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En forme de post-scriptum à mon article d’hier soir sur l’expérience bouleversante de lire vraiment le « Toute la nuit » de Philippe Forest, relire l’article sur « l’urgence et la liberté de l’expérience du vivre » que constitue la lecture de son magistral « Le Siècle des nuages », de 2010…

09oct

Hier soir,

au moment d’achever de rédiger _ il était tard _ mon article-courriel « « ,

je n’ai pas pris le temps de relire cet autre article, en date du jeudi 28 octobre 2010 _ je me suis simplement contenté de donner le lien pour renvoyer à sa lecture… _ « « ,

que j’avais consacré à mon expérience _ très intense _ du lire son formidablement puissant, mais cette fois, en 2010, bien plus détaché _ des émotions originaires qui en étaient la source ardente, vive ; d’où mon expression significative de « à ce degré de tension calme«  _, mais tout autant, oui, simplement d’une autre façon _ plus apollinienne, si l’on veut, moins dionysiaque ; mais chaque grande œuvre n’a -t-elle pas son mode de vie singulier, voire absolument singulier ? unique même ?  mais oui !… _,  admirable, « Le Siècle des nuages » de 2010par rapport à son extraordinairement subjuguant « Toute la nuit » de 1999 ;

et donc second _ à mes yeux _ et à nouveau absolu chef d’œuvre de Philippe Forest, paru donc en 2010.

Revoici donc le lien à ce très détaillé _ et rétrospectivement, à sa relecture aujourd’hui dimanche 9 octobre 2022 (soit quelques 12 ans plus tard, assez éclairant _ article du 28 octobre 2010,

« « ,

sur ce chef d’œuvre absolument majeur, à nouveau, après le « Toute la nuit » de 1999, qu’est « Le Siècle des nuages » de 2010…

la vive lumière, au milieu du brouillard, du « Siècle des nuages », de Philippe Forest : une oeuvre majeure sur l’urgence et la liberté de l’expérience du vivre

— Ecrit le jeudi 28 octobre 2010 dans la rubriqueHistoire, Littératures

Philippe Forest

_ cf mon article d’avant-lecture de ce prodigieux roman qu’est Le Siècle des nuages, le 19 septembre dernier : Sur l’écrivain Philippe Forest : un très grand ! A propos des nuages, la transcendance au sein de (et avec) l’immanence _

est un écrivain absolument majeur _ nobélisable ! si l’on préfère : au moins je serai clair ! et en espérant que ce soit là un compliment ! Il y a là une telle dose difficilement supportable de « politiquement correct«  si superficiellement circonstanciel.. _ d’une lucidité confondante assez rare _ à ce degré tant d’intelligence que de sensibilité : l’une l’autre s’éclairant réciproquement magnifiquement à ce degré de tension calme _ dans la littérature française,

avec pareille intensité, ampleur et justesse, à la fois, de vue _ admirables : tant de finesse que de puissance ! _ à l’ère de l’empire _ commercial, lui… _ des petits formats que l’édition met bien obligeamment à la disposition de lecteurs désireux de divertissements légers et confortables pour rien qu’une heure, ou à peine plus, « à tuer« … : la marge d’hédonisme dilettante _ soit, un minimum de plaisir à l’exclusion, surtout, de la moindre peine ! _ des dits-lecteurs-consommateurs (d’entertainment !) n’en supportant pas plus…

 

En 556 pages, réparties en neuf chapitres

autour de 9 dates concernant et l’histoire de l’aviation durant le vingtième siècle, et _ fortement tissée à elle… _ l’histoire de son père, Jean V. Forest, né le 17 septembre 1921, à Mâcon, et mort le 26 novembre 1998, à Paris ; et pilote pour la compagnie Air-France de février 1946 au 30 septembre 1981,

quand, pour « son soixantième anniversaire passé depuis une dizaine de jours, mais profitant jusqu’au bout du sursis que lui laissait la compagnie, il se pose pour la dernière fois sur l’une des pistes de l’aéroport Charles-de-Gaulle, faisant rouler son appareil jusqu’au pied de l’un des satellites qui entourent le terminal« , page 472 du Siècle des nuages

_ neuf chapitres,

plus un prologue et un épilogue : cruciaux ;

le prologue, du côté du silence (et de la mort du père, Jean Forest : le 26 novembre 1998 : « en fin de matinée, il était sorti pour promener son chien, et, à quelques pas de la porte de l’immeuble, il s’était soudainement et sans raison apparente écroulé sur un des trottoirs de la rue de la Procession. Couché face contre terre« .., page 503) ;

et l’épilogue, du côté de la mère, née Yvonne Feyeux ;

et des conversations que le narrateur, Philippe Forest, leur fils (le quatrième d’une fratrie de cinq : Marie-Françoise, Patrick et Claude, nés entre 1946 et 1952, avant Philippe ; puis Philippe, né le 18 juin 1962 ; et enfin, le petit dernier, Pierre, né en 1964), va avoir et poursuivre avec elle, en la vieillesse tardive (elle est née le 2 novembre 1922) de sa mère (vieillesse marquée, notamment, par trois opérations importantes, qui la remettent à peu près sur pied en lui rendant et quelque chose d’une démarche de jeunesse, et la vision des couleurs !) dans la première décennie du nouveau siècle (qui n’est plus celui des nuages !) : la clé de tout, bien sûr !!! _,

et en des phrases souvent _ délicieusement _ très longues _ comme je les aime : à tiroirs et avec incises ; à la façon d’opérer de la mémoire… _ et _ somptueusement ! _ précises _ comme il le faut aux plus beaux des livres : ceux de Proust, Joyce ou Faulkner ; et Claude Simon… _ ;

l’auteur multipliant, et à son rythme (sans jamais ni de longueur, ni de précipitation : par quelque prurit de coupure !) les reprises, variantes, corrections ou inflexions de son narrer-penser (c’est prodigieux de puissance de vérité !!! tout en souplesse et justesse, par l’infini des nuances, de précision), infiniment scrupuleux de la probité de la vérité de ce qu’il sait nous révéler-témoigner, ainsi, de l’expérience se formant du réel !!! à rebours des clichés facteurs (et fauteurs) d’illusions, qui courent les consciences pas assez rigoureuses…

D’abord, on se laisse entraîner à penser qu’il pourrait bien s’agir, ici, avec ce livre-hommage, d’une sorte de « tombeau de mots » que l’écrivain _ à deux ou trois reprises, même s’il a la délicatesse de ne pas se l’appliquer à lui-même, l’auteur du  emploie le mot on ne peut plus clair (et juste !) de « poète«  _ élève _ en l’espèce de ce livre-ci, Le Siècle des nuages, donc _ à son père disparu :

mort, écroulé, face contre le sol, rue de La Procession, le 26 novembre 1998 ; et dont les cendres ont, quelques mois plus tard, été inhumées (« déposées ») « dans le vieux caveau suintant et délabré«  (page 514) familial _ du côté de la mère de Jean, la belle Isabelle, aux allures de Marianne : la fille du riche « soyeux«  demeuré toute sa vie anti-dreyfusard… _, au cimetière (page 31) de Vieu-d’Izenave, non loin de leur propriété du Balmay (page 79), « à proximité du lac de Nantua, dans ce que l’on nomme « la montagne à vaches » », dans l’Ain : Jean Forest y rejoignant ainsi les restes de ses parents…

Et selon un geste (d’écriture, donc : Philippe Forest, le fils, n’est-il pas un écrivain ?!..) que le narrateur-auteur compare, tout à la fin de son prologue, à la pratique _ catholique : la foi de Jean… : je vais y revenir ; c’est un élément crucial pour comprendre le geste (du fils, auprès de son père, disparu) qu’est ce livre… _ de l’ »ondoiement«  (le mot se trouve à la page 32) :

« Contemplant ce corps, constatant l’évidence ordinaire du désastre, pas plus ému qu’il ne convient devant une telle mort, celle d’un homme étant réglementairement allé au bout de ses presque quatre-vingts ans de vie, se disant cependant que cette dépouille ne suffisait pas, qu’il y manquait des mots _ même insignifiants ou impropres. Car ce n’est pas le corps par quoi tout commence ou tout finit, mais les mots que l’on dit sur lui« , commence-t-il par constater, pages 29-30 ;

ajoutant aussitôt encore, page 30 :

« Des mots, les mêmes pour recevoir les vivants dans le jour et puis les congédier vers la nuit. Mots de prêtre ou de poète _ le poète : un substitut de la sacralité en temps d’un peu plus (à peine… Cela se mesure en degrés infiniment fins ; l’important demeurant la visée du fondement !) d’incroyance ; ou tout du moins d’une croyance un peu plus inquiète (ou exigeante, en terme de rationalité) de ses propres assurances de fondement ; un poil moins naïve, peut-être, sur ses propres fondations : cf ce mot de ce profondément juste que fut Spinoza : « la religion, une philosophie pour le peuple« … _ qu’à défaut tout le monde, et même le premier venu, peut prononcer car ils ne dépendent ni de la dignité ni du talent de celui qui les dit, paroles emphatiques appelant pathétiquement au secours n’importe quelle divinité, n’importe quelle fiction dans le ciel vide de façon qu’une histoire existe malgré tout, même si on la sait mensongère _ c’est-à-dire pas tout à fait vraie, et donc, dans l’absolu, impropre _ :

non pas dans l’espoir de vaincre l’oubli ou d’obtenir de lui un sursis

mais seulement _ voilà ! avec une humilité ferme ! _ de manifester une fois, une seule fois _ voilà ! et là est le miracle de la poiesis éclaboussante de la survenue de et par l’écriture  _ que quelque chose _ simplement, parmi la foule des autres choses qui peuplent les vies _ aura été dans le temps contre quoi le temps lui-même, quand il aura _ du fait de son simple passage : les jours et les nuits, comme les générations de vivants, se succèdent les uns aux autres, et quasi se remplacent ainsi les uns les autres… _ effacé cette chose, n’aura rien pu _ voilà : contre le mot de Staline (et de tous les cyniques), il importe de réaffirmer que, non, ce n’est pas « la mort qui, à la fin, gagne« complètement ! Jusqu’à pouvoir nier ce qui a été ! et jusqu’au fait même que cela a jamais été ! Non ! Cela ne peut pas devenir rien que mots, rêve, imagination, fumée (cendres, ce serait encore trop : de l’ordre de l’éventuelle « trace« ; là-dessus, cf l’important « Mythes emblèmes traces _ Morphologie et histoire«  de Carlo Ginzburg, qui vient de reparaître en une édition augmentée, et avec une traduction revue, par Martin Rueff, aux Éditions Verdier : un livre passionnant !), pur et simple néant… _,

n’aura rien pu _ le mot, ou plutôt l’expression, est ainsi répété(e) dans le texte ! _contre le fait _ voilà : indéniable et ineffaçable : in-anéantissable ! _ qu’elle ait été« , page 30, donc : c’est admirable de délicatesse et probité dans la justesse !..

_ Spinoza nomme cela, ce constat-là, cette « manifestation« , cette déclaration, voire cette proclamation (fût-ce seulement rien qu’à soi-même) -là, pourvu qu’elle ait été formulée en des mots constituant quelque chose comme une phrase, et quasi proférée, fût-ce dans le presque silence d’une pensée n’allant peut-être même pas jusqu’à se matérialiser en une parole sonorement audible, de fait ;

eh bien, Spinoza, dis-je, nomme ce fait solennel-là, quand c’est nous-même qui le ressentons, la conscience (doublant celle de la temporalité, qui la conditionne !), ressentie et expérimentée, de l’éternité : « Nous sentons et nous expérimentons que nous sommes éternels« , dit-il ainsi, très précisément, en son Éthique,

tout en ne cessant, bien évidemment pas, nous qui le ressentons en nous-même, alors, à cet instant vertical-là, d’être et de demeurer, nous (ou soi !), et tout le temps de notre vivre, on ne peut plus effectivement temporels aussi, d’un seul et même mouvement de ce vivre, c’est-à-dire des vivants-mortels ;

en éprouvant, de ce sentiment d’éternité (et c’en est même là le signe : c’est par là qu’il se signale expressément à nous !) les effets bienfaisants et féconds dans l’expérience rayonnante (immédiatement !) de la joie,

onde calme et profonde, dans la vibration discrète de laquelle nous ressentons, en effet, et on ne peut plus positivement, tels des pics qui surviennent et, d’un coup, vigoureusement, nous portent, transportent, soulèvent, verticalement, en effet, à l’occasion, qui n’est pas forcément fréquente (ce n’est pas tout à fait sur commande !) ;

dans la vibration de laquelle, donc, nous ressentons le (radieux !) passage transfigurant de nos capacités (natives) à une puissance véritablement supérieure s’épanouissant ainsi bienheureusement alors : Spinoza nommant cette expérience-là de transfiguration de soi, à terme, « béatitude« …

Mais bien sûr, nous une fois mort, ce ne peut être qu’un autre qui témoigne, ou vienne témoigner, pour nous, que nous avons ainsi été,

nous-même venant, et irréversiblement, de nous absenter, voilà, de la vie (passagère),

à jamais, le pur instant du disparaître (-mourir…), re-converti en ce néant (de poussière : d’étoiles ou d’humus, glèbe) dont nous avons un jour été tiré, par le hasard fécondant de la conjonction amoureuse, ou aimante, de nos deux parents…

Le pluriel de ce « nous«  désigne à la fois le pluriel du genre (= celui de la communauté d’appartenance des individus à une espèce, biologique), et un pluriel de majesté (= celle de la dignité, humble, mais noble, très haute, de la personne, morale, si l’on veut)…

Et fin, ici, de cette (trop) longue incise spinozienne sur le moteur, si puissamment merveilleux, pour les heureux qui connaissent, y ayant inoubliablement accédé, son étrangeté peu banale, rien à voir avec le plaisir ! qui lui se commande.., de la « joie« 

Et reprise de (ou retour à) la présentation du prologue

_ moins serein, lui, plus sombrement inquiet, pour ne pas être tout à fait, ni en permanence, « de l’intérieur de«  cette radieuse « béatitude«  blanche (spinozienne) -là, mais « au milieu du brouillard«  épais et tournoyant, tirant à l’aventure sur le noir le plus violemment dense de l’Érèbe, des plus gros des nuages, lui…du Siècle des nuages, que je cite à la page 31 maintenant,

Philippe Forest poursuivant le récit, intense, au participe-présent, de sa décision de témoigner de ce que fut son père _ soit « ce qu’a pu être une vie« , selon la formulation inquiète de la page 29 : celle de son père, achevée certes, son corps « affalé en plein air sur un trottoir parisien » et « le visage tourné vers le sol » (page 29), rue de la Procession, le matin du 26 novembre 1998, mais telle qu’elle a bel et bien été ! _ :

« N’espérant _ certes _ aucune consolation des mots. N’ayant d’ailleurs pas besoin d’être consolé. Sachant qu’aucun secours n’existe qui vienne d’eux _ voilà. Mais qu’ils exigent _ voilà ! voilà ce qu’est l’humanité de l’humanité ; ou sa non in-humanité, ainsi que le dirait Bernard Stiegler _

qu’ils exigent

pourtant d’être dits _ ne serait-ce que sous la forme mutique _ humble et probe _d’une prière faite par n’importe qui et pour personne« , page 31 : c’est sublime de justesse !

« Un signe ? Oui, en somme. Ni celui du baptême, reçu il y a bien longtemps, ni l’extrême-onction qu’un prêtre, à la demande de ma mère, avait accepté de lui donner sur le brancard où il gisait déjà mort dans l’un des couloirs de l’hôpital,

mais peut-être ce sacrement que l’Église nomme l’« ondoiement »

et dont le vieux catéchisme dit que n’importe qui, si c’est nécessaire, peut le prononcer _ en effet _, sans même avoir à être baptisé ou seulement croyant, et peut-être longtemps après qu’il est en principe trop tard pour le faire ou dans d’autres circonstances que celles pour lesquelles il est prévu, car l’Esprit saint n’est _ généreusement ! _ pas très regardant, les formalités _ non plus que la mesquinerie _ ne sont pas son fort, et il lui suffit que quelqu’un fasse à peu près le geste qu’il faut, se dispensant des rites, n’ayant aucune foi en eux ou presque, pour qu’il descende malgré tout _ voilà _ dans un battement d’ailes, inaperçu, déguisé en pigeon parisien _ par exemple _, son plongeon en piqué le faisant tomber d’en haut d’où il vient et vers où il retourne aussitôt, ayant fait seulement briller un instant _ cela humainement suffit _ la gloire invisible de sa chute _ la gloire sacrée ! _ sur la scène _ ici de mort, plutôt que de crime _ insignifiante _ sous d’autres aspects… _ où un médecin et quelques ambulanciers s’agitent autour d’un corps étendu dont le cœur a soudainement cessé de battre », page 32.

« Alors quand ? Maintenant ?

Oui, allons-y pour maintenant _ en cette sorte de roman-ci qui s’écrivait alors, qu’est Le Siècle des nuages.., et pour ces phrases-ci, page 33 _ s’il faut commencer.

Sur le front de chacun de nous, mes deux frères, mes deux sœurs, moi, sur nos crânes de nouveaux-nés lorsqu’il avait pu nous prendre pour la première fois dans ses bras, notre mère le raconte, il avait fait chaque fois ce même geste discret _ = très humblement sacré _ de la main droite, le pouce traçant comme un évasif signe de croix, nous marquant ainsi pour le cas où la mort nous aurait réservé la mauvaise farce de nous enlever avant qu’un prêtre ait pu procéder avec nous dans les règles.

Et lui rendre ce geste _ voilà ! _ était donc la moindre des choses

maintenant que, lui, il franchissait dans l’autre sens la frontière qui sépare du néant _ et de sa nuit totale _,

ni plus lourd ni plus léger de péché qu’au premier jour, puisque la tache originelle d’être né pèse d’un poids tel que tous les vices et toutes les vertus d’une vie ne l’allègent ni ne l’alourdissent vraiment _ puisque c’est là, et demeure, le credo, même athée, de Philippe Forest…

Non pas à la manière d’un viatique vers le ciel _ car il en connaissait mieux que quiconque, et certainement mieux que moi, le chemin.

Plutôt comme une sorte de grande et dérisoire _ voilà l’oxymore… _ parole _ à peine prononcée, ou même muettede compassion _ humaine, donc ! pour avoir supporté le poids (et l’épreuve : tourmentée) de cette vie mortelle (qui vient de s’achever) ! _

dont la valeur ne dépend donc ni de celui qui la dit ni de celui auquel elle s’adresse car elle concerne en vérité tous les vivants à la fois, elle les prend ensemble _ elle le leur doit ! afin de témoigner simplement et humblement, mais dignement et sacrément, aussi, de leur inaliénable dignité de sujets humains ayant vécu une vie… _ dans sa miséricordieuse merci

_ « Frères humains qui après nous vivez, N’ayez les cœurs contre nous endurcis, Car si pitié de nous autres avez, Dieu en aura plus tôt de vous merci« , dit, à propos de la « miséricorde« , Villon en sa ballade… _

et elle signifie aux innocents comme aux coupables le même _ absolument universel et absolument singulier, à la fois _ et inutile _ puisqu’il n’est en rien de l’ordre de l’« intérêt«  ! _ pardon pour la faute _ et en est-ce donc une ? et si pesante ? _ exclusive d’avoir vécu » _ aurait-il donc mieux valu n’être jamais né, et n’avoir pas vécu ? Non ! _, page 33 ;

et sur ces mots _ puissants _ s’achève le prologue…

Mais l’épilogue, donnant aussi,

un peu comme à celle que l’on peut nommer « le contre » (par rapport à la narratrice principale, Thérèse), au milieu, cette fois-là

_ et pas à la fin, comme ici, et in extremis, dans l’épilogue : une manière, pour l’auteur-narrateur-enquêteur qu’est Philippe Forest, de justifier in fine sa principale source de témoignage : au point que celui précise, page 543 : « ce livre que d’une certaine façon elle me dictait (…), « son roman », et non le mien, puisque au fond chacun des quelques livres que j’avais signés avait toujours été celui d’une autre« .., et au féminin : celui de sa fille Pauline (L’Enfant éternel), ceux de sa femme (Toute la nuit et Sarinagara), ou celui de son Nouvel amour, donc,

au milieu des puissantes Âmes fortes de Giono _,

l’épilogue donnant aussi la parole

à sa mère :

« Non, disait-elle, de tout cela elle ne se souvenait pas. Cela ne lui rappelait absolument rien. Encore que, maintenant que je lui en parlais, il était bien possible que cela évoque vaguement quelque chose en elle » (page 531) ;

« Non, cela ne s’était pas du tout passé, disait-elle, comme moi _ son (et leur) fils, Philippe ; et signataire du roman _  je l’imaginais.

Et d’ailleurs elle se demandait bien où j’avais pu aller chercher toutes ces anecdotes dont aucune ne lui rappelait rien et dont elle doutait que je puisse les tenir de mon père. Parce que lui il n’avait absolument aucune mémoire et que c’était elle qui devait toujours lui rappeler les événements les plus importants de leur vie. Et même lorsqu’il se les rappelait (…), il ne racontait jamais rien (…).

Mais d’où, protestais-je un peu, aurais-je tiré tout cela s’il ne m’en avait pas parlé lui-même ?

Alors elle concédait que ce n’était pas impossible. Qu’elle-même, à l’âge qu’elle avait, finissait par oublier beaucoup de choses« , pages 543-544.

Et les choses se compliquent encore quand on mesure, avec l’auteur-narrateur (de tout cela), combien, et sans qu’aucun des deux protagonistes majeurs de ce livre, et le père et la mère de l’auteur-narrateur-enquêteur, ne soit _ bien loin de là ! leur honnêteté est même fondamentale, à tous deux ! et le père, et la mère ! _ un menteur ou un falsificateur _ alors que pas mal des espèces variées de ces derniers semblent courir les rues (et les postes) par les temps qui, eux aussi, courent, si je puis (ou/et ose) dire… _,

combien le jeu des facultés (composant l’expérience : la conscience, la mémoire, l’imagination, les désirs _ et leur fruit immédiat : les illusions, et tant collectives qu’individuelles, qui en procèdent _),

se surajoutant à celui, déjà, des points de vue (partiels, mais aussi, qui plus est, très largement partagés sans trop _ ou assez aller, soi-même _ y regarder),

complexifie encore _ pardon d’un tel gros mot ! _ la donne _ mais c’est là le donné commun, sinon général, voire universel…

Car, si la mémoire, par exemple, est, certes _ et par essence ! _ sélective

_ et Jean Forest, par exemple, le père de Philippe, refuse, très tôt, d’en faire « trop« usage quant à « retrouver«  (ou « cultiver« , a fortiori, les souvenirs de) son enfance ; cf son sentiment à cet égard, reconstitué par son fils, page 108 : « les linges de l’enfance n’ont plus de charme _ une fois « franchi le gué de l’âge adulte« , a-t-il pu dire ! _ que pour les mères et les poètes« : voilà l’alliance (qu’il aurait bien pu, lui, le père, stigmatiser : s’il avait vraiment mis, ou aspiré à mettre, en paroles ce qu’il pensait ; ou cherché à faire la leçon…)… _,

que dire de notre faculté, plus importante encore sans doute _ en plus, déjà, de notre inconscience et de notre capacité de déni du réel ! des atouts déjà bien redoutables !!! _, d’oubli ?..

Même si « l’oubli doit aussi à son tour avoir été oublié pour que son œuvre se trouve à son tour totalement accomplie« , page 217…

Sur l’oubli, un des acteurs-clé de ce grand livre,

ceci de très important :

« L’Histoire _ en ce qui était la seconde après-guerre du vingtième siècle _recommençait aussitôt, comme elle l’avait fait autrefois, de la même manière amnésique qui est toujours la sienne, effaçant ses traces à mesure qu’elle avance, sans autre but que cette perpétuation d’elle-même qui sacrifie _ pragmatiquement _ sans cesse le pathétique passif du passé à la pure promesse d’un présent sans contenu.

Rendue possible par cette seule faculté d’oubli qui congédie automatiquement toute conscience accumulée, laissant à peine subsister le simulacre lointain de quelques souvenirs si peu spécifiques qu’ils pourraient être ceux de n’importe qui, une vague rumeur de mémoire qui rumine derrière soi, à laquelle on tourne le dos et dont on échoue à repérer d’où elle vient, jetant parfois un regard par dessus son épaule et n’apercevant rien d’autre que quelques morceaux _ épars, isolés, déconnectés de contextes : absurdes ! _ de mirages, aussi peu dignes de foi que les épisodes d’un vieux roman dont personne ne se soucie ni ne sait plus l’intrigue« , page 394.

Et que dire de la propension de chacun à s’illusionner,

sur le réel, sur les autres, comme sur soi ?..

Cf ici cette belle remarque, page 365, à propos des lettres d’amour (et des retrouvailles _ et noces… _ de Jean et Yvonne à Marseille, le 29 janvier 1946 _ ils s’étaient mariés « à distance« , lui dans le Michigan, elle à Mâcon, le 5 août 1945, la veille de la bombe d’Hiroshima ; cf là-dessus les pages 351-352 _, sur le grand escalier de la gare Saint-Charles, sans s’être revus _ lui, parti d’abord en Algérie, puis aux États-Unis ; elle, demeurée à Mâcon _ depuis plus de trois ans de guerre !..) :

« Chacun sait bien _ et elle aussi _ qu’une lettre d’amour, on ne l’adresse jamais qu’à soi-même, prenant simplement l’autre à témoin du roman _ encore : ce livre-ci étant un assez terrible projecteur sur les effets du romanesque dans la constitution, par chacun et tous, de l’expérience même de nos vies… _ qu’on se fabrique tout seul _ fictivement ! _ pour soi, et qu’elle crée _ voilà ! _ de celui à qui l’on écrit une image rêvée _ aïe !!! _ dont personne _ d’aussi lucide et probe qu’un Philippe Forest, du moins… _ n’est assez dupe _ la générosité de la formulation est assez magnifique _ pour croire qu’elle existe autrement et ailleurs que dans la fiction _ activement : la voilà ! _songeuse _ = irréaliste, peut-être mensongèrement alors… _ de ses propres illusions« 

_ sur la différence entre vrai, faux et fictif, lire le très important recueil d’essais (sur l’historiographie) Le Fil et la trace, de Carlo Ginzburg, dont le sous-titre est précisément « vrai faux fictif« , que vient de traduire l’ami Martin Rueff, aux Éditions Verdier…

La phrase se poursuivant magnifiquement ainsi, pages 365-366 :

« Certes, elle a été folle _ sa mère le lui a dit _ de se marier ainsi, avec quelqu’un qu’elle connaissait à peine, qu’elle n’a pas revu depuis plus de trois ans et qui, sûrement, est devenu très différent de celui dont elle se souvient si peu et dont elle se demande, dans le train qui la conduit de Mâcon à Marseille, si dans la foule de Saint-Charles elle saura seulement le reconnaître«  ;

mais cette folie amoureuse qui est la leur à tous deux perdurera toute leur vie ; et donnera cinq enfants, dont Philippe, seize ans plus tard, en 1962 (un 18 juin)…

Et, que dire, plus encore, peut-être _ et c’est un éclairage tout à fait majeur du livre ! _,

de la part des fables _ et de la forme même du roman ! _ :

« il n’y a pas lieu de s’étonner ce de que toute vie a l’air d’un roman, puisque raconter _ même silencieusement, à et pour soi-même _ sa vie, ou bien celle d’un autre, revient très exactement à lui donner cette allure de roman _ voilà ! _ qui la fait seule _ on lit bien ! _ exister _ à soi-même, l’énonçant, la mettant en phrases et en intrigue ; comme aux autres, l’écoutant… Et que, sauf à se résoudre au silence, sauf à renoncer à tracer dans le vide le signe _ bien sonore déjà à l’esprit _ d’une parole, il n’existe aucun moyen _ en effet ! _ de se soustraire à cette loi« , page 101,

tant dans nos récits (aux autres comme à soi -même!)

et dans la constitution même, déjà, avant celle de nos souvenirs, de notre expérience (ou l’activité de la conscience) elle-même,


que dans l’Histoire officielle,

tant celle (d’Histoire) écrite _ à des fins d’éclaircissement-simplification pédagogique par l’élision du superflu, par les Historiens : ici, et à plusieurs reprises, de superbes analyses !

Par exemple, celle-ci, pages 122-123 :

« L’Histoire étant précisément cela : cette ligne que _ par son récit _ l’on trace dans le temps , une fois celui-ci _ temps, res gestae… _ définitivement passé, ramenant _ bien trop grossièrement ! le récit… _ à une seule dimension _ grossie _toutes celles _ fines et ultra-fines, à l’infini… _ qui le composaient, de manière à disposer _ très schématiquement _ par rapport à cette ligne droite quelques vagues vestiges _ détails secondaires, annexes, marginaux : très estompés… _ à l’aide desquels raconter un récit dont l’intrigue égale en simplicité mensongère celle des romans

_ toujours le mensonge des gros rails ou grosses ficelles du romanesque, et ses effets en dominos :

lire ici et la Morphologie du conte, de Vladimir Propp, et les Fragments d’un discours amoureux, pourtant très fins, de Roland Barthes : des classiques indispensables de l’école de la conscience… ; lire aussi Paul Ricœur, La Métaphore vive… ;

mais lire aussi Carlo Ginzburg, contre le danger du scepticisme, cette fois, quant à la visée de vérité de l’Histoire, en son très important Le Fil et la trace _ vrai, faux, fictif : par exemple sur la pertinence et la complexité féconde du concept de « cas« , a contrario des généralisations abusives… _

que l’on donne à lire aux petits _ oui, oui : Le Dernier des Mohicans, L’Île au trésor, La Case de l’Oncle Tom, etc… _ et dans lesquels ils se forment _ voilà ! naïvement… _une image trop sensée _ ordonnée, unifiée, simplifiée, avec un ordre et une cohérence _ du monde, croyant naïvement _ = trop neuvement : mais il faut bien commencer ! _ que celui-ci a une queue et une tête quand il n’est rien d’autre qu’une insignifiante avalanche d’événements inconséquents _ les uns par rapport aux autres _ emportés en désordre par la coulée indifférente _ cf le clinamen lucrécien… ; Philippe Forest l’évoque superbement page 189… _ de la durée dégoulinant vers l’aval, poussée _ par le seul effet du temps qui passe et « pousse« , massivement, ainsi, par conséquent ! _ dans plusieurs directions à la fois, s’éparpillant _ entrechoqués _ partout, soumise à la loi de la gravitation, à moins que ce ne soit au principe d’entropie, l’une et l’autre aboutissant au même résultat puisque tout finit par verser vers le bas _ et la décharge terminale _ et dans le désordre le plus grand«  ;

_ sur ce clinamen forestien-là (a contrario de ce que narrent les livres d’Histoire, du moins certains !, pas assez scrupuleux sur leur propre démarche tâtonnante, à base d’hypothèses et de recherche de preuves : cf Ginzburg…), voici cette sublime page, page 189, donc :

« Et tandis que les livres d’Histoire disent ce qui a effectivement été, conférant à chaque chose qui fut son intangible place au sein des annales intouchables du monde, et donnant à ces annales leur définitive et inflexible facture,

la vérité _ nous y voici : et c’est celle-ci qu’ose se proposer pour but l’entreprise d’écriture forestienne, chaque fois, et toujours ! sans relâche ! _ consisterait à en rêver l’envers à jamais indécis _ voilà : son essentiel tremblé ! _, restituant à chaque moment vécu cette sensation de halo immotivé _ oui ! _ à l’intérieur duquel flottent _ mais oui ! _, fugitivement visibles à travers les lumières _ il les faut ! _ toutes les poussières du possible _ voilà ! dans ce que Chateaubriand nomme l’« admirable tremblement du temps » (et qu’a si bien relevé, naguère, un Gaëtan Picon)… _ soufflées dans le vent _ toujours présent ! _, choses qui ne furent pas, ou bien qui furent mais restèrent et resteront inconnues, instantanément irréalisées dès lors qu’elles prennent place dans le songe insistant _ malgré tout _ du passé,

poussières qui pleuvent parallèles dans le vide _ voici le clinamen lucrécien du De natura rerum ! un livre fondamental, bien sûr ! _

comme des atomes _ ceux de Démocrite _ tombant selon la trajectoire verticale de leur chute et tomberaient ainsi à jamais

si une infime déclivité _ le clinamen, donc ! _

ne les faisait parfois _ voilà ! _ se heurter, s’unir et se repousser, ricochant dans l’espace,

particules se bousculant et puis dispersant de proche en proche toutes les autres,

produisant une catastrophe d’où se déduit le fait que _ car c’en est un ! et d’irréfragablement indéniable ! _

plutôt que rien, quelque chose a été« … Fin de cette incise lucrécienne : cruciale, on le mesure… _ ;

ou celles-là, pages 100-101,

et à propos du père de l’auteur-narrateur, qui, « à un moment donné de sa vie« , très tôt, lui si vite tellement « sérieux » et si peu « infantile« .., avait « choisi de tout oublier » de son enfance,

juste en amont de la remarque sur l’implacabilité de la « loi » même de tout récit :

« considérant que sa propre existence, tout comme l’Histoire autour d’elle _ la voilà ! en un simple cas particulier, ici (au sens d’« exemple«  représentatif d’une généralité ; et pas au sens d‘ »anomalie«  un tant soit peu problématique imposant de « penser« …), « exemplaire« , si l’on préfère, d’une « loi«  plus générale : celle de tout « récit«  !.. _, n’était jamais qu’un ramassis d’épisodes insignifiants _ hors de la concrétion de l’instant (singulier), du moins _, éparpillés dans le temps comme les fragments _ fracassés et tout dépareillés _ d’une épave depuis longtemps naufragée et dont les morceaux _ déchiquetés _ nécessitaient une bonne fois pour toutes d’être abandonnés là _ par l’intelligence pratique ! enfin  émancipée du joug sans sérieux des « enfantillages«  de la petite enfance qui ne faisait, elle, rien de plus que jouer… _ où l’accident les avait laissés. Que l’on entreprenne d’en faire la collecte (…) ne lui serait certainement jamais venu à l’esprit _ pragmatique, lui, « ingénieur« … Et s’il n’avait jamais réprouvé ce projet _ de récit récapitulatif et nostalgique du passé _, du moins aurait-il eu le sentiment qu’il ne le concernait pas. Car raconter n’est jamais l’affaire de ceux qui ont vécu _ et actifs ! _ et qui abandonnent à la manie mélancolique _ intempestivement (et maladivement , sans doute) contemplative et rêveuse (= vaine !) : sans utilité pratique _ de quelques autres  _ des mères, ou des poètes !.. _ le soin de faire à leur place le récit pour rien _ voilà : infantile, quasi parasite… _ de leur vie.

Leur vie ? Pas même. Puisqu’en parler ainsi revient déjà à lui prêter une apparence de légende, faisant comme si le scintillement _ voilà leur réalité psychique : clignotante ! _ de souvenirs qui subsistent du passé avait la cohérence exacte _ voilà  _ d’un conte _ nous y revoici ! _ où chaque épisode entraîne _ tel un déterminisme net (sinon, pire, tel un « destin«  !..)… _ l’épisode suivant tandis que même l’événement le plus important n’y a jamais que la valeur esseulée d’une anecdote ne témoignant que pour elle-même, dépourvue de toute relation vraie _ réelle, factuelle (positive !) et pas imaginée ! _ avec ce qui vint avant ou avec ce qui viendra après.

Si bien que c’est celui qui raconte, et lui seul, qui arrange _ ad libitum… (= à sa pure fantaisie : irrationnelle !) _ toutes ces anecdotes, prétendant _ bien vaniteusement !_ dire la réalité de ce qui a été mais taisant que cette réalité, dès lors qu’il la relate, prend par lui _ arbitrairement et falsificatricement ! j’ose ici ce néologisme… _ la forme _ bien trop ordonnée et bien rangée _ d’une fiction, falsifiant ainsi  _ voilà l’immanquable effet ! _ la formidable inconsistance _ bien réelle, elle ! _ du passé _ faits d’éclaboussures sans suites : incohérent qu’il est ! _ et lui conférant la méthodique, mensongère et solide logique d’une intrigue » _ trop bien ficelée ; illusoire… _ ;

ou encore celles-là, pages 112-113 :

« Comme si le temps, en vérité, était fait de plusieurs histoires imperméables les unes aux autres, et dont la réunion _ forcée _ en un seul récit _ lui-même intégré au récit plus grand de l’Histoire majuscule _ serait à la fois fidèle à la vérité _ en montrant comment tous ces gens furent effectivement contemporains _ et infidèle à celle-ci _ en taisant à quel point _ non moins effectivement ! _ ils ignoraient l’être _,

faisant comme la somme forcée _ voilà ! _ de toutes ces expériences de hasard

comme s’il allait de soi que la réalité est une _ et indivisible, si l’on poursuit sur la lancée… _ et ressemble aux mauvais romans populaires, aux feuilletons télévisés qu’on en tire, donnant du temps une mensongère image homogène,

disposant au sein d’une intrigue unique des destins _ bien trop _ exemplaires _ par généralisation (= ici confusion !) abusive _, les leurs _ ici, celui de Jean et celui d’Yvonne _ et ceux de leurs familles _ ici les Forest (de la pâtisserie-confiserie « Aux Fiançailles« ) et les Feyeux (libraires et anciens instituteurs) _ avec eux, dont l’opposition illustre trop explicitement _ à son tour _ l’image toute faite _ soit un cliché ! _ de ce que fut le passé« ..,

tant celle (d’Histoire) écrite _ et  je reprends ici l’élan de ma phrase entamée plus haut _,

que celle (d’Histoire, toujours), et en extension de la première,

des archives filmées et documentaires

qui nous sont servies et resservies _ au cinéma, à la télévision, à l’école… _comme documents faisant foi…


Philippe Forest s’en donneici ainsi par exemple, à cœur joie

avec le récit de l’écœurement _ « fatiguée de tous ces documentaires et de toutes ces fictions, recyclant sans fin les mêmes images« -clichés, page 335 _ de sa mère très âgée (mais toujours très lucide !) devant la fossilisation de la mémoire officielle de la Libération _ comparée par lui à des gravures anciennes, du XIXème siècle, en noir et blanc… _, confrontée à la fraîcheur encore, en couleurs, elle, de son souvenir (de peintre ! sa « vocation« , à elle ! admiratrice pour l’éternité des couleurs « méditerranéennes » de Van Gogh…) tout vivant encore, lui, de la Libération de sa ville, Mâcon, le 4 septembre 1944 _ même s’il faut lutter toujours et encore contre la pression envahissante du danger de confusion et amalgames (falsificateurs) quant aux images de sa propre imageance, pour reprendre le terme-concept que j’avais proposé à mon amie Marie-José Mondzain…

D’où, a contrario, la joie (quasi miraculeuse !) de sa vieille mère, quand, après deux opérations dangereuses du cœur, qui lui ont comme miraculeusement rendu quelque chose de l’allure d’une jeune fille _ capable de descendre faire ses courses au bas de son immeuble à quatre-vingt-cinq ans _,

une opération des yeux lui a « rendu« , avec la vision restituée des formes, celle des couleurs, et notamment celle du rouge !

Cf page 554 :

« Tous les meubles, les objets ayant réinvesti leurs contours anciens, ayant repris leurs formes d’autrefois.

Le monde ayant retrouvé ses couleurs. Le rouge, disait-elle, surtout le rouge, j’avais oublié ce qu’était le rouge. Comme si je le voyais pour la première fois.

Alors, pensais-je _ commente ici l’auteur-narrateur, son fils, Philippe, le soulignant ainsi pour lui-même sans doute… _, oui, sans doute cela valait-il la peine d’avoir vécu jusque là (…) pour recevoir enfin le don _ formidablement joyeux ! Alleluiah ! _ de cette révélation-là.

S’il n’y en avait pas d’autre,

ce miracle _ voilà le terme _ suffisait. Comme si le brouillard _ celui qui lui voilait jusque là, depuis plusieurs années, le regard _ s’était dissipé d’un coup à la faveur d’une éclaircie soudaine, venu d’on ne sait où, et puis le vent l’ayant dispersé et soufflé au loin.

Le soleil, injustifiable et splendide _ voilà ! _, brillant subitement sur le monde, à travers une trouée de bleu parmi les nuages.

Et bien sûr, elle le savait, cela ne durerait pas. Le beau temps ne dure jamais très longtemps.

Mais maintenant, même un instant était déjà assez« , page 554, donc ; deux pages avant la fin…

Se révèle aussi, en filigrane et extrêmement discrètement _ c’est moi, lecteur, qui ose ici le déduire _, quelque chose des origines de la « vocation«  _ idiosyncrasique ! cf page 399 _ d’artiste et écrivain de Philippe Forest, par rapport

et à son père _ dont il possède (de même que ses frères, aussi, nous dit-il) « les mêmes yeux, et la même voix (…) Comme si, de génération seuls les yeux ne changeaient pas, autour desquels l’âge transforme le visage. Des intonations aussi « (page 413)auquel, cependant, avec « une notoriété (d’écrivain ! lui n’est ni ingénieur, ni pilote !) qui ne reposerait que sur le vide et le vent des mots » (page 494), il s’oppose _ cf page 494, aussi : « mû certainement par ce désir qu’ont parfois les fils de ne pas faire mieux que les pères«  _ ;

et à sa mère, du côté du tempérament transmis, cette fois, sa mère « au tempérament inquiet et mélancolique«  (page 539) ; et, mais pas, me semble-t-il, du seul fait de l’âge, « avec sa lucidité intacte et pourtant vaguement absente » (page 545)…

La « vocation » de Philippe Forest est en effet, du côté _ par certains aspects, assez terribles, même… _ du témoignage de la vérité ; et de la dénonciation qui peut paraître virulente _ quasi « impudique«  (cf le mot page 541, dans la bouche de sa mère…) ; alors que lui-même est si calme, si doux et si posé…des faux-semblants, jusqu’aux plus innocents et les moins pervers : sur lesquels son éclairage férocement tranquille est implacable !

Et c’est par là aussi que Philippe Forest est un écrivain si puissant !

Car la vérité au service de laquelle se place l’artiste vrai et probe, on en trouve l’analyse, aux pages 70-71 du roman, face à ce que l’auteur qualifie du trop confortable « tribunal des siècles«  _ qui construit, lui, « un récit très édifiant à l’intention exclusive de ses propres contemporains« , page 70… _ :

« La vérité _ tâche et mission de fond de l’auteur vrai ! _ consiste à montrer dans quel brouillard ils se trouvaient tous _ face aux événements, surtout, de la guerre et de l’occupation, ici _, ceux qui ont eu _ au final _ raison comme ceux qui ont eu tort, et parfois ils ont été tour à tour de l’un et de l’autre côté, déroutés par hasard ou par chance vers l’erreur ou bien la vérité, tâtonnant dans une épaisseur de brume qui leur dérobait toute vision du passé comme du futur, limitant même le présent au sein duquel ils erraient à une vague poche de visibilité

semblable à celle qui entoure un avion lorsque celui-ci tourne dans le vide opaque d’un ciel dépourvu de repères et où même les étoiles semblent s’être éteintes« , pages 70-71…

Ou à celle qui manquait terriblement à Fabrice dans l’épaisseur des poussières de la mitraille de Waterloo, dans le roman de Stendhal…

Ce n’est donc pas seulement à un « tombeau » _ de mots _ à son père que se livre ici, en ce si beau et si profond Siècle des nuages, dans lequel il s’emploie à « la tâche de résoudre la charade de se demander au fond ce qu’a pu être une vie » (page 29) enfuie, Philippe Forest,

puisqu’en ce livre-ci le fils (de son père

_ qui lui a légué, au-delà de ce que tout père lègue à ses fils (ainsi le grand-père paternel, Fleury Forest, mort, encore jeune, pendant son sommeil, le 10 novembre 1940, à l’égard de ses deux fils, Jean et Paul, aux pages 196-197 : « Ne leur léguant rien : aucune vérité, aucun précepte pour guider leur existence. Ou plutôt leur léguant ce « rien » qui est la seule chose qu’un père puisse transmettre à ses fils. Nul enseignement sinon celui, silencieux, qui oblige ceux-ci à refaire eux-mêmes, et pour leur propre compte la vaine et perpétuelle expérience inchangée de la vie«  ;

et aussi : « la vérité, (…)  précisément le seul trésor, dès lors qu’on le sait, est le rien dont procède toute vie et avec lequel elle s’achève.

Et c’est bien pourquoi les pères toujours se taisent. Du moins lorsqu’ils en ont l’intelligence et la délicatesse« .., page 197) _,

son père, Jean Forest,

qui lui a légué, plus personnellement _ page 456, Philippe Forest parle de son propre « sentiment de détachement intense et infini« : quel merveilleusement juste, je n’en doute pas, oxymore, pour caractériser sa propre idiosyncrasie !.. _sans doute, son formidable goût de la liberté :

« Libre, oui. Et d’une manière un peu mélancolique _ c’est ici de la manière de Jean, le père, qu’il s’agitSéparé du reste des vivants. Établi dans le ciel où le soleil brille toujours quelque part, franchie la frontière des nuages et une fois rejoint le bon côté de la planète.

Un père ne pouvant enseigner à ses fils, aucune croyance, aucune valeur, sinon en leur donnant l’exemple d’une liberté vide à laquelle il leur appartiendra plus tard de donner la forme vaine qu’ils voudront _ « vide«  (pour la vacuité) et « vaine« (pour la vanité), étant deux mots majeurs du vocabulaire de Philippe Forest. (…)

Taisant qu’il n’y a pas plus de trésor à trouver _ au ciel comme dans la terre _ que de sens à découvrir. Sinon que le trésor consiste précisément en l’absence de sens _ qui serait imposé ; du jeu demeure forcément…

Et que tout ce qu’un père peut faire, c’est transmettre à ceux qui le suivent la promesse _ pédagogiquement : selon le modèle du questionnement ironique socratique ! _ mensongère d’une fortune dont il leur faudra éprouver à leur tour l’émerveillante _ par l’apport de la découverte personnelle de cette vérité ! _ déception _ libératrice !!! : encore un oxymore significativement forestien _ qu’elle n’existait pas : finalement, c’était cela la vie…

Laissant comme seul legs un tel arpent d’air« , page 443…

Alors « les nuages » constituent bien, pour Philippe Forest « une patrie« ,

« une patrie comme une autre, et dont jusqu’à aujourd’hui, fidèle à ma foi d’enfant, si je dois faire cet aveu naïf, j’ai toujours considéré (moi né le 18 juin 1962, sous le signe des Gémeaux, d’un père pilote de ligne) qu’il s’agissait de ma vraie terre natale.

Convaincu d’être chez moi dès lors que j’ouvre la paupière du volet intérieur posé sur le hublot d’un avion croisant dans le ciel. Ou bien que je lève, n’importe où, les yeux vers les nuages, contemplant de tous mes yeux le vide azuré dont je suis né et vers lequel je sais que je vais« , pages 443-444 ;

et « recevant de lui _ ce père pilote _ cette leçon de liberté _ voilà ! _ qui enseigne qu’il n’y a rien à craindre dans le monde, que nous sommes tous des visiteurs qui passent parmi ses paysages (…).

Éprouvant ainsi _ une fois et à jamais _ un sentiment de détachement intense et infini _ voilà ! _ : tout cela est à vous, rien ne vous appartient.

En tirant une indéfectible confiance dans la vie _ quoi que celle-ci réserve de malheur par la suite _, puisqu’il reste qu’un autre temps, qu’un autre lieu existent _ soit une part (aérienne) de jeu dans les rouages du réel… (…)

Avec cette certitude étrange et parfois un peu amère de pouvoir être partout et de ne se trouver nulle part. Semblable soi-même à une sorte de nuage soufflé par le vent. Pas grand-chose. A peine quelqu’un. Un touriste en somme.

Étant entendu que le tourisme est l’art de jouir du monde en passant. Comme la vie« , page 456.

Fin de la longue incise sur le legs de liberté du père à son fils) ;

puisqu’en ce livre-ci le fils (de son père)

donne aussi _ et bien plus que cela ! _ la parole _ je veux dire le livre entier ! qui est ainsi « le livre de sa mère«  !!! _ à sa mère ;

celle-ci démontant avec une verve assez réjouissante le « romanesque » de l’aviation dans lequel son mari a « donné«  _ elle, se chargeant de faire « tourner«  au quotidien, et sur terre, pas dans les airs, la famille (c’est-à-dire leurs cinq enfants, puis les nombreux petits-enfants qui trouvèrent en elle, et chez elle, un appui très concret) !.. : « elle élevant seule ses cinq enfants et quelques uns des enfants de ses enfants, tandis que lui était à des milliers de kilomètres, il ne fallait pas escompter d’elle qu’elle fasse l’éloge de l’aéronautique«  ; ayant, pour son lot de mère de famille (le plus souvent « vierge et sainte« , dit même quelque part son fils…) ; et cela dit de sa part à elle sans la moindre nuance d’acrimonie, mais avec un immense humour : c’est une généreuse ! ; « la routine des repas, des courses, des lessives, des bulletins scolaires qu’elle signait, des sorties de classe qu’elle accompagnait, la trop grande propriété qu’ils avaient achetée sur les bords de l’Yonne et qui lui donnait encore plus de tracas, avec le jardin à entretenir, les déjeuners de famille à préparer, et des tablées chaque fois dignes d’un banquet de communion solennelle« , page 549 _,

au point de célébrer _ lui, l’auteur, et son fils, Philippe _ magnifiquement la distance ironiquement lucide et très perspicacement réaliste (et pratique) de son intelligence et de sa générosité !

Lui, Philippe, page 543 :

« me disant donc que je devais rendre _ à chacun des deux : et son père, disparu, et sa mère, toujours vivante ; et cela par l’écriture même de ce livre ! qui est une offrande (gracieuse) !.. _ ce que j’avais reçu :

_ de lui,

le signe qu’à la naissance il avait tracé sur mon front ;

_ d’elle,

l’histoire avec laquelle, depuis l’enfance, elle m’avait accompagné dans le noir de la nuit.

Pas pour acquitter une quelconque dette. 

Car la mort délie de toute obligation et rend blanches les pages sur lesquelles s’inscrit la comptabilité éphémère du temps.

Mais simplement afin de me débarrasser enfin et à mon tour _ par l’écriture de cet immense livre-offrande, qu’est Le Siècle des nuages _

de l’encombrant fardeau _ tant qu’il n’est pas posé, donné, offert, livré ! _ d’une vérité vide, sans objet ni usage »

_ puisqu’il revient, et seulement, à chacun de personnellement et singulièrement « faire« , à son corps défendant seulement, et quand le temps y vient, seulement aussi (= ni avant, ni après !), son expérience propre et du temps, et de la vie.

Et chacun qui atteint « le milieu de sa vie« , ou à peu près _ soit aux alentours des quarante ans… _, passe par de semblables questions,

sans pour autant avoir toujours autant le talent _ rare ! admirable ! et que j’admire beaucoup, beaucoup !de penser et d’écrire de Philippe Forest.

Même si je ne partage pas la vision de ce que lui nomme le « long, amer et inexpiable chagrin de la vie« , page 194 ; mais préfère ces mots, en conclusion de la visite _ celle-là même que désirait accomplir son père ! et que le fils réalise, comme par procuration, pour lui ! Et c’est un épisode magnifique de ce grand livre !, aux pages 515 à 529 _, à Istanbul, des très belles fresques _ et elles m’ont, moi aussi, émerveillé ! _ du Jugement dernier (en grec « Anastasis« …) à Saint-Sauveur-in-Chora,

donnant à regarder-contempler, « risquant de nouveau _ après les regards sur « l’immense vaisseau de la nef » de Sainte-Sophie ! _ le torticolis pour observer le détail des vastes fresques figurant le Jugement dernier « au plafond de la chapelle annexe du Paracclésion, pages 523-524,

comment « le Christ triomphant prend par la main et tire de son cercueil à l’allure de navire ou de nacelle » Adam _ ainsi que Ève _  « flottant dans le noir _ bleuté ici, d’un bleu très sombre _ de la nuit, tandis que l’entourent la cohorte des élus et la troupe des réprouvés« , page 524.

Istanbul - Kariye Museum / Chora Church - Anastasis / Resurrection

 Anastasis / la Résurrection (à Saint-Sauveur-in-Chora, à Istanbul) :

Jésus relevant Adam et Ève du tombeau en les tirant par les mains

Et « soudainement, je parvenais à comprendre un peu mieux ce qu’une telle espérance avait pu signifier pour lui. Et en particulier au cours de ses dernières années où il s’était mis à considérer le vide _ décidément un amer de l’idiosyncrasie forestienne ! _ vers lequel il allait avec davantage d’angoisse et de perplexité » ;

« la mort étant pour chacun ce néant _ infigurable ? _ dont personne ne sait rien.

Si bien que toutes les fables qu’on s’en fait _ = tente, chacun, avec les autres, de se figurer ? _dès lors qu’elles restent fidèles _ avec le moins de projections illusoires que l’on puisse… _ à la tragique et inexpiable déchirure du vrai,

se valent sans doute« …

Avec, encore, ces mots-ci de commentaire, de la part de l’auteur-narrateur, au participe présent, dans le même mouvement de réflexion, toujours page 524,

qui me rappellent _ et surtout annoncent ! dans le flux (normal) de la lecture du livre, pour le lecteur _ ce que Philippe Forest dira un peu plus loin, dans le décisif épilogue de son livre, cette fois _ conclusivement, donc _de ce qu’il désire, aussi, « rendre » _ en fait très simplement continuer, poursuivre : après (et d’après) elle… _, en action d’infini remerciement, à sa mère :

« Chaque homme qui meurt à son heure méritant que l’on respecte les récits qui l’accompagnent dans le vide,

comme des paroles de rien _ et moi, je le savais bien _ l’escortant à la façon d’un enfant inquiet sombrant le soir dans son sommeil « .., page 524, donc…

Voilà !

« Les récits qui l’accompagnent dans le vide, comme des paroles de rien l’escortant à la façon d’un enfant inquiet sombrant le soir dans son sommeil « …

À confronter avec ce que Philippe-le fils désire, donc, et dans la mesure de ses moyens propres : ceux de l’écrivain, pas si « impudique » que cela qu’il est devenu !,

« rendre » ici aussi _ en ce « tombeau«  à son père _

à _ l’œuvre propre : de paroles ; en plus de sa personne à jamais vivante… _ sa mère :

« je devais rendre _ à chacun des deux : et le père, disparu, et la mère, toujours vivante, elle _ ce que j’avais reçu :

de lui, le signe qu’à la naissance il avait tracé sur mon front ;

d’elle, l’histoire avec laquelle, depuis l’enfance, elle m’avait accompagné dans le noir de la nuit « .

« L’histoire avec laquelle, depuis l’enfance, elle m’avait accompagné dans le noir de la nuit » : voilà !

Mais, cela,

et pour lui maintenant _ en ce second versant, donc, de sa propre existence (de vivant-mortel) : passés les quarante ans… _,

dans toute la vérité, exigeante, qu’il pense, sans illusion _ sinon le moins possible… _ de fable, désormais, être la sienne :

par cette littérature,

moyen, en _ et par _ ses longues phrases déployées, si souples, mais aussi si précises _ si probes et scrupuleuses, sans jamais la moindre lourdeur didactique : tant tout y est, d’un même mouvement, et poésie, et vérité ! par la pure grâce de son magnifique et si juste style ! _, dans la diaprure presque infinie tant des nuances des précisions données, que du souffle sien, long, beau et tranquille,

instrument _ artistique, mais pas technique…d’une approche sans fard _ mais pas tout « impudique » : seulement « vraie » ! _ de la réalité ! « rendue« , ainsi, en toute la richesse diaprée et juste de sa complexité…

C’est sans doute cela que Philippe Forest, à côté du goût et des nuages et de la liberté (qu’il doit à son père), doit à sa mère : sa vocation d’écrivain ;

et d’écrivain du vrai,

dans la vérité forte et belle, puissante du déploiement de ses nuances diaprées :

par-dessus les fables mêmes _ et figures _ qui l’ont _ durablement _ nourri et formé…

Répondant ce matin à un courriel de mon ami Bernard Plossu, voici ce que je lui disais à ce propos, et au passage _ il faut partager les bonnes choses ! _du Siècle des nuages de Philippe Forest :

De :   Titus Curiosus

Objet : « Le grand Bernard Plossu » + un grand livre sur l’expérience
Date : 28 octobre 2010 05:50:38 HAEC
À :   Bernard Plossu


Merci de ce texte en effet bien intéressant _ je le donne plus bas en post-scriptum…

Et qui te situe à la place
de référence _ sans didactisme aucun _
que ta seule liberté et probité
t’a donnée, sans rien rechercher de cet ordre (les places…),
puisque tu ne te soumettais (et continues de ne te soumettre…)
qu’à ta liberté et ta probité
face à ce que ton acte _ artiste _ de photographier
te donnait (et te donne : toujours !..)
face au réel, face aux autres,
dans le respect aimant de la seule beauté vraie
de leur altérité…
Soit une pureté.

C’est peut-être elle, cette pureté,
qui te fait à ce point unique…

Et cela, en un seul adjectif de ce texte,
même s’il n’est pas petit, ni mince (« grand » !)…

Thibaut Cuisset est en effet, aussi, un photographe de qualité…

J’utiliserai peut-être cela, à ma « façon« ,
dans l’article que je ferai _ voilà qui est fait ! du moins à moitié…

à propos des « 101 éloges »
quand j’aurai entre les mains et sous les yeux
un exemplaire du catalogue de l’exposition de Carcassonne.


Parfait, tout ça…

En ce moment, je suis dans la rédaction d’un article
sur le très très beau livre
d’un écrivain que, déjà, j’adore, Philippe Forest (l’auteur du sidérant « Toute la nuit » : à la NRf),
consacré à son regard sur la vie
passé « le milieu de la vie »
dans son rapport à ses parents, son père mort en 1998,
sa mère, née en 1922 toujours vivante et témoignante… :

ce livre superbe (de 556 pages : mais rien de trop ! ses longues phrases _ ce sont des paroles de pure confidence _ creusent en parfaite souplesse et justesse
_ liberté et probité sont aussi les mots qui me viennent pour l’écriture de Philippe Forest face au réel _
l’essentiel de l’humain ! et de l’intimité
_ c’est-à-dire du rapport le plus près et le plus vrai à l’autre _

s’appelle Le Siècle des nuages :
ou comment on se forme son expérience
en regardant vivre et vieillir (et mourir)
ses parents !


= son rapport au temps, autrement dit…

A lire, donc !

Même si on peut penser cela
un peu moins mélancoliquement que lui…

Bordelais, je suis un fidèle du voisin gascon Montaigne

_ et de son plus heureux « art de passer le temps«  : au final des Essais, dans le décisif et sublime (!) essai conclusif (III, 13), De l’expérience _,

pour ce qui me concerne ;
Forest, de filiation bourguignonne

(Mâcon _ mais aussi le Forez, la Franche-Comté, la Bresse, le Jura : bref, l’est de la France (cf ton propre, si beau, Versant d’Est !) ; le soleil s’y couche plus tôt que du côté de notre Atlantique… _),

est lui parisien _ comme le Baudelaire des « nuages, les merveilleux nuages« 


Ce sont probablement les lumières diverses de nos contrées
qui marquent notre vision
_ faisant beaucoup de notre regard
sur le visible…

Merci de cet envoi !

Titus


Voici donc aussi l’envoi de Bernard Plossu,

d’un texte qu’un ami lui a adressé :

un ami m’envoie ça

b

—–E-mail d’origine—–
De : Ami
Envoyé le : Jeudi, 28 Octobre 2010 0:32
Sujet : ELOGES DE MAGALI JAUFFRET A BERNARD !

À :   Bernard Plossu

Voici des éloges de MAGALI JAUFFRET ! A ton égard !

CULTURE –  le 26 Octobre 2010
culture
Thibaut Cuisset, l’épure d’un paysage sans exotisme


Le photographe expose « Campagne française» à l’académie des Beaux-Arts et « Syrie, une terre de pierre» à la galerie des Filles du Calvaire.

Dans La modification, Michel Butor décrit les paysages qui défilent derrière la fenêtre du train comme des « paysages intermédiaires ». Ce sont ceux-là qui intéressent Thibaut Cuisset, 52  ans, lauréat de la 3e édition du prix de la photo de l’académie des Beaux-Arts. Grâce à ce prix, ce photographe, qui occupe une place singulière, respectée, a déambulé dans les plaines et moyennes montagnes de Haute-Loire, de Lozère, du Cantal, de l’Allier. Auparavant, il avait arpenté le pays de Bray pour le pôle image de Haute-Normandie et la Syrie pour son centre culturel français.
Son œil, formé aux images d’Antonioni, de Pasolini, de la nouvelle vague, à la manière dont ces derniers filmaient les arrière-plans, les lumières en extérieur, a scruté ces lieux antispectaculaires que l’on regarde peu, que l’on dit à tort « sans qualité », mais qui font une campagne encore bien vivante, en évolution constante. « À l’heure où l’on regarde la planète de manière globale, c’est sur le local que je voudrais me pencher, explique Thibaut Cuisset. Car je pense qu’affirmer la singularité de toute terre, c’est aussi s’interroger sur notre monde. »

Le règne du noir et blanc

Les rares photographes français qui, comme le grand Bernard Plossu, s’intéressent au paysage, cette construction faite de représentations, de valeurs, de repères culturels, partent avec un handicap. Bien sûr, il y a eu les grandes missions initiées par l’État et les institutions pour « encourager à la culture du paysage en France » et auxquelles restent attachés les noms de Jean-Louis Garnell, Pierre de Fenoyl, Raymond Depardon, Sophie Ristelhueber… Mais en France, on ne peut se revendiquer d’une lignée comme, par exemple, en Amérique. Partant en terra incognita, Thibaut Cuisset s’est donc lancé, en plein règne du noir et blanc, en pleine emprise de la photo humaniste, le défi de traduire l’éblouissement, l’aveuglement des lumières du Sud.

Du Maroc à la Namibie et à l’Australie, il a voyagé, pratiquant l’errance, s’imprégnant des lieux, absorbant leurs vibrations, s’arrêtant dans la banlieue romaine de Nani Moretti ou dans le Japon d’Ozu. Là, comme dans les campagnes françaises, comme en Syrie, où sa vision des ruines tranche, il a choisi des paysages qui n’apparaissent pas seulement en toile de fond du geste de l’homme, qui ne sont pas davantage des idéaux bucoliques de la nature.

Sans État d’âme ni pathos

Pour choisir ces lieux, Thibaut Cuisset a besoin que soient articulés un sujet, une lumière (très haute) et des couleurs (douces, en demi-teintes). C’est alors par « un travail d’élimination et d’épure » qu’il cherche à représenter « l’essence du paysage où ni l’anecdote, ni l’exotisme, le pittoresque ou le pathos n’ont leur place ». « J’essaie, explique-t-il, de procéder sans trop bouleverser l’ordre des choses, sans y projeter mes états d’âme, sans excès de signature, ni de style ». Mais il ajoute : « En même temps, c’est moi qui photographie. Or, je suis quand même davantage dans le percept (ensemble des sensations et émotions survenant à celui qui l’éprouve _ NDLR) que dans le concept ».

Aux termes d’un processus sensoriel et esthétique certainement aussi saisissant que le fameux instant décisif d’Henri Cartier-Bresson, son image de paysage à la chambre est à la fois objet documentaire, plastique et poétique. Une façon rare de renouer avec l’expérience directe du paysage…

« Campagne française », exposition à l’académie des beaux-arts, dans le cadre du Mois de la photo. Au 23, quai de Conti, Paris 6e, Jusqu’au 17 novembre.
«Syrie, une terre de pierre », galerie des Filles du Calvaire, 17, rue des Filles-du-Calvaire, Paris 3e, jusqu’au 6 novembre.
« Une campagne photographique, la boutonnière du pays de Bray », 64  pages, 27  euros, Filigranes  éditions, 2009.

Magali Jauffret

Et pour finir,

le souvenir encore ébloui _ j’avais dix ans ! _ de l’éblouissante découverte des fresques de la Résurrection de la chair, d’un autre très grand,

Luca Signorelli (Cortona, 1445 – 1523),

à la Capella San Brizio, du Duomo d’Orvieto (1499-1502) ;

dont voici encore, ultimement, une image _ éblouissante toujours !.. en son éclaboussement de blanc pur ! _,

quand

« Ils sortent de la mort comme l’on sort d’un songe« ,

pour reprendre la poésie si puissante, elle aussi _ autre souvenir, très intense encore, au lycée, cette fois, j’étais en classe de seconde ; mon professeur de Lettres était M. Alain Sicard… _, d’Agrippa d’Aubigné,

en ses « Tragiques« .

Voici l’œil de Signorelli,

celui-là même

qui, l’été 1502 _ comme le narre Vasari en ses Vies des peintres célèbres _ osa saisir les traits en voie de rigidification, déjà, par la mort (de la peste), de son fils Antonio… :

http://www.casasantapia.com/images/art/orvietolsignoresurr700.jpg

Luca Signorelli, Capella San Brizio, Duomo, Orvieto

L’événement était advenu chez lui, à Cortone, cet été-là, de 1502 ;

le père venait à peine de terminer les fresques d’Orvieto (1499-1502)…

Titus Curiosus, le 28 octobre 2010

 

 

Ce dimanche 9 octobre 2022, Titus Curiosus – Francis Lippa

Découvrir la force singulière de la voix d’Edith Bruck : la poésie de son « Pourquoi aurais-je survécu ? »

06jan

L’édition-traduction de l’anthologie de poèmes « Pourquoi aurais-je survécu ? » d’Edith Bruck, par René de Ceccatty, aux Éditions Rivages-poche (n° 991), est superbe :


non seulement par le choix qu’il a fallu effectuer, des poèmes de toute la longue vie de celle qui s’y exprime, amie de Primo Levi _ dont se détachent, ici, de l’ordre chronologique suivi de leur création, quatre poèmes : « Pourquoi aurais-je survécu« , « Nous« , « Après ? » et « Promenade avec Primo Levi«  _,
mais aussi par la très éclairante préface « La poésie, plutôt que la prière »,
qui non seulement présente excellemment ce choix, ici, de l’expression incisive et directe, d’Edith Bruck, par le poème,
en opérant, au passage, un très bienvenu point synoptique sur la poésie italienne contemporaine,
mais aussi en comparant fort judicieusement les choix des voies (et voix) des auteurs italiens et français depuis 1945 au moins…
La différence-supériorité de qualité de bien des prosateurs italiens avec-sur la plupart des prosateurs français d’aujourd’hui
provenant très probablement de la pratique aimée de la poésie-chant dans le poème de la part des auteurs italiens
_ nourris fondamentalement de la langue et musique de Dante… _,
quand la prose de la plupart _ à quelques exceptions près ; par exemple Hélène Cixous, ou Claude Simon _ des Français
pâtit de leur endémique surdité-paralysie musicale-poétique.
Et l’on pourrait de demander aussi à quoi celle-ci est due…
Puisqu’existe aussi une bien belle poésie française : celle-ci nous toucherait-elle moins ?.. Et pour quelles raisons historiques ? Le devenir présent en charpie de l’école ?..
La plupart des prosateurs français sont ainsi affligés d’une terrible insensibilité du verbe de leur phraser (et au final phrasés) à la musique de la poésie :
ils n’entendent donc pas la rédhibitoire absence de chanter de fond de leurs phrases ; même si, bien sûr, la prose n’est pas la poésie,
et si une overdose de poésie dans la prose serait monstrueusement insupportable : l’humble musique de la prose devant absolument être à peine perceptible, tel le continuo de fond des musiciens…
Et par là ces prosateurs français-là demeurent rédhibitoirement à l’extérieur du champ le plus authentique et vraiment touchant de la Littérature.
Même si bien peu des critiques d’aujourd’hui semblent s’en aviser, et encore moins soucier…
Bref, ce petit volume de poèmes d’Edith Bruck est magnifiquement bienvenu dans l’édition française…
Et René de Ceccatty nous donne à découvrir, par ce magnifique « Pourquoi aurais-je survécu ? », une vraie et singulière voix.
Merci !!!
Et je suis maintenant particulièrement impatient d’écouter la voix de prose, cette fois, d’Edith Bruck, avec la traduction, toujours par René de Ceccatty, de son trés récent « Pain perdu » (aux Éditions du sous-sol)… 
Ce jeudi 6 janvier 2021, Titus Curiosus – Francis Lippa

A méditer pour réfléchir sur les mésusages idéologiques de la littérature (et des Arts)

24déc

Pour donner à méditer sur des brouillages malencontreux entre Art et idéologie, entre littérature et communication,

voici _ et tels quels, sans nulle farcissure de ma part _ deux articles donnant _ à chacun _ à penser _ par devers soi, davantage qu’à polémiquer en place publique _ :

Sur littérature et communication.

Ces deux articles d’André Markowicz et de Bernard Chambaz

https://m.facebook.com/andre.markowicz/posts/2053869254825376

André Markowicz : « Aux Invalides, c’était juste la vieille droite »


Qu’a fait Jean d’Ormesson, à part avoir « bien écrit », pour qu’un hommage national lui soit rendu ? Dans une tribune au « Monde », le traducteur et poète s’interroge sur le geste politique d’Emmanuel Macron.

LE MONDE | 11.12.2017 à 11h01 • Mis à jour le 11.12.2017 à 11h25 | Par André Markowicz (Traducteur et poète)

En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/idees/article/2017/12/11/andre-markowicz-aux-invalides-c-etait-juste-la-vieille-droite_5227896_3232.html#f5OMvy0qjW3BH2iO.99

Ca avait commencé le jour d’avant. J’avais vu passer une déclaration de Françoise Nyssen, mon éditrice, une personne que je connais depuis plus de vingt-cinq ans, qui disait qu’il serait bon de rendre un hommage national à Jean d’Ormesson et à Johnny Halliday. Sur le coup, j’ai cru que ça devait être un hommage conjoint, dans la même fournée, et j’ai pensé _ qu’elle me pardonne _ qu’elle déraillait. Et bon, vous savez comme c’est, il y a plein de choses qui se passent en l’espace d’une heure, j’ai oublié cette déclaration, j’avais d’autres choses à faire.

Quand un ami m’a dit qu’un hommage national serait rendu à Jean d’Ormesson et à Johnny Hallyday, j’ai cru qu’il me faisait marcher. Mais non, c’était vrai. Quand, ensuite, on m’a dit que l’hommage à Jean d’Ormesson lui serait rendu aux Invalides, j’ai eu peine à y croire, mais non, pas de doute, là encore, c’était vrai.

J’avoue d’emblée que je n’ai jamais pu lire trois pages d’affilée des livres de Jean d’Ormesson – je le dis sans trop de honte. J’en ai feuilleté quelques-uns, sur les tables de libraires, et c’était toujours, comme on dit en français (et seulement en français) « bien écrit ». Quand je traduisais Les Démons, de Dostoïevski, je voyais se profiler des auteurs comme d’Ormesson derrière la figure de l’écrivain Karmazinov, qui, de fait, « écrit bien », et termine son œuvre en disant « merci ». D’Ormesson, lui, c’est par ça qu’il avait commencé : Au revoir et merci… Merci à ses lecteurs, merci à l’existence et à qui vous voulez – il était très content. Ça fait toujours plaisir de voir un homme content. J’ai toujours pensé qu’il était l’exemple parfait de « petit maître », issu d’une tradition bien française qui date du XVIIe siècle.

Bref, pourquoi d’Ormesson ? Et pourquoi aux Invalides ? Malraux avait eu droit à un tel hommage, mais Malraux avait été ministre, c’était une figure du siècle ; pareil, d’une autre façon, pour Césaire (au Panthéon). Mais qu’avait-on fait à la mort de Claude Simon, de Samuel Beckett et même d’Yves Bonnefoy ?

« Génie national »

Quand j’ai écouté le discours d’Emmanuel Macron, les choses se sont mises en place. C’était un beau discours, un discours littéraire, qui multipliait les citations, un hymne à « ce que la France a de plus beau, sa littérature »… Un discours mimétique, aussi : on aurait dit que le président de la République française se livrait à un pastiche du style de d’Ormesson pour prononcer son éloge funèbre,

La suite de l’article d’André Markowicz, ici :
https://m.facebook.com/andre.markowicz/posts/2053869254825376

Ou ici.


Tribune.

Mireille aux Invalides.
Macron, d’Ormesson et Johnny, images de la France.

Ça avait commencé le jour d’avant. J’avais vu passer une déclaration de Françoise Nyssen, mon éditrice, une personne que je connais depuis plus de ving-cinq ans, qui disait qu’il serait bon de rendre un hommage national à Jean d’Ormesson et à Johnny Hallyday. Sur le coup, j’ai cru que ça devait être un hommage conjoint, dans la même fournée, pour ainsi dire, et j’ai pensé, — qu’elle me pardonne — qu’elle déraillait. Et bon, vous savez comme c’est, il y a plein de choses qui se passent en l’espace d’une heure, j’ai oublié cette déclaration, j’avais d’autres choses à faire.

Quand un ami m’a dit qu’il y aurait un hommage à Jean d’Ormesson aux Invalides, j’ai cru qu’il me faisait marcher. Bon, je l’avoue d’emblée, je n’ai jamais pu lire trois pages d’affilée de ses livres — et dire que je suis mort de honte à l’avouer serait mentir. J’en avais feuilleté quelques-uns, sur les tables de libraires, et c’était toujours, comme on dit en français (et seulement en français) « bien écrit », comme si ça voulait dire quelque chose, de bien écrire, pour un écrivain. Mon ami Armando, à la Sorbonne, faisait ça : il regardait systématiquement les premières pages des romans sur les tables des libraires, et il livrait son jugement : « Oui, c’est pas Dante ».

Et donc oui, oui, oui, Jean d’Ormesson écrit bien. Il a une « belle langue ». Et non, Jean d’Ormesson, ce n’est pas Dante. Quand je traduisais « les Démons », ce sont des gens comme d’Ormesson qui m’ont servi d’images pour la figure de l’écrivain Karmazinov, qui, de fait, « écrit bien », et qui finit son œuvre en disant « merci ». Merci à ses lecteurs, merci à l’existence, merci à qui vous voulez — qui finit très content. Parce que c’est vrai que c’est très important, d’être content dans la vie. Parce que ça fait plaisir à tout le monde. D’abord à ceux qui vous lisent, et ensuite à soi-même. Et donc, bon, j’ai toujours pensé qu’il était, au mieux, l’exemple parfait du « petit maître », issu d’une tradition, là encore, bien française, qui date du XVIIe. C’est vrai, du coup, il représente une « certaine image de la France » — d’une certaine tradition française de la littérature, ridicule pour toute l’Europe depuis le romantisme — et qui n’est pas moins ridicule aujourd’hui.

Ce n’était pas une blague. Il y a eu un hommage aux Invalides. Pourquoi aux Invalides ? Est-ce que d’Ormesson avait, je ne sais pas, accompli des actes héroïques au service de la France, ou est-ce qu’il avait été victime du terrorisme ? Etait-il une figure de l’ampleur de Simone Veil ? Et quel écrivain français a été l’objet d’un tel hommage avant lui ? — Il y avait eu Malraux, je crois. Mais Malraux avait été ministre, il était une figure du siècle. Mais qu’a-t-on fait à la mort de Claude Simon ou de Beckett ou, je ne sais pas, celle de Francis Ponge ou de René Char, sans parler de Foucault, de Barthes ou de Derrida — et même d’Yves Bonnefoy ? — Il y a eu des communiqués de l’Elysée (ce qui est bien normal), mais jamais un hommage aux Invalides, c’est-à-dire un hommage de la République, en présence, qui plus est, des deux anciens présidents de la République encore ingambes que nous avons, à savoir Nicolas Sarkozy et François Hollande. — Qu’est-ce que ça veut dire, qu’on rende hommage à d’Ormesson de cette façon ? C’était ça, ma question.

Et puis, j’ai écouté le discours d’Emmanuel Macron. Et là, les choses ont commencé à se remettre en place : non, Françoise Nyssen n’avait pas déraillé du tout. Elle avait exprimé l’idée. Parce que ce discours est un moment majeur, pas seulement pour d’Ormesson, ou, plutôt, pas du tout pour d’Ormesson, mais pour la vision à long terme de la présidence de Macron — pour sa vision de la France. De sa France à lui.

Objectivement, c’était un discours formidable. Un discours littéraire, qui multiplie les citations, qui est un hymne à « ce que la France a de plus beau, sa littérature »… Un discours formidable aussi parce que mimétique : on aurait dit que Macron (ou Sylvain Fort, mais ça n’a aucune importance — en l’occurrence, c’est Macron, je veux dire le Président de la République française) faisait un pastiche proustien du style de d’Ormesson lui-même pour prononcer son éloge funèbre, en construisant, avec des imparfaits du subjonctifs gaulliens (et grammaticalement indispensables) un éloge de la clarté, qualité essentielle du « génie national». Et puis, j’ai entendu cette phrase : « La France est ce pays complexe où la gaieté, la quête du bonheur, l’allégresse, qui furent un temps les atours de notre génie national, furent un jour, on ne sait quand, comme frappés d’indignité. »

Dites, — comment ça, « on ne sait pas quand » ? Si, on sait parfaitement quand : d’abord, — non pas en France, mais dans l’Europe entière, au moment du romantisme, et de la Révolution française. Quand, d’un seul coup, c’est le monde qui a fait irruption dans les livres, et pas seulement dans la beauté des salons. C’est le moment du grand débat entre Racine et Shakespeare, oui, dans l’Europe tout entière. Et la remise en cause de la « légèreté comme génie national de la France », c’est, par exemple, tout Victor Hugo. Et puis, il y a ce moment de désastre, d’éblouissement qui reste, jusqu’à nous, une déchirure « irréfragable », selon le beau mot employé par Macron, le moment de Rimbaud — qui trouve la légèreté verlainienne, sublime, à la limite extrême de l’indicible, et la transforme en cette légèreté atroce et impensable, « littéralement et dans tous les sens », des « Derniers vers », et qui le laisse dévasté, Verlaine, et qui s’en va, en nous laissant, oui, aujourd’hui encore, nous tous qui parlons français, béants et bouleversés : et c’est après la catastrophe de Rimbaud que viendra, par exemple, celle d’un poète comme Paul Celan (qui lui est si proche).

Emmanuel Macron a cité les amis de Jean d’Ormesson : Berl, Caillois, Hersch, Mohrt, Déon, Marceau, Rheims, Sureau, Rouart, Deniau, Fumaroli, Nourissier, Orsenna, Lambron ou Baer… — Bon, Orsenna… 


Hersch… C’est Jeanne Hersch ? Et Sureau, c’est François Sureau (dont j’apprends qu’il écrivait les discours de Fillon) ? Et les autres… Berl, Mohrt, Déon, Marceau, Rheims, Rouart, Fumaroli, c’est, de fait, « une certaine idée de la France », — une idée dont je ne pourrais pas dire qu’elle est franchement de gauche. C’est de cette longue lignée dont parle le Président pour peindre, aux Invalides, dans le cadre le plus solennel de la République, la France qu’il veut construire. Et il le fait sans avoir besoin de dire l’essentiel, qui est compris par toute l’assistance : nous sommes dans le cercle du « Figaro », dans le cercle — très ancien — de la droite française la plus traditionnelle, celle des « Hussards », des nostalgiques de l’aristocratie. Parce qu’il faut bien le dire, quand même, non ? — la « légèreté » de Jean d’Ormesson, c’était quand bien ça qu’elle recouvrait : la réaction la plus franche — même si Dieu me préserve de mettre en cause son attachement à la démocratie parlementaire. —

Michel Mohrt, Marceau (Félicien, pas Marcel…), Michel Déon, Paul Morand, toute, je le dis, cette crapulerie de l’élitisme de la vieille France, moi, je ne sais pas, ça ne me donne pas l’image d’une France dans laquelle je pourrais me reconnaître.

L’impression que j’ai, c’est que par l’intermédiaire de Jean d’Ormesson, le Président rendait hommage à cette France-là, en l’appelant « la France », et c’est à propos de cette France-là qu’il parlait de son « génie national ». Et sans jamais employer de mot de « réaction », ou le mot « droite ».

Les Invalides, c’était pour ça. Pour dire la France dans laquelle nous vivons, maintenant que la gauche n’existe plus. Depuis qu’il n’y a plus que la droite. Dans cette légèreté des beautés esthétiques — et cela, alors même, je le dis en passant (j’en ai parlé ailleurs) que la langue française disparaît, en France même, par les faillites de l’enseignement, et, à l’étranger, par les diminutions drastiques et successives du budget alloué à l’enseignement du français. On le sait, la littérature, la beauté, c’est, je le dis en français, l’affaire des « happy few ».

Et puis, pour les « unhappy many », le lendemain, c’était l’hommage à une autre France, celle des milieux populaires, celle, censément, de Johnny Hallyday. Les deux faces du même.— En deux jours, les deux France étaient ainsi réconciliées par une seule voix, jupitérienne, celle des élites et celle du peuple. Je ne dirai rien de ce deuxième hommage, je ne me reconnais ni dans d’Ormesson, ni dans Johnny (que j’avais vu très grand acteur avec Godard). Mais paix à l’âme de Johnny, que la terre, comme on le dit en russe, lui soit « duvet », qu’elle lui soit, c’est le cas de le dire, « légère ».

Il y a eu deux hommages, un appel aux applaudissements dans le second, un silence grandiose à la fin du premier, et, moi, parmi les citations du Président, il y a en une sur laquelle j’ai tiqué, parce que, vraiment, je n’arrivais pas à la situer (je dois dire que je ne me souvenais pas de celle de « La Vie de Rancé », mais qu’elle est grande !..). Non, à un moment, Macron parle de Mireille.

« C’est le moment de dire, comme Mireille à l’enterrement de Verlaine: «Regarde, tous tes amis sont là

C’est qui, Mireille ? Dois-je avoir peur d’afficher mon inculture ? J’ai fouillé tout Paul Fort (enfin, pas tout…), il y a un poème célèbre qui devenu une très belle chanson de Brassens sur l’enterrement de Verlaine (Paul Fort y avait assisté)… et pas de Mireille. Je demande autour de moi, je regarde sur Google, il y a une autre chanson de Paul Fort, à « Mireille, dite Petit-Verglas », — mais, là encore, cette citation n’y est pas. Est-ce une espèce de condensé d’une citation de Brassens ? Sur le coup, dans ma naïveté, je me suis demandé s’il ne voulait pas parler de Mireille, vous savez, qui avait fait « le petit conservatoire de la chanson » à l’ORTF… Je me demande d’ailleurs si le jeune Johnny n’est pas passé chez elle. — Je plaisante. Et puis, Mireille, même si quand j’étais enfant, elle était vieille, elle n’était pas vieille à ce point-là. Donc, je ne sais pas qui est Mireille.

Je me demande ce qu’elle vient faire, cette Mireille, aux Invalides pour dire « tous tes amis sont là »… Si c’est une bourde (je ne vois pas laquelle), ou si, d’une façon plus bizarre, ce n’est pas comme une blague, procédé bien connu parmi les potaches, de fourrer au milieu d’une vingtaine de citations véritables, une citation totalement débile, que personne ne remarquera, histoire, justement, de ne pas se faire remarquer, parce qu’il ne faut pas dire que le roi est nu. — De mon temps, des copains khâgneux avaient fait une série de références à la pensée héraclitéenne de Jacob Delafond, auteur d’un « Tout s’écoule ». C’était, de la part de ces jeunes gens, un signe de mépris envers leur prof. De quoi serait-ce le signe ici ?…

Quoi qu’il en soit, cette Mireille, aux Invalides, elle participe à la construction de l’image de la France du président Macron. — Non, non, notre roi n’est pas nu. Il porte les habits de la « vieille France ». Ils sont très beaux. Ils sont très vieux. Mais ce ne sont pas ceux des grands auteurs du classicisme, — ce sont plutôt ceux des petits marquis.

Et puis, enfin, bizarrement, je ne sais pas comment dire : j’ai le cœur serré en pensant à Verlaine.

En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/idees/article/2017/12/11/andre-markowicz-aux-invalides-c-etait-juste-la-vieille-droite_5227896_3232.html#f5OMvy0qjW3BH2iO.99

http://www.lemonde.fr/idees/article/2017/12/12/bernard-chambaz-alors-d-ou-vient-mireille_5228645_3232.html

Bernard Chambaz : « Alors, d’où vient Mireille ? »

Dans une tribune au « Monde », l’écrivain revient sur l’analyse de l’hommage d’Emmanuel Macron à Jean d’Ormesson du traducteur et poète André Marcowicz.

LE MONDE | 12.12.2017 à 18h19 • Mis à jour le 12.12.2017 à 18h21 | Par Bernard Chambaz (Ecrivain)

En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/idees/article/2017/12/12/bernard-chambaz-alors-d-ou-vient-mireille_5228645_3232.html#SOdM1gWXSLz6i53C.99

Tribune.

Mireille m’avait échappé. André Markowicz l’a sortie pour moi de l’ombre dont les Invalides ne l’avaient pas sauvée.

Au cas où Mireille serait encore dans les limbes, le peu que j’aurais à en dire est ceci : Mireille n’est pas Mireille, mais Eugénie Krantz, dite Nini-Mouton, moitié mondaine moitié artiste de music-hall. Après l’enterrement de Verlaine (1844-1896), elle vendra ses porte-plumes sinon ses crayons, beaucoup de porte-plumes, et même plusieurs fois son dernier encrier. Je crois qu’elle n’a pas dit « tous tes amis sont là » mais « tous les amis sont là », ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Accessoirement, elle ne l’a pas dit d’une voix posée, mais elle l’a crié pour qu’on l’entende, qu’on sache que c’était bien elle qui détenait l’héritage. C’est seulement en fin d’après-midi, après la cérémonie officielle, que Philomène Boudin qui aimait vraiment Verlaine est venue déposer son petit bouquet de violettes au pied d’une montagne de rubans.

Il paraît qu’Eugénie était plutôt désagréable, le teint rougeaud, le visage ridé, « les yeux petits et méchants ». Peu importe, Verlaine la considérait comme sa « presque femme » et il habitait chez elle, rue Descartes. Le soir, ils s’étaient disputés. Elle avait crié plus fort que lui, elle ne l’avait pas relevé quand il était tombé du lit, elle s’en était allée, et il avait passé la nuit à se mourir à moitié nu sur le plancher gelé.

Fadaises

Sa tombe à lui est aux Batignolles. Depuis la Contrescarpe, ça fait une trotte, mais heureusement il y a des escales. Une messe basse par un froid de canard à Saint-Etienne-du-Mont, le premier Rossignol national veillé par une garde d’honneur avant qu’il ne reçoive l’hommage des clochards et des pierreux. Un adieu devant le Panthéon, une halte à côté de l’Opéra, le cortège battant la semelle derrière le corbillard « tout argenté de glaçons ». On peut parier que les sept discours sur sa tombe, il les a trouvés longs et que c’étaient des fadaises.

Alors, d’où vient Mireille ? A relire la nomenclature sempiternelle du discours, j’ai vu soudain passer le nom de Berl (1892-1976). On sait que son prénom est Emmanuel ; et je me suis rappelé qu’il avait eu une belle histoire d’amour avec Mireille, la chanteuse. Avec les préparatifs pour la Madeleine à la gloire de Johnny, on peut imaginer que la boucle était bouclée.

Franchement n’y-a-t-il pas un peu d’indécence à enrôler Verlaine dans ce compliment ?
Ce serait l’occasion ou jamais de rappeler le salut adressé par Léon Bloy (1846-1917) à « cet indigent qui avait crié merci dans les plus beaux vers du monde ».

Bernard Chambaz a notamment reçu le prix Goncourt du premier roman en 1993 pour L’Arbre de vies (F. Bourin). Il est l’auteur, entre autres, de 17 (Seuil, 144 pages, 15 euros) et d’A tombeau ouvert (Stock, 2016).

En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/idees/article/2017/12/12/bernard-chambaz-alors-d-ou-vient-mireille
_5228645_3232.html#SOdM1gWXSLz6i53C.99

A porter sereinement au débat…

Titus Curiosus, ce dimanche 24 décembre 2017

 

Cultiver (en son regard !) la lumière de la luciole et subvertir la carole magique : l’enchantement de l’écrire de Christophe Pradeau

16juin

« Prendre la mesure du monde » _ si vaste et si profond ! _ à partir de l' »appui » d’une enfance (granitique et forestière) en Limousin (du côté de Lubersac, pour les vacances, au moins) :

tel est le défi _ superbe ! _ d’écriture

auquel à choisi de s’affronter Christophe Pradeau en son opus magnifique (quel livre dense et riche et musical !) : La Grande Sauvagerie, aux Éditions Verdier _ et tout récent « Prix Lavinal » du « Printemps des lecteurs » de la librairie Mollat : la réception ensoleillée du Prix eut lieu au village de Bages, des mains de Jean-Michel Cazes, jeudi 3 juin dernier.

C’est le roman de la naissance,

compliquée, retardée par des obstacles _ encore trop douloureux pour être frontalement énoncés, expliqués, en son récit maintenant même par la narratrice, la soixante advenue, pour elle, à la page 39 : « à la veille de devenir une petite vieille : cheveux enneigés, poitrine racornie, fessier effondré, yeux vitreux injectés de sang, peau tavelée, varices, cors au pied, gestes tremblés, démarche chaque jour un peu plus mal assurée, lenteur, universelle lenteur comme une glu dans laquelle vous êtes prise« , soit sa plus formidable obsession (l’auteur, lui, Christophe Pradeau n’a, à ce jour, que trente-neuf ans !) _, mais finalement impuissants à l’étouffer,

d’une curiosité,

principalement intellectuelle (et affective, familiale, mémorielle surtout ;

pas amoureuse ou sexuelle : la narratrice restant très elliptique quant à ses amours :

après une très rapide évocation, page 32, de la « suavité irréelle » _ voilà ! peut-être parce que bien rare en un pays bien rude… _ de « l’âge des premiers rendez-vous« ,

une allusion, page 83, à une liaison de trois mois, probablement en 1969, l’année de ses vingt-trois ans, un amour, qui la transporte d’Istanbul, où elle résidait alors, dans le quartier de Galata

_ « Istanbul, où je vécus plusieurs mois, à Galata, dans le jardin d’hiver d’un appartement enchanté _ déjà ! _ d’où le regard s’envolait (une figure majeure de l’idiosyncrasie du personnage ! à la Claude Simon : Le Vent…), porté par les vents étésiens _ quelle chance ! _, fasciné par la violence des courants, la profondeur des ténèbres sous l’écume gris bleu du Bosphore _ en ses mortels vortex… _  charmé (toujours le regard ! plus même que la narratrice elle-même : une « contemplatrice« , en fait, se tenant à quelque distance, ici sur le bateau, devant lequel les « choses vues«  défilent, sans que le reste de son corps s’y mêle ! ; sa « mobilisation«  est celle du regard !) par la nonchalance des caïques, le défilé lent des yalis, leurs façades embrumées par les moucharabiehs, les femmes pensives sur les balcons de bois sombre, penchées,  un mazagran de café dans le creux de la main, au dessus du puits d’encre des eaux fonds (du Bosphore : vertigineusement magique !), debout sur les pontons nacrés de coquillages et de vase, silhouettes minuscules errant (verlainiennement) parmi les terrasses délabrées des parcs _ somptueux, en effet, là _, sous les frondaisons centenaires des pins, des platanes _ j’ai moi aussi constaté leur splendeur stambouliote ! _ , des arbres de Judée ; certains jours de la mi-août, quand la lumière se fait si intense, purifiée des ondoiements huileux de la canicule, que tout, et jusqu’à la ligne d’horizon, se rapproche brusquement _ et sans lunettes _ de vous (tiens ! tiens ! ô le vertige !), j’ai pu croire, Orithie consentante abandonnée au Vent du nord (avec la majuscule !), que rien n’arrêterait mon regard (toujours lui ! à l’avant, en estafette, du reste-du-corps fantassin, plus exposé encore aux blessures, lui ! que la pupille ou l’iris des yeux !) jusqu’au débouché du corridor _ en élévation, sinon lévitation ! _ où m’attendait le spectacle (toujours à regarder-contempler à un peu de distance !) de la brusque floraison d’un détroit en mer intérieure, dépliement des vagues en corolles de colchiques, diaprures, irisations allant se perdre dans les lointains, vers la Crimée (ô le beau nom féminin ! et ce qu’il charrie d’images les plus noires !..) et ses anciens comptoirs gênois, en direction de Caffa, ses rats noirs (les voici !) et ses cadavres buboniques (pestiférés, donc ! pardon du pléonasme !) enroulés comme des fœtus dans le giron des catapultes » ;

voici alors la chute, et la révélation très elliptique d’un bref amour (de trois mois) : « Je quittai Galata sur un coup de tête pour me perdre de vue (voilà ce que c’est de cesser de privilégier son regard !) en Argentine, sur les hauts plateaux du Chubut, enlevée par des bras moins fermes (hélas pour la narratrice !) mais tout aussi inconstants (hélas encore !) que ceux de Borée _ le vent du Nord _, avant de retrouver, trois mois plus tard, mon nid d’alcyon sur (= au-dessus de ! une position recherchée, nous en aurons confirmation à d’autres reprises, dont l’appartement new-yorkais de la narratrice, donnant directement sur l’East-Side River…) les eaux du Bosphore, mais pour lui dire adieu presque aussitôt : il était plus que temps de regagner la France«  _,

une allusion à une liaison de trois mois, un amour (entre cette Orithie, elle, et un Borée, l’autre, donc) qui la transporte d’Istanbul

rien moins qu’en Argentine,

un peu au nord de la Patagonie, où se situent ces « hauts plateaux du Chubut«  (dont nous ne saurons pas davantage ! _ cf le « En Patagonie«  de Bruce Chatwin (et mon article « la traversée du siècle d’un honnête homme (et beau garçon) en quelques fécondes rencontres d’artistes-créateurs en des capitales cosmopolites : le parcours de Peter Adam de Berlin à La Garde-Freinet, via Paris, Rome, New-York et Londres » sur le livre de Peter Adam « Mémoires à contre vent » qui évoque sa furtivité et sa discrétion personnelles, au passage…) ; ou « Le Lièvre de Patagonie » de Claude Lanzmann (et mes sept articles de l’été 2009, à partir de « La joie sauvage de l’incarnation : l’”être vrais ensemble” de Claude Lanzmann _ présentation I« …) ; ou les contes de ma cousine Silvina Ocampo, l’épouse de mon cousin Adolfo Bioy… _ ;

une autre allusion à cet épisode malencontreux de « haute solitude » argentine (« étrangère à un lieu, des habitudes, des coutumes« ), se trouve à la page 49 : « lors des quelques mois que je devais passer, une dizaine d’années plus tard (que l’épisode du Mas Fargeau, lors du recensement de 1965 _ les repères fluctuent, au gré des indices du récit de son passé par la narratrice…), dans un dénuement _ voilà ! _ que plus jamais je ne connaîtrais par la suite _ = rétrospectivement _, sur les hauts-plateaux du Chubut, compagne d’aventure fourvoyée dans une histoire _ d’amour ? ou simili… _ qui ne m’était de rien » : on appréciera la richesse du nuancier de ces expressions…

et une autre, enfin, non moins brève, page 85, quant à un autre amour (sans guère de suites, non plus : la narratrice demeurera célibataire et sans enfants _ du moins le semble-t-il…) :

« Je renouai, de fait, à New-Haven _ où se situe l’université de Yale : Christophe Pradeau y a lui-même séjourné ! en son cursus universitaire… _, dans l’une de ces universités alourdies de lierre où le présent semble moins éloigné qu’ailleurs des Pilgrim Fathers et des « colonies perdues », avec des études d’histoire de l’art _ la narratrice ne s’y attarde pas trop en son récit _ que j’avais maintes fois reprises et abandonnées au hasard de mes années d’errance (entre juillet 1967 et août 1970 : elles lui paraissent une « décennie«  !), avec la ferme intention de les couronner cette fois par la rédaction d’une thèse sur l’architecte américain Franck Lloyd Wright, dont je m’entichai (intellectuellement quasiment…) lors d’un séjour à Chicago,

en m’attardant, tout à la joie inattendue, par nature toujours inattendue _ certes ! non recherchée ! à accueillir seulement ! il s’agit d’une grâce donnée à fonds perdus ; sans calcul d’aucune sorte ! _, d’aimer et d’être aimée (c’est dit ! page 85, donc : sans nulle autre considération !),

au milieu des splendeurs automnales (d’« été indien« , ou « été des Indiens » ! page 99 : à contempler ! elles aussi…) d’Oak Park. Je vivais à New-Haven depuis deux ans déjà (nous sommes donc en 1972 alors…) et m’apprêtais à commencer un PhD

quand je fis, dans les stacks de la Sterling Library, la découverte que j’ai dite« , un peu plus haut, aux pages 53 et 62 de cette narration par Thérèse Gandalonie d’une partie (la plus intellectuelle, ou seulement cérébrale : à propos de la « tribu«  des Lambert, issus de Jean-François Rameau, mort d’« expérimenter« , à son entier corps mal défendant, la « grande sauvagerie » du Grand Nord américain) de son histoire à elle, qui vient s’embrouiller, « inextricablement mêlée«  qu’elle est « à la leur« , selon une expression de la page 82, à celle des Lambert-Rameau :

quand je fis, dans les stacks de la Sterling Library, la découverte

d’« un petit livre bleu nuit abandonné sur le plateau d’un chariot de reclassement« 

Je poursuis ici la lecture de ce « tournant » du roman, pages 53-54 :

« Je savais que quelque chose n’allait pas _ mon regard (toujours lui !) m’en avait tout de suite averti _ mais je n’arrivais pas à dire quoi. Était-ce que le nom de l’auteur

_ « Le petit livre bleu nuit portait la signature d’un historien (lucquois) dont l’œuvre n’avait cessé (nous sommes ici alors en 1972, à Yale ; et la notation, page 62, est à prendre on ne peut plus à la lettre !!!) de m’accompagner

(au point que dès qu’elle se mettra à « voyager« , à ses vingt-et-un ans, une fois « passée de l’autre côté, dans le camp des vies mobiles et des curiosités indiscrètes« _ les deux sont liés, à la page 36 _, elle « ne manquera pas » de se rendre, et très vite, à Lucques, « se recueillir«  devant la façade, seulement, de la demeure de ce chercheur très éminent (d’abord pour elle), en forme d’hommage quasi filial (au moins intellectuellement) très ému de sa part (comme si « sa lecture«  de « lui«  constituait l’acte, en forme de « passeport« , de sa véritable naissance (non biologique, cette fois : culturelle !) au monde ! ; « je me figurais, dit-elle, page 53, près d’être déglutie par la boue, par l’hostilité indistincte _ voilà _, sans rien _ jusque là _ à quoi me raccrocher _ c’est décisif _, et empoignant soudain et comme en désespoir de cause, une touffe de mes cheveux, et tirant, tirant de toutes mes forces, et me hissant, à force de tirer, comme si le pouvoir m’était donné _ grâce à lui, enfin ! _ d’être à la fois la sage-femme et le nouveau-né, la main experte et le corps glaireux«  ;

cf son récit de cela, aux pages 66-67 :

« Lorsque, à vingt-et-un ans, j’entrepris à mon tour de voyager, ivre de curiosité _ voilà ! _, je ne manquerais pas d’aller me recueillir à Lucques, devant la façade gaufrée de bossages rustiques derrière laquelle le grand historien, qui m’avait éveillée à moi-même et au monde (voilà ! rien moins !!!), avait écrit le meilleur de son œuvre, à commencer par son grand livre sur le Déluge« … ; fin de l’incise lucquoise !)

Le petit livre bleu nuit portait la signature d’un historien dont l’œuvre n’avait cessé de m’accompagner, donc,

depuis que j’avais eu la révélation, en le lisant, avec peine, dans une espèce de fièvre heureuse, au cours d’une semaine caniculaire de fin juillet _ je venais tout juste de fêter mes dix-sept ans (en 1963, donc, selon mes calculs de lecteur un peu curieux (et donc assez attentif : à déchiffrer les indices laissés…) : la narratrice sortait de Première et allait passer en Terminale au lycée ! je me souviens que, personnellement, ce fut la lecture du Bruit et la fureur de Faulkner qui me fit procéder à ce genre de « comptes«  en décryptant un roman : je devais être en Première quand je le découvris ; je venais de m’abreuver juste auparavant à Sanctuaire ; et je poursuivrais par Lumière d’août ! Que d’enchantements ! fin de mon incise faulknérienne…) _

j’avais eu la révélation, donc,

que l’ennui léger (un défaut de la vision : une invasion de mouches optiques à un excès de luminosité, contracté face à la blancheur aveuglante des salines contemplées du haut des remparts d’Aigues-Mortes) obscurcissant ma vie depuis quelques mois, s’aggravant les dimanches après dîner (ou déjeuner de midi ?) en somnolence accablée, n’était qu’une brume passagère qu’il ne tenait qu’à moi de traverser (par la lecture !) pour entrer de plain-pied dans la vie (soit un élément tout simplement décisif dans l’économie du roman, et le parcours de vie, donc, aussi, les deux allant de pair, de la narratrice !). Assise en tailleur, adossée au figuier

(d’un jardin dont nous nous finirons par apprendre, tout à la fin, in extremis, la révélation, page 153, de l’importance en sa vie : quand d’une des deux lunettes de l’Observatoire (astronomique) qu’avait édifié, en contrepoint de la lanterne des morts, Octave Lambert, en son Domaine de « La Grande Sauvagerie« , sur la hauteur surplombant les toits d’ardoise et les jardins en terrasse du village de Saint-Léonard, la narratrice découvrit _ proustiennement ! cf la célèbre remarque de Proust sur les opérations de focalisation inverses des télescopes et microscopes !, en son sublime Temps retrouvé ! _, au bout de la-dite lunette, qui n’en bougeait plus (« J’essayais bien de faire pivoter la lunette sur son axe (…) mais l’objectif restait obstinément fixé sur le figuier« …) : « un banc plus qu’aux trois quart enseveli sous les branches chargées de fruits d’un figuier, celui-là même sous lequel _ c’est l’arbre de la connaissance d’Adam et Ève dans la Genèse ! _ je contractai, il y a cinquante ans, le goût de lire« …)

adossée au figuier,

mon attention allait du livre (de l’historien de l’art italien), de Paolo Uccello à Nicolas Poussin, de l’immense hostilité verdâtre de leurs Déluges _ sublimes ! les deux _, au spectacle léger du vent _ salvateur : mobilisateur… _ autour de moi, dont j’observais la façon malicieuse _ oui ! _ qu’il avait de s’immiscer sous la nappe _ familiale ! _ dominicale » (au point que « un coup de vent plus fort que les autres arracha la nappe«  qui « en un instant avait franchi le mur du jardin » « pour s’échouer dans les branches des cerisiers du presbytère« …), peut-il se lire page 63…

« Je savais que quelque chose n’allait pas (quant à ce livre italien découvert par le plus grand des hasards à la bibliothèque Sterling de Yale) _ mon regard (toujours lui !) m’en avait tout de suite averti _ mais je n’arrivais pas à dire quoi.

Était-ce que le nom de l’auteur (un grand historien d’art italien vivant à Lucques, donc) n’allait pas (mais en quoi donc ?) avec le titre ?

Certes je savais qu’il _ le pronom (« il« ) est mis ici en italiques ! avec quelle intention ? de quoi est-ce l’indice qui nous est, discrètement, proposé à déchiffrer ainsi ?.. et par qui , l’auteur, Christophe Pradeau ? la narratrice, Thérèse Gandalonie ?.. _ n’avait pas écrit ce livre _ comment le savait-elle ? et pourquoi ne l’avait-il donc pas écrit, « lui« , « ce livre« -là ?.. mystères !!! Cela faisait partie de mon trouble, mais ne suffisait pas à l’expliquer

_ ce jour-là de 1972 (= « un soir de  blizzard que je m’étais attardée plus que de raison (celle des trop étroitement rationnelles horloges !), dans l’espoir d’une accalmie qui ne viendrait pas, dans l’emmêlement _ un délicieux labyrinthe ! où se perdre afin, peut-être, de parvenir à « se trouver » !.. _ de coursives, de passerelles suspendues, d’échelles et de monte-charges, d’une de ces bibliothèques de la Nouvelle-Angleterre (l’université de Yale, à New-Haven, se trouve dans le Connecticut) dont les portes restent ouvertes jour et nuit, où s’entretient sans discontinuer, tous les jours de l’année, jusque dans les heures les plus hostiles du petit matin, le feu vacillant (mais vaillant : ou la luminescence d’autres sortes de lucioles que celles acclimatées par Antoine Lambert, de Toscane, à La Grande Sauvagerie limousine : celle du regard s’éclairant et de mieux en mieux éclairé des lecteurs de livres !) des lectures buissonnantes (= tous azimuts), la veille patiente (activement : voilà !) de ceux qu’on appelle, dans la langue cornucopienne de la Renaissance, les Lychnobiens (ceux qui vivent à la lueur des lanternes _ coucou les revoilà, les « lanternes des morts » du tout début du roman ! _ ). ») ; fin de l’incise du rappel de l’année, 1972, et du lieu, « les stacks de la Sterling Library« , selon une expression de la page 85… _

Cela faisait partie de mon trouble mais ne suffisait pas à l’expliquer

_ je reprends l’énoncé par la narratrice, page 53, du début de la découverte de son sésame (ou début de fil d’Ariane) ; car elle a l’intuition que la révélation viendra de sa lecture d’un livre :

« J’entretenais, sans trop me l’avouer _ dit-elle aussi, page 52, la narratrice a alors vingt-six ans _, la certitude parfaitement déraisonnable, transposition dans le monde des adultes de je ne sais quelle superstition enfantine _ cf déjà La souterraine, le premier opus romanesque fictionnel de Christophe Pradeau ! _, qu’un livre (j’avais écrit un « monde » !) m’attendait, caché parmi les centaines de milliers à jamais indéchiffrables ou indifférents, un livre écrit non certes à mon usage exclusif mais pour lequel il y avait dans ma vie une place réservée. (…) J’étais en quête d’un livre dont je ne savais rien, si ce n’est qu’il m’arracherait à ce retrait

_ familial et limousin : ce terme de « retrait » est important, en sa timidité à combattre et surmonter ! Page 67, la narratrice dira aussi, en mettant la main, à la bibliothèque Sterling, de Yale, sur le petit livre à « la reliure bleu nuit » : « J’avais le sentiment grisant et un peu inconfortable d’être sur le seuil d’une pièce défendue » : interdite ! voilà ! _,

qu’il m’arracherait à ce retrait,

ce quant-à-soi (figé : tel le sommeil, sous l’effet de quelque « carole« , telle celle dont fut victime la Belle au bois dormant des Contes de ma mère l’oye de Perrault : la narratrice évoque, en plus de ce conte, à la page 25 et de celui de La Barbe bleue, à la page 61, l’inspiratrice, Dorothea Viehmann, de ceux des frères Grimm, à la page 95, ainsi que celle, Arina Rodionovna, qui « enluminerait les nuits de Pouchkine enfant« , à la page 34 ; une « carole magique« , c’est quasi un pléonasme, telle celle qu’infligea la fée Viviane à Merlin, le privant ainsi, en ce « cercle«  immobilisateur, de sa propre puissance d’« enchantements«  : l’expression « carole magique«  se trouve page 85 :

« plus je progressais dans ma lecture (des deux articles se rapportant à Saint-Léonard dans « le petit livre à la reliure bleu ciel«  du magicien de Lucques), plus je sentais se refermer autour de moi la carole magique dont je croyais bien pourtant avoir pour toujours brisé le cercle _ voilà ! _ en fuyant au loin, à des milliers, des dizaines de milliers de kilomètres de Saint-Léonard. Je sus immédiatement que j’étais faite _ comme un rat ! _, condamnée à tourner en rond dans la ratière _ la voilà _ jusqu’à ce qu’on _ quelque prédateur supérieur ! _ se décide enfin à me briser l’échine« , pages 34-35 ;

à la façon dont Octave « épouillait La Grande Sauvagerie«  des lucioles que son frère Antoine y avait (de Toscane) « acclimatées«  (en Limousin) : « elles émettaient un bruit sec quand on les brisait sous l’ongle du pouce«  ; si bien qu’« au matin, lorsqu’Octave rentrait se coucher, il avait le bout des doigts vaguement lumineux« , page 150 ; « il restait longtemps, penché sur la cuvette de la salle d’eau, à regarder ses mains avant de les plonger, d’un geste brusque, d’une violence rentrée _ là aussi _, toute tournée en dedans _ voilà ! _, dans l’eau bouillante, encore frémissante, qu’Annette ou la mère de celle-ci avait versée dans la vasque de porcelaine blanche« , page 150 aussi)

qu’il m’arracherait à ce retrait
ce quant-à-soi dont je n’arrivais pas à trouver la sortie,

à l’impossibilité où j’étais de dire nous _ nous tous, entre nous tous… _ sans rougir,

tellement j’avais le sentiment depuis que mamie nous avait abandonnés _ la date de sa disparition n’est pas laissée à déduire d’indices (en 1957 ? quand Thérèse est envoyée à Aigues-Mortes « éloignée pour (la) déshabituer de mamie » ?.., page 16)  ; non plus que celle (trois ans auparavant) du décès de la sœur aînée de Thérèse, sa « ur Anne«  « qui ne voyait rien venir du haut de sa tour abolie«  _de n’être plus autorisée à me réclamer d’une aventure _ familiale _ commune

_ et la mère de Thérèse, surtout, s’acharnant à détruire, « avec une obstination sauvage _ voilà ! _ que je ne lui connaissais pas encore«  (tiens ! tiens !), page 18, en les brûlant, tous les papiers (ou « papillotes« ) que sa mère avait préservés et conservés,

notamment des articles de journaux (datant de 1934) ; dont Thérèse ne parvient à sauver que des bribes...

Si bien que Thérèse :

« Je me crus longtemps incapable de lui pardonner le regard sans compassion qu’elle avait posé sur la morte,

la brutalité _ voilà ! _ avec laquelle elle avait entrepris de déraciner _ rien moins ! _ sa mémoire,

affectant, entreprenant la souche à coups de masse _ mazette ! _, de faire comme si mamie n’avait jamais été parmi nous (…).

Maman avait décrété une fois pour toutes et pour chacun que l’histoire de nos vies continuerait sans hoquet, sans hiatus,

avec les mêmes mots qu’elle l’avait fait trois ans plus tôt à la mort de sa fille aînée,

mais sa résolution avait, cette fois, une âpreté, une intransigeance _ voilà ! _ dans le ton qui coupaient _ bigre ! _ le souffle« , lit-on aux pages 21-22…

Se découvre ainsi peu à peu comme un secret de famille,

dont la clé ne sera jamais explicitement, noir sur blanc, donnée par Thérèse Gandalonie,

qui n’en propose (ou laisse transparaître) que des commencement d’indices,

et surtout au dernier chapitre,

quand nous découvrirons que »le jardin au figuier » luxurieusement abondant de la tante Marie-Lou _ comment est-elle apparentée aux Gandalonie ? par quels liens se trouve-t-elle la belle-sœur de la mère de Thérèse ?.. cela reste flou… _ était celui qu’arpenta les trois dernières années de sa mélancolie de vie, Antoine Lambert,

après sa « rupture » de cohabitation irréversible avec son frère jumeau (mais « aîné« , tout de même !), Octave.

Ainsi lit-on, d’abord page 37, et au détour d’une phrase,

cette remarque-ci de Thérèse à propos du « parcours » (ascensionnel : vers « les hauts« …) de sa famille,

à l’occasion de sa participation, « l’été de ses dix-huit ans« , en juillet 1965, aux opérations de « recensement du canton« , vers « les bas » marécageux des fonds de l’Auvézère :

c’était une « occasion inespérée de voir s’incarner tous les lieux que je ne connaissais que par leur nom, déchiffrés sur les cartes d’État-major ou sur les panneaux de la signalisation routière, ou saisis au vol dans les conversations, le tohu-bohu de toponymes dont était fait pour moi le pays _ alentour _ de Saint-Léonard et que j’étais bien incapable de situer vraiment _ voilà ! _ les uns par rapport aux autres, je veux dire autrement que sur une carte, dans une réalité _ oui ! _ faite de broussailles et de pêcheries, de chemins de traverse dissimulés sous les fougères ou la bruyère, de tourbières _ en effet ! _ et de haies d’épines infranchissables,

faute d’avoir été initiée à la réalité _ voilà : à parcourir à pied ! et par son corps, en ses muscles _ de la campagne

autour du bourg où ma famille,

qui avait réussi depuis peu à s’extirper _ voilà ! _ de l’existence boueuse des hameaux,

vivait retranchée, depuis deux générations,

accrochée de toutes ses forces aux hauteurs minérales _ surplombantes, elles _ conquises de haute lutte _ oui ! _,

que nous ne quittions pour ainsi dire jamais,

si ce n’est pour quelques brèves échappées, toujours les mêmes ;

campagne dont je devais me contenter _ toujours ! indéfiniment ! _

de scruter avidement _ mais oui ! _ le mystère _ en forme informe de troubles tourbillons (et torsades) _,

des heures durant,

du haut _ à distance, ainsi _ de la motte féodale où j’étais assignée à résidence« , aux pages 36-37, donc…

Puis, aux pages 57-58, ceci :

« Un soir de printemps, alors que Marie-Lou, arrachée à la boue de son hameau _ voilà ! _ par la grâce d’un mariage morganatique _ avec quel mari, donc ? Pourrait-ce être Antoine Lambert ? _ venait tout juste de monter _ voilà ! _ à Saint-Léonard,

de s’installer _ largement _ dans la grande maison sous les arcades,

acquisition récente de sa belle-famille _ qu’est-ce donc à dire ? s’agit-il de la famille des Gandalonie ? ou bien de celle de la mère de Thérèse ? ou bien encore de celle des Lambert, en l’espèce d’un mariage avec un époux de quarante ans plus âgé qu’elle ? Et Antoine est né, lui, en 1871… _,

dont elle ferait son royaume _ avec jardin luxuriant de palais _

et où elle me donnerait si volontiers asile _ en situation de tempête ou de guerre (intestine) _ ,

insoucieuse des reproches, des remarques perfides, de la jalousie rentrée _ elle aussi : pour quelles sombres raisons, donc ?.. _ de sa belle-sœur _ par quels liens précis de famille ? cela demeure imprécisé par Thérèse (et par Christophe Pradeau) _,

bien décidée à ignorer, fut-ce contre vents et marées, l’interdiction qui lui serait faite de m’ouvrir sa porte,

un jour que maman et moi nous nous étions affrontées plus sauvagement _ voilà ! _ que de coutume ;

interdiction que Marie-Lou traita en riant de baroque,

un mot que jamais je n’avais entendu dans sa bouche et que jamais plus je ne lui entendrais dire ;

un soir donc, c’était dans les dernières semaines de la guerre… » etc.

_ en 1944 : comment entendre donc le rapport entre l’expression d’« installation récente » à Saint-Léonard (du fait et de « la grâce d’un mariage pour ainsi dire morganatique« , et de « l’acquisition récente » par « sa belle-famille«  de « la grande maison sous les arcades« ) ?.. Thérèse nous laisse dans l’indétermination… Quid de la justesse des dates ? et de l’inconcordance flottante, ainsi, des temps?..


Enfin, il y a les confidences de la dernière des Lambert, Agathe (la fille d’Octave, rencontrée par Thérèse au tout dernier chapitre), soit lors de leur unique rencontre à Paris, en 1990 _ semble-t-il _, au domicile d’Agathe, « dans son appartement de la rue de Babylone« , page 126 ; soit en leur correspondance suivie et nourrie (« nous nous écrivions chaque mois de très longues lettres qui prolongeaient en tous sens _ voilà ! _ des récits dont nous savions par avance qu’ils resteraient inachevés, que nous échouerions à leur donner une fin« , page 151) : « plus d’une centaine » de lettres « que nous avons échangées la dizaine d’années que dura notre amitié épistolaire » : ces révélations, d’une écriture beaucoup plus linéaire que celle des chapitres qui les ont précédées, font l’essentiel du tout dernier chapitre « Un trou à la nuit« , en une expression poétique (empruntée au langage populaire, en 1822) dont la signification est magnifiquement plurivoque !

Un peu plus tard, encore, Thérèse « eut le sentiment de tomber au fond d’un puits« , page 152, quand, d’une des deux lunettes (la méridienne !) de l’observatoire astronomique d’Octave Lambert (mort en 1938 : « on découvrit son corps, déjà en voie de putréfaction, allongé sur le siège de cuir rouge qui commandait la lunette méridienne, dans le secret d’un observatoire où il n’avait plus laissé pénétrer personne depuis le scandale«  de la fuite de son fils « tout juste âgé de dix-sept ans« , « Léonard, le frère cadet d’Agathe, l’héritier du nom, l’espoir de la famille, brillant sujet qui secondait déjà son père à l’observatoire« , page 148, « avec la jeune femme qu’avait épousée Antoine deux ans plus tôt, au retour de sa dernière expédition dans la mangrove indonésienne« , toujours page 148, « le 9 mai 1929″…), ce qu’elle aperçut la transit d’effroi…

« Les deux frères n’avaient plus échangé un mot depuis plus de deux ans _ à dater de ce 9 mai 1929 ! _ quand Antoine, à la stupéfaction de tous, quitta La Grande Sauvagerie pour s’installer _ en 1931, ou 32 _ à Saint-Léonard« , apprend-on page 150.

« J’eus beau batailler avec Agathe, l’étourdir de questions et d’objections, il fallut bien à la fin que j’accepte, comme elle m’y invitait, de reconnaître dans la maison où Antoine s’installa, le royaume de Marie-Lou,

la maison élue entre toutes

qui incarnait pour moi l’esprit d’enfance, le plus cher, le mieux aimé, le plus secret de mes lieux de mémoire », page 150.

« Antoine y mourut, moins de trois ans plus tard _ en 1934, probablement… _, emporté par une embolie pulmonaire, à l’âge de soixante-cinq ans _ ce qui donne, maintenant, à la lecture, en 1936 : il était né en 1971… Il y vécut seul avec une jeune femme de quarante ans sa cadette _ Marie-Lou ? « extraite«  de son « hameau marécageux«  d’origine ?.. Née en 1911, elle aurait été la contemporaine d’Agathe, née en 1909… _, dont il ne prenait même pas la peine de dissimuler, au grand scandale des bien pensants, qu’elle ne se contentait pas de tenir son ménage, mais partageait aussi bien volontiers son lit« , page 150 toujours…

« Je sentais monter en moi une irrépressible envie de vomir, déclare alors Thérèse, page 154, à l’idée que j’avais hérité d’Antoine et d’Octave _ en leur inimitié _ cette lunette restée braquée après leur mort sur la maison qui fut pour moi celle des jours heureux, à l’idée qu’elle m’avait tenue enfermée _ en un regard virtuel, ou en quelque « carole«  _, vingt ans durant ; et je n’avais pas été sans obscurément le soupçonner _ même _, dans la prison d’un regard«  _ virtuel…

Cependant,

« hier, en me promenant sur le boulingrin ensauvagé _ qui n’est pas sans m’évoquer celui (bien peigné) des promenades « enchantées«  de la marquise de Sévigné en son château des Rochers, en Bretagne… _, lentement reconquis par la broussaille,

alors que je venais de saluer, comme je ne manque jamais de le faire chaque soir, en manière de rituel, ma vieille amie la centauresse,

j’aperçus une toute petite lumière,

tic-tac fébrile, intermittent,

froissement furtif dédoublé, de farfadet ou de gobelin _ souvenir ou résurgence, je ne sais, des lucioles

qu’Antoine avait su naturaliser (en Limousin) sur les hauteurs de La Grande Sauvagerie _ ;

elle disparut presque aussitôt dans les sous-bois mystérieux, pour nous à jamais inconcevables, de la bruyère,

si vite que je suis incertaine si je l’ai vraiment vue

mais sa lumière demeurera en moi _ voilà ! _ :

je ne désespère pas

de la cultiver _ mieux encore ! c’est une activité ; ainsi qu’une méthode : un art ! _ dans mon regard _ d’où le titre de mon article pour rendre compte de ce si beau La Grande Sauvagerie _,

de l’acclimater _ c’est aussi une affaire de pratique régulière ; et d’accommodation _ dans les profondeurs aériennes _ musicales ! _ du vitré« , page 154 _ et nonobstant la maladie des mouches

La Grande Sauvagerie est ainsi le roman de la naissance, compliquée, retardée par des obstacles (et des tabous), mais finalement impuissants à l’étouffer,

d’une curiosité (mobile !)

celle d’une femme, Thérèse Gandalonie, née au mois de juillet 1946 _ ce n’est pas explicitement précisé, mais on peut en cerner à peu près l’année (et Thérèse passe le bac en 1964… : à l’âge de dix-huit ans ; et l’été dans la foulée, elle participe, de son initiative, aux opérations de recensement du canton) _

Le récit proposé par l’auteur est en effet celui d’une narratrice : « moi, Thérèse Gandalonie« , se lit-il dès le premier (long et dense : deux pages ; mais excellemment rythmé : ô combien musical ! ;

enfin un auteur (français) qui n’a pas le souffle court !!!

tel le jubilatoire Mathias Énard, en son époustouflant Zone ! cf mes 2 articles sur celui-ci : « Emérger enfin du choix d’Achille !.. » et « Le miracle de la reconnaissance par les lecteurs du plus “grand” roman de l’année : “Zone”, de Mathias Enard« … ;

mais très différemment de lui, aussi… ; deux vrais styles ; chacun en sa pleine « nécessité » !!!) ;

dès le premier paragraphe, soit à la page 12 :

« Aujourd’hui encore,

à chaque fois que le sujet revient dans la conversation,

il y a toujours quelqu’un pour proposer comme une hypothèse personnelle _ hum ! hum ! _

l’idée, assez largement partagée pourtant,

que l’horloge _ celle de « la Place _ la place municipale s’entend, mais on disait la Place«  alors… (il s’agit de l’horloge du « Vieux Logis,

et son toit à la Mansart« , lira-t-on, encore, page 117,

avec « son horloge, la girouette qui la surmonte« ) : page 11 _,

aujourd’hui encore _ donc : je reprends _,

à chaque fois que le sujet revient dans la conversation,

il y a toujours quelqu’un pour proposer comme une hypothèse personnelle _ quelle mode ! _

l’idée, assez largement partagée pourtant, que l’horloge

l’occulte _ le prétendu « occulté«  (par l’horloge) étant l’énigmatique « lanterne des morts« 

lanterne.jpg

par l’évocation de laquelle commence, page 11, immédiatement, le récit de Thérèse :

« Elle (= la « lanterne des morts« , donc) domine le village, lui-même haut perché«  ; et qui donne son titre, « La Lanterne des morts« , à la première partie (pages 11 à 73) du roman ; la seconde et dernière (pages 77 à 154) s’intitulant, elle, « L’Observatoire«  _ ;

Aujourd’hui encore, à chaque fois que le sujet revient dans la conversation, il y a toujours quelqu’un pour proposer comme une hypothèse personnelle l’idée, assez largement partagée pourtant, que l’horloge l’occulte,

qui est encastrée _ cette « horloge » (toute moderne, en quelque sorte), donc _ dans les combles du Vieux-Logis,

sonnant les quarts, les demies et carillonnant les heures,

entretenant au plus profond des sommeils l’image _ toute de confiante modernité ! _ de roues dentées et de tempêtes de sable dans des ampoules de verre.

C’est ce que j’ai longtemps cru, comme tout le monde _ poursuit la narratrice (qui ne va pas tarder à se nommer, quatre lignes plus bas) _ ;

ce que je répondais aux voyageurs _ on ne disait pas alors « touristes« , en ces années cinquante-soixante : il semble, à un peu calculer, que Thérèse ait vu le jour à Saint-Léonard au mois de juillet 1946… _ qui répugnaient à prendre la route sans l’avoir ne serait-ce qu’entraperçue.


C’est ce que je continuerais
_ on remarquera la préférence donnée ici au conditionnel ! _ à prétendre des années après que j’aurais découvert _ à quelle date ? à quelle époque de son enfance-adolescence ? _,

moi Thérèse Gandalonie,

qu’il n’en était rien _ en matière d’« occultation » des « repères«  _ ;

et que, sur ce point comme sur tant d’autres _ voilà à quoi peut « servir » la littérature en façon de « formation » (non didactique !) de la « jugeotte » (plus large que la raison, trop étroite, elle, de la modernité de la « techno-science« , donc) de tout un chacun d’un peu plus « éveillé » ou d’un peu plus subtilement « curieux » (que pas mal d’autres)… _,

il ne fallait pas accorder une confiance aveugle _ voilà l’œuvre de la crédulité ! _ aux rengaines _ et autres « clichés«  (ce mot est le dernier du chapitre 2, page 50) rapportés et compulsivement partagés _ qui faisaient le fonds des bavardages quotidiens.

Une fois rappelé, ce que les guides touristiques ne précisaient jamais ou presque, que l’accès en est interdit _ cette « lanterne des morts«  étant incluse dans les murs d’une propriété privée : le Domaine de « La Grande Sauvagerie«  _,

et qu’il leur faudrait de toute façon se contenter

_ un mot assez important : la narratrice apprenant (un peu plus tard : page 36) à cesser de « se contenter«  ainsi :

« Mon enfance prit fin le jour où je compris _ surprise que j’ai longtemps (cependant encore) éprouvée en moi comme une trahison _ que j’étais passée de l’autre côté,

dans le camp _ voilà ! _ des vies mobiles et des curiosités indiscrètes » :

ce fut « l »été de (s)es dix-huit ans« , lors de sa contribution (volontaire) à l’opération de recensement du canton, en 1965 ;

elle qualifiera aussi sa nouvelle « curiosité insatiable« , page 65, de rien moins que de « faim de loup«  qui lui « brûlait le ventre«  :

la révélation, au Mas Fargeau, pages 42 à 50 (et qui concerne le défi d’un « ça ne s’écrivait pas«  qu’oppose à sa question, à propos du prénom du « petit dernier« , quant à la parole en patois, le père de famille _ de « onze enfants, quatre garçons et sept filles« , page 44 _, à la page 46), est proprement bouleversante ; je n’en transcris ici que la conclusion :

« J’avais vu _ au cœur de la forêt toute voisine, résume-t-elle en conclusion de son « expédition«  _ un monde autre que le mien,

et pourtant suffisamment proche _ c’était celui, pour moi désormais inhabitable, de mes aïeux, d’ancêtres dont je ne savais plus rien, pas même le nom _ pour que le choc de l’incompréhensible _ en l’énigme (brûlante) de sa si proche altérité même ! _ résonne indéfiniment _ voilà _ en moi :

impossible de m’en détourner ou de le tenir à distance,

de le circonscrire ou _ même _ de _ seulement _ l’émousser

en le réduisant _ voilà encore ! _ aux dimensions oublieuses d’un cliché » :

quelle écriture ! quelle vision ! quelle pensée ! chapeau l’écrivain !.. ; il s’affronte au défi d’énoncer l’irréductible ; et il y réussit sublimement ! ;

se découvrant une irréversible et irrémédiable ! curiosité : « de loup«  ! _

et qu’il leur faudrait de toute façon se contenter, donc,

de la regarder à bonne distance,

cette intrigante et fascinante « lanterne des morts«  sise en un domaine privé,

j’indiquais bien volontiers aux étrangers _ au village de Saint-Léonard _ comment s’y prendre pour la voir au plus près _ de ce qui leur était accessible, du moins ! _ : traverser le quartier de l’église et gagner les hauteurs du village (…). Nulle part ailleurs le village ne s’ouvre aussi largement vers le nord : il faut se contenter _ encore ! _ de coup d’œils furtifs _ au lieu de regards accédant à la précision de détails mieux parlant : tel le relief des (remarquables) sculptures (dont, tout spécialement, une « centauresse« ) des chapiteaux de la lanterne qui ne se laisse pas même deviner (à tout uniformément « figer dans un noir et blanc charbonneux« , page 14) sur les cartes postales ;

cf les remarques de la narratrice (bien des années plus tard, et dans une tout autre « position«  à l’égard du Domaine « interdit » (de visite) autrefois, aux pages 118-119 :

« je préférais de beaucoup rester ici _ voilà ! _ à observer la ronde des heures sur les toitures d’ardoises _ des maisons du village en contrebas (désormais) _ (…) adossée à la lanterne des morts et comme confondue en elle, la peau grêlée sous ma robe légère par le contact du granit, avec au-dessus de ma tête, veillant sur moi, la grâce insondable _ voilà aussi… _ de la centauresse, le sourire que je lui découvrais (maintenant), qu’aucune photographie n’avait su me montrer, parce qu’aussi bien sans doute il faut pour l’apercevoir prendre le temps (eh oui !) de tourner autour de la lanterne, d’épouser (baroquement en quelque sorte !) la torsion (voilà !) qui donne vie (soit l’œuvre de tout art vrai ! son chant ! sa danse ! son mouvement tournoyant nous introduisant, enfin, au réel !) à toutes ces figures sculptées, que l’on peut croire entassées à la va comme je te pousse dans l’étroitesse malcommode des chapiteaux, mais qui gagnent, à être ainsi recroquevillées, à se voir imposer les plus étranges postures, une force de propulsion (comme c’est parfaitement pensé ! et dit !) telle qu’il suffit de les effleurer _ mais avec comme une « mozartienne tendresse » (cf encore l’expression à la page 132, à propos de l’interprétation par Erich Kleiber des Noces de Figaro gravée au disque ! : « un feu qui crépite, suprêmement gai et secrètement mélancolique », « pour la plus libre et la plus aérienne, à la fois la plus méridienne et la plus nocturne des Folles journées...« ) _ ;

telle qu’il suffit de les effleurer du regard

pour les retrouver l’instant d’après fichées à tout jamais (car tel est le pouvoir de l’Art vrai !) dans votre mémoire« … ; fin ici de l’incise consacrée aux pages 118-119… _,

il faut se contenter de coup d’œils furtifs _ je reprends l’élan de la phrase de la narratrice (et de Christophe Pradeau), page 12 _,

coupés par un mur,

gênés par un treillis de branchages« , page 12 _ j’y reviens donc : c’est le point de départ de l’« énigme«  qui ne sera résolue qu’à la fin du récit de La Grande Sauvagerie

C’est que « s’il multiplie les points de vue sur la vallée, aménagés en promenades où il fait bon bavarder le soir sous les tilleuls,

le village,

avec ses façades uniformément tournées vers les séductions méridionales,

affecte d’ignorer le relief _ mais pas que lui ! nous le découvrirons au fur et à mesure du récit de Thérèse Gandalonie… _ auquel il est adossé,

l’amas d’éboulis, l’horizon fermé par la roche abrupte, les arbres sombres de la Grande Sauvagerie _ le Domaine incluant cette « lanterne des morts« , donc, dans l’enclos de sa propriété _, et, en position de léger surplomb _ favorisant la visibilité le plus loin possible dans le pays alentour du feu entretenu, à ce dessein de « repérage des égarés«  (par un gabiou à demeure, en sa cabane) à son sommet _, la lanterne (donc !)

http://mw2.google.com/mw-panoramio/photos/medium/15869791.jpg

signalée par les guides : une tour de granit un peu courtaude, rongée par la mousse, d’un appareillage fruste, sans grâce«  _ seulement ainsi aperçue, du moins, de (trop) loin, ou (trop) mal rendue par les photographies (pas assez soignées en leur focalisation, ni leur grain) des cartes postales.

Le récit de la narratrice saura revenir judicieusement là-dessus, en détaillant bien plus justement (et avec cette  « tendresse«  même que nous venons de percevoir, à la page 118, puis à la page 132…) le relief « suave«  des sculptures des chapiteaux et particulièrement le mouvement (« sa grâce insondable » !..) de la « centauresse« 

A cette « idée assez largement partagée », selon l’expression de la page 12, en ce qui concerne l’ordre de priorité des « repères » _ lanterne des morts (archaïque) versus horloge (moderne) de la Place : sur une maison Renaissance… _ que se destinent les humains,

répondra ceci, à la page 115,

en conclusion, cette fois, de l’avant-dernier chapitre,

et à propos de Jean-François Rameau _ un peintre d’ex-voto, surtout, « cousin à la mode de Bretagne du grand Rameau«  : Jean-Philippe, le musicien, auteur des plus beaux opéras de la tradition française ! _ s’étant affronté à l’énigme _ américaine : québécoise, au départ de Montréal et du Saint-Laurent _ de la « grande sauvagerie » _ sans majuscules, cette première fois ! _,

au point de livrer

(grâce à la « gibecière que l’on avait retrouvée près de lui et les quelques pages du Journal qu’elle contenait encore » _ surtout : remis plus tard à sa veuve, Marie Rameau, à Beaune, en Bourgogne, « par un nommé Paul Garenne, maître-teinturier de son état, qui avait bien connu le peintre d’ex-voto à Montréal« , page 133 _ quand ce dernier fut découvert et retrouvé, « le 7 mai 1763 » _ page 108 _ par « un groupe d’enfants jouant sur la berge d’un bras mort du Saint-Laurent » : en « un canoë qui dérivait doucement au fil de l’eau« … _ page 105)

au point de livrer _ à tricoter (et broder)… _

cette expression, en forme de « légende » rassembleuse d’une « tribu » (plus qu’une famille !), à ce qui sera sa descendance, descendue de Bourgogne (Beaune) en Limousin (le Saint-Léonard du roman) ;

où elle traversa le village « un matin tempétueux de la fin octobre 1822« , « dédaignant d’y faire halte, pour s’installer quinze kilomètres plus loin, aux Mayéras, une grosse bâtisse abandonnée depuis plus de vingt ans, qui avait appartenu, avant la guillotine et les aristocrates à la lanterne, à une dynastie de maître de forges« , page 136 ;

« Deux jours plus tard, on observa une demi-douzaine d’hommes en habit qui allaient et venaient sur le rocher avec des gestes de géomètres. Les travaux commencèrent peu après par lesquels les Lambert prirent officiellement possession du rocher haut-perché sur l’Auvézère

qui deviendrait, de leur seul fait, La Grande Sauvagerie« , toujours page 136 ;

« c’est Jérôme et Jeanne-Marie qui auraient baptisé les lieux, en souvenir de Jean-François, dont la mort glorieuse, ou à tout le moins tenue _ et plus encore proclamée _ pour telle, avait grandi _ voilà ! _ avec les années à la hauteur d’un mythe fondateur« , page 137…

« Et moi _ c’est Thérèse Gandalonie qui parle de son travail de déchiffrage (des carnets) et d’édition (du livre) à New-Haven-Yale : « Il m’avait fallu un peu plus de cinq ans pour venir à bout de l’édition du Journal« , de 1973 à 1978, page 121, pour ces Carnets de Jean-François Rameau _ qui le déchiffrais,

mêlant sa mémoire à la mienne,

comment aurais-je pu soupçonner que les carnets de cuir rouge de Jean-François

me reconduiraient _ on lit bien : à la page 115, donc _, au prix d’un très long _ en temps (plus de « quarante ans d’errance« , l’expression se trouve à la page 32 : soit d’août 1970 à passé 2001, ou davantage…) comme en espace (de par le monde et à travers mers et océans : Thérèse travaillant et résidant alors en permanence aux États-Unis : à l’université de Yale, à New-Haven, dans le Connecticut, de 1970 à 1978 ; puis, ensuite, et continument, à New-York, pour « un poste d’enseignement« , page 121) _ détour ;

comment aurais-je pu soupçonner _ et nous, lecteurs, donc ! _

que les carnets de cuir rouge de Jean-François me reconduiraient, au prix d’un très long détour,

vers le Saint-Léonard de mon enfance,

qu’ils m’introduiraient sur les hauteurs si longtemps _ proustiennement, en quelque sorte, dans le mouvement même du Temps retrouvé : quand se rejoignent pour s’ajointer (et se fondre, voire confondre) « le côté de Guermantes«  et « le côté de chez Swann«  _ crues inaccessibles _ durant l’enfance de Thérèse, jusqu’à son départ de septembre 1964 (de Saint-Léonard et du Limousin) _ de la Grande Sauvagerie,

au pied du monolithe noir _ l’immémoriale (archaïque) « lanterne des morts«  ! _ qui veille sur les maisons endormies,

inquiétant et bienveillant tout à la fois,

plus haut dressé dans le ciel,

plus universel

repère _ voilà ! c’est de cela qu’il s’agit au fondamental ! _

et plus efficace

que l’horloge de la Place municipale _ en sa (relative) modernité ;

idem quant aux « lunettes«  de l’Observatoire astronomique d’Octave Lambert (1871-1938) ! _,

que j’entends _ de la chambre aux glycines du Domaine : mais cela n’a pas été réellement dit, détaillé, explicité encore, ni vraiment déchiffré par nous (à de menus et rares indices), les lecteurs : cela fait partie de l’« énigme«  qui aimante (tout du long !) la curiosité, à son tour (après celle de Thérèse, la narratrice, en soixante ans de vie de « recherche«  en Histoire de l’Art : à Yale, puis à New-York), du lecteur de ce très riche et merveilleux roman qu’est La Grande Sauvagerie _, au moment même où j’écris ces mots _ écrit donc Thérèse Gandalonie _, sonner la minuit ?« …

C’est que Thérèse avait « appris de bonne heure à reconnaître la signature même du réel » à de « foudroyants renversements de perspective« , écrit _ superbement ! (et proustiennement ; il faudrait citer aussi Giono, et sa Thérèse et son « contre«  des Ames fortes…) _ la narratrice, dès la page 34.

De même qu’un peu auparavant, pages 28-29, faisant le point sur ses premières interrogations quant au Domaine de « La Grande Sauvagerie« , vers 1960-1961 (Thérèse a quatorze-quinze ans au terme du récit du premier chapitre, celui intitulé « Cache-cache« ),

et même si « je ne fus rien moins qu’éclairée, à vrai dire, par les anecdotes répétitives et les souvenirs confus dont on s’ingénia à nourrir _ très partiellement et très insuffisamment _ ma curiosité _ toute débutante, alors…

Les récits _ en effet qu’elle osa commencer encore timidement à solliciter _ s’entremêlaient et se se contredisaient ; les noms se superposaient en s’excluant mutuellement ; j’avais l’impression d’être enfermée _ _ dans un labyrinthe _ oui : pas la géométrie (simplifiée !) du boulingrin du Domaine ! il me rappelle celui de Madame de Sévigné en son château de Bretagne ! celui où elle se promène certaines nuits « enchantées« , à la clarté de la lune… _ de données incompatibles qui ruinait _ pour lors, du moins… _ l’idée même de certitude _ désirée.

Alors, lorsque l’oppression se faisait trop forte _ de la part de sa mère, tout particulièrement ! jusqu’au « baroque«  ! comme la alla la qualifier un jour la tante Marie-Lou, à la page 58… _, je me glissais, le plus furtivement possible, jusqu’à mon poste de guet, d’où je voyais bien que rien ou presque ne concordait entre ce que j’avais sous les yeux et ce que l’on me racontait. Je n’en chérissais que davantage ma découverte. C’était une cachette superlative, creusée dans l’épaisseur même des choses _ voilà _, un secret dont je devais rester l’unique dépositaire. (…) Vous étiez _ nous confie-t-elle, en nous prenant à témoins ! _ ailleurs, retiré dans une forteresse inviolable, d’où vous ne sortiriez que par votre libre volonté, aux aguets _ voilà ! _ dans un bastion _ avancé _ qui commandait de troublants couloirs perspectifs _ voilà encore davantage ! nous progressons… _, tout un réseau _ à percer à jour ! _ de communications entre le passé et le présent _ encore indéchiffrées… Je restais immobile à regarder _ d’en-bas _ La Grande Sauvagerie, oublieuse de l’heure, les yeux écarquillés, comme s’il y avait quelque chose à déchiffrer que je ne distinguais pas _ = pas encore ! _, une histoire défaite _ quelle juste intuition ! déjà, pour une gamine de quatorze-quinze ans… _, oubliée de tous _ = refoulée, plutôt ; tue ! _, mais qui était là, pourtant, en suspension _ oui _, infusée dans le paysage«  _ entre « lanterne des morts«  et « observatoire«  : c’est superbe ; cela lance l’intrigue vers l’espoir de la résolution (par Thérèse ; puis par nous, à sa suite !) de quelque « énigme« , dès la fin du premier chapitre, « Cache-cache« , aux pages 28-29.

Tout un apprentissage ; et une résistance aussi !

C’est ainsi que de la fresque du Déluge de Paolo Uccello, au Chiostro Verde, de Florence (telle qu’elle est commentée par le « reclus de Lucques«  (l’expression se trouve page 84), en son livre découvert par Thérèse « au cours d’une semaine caniculaire de la fin juillet _ je venais tout juste de fêter mes dix-sept ans » (ce qui donne, si mes calculs sont justes, 1963),

Thérèse tire un enseignement de « résistance« , page 66 :

« Malgré toute la détresse représentée, je trouvais, surmontant la sensation première de vertige, un réconfort inattendu dans le sentiment que nous avions le devoir de lutter, de ne pas céder sans combattre (voilà !) mais de nous hisser, ne serait-ce qu’un instant, sur la scène (c’en est une ! et elle nécessite de s’y exposer !), faite de mémoire et d’oubli (en l’acte même de l’œuvrer de l’artiste ! si on le prend en son sens métaphorique, cette fois), ballottée par le temps, que l’Uccello nous donne à voir, avec une franchise et une grandeur fortifiante, comme notre lieu propre (voilà !) : l’arène tempétueuse de l’aventure humaine«  : rien moins !

soit une vocation !.. et bien plus que vitale !

Et c’est ainsi que « sur le tard, page 62,

de la lanterne des morts était née petit à petit une autre histoire, secrète celle-là, plus troublante, que personne jamais ne me raconterait, qu’il me faudrait (voilà !) inventer _ c’est-à-dire découvrir en une enquête, méthodique et opiniâtre, de la « curiosité«  ! avec la grâce d’un minimum de chance, aussi ! énonce Thérèse _, en recueillant (patiemment et même follement) indice sur indice _ à la Carlo Ginzburg… _, en recoupant les sources, en ajointant les fragments, en les emboîtant tant bien que mal ;

tessons brisés de la réunion desquels

résulterait la solution d’une énigme

dont j’ai eu les premiers soupçons en avril 1956

_ ou plutôt 1954 ?.. le « 16 avril 1954«  : cf aux pages 15 et 16 ce que révélaient « de simples coupures de journaux«  qu’avait mises de côté la grand-mère de Thérèse : « ce matin du 16 avril 1954, la lanterne triompha et pour toujours des réserves d’indifférence feinte qui m’avaient si longtemps protégée d’elle. Je ne devais plus dès lors cesser de la sentir en moi, présence étrangère, un peu douloureuse, mais si durablement mêlée à ma vie qu’aucune force ne saurait aujourd’hui l’exciser sans faire voler en éclats ce que je suis devenue. Elle est incrustée dans mon regard«  _

en lisant, donc, de vieilles coupures de journaux _ préservées et conservées, pour elle, par sa grand-mère _, mais qu’il m’aura fallu près d’un demi-siècle avant d’être capable de la résoudre ;

et de me décider à mettre en récit le drame secret qui s’enroulait en elle

comme le serpent dans le couffin d’osier« , page 62…

Avec Christophe Pradeau,

en ce magnifique de richesse et densité (et musicalité : nous percevons le souffle de Thérèse, jusqu’en ses non-dits) La Grande Sauvagerie,

un écrivain de première grandeur, et avec quelle maîtrise, est d’ores et déjà ici, à chanter !

Titus Curiosus, ce 16 juin 2010

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