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S’entretenir avec des voix survivantes : Correspondance avec le mur, le second volet du triptyque cixoussien Osnabrück-Jérusalem

07juin

S’ouvrir et s’entretenir encore _ ou toujours _ avec des voix chères,

perdues, abandonnées et promises _ ou livrées _ à un mortel et définitif oubli _ à rédimer ! _,

quand s’effacent les mémoires des derniers témoins _ Ève, Marga, ici _

des vies _ plus ou moins longues, et surtout plus ou moins réalisées, accomplies _ de proches qui viennent de passer,

telle est la vocation que se donne,

peut-être non sans réticences, ni retards,

en son très marquant triptyque Osnabrück-Jérusalem,

et singulièrement en ce splendide second volet qu’est ce Correspondance avec le Mur,

en s’offrant, en sa maison d’écriture

_ tel un Montaigne en la librairie-écritoire de sa Tour _,

à sa plus exigeante et rigoureuse _ en même temps que d’une folle liberté _ imageance

la merveilleuse et bien réaliste _ en son souci de la plus juste vérité ! _ Hélène Cixous.

…`

Après, ici, ce qui m’apparaît désormais _ et provisoirement, car je subodore qu’il y en aura des suites… _

comme le premier volet

de ce que, pour mon usage personnel de lecteur, je nomme _ provisoirement donc !le triptyque Osnabrück – Jérusalem,

qu’a ouvert ce premier volet qu’était Gare d’Osnabrück à Jerusalem (paru le 14 janvier 2016)

_ cf mon article déjà très admiratif du 14 mai dernier :  _ ;

et qui lui-même, ce très remarquable opus cixoussien de 2016, constituait une reprise

_ à dix-sept ans de distance : c’est dire la constance-persévérance-fidélité de ce suivi _

de ce que je nommerai l’avant-volet de Gare d’Osnabrück à Jerusalem :

Osnabrück, paru aux Éditions Des Femmes le 12 février 1999.

Ce Gare d’Osnabrück à Jerusalem que je qualifierai de poursuite-approfondissement, de ce que fut, pour les fratries-sororités Jonas, Osnabrück,

dix-sept ans plus tard que ce qu’avait été l’avant-volet d’ouverture Osnabrück.

Mais, en 2015-2016, il se trouve qu’Ève Cixous, la mère de Hélène, est décédée

_ en sa cent-troisième année d’existence corporelle directement sensible (et visible) _ le 1er juillet 2013,

et que désormais le « monde » de Hélène

se trouve devenu pour elle un « monde » sans Ève :

« La fin d’Eve, mon personnage irremplaçable, mon immense modeste, c’est pour moi la fin du monde. Depuis 2013, je suis sans monde, le livre est refermé. Plus d’un siècle emporté au passé _ voilà : enfui, et voué possiblement à l’oubli ! _ dans la mémoire _ promise, s’il n’existe d’autres recours à saisir, à devenir à court ou long terme _ sans voix« , lit-on page 152 de Correspondance avec le Mur ;

et je veux retenir et souligner ici cette association « sans monde » / « sans voix«  ;

ou je dirai plutôt que ce nouveau « monde » de Hélène est « un monde avec« ,

un monde avec de la présence, encore, mais nécessairement sous une forme changée,

et avec « une autre voix » que celle d’Ève de son vivant,,

même si celle-ci, voix, peut se trouver encore, aussi, et bien sûr, demeurée la même,

simplement à peine légèrement (et forcément, du fait de l’invisibilité nouvelle pour nous du corps disparu…) métamorphosée :

la voix à peine métamorphosée d’Ève, donc ! ;

Ève rejoignant alors ainsi, pour Hélène, et Montaigne, et Shakespeare, et Proust :

les plus intensément plus que jamais présents _ par ce qui d’écrit demeure d’eux : parce que leur voix et souffle y retentissent ! _ parmi les correspondants-interlocuteurs absents vénérés de Hélène ;

et c’est surtout, bien sûr, la voix singulière d’Ève elle-même _ avec son timbre spécifique : je vais y revenir un peu plus loin _ qui, par-delà la disparition physique de celle-ci, demeure, parle et résonne-raisonne toujours le plus et le mieux _ entre toutes les voix ainsi perçues par Hélène _ ;

et re-vient fréquemment ré-halluciner sa fille, et booster _ et ce n’est pas accessoire _ sa propre imageance d’auteure, tout particulièrement en sa chambre (de lumière) d’écriture,

en plus de continuer à venir régulièrement visiter_ elle, Ève, surtout _  ses rêves nocturnes ;

cf là-dessus ce merveilleux passage page 30, à propos de la « voix ferme » d’Ève,

« appuyée sur les mots allemands » dont il lui arrivait de faire encore usage :

  • « Deux jours avant le mois de mai _ 2015 _, la voix d’Ève m’a dit : as-tu téléphoné à Marga ? (J’ai senti le reproche _ justifié ! _ se former doucement.) C’était une Hallucination _ avec un H majuscule. Mais quand même c’était bien _ mais oui ! _ Ève _ elle-même, rendue via cette voix singulière parfaitement sienne. Dans les hallucinations la voix est _ paradoxalement _ comme sauvée _ voilà ! _, lavée de ses enrouements, réparée _ oui _, pleine _ enfin ! _ comme une voix qui exécute en solo _ en sa plénitude ici atteinte, obtenue et réalisée _ une strophe d’un Lied familier, elle ne manque pas de souffle _ c’est capital ! _, elle est souple _ oui, et se prête aux moindres variations d’inflexions _ et ronde, elle ne tremble pas, c’est la voix-Ève absolue _ formule sublime ! comme sait nous en réserver si souvent l’inspiration follement généreuse et merveilleusement extra-lucide d’Hélène Cixous ! _, conservée _ voilà _ à l’abri dans ma mémoire _ à force de l’excellence de la qualité maintenue de la correspondance-conversation soutenue entre elles deux : dans les séances lumineuses d’écriture habitée en l’imageance si performativement lucide, visionnante, de Hélène _, le timbre grave sans pli, charnu voilà ! _, c’est tout maman, sa force, sa profondeur _ voilà la force magnifique de restitution de l’écriture cixoussienne. On ne s’y attend pas _ ni nous, lecteurs, ni, d’abord, bien sûr, à son écritoire, Hélène elle-même, qui écoute et écrit au rythme de la voix ! Elle vient _ cette voix d’Ève _ de derrière mon dos. C’est peut-être pour qu’on _ qui que l’on soit _ ne voie pas qu’on ne la voit pas _ et l’invisibilité du corps y est bien pour quelque chose ; la puissance de la vision passant inversement proportionnellement par l’invisibilité physique (à l’exception, parfois, de quelques photos conservées excellemment regardées) ; c’est là une force de la radio (et du téléphone) par rapport à la télévision (et à Skype). Cela lui donne aussi plus d’autorité _ à elle, Ève, qui n’en manquait certes pas. C’est comme ça que Dieu parle _ c’est-à-dire vient parler _ à ses interlocuteurs _ car il s’agit bien d’interlocutions ! on ne le soulignera jamais assez _, sa Voix vient de derrière toi, elle surprend par son amplitude » _ alors admirée…

Mais il faut dire aussi, de cette voix d’Ève, qu’elle demeure _ nouveau paradoxe _ étonnamment présente aussi _ et encore _ paradoxalement sous plusieurs autres formes de voix que la sienne même, certaines d’entre ces voix venant parfois aussi se composer-fusionner-se fondre intimement avec la sienne, à l’image de la condensation dans le travail du rêve ;

mais à côté de la voix d’Ève elle-même, et seule, isolée, d’abord, bien sûr, toujours si fermement présente _ reconnaissable entre toutes _ et résonnante-raisonnante,

vient aussi, et parmi d’autres encore, mais bien distincte d’elle(s), la voix de sa « cousine-jumelle » Marga (« Ève et Marga les deux cousines jumelles en haleine _ d’une forme de rivalité endémique due au simple fait de leur proximité de moment de naissance, en 1910 _ depuis cent ans« , lit-on à la page 25 : Ève Klein, fille aînée de Rosie Jonas, est née le 14 octobre 1910, et sa cousine germaine Marga Löwenstein, fille benjamine _ et cinquième et ultime enfant _ de Paula Jonas, le 30 décembre 1910) ;

et c’est ainsi Marga _ devenue Carlebach en 1937 par son mariage avec le rabbin Alexander David Carlebach _, qui, en substitution _ en quelque sorte _ d’Ève _ devenue Cixous par son mariage avec Georges Cixous le 15 avril 1936, et physiquement disparue le 1er juillet 2013 _, devient désormais ces années 2013-14-15-16-là _ au moins potentiellement, car demeurent aussi à son égard de personne (de même qu’à l’égard de Jérusalem, aussi !), certaines réticences, et assez puissantes, de la part de Hélène ; et réticences qui ont un très notable poids dans le fait de la différance maintenue jusqu’à la fin de la part de Hélène à se déplacer-se rendre jusqu’à Jérusalem pour venir rendre physiquement visite à la plus que centenaire, en sa cent-sixième année, Marga !!!! _ l’héroïne-correspondante vivante principale, tant au téléphone que par lettre (sinon physiquement, à Jérusalem même, puisque là, une forte réticence _ j’insiste ! et différance maintenue ! Hélène repousse toujours cette hypothétique visite  _ demeure _ rien n’est simple, ni univoque ! _ ; et que le doute s’instille, jusqu’à demeurer encore à la fin du récit, dans nos esprits de lecteurs, quant à la pleine effectivité (versus simple fictionnalité) de la rencontre, jamais, à Jérusalem même, au domicile de Derech Hebron de Marga, à Jérusalem, donc, la Ville du Mur, entre Marga, encore vivante, jusqu’aux dernière jours de mars 2016, et Hélènequant à établir si Hélène a effectivement fait, ou pas, ce voyage de Jérusalem avant ce mois de mars 2016, par exemple au mois de mai 2015 !.. ;

 jusqu’à insuffler plus largement encore en nous lecteurs un puissant doute sur le statut même de l’entier récit (et sa vertu de réalisme vérace) de Hélène Cixous, et parfaitement volontairement, bien sûr, de sa part, qu’est ce magnifique Correspondance avec le Mur ;

ainsi cette merveilleuse vibration magnétique des phrases, si libres en même temps que si rigoureuses et justes, de l’auteure, induit-elle _ mais très discrètement, sans surtout y insister ! _ en nos esprits de lecteurs attentifs, un puissant flottement vibratoire quant à la nature consubstantielle du statut, des caractères, des limites, aussi, de ce qu’il faut entendre, et sur lesquels nous pourrions nous entendre avec l’auteure, par « réel«  et « réalité«  ;

et cela sans la moindre concession de sa part, bien sûr _ elles seraient mortelles à la portée de vérité de sa poïesis ! _, aux facilités et complaisances confusionnistes du genre fantastique ; dont nous sommes ici et très heureusement aux antipodes…

Et c’est ainsi que Marga devient peu à peu dans le récit l’héroïne-corrrespondante vivante principale _ je reprends ici le fil de ma décidément trop longue phrase _,

de Correspondance avec le Mur,

qui constitue le volet n°2 du triptyque Osnabrück-Jérusalem…

A propos de la double relation de Hélène à Ève et à Marga (et à Marga comportant une part d’Ève),

je veux préciser et développer encore ceci,

toujours à propos de ce point crucial des « voix » d’absents-absentes telles qu’elles sont convoquées ou accueillies dans le récit,

qui à ces « voix« -là s’offre et se livre :

Hélène Cixous ira jusqu’à parler d' »amour _ pour Marga _ par confusion _ de sa part : « condensation« , dirais-je _, comme si c’était Ève qui m’envoyait ce trésor«  (indique-t-elle page 151) ;

ainsi que du « sentiment caressant _ que Hélène vient alors à éprouverqu’une part _ mais pas la totalité, bien sûr _ de Marga est faite de l’étoffe _ Jonas _ d’Ève

et que pour cela et pour le contraire aussiretenons-le bien aussi ! _,

parce qu’elle _ Marga _ est Ève plus ou moins _ certes ! _,

je la chéris _ mais non ambivalence et réticences, donc (et retards) _

et je me réjouis de la voir lundi _ (sic) au mois de mai 2015 _ (page 34) ;

les deux cousines étant les filles de deux sœurs Jonas, Rosie Jonas, épouse Klein, pour Ève ; et Paula Jonas, épouse Löwenstein, pour Marga ; il faut y insister ;

et, pour qualifier, cette fois, la voix de Marga, au moins au téléphone

(car on ne saura définitivement pas ici si Hélène et Marga se sont effectivement rencontrées ou pas à Jérusalem ! ni en quelle année : 2015 ? _ 2016 ? non ! _),

on peut lire ceci de fascinant (page 32) :

 » Un an plus tard que mai 2015, donc _ maman _ décédée le 1er juillet 2013 _ m’a hallucinée. J’ai téléphoné.

Marga m’a répondu _ pour justifier de ne pas avoir répondu à un appel téléphonique précédent d’Hélène _ I was attending a lecture, she said.

Elle _ Marga, donc : mais il semble que cette réponse téléphonique de Marga ne se place pas au sein de l’hallucination par Ève, mais bien en pleine réalité on peut plus effective !.. _ utilise une voix étrangement familière _ à l’oreille d’Hélène _, en anglais, de mélange _ une condensation ! _ des voix d’Ève et d’Éri _ Érika Klein, la sœur cadette d’Ève, née, elle, le 15 juillet 1913 à Strasbourg, et décédée le 31 décembre 2006 à Manchester, et qui a vécu une partie importante de sa vie en Angleterre _, que je n’avais pas entendue _ pour ce qui concerne cette voix « étrangement familière, en anglais«  de Marga _ depuis soixante ans«  _ à Belfast, à Londres, ou à Manchester… _ ;

et (page 33), toujours pour cerner-qualifier cette voix de Marga, mais devenue entre-temps d’outre-tombe (depuis le décès de Marga, fin mars 2016) en mai 2016 _ soit deux mois après ce décès _, ces magnifiques notations pour la caractériser :

« Intacte, puissante et cet allant _ andante ! _ du timbre qui résonne dans la gorge des Jonas _ voilà ! _ depuis Ninive jusqu’à Osnabrück, des têtus, surtout les femmes. C’était le 1er mai de la cent sixième année de la chronique«  (donc en mai 2016) ; nous sommes donc bien là au pays magicien (mais pas fantastique !) de l’imageance, sinon de l »hallucination, de Hélène Cixous ;

mais aussi, et encore, cette affirmation (page 37) :

« Marga était _ carrément ! _ une voix qui voyageait à travers trois siècles _ XIXe, XXe et XXIe _ comme la voix de Dieu. (…) Nous nous rencontrions dans le monde _ on ne peut plus réel, lui aussi, et certes pas de la fantaisie impossible et irrationnelle du fantastique ! _ invisible par l’oreille » ; c’est-à-dire partout dans le monde où Hélène peut (a le pouvoir de) tendre vers elle, Marga _ comme elle le fait envers sa mère, Ève, ou envers sa tante Éri, ou sa grand-mère Omi-Rosie : les principales interlocutrices de ses correspondantes désormais absentes (je mets à part, bien sûr, le cas de son père, Georges Cixous, décédé, lui, à Alger le 12 février 1948 … _, son oreille tant physiquement qu’en pensée ou en hallucination, en imageance donc… ;

et encore (page 39), à propos des trois mois d’été qu’en 1950 Hélène, âgée de treize ans, alla passer à Londres (pour sa « première Lehrjahr année d’apprentissage de l’immensité du monde« ) chez la cousine Marga, « à Golders Gardens, Golders Green NW11 » (page 35),

et, toujours, surtout, à propos de la différence des voix de sa mère Ève et de la cousine Marga :

« pendant trois mois je n’ai pas entendu sa voix _ celle d’Ève, demeurée, elle, à Alger _, au lieu de son timbre j’ai eu le timbre plus léger et rieur _ voilà : un timbre plus proche, pour Hélène, de celui de sa plus rieuse, elle aussi, tante Éri _ de Marga pour allumer _ car la voix a le pouvoir (magicien d’imageance, dis-je…) d’être lumière _ dans le noir du temps » _ sublime formulation ! _ ;

ce que commente aussitôt ainsi Hélène :

« le Fait que ma mère m’ait adressée à Marga pour le premier rite de séparation _ entre elles deux, la mère veuve de quarante ans et la fille de treize ans _, s’est agité devant moi comme un drapeau de salut« … ;

Marga, comme la suppléante-double, à nouveau _ mais non sans réticences, ni différance à aller se rendre venir la rencontrer à Jérusalem _, d’Ève ;

et encore, pour évoquer ce mélange-condensation-confusion fascinant des voix, ceci, page 43,

à propos cette fois de la voix propre de Marga :

« Nous prenions le café à Jérusalem _ cela demeurant in fine fortement problématique du strict point de vue de la chronologie la plus réaliste ! La voix d’Éri _ la petite sœur d’Ève, et la tante maternelle de Hélène, mais décédée plus tôt qu’Ève et Marga : le 31 décembre 2006 à Manchester _ avec son grain de sourire _ définitivement juvénile, voilà : encore une magnifique formulation ! _ sortait _ maintenant : en mai 2015 ! _ de la gorge de Marga« … ;

et plus fondamentalement encore, et toujours à propos de ces diverses voix aimées,

Hélène Cixous dit ceci, page 69, de vraiment très essentiel au sujet de son propre cheminement de vie :

« Chemins où mon être procède par égarements et résurgences _ contrastés : à l’image, en plus cahoté et subi, du « à sauts et à gambades » montanien _, toujours aveugle _ au seulement physiquement visibleet toujours accompagnée _ voilà l’important _ sans le savoir, bordée doublée maternellement-filialement _, par mes voix _ d’ombres chères : telle est donc la formule poignante capitale ! C’est pour cela que parmi mes guides de voyage _ c’est-à-dire de vie _, je m’en rapporte toujours _ outre à ces voix chéries et vénérées-là _ non seulement aux guides du Routard, mais aussi au guide de Dante-Virgile _ la Divine Comédie _ pour les descentes dans l’horreur et au Montaigne _ les Essais _ pour les ascensions. Puisqu’il faut _ destinalement _ se perdre _ voilà, c’est un passage obligé ! _, on ne peut l’effectuer _ ce voyage un peu compliqué d’une vie _ sans ceux qui ne nous abandonnent _ par delà leur disparition physique, et absence momentanée _ jamais _ comme cette proximité-fidélité-là de présence maintenue et continuée est précieuse ! _ que pour quelques provisoires _ de quelques jours, semaines, mois _ séparations«  _ avant les bienheureuses retrouvailles (des rêves nocturnes, et plus encore de l’imageance poïétique diurne), et la dimension d’éternité de ces correspondances-conversations essentielles, au lieu de purs et simples définitifs (et terrifiants) mortels abandons…

Voilà pour ma réflexion un peu personnelle sur ce fondamental commerce des voix

dans ce merveilleusement réaliste _ avec largesse ! _  Correspondance avec le mur !

intégrant à la conception la plus juste et rigoureuse du réel _ sans la moindre complaisance envers l’irrationnel ou le fantastique ! _

tout ce que permet d’atteindre le plus réalistement possible, et dans le souci le plus strict de la visée la plus probe de vérité,

c’est-à-dire sans la moindre concession au fantastique, aux élucubrations mystiques, ou à ce Kant nomme la schwärmerei,

la plus lucide capacité de connaissance vraie _ et c’est fondamental ! _ de ce que je nomme l’imageance poïétique.

Fin ici de ma préface entièrement personnelle _ sans appui ou accompagnement.

Après ce premier volet, donc, qu’est Gare d’Osnabrück à Jerusalem

qui lui-même constituait une reprise _ à dix-sept ans de distance de ce que je nommerai son avant-volet : Osnabrück, paru le 12 février 1999,

je viens d’achever hier soir la lecture première du merveilleux volet 2 du triptyque Osnabrück-Jérusalem :

Correspondance avec le mur (paru le 19 janvier 2017)

et que je traduis, pour moi-même, en Conversations poursuivies avec les ombres chères,

et cela après avoir lu juste auparavant son volet 3, Défions l’augure (paru le 18 janvier 2018) :

les trois aux Éditions Galilée…

En conséquence de quoi,

et selon ma fidèle méthode, celle de mes articles précédents des 25 avril, 9 mai et 14 mai derniers :

 

 

c’est à partir de cette lecture toute fraîche de Correspondance avec le mur, paru aux Éditions Galilée le 19 janvier 2017,

que je place ce jour à mon dossier d’approche de l’œuvre-continent Cixous

cet article-ci

Hélène Cixous dans les souterrains du temps

de notre ami René de Ceccatty,

publié dans Les Lettres françaises, le 9 février 2017

_ article au sein duquel j’intercale, au passage, ainsi que j’aime le faire (en forme de triple dialogue, donc : avec l’auteur, Hélène Cixous, avec son premier lecteur-commentateur, qu’est René de Ceccatty, ainsi qu’avec moi-même, méditant), quelques menues farcissures de commentaire (ou précisions factuelles) de mon cru, en vert.

Bien sûr, si ces farcissures dérangent (ou ralentissent, ou compliquent, au lieu d’aider) en quoi que ce soit,

le lecteur a tout loisir de les shunter…

Hélène Cixous dans les souterrains du temps

Correspondance avec le Mur

d’Hélène Cixous 

Illustrations d’Adel Abdessemed

Galilée, 168 p.

Il y a apparemment peu de points communs entre Julien Green et Hélène Cixous _ c’est par l’assez long détour d’une remarque portant sur la forme du récit, et via une comparaison de l’abord de l’Ulysse de James Joyce par Julien Green et Hélène Cixous, à quelques quarante-cinq ans de distance, que René de Ceccatty choisit d’aborder ici la présentation de son propre regard sur Correspondance avec le Mur _ : certainement pas de génération (trente-sept années les séparent _ Julien Green est né le 6 septembre 1900, et Hélène Cixous, le 5 juin 1937 _), ni de formation, d’origine, de parcours, d’œuvre. Et on voudrait cependant citer une remarque _ fort judicieuse _ du premier _ Julien Green _ sur Ulysse de Joyce, qu’il lisait dès sa parution _ à Paris, le 2 février 1922 _, et auquel  la seconde _ Hélène Cixous _ consacra sa thèse d’angliciste _ L’Exil de James Joyce ou l’art du remplacement, soutenue en 1968. Cette remarque, Julien Green la nota dans On est si sérieux quand on a dix-neuf ans (Fayard, 1993), son journal très précoce, tenu quand il avait une vingtaine d’années _ de 1919 à 1924 _ et publié _ seulement _ quelques années _ en 1993 _ avant sa mort très tardive _ le 13 août 1998 ; Julien Green est né le 6 septembre 1900. Et on pourrait l’appliquer _ cette remarque du jeune Julien Green _ à la démarche _ d’écriture du récit _ d’Hélène Cixous : « Quelque chose dans le ton _ un élément crucial ! _ du premier chapitre _ de l’Ulysse de Joyce, donc _ fait songer que ces premières pages sont la suite _ voilà ! _ d’un livre que nous ne connaissons pas _ et prenons en chemin, écrivait donc le jeune Julien Green au début des années vingt, vers 1922. Jamais l’auteur ne se soucie de notre ignorance _ de lecteur pénétrant, perdu, sans repères, dans le récit. Il écrit comme si nous savions qu’il sait ; il dédaigne _ avec une superbe sprezzatura _ l’explication, pour la raison très simple que la vie, elle-même _ ne prenant guère de gants… _, la dédaigne _ voilà ; et c’est donc dans le flux de la vie même (sans gants) que nous voici sans façon et cavalièrement admis, juste par-dessus l’épaule de l’écrivant… Nous sommes _ trop mal _ habitués, en effet, aux artifices _ contournés _ de l’écrivain qui écrit son livre en vue _ souvent bien formatée _ d’un lecteur _ hélas ! et en mesurant les chiffres de vente qu’il pourra en escompter… _ et qui ne présente pas les faits sans les commenter _ aussi _ au fur et à mesure, ou tout au moins sans essayer de les lier entre eux par une certaine logique _ rassurante par sa cohérence, qui n’est pas du tout celle de la vie, brutale et désordonnée, et parfois chaotique. Avec Joyce _ et les plus grands auteurs : Faulkner, Antonio Lobo Antunes, etc. _, on comprend _ difficilement, en essayant de s’accrocher au moindre détail d’apparence anecdotique qui pourrait constituer un indice pour ce qui suivra… _ ce qu’on peut. » On pourrait croire que ce préambule annonce un éreintement du chef-d’œuvre _ joycien. Il n’en est rien. Au contraire, la méthode narrative de Joyce, en effet, souvent _ délibérément _ ambiguë et allusive, est, aux yeux du tout jeune lecteur déjà fort savant et surtout certain de ce que peut et de ce que doit être la littérature _ qu’est le jeune Julien Green en 1922, 23 ou 24 _, une juste réponse aux artifices du roman _ académique _ dominant. Car, au terme d’un éloge argumenté sur une page, il conclut : « L’ordre et l’harmonie ne sont-ils pas des éléments factices _ voilà ! _imposés au goût du lecteur par une pure convention _ de commodité de lisibilité _ ? L’auteur qui se plie à cette discipline n’est-il pas en contradiction avec lui-même s’il essaie par ce moyen de nous présenter une image fidèle de la vie ? » _ et voilà l’objectif prioritaire proclamé : un accés bien plus direct et vrai à la vérité, aussi brute (ou brutale) soit-elle, du réel vivant vécu et à vivre.

Or Julien Green, qui passe parfois pour un romancier précisément classique et conventionnel, était, lui aussi, habité par des visions et des rêves _ tenus cachésqui sont la stimulation la plus profonde _ probablement, et tourmentée _ de son œuvre, comme, du reste, le révèlent son long journal et son admirable autobiographie _ Jeunes années. Ce faux romancier classique (qui tarda à lire Dostoïevski, sentant qu’il allait là se frotter au plus grand des experts des forces secrètes et de l’inconscient _ oui : c’était dangereuxx ! _) était en communication plus ou moins directe avec cet inconscient qui _ pour des raisons principalement d’éducation religieuse _ le terrifiait _ voilà _ et lui lançait des signes dont il faisait, quand il le pouvait, des histoires de vertige, d’épouvante et de crime, dans un contexte le plus souvent bourgeois et religieux _ de péché ! _, mais avec une connaissance très approfondie de la Bible _ remarquable connaisseuse, elle _ et de grands textes spirituels et poétiques _ les plus profonds. Il aimait donc James Joyce _ voilà ! _ dont la violence, la crudité _ oui : brute, directe _, le génie linguistique _ aussi ! _, la fréquentation des pulsions les plus enfouies _ voilà ! voilà ! _ le _ lui _ faisaient apparaître comme un maître _ un professeur (sans façons) de désir. Il avait compris ce que la littérature pouvait _ voilà ! _ pour cette infinie introspection _ oui _ à laquelle il se vouait, pour traquer à la fois _ car nous sommes bien en effet dans une formidable ambivalence ! _ des forces maléfiques, mais aussi une capacité d’émerveillement _ les deux ; et la béance-ambivalence du créer commence fort légitimement par faire peur, inhiber, voire paralyser. Fin ici du préambule joycien-greenien de René de Ceccatty. Place à Hélène Cixous.

Voilà plus d’un demi-siècle _ depuis la publication en 1967 de ses nouvelles Le Prénom de Dieu _ que Hélène Cixous creuse _ oui : fouille, approfondit, fouaille _, dans des livres aux tonalités diverses, mais à l’authenticité égale _ et impitoyable _, une vérité _ oui ! _ secrète _ à exhumer-mettre au jour : avec extraordinaire jubilation et non sans larmes _ que sa vie _ au fil du quotidien des jours, mois, années, si je puis dire, avec, forcément, alternances tourneboulées de climax et anti-climax venant se confronter-heurter-ajointer, comme cela se produit en toute vie... _ tour à tour révèle et enfouit _ oui, les deux. Depuis Or, elle s’est attachée à décrire minutieusement _ dans toute leur complexité et ambivalences colorées diverses _ les liens familiaux qui l’ont construite et parfois disloquée, non seulement dans une ascendance multiple _ et déjà transhumante de par toute l’Europe, le plus vaste monde, la Méditerranée, et même l’Aquitaine, Arcachon… _ qui la rattache _ comme à un humus de paradis-enfer nourricier _ à diverses traditions, diverses nationalités, diverses langues _ oui _, mais aussi dans une histoire politique et individuelle qui a créé de nombreuses brisures _ meurtrières, terribles _, de nombreux exils géographiques et intérieurs _ oui, les deux _, passions, ruptures, deuils. Dans ce qu’il faut bien appeler un destin _ des forces déterminantes puissantes et parfois répétitives _, mais auquel elle ne se soumet _ en effet ! _ pas _ c’est une formidable résistante ! que rien n’arrête… Comme sa mère _ : qu’elle analyse _ oui _ par tous les moyens _ très divers et colorés _ qu’offre la littérature _ et cela, à la différence du pragmatisme éminemment terrestre de sa mère _, qui, dans son cas, trouvent des échos dans la peinture, la philosophie et, comme on le sait par sa collaboration avec Ariane Mnouchkine au Théâtre du Soleil, la dramaturgie _ pas de genres étanches ici : à la Shakespeare ; et, cavalièrement (« à sauts et à gambades« ), à la Montaigne.

… 

La particularité de son style _ voilà _ est de mêler _ avec une irrésistible incroyable liberté (à la Shakespeare !) et souplesse de sa faculté (visionnaire) dimageance et télétransportation, pour reprendre, d’une part, un mot que j’ai tiré de l’œuvre de Marie-José Mondzain (dès Homo spectator), et, d’autre part, le mot crucial, selon ma lecture, de René de Ceccatty en son admirable Enfance, dernier chapitre _ des fulgurances limpides _ absolument ! _, des récits prosaïques, simples, drôles _ oui ! l’esprit (mais sans esbroufe ! ni superficialité) règne !_, dialogués avec vitalité et vibration _ tout cela est parfaitement ressenti ! _, et des analyses intellectuelles complexes _ mais sans la moindre cuistrerie, ni démonstration, tout simplement issues d’une vaste et profonde culture qui va de soi et fournit les repères les plus adéquats pour appréhender le mieux les finesses et paradoxes oxymoriques de la complexité _,  aux références littéraires et philosophiques qui réclament une grande attention de lecture _ certes, mais sans lourdeur, jamais ; et qu’une culture solide de lecteur peut détecter, sans piège : tout, ici, coule de source limpide et va de soi… _ et tissent d’un livre à l’autre _ oui _ un miroitant réseau _ oui, aux reflets et éclats (glittering) quasi infinis _ d’amis écrivains, peintres, personnages fictifs ou mythiques (ici Isaac, familier à ses lecteurs _ mais il garde tout son mystère ! _, mais aussi Tristan) _ qui se côtoient et se mêlent sans jamais dissoner _, et bien sûr Montaigne, Proust…) qui lui tendent _ les uns et les autres _ la main _ et la voix _ dans un univers que le temps _ ni l’historicité _ ne limite plus _ en effet : tout magnifiquement communique avec la plus extrême pertinence et justesse (et beauté, et poésie) de vision : saisissante. Nous nous mouvons dans de l’éternité dans laquelle tout respire et resplendit, même le plus noir d’encre, avec la force de la plus vive clarté.  Tout cela élabore un récit autobiographique _ oui, en effet, très concret, et qui lui donne un ancrage bien terrestre, notamment en matière de lieux, bien réel _ qui n’est pas toujours événementiel _ mais, parfois aussi, et sans difficulté, fictionnel, ou méditatif, et à vocation d’universalité, mais sans jamais nul pesant didactisme de démonstration ! ; la légéreté (et la jubilation) du souffle de la phrase, avec une profonde liberté de ponctuation, toujours justifiée (et juste !), prime toujours, en la musique de ce récit, à hauteur de ce que soi-même a de plus large, haut, profond, en même temps que solide et bien campé sur ses jambes : au service de la justesse lumineuse de la vision _, où les dates jalonnent une progression qui n’est pas pour autant entièrement chronologique en effet : à nous d’apprendre à (un peu mieux) nous repérer et jouer (ou déjouer) avec.

La mort de sa mère _ Ève Cixous, née Ève Klein (1910 – 2013) _, qui est advenue il y a quatre ans _ le 1er juillet 2013, à Paris _, a opéré une coupure considérable dans son destin _ et en ce qui peut faire pression, souvent répétitivement, sur sa personne _ et dans son œuvre _ à partir du Détrônement de la mort, paru le 16 janvier 2014 ; le splendide Homère est morte… paraissant le 28 août 2014 _, soudain privés non seulement d’un pilier identitaire — «… la fin d’Ève, mon personnage irremplaçable, mon immense modeste, c’est pour moi la fin du monde… » (sur lequel prendre appui, ne serait-ce que pour frontalement s’y opposer…) —, mais d’une interlocutrice _ d’une incroyable vitalité (assortie d’un vivifiant permanent humour, jamais pris en défaut !) _ à laquelle les lecteurs s’étaient _ en effet ! _ attachés, parce qu’elle apparaissait comme un garde-fou _ oui, face aux dérives poïétiques de sa fille (qui tient en cela davantage de son père, Georges Cixous, brutalement disparu le 12 février 1948 : Hélène avait dix ans) _, une sorte de surmoi sympathique et insolent _ les deux : Ève est une force qui va, résiste, maintient, et survit _, aux rappels à l’ordre amusants et poétiques _ les deux _, tantôt un retour au réel _ le plus prosaïque et nourricier : Ève fut sage-femme _, tantôt, au contraire, une fuite vers un monde intemporel _ celui de la survie familiale (des Jonas et des Klein) _, auquel la _ très _ grande vieillesse donnait une dimension majestueuse et magique _ les deux, en effet : Ève survit à ses divers maux, notamment ceux, même si non mortels, de la peau _, en dépit du délabrement physique et du flottement _ envahissant, sur la fin _ de la conscience. Mais Ève Klein ne pouvait mourir en littérature _ et de fait elle se survit très éloquemment ici, via, en partie, cette sorte de double-jumelle lui survivant qu’est sa « cousine-jumelle«  Marga, tout particulièrement _, pas plus qu’elle ne pouvait disparaître du cœur et de la conscience _ notamment écrivante _ de l’auteure _ c’est que les murs de la chambre d’écriture (à la Montaigne en la librairie-écritoire de sa Tour) parlent. Non plus que de ses rêves _ que Hélène Cixous note très scrupuleusement : puisqu’ils lui livrent de quotidiennes nocturnes missives (soit une très notable correspondance). Elle _ Ève, donc, cette formidable archi-vivante ! _ continue à vivre _ voilà, mais dans l’invisibilité : « par l’oreille«  de Hélène, par l’assidue « correspondance » de leurs voix, maintenue, soutenue, entretenue… _, et elle réapparaît donc pleinement _ plus que jamais ! tant elles ont appris à parfaitement se connaître ainsi que se surprendre encore, à nouveau _ dans ce nouveau livre, qui, comme Julien Green le dit d’Ulysse, a déjà commencé _ au moment où nous en prenons et saisissons, au vol, la lecture, comme penchés par-dessus l’épaule de l’auteure écrivant ; cf ce magnifique passage, page 15 : « Les voix, dis-je, sont comme les tourterelles argentées qui viennent boire au bord du grand tiroir d’eau fraîche sous le chêne _ probablement un bassin au jardin de la villa à Arcachon, lors de l’été tranquille et sur-animé de l’écriture. Elles sont attirées par la grande feuille de papier blanc _ rien de mallarméen ici ! c’est même tout le contraire ! _, elles se perchent sur la marge _ du papier lumineux de celle qui a commencé d’écrire _ et se courbent sur le ruisseau renouvelé _ voilà ! rien de tari, ni de sec, ici, en ce jardin tout fleuri _ de l’écriture« . Le lecteur entre donc d’emblée _ oui, en ami _ dans un monde _ riche et vivant _ dont les personnages ne sont pas _ formellement _ présentés quand ils sont nommés _ à nous de les découvrir et pénétrer tels qu’ils surviennent et reviennent (du passé ou du présent proche), ici et maintenant, devant l’auteure, dans le flux se poursuivant du récit, et d’apprendre aux moindres signes qu’ils présentent, malgré eux, à les connaître, mais jamais magistralement : tous disposant fondamentalement de leur propre liberté d’initiative et surprise ! Et pourtant, ils existent _ certes : ils font totalement partie du réel ; ils en sourdent pleinement, certains même jusqu’en leur disparition-assassinat ! _ et deviennent rapidement cernables _ ou presque : quelques uns, certains, résistent tout de même à notre curiosité inquisitrice, même très patiente (tels certains cousins du passé, confondus maintenant faute de repères ou témoignages pleinement fiables) ; et parce qu’ils résistent d’abord à la propre curiosité de l’auteur, qui peine à en identifier quelques uns : certaines mémoires auxiliatrices venant désormais à lui faire parfois, à elle la première, cruellement défaut _, même pour ceux qui n’ont pas lu les livres précédents _ mais c’est le cas des plus grands livres : Faulkner _ Le Bruit et la fureur _ ou Proust  _ tout A la Recherche… _, pour commencer. Et quoique _ ou parce que ! _ dépourvus des artifices habituels aux « scènes romanesques », ils ont une présence _ naturelle et amicale d’accueil, même un peu brut _ et une vitalité dynamiques _ magnifiques _ qui entraînent _ avec une renouvelée jubilation _ la lecture.

Le précédent livre _ Gare d’Osnabrück à Jerusalem _ racontait le retour _ mais Hélène s’y était-elle vraiment rendue, à Osnabrück, avec sa grand-mère Rosie, lors de leur voyage en Allemagne, notamment à Cologne, en 1951 ? Elle ne le sait plus : elle ne s’en souvient pas vraiment, et plus personne (de vivant) ne peut plus le lui ni confirmer, ni infirmer… _ à Osnabrück, ville _ presque _ natale d’Ève Klein _ c’est à Strasbourg, alors allemande, qu’Éve Klein est née le 14 octobre 1910 ; son père Michaël Klein, qui, juste après son mariage (à Osnabrück, en 1910) avec Rosie Jonas, avait rejoint à Strasbourg son frère Moritz Klein, industriel à Strasbourg,  et y avait créé à son tour une usine, de chaussures ; mais son père ayant été tué à la guerre sur le front russe (le 27 juillet 1916), sa mère Rosie, née Jonas, la petite Ève et sa sœur cadette Érika, suite à la défaite allemande de novembre 1918, avaient toutes les trois rejoint la famille Jonas à Osnabrück à ce moment-là (le pater familias Abraham Jonas était décédé, chez lui à Osnabrück, le 7 mai 1915 ; et c’est le frère aîné de Rosie, « Onkel André«  (Andreas Jonas, né le 6 février 1869) qui est devenu le chef de cette branche de la famille Jonas ; et c’est ainsi à Osnabrück (puis ensuite un peu à Dresde, auprès de Hete Stern, une des sœurs aînées de Rosie, dont le mari, Max Meyer Stern, dirigeait alors la Dresdner Bank) qu’elles (Rosie Klein et ses filles Ève et Éri) vécurent la majeure partie de la décennie des années vingt… _ et ville dévastée par les déportations juives _ par les Nazis, dès 1933 _ avant de redevenir une ville _ très officiellement _ amie _ des Juifs, ceux-ci ayant tous disparu de la cité en 1945 : enfuis ou exterminés… Ce retour _ au berceau (en 1880, les Juifs ayant été admis à résider à Osnabrück !, en 1881, le pater familial, Abraham Jonas (18 août 1833 – 7 mai 1915) était venu, de Borken, y installer sa famille, et rapidement prospérer) de la branche paternelle, les Jonas, de sa mère _ était, pour Hélène Cixous, une façon d’affronter de manière directe _ sur place : lieux et documents historiques aidant ! _  la question de l’ascendance, de la mémoire familiale _ du moins ce qui, par menues bribes déchiquetées, pouvait, au fil des éloignements et des disparitions, dans le temps, en rester _ de la déportation, de l’horreur de la solution finale, de son identité juive _ toujours questionnante pour elle ; et en rien communautariste. Georges Cixous, son père séfarade était athée, et sa mère ashkénaze non observante, et extrêmement pragmatique ; elle était seulement une fervente des agrumes en provenance d’Israël (Jaffa)... Elle _ Hélène Cixous _ s’en explique, par ailleurs, dans Une autobiographie allemande, son entretien _ excellent : je l’ai très soigneusement lu, lui aussi _ avec Cécile Wajsbrot, paru simultanément chez Bourgois, l’an dernier _ le 3 mars 2016. Devait suivre un retour _ effectif, physique _ à Jérusalem _ peut-être Hélène avait-elle participé là à quelque enseignesement, ou donné quelque conférence… ; ce n’est pas vraiment précisé _, auquel est donc consacré _ du moins en apparence _ ce livre. Mais le retour a-t-il _ effectivement, ou pas _ eu lieu ? finit-on par _ sérieusement, en effet _ se demander _ anomalies et flottements volontaires ou pas du récit aidant. Pourtant ces événements _ de et à Jérusalem _ que raconte _ avec force détails bien réalistes, sensuels et quasi charnels _ Hélène Cixous, et qui sont ses retrouvailles avec Marga _ Carlebach _, la cousine d’Ève Klein, aussi âgée _ Ève et Marga sont toutes deux nées au dernier trimestre 1910 : Ève le 14 octobre, Marga le 30 décembre _, plus âgée _ désormais, puisqu’Ève est décédée le 1er juillet 2013 _ qu’elle, mais lui survivant _ en sa cent-sixième année d’existence en mars 2016 _, sont racontés avec des détails très réalistes _ et même sensuels : ainsi les détails délicieux des cérémonies du café, du thé, des fraises, des gâteaux _ qui ne devraient faire naître aucun doute, sinon que, comme dans un rêve _ voilà _, la précision réaliste ne suffit pas à _ totalement _ dissiper l’incertitude. Et _ le choc de _ la lettre finale _ en quatre volets et en anglais _, d’une dame très âgée (de cent cinq ans) à sa petite-cousine, fournie en fac-similé _ oui, aux pages 155 et 156 _, laisse entendre que l’auteure ne serait pas encore venue _ mais non ! même pas en mai 2015… _ d’Osnabrück à Jérusalem _ ni ne se serait rendue au Mur des Lamentations glisser le petit papier de sa prière entre deux pierres, comme elle le narre avec force détails pourtant durant tout le chapitre intitulé Le crime est dans le Mur (aux pages 105 à 127)  On est donc dans une narration volontairement, involontairement flottante _ oui ! Et c’est là une des forces et un élément majeur du charme prenant de ce récit perpétuellement vibrant et magnétique : flottant, en effet… Les scènes, les dialogues sont pourtant _ très réalistement _ censés avoir eu lieu bel et bien à Jérusalem _ oui : en mai 2015. Qu’es-tu venue faire à Yerushalaïm ? demandait _ en anglais _ Marga _ à sa petite-cousine Hélène, page 43. Mais _ Hélène _ est-elle vraiment allée à Jérusalem ? se demande le lecteur à son tour _ eh oui. S’agit-il, pour la partie qui concerne le voyage de Hélène à Jérusalem, ses visites à Marga, ainsi que son pélerinage au Mur des Lamentations, d’élucubrations fantasmatiques, produites seulement face au mur lumineux de la page blanche du Livre à écrire ?.. Mais celles-ci auraient-elles nécessairement moins de force de réalité pour l’auteure, comme pour le lecteur ?.. Non : la force de vérité de l’œuvre est dans la poïesis de l’imageance de l’écriture inspirée.

Car ce voyage à Jérusalem est surtout, rêvé ou pas _ et le point est assurément d’importance : la vraie vie de l’écrivante qu’est viscéralement et fondamentalement Hélène Cixous est celle faite des fantastiquement réalistes conversations qu’elle poursuit, en l’absence physique (et invisibilité présente) de ses interlocuteurs choisis, via la splendeur lumineuse et nourricière de la page du Livre qui là s’écrit _, le prétexte douloureux _ mais consubstantiel, et jouissif sans le moindre masochisme : Hélène Cixous est une positive heureuse ! _ d’une réflexion _ éminemment sensible, et même sensuelle, et passionnante _ non seulement sur l’identité juive incontournable pour elle, même si, à Paris ou Arcachon, elle a eu assez peu à en souffrir en sa vie, en tout cas moins qu’à Oran ou Alger _ mais sur toutes les migrations intérieures _ oui _ ou géographiques de la famille _ transbahutée, exilée, pourchassée, voire décimée à diverses reprises _ et de la personne _ même, diverse _ de Hélène Cixous. Bien sûr, avant tout sur les déportations, qui ont détruit une partie _ nombreuse ! _ de sa famille, mais aussi sur la gigantesque diaspora _ des oncles, tantes, et cousins et cousines, tant Jonas que Klein _, du Chili à Israël, en passant par l’Algérie _ l’Afrique du Sud, aussi _, les États-Unis et l’Angleterre. L’Algérie, à laquelle Hélène Cixous a consacré de nombreux livres, sur son enfance et son adolescence, réapparaît toujours _ forcément. Mais ici comme un miroir de cette autre origine _ la plus archaïque et probablement fondamentale _ que serait Jérusalem. Origine imaginaire _ fantasmatique _ et reniée _ repoussée, mise à distance, avec refus puissant de s’y sentir en tout cas enfermée, retenue, prise au piège : en une nasse qui l’étoufferait et la mutilerait _ en même temps. Car Israël ne peut, malgré le rayonnement spirituel de chaque lieu divinisé par la Bible, représenter désormais _ politiquement, du moins, même si l’auteure demeure discrète sur ses réticences… ; mais déjà sa mère Ève avait repoussé, au sortir de la guerre de 39-45, la suggestion de son mari Georges, de partir en Eretz Israël s’y réfugier ; mais Hélène souligne aussi les reflux volontaires d’Eretz Israël ou Israël, et de son grand-oncle Andreas Jonas, et d’Érika sa tante et de son mari Bertolt Barmes ; etc. _ une référence essentielle _ pour Hélène ; on notera cependant ce passage significatif (et très puissant) dès l’ouverture du livre, aux pages 13 et 14 : « J’ai constaté concernant le rôle de Jérusalem dans mon histoire _ voilà ! _, qu’il y a là dans l’air, circulant invisibles _ voilà _ comme des radiations magnétiques _ voilà ! _, des volontés plus fortes que ma volonté _ prise ainsi en situation de faiblesse relative, donc _ de _ seulement, pour ne pas dire touriste…  _ visiteuse. On y arrive trop tard _ voilà _, on vient après les dieux« . Et Marga, double _ depuis toujours, et comme substitut désormais d’Ève, défunte _ israélien _ à Jérusalem _ d’Ève, a beau appeler l’auteur à la rejoindre, une résistance de tous ordres _ oui ! _ s’oppose à _ une réponse positive physique effective à _ cet appel _ le téléphone pouvant (ou devant) pour Hélène suffire : « Jérusalem ? J’ai tout perdu et oublié, je me souviens d’Osnabrück et de Berlin. N’est restée pleinement présente que Marga, celle que je n’avais pas l’intention _ voilà, c’est dit ! _ de visiter à Jérusalem, ce n’est pas pour Marga que je vais faire un tel voyage _ voilà ! _, au téléphone ça suffit _ sic ! _, et finalement quand je pense à Jérusalem dorénavant _ donc au final des résistances… _ c’est Marga qui occupe tout le cadre de ma pensée « , lit-on page 24. Et suit cette phrase : « Je pourrais placer ici en attente _ en souffrance _ le Livre de Marga, un livre que je n’aurais jamais pu penser laisser venir _ confidence éminemment claire ! et expression significative : « laisser venir« … _ avant le 26 mars de cette année (2016) _ date de la réception de la lettre bien réelle (en quatre volets) de Marga, donnée en fac-similé aux pages quasi finales de ce Correspondance avec le Mur, aux pages 155 et 156 _,  j’ai encore bien des chemins _ de vie (mais nous n’en apprendrons guère sur eux ici, du moins…) et d’écriture _ à parcourir autour des murs _ dont ceux, d’abord, si importants, du jardin (avec portail) de la maison d’écriture l’été à Arcachon _ avant de me trouver devant la porte de la Grande Ville« . Le dialogue, du reste, tel qu’il est reproduit est un dialogue _ en partie comique, bien sûr ; en même temps que tragique _ de sourdes _ en effet ; Hélène est ici prise par le lecteur tant soit peu attentif en terrible défaut d’urgence de curiosité, en son timing (de vie comme d’écriture) ; Marga décèdera, en effet, à Jérusalem, cette même semaine (!) de mars 2016 ; cf à l’ultime page du livre, page 157, ceci : « Mais aujourd’hui, jeudi 31 Mars 2016, tandis que je fais le 02.569.8825, comme promis, entre un mail disant : Marga died at age 105. Inutile de laisser sonner _ dans le vide, désormais. on m’arrache la langue, douleur tenaillante comme si le reste _ peut-être ultimement vivant, du moins _ de maman m’était arraché de la bouche« . Que suit immédiatementatement encore ceci : « Toutes les questions _ celles déjà adressées par courrier, mais parvenues trop tard à Marga (pour qu’elle ait pu y donner réponses) ; comme toutes les autres questions qui demeuraient encore à lui poser… _ se pressent _ désormais fantômatiquement et en vain _ autour du lit _ mortuaire _ de Marga désormais éternellement sans réponse _ quand s’achève l’heure des derniers témoins du destin des membres de la fratrie Jonas des années du nazisme _, elles soupirent _ ces questions en souffrance _, elle _ Marga _ n’entend plus ? _ et pas seulement du fait de sa surdité par l’âge… _ alors elles se tournent _ ces questions demeurées tristement pendantes… _ vers le mur _ sans écho, lui : celui de la chambre mortuaire, bien sûr ; mais il n’est cependant pas le seul mur présent à l’esprit de l’écrivante, et capable de répondre et poursuivre-continuer la « correspondance » ou la conversation… _ et s’éteignent une à une _ ces questions _ dans son silence » _ celui de Marga ; existe donc aussi le mur davantage parlant et résonnant (pour les voix des disparus !) de la chambre d’écriture, du moins si et quand l’écrivant réussit à convoquer (ou « laisser venir« ) la délicatissime et importantissime ombreuse et lumineuse, et plus que jamais éclairante, conversation avec Marga…

Et la visite chez Marga _ du moins celle narrée par le récit _ est « déréalisée » _ dans le récit qu’en fait l’auteure _ par toutes les morts _ advenues _ que sa voix _ celle de Marga, thaumaturgiquement _ représente. En premier lieu, la mort d’Ève, pourtant plus vivante _ elle : oui, par la grande qualité de l’écoute réciproque maintenue en cet extraordinaire couple mère-fille _ que tous les vivants du fond de sa mort _ car Hélène, en sa formidable gourmandise de sa mère, sait y être singulièrement attentive, en sachant aussi s’en donner d’optimales conditions. Hélène Cixous exprime très clairement son sentiment, lorsqu’elle frappe _ fictivement ? _ à la porte de sa grande-cousine _ Marga, à Jérusalem _ : « Quand on arrive dans un lieu où on n’avait jamais imaginé _ suite à diverses fortes réticences _ se trouver jamais, jamais désiré se retrouver _ le re- (de ce re-trouver) nous faisant forcément question ; mais, après tout, Jérusalem constitue pour pas mal d’entre les humains, une archaïque basique origine… _ un jour, laissé quarante ans _ soit, si je calcule bien, et prend ce nombre à la lettre : 1976 ; que représente donc cette date dans la vie d’Hélène, et en ses rapports avec la cousine Marga ? ou avec Jérusalem ? _ dans les limbes, les sens éprouvent un choc violent, ce lieu, pourtant réel, palpable, visible _ et combien ! _, se dresse dans une étrangeté d’autant plus brusque que ce lieu est _ lui-même, en lui-même et par lui-même _ d’une réalité implacable _ et mordante _, il se produit alors dans la chair _ profonde _ de l’âme de vives réactions d’enregistrement, la scène entière dans tous ses détails vient s’imprimer dans la mémoire vive _ voilà _, on est sans défense. J’étais d’autant plus vulnérable que je me suis trouvée _ comment ? en pensée ? en imageance poïétique active ? _ devant la porte de l’appartement réel avec _ surtout ! _ tous mes êtres perdus debout _ et bien présents, donc _ juste derrière moi _ l’accompagnant, et la « bordant-doublant« , selon la puissante formule de la page 69_, nous étions morts _ même Hélène : elle aussi _, plus ou moins _ à divers degrés, donc, mais tous et chacun en puissante demande, toujours et plus que jamais : de reconnaissance posthume et de réponses aux questions… _ et Marga _ dernier témoin survivant de ces fratries passées (ou perdues) _ a ouvert vivante. »

Hélène Cixous a souvent évoqué le voyage des morts d’Ulysse _ oui _, et le personnage « oublié » d’Elpénor _ marin _, mort _ noyé _ sans sépulture _ voilà ! abandonné aux poissons et à l’oubli définitif et irréparable… Et nous nous souvenons de ce qu’il advint, à Athènes, aux stratèges, pourtant victorieux lors de la bataille navale des Arginuses (en 406 avant Jésus-Christ, lors de la guerre du Péloponnèse) : les généraux victorieux furent condamnés (puis mis) à mort par les Athéniens pour avoir négligé, à la suite d’une tempête, de recueillir et de ramener dans la cité les corps des nombreux naufragés qui s’étaient noyés… _ sur l’île de Circé et revu _ par Ulysse, responsable de lui _ chez les morts _ cf le passage (importantissime pour le sens même de Correspondance avec le mur !) à la page 137 : « Pourquoi suis-je si fortement attirée _ voilà _ par les Ombres ? _ c’est très ardemment même qu’Hélène désire si vivement leur conversation renouée et prolongée !pourquoi Ulysse ne peut-il retourner à lui-même _ et cela, au-delà même de son retour à l’île d’Ithaque _ avant d’avoir visité les disparus _  laissés, abandonnés, derrière lui  _, pourquoi doit il se rendre auprès du peuple des morts s’il veut avoir la chance de se retrouver _ lui-même _ plus vivant que jamais _ la vraie vie, profonde et authentique, étant seulement à ce prix ! _, pourquoi me faut-il _ se dit Hélène ici, après Ulysse dans Homère _ promettre à Elpénor _ quel est donc son Elpénor à elle, d’entre ses propres morts abandonnés ? _ de lui rendre les honneurs de la tombe sous la terre, donc précisément à quelqu’un _ oui, qui donc peut bien être cet Elpénor cixoussien ? _ que j’aime bien mais qui n’est pas _ non plus _ le plus intime de mes proches ? Je me rends compte que je cherche Andreas _ Jonas, le cher « Onkel André » de sa nièce (et mère de Hélène) Ève, et le frère aîné d’Omi-Rosie, né, lui, à Borken le 6 février 1869, et décédé à Theresienstadt le 6 septembre 1942 _, Hans Günther _ Jonas, né en 1910 à Osnabrück, et décédé au Chili, peut-être à l’île de Pâques, peut-être en 1970, ou un peu plus tard ; et fils du précédent, l’« Onkel André«  _,  Irmgard _ née Jonas, décédée en Eretz Israël, sœur de Hans Günther, et fille d’Andreas Jonas et son épouse Else _, Else _ Jonas, l’épouse d’Andreas, née Else Cohn, à Rostock le 9 juillet 1880, et décédée à Theresienstadt le 25 janvier 1944 _, Paula _ née Jonas, épouse d’Oskar Löwenstein, et la mère de Marga, et sœur de Rosie _, Gerta _ la fille aînée de Paula, et la sœur aînée de Marga, née à Gemen le 17 octobre 1900 et décédée à Auschwitz le 17 août 1942 _ … comme si je voulais les rencontrer _ voilà ! _  après leur mort, vivant après _ voilà : le mot est souligné _ leur mort« . Et plus loin, à la page 138 : « Comme je comprends ceux de la Nekuya _ décrite au chant XI de l’Odyssée d’Homère… _, les malchanceux qui n’ont pas pu finir _ vraiment _ de vivre avant leur mort _ parce qu’abandonnés, assassinés et privés de sépulture _, les privés de dernier acte _ acte assumé au lieu d’être volé ! _, ceux qui ont perdu leur mort _ qui leur a été tragiquement dérobée _, ils souffrent d’avoir l’histoire sectionnée _ voilà ce que Hélène pourrait chercher à modifier-réparer peut-être… _ et ce manque de mort reconnue _ et livrée par l’abandon directement à la fosse indéterminée mais infinie de l’oubli sans fond _ les affecte comme d’un handicap, d’un indice _ terrible, néantisant _ d’illégitimité _ du tout de leur vie vécue _, du coup les malheureux se sentent repoussés dans un coin _ perdu, non balisé _ de la mémoire, il manque à leur dossier une pièce déterminante, mais lorsque vient une visite inattendue _ telle celle ici de Hélène, au moins par son imageance active et rigoureuse, non délirante _ à Jérusalem-sous-la-terre, ils se précipitent pour solliciter _ de ce visiteur passant là _ l’achèvement du récit » _ et voici identifié le pouvoir de fond et la mission sacrée de peut-être la plus haute littérature, tels que se les assigne aussi la très grande Hélène Cixous. Les morts et les vivants communiquent naturellement dans le sommeil, bien entendu _ par les rêves, où ils reviennent visiter les dormants ; et que très scrupuleusement retiennent dans leurs notes, et Hélène Cixous, et René de Ceccatty _, mais aussi dans les livres _ offerts, ensuite, à l’opération multiplicatrice de la lecture un peu attentive des lecteurs. Ici, tout en revenant sur l’Odyssée, Hélène Cixous cite aussi _ pages 69-70 _ le chant VIII _ vers 85 à 110 _ de la Divine Comédie, où après avoir traversé le fleuve des morts, Dante et Virgile voient la ville de Dité, dont les habitants protestent violemment en découvrant _ entre les visiteurs défunts _ un vivant :

« ….”Qui ose ici, vivant,

Rejoindre le règne des morts ?”

Alors mon maître _ Virgile, guidant ici Dante _ leur fit signe

Qu’il leur parlerait en secret.

Calmant leur tollé, ils maugréent :

“Viens seul, quant à celui _ Dante _ qui fut

Assez hardi pour pénétrer

Chez les morts, qu’il reparte seul !

Qu’il essaie, le fou ! Toi _ Virgile, déjà mort _, tu restes,

Après l’avoir guidé dans l’ombre.” »

L’auteure se sent parfois menacée de ce reproche _ d’illégitimité, pour, elle, une vivante, de s’introduire ainsi au domaine des morts _, mais le plus souvent, au contraire, accompagnée _ « bordée doublée, par mes voix« , ai-je déjà relevé, à la page 69 _ par une bienveillance _ nécessairement _, et surtout _ singulièrement _ celle _ éminemment maternelle _ de sa mère _ oui : à la fois mère et sage-femme…

… 

Ce n’est pas la première fois qu’Hélène Cixous met la question juive _ et l’image-paroi dressée du Mur des Lamentations de Jérusalem _ au centre d’un de ses livres. Ses nombreux dialogues avec Jacques Derrida tournaient autour, avec un esprit critique _ éminemment _ partagé, quant à l’arrière-fond politique _ en particulier, et avec une vigilante méfiance à l’égard de tous les communautarismes _, et avec une pareille passion pour la lettre même et le secret _ à essayer d’oser caresser-pénétrer-décrypter-éclairer _ des textes sacrés. Mais ici, sans doute va-t-elle plus loin dans l’intériorisation _ si personnelle _ de la réflexion. « A tous les juifs qui sont juifs, se sentent juifs, juifs des avants et juifs des après, je reconnais que je dois un trésor inestimable _ voilà _ d’angoisses et de tourments _ qui forcément mettent en mouvement, expulsent de l’inertie, inquiètent en profondeur et intensité le penser et le s’orienter ! _, l’usage illimité de la tragédie _ qui fait prendre forcément au sérieux (ainsi qu’au rire) l’indépassable condition de mortalité de la si belle vieet ce qui va avec l’exercice de la douleur : l’esprit de révolte _ et de résistance _, le génie de la jubilation _ oui ! _, les bosquets _ et non forêts _ de comédie _ bien sûr ! à la Marivaux et Mozart _ sans restriction de circonstances _ même, et surtout, dans la confrontation au pire _  l’eau du rire qui jaillit au milieu du brasier et jusqu’à l’avant-dernière minute dans les camps d’extermination _ mais oui ! l’humour va jusque là ! cf le meilleur de l’œuvre d’Imre Kertész, Liquidation _, la nostalgie perplexe du désert _ oui, celui de la solitude de la plus extrême sécheresse assoiffée, qui aide l’ouverture et la réceptivité aux magnétismes les plus variés, denses et porteurs de la méditation et de l’élévation ; cf le lieu des trois métamorphoses de Nietzsche en son Zarathoustra _, la fréquentation des zones d’exclusion _ où s’expérimentent de vraies audaces ; coucou Marie-José Mondzain : en son Confiscation des mots, des images et du temps _ pour une autre radicalité _ et le don nomadique _ à l’envers de l’hédonisme dilettante touristique tournoyant désespérément dans les sempiternels mêmes clichés _ d’allonger le cou au maximum pour scruter _ à des fins d’urgence salvatrice rapidissime _ l’horizon, comme si le présent _ authentique et seul lucide _ était là-bas dans le lointain futur, ou au contraire la façon de creuser des puits sous son lit à la recherche des pensées ou des êtres perdus et peut-être conservés dans les souterrains du temps _ à retrouver, accompagner et délivrer _, l’archéologisme de la réflexion _ oui, en la multitude infinie de ses tenants et aboutissants à décrypter (cf Barbara Cassin : son Vocabulaire européen des philosophies _ dictionnaire des intraduisibles), et en l’infinité des chemins se proposant discrètement à suivre et explorer avec constance et ténacité _ d’où mon long cou _ plaisante Hélène _, toutes ces herbes amères tous ces sucs et ces miels spirituels dont l’écriture se régale » _ mais oui, car c’est l’aventure ouverte de l’imageance de l’écriture de la vulnérabilité qui, sans masochisme ni sadisme trash, est à même d’explorer vraiment et en pleine vérité la multiplicité de ces diverses capacités-là, jouissives.

Marga est morte entre le moment _ « le 17 mars à 16h 32« , c’est un jeudi _ où elle a envoyé sa lettre _ de Jérusalem _ à Hélène Cixous et le moment _ « le 26 mars 2016« , c’est un samedi  _ où celle-ci l’a reçue _ à Paris. De son côté, Hélène _ qui avait conversé « longuement au téléphone » avec Marga « le 20 mars » (page 152) _ écrivait _ elle aussi, de son côté _ à Marga. Les lettres _ qui se sont seulement croisées, par-dessus la Méditerranée _ ne se sont pas rencontrées _ aucune des deux n’ayant constitué une réponse à l’autre : notamment la lettre (évoquée et décrite en son détail et plan de questions, aux pages 147 à 149) dans laquelle Hélène avait commencé à établir une liste de questions précises à propos d’une partie des disparus de leur famille Jonas, est demeurée hélas sans réponse aucune de la part de Marga ; comme j’ai commencé de l’indiquer moi-même en ma préface plus haut (à propos de l’importance cruciale des « voix« ), avant d’emboîter mon pas (à farcissures vertes) à celui de René de Ceccaty en sa lecture de Correspondance avec le Mur Et cette correspondance _ envisagée seulement, et à peine entamée par ces deux lettres croisées demeurées hélas sans le moindre commencement de réponses mutuelles _ s’est _ d’un seul coup (celui de la mort soudaine de Marga) _ éteinte _ telle une flamme soufflée, la vie interrompue de Marga _, au moment _ même _ où elle naissait _ cette correspondance _, s’écrasant contre ce Mur, le Mur des Lamentations, celui du mont Moriah, qui donne son titre au livre _ mais il se trouve, aussi, que ce Mur des Lamentations de Jérusalem, n’est pas le Mur unique, où glisser, entre les pierres, quelques vœux, sur de petits papiers pliés, en vue de quelques divines réponses : par la vie même à venir ; car demeure encore toujours la ressource (magique, d’imageance, apprise par Hélène, dès 1940, au quatrième étage de la maison de la rue Philippe, à Oran, auprès du voisin pharmacien Monsieur Émile, quand des Cixous (ainsi qu’Omi Klein) logeaient aux troisième et second étages de cet immeuble, à Oran) ; la ressource magicienne d’imageance, donc, du mur verdoyant accueillant et nourricier de la page d’écriture ; avec ce qu’elle offre d’une écoute réciproque des voix de l’invisibilité, en une conversation à oser ouvrir et poursuivre continuer-suivre-développer, ainsi qu’Hélène s’en octroie les opérations depuis pas mal de temps maintenant en ses livres successifs... Sur ce mont _ Moriah _, Abraham _ le tout premier de l’Histoire retenue _, était prêt _ en signe d’absolue obéissance aux volontés de Dieu _ à sacrifier Isaac _ son fils. Mais son geste _ par l’Ange _ fut arrêté. Et ce geste, dans son suspens même, fut fondateur _ reste que je me demande qui donc se cache sous la figure cixoussienne du poète Isaac de Hélène, déjà disparu lui aussi, nous dit-elle ? En quoi fut-il, ou pas, cet Isaac poète, une des causes des réticences et retards (fatals pour la réception des réponses quémandées un peu trop tard à Marga), par rapport à d’autres nécessités ou urgences jugées alors prioritaires par Hélène, à entrer enfin en un peu plus réelle conversation que de brefs échanges téléphoniques, avec, tant qu’elle vivait en sa cent-sixième année, la toute dernière survivante des fratries Jonas d’Osnabrück, Marga Carlebach née Löwenstein, survivant trois ans encore (2016 / 2013) à sa « cousine-jumelle », Ève Cixous, née Klein? Ainsi qu’à entrer (trop tard ?) en conversation avec Jérusalem même ?..

René de Ceccatty


Suivra mon commentaire de lecture de Défions l’augure, lu juste auparavant,

et qui m’a, lui aussi, ébloui !

Et rendez-vous chez Mollat en janvier 2019,

pour nous entretenir du volume prochain !!!

Ce jeudi 7 juin 2018, Titus Curiosus – Francis

Pour aborder le continent Cixous III _ lecture de « Gare d’Osnabrück à Jérusalem »

14mai

Pour continuer et poursuivre, approfondir, mon approche du continent Cixous,

après mes articles des 24 avril et 9 mai derniers :  et 

et cette fois rompant avec ma remontée de l’ordre chronologique de publication des livres que j’ai choisis _ soient pour les dates de publication : 2014, 2009, 2007, 2006, 2004, pour les livres de mes lectures successives, en remontant le temps de leur réalisation, respectivement : Homère est morte…, Eve s’évade _ la Ruine et la Vie, Si près, Hyperrêve et Tours promises _,

j’ai élu maintenant une œuvre publiée postérieurement à Homère est morte (en 2014) Eve Cixous, la mère de l’auteur, étant décédée le 1er juillet 2013, à Paris _ :

Gare d’Osnabrück à Jérusalem, paru le 14 janvier 2016.

C’est un chef d’œuvre !

Renversant de puissance

et de beauté…

Même si ma lecture _ entée pourtant sur la lecture de René de Ceccatty _ risque d’être un peu personnelle

du fait de quelques points communs marquants entre ma propre démarche _ et histoire _ de chercheur _ de traces _

et celle _ démarche, comme histoire _ d’Hélène Cixous,

eu égard à quelques uns des secrets de (sa) famille qu’elle finit par découvrir _ par sérendipité _ sans seulement les rechercher, ceux-ci _ elle les rencontre sur son chemin, et ils lui tombent dessus : du moins semble-t-il cela au lecteur,

qui n’est lui-même pas tout à fait clairement à même de démarquer ce qui ressort indubitablement du réel historiquement advenu, de ce qui sourd de l’imageance fictionnelle musante (et amusée) de l’auteur, jouant (se jouant, et nous jouant, avec elle) à brouiller un peu ses propres cartes… ; et c’est d’ailleurs là un des charmes profonds, à la fois léger comme une gaze, et ironique, et néanmoins intense et vibrant, en son flottement vaporeux, de la lecture par nous de cette part de l’œuvre Cixous à laquelle ses (ces) livres successifs nous donnent, uns à uns et séparément, à approcher, et peut-être arriver à accéder…

Cf ceci :

« Tout ce que j’écris ici est

peut-être vrai, peut-être plus vrai

que je ne m’autorise

à l’espérer

Dès que je vêts les faits et lieux

de chairs et de passions,

la vérité augmente,

prend de la profondeur,

mais au même pas que l’erreur« , lisons-nous à la page 64 de Gare d’Osnabrück à Jérusalem _ ;

je continue ici de procéder à ma méthode de commentaire-farcissure (en vert),

qui est de commenter le commentaire de lecture _ déjà ; mais, tous, nous nous entrelisons… _ de notre ami commun, René de Ceccatty, expert s’il en est _ et profondément amicalen lectures…

C’est donc 

à partir de ma lecture de Gare d’Osnabrück à Jérusalem, paru aux Éditions Galilée le 14 janvier 2016,

que je place ce jour à mon dossier d’approche de tout l’œuvre Cixous

cet article

Entre les mâchoires des ténèbres

de notre ami René de Ceccatty,

publié dans Les Lettres françaises, le 17 janvier 2016

_ article au sein duquel j’intercale, au passage, ainsi que j’aime tout particulièrement le faire (en forme de triple dialogue, donc), quelques menues farcissures de commentaire (ou précisions factuelles) de mon cru, en vert.

Si ces farcissures dérangent, le lecteur a, bien sûr, et toujours, à tout moment, parfait loisir de les shunter.

Entre les mâchoires des ténèbres

Hélène Cixous (…) se tourne _ ici _ vers le nazisme dont elle dénonce _ sur cas très précis (et très proches d’elle : familiaux pour la plupart) _ la monstrueuse machinerie. Hélène Cixous, née à Oran en 1937 _ le 5 juin _, revient _ mais y est-elle déjà allée (avec sa grand-mère Omi, quand elle avait quatorze ans, en 1951, page 93) ?.. Elle n’en est pas du tout sûre, tant elle finit par faire vraiment corps (et chair) avec certains récits (et aussi, bien sûr, certains non-dits !) de sa mère Eve et de sa grand-mère (Omi) Rosie… _ à Osnabrück, la ville _ d’enfance (avant son départ, en 1929, pour Paris, puis Londres, et retour à Paris) de sa mère, Eve Klein, elle-même fille de Rosie Jonas, épouse (et veuve, depuis 1916) Klein, et native, elle, d’Osnabrück, le 23 avril 1882 ; car c’est à Strasbourg, alors allemande depuis la guerre de 1870, que le 14 octobre 1910 est née la petite Eve Klein, future épouse (le 15 avril 1936, à Oran) Cixous ; à Strasbourg où s’étaient installés ses parents, Michaël Klein (mort à la guerre, en Pologne alors russe, et aujourd’hui en Biélorussie, le 27 juillet 1916) et Rosie Jonas, immédiatement après leur mariage à Osnabrück, en 1910 _ de sa mère, Eve Klein, dont une partie _ environ la moitié pour ce qui concerne déjà les Jonas : « si un nombre important a disparu dans plusieurs camps de concentration _ ou extermination ! _ différents _ Auschwitz, Theresienstadt, Sobibor, etc. _, un nombre égal a survécu au naufrage« , page 159 _ de la famille maternelle _ les Klein et les Jonas, et parents _ a été exterminée _ à Theresensienstadt, Auschwitz, Sobibor, etc. Elle y « revient » _ littérairement _ parce que, à la fin du siècle dernier _ le 12 février 1999 _, elle avait déjà consacré à cette ville et à tout ce qu’elle représentait un livre important _ en effet : Osnabrück, aux Éditions Des Femmes _ qui allait, avec Or _ paru le 3 mars 1997, lui aussi aux Éditions Des Femmes _, donner une autre orientation _ plus intime (et charnelle) _ à son œuvre _ et c’est là un regard important et très avisé de René de Ceccatty sur la genèse et le parcours de tout l’œuvre Cixous _, l’ancrant dans un contexte familial _ oui _ très déterminant _ très concret et même, j’insiste, charnel ; et qui personnellement me touche beaucoup ; contexte probablement lié aussi à la grande vieillesse de sa mère (née le 14 octobre 1910), et sa  proximité profonde et intense avec sa personne… Eve devenait une protagoniste littéraire _ voilà _ et prenait une place centrale parmi d’autres figures mythiques _ elles _ et pourtant incarnées _ elles aussi, via le verbe et la formidable vertu d’imageance de l’écrivain. Eve devenait une interlocutrice _ elles ne vont plus cesser de converser-dialoguer dans les livres qui viennent _ plus que privilégiée _ centrale ! Et c’est ce dialogue-conversation-là qui va se poursuive en ce nouvel opus, post-mortem (de sa mère, décédée le 1er juillet 2013), cette fois, qu’est ce Gare d’Osnabrück à Jérusalem ; de même que le dialogue-conversation avec l’ami décédé (le 9 octobre 2004), Jacques Derrida, se poursuivait dans Hyperrêve, dont il constituait, selon moi, le principal (mais pas unique) centre de focalisation : exemplaire.

Dotée d’une autre langue (l’allemand) et d’un autre langage (un parler plus populaire, un humour, un bon sens _ oui ! _ dont l’écrivain jouerait non dans un esprit de dérision, mais comme d’une arme d’autocritique _ mais oui ! : dans un registre d’humour (appliqué à soi-même : pardon du pléonasme) très quotidien, en effet, et non métaphysique _), elle _ Eve donc _ dialoguait _ mais oui : et Hélène Cixous, sa fille, se déploie toute dans leur mutuelle permanente interlocution : comme Montaigne ! _ dans les livres _ qui sont et deviennent les tours promises d’Hélène Cixous… _, comme elle n’avait cessé de le faire _ au quotidien des jours ainsi que des nuits _ dans la vie de sa fille. Eve, sa sœur Eri _ Erika, réfugiée en Palestine – Eretz Israël en 1936 _, leur mère Omi _ qui avait pu gagner Oran en novembre 1938 grâce à son passeport français (de strasbourgeoise) _, ont échappé au massacre _ nazi ; à la différence de la moitié Jonas de leur famille, pour ne rien dire du nombre des Klein engloutis eux aussi. Ce ne fut pas le cas _ tout particulièrement ici, en cet opus-ci _ de l’Onkel Andreas Jonas _ mort, ainsi que son épouse Else, à Theresienstadt ; lui en 1942, elle en 1944 _, qui apparaît ici comme le protagoniste secret _ voilà _, puis explicite _ en effet _ de l’enquête _ lui dont des secrets amers (ayant trait à ses rapports à leur fille Irmgard), aussi, vont être bientôt approchés et révélés. Et qui n’a rien, nul échec, nul sentiment de culpabilité, à cacher ?


Pour raconter son retour _ physique, si elle y avait accompagné sa grand-mère en 1951 : Hélène ne parvient pas à s’en souvenir… ; littéraire sinon… _ à Osnabrück, retour officiel _ et en grandes pompes _ qui sera célébré _ à l’hôtel de ville d’Osnabrück _ le jour anniversaire de la naissance de Hitler _ un 20 avril ; le 20 avril 2015, page 100 _, coïncidence qu’Anne, la fille de l’auteur, trouve plutôt malvenue — mais cela fait partie des plaisanteries _ oui ! il joue aux dés et s’amuse… _ du hasard —, Hélène  Cixous procède comme elle a coutume de le faire : en entremêlant _ et c’est là l’essence même du réel, et de sa richesse, merveilleusement explorés par elle en son écriture polyvocale _ des réflexions sur les maîtres de la littérature, qui sont comme des guides mythologiques _ oui, remontant profond _  permettant de sonder l’inconscient _ voilà _  (Homère, Shakespeare, Balzac, Proust, Joyce), à un dépouillement d’archives familiales ou historiques, et _ aussi _ à des souvenirs personnels parfois évoqués dans d’autres livres _ et il faut à cela tout un art (virtuose, mais sans nulle gratuité, forcément ! ) des liaisons de la part de l’auteur. Comme il faut aussi un art du suivi chez le lecteur…

Qu’a-t-il fallu pour que l’entreprise nazie _ de persécution, puis d’extermination, pour reprendre les mots de Saul Friedländer en les deux volumes (1933-1939 et 1939_1945) de son chef d’œuvre L’Allemagne nazie et les Juifs… ; sur Friedländer, cf mes deux articles des 16 et 29 septembre 2016, à l’occasion de la publication de son Où mène le souvenir ? ma vie :  et  _ se réalise _ passant du stade de fantasme paranoïaque d’un groupuscule de fanatiques ravagés à celui de catastrophe mondiale historique _ dans la petite ville _ fonctionnant ici comme une nasse sans la moindre échappatoire pour les traqués _ d’Osnabrück ? Quelle équipe, quelle topographie, quels moyens matériels, quel « esprit du temps » _ zeitgeist _ ? Des photos, des coupures de journaux, des circulaires, des papiers administratifs, des formulaires, des affiches _ scrupuleusement donnés dans le livre : le cahier de ces documents est inséré entre les pages 160 et 161 du livre ; et la plupart issus du « remarquable » (page 168) recueil de documents intitulé Stationnen aud den Weg nach Auschwitz. Entrechtung, Vertreibung, Vernichtung. Juden in Osnabrück 1900-1945, de Peter Junk et Martina Sellmeyer, Stadt Osnabrück/Rasch Verlag, 1988… : « qui de nous , lorsqu’on apprenait la belle langue allemande à l’école, aurait pu imaginer que cet amical et honorable suffixe -ung, dont la vocation consiste à transformer un verbe en substantif, un agent dévoué, le petit génie du désir d’agir, de continuer, de poursuivre, tout ce qu’il y a de plus souhaitable, donc, deviendrait, dans les années de feu, l’auxiliaire inquiétant de toutes les inventions persécutoires. Vertreibung, Vernichtung, Entrechtung« , lisons-nous, page 69  _ rappellent _ opportunément et à leur manière brute _ un certain nombre de faits incontestables. Ce retour _ en quelque sorte familial et mémoriel de l’auteur en la ville des parents Jonas de sa mère _ est une traversée de l’Histoire, et d’une histoire familiale que la géographie rend _ d’autant plus _ complexe. Comme presque toutes les familles juives, celle d’Eve Klein s’est répandue dans le monde, en Palestine, au Chili, en Angleterre, en France _ et ailleurs : Afrique du Sud, Brésil, Uruguay, Australie, Nouvelle-Zélande, Canada, Etats-Unis, Irlande, Israël, et même, pour un, en Chine, à Shangaï, page 159 _ ; et Hélène communique avec ses cousines et tantes éparpillées _ dont Inès et Marga _, pour comprendre _ plus spécialement _ le destin tragique d’Andreas Jonas _ Onkel André, le frère aîné de sa grand-mère (Omi) Rosie ; mort, lui, à Theresienstadt le 6 septembre 1942 : page 107 ; et la photo, page 157 _, et d’autres comme lui. Car Hitler et son administration n’auraient _ en effet _ pas suffi. Il fallait _ en Allemagne comme ailleurs, par exemple dans la France de Vichy _ d’autres mains _ complices et actives _, volontaires ou pas _ et bien des esprits, aussi, peu à peu gagnés et conquis _, pour parfaire _ matériellement, en mettant la main à la pâte ! _ le crime. Un enfant de trop, une _ simple _ antipathie ou un égoïsme familial _ et les exemples viennent : ainsi celui de l’horloger (et Ortsgruppenleiter) Erwin Kolkmeyer, ou ceux de « ses doubles Gauinspektor Wehmeyer et Kreisleiter Münzer« , page 49 _, et la tragédie se boucle _ factuellement.

En rapprochant du Roi Lear _  « Onkel André, c’est le roi Lear à Osnabrück« , page 59 ; ou « Ce n’est pas que Cordelia est devenue Regan, a pensé Onkel André, c’est qu’elle l’a toujours été« , page 63 _ ou de la Comédie Humaine _ et son « arbre généalogique« , page 123 _ le destin des victimes de l’extermination raciale, Hélène Cixous propose une vision intérieure _ et intime, voilà _ de l’Histoire : le travail d’historien est trop mécanique et trop simpliste _ dans les causalités générales retenues à des fins de résumé surligné ! _ pour permettre de comprendre _ vraiment _ certains événements _ issus de misérables ruisselets de vieilles haines personnelles recuites. La littérature, de tous temps, a dû intervenir _ pour sa part, et très impérativement (il s’agit là de la culture profonde des humanités…) _, parce qu’elle fait converger _ voilà : confluer _ l’intime et le collectif, et introduit la dimension imaginaire _ ce que je nomme, d’après mon amie Marie-José Mondzain, l' »imageance » visionnaire et lucidissime de l’artiste… _ et donc mythique dans _ et en plein dans _ le réel _ même ; et il n’existe probablement pas d’accès personnel vrai au réel sans ce travail visionnaire-là. Elle n’est pas là pour se substituer _ certes pas ! _ au réel (en l’occurrence la destruction _ effective _ d’un peuple), mais pour le placer _ et contribuer à donner à le ressentir _ sous une autre lumière _ avec une focale archi-supérieure en visibilité et intensité de lucidité _ et l’approfondir _ absolument.


Aussi, les anticipations (la vie algérienne, les rapports familiaux qui ont suivi, l’œuvre même de l’auteur) ne sont-elles pas des anachronismes _ mais des visions à dimension d’éternité lucides _, mais au contraire donnent tout son sens au regard rétrospectif, ici essentiel _ voilà, lequel regard est devenu, écriture de livre après écriture de livre, de mieux en mieux apte à l’intelligence fine de ces liens au travers de l’épaisseur de chair des divers temps vécus _ pour éclairer des événements certes mondialement connus _ c’est-à-dire grossièrement repérés _ et déjà analysés _ décomposés _ dans leur généralité visible _ et un peu trop commodément résumée _, mais demeurés _ in fine _ indicibles et obscurs dans la réalité individuelle _ vraiment vécue par les sujets : voilà _ de chaque déportation _ en sa singularité ; et c’est ce regard lucidissime-là, de l’intérieur de ce qui est ressenti, ou même pas consciemment ressenti, mais qui nous est ici néanmoins aidé à approcher par quelques menus signes-indices physiques à peine manifestes, à peine perceptibles, mais bien réels, et à l’efficace terrible surtout dans le réel de ce qui est advenu, et qui n’ont pas échappé au regard de l’écrivain, qui se (et nous) les représente, presque mine de rien (je veux dire sans didactisme pesant, surtout), qu’offre la vraie et belle et profonde littérature. « Fin 1938, Omi _ la mère d’Eve, sortant d’Allemagne avec un passeport français, et parvenant en Algérie, à Oran, chez sa fille Eve et son gendre Georges Cixous : Hélène était née le 5 juin 1937, et son frère Pierre le 11 novembre 1938 _ était seulement sauvée. Frères et sœurs _ plusieurs _ deportiert. Ensuite ermodiert ? Mais cela se passait dans le livre qui s’écrivait en allemand _ en actes dans le Reich, et ses dépendances. Dans le livre d’Osnabrück à Oran, ma grand-mère se mettait un peu vite _ au français, son gendre (mon père) se jetait à l’allemand, on tentait le trilingue avec l’espagnol, on riait _ Georges Cixous avait en effet un remarquable don pour ce genre d’humour (ou cette forme verbale virtuose de « versatilité » ; cf la remarque de la page 199 de Photos de racines…). Le mot nazi sonne dans mes premiers cauchemars, mais comme je n’en ai jamais vu aucun _ de nazi, en Algérie vichyste _, le rêve peint « les-nazis » comme une forêt de dents dense et noire, les nazis devenus invisibles et sans corps, entre la double rangée desquelles nous cherchons à nous glisser _ échapper. Ma grand-mère et moi nous nous tenons par la main et nous courons à toutes jambes entre les mâchoires des ténèbres_ soit l’expression que retient René de Ceccatty pour le titre Entre les mâchoires des ténèbres de son article à propos de ce splendide Gare d’Osnabrück à Jérusalem. Comme deux petites filles » _ lisons-nous page 32 ; et nous prenons bien ici la mesure du génie verbal de l’auteur magnifique qu’est Hélène Cixous.


Hélène Cixous va à Osnabrück _ le 20 avril 2015 _ « comme si maman _ décédée depuis le 1er juillet 2013 _ était devenue _ désormais _ Osnabrück _ toute la ville ! _, voilà comment j’y vais, comme si elle m’y attendait, comme si je m’attendais à la voir venir vers moi au coin de la Grande-Rue ». Eve Klein, morte il y a _ presque _ deux ans, vit _ donc _ encore _ voilà ; de même que Jacques Derrida, dans d’autres livres, dont Hyperrêve, continue de converser vigoureusement avec Hélène Cixous… _ dans ce livre, puisque les morts ne cessent _ voilà ! _ de nous parler, de nous chercher _ et cela, de leur initiative ; et de s’entretenir ainsi encore et toujours, toujours, avec nous, tant que nous vivons et sommes en capacité de nous souvenir, ou d’user de notre capacité d’imageance, pour ceux qui, tels Homère, Virgile et Dante visitant le pays des morts, en ont (ou avons) le courage.

(…) 

Le livre d’Hélène Cixous aurait dû, par un concours de circonstances de sa vie professionnelle qui la conduisait à être _ peu après _ invitée _ en une université _ à Jérusalem, se poursuivre en Israël, ce qui explique son titre. Mais elle a préféré _ à très juste titre : Jérusalem va demeurer ici en pointillés pour Hélène Cixous la voyageuse ; et n’oublions pas qu’Oncle Andreas et Tante Else s’y étaient rendus, eux, à Jérusalem ; mais en étaient revenus : ils étaient retournés à Osnabrück _ s’en tenir _ pour ce récit-ci _ à son séjour _ d’avril 2015 _ à Osnabrück. Son grand-oncle était _ en effet _ allé en Israël, mais en fut renvoyé _ par le choc très amer d’un échec douloureux _, pour vivre _ le 6 septembre 1942 _ sa mort tragique à Terezin _ Theresienstadt : le camp en trompe-l’œil des Nazis, en Bohème. Les documents fournis en annexe _ voilà ! _ sont, dans leur cynisme _ innocemment _ assumé (affiches ou petites annonces) _ de leurs producteurs de l’époque _, porteurs des marques _ indélébiles, pour nous qui les avons ici maintenant sous notre nez ; et peut-être pour quelques uns de leurs innocents descendants ; mais les vents de l’Histoire tournent ; et pas forcément dans le meilleur des sens… _ de cette même chiennerie _ voilà _ dont profita Værnet _ un médecin nazi : Carl Vaernet (28 avril 1893 – 25 novembre 1965) est un médecin danois arrivé en Allemagne en 1942. Il se livra à des expériences hormonales (!) sur des détenus du camp de Buchenwald afin de trouver un traitement permettant de « soigner » l’homosexualité, nous apprend wikipedia… _ et qui était la complice nécessaire _ voilà _ à la machine nazie.

(…) Hélène Cixous conduit _ à nouveau ici, dans ce Gare d’Osnabrück à Jérusalem paru en 2016 _ le lecteur dans le labyrinthe _ somptueusement riche _ de la mémoire familiale, arrachant la tragédie

_ « Il y a une tragédie cachée dans la Tragédie dont personne _ dans la famille _ n’a la force de parler. C’est une tragédie naine entrelacée de péchés et d’innocence où tous les personnages ont des reproches à faire à tous les personnages, la rage souffle, à l’idée de dieu, à l’idée d’amour, des reproches à se faire, il n’y a aucun pardon, seulement des chagrins et de cruelles surprises. Qu’il y ait une tragédie cachée _ celle d’Irmgard _ dans un plan noirci de la Tragédie _ de l’Histoire _, c’est cela le tragique. Si je n’écrivais pas, dit le livre _ s’écrivant _, personne ne saurait rien de la véritable Passion d’Andreas« , lit-on, page 68. « Tout le monde l’enterrerait sous les décombres de la mémoire. Omi était sous un parasol à Paradis plage. Elle redoutait le coup de soleil«  : un passage-clé… _

à la _ froide ; et l’enfer, nous le savons, est glacé _ scène objective des archives, pour la replacer sur la _ brûlante _ scène intime, où les mystères _ certes en partie _ demeurent, se nichant _ offrant dans ces menus détails-là une chance, pour nous, de repérage, d’abord, puis, et surtout, d’exploration _ dans un appel téléphonique, dans une lettre retrouvée, dans une réminiscence, dans un rêve _ aussi : l’Inconscient insiste, en ignorant, qu’il est, des variables de la temporalité, nous apprend Freud _, sur une photographie, dans une notule _ marginale _, dans un fragment _ tronqué _ de dialogue _ auxquels nous rend si bien sensibles l’attention intense et sans la moindre lourdeur, jamais, d’Hélène Cixous. Comme chez Marivaux, ce sont les (très brefs) silences (voire rires) entre deux mots qui parlent le plus. Et quiconque cherche si peu que ce soit avec obstination et patience, finit par trouver un minimum de pépites livrées au jeu en partie aléatoire de la sérendipité… Là-dessus, cf mon article du 3 mars 2014 :

René de Ceccatty

Gare d’Osnabrück à Jérusalem :

un livre très important. Merveilleux. Et magnifique !

Ce lundi 14 mai 2018, Titus Curiosus – Francis Lippa

A propos du « Défions l’augure » d’Hélène Cixous : un article et deux interviews

02mar

Hélène Cixous vient de faire paraître, aux Editions Galilée, Défions l’augure

_ le titre reprend un mot de Hamlet, avant son duel avec Laerte, à l’acte V de la pièce de Shakespeare.

Le supplément littéraire du Monde consacre sa dernière page à Hélène Cixous,

avec un bel article de Bertrand Leclair _ auteur de l’excellent La Guerre sans fin aux Éditions Maren Sell _

intitulé « La Digression est l’âme de la littérature« .

D’autre part,

on peut écouter la belle et si juste voix d’Hélène Cixous, à propos de ce même Défions l’augure,

dans deux entretiens radiophoniques :

l’un (de 31′), sur France-Inter, dans l’émission Boomerang, le 7 février,  avec Augustin Trapenard :

De bon augure 

_ à l’audition, je ne suis pas du tout sûr que l’interlocuteur ait vraiment lu le livre ;

il l’a probablement seulement survolé, comme le font les journalistes pressés… _ ;

l’autre (de 59′), sur France-Culture, dans l’émission Par les temps qui courent, le 19 février, avec Marie Richeux :

L’Amour ne survit pas dans la société, il faut le tenir secret, dans l’abri

_ la rencontre, là, cette fois-ci, est tout à fait passionnante ;

non seulement l’interlocutrice est véritablement entrée dans le livre, et pose de justes questions, ou propose de légitimes relances,

mais, surtout, la parole (parfaitement libre, et très inspirée) de l’auteur se déploie absolument merveilleusement !!! Un très, très beau moment…

En forme d’introduction à tout cela,

ce bel article, La Peau du temps, de René de Ceccatty, le 8 septembre 2006 dans Le Monde des livres,

à propos de ce que celui-ci qualifiait alors de « la limpidité de ses derniers livres parus« 

dans le livre Hyperrêve, en 2006 _ il y aura bientôt douze ans _ :

La peau du temps

Hélène Cixous explore les tragédies
de l’intime dans Hyperrêve, un récit habité par le vieillissement de sa mère
et le deuil du philosophe Jacques Derrida


Certains lecteurs ont perdu le sens musical _ remarque et expression justissimes ! _, celui qui leur permettrait de retrouver, chez un auteur, les tonalités familières _ immédiatement reconnues à l’oreille de la lecture _ qui leur donneraient le sentiment d’être en sécurité _ c’est-à-dire en terrain de reconnaissance ! mais pour aller bien plus loin que le déjà su… _, le temps de la lecture _ « Le style, c’est l’homme même« , avait excellemment compris Buffon, dès la fin du XVIIIe siècle. Les mélomanes connaissent bien cette sensation _ oui _ qui fait que, entendant pour la première fois une pièce musicale, ils l’attribuent sans difficulté _ avec amour (ou haine) : en tout cas par passion bien incarnée en eux _ à un compositeur. Hélène Cixous, pour être lue et aimée, demande que les lecteurs récupèrent cette faculté _ d’oreille musicale, donc. Elle a construit son œuvre, contrairement aux préjugés qui traînent encore et qui en ont interdit l’accès à ceux qui seraient prêts à y entrer, avec une parfaite liberté _ celle des vrais créateurs (et non des suiveurs, profiteurs de modes…).

Joyce, auquel elle a consacré sa thèse, lui a montré une voie. Puis Kafka, puis Proust. Et il y a l’ami « pour toujours » _ d’éternité, donc _, Jacques Derrida, avec lequel elle a entretenu un dialogue constant, qu’elle prolonge _ tout naturellement _ au-delà de la mort du philosophe _ un vrai dialogue ne s’interrompt jamais : il marche de plain-pied dans l’éternité de ce qui fait (et ouvre) nourricièrement sens : le plus essentiel parmi ce qui peut se rencontrer de vraiment substantiel en une vie… La mort, donc, n’y peut rien, tant que survit la mémoire de l’autre ; voire que vit et resplendit l’œuvre, pour qui sait apprendre à la lire, l’écouter, la regarder, se prêter, jour après jour, à sa lumière… Là est la puissance (et le critère implacable) de tout art vrai, au regard du public. Et le théâtre, pratiqué essentiellement avec Ariane Mnouchkine et parfois avec Daniel Mesguich, l’a incitée à adopter une autre forme de communication, se tournant vers d’autres mondes, sans se couper d’elle-même.

Depuis quelques livres, on dit qu’Hélène Cixous est devenue « plus facile ». Elle a rendu plus directe _ voilà _ une réflexion sur son père, sur sa mère, sur son fils né handicapé et disparu très petit, sur ses ascendances juive et allemande _ ses proches, auxquels elle est profondément reliée _, sur sa jeunesse algérienne. Mais les thèmes _ à variations à venir _ étaient tous là, dès les premiers livres. De même que demeure toujours ici l’usage très vif _ qui nous incombe aussi, à tous ! _ de la mythologie, de la psychanalyse, de la littérature aimée (Stendhal, Montaigne, Balzac et bien d’autres). Toujours, Hélène Cixous a parlé de sa vie familiale _ à la fois très ouverte et durement bousculée par l’Histoire (avec l’enjeu de la survie) _, de ses rencontres, du monde extérieur et intérieur – les guerres, les violences politiques, l’existence quotidienne, les liens affectifs, et quelques lieux _ mais oui : ceux où l’esprit souffle (et qu’on le ressent) ! _, près d’Oran, près d’Arcachon, dont la tour du château de Montaigne _ qui m’est viscéralement chère : de chez moi, dès ma petite enfance, je m’y rendais à pied _, au sens symbolique très fort – dans un monologue que suspendent parfois des saynètes oniriques ou que viennent tempérer des dialogues très simples, très vivants, très drôles : avec son frère qu’elle avait un peu prématurément décidé, dans un livre précédent, de réduire au silence, et avec sa mère.

Stupéfiante digression

Cette mère, Eve Klein, d’origine allemande, est le centre de ce récit. Disons plutôt que c’est un thème _ au sens musical, donc _ principal _ mais pas unique. Ce n’est pas la première fois, mais jamais il n’avait été traité avec autant de présence, de ferveur, de précision _ remarque puissante et cruciale pour le lecteur que nous allons être aussi : qu’attendons nous donc d’un livre, d’une œuvre, d’un chef d’œuvre ? Présence et ferveur ; via la plus grande précision. Elle est atteinte d’une maladie de peau, rarissime, auto-immune, qui n’affecte que les nonagénaires et exige des soins quotidiens (que sa fille, Hélène, lui prodigue). Cette intimité ne provoque chez le lecteur aucun sentiment de gêne. Pas plus que la réflexion de l’auteur, qui la sait « avant la fin », c’est-à-dire au seuil de la mort. Le lecteur n’est pas embarrassé, parce qu’il ne s’agit pas d’impudeur : tout est _ en effet ici, au fil superbe des divers flux du texte _ matière à approfondissement, à intériorisation, à connaissance de soi et de l’autre _ voilà : l’aventure risquée d’une connaissance exploratoire hyper-attentive de (et à) ce qui est là, rendant pleinement grâce, par dû, mais aussi pleine reconnaissance de ce dû, à ces vies. Ne sont gênants _ en effet _ en littérature que les allusions _ opaques _, les appels usurpés à une basse _ par sa vulgarité _ complicité, les demi-mesures. Le traitement frontal d’un sujet ne suscite aucun malaise _ c’est juste. « Je serai cette peau demain » _ voilà ! un augure… _, tranche l’auteur en oignant le corps de sa mère. Cela suffit à déchirer le voile de distance _ de notre part aussi _ que pourrait tendre une excessive crudité.

Le vieillissement d’un être cher ne peut être aussi que le nôtre _ en effet ! La peau d’Eve devient alors l’image visible _ et qui nous est commune, générale _ du temps. « Tu es le temps », répète Hélène à sa mère _ le temps si précieux (quans nous accédons à la grâce inespérée de moments, parfaitement sensibles, d’éternité) de la vie. Et le livre tout entier apparaît comme un chant lyrique _ une célébration _ adressé au temps _ même. « Quand je peins ma mère, je peins la peau du siècle. Ce vingtième siècle si grand vu de loin, si petit vu de l’intérieur quand on est dans son wagon archiplein à ramper pour trouver une couchette et qui n’a pas arrêté un instant de faire l’histoire de ma mère _ comme d’autres parmi nos proches : pour moi, au premier chef, mon père. Chaque fois qu’un ulcère cicatrise il y en a un autre qui prend la suite du pus. On ne peut pas guérir. » De ce temps circulaire _ si cruellement répétitif ! _ se détachent quelques dates, quelques événements. Non pas seulement l’année 1971 où Eve Klein a dû quitter l’Algérie où elle avait vécu, en exerçant le métier de sage-femme. Mais des dates qui appartiennent à un « patrimoine de l’humanité ». La particularité du « ton Cixous » est qu’avec le plus grand naturel _ voilà ; et ô combien poétique sans le moindre pathos ! _, l’écrivain passe de tableaux intimes et familiaux à des analyses politiques et culturelles. De la scène intime à la scène publique. C’est, du reste, une des leçons du Théâtre du Soleil, qui pour toute évocation d’un drame historique ou politique a, en général, préféré le langage individuel, de personnages obscurs à la représentation démonstrative des grands de ce monde.

Un événement familial très étrange (la récupération d’un sommier de Walter Benjamin, à la fin des années 1930 _ était-ce dans le quartorzième arrondissement, où vivait Benjamin ? _) est le point de départ d’une stupéfiante digression. « Ton livre est sur Benjamin ? dit mon frère. – Sur les astres du déménagement dis-je, sur les trous dans les murs du dernier refuge, sur l’état des tapisseries. – C’est étrange, dit mon frère. J’aimerais comprendre. »

Le deuil de Jacques Derrida envahit, bien sûr, ces pages. Mais d’une autre manière que dans les essais que l’écrivain lui a consacrés (Portrait de Jacques Derrida en Jeune Saint Juif, Voiles, ou, plus récemment, Insister). Le philosophe est là, avec quelques-unes de ses phrases qui résonnent encore douloureusement : « On peut toujours perdre encore plus. » Ou « Moi, je suis toujours et chaque fois en train de lui rappeler, de mon côté, qu’on meurt à la fin, trop vite. » Ou le commentaire de la phrase de saint Augustin « Sero te amavi » (« Je t’ai aimée trop tard »). Il faut lire ces pages comme des échos d’analyses plus discursives que l’on trouvera ailleurs. Comme des échos tremblants d’émotion _ voilà : « admirable tremblement du temps« , a dit Chateaubriand… _, dans cette zone intermédiaire entre les visions du sommeil et leur description éveillée. Hélène Cixous a rédigé son livre, ses livres, dans cette marge-là _ nourricière, inspiratrice, ô combien vivante en sa vibrante et douce intensité.

René de Ceccatty

….

Relire Hélène

Bien que l’on ait dit qu’Hélène Cixous avait « changé de style » avec Or, Les lettres de mon père, suivi par Osnabrück (éd. Des femmes, 1997 et 1999) et par Les Rêveries de la femme sauvage (Galilée, 2000) qui ouvre un véritable cycle autobiographique – Le Jour où je n’étais pas là (ibid. 2000), Benjamin à Montaigne (2001), etc. –, il n’est pas d’œuvre plus fidèle au projet initial, lancé par sa thèse sur Joyce, L’Exil de Joyce ou l’art du remplacement (Grasset, 1968). Si, depuis son premier recueil, paru chez Grasset en 1967 (Le Prénom de Dieu), suivi par son prix Médicis, Dedans (ibid. 1969), ses publications se sont divisées en « fictions », « théâtre » et « essais », croisant souvent son travail d’enseignante à l’université de Vincennes (qu’elle a cofondée), puis de Nanterre, poursuivi par son séminaire au Collège international de philosophie et ses activités de dramaturge dans la compagnie d’Ariane Mnouchkine, elles ne sont jamais fermées sur elles-mêmes, mais se renvoient l’une à l’autre.

Et l’on est en présence d’un ensemble d’une rare cohérence : chaque livre pouvant servir de filtre ou de clé aux précédents. La multiplication de ses éditeurs (outre ceux qui ont été cités, Gallimard, pour La, 1976, et Le Livre de Promothéa, 1983, le Seuil pour Tombe, 1973, Prénoms de personne, 1974, Révolution pour plus d’un Faust, 1975) est à l’image non de ses hésitations, mais des incertitudes éditoriales _ hélas _ et des influences internes _ tristement parasites _ aux grandes maisons. Il est temps de relire les premiers livres d’Hélène Cixous, Neutre, Illa, Souffles, Angst (disponibles pour la plupart aux éditions Des femmes), à la lumière limpide des derniers (parus chez Galilée).

R. de C.

 

Ce vendredi 2 mars, Titus Curiosus – Francis Lippa

 

 

Pour décrypter ce que peut être « un savoir gai » : un travail d’exploration de William Marx

15jan

Pour explorer et décrypter ce que peut être, en sa spécificité et son étrangement  _ qui est ici un substantif _, l’être-au-monde _ toujours en décalage et toujours au moins en léger déport de situation et vision _ d’un homosexuel _ lambda _,

par rapport à la situation et vision majoritaire et dominante des hétérosexuels _ si tant est que généraliser ait du sens : un peu, au moins, probablement ; et aboutisse à ce qui peut, au-delà de l’expression nietzschéenne de « gai savoir« , se nommer authentiquement un « savoir » un tant soit peu efficace et utile _,

vient à point, ce mois de janvier 2018, aux Éditions de Minuit,

Un savoir gai, de William Marx,

en 33 courts et vifs et alertes _ et ardents militants de la cause… _  chapitres, classés par ordre alphabétique (Altérité, Cabinet secret, Communauté _ voilà _, Communion virile, Contingence, Couples, Désastre, Égalité Liberté, Espérance de vie, Esthétique, Étrangement, Évangile, Fascination, Faux départs, Hypersexualisation _ certes ! _, Invisibilité, Libido sciendi, Littératures, Mathématiques, Mimétisme, Modèles, Pédophilie, Permutabilité, Prostitution, Refuges, Scepticisme, Signes et symétrie, Surface/profondeur, Taille _ du pénis _, Terreur, Urgence _ oui ! _, X, Zeus),

et un Préambule _ tout à fait judicieux, et intitulé, lui, Sexe et pensée.

« La sexualité informe ton esprit : elle lui donne forme.

Elle contribue à la singularité _ voilà _ de ton point de vue sur le monde«  ;

Avec encore cette précision informative sur la perspective de ce livre, page 9 :

« Ce n’est pas tout le sexe qui sera pensé ici, ni tout le sexe qui pensera.

Plutôt la partie désir _ voilà _ de la vie sexuelle,

la façon dont elle informe _ et forme aussi, en le dé-conformant du modèle majoritaire dominant _ l’individu, et dont elle l’informe sur le monde. Sur la culture et sur la société en particulier.

La sexualité implique un rapport particulier au vrai, au beau, au bien ;

autrement dit une épistémè, une esthétique, une éthique, une politique« .

… 

Avec pour conséquence que, page 10 :

« cette différence _ celle qui « t’a fait naître ou devenir amant de ceux de ton propre sexe » et qui « te sépare du plus grand nombre« est le levier _ voilà _ par lequel tu mettras en évidence l’imbrication _ oui _ du sexuel et de l’intellectuel. Toute connaissance _ et tout « savoir« , donc _ t’arrive transformée par cette orientation différente«  ;

si bien que, « à tout prendre, tu prétends davantage expliquer _ ici même _ aux hétérosexuels l’hétérosexualité _ qui, bien trop évidente, leur demeure impensée _ par le simple jeu des différences : on ne se connaît singulier que par la comparaison.

Le monde autour de soi est tellement univoque que les hétérosexuels n’ont guère l’occasion _ quant à eux _, à moins de la chercher, de se confronter à l’altérité« .

Et, page 11 :

« pour _ enfin un peu _ savoir il fallait d’abord ignorer, être perdu, désorienté _ et s’en apercevoir, le découvrir, en prendre peu à peu ou soudain conscience.

La note fondamentale de ton expérience, c’est _ donc _ l’étrangement »…

Et qui, pour le lecteur que je suis,

vient prolonger _ mais sur un tout autre mode d’écriture : analytique et disons sociologique, ici ; assez loin d’une investigation de la singularité idiosyncrasique (et littéraire) de l’auteur ! _ ce que j’ai pu découvrir et apprendre ces six derniers mois, en parcourant de fond en comble l’œuvre autobiographique passionnant à décrypter de René de Ceccatty,

à commencer, tout particulièrement, par cet extraordinaire et sidérant récit très détaillé, publié en septembre 1980 aux Éditions de la Différence, qu’est Jardins et rues des capitales, dont les trois chapitres s’intitulent respectivement : Hugues, Jacques ; Samuel en Samantha ; et Roma-Fanfilù _ une entreprise probe et courageuse de lucidité comme il en existe bien peu. Un chef d’œuvre !!!

Voir là-dessus mon article de synthèse, le 12 décembre dernier, sur Enfance, dernier chapitre : Lire, vraiment lire, ce chef d’œuvre qu’est « Enfance , dernier chapitre », de René de Ceccatty (et au-delà : à propos de tout l’œuvre autobiographique de René de Ceccatty) ;

et écouter le podcast de notre entretien sur ce merveilleux livre, tout de singularité, ainsi que sur la traduction de la Divine Comédie de Dante. 

L’entreprise, ici, de William Marx, a en effet d’abord et surtout, me semble-t-il,  une visée défensive de ce que je nommerai la communauté homosexuelle,

et cela en un temps d’offensives virulentes d’homophobie _ par exemple de la part de la-dite « manif’ pour tous«  à l’égard de ce qui a été nommé « le mariage pour tous« 

William Marx n’aborde pas frontalement ses expériences personnelles _ car tel n’est pas l’objet de son livre _ même s’il lui arrive, à l’occasion, de le faire : quand il s’agit de prendre des exemples précis…

En son important et fort intéressant chapitre « Scepticisme » (pages 139 à 142),

qui débute par ces phrases :

« Longtemps tu n’as pas su que tu étais gai.

Du moins en as-tu douté voilà _, alors même que tu as toujours été attiré par les jeunes gens un peu plus âgés que toi. Tu voulais les imiter dans leur façon de s’habiller. Tu cherchais les occasions de voir des corps masculins nus. Leurs organes sexuels te fascinaient. Par ailleurs, tu n’éprouvais aucun de ces sentiments à l’égard des jeunes filles et des femmes, qui te laissaient indifférent.

Pour autant, tu ne croyais pas _ voilà _ que ton attirance pour les hommes et les jeunes gens fût en rien sexuelle _ mais seulement pré-sexuelle, en quelque sorte. A tes yeux _ voilà _, cette attirance montrait justement que tu n’étais pas encore entré dans le monde _ actif et pragmatique _ de la sexualité, avec ses désirs et ses besoins _ efficients _ propres«  ;

et d’ajouter même, à la page 140 :

« Il n’est pas impossible que cette conviction ait _ carrément _ freiné l’épanouissement de ta sexualité physiologique. Tu ne découvris en effet la masturbation que vers la fin de ta dix-septième année _ en 1983 _, bien que tu en connusses l’existence théorique _ livresque seulement _ justement par ce livre d’éducation sexuelle _ que ses parents lui avaient en effet offert « vers l’âge de onze ou douze ans », soit dès 1977 ou 78. Mais tu ne savais pas comment procéder _ dans la pratique effective de la chose _ malgré tes efforts (…), et puis sans doute ce besoin organique ne se manifestait-il pas avec suffisamment de force pour t’obliger à trouver la solution ; celle-ci ne t’apparut que fort tard, donc » ;

au point même d’avoir cru « que ce retard _ physiologique _ était dû à ta suractivité intellectuelle, au fait que ta vie disparaissait tout entière dans les livres que tu lisais avec boulimie, arrêtant ainsi _ rien moins ! _ ton développement physiologique. »

Et ce n’est qu' »une fois découvert _ un peu plus tard _ le plaisir sexuel » que « tu sus alors fort bien que ton désir te portait vers ceux de ton sexe, puisque c’étaient les seuls _ par contre-épreuve _ qui excitassent ta sensualité. Mais longtemps _ encore _ tu n’osas croire à la réalité et au caractère définitif _ voilà le principal point d’incertitude alors _ de ton propre désir. (…) Tu pensas longtemps _ encore, par conséquent _ que ton développement sexuel _ normal, attendu : selon les normes du manuel de sexualité qui faisait autorité ! _ ne se terminerait pas là et que tu finirais par aimer les femmes. »

en son important et trés intéressant chapitre « Scepticisme« ,

William Marx narre, en effet, alors, page 140-141, un épisode charnière de sa vie affective et sexuelle, survenu en 1988, alors qu’il avait 22 ans, et qui allait asseoir enfin la conviction de son orientation sexuelle :

« A l’âge de vingt-deux ans _ en 1988, donc _, je voulus voir ce que donnerait l’amour avec une femme : l’acte fut accompli, at par deux fois même, mais sans désir et sans plaisir particulier.

Ce fut la preuve que tu attendais : tu n’aimais et n’aimerais jamais que des hommes, et tu en pris ton parti. Tu crus enfin en ton désir _ au-delà de ce qui pouvait n’apparaître que comme un pur et simple fantasme.

Ta vision du monde en fut _ totalement _ changée. Quelques semaines plus tard _ en 1988, donc _, tu déclaras ta flamme à celui _ Erwann ? _ qui deviendrait le compagnon de ton existence _ pour un moment ? pour jamais ? l’auteur ne le précise pas _ et autour duquel tu tournais depuis de longs mois déjà.« 

Avec ces bien intéressantes déductions, à la page 141 :

« Pour toi, l’apprentissage de la sexualité gaie coïncida avec celui d’un scepticisme généralisé. 

Scepticisme à l’égard de mon propre désir, d’abord, auquel tu n’osais pas accorder ta confiance.

Scepticisme à l’égard des discours, ensuite. De tous les discours, de tous les maîtres, même les plus autorisés ou, plus exactement, surtout ceux-là, c’est-à-dire ceux qui prétendent dicter ta vie : maîtres et discours politiques, religieux, philosophiques, scientifiques, dont, même si certains peuvent t’attirer, tu te sens toujours séparé, comme par une cloison mince quoique infranchissable. A la base de tout discours sur le monde, tu perçois _ du fait de cet étrangement de cette homosexualité hors normes dominantes ? _ une illégitimité. Tu te méfies des autorités. Tu te méfies des théories, de toutes les théories.

Mais tu te méfies également de toi-même, de ce que tu peux penser _ réduit ainsi à l’incertitude foncière et sans fond et sans fin du croire : sans jamais parvenir à la légitimité d’un savoir objectivement assuré.

Tu n’es pas certain de détenir une vérité.

A chaque phrase que tu écris, tu voudrais apporter un correctif, une concession _ à la Montaigne (« tant qu’il y aura de l’encre et du papier au monde« ), à la Proust, à la Shakespeare _,

parfois même écrire la phrase inverse.

Ecrire, c’est s’engager dans une instabilité profonde : tu dois croire au moins un instant à ce que tu penses pour pouvoir l’écrire.

Or pour toi le moteur de l’écriture réside au contraire dans la méfiance _ oui : le doute actif _ à l’égard de ce qui est jeté sur le papier, dans le besoin d’ajouter _ voilà ! _ pour corriger et compléter _ les deux !! _ ; et ainsi avance _ en effet ! _ le texte _ la ligne, la phrase, la page _, parce que, tu en as le sentiment profond, aucune phrase ne dit jamais _ à elle seule _ la vérité _ même celle-ci.« 

Je veux aussi m’arrêter aux remarques du chapitre « Terreur » (aux pages 153 à 155),

rédigées à l’occasion d’un rêve, ou plutôt un cauchemar, la nuit du 29 novembre 2015 :

« la date importe« , souligne William Marx en ouverture du chapitre, page 153 _ rappelant, à la page suivante, les « terroristes du 13 novembre 2015, quinze jours plus tôt » que ce cauchemar : « les terroristes de novembre ont pris ton inconscient en otage : tu découvres qu’il y a, tapie au fond de toi, la peur d’être visé en tant que gai, parce que gai«  _ ;

en voici le détail :

« Rêve cette nuit (29 novembre 2015 _ la date importe). Dans un paquebot, avec les officiers du commandement. (…) Tu te rends compte que tout l’équipage est gai. Un sentiment de familiarité _ communautaire, William Marx y revient à d’autres reprises, notamment à propos des sentiments (à la fois rassurants et euphorisants) que suscite en lui la Gay Pride, en son chapitre « Communauté«  (pages 27 à 30) _, de connivence, de joie tendre, d’excitation t’envahit.

Mais tu n’as pas le temps de profiter de ce bonheur. Tout à coup, les lumières s’éteignent au fond de la salle, puis de plus en plus près de toi, comme si des rangées de néon étaient mises successivement hors circuit. Tu entends des cris angoissants. L’ombre s’avance vers toi.  Elle va bientôt tout recouvrir. Au dernier moment, sur le point d’être atteint par la nappe d’obscurité, tu vois dans le noir une silhouette masquée poignarder _ voilà _ chaque participant à la fête, l’un après l’autre. Elle se précipite sur le nouveau commandant et son copain, les assassine, avance vers toi et te donne un coup de couteau dans le ventre. Tu te réveilles.

Le récit de ce rêve, que tu te lis, te terrorise encore.


Tu y trouves beaucoup d’échos
_ en tant que « restes diurnes » du rêve… _ de la journée précédente, où tu avais écrit un texte comparant la Cité radieuse de Le Corbusier _ à Marseille : ville portuaire… _ à un paquebot sans commandement ni équipage ; tu y évoquais le souvenir d’un bal masqué organisé sur le toit-terrasse. La veille au soir, tu avais également aperçu au théâtre _ à Marseille, aussi ? _ le beau Tancrède avec son copain, assis juste derrière toi. Tout ce vécu du jour d’avant explique parfaitement le rêve _ jusqu’à la scène finale exclusivement.

A partir de ce moment,

le rêve a associé spontanément la vie gaie _ ainsi donc raisonne, en cet essai, William Marx ; à la différence, me semble-t-il, de René de Ceccatty, en ses récits autobiographiques ; qui sont en permanence seulement au singulier, eux ; à l’exclusion de considérations communautaristes de quelque sorte que ce soit, y compris sexuelles… _

à la menace homophobe _ très vivement ressentie par William Marx _,

aux terroristes du 13 novembre 2015, quinze jours plus tôt,

à la Troisième Intifada (celle des couteaux),

et il a tourné instantanément au cauchemar.

La perception d’un bonheur gai idéal a créé d’elle-même son négatif, cédant la place à un sentiment de terreur.

Ce songe effrayant te révèle une peur que tu croyais ignorer : sans que tu t’en rendes compte, tu as assimilé confusément l’idée d’une menace _ générale _ planant sur les gais _ pris en tant que communauté. La terreur a gagné à ton insu. Le sentiment d’insécurité triomphe alors même que tu ne te savais pas en danger. Les terroristes de novembre ont pris ton inconscient en otage : tu découvres qu’il y a, tapie au fond de toi, la peur d’être visé en tant que gai, parce que gai.

Tu te souviens d’un soir dans ton quartier _ je suppose à Paris, cette fois, et non plus à Marseille _, il y a quelques années, où tu rentrais du cinéma en compagnie d’Erwann _ le compagnon de William Marx. Il était tard, il n’y avait personne, croyiez-vous, et vous vous teniez par la main. Tout d’un coup, dans le noir, des cris, des insultes : c’était un groupe de jeunes au fond de la rue, que vous n’aviez pas vus. Vous vous êtes lâché la main, vous avez pressé le pas, vous vous êtes demandé s’ils allaient vous poursuivre. C’était en plein Paris _ voilà.

Il y a toujours pour les gais _ du moins identifiés et repérés comme tels : sortis du placard… _, dans le noir, une menace _ de mort ! _ qui rôde, invisible, prête à surgir au dernier moment, à l’instant où ils s’y attendent le moins« …

Avec ces remarques de conclusion du chapitre, page 155 :

« Au cas où vous l’oublieriez, il se trouve toujours des gens de haute moralité _ et d’extrême et totale et parfaite bonne conscience d’eux-mêmes, et d’un déchaînement de haine proprement hallucinant : les haineux sauvages bon chic bon genre de la manif pour tous ! Jamais je n’avais vu dans des regards et entendu proférer dans des cris tant de haine qu’en croisant, par hasard, leur manifestation, place Gambetta, à Bordeaux ! Cf aussi le merveilleux portrait du Tartuffe de Molière… _ pour vous rappeler que vous vivez sous un régime d’excessive _ pour la parfaite suffisance fermée de leur absolue bonne conscience ! _ tolérance : ils défilent parfois sous des bannières à la gloire de la famille dite traditionnelle.

Tu as presque hont d’écrire cela en France aujourd’hui, dans cette ville et ce pays où deux hommes ou bien deux femmes peuvent se marier devant madame ou monsieur le maire, où chacun peut vivre sa sexualité plus librement que presque partout ailleurs dans le monde. Tu l’écris comme soulagé d’avoir échappé _ provisoirement du moins ; mais le limes ressenti demeure ineffaçable : il fonctionne comme avertissentent envers la menace des haineux : ah les excellents paroissiens ! _ à la traque, avec l’espoir que le cauchemar ne reste qu’un cauchemar.

A ta grande surprise la peur t’a rattrapé« .

Un regard assurément très intéressant.

Je dois cependant encore un peu affiner, compléter, corriger à la marge mon commentaire de ce très intéressant essai de William Marx ;

notamment commenter son excellente expression de « myriade de décalages », à propos de ce qu’il nomme « l’existence gaie », aux pages 27 -28 (dans la rubrique « Communauté ») :
pour lui, « un gai » n’est pas « qu’un homme qui aime les hommes en lieu et place des femmes, et rien de plus. Comme si cette différence était du même ordre qu’une préférence alimentaire ou esthétique. (…) Comme si cela n’engageait pas une myriade de décalages _ voilà _ qui font de cette vie tout autre chose que la vie d’un amateur de polars, de jaune canari ou de poires conférence ».
 
Ainsi, élargissant son éloge du jour de la Gay Pride, dit-il aussi, et là je tique un peu : « Tu ne diras jamais assez l’importance des amis gais. Tu en as d’hétérosexuels, bien sûr, et qui savent que tu es gai. Pourtant la communion _ voilà un terme qui me gêne _ ne sera jamais aussi complète _ quel étrange idéal ! _ qu’avec des gais, quand les sous-entendus et les implicites partagés autorisent la compréhension parfaite _ tiens donc ! _, celle qui n’a pas besoin de mots _ halte là ! _ et se contente d’un rire ou d’un regard complice _ c’est commode, mais c’est aussi assez superficiel, et ce peut être lourd de mé-compréhensions : pour ma part, je me méfie beaucoup de ce qui prétend faire l’économie du dicible et faire l’éloge de l’ineffable. Toute zone d’ombre a alors disparu : vous vivez alors, le temps d’une soirée, dans une transparence nouvelle _ vraiment ? _, celle-là même dont vous avez soif _ vraiment ? cette idée ne m’agrée pas du tout : ni l’amour vrai, ni l’amitié vraie n’ont pour but la transparence ou la fusion : seulement l’entente profonde de l’autre en son altérité (aimée et respectée, et en partie, mais dans la différence de l’altérité (aimée) de l’autre, partagée) _ le reste du jour et de la semaine. Ces moments-là sont délicieux. Les amis ont beau t’être chers, ce ne sont que des amis _ ah ! bon ! _, peu nombreux, triés sur le volet _ comme si faire nombre était ce qui importait ici à l’affaire ! Non ! La Gay pride, c’est la société tout entière. Elle en donne du moins l’illusion _ ici un éclair de lucidité… (…) Ce jour-là et lui seul, tu fais corps _ tiens donc ! _ avec autrui _ quelle illusion ! _, simplement, directement, totalement, comme le font _ tiens donc ! _ sans le savoir _ qu’est ce que cela peut-il donc être ? _ les hétérosexuels. (…) La vraie joie (…) est celle d’avoir aboli le limes qui te séparait du mondeComme s’il s’agissait d’être majoritaire… Cela me rappelle l’expérience forte et inoubliable (tout, et partout, dansait !!!) des fêtes de Pampelune (au terme de ma première année d’enseignement à Bayonne, au mois de juillet 1972, avec un ami basque, décédé depuis) : un très gai luron ! Sur la fête, lire les percutants et décapants Essais de Philippe Muray.
D’autre part, cette « myriade de décalages » de la part des écrivains qui me plaisent tout spécialement, et que je trouve chez certains écrivains ouvertement homosexuels, tels un Christopher Isherwood (par exemple en Un Homme au singulier) ou un E. M. Forster (par exemple en Maurice) ;  je la trouve aussi chez certains _ mais pas tous _écrivains juifs, tel un Joseph Roth (par exemple en La Marche de Radetsky ou La Crypte des Capucins), ou un Philip Roth (par exemple en Patrimoine, ou  Ma vie d’homme) ; et chez certains écrivains noirs, tel un Percival Everett (en Blessés ou Effacement). En chacun de ces regards d’écrivains, c’est la singularité de ces « myriades de décalages » qui est proprement irremplaçable à suivre et découvrir, et passionnante à partager…

Titus Curiosus – Francis Lippa, ce lundi 15 janvier 2018

A méditer pour réfléchir sur les mésusages idéologiques de la littérature (et des Arts)

24déc

Pour donner à méditer sur des brouillages malencontreux entre Art et idéologie, entre littérature et communication,

voici _ et tels quels, sans nulle farcissure de ma part _ deux articles donnant _ à chacun _ à penser _ par devers soi, davantage qu’à polémiquer en place publique _ :

Sur littérature et communication.

Ces deux articles d’André Markowicz et de Bernard Chambaz

https://m.facebook.com/andre.markowicz/posts/2053869254825376

André Markowicz : « Aux Invalides, c’était juste la vieille droite »


Qu’a fait Jean d’Ormesson, à part avoir « bien écrit », pour qu’un hommage national lui soit rendu ? Dans une tribune au « Monde », le traducteur et poète s’interroge sur le geste politique d’Emmanuel Macron.

LE MONDE | 11.12.2017 à 11h01 • Mis à jour le 11.12.2017 à 11h25 | Par André Markowicz (Traducteur et poète)

En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/idees/article/2017/12/11/andre-markowicz-aux-invalides-c-etait-juste-la-vieille-droite_5227896_3232.html#f5OMvy0qjW3BH2iO.99

Ca avait commencé le jour d’avant. J’avais vu passer une déclaration de Françoise Nyssen, mon éditrice, une personne que je connais depuis plus de vingt-cinq ans, qui disait qu’il serait bon de rendre un hommage national à Jean d’Ormesson et à Johnny Halliday. Sur le coup, j’ai cru que ça devait être un hommage conjoint, dans la même fournée, et j’ai pensé _ qu’elle me pardonne _ qu’elle déraillait. Et bon, vous savez comme c’est, il y a plein de choses qui se passent en l’espace d’une heure, j’ai oublié cette déclaration, j’avais d’autres choses à faire.

Quand un ami m’a dit qu’un hommage national serait rendu à Jean d’Ormesson et à Johnny Hallyday, j’ai cru qu’il me faisait marcher. Mais non, c’était vrai. Quand, ensuite, on m’a dit que l’hommage à Jean d’Ormesson lui serait rendu aux Invalides, j’ai eu peine à y croire, mais non, pas de doute, là encore, c’était vrai.

J’avoue d’emblée que je n’ai jamais pu lire trois pages d’affilée des livres de Jean d’Ormesson – je le dis sans trop de honte. J’en ai feuilleté quelques-uns, sur les tables de libraires, et c’était toujours, comme on dit en français (et seulement en français) « bien écrit ». Quand je traduisais Les Démons, de Dostoïevski, je voyais se profiler des auteurs comme d’Ormesson derrière la figure de l’écrivain Karmazinov, qui, de fait, « écrit bien », et termine son œuvre en disant « merci ». D’Ormesson, lui, c’est par ça qu’il avait commencé : Au revoir et merci… Merci à ses lecteurs, merci à l’existence et à qui vous voulez – il était très content. Ça fait toujours plaisir de voir un homme content. J’ai toujours pensé qu’il était l’exemple parfait de « petit maître », issu d’une tradition bien française qui date du XVIIe siècle.

Bref, pourquoi d’Ormesson ? Et pourquoi aux Invalides ? Malraux avait eu droit à un tel hommage, mais Malraux avait été ministre, c’était une figure du siècle ; pareil, d’une autre façon, pour Césaire (au Panthéon). Mais qu’avait-on fait à la mort de Claude Simon, de Samuel Beckett et même d’Yves Bonnefoy ?

« Génie national »

Quand j’ai écouté le discours d’Emmanuel Macron, les choses se sont mises en place. C’était un beau discours, un discours littéraire, qui multipliait les citations, un hymne à « ce que la France a de plus beau, sa littérature »… Un discours mimétique, aussi : on aurait dit que le président de la République française se livrait à un pastiche du style de d’Ormesson pour prononcer son éloge funèbre,

La suite de l’article d’André Markowicz, ici :
https://m.facebook.com/andre.markowicz/posts/2053869254825376

Ou ici.


Tribune.

Mireille aux Invalides.
Macron, d’Ormesson et Johnny, images de la France.

Ça avait commencé le jour d’avant. J’avais vu passer une déclaration de Françoise Nyssen, mon éditrice, une personne que je connais depuis plus de ving-cinq ans, qui disait qu’il serait bon de rendre un hommage national à Jean d’Ormesson et à Johnny Hallyday. Sur le coup, j’ai cru que ça devait être un hommage conjoint, dans la même fournée, pour ainsi dire, et j’ai pensé, — qu’elle me pardonne — qu’elle déraillait. Et bon, vous savez comme c’est, il y a plein de choses qui se passent en l’espace d’une heure, j’ai oublié cette déclaration, j’avais d’autres choses à faire.

Quand un ami m’a dit qu’il y aurait un hommage à Jean d’Ormesson aux Invalides, j’ai cru qu’il me faisait marcher. Bon, je l’avoue d’emblée, je n’ai jamais pu lire trois pages d’affilée de ses livres — et dire que je suis mort de honte à l’avouer serait mentir. J’en avais feuilleté quelques-uns, sur les tables de libraires, et c’était toujours, comme on dit en français (et seulement en français) « bien écrit », comme si ça voulait dire quelque chose, de bien écrire, pour un écrivain. Mon ami Armando, à la Sorbonne, faisait ça : il regardait systématiquement les premières pages des romans sur les tables des libraires, et il livrait son jugement : « Oui, c’est pas Dante ».

Et donc oui, oui, oui, Jean d’Ormesson écrit bien. Il a une « belle langue ». Et non, Jean d’Ormesson, ce n’est pas Dante. Quand je traduisais « les Démons », ce sont des gens comme d’Ormesson qui m’ont servi d’images pour la figure de l’écrivain Karmazinov, qui, de fait, « écrit bien », et qui finit son œuvre en disant « merci ». Merci à ses lecteurs, merci à l’existence, merci à qui vous voulez — qui finit très content. Parce que c’est vrai que c’est très important, d’être content dans la vie. Parce que ça fait plaisir à tout le monde. D’abord à ceux qui vous lisent, et ensuite à soi-même. Et donc, bon, j’ai toujours pensé qu’il était, au mieux, l’exemple parfait du « petit maître », issu d’une tradition, là encore, bien française, qui date du XVIIe. C’est vrai, du coup, il représente une « certaine image de la France » — d’une certaine tradition française de la littérature, ridicule pour toute l’Europe depuis le romantisme — et qui n’est pas moins ridicule aujourd’hui.

Ce n’était pas une blague. Il y a eu un hommage aux Invalides. Pourquoi aux Invalides ? Est-ce que d’Ormesson avait, je ne sais pas, accompli des actes héroïques au service de la France, ou est-ce qu’il avait été victime du terrorisme ? Etait-il une figure de l’ampleur de Simone Veil ? Et quel écrivain français a été l’objet d’un tel hommage avant lui ? — Il y avait eu Malraux, je crois. Mais Malraux avait été ministre, il était une figure du siècle. Mais qu’a-t-on fait à la mort de Claude Simon ou de Beckett ou, je ne sais pas, celle de Francis Ponge ou de René Char, sans parler de Foucault, de Barthes ou de Derrida — et même d’Yves Bonnefoy ? — Il y a eu des communiqués de l’Elysée (ce qui est bien normal), mais jamais un hommage aux Invalides, c’est-à-dire un hommage de la République, en présence, qui plus est, des deux anciens présidents de la République encore ingambes que nous avons, à savoir Nicolas Sarkozy et François Hollande. — Qu’est-ce que ça veut dire, qu’on rende hommage à d’Ormesson de cette façon ? C’était ça, ma question.

Et puis, j’ai écouté le discours d’Emmanuel Macron. Et là, les choses ont commencé à se remettre en place : non, Françoise Nyssen n’avait pas déraillé du tout. Elle avait exprimé l’idée. Parce que ce discours est un moment majeur, pas seulement pour d’Ormesson, ou, plutôt, pas du tout pour d’Ormesson, mais pour la vision à long terme de la présidence de Macron — pour sa vision de la France. De sa France à lui.

Objectivement, c’était un discours formidable. Un discours littéraire, qui multiplie les citations, qui est un hymne à « ce que la France a de plus beau, sa littérature »… Un discours formidable aussi parce que mimétique : on aurait dit que Macron (ou Sylvain Fort, mais ça n’a aucune importance — en l’occurrence, c’est Macron, je veux dire le Président de la République française) faisait un pastiche proustien du style de d’Ormesson lui-même pour prononcer son éloge funèbre, en construisant, avec des imparfaits du subjonctifs gaulliens (et grammaticalement indispensables) un éloge de la clarté, qualité essentielle du « génie national». Et puis, j’ai entendu cette phrase : « La France est ce pays complexe où la gaieté, la quête du bonheur, l’allégresse, qui furent un temps les atours de notre génie national, furent un jour, on ne sait quand, comme frappés d’indignité. »

Dites, — comment ça, « on ne sait pas quand » ? Si, on sait parfaitement quand : d’abord, — non pas en France, mais dans l’Europe entière, au moment du romantisme, et de la Révolution française. Quand, d’un seul coup, c’est le monde qui a fait irruption dans les livres, et pas seulement dans la beauté des salons. C’est le moment du grand débat entre Racine et Shakespeare, oui, dans l’Europe tout entière. Et la remise en cause de la « légèreté comme génie national de la France », c’est, par exemple, tout Victor Hugo. Et puis, il y a ce moment de désastre, d’éblouissement qui reste, jusqu’à nous, une déchirure « irréfragable », selon le beau mot employé par Macron, le moment de Rimbaud — qui trouve la légèreté verlainienne, sublime, à la limite extrême de l’indicible, et la transforme en cette légèreté atroce et impensable, « littéralement et dans tous les sens », des « Derniers vers », et qui le laisse dévasté, Verlaine, et qui s’en va, en nous laissant, oui, aujourd’hui encore, nous tous qui parlons français, béants et bouleversés : et c’est après la catastrophe de Rimbaud que viendra, par exemple, celle d’un poète comme Paul Celan (qui lui est si proche).

Emmanuel Macron a cité les amis de Jean d’Ormesson : Berl, Caillois, Hersch, Mohrt, Déon, Marceau, Rheims, Sureau, Rouart, Deniau, Fumaroli, Nourissier, Orsenna, Lambron ou Baer… — Bon, Orsenna… 


Hersch… C’est Jeanne Hersch ? Et Sureau, c’est François Sureau (dont j’apprends qu’il écrivait les discours de Fillon) ? Et les autres… Berl, Mohrt, Déon, Marceau, Rheims, Rouart, Fumaroli, c’est, de fait, « une certaine idée de la France », — une idée dont je ne pourrais pas dire qu’elle est franchement de gauche. C’est de cette longue lignée dont parle le Président pour peindre, aux Invalides, dans le cadre le plus solennel de la République, la France qu’il veut construire. Et il le fait sans avoir besoin de dire l’essentiel, qui est compris par toute l’assistance : nous sommes dans le cercle du « Figaro », dans le cercle — très ancien — de la droite française la plus traditionnelle, celle des « Hussards », des nostalgiques de l’aristocratie. Parce qu’il faut bien le dire, quand même, non ? — la « légèreté » de Jean d’Ormesson, c’était quand bien ça qu’elle recouvrait : la réaction la plus franche — même si Dieu me préserve de mettre en cause son attachement à la démocratie parlementaire. —

Michel Mohrt, Marceau (Félicien, pas Marcel…), Michel Déon, Paul Morand, toute, je le dis, cette crapulerie de l’élitisme de la vieille France, moi, je ne sais pas, ça ne me donne pas l’image d’une France dans laquelle je pourrais me reconnaître.

L’impression que j’ai, c’est que par l’intermédiaire de Jean d’Ormesson, le Président rendait hommage à cette France-là, en l’appelant « la France », et c’est à propos de cette France-là qu’il parlait de son « génie national ». Et sans jamais employer de mot de « réaction », ou le mot « droite ».

Les Invalides, c’était pour ça. Pour dire la France dans laquelle nous vivons, maintenant que la gauche n’existe plus. Depuis qu’il n’y a plus que la droite. Dans cette légèreté des beautés esthétiques — et cela, alors même, je le dis en passant (j’en ai parlé ailleurs) que la langue française disparaît, en France même, par les faillites de l’enseignement, et, à l’étranger, par les diminutions drastiques et successives du budget alloué à l’enseignement du français. On le sait, la littérature, la beauté, c’est, je le dis en français, l’affaire des « happy few ».

Et puis, pour les « unhappy many », le lendemain, c’était l’hommage à une autre France, celle des milieux populaires, celle, censément, de Johnny Hallyday. Les deux faces du même.— En deux jours, les deux France étaient ainsi réconciliées par une seule voix, jupitérienne, celle des élites et celle du peuple. Je ne dirai rien de ce deuxième hommage, je ne me reconnais ni dans d’Ormesson, ni dans Johnny (que j’avais vu très grand acteur avec Godard). Mais paix à l’âme de Johnny, que la terre, comme on le dit en russe, lui soit « duvet », qu’elle lui soit, c’est le cas de le dire, « légère ».

Il y a eu deux hommages, un appel aux applaudissements dans le second, un silence grandiose à la fin du premier, et, moi, parmi les citations du Président, il y a en une sur laquelle j’ai tiqué, parce que, vraiment, je n’arrivais pas à la situer (je dois dire que je ne me souvenais pas de celle de « La Vie de Rancé », mais qu’elle est grande !..). Non, à un moment, Macron parle de Mireille.

« C’est le moment de dire, comme Mireille à l’enterrement de Verlaine: «Regarde, tous tes amis sont là

C’est qui, Mireille ? Dois-je avoir peur d’afficher mon inculture ? J’ai fouillé tout Paul Fort (enfin, pas tout…), il y a un poème célèbre qui devenu une très belle chanson de Brassens sur l’enterrement de Verlaine (Paul Fort y avait assisté)… et pas de Mireille. Je demande autour de moi, je regarde sur Google, il y a une autre chanson de Paul Fort, à « Mireille, dite Petit-Verglas », — mais, là encore, cette citation n’y est pas. Est-ce une espèce de condensé d’une citation de Brassens ? Sur le coup, dans ma naïveté, je me suis demandé s’il ne voulait pas parler de Mireille, vous savez, qui avait fait « le petit conservatoire de la chanson » à l’ORTF… Je me demande d’ailleurs si le jeune Johnny n’est pas passé chez elle. — Je plaisante. Et puis, Mireille, même si quand j’étais enfant, elle était vieille, elle n’était pas vieille à ce point-là. Donc, je ne sais pas qui est Mireille.

Je me demande ce qu’elle vient faire, cette Mireille, aux Invalides pour dire « tous tes amis sont là »… Si c’est une bourde (je ne vois pas laquelle), ou si, d’une façon plus bizarre, ce n’est pas comme une blague, procédé bien connu parmi les potaches, de fourrer au milieu d’une vingtaine de citations véritables, une citation totalement débile, que personne ne remarquera, histoire, justement, de ne pas se faire remarquer, parce qu’il ne faut pas dire que le roi est nu. — De mon temps, des copains khâgneux avaient fait une série de références à la pensée héraclitéenne de Jacob Delafond, auteur d’un « Tout s’écoule ». C’était, de la part de ces jeunes gens, un signe de mépris envers leur prof. De quoi serait-ce le signe ici ?…

Quoi qu’il en soit, cette Mireille, aux Invalides, elle participe à la construction de l’image de la France du président Macron. — Non, non, notre roi n’est pas nu. Il porte les habits de la « vieille France ». Ils sont très beaux. Ils sont très vieux. Mais ce ne sont pas ceux des grands auteurs du classicisme, — ce sont plutôt ceux des petits marquis.

Et puis, enfin, bizarrement, je ne sais pas comment dire : j’ai le cœur serré en pensant à Verlaine.

En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/idees/article/2017/12/11/andre-markowicz-aux-invalides-c-etait-juste-la-vieille-droite_5227896_3232.html#f5OMvy0qjW3BH2iO.99

http://www.lemonde.fr/idees/article/2017/12/12/bernard-chambaz-alors-d-ou-vient-mireille_5228645_3232.html

Bernard Chambaz : « Alors, d’où vient Mireille ? »

Dans une tribune au « Monde », l’écrivain revient sur l’analyse de l’hommage d’Emmanuel Macron à Jean d’Ormesson du traducteur et poète André Marcowicz.

LE MONDE | 12.12.2017 à 18h19 • Mis à jour le 12.12.2017 à 18h21 | Par Bernard Chambaz (Ecrivain)

En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/idees/article/2017/12/12/bernard-chambaz-alors-d-ou-vient-mireille_5228645_3232.html#SOdM1gWXSLz6i53C.99

Tribune.

Mireille m’avait échappé. André Markowicz l’a sortie pour moi de l’ombre dont les Invalides ne l’avaient pas sauvée.

Au cas où Mireille serait encore dans les limbes, le peu que j’aurais à en dire est ceci : Mireille n’est pas Mireille, mais Eugénie Krantz, dite Nini-Mouton, moitié mondaine moitié artiste de music-hall. Après l’enterrement de Verlaine (1844-1896), elle vendra ses porte-plumes sinon ses crayons, beaucoup de porte-plumes, et même plusieurs fois son dernier encrier. Je crois qu’elle n’a pas dit « tous tes amis sont là » mais « tous les amis sont là », ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Accessoirement, elle ne l’a pas dit d’une voix posée, mais elle l’a crié pour qu’on l’entende, qu’on sache que c’était bien elle qui détenait l’héritage. C’est seulement en fin d’après-midi, après la cérémonie officielle, que Philomène Boudin qui aimait vraiment Verlaine est venue déposer son petit bouquet de violettes au pied d’une montagne de rubans.

Il paraît qu’Eugénie était plutôt désagréable, le teint rougeaud, le visage ridé, « les yeux petits et méchants ». Peu importe, Verlaine la considérait comme sa « presque femme » et il habitait chez elle, rue Descartes. Le soir, ils s’étaient disputés. Elle avait crié plus fort que lui, elle ne l’avait pas relevé quand il était tombé du lit, elle s’en était allée, et il avait passé la nuit à se mourir à moitié nu sur le plancher gelé.

Fadaises

Sa tombe à lui est aux Batignolles. Depuis la Contrescarpe, ça fait une trotte, mais heureusement il y a des escales. Une messe basse par un froid de canard à Saint-Etienne-du-Mont, le premier Rossignol national veillé par une garde d’honneur avant qu’il ne reçoive l’hommage des clochards et des pierreux. Un adieu devant le Panthéon, une halte à côté de l’Opéra, le cortège battant la semelle derrière le corbillard « tout argenté de glaçons ». On peut parier que les sept discours sur sa tombe, il les a trouvés longs et que c’étaient des fadaises.

Alors, d’où vient Mireille ? A relire la nomenclature sempiternelle du discours, j’ai vu soudain passer le nom de Berl (1892-1976). On sait que son prénom est Emmanuel ; et je me suis rappelé qu’il avait eu une belle histoire d’amour avec Mireille, la chanteuse. Avec les préparatifs pour la Madeleine à la gloire de Johnny, on peut imaginer que la boucle était bouclée.

Franchement n’y-a-t-il pas un peu d’indécence à enrôler Verlaine dans ce compliment ?
Ce serait l’occasion ou jamais de rappeler le salut adressé par Léon Bloy (1846-1917) à « cet indigent qui avait crié merci dans les plus beaux vers du monde ».

Bernard Chambaz a notamment reçu le prix Goncourt du premier roman en 1993 pour L’Arbre de vies (F. Bourin). Il est l’auteur, entre autres, de 17 (Seuil, 144 pages, 15 euros) et d’A tombeau ouvert (Stock, 2016).

En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/idees/article/2017/12/12/bernard-chambaz-alors-d-ou-vient-mireille
_5228645_3232.html#SOdM1gWXSLz6i53C.99

A porter sereinement au débat…

Titus Curiosus, ce dimanche 24 décembre 2017

 

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