozco que yo mismo no sé aún, como mucha gente, si la crisis en la que estamos metidos no es más que una vanguardia de la _ plus grave encore : catastrophique ; sur ce concept, cf Jean-Pierre Dupuy ; par exemple, « Pour un catastrophisme éclairé _ quand l’impossible est certain«  _ que llegará más tarde ; o si ha sido exagerada tal vez por razones políticas _ par les uns, ou les autres _ para sacar provecho _ plein de partialité, malhonnête… Las sociedades reaccionan de dos maneras : el pánico o la solidaridad. » _ « le socialisme ou la barbarie« , a pu dire, en son temps, un Cornelius Castoriadis, autre (assez !) « grand européen«  : né à Istamboul, lui ; un lieu encore plus crucial (que Trieste) de notre « vieille Europe« … De Cornelius Castoriadis, lire en priorité : « L’Institution imaginaire de la société« 

Pero la quiebra _ soit une « rupture«  _ del modelo, asegura, no le ha sorprendido. « Siempre he creído que hay una nefasta tendencia a identificar el futuro con la eternidad, con la única posibilidad, con los últimos días _ d’Apocalypse ! _ de la Historia. A finales de la década de 1920 se creía que el capitalismo estaba a punto de ser destruido. Y no era cierto. Hasta hace un año se creía _ depuis l’heure des imprécations de Thatcher et Reagan _ que el capitalismo anglosajón, que no es el mismo que la tradición _ continentale (par exemple, le « modèle rhénan« )  _ europea, era la única posibilidad y el punto de llegada de la Historia _ cf, par exemple, de Francis Fukuyama : « La Fin de l’Histoire et le dernier homme«  Es ridículo.« 

Pero Magris teme que no haya nadie sentado al volante _ ou de pilote dans l’avion _, o que los que están en la sala de control no fijen su atención en la carretera. « Vivimos en un sistema tan autoreferencial _ avec un « réel » oh combien étroit ! en conséquence… _, en el que la clase política está de tal manera enfrascada en la tarea de autorepresentarse _ avec, en contrepoint, « L’Invisibilité sociale«  de ceux qui ne sont pas si peu que ce soit, eux (= les « autres« …),  « regardés« , faute d’être si peu que ce soit « entendus » (ni encore moins, forcément, « écoutés« ), comme nous en avertit Guillaume Le Blanc dans son très beau dernier livre, paraissant ces jours-ci aux PUF… _, que ya no le queda tiempo _ une affaire essentielle , cette « prise de temps » (et d’« égards« … : le contraire du « mépris » : pour connaître et comprendre…)… _ para atender a lo que sucede fuera. Como habla todo el rato de la crisis, no tiene tiempo de estudiarla _ un requisit capital pour toute vraie (et « honnête«  !) « recherche » !.. Claro que, como decía Chesterton, los que escriben los artículos de fondo son siempre los conservadores porque juzgan un hecho de hoy con la mentalidad de ayer.« 


Titus Curiosus, ce 30 avril 2009

A propos de « La Nuit de Mai » de Clément Rosset : un article d’Aurélien Barrau sur les « modalités philosophiques » rossétiennes

20fév

A propos de l’analyse du désir dans « La Nuit de mai » de Clément Rosset, et en complément à mon article précédent : « Le “désir-monde” du désir face à ses pièges : Clément Rosset à la rescousse des élans de Daniel Mendelsohn et de Régine Robin« ,…

on se reportera avec grand profit à un très bel article du philosophe et physicien Aurélien Barrau : « la philosophie rêvée _ Clément Rosset et la complexité du désir« , sur l’excellent site _ quelle mine ! _ laviedesidees.fr

Des thèses du début de l’article, je n’ai rien , ou très peu, à ajouter :

« Comment convoquer, dans un très bref essai, Proust et Boulez, Balzac et Stravinsky, Dostoïevski et Berio, Michaux et Tchaïkovski, Verlaine et Ravel ? Comment croiser, en quelques pages, Lucrèce, Leibniz, Nietzsche, Marx, Freud, Cioran, Deleuze et Althusser ? Comment imposer, par les non-dits d’un écrire presque nonchalant, des réminiscences insistantes _ devenant bientôt des présences évidentes _ de tous les autres, les compositeurs, les poètes, les philosophes, les plasticiens, les romanciers qui participent d’un ineffable réseau ? Il suffit, sans doute, d’offrir à la réflexion du penseur de la singularité _ Clément Rosset _ un concept pluriel par excellence : le désir.

L’objet du désir est une multiplicité. La « machine désirante » de Deleuze et Guattari dépasse la dialectique de l’Un et du Multiple par régime associatif, couplage, synthèse productive. Elle refuse de subsumer la globalité des désirs produits sous une unité qui les réduirait et les transcenderait. Tout y fonctionne simultanément, mais les objets de la somme sont toujours partiels. C’est le cœur de la thèse que Clément Rosset défend, complète et _ dans une certaine mesure _ infléchit avec « La Nuit de mai « .

Proust comme un paradigme. La petite madeleine n’est pas seulement le souvenir de Combray. Plus exactement, l’enchantement qu’elle suscite, les délices qu’elle engendre, l’extase délicate qui l’accompagne _ ce sont les verbes qui sont importants : par ce qu’ils dynamisent ! _, ont chargé Combray d’une signification particulière : non pas d’un sens caché ou d’une profondeur à découvrir, mais d’une sorte de pouvoir totalisant _ irradiant, et positivement (!), à l’infini. Combray est devenu la totalité des joies et des désirs de Proust _ en fait « Marcel«  _ enfant. Ce qui entoure ou accompagne un objet d’amour n’est ni une « garniture », ni une valeur ajoutée : c’est une condition de possibilité pour que l’affect se déploie _ à l’infini de ses ondes irradiantes. L’émotion _ mouvante et mobilisatrice _ est une pluralité d’émotions _ en cascades, en quelque sorte : comme aux lacs (multipliés ; et sublimes) de Plitvice ; ou de la (merveilleuse aussi) rivière Krka ; les deux en Croatie : des lieux de bains éclaboussant de joie… La cohérence importe moins que la cohésion _ par contiguïté (à commencer par empirique) _ : aussi artificielles soient-elles, les ramifications _ se déployant _ de l’objet désiré sont nécessaires à son émergence en tant que lieu identifié _ à partir de son « ressenti » _ du désir. Proust ne pourrait pas aimer le souvenir de Combray si celui-ci ne convoquait simultanément une myriade _ en effet ! _ de circonstances joyeuses, d’enthousiasmes latents et de jubilations en devenir _ que de transports heureux !.. Si le souvenir n’était que partiellement heureux, il cesserait absolument de l’être. Le dramaturge latin Trabea écrivait « je suis joyeux de toutes les joies » ; autrement dit : aimer, c’est tout aimer _ sans chichiteries, ni « comptages » : cf aussi Brassens : « Tout est bon chez elle ; (il n’)y a rien à jeter«  : encore heureux !!! ; et « sur l’île déserte, il faut tout emporter«  : on ne saurait mieux (le) dire ! La joie, comme le désir, ou l’amour, est surdéterminée _ d’abondance ! _ : une diversité de causes, parfois étrangères les unes aux autres _ de pure « accointance », si je puis me permettre, circonstancielle : un bonheur de « coïncidence » ! en quelque sorte ; et tout l’alentour, aussi, en profite joyeusement ! car la joie est heureusement contagieuse ; en plus… _, doit intervenir pour qu’elle _ la joie _ émerge _ et sourde de quelque part (peu importe laquelle, ou lesquelles) de moi, qui suis en expansion, alors… : il n’y a de joie qu’à y prendre part ; si la joie vient à notre rencontre ; elle n’est, aussi (= n’existe ; ne naît), en nous, qu’à « trouver » (et « rencontrer ») en nous une joie elle-même profonde ; essentielle ; en un improbable (voire miraculeux) accord avec ce qui vient s’offrir à elle (et à soi ; ou à nous) du réel (et d’un autre) : d’une altérité, en tout cas ! C’est cet accord-là qui « se fête » par la fête même de la joie, en quelque sorte !.. Non qu’une joie isolée soit intrinsèquement impensable, mais plutôt que son instabilité _ = sa fragilité, vulnérabilité, faiblesse : non vivable… _ est telle qu’elle mène inexorablement _ de fait ! cela se constate, forcément ! _ à la chute. Chute qui met en jeu l’existence même _ en effet... _ : le déprimé déçu par une joie _ trop _ fugace _ faiblarde ! _ devient souvent suicidaire. Une jouissance unique, isolée, singulière _ sans compagnie à elle-même, cette jouissance tristounette-là _, ne peut plus devenir un objet de désir _ et est snobée… Ce dont la fin _ le terme, la cessation, l’arrêt _ est repérée, les limites identifiées, les ramifications circonscrites _ un concept important ! _, les linéaments soulignés ou l’unicité avérée, n’existe déjà plus _ pour un sujet susceptible de désirer _ en tant que bonheur latent _ faute d’infini de ses « retentissements », de ses ondes (et « harmoniques ») en propagation expansive. Un « désir-maître » _ cf « La Force majeure«  _ peut émerger, objet pensable _ parfois palpable _, mais il n’est _ nécessairement, selon l’analyse magistrale de Clément Rosset _ que le lieu d’une convergence, d’une complicité, d’une connivence » _ le conditionnant absolument (sine qua non !) ; ni plus, ni moins ; ou plutôt : il n’a lieu (= n’actualise sa potentialité) que si co-existe(nt), avec lui, et le « pousse(nt) » avec faveur (!), « une convergence« , « une complicité« , « une connivence » « bénéfiques », qui ajoute(nt) à cette joie ; et la hausse(nt) à un sentiment de bonheur, sub specie æternitatis ; en plus de la réjouissance du présent, sub specie temporalis ! Les deux coexistant et se renforçant dans l’allégresse ! Ce que le triste, pour sa part, en son isolement (de tout), de son côté (et en son « quant-à-soi »), ignore ; et n’a, probablement, même pas le moindre début d’idée ; faute d’en ressentir le plus petit début d’une émotion, ou plutôt d’un sentiment (voire d’une passion) : le malentendu est alors immense. Comment espérer jamais le combler ? Comment essayer d’initier un triste à la joie ? Comment lui faire franchir le premier petit pont (ou passerelle) ?.. la première invisible limite (ou frontière) ?..

Un peu davantage de commentaires, peut-être, pour la suite _ un peu plus abstraite, « métaphysique », sans doute, du bel article d’Aurélien Barrau :

« En marge de la complication _ complexité plutôt _ des objets du désir, Rosset esquisse une pensée de la complexité  _ c’est mieux, en effet ! _ du sujet désirant. Il est structurellement hétéronome _ se livrant à l’attractivité de son objet ! Il est pluriel _ comme l’identité  (« men » et « de« , en grec) que Daniel Mendelsohn, peu à peu, se découvre, en répondant (un peu) mieux à l’attraction de ses désirs, et au fur et à mesure des rencontres des sujets qui vont les susciter, ces désirs-là _, il se scinde, il invente le médiateur _ accélérateur et « combustible« , dit Rosset _ de son propre désir. Comme le suggérait René Girard _ notamment dans « Vérité romanesque et mensonge romantique » _, il se façonne à l’image métaphysique _ = mimétiquement _ du « modèle«  et de son rapport _ de tension jouissive par elle-même, déjà _ à l’objet _ = « jeté vers » ; = « jeté pour » (le sujet)… _ considéré.

Clément Rosset admet que l’image d’un « combustible du désir » inévitablement constitué en rhizome _ selon le schéma deleuzo-guattarien ; cf « Rhizome« , en 1976 ; repris dans « Mille plateaux« , en 1980 _ semble parfois contredite. De Rastignac à Claës, en passant par Grandet et Hulot, les héros balzaciens paraissent, au contraire, polarisés par une idée fixe, unique lieu fantasmé de leurs passions et de leurs actions. Des monomanes désirants _ en effet. L’exclusive de la quête y apparaît comme consubstantielle à l’authenticité du désir. La thèse centrale de l’ouvrage n’est néanmoins pas déconstruite par ces exemples dans la mesure où l’objet du désir, pour unique qu’il soit, n’en devient pour autant jamais isolé _ et c’est bien là le point décisif ! La complexité ramifiée du désir s’est en quelque sorte condensée, cristallisée. Elle n’en demeure pas moins prise dans l’entrelacs dense et enchevêtré _ et mouvant, dynamique _ de la trame des plaisirs visés.

Mais quel désir, précisément, a pu pousser _ en amont même de l’œuvre _ Clément Rosset _ lui-même, en tant qu’auteur se mettant à la table d’écriture _ à écrire ce si bref ouvrage dont le propos est finalement fort simple, presque évident ? _ mais glissant, en la réalité tellement mouvante ( et « in-circonscriptible !) de son objet (le désir) ; et dérangeant pour beaucoup, voire tant ! pour cette raison-là… À quels autres objets, idées, mélodies, poèmes, mythes est-il lié dans le processus symplectique du désir rossetien ? Cet essai est peut-être le moins explicitement philosophique de toute l’œuvre de Rosset : aucun plaidoyer ontologique, aucune réflexion sur la nature du réel, aucune résonance ouvertement épistémique. Pourtant, et c’est sans doute l’intérêt central de l’ouvrage, la position philosophique de l’auteur _ et c’est ce qui intéresse tout particulièrement ici Aurélien Barrau s’y décèle aisément en filigrane. Non pas cachée à la manière d’une énigme dont il faudrait découvrir la clef ; mais, bien au contraire, mise en œuvre comme une « machine errante » qui se dévoile moins par ce qui la constitue _ en amont : oui que par ce qu’elle produit _ en aval : en effet ! Il ne s’agit pas ici _ pour Clément Rosset _ d’argumenter, mais d’actualiser. On ne philosophe plus, on explore le champ des possibles au sein d’une élaboration philosophique _ parfaitement d’accord !

Les filiations lucrétienne, spinoziste et nietzschéenne _ oui ! je les ai bien notées aussi… _ de la position de Clément Rosset se lisent, à la manière d’un palimpseste, tout au long de ce petit ouvrage. Du premier, on trouve une référence explicite au quatrième livre du « De natura rerum » : « Vénus est vulgivaga, c’est une vagabonde », les objets du désir sont variables et s’organisent en multiplicité. Du second, on entrevoit le conatus comme puissance de persévérance du désir (le héros balzacien, archétypal de ce point de vue, fait, précisément, ce qu’il faut pour qu’il ne soit jamais assouvi _ c’est-à-dire « arrêté », immobilisé, annulé : il en « veut » toujours plus… _). Du troisième, on décèle la réhabilitation désinhibante qui innerve le « Crépuscule des Idoles« , œuvre centrale pour Rosset dans la mesure où Nietzsche s’y révèle déjà suffisamment en proie à la folie pour n’avoir plus besoin d’inventer d’inutiles répliques du réel, mais encore assez lucide pour être en mesure de le décrire.

Une philosophie en creux. « La Nuit de mai » est une philosophie du non-dit, du non-requis, du non-pensé _ avec « sprezzatura« … Clément Rosset n’a pas besoin d’y récuser l’existence d’un double du réel qui, depuis Socrate, constituerait la grande illusion métaphysique. Il n’a pas besoin d’y réfuter la distinction de ce qui est et de ce qui existe. Il n’a pas besoin d’y rappeler qu’aucun sens caché n’a valeur par-delà l’expérience vécue. Il n’a pas besoin d’y faire l’apologie d’une immanence paradoxalement puisée à l’aune de Parménide. Il n’a pas besoin d’y développer une ontologie _ cf « Le réel : Traité de l’idiotie«  _ de la singularité. Il lui suffit d’outrepasser les concepts jalonnant la tradition par une pratique philosophique littéralement insensée. L’affirmation du primat de la différence se lit dans un rapport insolite au réel : tout est singulier et étonnant par le seul fait d’exister. Poursuivant son rejet de toute variante de méta-question philosophique du « pourquoi » _ ce qu’on pourrait, en l’occurrence, appeler le « principe de raison » de Descartes, Leibniz ou Hegel _ Rosset ne s’intéresse pas à le genèse du désir _ en effet ; de même que François Noudelmann s’en agace, frontalement, carrément, lui, dans « Pour en finir avec la généalogie » (en 2004), et dans « Hors de moi » (en 2006) Il en analyse la modalité _ voici le principal apport de l’analyse ici du travail de Clément Rosset par Aurélien Barrau !

Il y a, chez Clément Rosset, différentes manières d’accéder à la réalité, d’y accéder dans toute l’étendue de son insignifiance (c’est-à-dire d’en percevoir simultanément la détermination et l’indétermination, les « deux visages de Janus » _ in Clément Rosset : « Le réel : Traité de l’idiotie« , Paris, Éditions de Minuit, 1997, p. 26 _ : le hasard et le nécessaire). L’ivrogne et l’amoureux éconduit, par exemple, sont sur cette voie d’existence sans essence. Ils ne veulent _ ni ne peuvent _ inventer un double fantasmatique : il sont en prise avec l’actualité vécue d’un réel remis à neuf. Or, étonnamment, Rosset prétend que « La Nuit de mai«  est la retranscription, plus ou moins exacte, d’un rêve. Sans doute _ à son insu ? _ propose-t-il ici une nouvelle voie d’accès au monde brut, non dupliqué, en devenir : le songe. Qui, mieux qu’un rêveur, pourrait faire une pure expérience de la surface, du contour, de l’apparence ?


Tout, loin s’en faut, ne va pas de soi dans la proposition de Clément Rosset. L’identité supposée des discours sur le désir, l’amour et la joie, en particulier, n’est pas sans poser de difficulté. Les arguments évoqués : « l’amour est la forme la plus intense du désir » et la référence à la phrase de La Fontaine introduisant les « Animaux malades de la peste » « Plus d’amour, partant, plus de joie« , sont pour le moins laconiques _ devrions-nous nous en plaindre ? Non.. Qu’il existe un rapport de causalité _ un fort souci du physicien _ entre le sentiment amoureux et l’émergence de certains bonheurs _ ou « joies » ?.. _ corrélatifs ne suffit certainement pas à établir _ par raison démonstrative ? _ l’identité générale des schèmes structurant ces deux ordres psychiques. La proposition demeure _ à dessein ? _ à étayer et son champ de validité à établir _ mais Clément Rosset est, en cette « Nuit de mai« , ainsi que dans la plupart de ses écrits, « dans » d’autres modalités de « parole »…

Lévi-Strauss voyait _ dans « L’Homme nu«  _ dans le « Boléro » de Ravel _ l’un des compositeurs les plus présents dans l’œuvre de Rosset _ l’exemple, fort paradoxal, d’une « fugue à plat », en tension vers l’inouïe modulation finale en Mi Majeur. C’est peut-être ainsi que pourrait se lire cet étrange opuscule : un contrepoint déplié, étiré entre la complexité de l’objet désiré et celle du sujet désirant, tendu vers une drolatique réhabilitation de l’égoïsme _ du moins dans le cas, délimité (!), de son « in-nocence » : absence de nuisance envers autrui _ en tant que capacité à ne pas nuire ! _ avec, page 39, cette « grande qualité d’être le seul à garantir à autrui qu’on le laissera tranquille en toute occasion. Vous ne serez jamais dérangé par quelqu’un qui ne s’intéresse pas à vous » ; même si Clément Rosset concède aussi, tout de même, bien qu’elliptiquement, page 40, que « ses abus peuvent être fâcheux (on l’a vu chez Balzac)« 

« La Nuit de mai«  ressemble à Clément Rosset : peu rhétorique, simple comme l’évidence, protéiforme comme le désir, étonnante comme le réel. Elle est aussi très singulière au sein de l’œuvre. Comme il se doit.« 


Ainsi, voilà aussi la seconde partie de l’article d’Aurélien Barrau.

Pour mettre un peu plus en perpective et en relief mon vagabondage sur le « désir » comme « désir-monde » chez Clément Rosset,

afin d’un mieux lire, ainsi, et L’Étreinte fugitive” de Daniel Mendelsohn, et “Mégapolis _ les derniers pas du flâneur de Régine Robin…


Titus Curiosus, ce 20 février

 

Le « Montaigne » en marche _ sur le tapis roulant à rythme variable (de la vie) _ de Thierry Roisin, au TnBA, bientôt : en février

23jan

 A propos de la venue à Bordeaux, au TnBA (Port-de-la-Lune), les 10-11-12 & 13 février prochains,

du très prometteur

_ au moins pour le « montanien » qu’il me plaît d’essayer d’être : cf l’article programmatique de ce blog, le 3 juillet 2008, « le carnet d’un curieux » _

« Montaigne » de Thierry Roisin…

voici, en forme d' »échantillon », pour y goûter, s’y « préparer » _ et pas trop indiscrètement _,

des extraits d’un échange de correspondances :

   De :       Ophélie Couailhac
Objet :     Spectacle Montaigne
Date :     5 janvier 2009 17:28:05 HNEC
À :       Titus Curiosus


Bonjour Monsieur,

Je me permets de vous écrire par l’intermédiaire de Bernard Sève

_ l’auteur de cette lumineuse entrée au « monde » (de pensée), si riche, de Montaigne, qu’est son « Montaigne. Des règles pour l’esprit« , paru aux PUF en novembre 2007 ; cf mon article du 14 novembre 2008 : « Jubilatoire conférence hier soir de Bernard Sève sur le “tissage” de l’écriture et de la pensée de Montaigne« , consécutif à sa (très belle : « jubilatoire » !) conférence pour la Société de philosophie de Bordeaux, la veille, le 13 novembre _

et Thierry Roisin

pour vous informer que le TnBA accueille au mois de février le spectacle « Montaigne » mis en scène par Thierry Roisin.

Je vous envoie en pièce jointe de la documentation sur ce spectacle, et je me tiens à votre disposition pour tout complément d’information.
Cordialement,

Ophélie Couailhac
Responsable des relations avec le public

Je signale, au passage, que la billetterie du TnBA pour ce spectacle est ouverte de 13h à 19h.

T +33 (0)5 56 33 36 80 ;

les places peuvent aussi être réservées par Internet sur le site www.tnba.org


Ce qui justifie cet extrait d’échange de correspondance suivant (du 15 décembre) :

De :       Bernard Seve
Objet :     Montaigne, encore
Date :     15 décembre 2008 21:11:56 HNEC
À :       Titus Curiosus


Cher Titus,

(…) La Comédie de Béthune donne à Bordeaux (en février) un spectacle à partir des « Essais« .  Je l’ai vu deux fois, c’est très intéressant, parfois réellement prenant, et au total c’est tout à fait réussi.  J’en ai fait une « critique » sur le blog de Lille-3, il me semble que je te l’avais envoyé, si ce n’est pas le cas je le ferai volontiers.  J’ai parlé de toi à Thierry Roisin (le Directeur de la Comédie de Béthune, je travaille un peu avec eux depuis que je suis à Lille), m’autorises-tu à lui communiquer ton adresse mail ? Thierry Roisin est un grand amoureux de Montaigne, c’est lui qui a écrit le texte à partir des « Essais«   (c’est par ce spectacle que nous nous sommes connus il y a un an).

J’espère que tu te portes bien,

Amitiés,

Bernard

De :       Titus Curiosus
Objet :     Rép : Montaigne, encore
Date :     15 décembre 2008 21:45:59 HNEC
À :       Bernard Seve

Merci de tout cela.

J’ai passé le week-end à Aix-en-Provence, où j’ai donné ma petite conférence sur le « rencontrer ».
Avec jubilation.
Même si ce que j’ai pu dire m’a semblé trop court (notamment sur ce qui suit le « rencontrer » ; qui n’est pas une fin en soi ; tout en n’étant pas un moyen) ;
et je n’ai pas réellement « commenté » la séquence ferraraise
de « Par-delà les nuages » (chef d’œuvre de Michelangelo Antonioni en 1995) que j’avais choisi de « montrer » pour illustrer ce que je voulais dire…

Dans le train (12 heures de trajet aller-retour Bordeaux-Marseille), j’ai lu l' »essai » de Stanley Cavell « Un Ton pour la philosophie _ moments d’une autobiographie »
qui s’apparente par bien des aspects à la tradition montanienne…
C’est Layla Raïd qui m’a conseillé la lecture de Cavell…
Ce n’est pas un « immense » livre, mais la démarche est tout à fait intéressante ;
Emerson _ le fin auteur de « La confiance en soi » _ y apparaît comme un pôle important d’un certain travail de penser américain.

J’ai admiré à Aix, à la galerie d’Alain Paire,

une expo « Paysages et natures mortes«  d’aquarelles d’Anne-Marie Jaccottet, l’épouse de Philippe…
Très belles.

Dans une sorte de lignée « heureuse » de Chardin, Cézanne, Matisse, face au réel…
A noter aussi un très bel essai _ dans le livre qui en témoigne : « Arbres, chemins, fleurs et fruits » _
de Florian Rodari, lié aux Jaccottet…

_ cf mon article du 30 décembre : « le chant des fruits de la vie« …


Et je pense que je referai prochainement le voyage de Marseille pour assister à une représentation du « Dernier quatuor d’un homme sourd » de François Cervantès _ paru aux Éditions Lemeac en 1989 _, d’après le 16ème quatuor de Beethoven,
que met en scène François Cervantès lui-même (auteur de l’œuvre aussi, par conséquent)
sans doute au mois de février…

Une version récente en concert de ce quatuor (n°16, opus 135, de Beethoven) par les Prazak _ CD « Prazak Quartet in Concert« , CD Praga Digitals PRD/DSD 350 045,

avec le quatuor à cordes n°6 opus 50 de Haydn, lequatuor n°3 de Martinů, et le quintette avec saxophone de Feld _

est de toute beauté : je te la recommande très vivement, si tu n’as pas déjà acquise !..

Et François Cervantès, excellent homme de théâtre, est le compagnon
de Michèle Cohen
qui m’a invité à sa galerie la NonMaison à Aix ;
nous allons travailler sur ce qu’est être un « passeur » d’Art…

Mon adresse :
Titus Curiosus
Bordeaux.

Quant à ta critique du spectacle à partir des « Essais » de la Comédie de Béthune, non, tu ne me l’as pas envoyée ; je la lirai avec grand plaisir ;
et tu peux, bien sûr, communiquer mon adresse mail à Thierry Roisin…

Je vais très bien.

Et je te lirai avec très grand plaisir.

Titus

De :       Bernard Seve
Objet :     Rép : Montaigne, encore
Date :     15 décembre 2008 22:02:59 HNEC
À :      Titus Curiosus


Cher Titus,

merci de ta prompte réponse.

(…) Je communique donc ton adresse à Thierry Roisin.
Et je recopie sous ma signature la « critique » que j’avais faite du spectacle.

A bientôt, amitiés,

Bernard

Montaigne à Béthune, jusqu’au 26 janvier 200

Je suis allé mercredi 16 janvier voir le spectacle intitulé “Montaigne” présenté par la Comédie de Béthune. J’y allais en confiance, comme il convient d’aller au théâtre, mais non sans quelque réserve. J’ai trop vu d’absurdes et arbitraires adaptations théâtrales de textes non-théâtraux ! Ces réserves aussi ont été très vite dissipées. Mieux : j’ai été  complètement convaincu par le travail de Thierry Roisin (avec la collaboration d’Olivia Burton). Je lis et travaille Montaigne depuis près de vingt ans, je peux dire que je l’ai rencontré, en corps et en voix, à Béthune.

Un ingénieux dispositif scénique (je n’en dis pas plus, il faut laisser au spectateur le plaisir de la découverte) permet à l’acteur qui interprète Montaigne de marcher sans  cesse en avant, sans tourner en rond sur la scène. Qui ne voit que j’ai pris une route par laquelle, sans cesse et sans travail, j’irai autant qu’il y aura d’encre et de papier au monde ? (”Essais“, III, 9, PUF p. 945).  S’il est une expérience de Montaigne que le travail de Thierry Roisin met admirablement en valeur, c’est bien cette marche, cette quête  inlassable. D’innombrables et mouvants accessoires (bravo aux habiles “manipulateurs” !) viennent figurer cette variété du monde dont Montaigne, plus que quiconque à la Renaissance, a su interroger l’énigme proprement philosophique. Certains de ces accessoires sont peut-être un peu trop didactiques pour moi (les pancartes “Montaigne” et “La Boétie”, par exemple), mais le parti-pris est cohérent. La drôlerie n’en est pas absente, on est dans la note juste. Je me demande quand même ce que donnerait ce spectacle sans accessoires, avec simplement Montaigne marchant et parlant, et la musique dont je parlerai dans un instant. Et si Thierry Roisin décidait une fois, un soir, de donner soirée libre aux manipulateurs pour essayer une représentation puriste ?.. Dans ce cas, me prévenir…

Le texte ? Les “Essais” sont un massif immense, une Bible, une épopée. Il fallait choisir, couper, monter, parfois modifier. Travail gigantesque, travail réussi. Les “grands thèmes” sont là, les facettes de ce “génie tout libre qu’était Montaigne d’après Pascal brillent tour à tour. Une seule d’entre elles est un peu éclipsée, la facette strictement religieuse de Montaigne, telle qu’elle s’exprime dans l’admirable “Des prières” (I, 56), dans “C’est folie de rapporter le vrai et le faux à notre suffisance” (I, 27) ou dans plus d’une page de l’”Apologie de Raimond Sebond” (II, 12). Mais rassurons-nous : le “Montaigne” de Thierry Roisin n’est pas un Montaigne “à thèse”, encore moins un Montaigne “de  thèse”, c’est un Montaigne en liberté de ses interrogations, de ses convictions, de ses amours et de ses amitiés.

Quelques modifications de texte s’imposaient. Pour prendre un exemple minuscule, quand Montaigne écrit que nombreux sont ceux qui ne savent “que c’est que croire” (II, 12, p. 442), Thierry Roisin fait dire “ce que c’est que croire“. Il a raison, évidemment. Mais la langue de Montaigne est là, drue, charnue, difficile et pourtant si claire, portée par la diction impeccable de Yannick Choirat. J’ai lu plusieurs fois les “Essaisin extenso, je crois les connaître un peu, et pourtant il y a des phrases que j’ai littéralement découvertes ce soir-là _ et parmi les passages les plus fameux. Montaigne est un “oral”, un homme de parole (à tous les sens de cette expression, d’ailleurs). Les “Essais” gagnent un poids considérable à cette verbalisation. A cet égard, c’est une idée excellente d’avoir intégré de la musique, et de la musique  d’aujourd’hui, dans le spectacle. François Marillier a composé une musique inventive et précise, parfois descriptive, parfois non, toujours prise dans le “rythme” du spectacle, et confiée à un ensemble homogène de six instruments à vent très bien joués par deux instrumentistes (Agnès Raina et Yann Deneque). Je ne saurai pas bien dire pourquoi, mais cette musique qui scande et ponctue le discours de Montaigne lui donne comme une résonance, un écho, un prolongement. Comme si cette musique révélait quelque chose de la polyphonie (au sens de Bakhtine) qui travaille en profondeur la prose poétique de Montaigne. Cette musique est nécessaire.

Un pareil spectacle repose, non exclusivement certes, mais directement, sur les épaules de l’unique comédien qui interprète “Montaigne” (la pièce), qui interprète Montaigne (le  philosophe, l’homme). En choisissant Yannick Choirat, Thierry Roisin a choisi un acteur dont la jeunesse, la présence et la beauté donnent corps et vie à Michel de Montaigne. Merci de nous avoir épargné le poncif du “vieux sage sceptique” ! Choirat est épatant. Il donne au texte de Montaigne une chair, un corps, un regard, et une voix, une respiration, un rythme. Il lui donne aussi une gestuelle, qui est un autre rythme. Un moment absolument merveilleux est celui où Yannick Choirat met en gestes la longue liste des expressions que peuvent prendre les mains : “Quoi des mains ? nous requérons, nous promettons, appelons, congédions… (II, 12, p. 454). Ludique (effet d’accumulation) et sérieux (si les mains parlent si distinctement, qu’est-ce que le langage ?…), comme toutes les listes chez Montaigne, ce long catalogue est merveilleusement interprété par un acteur complètement maître de l’espace  intérieur de son corps. Ce pourrait être un exercice, redoutable, pour un cours de théâtre. C’est ici une évidence théâtrale non moins qu’une évidence philosophique. S’il y a  une page dans tout Montaigne qui appelle la mise en théâtre, c’est celle là. Je regrette presque que ce moment magique ne vienne pas plus tôt dans la représentation : toute la gestuelle de Yannick Choirat en serait comme rehaussée.

Reste une question. A aucun moment, dans tout ce spectacle, n’est évoquée l’idée que Montaigne a écrit, et, notamment, a écrit les “Essais“. On répondra que ce spectacle étant une “interprétation théâtrale” des “Essais“, il ne pouvait, sans bizarrerie logique, parler des “Essais“. Mauvais argument ; les “Essais” parlent abondamment des “Essais” en train de s’écrire. Ce silence du spectacle sur le fait d’écriture qu’est le livre même dont il est issu a une conséquence paradoxale et fâcheuse, qui est que les autres livres qui peuplent la vie et le livre de Michel de Montaigne sont également absents. Étrange Montaigne que ce Montaigne sans Plutarque, sans Virgile, sans Cicéron, sans Sénèque, sans Platon, sans César, sans Lucrèce, sans ce commerce des livres qui est, de son propre aveu, le troisième commerce de l’auteur des “Essais” (III, 3, “De trois  commerces“).

J’ignore pourquoi Thierry Roisin a fait ce choix. Pourtant l’idée apparait, là où on ne l’attend pas, sous une forme iconique particulièrement cryptée. Le programme est en effet illustré par une abeille. Une abeille, dont nulle mention n’est faite (sauf inattention de ma part) dans le spectacle. Les abeilles“, écrit Montaigne, “pillotent deçà delà les fleurs, mais elles en font après le miel, qui est tout leur ; ce n’est plus thym ni marjolaine : ainsi les pièces empruntées d’autrui (I, 26, p. 152).  Montaigne est cette abeille qui “pillote“, c’est-à-dire qui pille (”pilloter” vient de “piller”), qui butine et qui s’approprie. A sa façon, Roisin lui aussi “pillote” Montaigne.


Allez pilloter à votre tour. Vous l’avez compris, il faut aller voir ce spectacle. C’est à Béthune, au “Palace” (juste à côté du Théâtre Municipal, à deux pas de la place du Beffroi), les mardis et jeudis à 19h30 et les mercredis, vendredis et samedis à 20h30, tél. 03 21 63 29 19.

Ce spectacle se donnera aussi à la “Rose des Vents”, à Villeneuve d’Ascq, les mardi 20 mai, mercredi 21 mai, vendredi 23 mai à 20h et les jeudi 22 ami et samedi 24 mai à 19h.

Je vous en reparlerai d’ici là.

    Bernard Sève

Ce qui peut donner, avec « farcissures » _ montaniennes (?) _ de ma part, cette fois, ceci :

Je suis allé mercredi 16 janvier voir le spectacle intitulé « Montaigne » présenté par la Comédie de Béthune. J’y allais en confiance, comme il convient d’aller au théâtre, mais non sans quelque réserve. J’ai trop vu d’absurdes et arbitraires adaptations théâtrales de textes non-théâtraux ! Ces réserves _ de principe ; que je partage… _ aussi ont été très vite dissipées. Mieux : j’ai été  complètement convaincu par le travail de Thierry Roisin (avec la collaboration d’Olivia Burton). Je lis et travaille Montaigne depuis près de vingt ans, je peux dire que je l’ai rencontré, en corps et en voix _ l’expression est magnifique : « rencontrer » est aussi ce qu’on doit attendre de la mise en présence avec une œuvre d’art (et qui la justifie, tant pour l’auteur que le spectateur-auditeur : tous « rencontreurs », en quelque sorte ! selon une exigence de vérité ; qui en fait _ c’est une condition sine qua non _ la beauté…) _, à Béthune.

Un ingénieux dispositif scénique (je n’en dis pas plus, il faut laisser au spectateur le plaisir de la découverte) permet à l’acteur qui interprète Montaigne de marcher sans  cesse en avant, sans tourner en rond sur la scène _ en fidélité en cela, à Montaigne ! jamais ratiocinateur… « Qui ne voit que j’ai pris une route par laquelle, sans cesse et sans travail, j’irai autant qu’il y aura d’encre et de papier au monde ?«  (« Essais« , III, 9, PUF p. 945).  S’il est une expérience de Montaigne que le travail de Thierry Roisin met admirablement en valeur, c’est bien cette marche, cette quête  inlassable _ oui ! D’innombrables et mouvants accessoires (bravo aux habiles « manipulateurs » !) viennent figurer cette variété du monde _ oui ! _ dont Montaigne, plus que quiconque à la Renaissance, a su interroger _ sans relâche, ni fléchissement (de fatigue) ; et combien gaiment ! _ l’énigme proprement philosophique. Certains de ces accessoires sont peut-être un peu trop didactiques pour moi (les pancartes « Montaigne » et « La Boétie », par exemple), mais le parti-pris est cohérent. La drôlerie _ montanienne (et gasconne) _ n’en est pas absente, on est dans la note juste. Je me demande quand même ce que donnerait ce spectacle sans accessoires, avec simplement Montaigne marchant et parlant, et la musique dont je parlerai dans un instant. Et si Thierry Roisin décidait une fois, un soir, de donner soirée libre aux manipulateurs pour essayer _ montaniennement, bien sûr ! _ une représentation puriste _ tout du moins épurée de ces accessoires _ ?.. Dans ce cas, me prévenir…

Le texte ? Les « Essais » sont un massif immense, une Bible, une épopée. Il fallait choisir, couper, monter, parfois modifier. Travail gigantesque, travail réussi. Les « grands thèmes » sont là, les facettes de ce « génie tout libre » _ avec une (arrière-) pointe de critique, alors ? _ qu’était Montaigne d’après Pascal _ cf « Descartes et Pascal, lecteurs de Montaigne« , de Léon Brunschvig : le texte a été disponible en Press-Pocket… _ brillent tour à tour. Une seule d’entre elles est un peu éclipsée, la facette strictement religieuse de Montaigne, telle qu’elle s’exprime dans l’admirable « Des prières » (I, 56), dans « C’est folie de rapporter le vrai et le faux à notre suffisance » (I, 27) ou dans plus d’une page de l' »Apologie de Raimond Sebond » (II, 12). Mais rassurons-nous : le « Montaigne » de Thierry Roisin n’est pas un Montaigne « à thèse », encore moins un Montaigne « de  thèse », c’est un Montaigne en liberté de ses interrogations, de ses convictions, de ses amours et de ses amitiés.

Quelques modifications de texte s’imposaient. Pour prendre un exemple minuscule, quand Montaigne écrit que nombreux sont ceux qui ne savent « que c’est que croire » (II, 12, p. 442), Thierry Roisin fait dire « ce que c’est que croire« . Il a raison, évidemment. Mais la langue de Montaigne est là, drue, charnue _ certes ! comme trop rarement dans la tradition (du moins dominante) française _, difficile et pourtant si claire _ formidablement même ! _, portée _ ah ! _ par la diction impeccable de Yannick Choirat _ bravo ! J’ai lu plusieurs fois les « Essais » in extenso, je crois les connaître un peu, et pourtant il y a des phrases que j’ai littéralement découvertes ce soir-là _ et parmi les passages les plus fameux _ quel compliment ! Montaigne est un « oral » _ parfaitement ! sa voix chante ! _, un homme de parole (à tous les sens de cette expression, d’ailleurs _ mais oui ! et on ne le mettra jamais assez en avant ! _ ). Les « Essais » gagnent un poids considérable _ oui ! _ à cette verbalisation _ du dit ; et à quelqu’un qui l’écoute, qui plus est ; et qui pourrait bien, à son tour, se mettre à parler, lui répondre… A cet égard, c’est une idée excellente d’avoir intégré de la musique, et de la musique  d’aujourd’hui, dans le spectacle. François Marillier a composé une musique inventive et précise, parfois descriptive, parfois non, toujours prise dans le « rythme » _ capital _ du spectacle, et confiée à un ensemble homogène de six instruments à vent très bien joués par deux instrumentistes (Agnès Raina et Yann Deneque). Je ne saurai pas bien dire pourquoi, mais cette musique qui scande et ponctue le discours _ toujours syncopé (et poétique) _ de Montaigne lui donne comme une résonance, un écho, un prolongement. Comme si cette musique révélait quelque chose de la polyphonie (au sens de Bakhtine) qui travaille en profondeur _ mais oui ! _ la prose poétique _ nous y voilà _ de Montaigne. Cette musique est nécessaire _ car Montaigne est intensément « musical »…

Un pareil spectacle repose, non exclusivement certes, mais directement, sur les épaules de l’unique comédien qui interprète « Montaigne » (la pièce), qui interprète _ « incarne », cette fois, et surtout par le flux sans cesse contrasté, profondément vivant, balayé de (puissants) traits d’humour, de la voix _ Montaigne (le  philosophe, l’homme _ et qui s’adresse à nous, trop souvent « indiligents lecteurs » !..). En choisissant Yannick Choirat, Thierry Roisin a choisi un acteur dont la jeunesse, la présence et la beauté donnent corps et vie _ il le faut, au théâtre ! _ à Michel de Montaigne. Merci de nous avoir épargné le poncif _ certes _ du « vieux sage sceptique » _ que Montaigne ne fut jamais : bouillonnant trop d’engagement !.. _ ! Choirat est épatant. Il donne au texte de Montaigne une chair, un corps, un regard, et une voix, une respiration, un rythme _ c’est on ne peut plus prometteur ! Il lui donne aussi une gestuelle, qui est un autre rythme. Un moment absolument merveilleux est celui où Yannick Choirat met en gestes la longue liste des expressions que peuvent prendre les mains : « Quoi des mains ? nous requérons, nous promettons, appelons, congédions…«  (II, 12, p. 454). Ludique (effet d’accumulation _ sans oublier que Montaigne est gascon ! il « parle avec les mains » !!!) et sérieux (si les mains parlent si distinctement, qu’est-ce que le langage ?… _ question fondamentale, en effet ! _), comme toutes les listes chez Montaigne, ce long catalogue est merveilleusement interprété par un acteur complètement maître de l’espace  intérieur de son corps _ ce n’est pas là un mince compliment ! Ce pourrait être un exercice, redoutable, pour un cours de théâtre. C’est ici une évidence théâtrale non moins qu’une évidence philosophique _ mazette ! le compliment n’est, décidément, pas mégoté… S’il y a  une page dans tout Montaigne qui appelle la mise en théâtre, c’est celle là. Je regrette presque que ce moment magique ne vienne pas plus tôt dans la représentation : toute la gestuelle de Yannick Choirat en serait comme rehaussée.

Reste une question. A aucun moment, dans tout ce spectacle, n’est évoquée l’idée que Montaigne a écrit, et, notamment, a écrit les « Essais« . On répondra que ce spectacle étant une « interprétation théâtrale » des « Essais« , il ne pouvait, sans bizarrerie logique, parler des « Essais« . Mauvais argument ; les « Essais » parlent abondamment _ en effet ! _ des « Essais » en train _ oui… _ de s’écrire _ = « s’essayer« ... Ce silence du spectacle sur le fait d’écriture _ expression superbe de vérité _ qu’est le livre même dont il est issu a une conséquence paradoxale et fâcheuse, qui est que les autres livres qui peuplent _ oui : de leurs voix prenantes _ la vie et le livre de Michel de Montaigne sont également absents. Étrange Montaigne que ce Montaigne sans Plutarque, sans Virgile, sans Cicéron, sans Sénèque, sans Platon, sans César, sans Lucrèce, sans ce commerce _ oui ! « commerce » dont la « réalité » fut considérable pour le bonhomme Montaigne (né le 28 février 1533, au château de Montaigne _ à Saint-Michel-de-Montaigne, en Dordogne _ et mort le 13 septembre 1592 en ce même château de Montaigne), privé d’assez de conversations, à la disparition de l’ami interlocuteur incomparable La Boétie (né à Sarlat le 1er novembre 1530, et décédé _ trop vite _ à Germignan, au Taillan-Médoc, près de Bordeaux, le 18 août 1563) _ ;

sans ce commerce des livres qui est, de son propre aveu, le troisième commerce de l’auteur des « Essais » (III, 3, « De trois  commerces« ).

J’ignore pourquoi Thierry Roisin a fait ce choix. Pourtant l’idée apparait, là où on ne l’attend pas, sous une forme iconique particulièrement cryptée. Le programme _ du spectacle _ est en effet illustré par une abeille. Une abeille, dont nulle mention n’est faite (sauf inattention de ma part) dans le spectacle _ même. « Les abeilles« , écrit Montaigne, « pillotent deçà delà les fleurs, mais elles en font après le miel, qui est tout leur ; ce n’est plus thym ni marjolaine : ainsi les pièces empruntées d’autrui«  (I, 26, p. 152 _ quelle langue ! savoureuse !).  Montaigne est cette abeille _ sachant aussi piquer _ qui « pillote« , c’est-à-dire qui pille (« pilloter » vient de « piller » _ non sans espièglerie ! et charme… _), qui butine et qui s’approprie _ melliflorement. A sa façon, Roisin lui aussi « pillote » Montaigne.


Allez pilloter à votre tour. Vous l’avez compris, il faut aller voir ce spectacle. C’est à Béthune, au « Palace » (juste à côté du Théâtre Municipal, à deux pas de la place du Beffroi), les mardis et jeudis à 19h30 et les mercredis, vendredis et samedis à 20h30, tél. 03 21 63 29 19.

Ce spectacle se donnera aussi à la « Rose des Vents », à Villeneuve d’Ascq, les mardi 20 mai, mercredi 21 mai, vendredi 23 mai à 20h et les jeudi 22 ami et samedi 24 mai à 19h.

Je vous en reparlerai d’ici là.

    Bernard Sève

Puis, en suivant :

De :       Titus Curiosus
Objet :     La pièce de François Cervantès
Date :     15 décembre 2008 22:13:07 HNEC
À :       Bernard Seve

(…)

Merci : ton article, en plus d’être (tellement) « montanien », est aussi « sévien » : il vibre, porte, chante ! tu es un efficace partageur d’intelligence : d’un enthousiasme lumineux…


Titus

Et encore ceci, toujours ce 15 décembre :

De :       Titus Curiosus
Objet :     Oralité et écriture de Montaigne
Date :     15 décembre 2008 22:25:16 HNEC
À :       Bernard Seve


En effet, Montaigne se déploie bien
et dans la parole et le souffle, d’une part, et ses rythmes,
et en même temps dans les rapports du lire et de l’écrire, comme instruments de prolonger, ressusciter ou susciter le parler,
au-delà du vivre même.
Mais pour retrouver toujours la vivacité d’un parler…

Ce qui est amusant, est que la réflexion de Cavell tourne elle aussi autour de la voix,
autour des polémiques opposant Austin et Derrida…

Titus

Et enfin _ at last but not at least pour compléter encore ce « dossier » « Théâtre »_
cet article-ci, de René Solis, en date du 20 janvier :

« «Montaigne» ou la pensée en marche« , dans l’édition du 20 janvier de Libération,
à propos du spectacle « Montaigne » de Thierry Roisin donné en ce moment même à Montreuil :


Théâtre 20 janvier 6h51 «Montaigne» ou la pensée en marche

Théâtre. A Montreuil, Thierry Roisin adapte les «Essais» du philosophe du XVIe siècle dans un envoûtant voyage immobile _ pour les pieds du comédien, peut-être ;

mais certainement pas pas pour sa « pensée » (« à sauts et à gambades« , elle) ; ni les nôtres (de même, à sa suite…)

en l’écoutant se les « dire » à « haute-voix » ;

et pour que, ainsi « notées » par qui les « saisit » _ par l’esprit ; ou la plume _, elles soient un tant soit peu, mais en leur (fol) élan surtout, retenues et un peu, par delà l’instant _ ou une vie _, transmises, avec leur élan _ généreux !)…

par René Solis

Montaigne d’après les «Essais» de Montaigne, mise en scène de Thierry Roisin, Nouveau Théâtre de Montreuil, 10, place Jean-Jaurès (93). Lundi, vendredi, samedi, 20 h 30, mardi et jeudi 19 h 30, dimanche 17 h. Jusqu’au 6 février. Renseignements : 01 48 70 48 90.

Le décor est un tapis roulant. Dans les coulisses, s’affairent quatre bagagistes qu’on n’aperçoit jamais. Ce sont eux qui nourrissent la bête, y déposent un bric-à-brac qui tient du vide-grenier. Fripes, ustensiles et bassines, malles et cartons, rouleau de faux gazon, vraies tourterelles… Chaque accessoire n’a droit qu’à un petit tour : ici _ comme dans la vie réelle _, on ne repasse pas les plats.

Eloge.

Sur le tapis, un homme marche, souvent à contre-sens, évite un objet, en ramasse un autre. Il réfléchit à haute voix _ la voilà ! _ et ses réflexions, que l’auteur nomme ses «fadaises», suivent le mouvement. Toujours changeantes _ « le monde n’est qu’une balançoire perpétuelle » _ ou « branloire pérenne« , à l’original, plus savoureux ! _, elles fonctionnent par « sauts et gambades«  _ oh combien !_ : associations, bifurcations, retours en arrière _ ou ce qu’est méditer vraiment.

Nulle précipitation dans cet éloge de la pensée en mouvement : si le tapis ne s’arrête jamais, il lui arrive d’avancer _ seulement _ imperceptiblement _ mais on peut jamais dire ni qu’il (lui, le tapis) se retourne ; ni qu’il s’arrête ; héraclitéennement.

L’homme, pour sa part, n’est guère plus pressé qu’un mime en sa marche immobile. Un voyageur paisible : telle est l’image que l’acteur Yannick Choirat prête à Montaigne dans ce spectacle imaginé _ conçu à figurer : sur la scène _ par Thierry Roisin à partir d’extraits des « Essais » ; et créé il y a un an à la Comédie de Béthune, qu’il dirige.

Sur les voyages en général, et sur les Français en voyage en particulier, Montaigne a écrit des pages que l’on pourrait mettre en exergue de tous les guides touristiques d’aujourd’hui : « La diversité des façons d’une nation à l’autre ne me touche _ un mot crucial ; on le retrouve sous la plume de François Couperin _ que par le plaisir de la variété. Chaque usage a ses raisons. […] J’ai honte de voir [mes compatriotes] enivrés de cette sotte humeur de s’effaroucher des formes contraires aux leurs. Il leur semble être hors de leur élément, quand ils sont hors de leur village. Où qu’ils aillent, ils se tiennent à leur façon, et abominent les étrangères. Retrouvent-ils un compatriote en Hongrie, ils festoient cette aventure […]. La plupart ne prennent l’aller que pour le retour. Ils voyagent couverts et resserrés _ ah ! ah ! _, d’une prudence taciturne et incommunicable ; se défendant de la contagion d’un air inconnu […] On dit bien vrai qu’un honnête homme, c’est un homme mêlé. » _ ô combien merci, de nous le rappeler ! A mettre sous le nez de certains de nos présents ministres…


Fraise.

De l’énorme somme des « Essais« , Roisin n’a bien sûr pu retenir que quelques pages. Un pot-pourri d’autant plus judicieux qu’il échappe à la solennité. Son Montaigne est un jeune homme curieux et étonné _ toujours : avec l’inépuisable énergie de la jeunesse (durable : d’esprit !) _ qui, s’il ne ressemble guère à l’autoportrait que l’auteur dresse de lui-même _ à l’ultime chapitre des « Essais« , II, 13, « De l’expérience« , surtout _, se met lui aussi _ tel Montaigne en son écriture si vivement oralisée ! _ littéralement à nu, quand il troque son costume moderne pour le haut-de-chausse, le pourpoint, la fraise et le chapeau de l’homme de la Renaissance.

Dans une langue légèrement modernisée, et accompagnée par deux musiciens, le « Montaigne«  _ l’homme, la pièce ? mais ils font, probablement, quasi corps… _ de Thierry Roisin est à l’écoute _ tel l’homme (et auteur) Montaigne le premier ! et comment ! _ des préoccupations d’aujourd’hui. Quoi de plus « modernes » que les pages dénonçant la colonisation de l’Amérique : « Notre monde vient d’en trouver un autre […] Bien crains-je que nous aurons très fort hâté son déclin et sa ruine par notre contagion, et que nous lui aurons vendu bien cher nos opinions et nos arts. » Dans l’éloge souriant de la tolérance et du libre arbitre, pointe aussi une colère _ certes ! _ dont on entend tout _ on peut accompagner la lecture des « Essais » du livre très juste et très instructif de Géralde Nakam : « Les Essais de Montaigne : miroir et procès de leur temps«  ; ainsi que de son « Montaigne et son temps _les évènements et les Essais : l’histoire, la vie, le livre«  : un temps (violentissime) de guerres civiles et de fanatismes. « A quoi faire le théâtre, si l’entendement n’y est pas ? » aurait pu dire Montaigne. L’entendement et le théâtre y sont.

René Solis

Voilà pour ce très bon article aussi.

Et maintenant, je reviens au présent _ du 23 janvier _ de l’écriture :

A Bordeaux, les représentations de ce « Montaigne » de Thierry Roisin
auront lieu au Théâtre du Port-de-la-Lune
les mardi 10, mercredi 11, jeudi 12 et vendredi 13 février, à 20 heures.
Le spectacle se déroule l’espace d’une heure vingt…

Assurément, le verbe de Montaigne

(tapis roulant _ de la mise en scène de Thierry Roisin _ ; et jeu d’acteur _ de Yannick Choirat _, aidant, qui plus est…),

n’a rien de statique ; non plus que d’un sur place ; ou d’un tourné-en-rond :

sa musique _ alors même qu’elle est intime _, en « avançant » sans cesse, est intensément mobilisatrice, pour qui _ lecteur-auditeur _ y prête si peu ce que ce soit

son oreille ;

une oreille à une voix…


La (chaleureuse) recommandation de Bernard Sève à « aller pilloter«  à notre tour est d’expert _ s’il en est…

Montaniennement

_ si je l’osais : en gascon… _,

Titus Curiosus, le 23 janvier 2009

Chercher sur mollat

parmi plus de 300 000 titres.

Actualité
Podcasts
Rendez-vous
Coup de cœur