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Quelques premières précisions sur quelques personnages (et événements) apparaissant un peu floutés dans le récit de François Noudelmann en son passionnant et très beau « Les enfants de Cadillac » : les noms floutés de plusieurs femmes…

22mai

En une sorte de second Avant-propos,

après celui d’hier 21 mai en mon article « « ,

et conformément à la méthode de lecture-enquête _ sainte-beuvienne _ dont je suis coutumier, « en cherchant bien« , en creusant un peu plus les détails,

voici ce jour de premières précisions _ d’identité de personnes, de lieux, ou de dates laissés un peu flous dans le récit donné par l’auteur… _ en réponse à quelques unes de mes questions,

au fil et au terme _ provisoire _ de mes lectures successives _ au nombre de 3 jusqu’ici… _ de ce récit _ « roman » continue de passablement me gêner, en dépit du constat que, en son entretien (un peu trop rapide, et même un peu trop sec, à mon goût…) sur France-Culture, le 5 décembre 2021, avec l’ami Mathias Enard _ cf le podcast de mon entretien avec lui du 8 septembre 2010 ; et mon article du 21 septembre 2008 à propos de son stupéfiant chef d’œuvre « Zone » : « « … _, François Noudelmann l’assume, et même fermement _, qu’est ce passionnant « Les enfants de Cadillac« …

Pas mal d’éléments laissés flous dans le fil souvent rapide du récit s’éclairant davantage quand on s’avise de les relier à d’autres détails situés plus loin dans le récit, et dans notre lecture de parties ultérieures de ce récit, et eu égard à d’autres aspects de ces mêmes éléments rapportés, dans le cadre parfois un peu chahuté de la chronologie _ historique _ des éléments de ce réel évoqué ;

et si, bien sûr, le lecteur un peu curieux de tels éléments et faits, opère effectivement de telles un peu éclairantes mises en relation, et cela sans que l’auteur ait cherché vraiment à nous les cacher :

comme par exemple la plupart de ce qui concerne sa mère.

Et plus généralement aussi les compagnes de trois générations (Chaïm, Albert, François) de Noudelmann :

_ 1) Marie Schlimper, la grand-mère paternelle de François, née à Lemberg _ Lviv aujourd’hui : désormais en Ukraine… _ en 1881 et inhumée au cimatière de Bagneux _ j’ignore la date de son décès _, épouse _ en secondes noces : elle était veuve de Hersch Friedmann (j’ignore ses dates et lieux de naissance et de décès), dont elle avait 4 enfants : Jacques (Paris 18e, 7 novembre 1902 – Livry-Gargan, 1er juin 1978), Rachel (Paris 18e, 25 août 1904 – Dreux, 2 août 1999), Raymonde (Paris 18e, 3 avril 1907 – Villiers-le-Bel, 1er avril 1995) et Bernard (Paris 18e ?disparu entre 1941 et 1945…) : demi frères et sœurs d’Albert Noudelmann (Paris 18e, 24 juin 1916 – Limoges, 16 juillet 1998)… _, puis veuve, de Chaïm Noudelmann (1891 – Cadillac, 21 février 1941), et de dix ans plus âgée que lui, et la mère bien peu maternelle d’Albert _ ce qui éclaire pas mal de choses qui vont s’ensuivre en la vie de son fils Albert, et peut-être aussi, bien qu’il ne l’ait probablement pas connue, de son petit-fils François, les liens étant rompus entre Marie Schlimpel, veuve Noudelmann, et son fils Albert Noudelmann. Celui qui conservera les liens, documents familiaux, dont des photos, est un cousin _ j’ignore par quels liens précis : était-il un neveu de Hersch Friedmann, le premier mari de Marie Schlimper ?… _, Henri Friedmann (Metz, 22 décembre 1925 – Suresnes, 9 novembre 2019) ; et c’est de ce cousin Henri Friedmann que François Noudelmann reprendra le flambeau de l’entretien de la tombe de sa grand-mère paternelle, dans le carré juif du cimetière de Bagneux : « La mort d’Henri Friedmann, ce cousin vigilant, m’a imposé la responsabilité d’entretenir à mon tour cette tombe que je ne connaissais pas et que mon père n’honorait pas, bien que sa mère y reposât. (…) Le  passage de témoin eut lieu lorsque Henri fut inhumé _ en novembre 2019, donc _ dans une sépulture sur laquelle est écrit le nom de ses parents « morts en déportation ». Le jour où ils furent raflés, le 16 juillet 1942, la maîtresse d’école le somma de ne pas rentrer chez lui. Elle lui donna une adresse dans la Drôme et il réussit à franchir la ligne de démarcation pour passer le reste de la guerre à travailler chez des paysans. C‘est lui, Henri l’orphelin, maroquinier de son état, qui garda la mémoire de la famille, en conserva quelques photos et honora ses tombeaux« , peut-on ainsi lire, page 53..

_ 2) les trois épouses successives _ dont la mère de François : demeurée sans nom ni prénom tout le long du récit : elle quittera brutalement son mari Albert (et son fils François) pour suivre un autre homme (non nommé précisément, un médecin de province, un notable…), qu’elle épousera ; et François, après le jugement de divorce de ses parents, la verra deux week-ends par mois jusqu’à sa majorité…d’Albert Noudelmann, après Huberte Bordes, la première, et avant la troisième, non nommée elle non plus _ une fois l’union entre cette dernière et Albert réalisée (en 1972 semble-t-il…), et la nouvelle famille installée dans un pavillon de la banlieue de Limoges, « je passai brutalement du bonheur à deux _ avec son père Albert, à Lyon _à l’enfer à six » _ à Limoges _, résume François Noudelmann… _, elle dont la conduite accula François, « après quatre années de galère » _ familiale malencontreusement recomposée et de fait affreusement toxique, de 1972 à 1976 _, à prendre « la fuite, à dix-sept ans _ en 1976, donc : François est né le 20 décembre 1958. La rupture avec mon père _ écrit ainsi François Noudelmann page 184 _ fut violente et définitive, à la mesure de l’amour trahi _ lire ici les sublimes pages 172 à 174 à propos de la vie (de « paradis » de tendresse paternelle et filiale), entre 1967 et 1972 (entre ses huit ans et ses treize ans), de François avec son père Albert « devant élever seul un enfant depuis ses huit ans » (en 1967, donc ; page 169), entre le départ de l’épouse et mère (« un père et son fils abandonnés par une femme qui était partie avec un autre homme« , page 171), en 1967 donc, quand François a huit ans, et la catastrophe du père se remariant, en 1972 (François a alors 13 ans), avec une épouse (de substitution) qu’il n’aurait absolument pas fallu, ni au mari Albert, ni à l’enfant François ; et mettant alors fin à la vie « plus conjugale que familiale« , que mena, entre 1967 et 1972, François avec son père : « Depuis mon jeune âge, j’avais pris en effet l’habitude de dormir avec lui et de chercher son contact, restant sur ses genoux après le déjeuner, reniflant l’odeur de son pyjama dans le lit. » L’auteur de 2020 commentant  malicieusement : « Il faut dire aux lecteurs suspicieux qu’un père juif est souvent une mère normale« , page 172… On comprend donc bien ce que peut ici signifier l’expression puissante d’« amour trahi« , page 184, sous la plume magnifiquement subtile du narrateur rétrospectif (et pardonnant tout à son père suicidé : le 16 juillet 1998) de 2020 Avant de partir _ en 1976 _, je brûlai toutes les lettres que je lui avais écrites et je ne revins jamais chez lui, ou plutôt chez eux » _ à Limoges, donc, tant que dura ce troisième et ultime mariage d’Albert (« Ce mariage fut un désastre qui dura longtemps _ de 1972 à 1977-78, probablement _, la supposée mère révélant son instabilité mentale par des crises cycliques, provoquant des hurlements et des insultes nocturnes, prolongés par des actes de violence. Rien n’échappait à sa fureur destructrice« , lit-on, pages 182-183 ;  cependant, c’est probablement après la fin de ce troisième mariage d’Albert, fin advenue probablement avant 1980 (voir plus bas), que François recueillera, probablement en 1980, si l’on se fie aux « quarante années«  écoulées qui sont évoquées, au présent du récit du narrateur en 2020, entre l’enregistrement des 10 heures de confidences d’Albert à son fils, et ce présent du récit de 2020, selon cette indication de la page 61, en ces si précieuses 10 heures d’enregistrement sur un petit magnétophone à cassettes, de l’extraordinaire récit des six ans de guerre d’Albert, le père prisonnier et s’évadant et étant repris à plusieurs reprises, principalement en Silésie aujourd’hui polonaise : « Nous avions pris nos distances, toi et moi _ c’est au présent de son récit, en 2020, que François Noudelmann s’adresse ici par la pensée à son père disparu, par suicide (avec « un pistolet à grenailles« , page 158), le 16 juillet 1998 _, lorsque je voulus forcer ta vérité _ c’est donc François qui prit l’initiative de cela, retournant alors, peut-être à cette fin, chez son père, demeuré en Limousin… Je cherchais _ voilà, en 1980, François Noudelmann a alors 21 ans… _ le cadavre planqué sous le parquet de ta vie _ enfin, désormais, depuis qu’Albert étaist redevenu solitaire… _ bien rangée _ et même quasi vide _, et ne me contentais pas du mot de résilience qui rassure et qui écrase. Pour quelle raison tu acceptas de déroger à ce mutisme tellement maîtrisé qu’il passait inaperçu autour de toi, je ne le sais toujours pas. Tu consentis à une parole fleuve qui fut une « confidence », car elle supposait à la fois du secret et de la confiance _ envers François, son fils. As-tu voulu retrouver ainsi notre intimité _ voilà : filiale, d’entre 1967 et 1972 _ trahie _ par le calamiteux remariage d’Albert, en 1972, et le départ du domicile de Lyon pour Limoges… _, ou as-tu cherché à réintégrer _ en une identité décidément malmenée… _ une part de ton existence que tu avais soigneusement comprimée, empaquetée, refoulée ? Tu délivras ce récit en un seul flot, dix heures durant, et une fois pour toutes, sans plus jamais le répéter, et le petit magnétophone à cassettes que tu m’avais offert pour mes dix ans _ en décembre 1968, donc _ servit _ douze ans plus tard ; et François, le récipiendaire de ce récit tellement important, avait alors vingt-deux ans… _ à l’enregistrer. Pendant quarante années _ en remontant à partir de cette écriture-ci, en 2020, cela fait 1980... _, je n’ai jamais songé à le transcrire, ni à le transmettre, parce qu’il fut un geste confidentiel _ et comme de réconciliation, à travers la distance de leurs vies désormais séparées l’une de l’autre _, accompli d’un père à un fils, non communicable. Peut-être n’avais-je pas envie de le partager, conservant ainsi la complicité exclusive _ voilà _ que j’avais entretenue avec toi depuis l’enfance _ voilà, voilà. Peut-être ne voulais-je pas non plus m’identifier à ce vécu _ de Juif ostracisé _, soucieux de maintenir à mon tour l’innocuité de ce passé clandestin _ et vigoureusement tu, de victime de sa judéité. Alors que cette parole devait rester entre toi et moi, je l’entends autrement à présent _ en cette écriture pensante et creusante, si finement, de 2020 _ et sans doute fallait-il que mes oreilles se tapissent d’abord d’une couche de temps qui rende ta voix un peu étrangère, et que la poigne des affects se desserre. Tel est le paradoxe de pouvoir accéder au discours transmissible d’un père lorsqu’on s’en est détaché, ce qui s’appelle, probablement, devenir adulte _ oui _, et il n’est jamais trop tard pour y arriver _ en effet : penser vraiment possède un tel pouvoir de « reprise » correctrice et comprise. Afin de te comprendre aujourd’hui _ en 2020 _, et d’entendre _ en vérité _ ce que tu dis et ce que tu caches, je dois te ventriloquer _ en cette expérience d’écriture exploratrice et révélatrice magnifique, de 2020 _, parler pour toi en continuant de m’adresser à toi, car cette confidence ponctuelle  _ de 1980 _, non destinée à la publication, ne s’adressait à personne d’autre _ que le fils, François _ et n’avait pas vocation à entrer dans une enquête _ nous y voici ! _  sur l’identité française » _ ce qu’est fondamentalement ce magnifique et si profond livre qu’est ce « Les enfants de Cadillac«  _, a-t-on pu découvrir, pages 60-61-62, pour ce qui concerne cette intimité quasi conjugale entre Albert, le père, et François, le fils… _ ;

_ 3) et les compagnes (?) du très discret François Noudelmann, dont, surtout, la mère des deux enfants qui l’ont accompagné et se sont installés au moins une année avec lui aux États-Unis (à New-York ?), peu après le suicide d’Albert, qui avait eu lieu, à Limoges, le 16 juillet 1998 : « à la fin du siècle dernier, nous _ comment s’appelle-t-elle donc ? Cela demeure tu… _ nous y sommes installés en couple _ voilà _ avec nos deux enfants _ non prénommés dans le récit, eux non plus ; tout au plus « mes enfants jouaient au base-ball« , lit-on page 217… _, vivant pour la première fois dans une maison _ et non plus en un appartement, comme jusqu’alors… _, comme des pionniers imaginaires, prêts à mener la vie conventionnelle de nouveaux arrivants qui veulent s’intégrer au melting pot. Tout en cherchant à fuir le souvenir du suicidé _ de 1998 _, ayant résolu de bannir toute photographie ou lettre de mon père – ce qui fut le cas jusqu’à aujourd’hui -, je me rejouais le film des immigrants juifs arrivant à New-York _ via le sas d’Ellis Island. Le scénario généalogique m’attendait _ déjà alors, avant 2000 _ comme le bonbon qu’un enfant ne résiste pas à croquer« , lit-on aux pages 216-217.

Mais « Cette vita nuova _ new-yorkaise de 1999 ? _ se nourrissait d’un récit contradictoire qui visait, dans le même temps, à oublier une parenté disparue et à retrouver une impulsion généalogique lointaine _ celle du grand-père Chaïm fuyant, vers l’Ouest, les pogroms de Lithuanie, en 1909. Et lorsque la mythologie gouverne une existence, la névrose n’est jamais loin, surtout quand elle se pare d’une recherche de l’origine authentique, la meilleure alliée de la mauvaise foi « , lit-on ensuite, page 218.

Avec cet aboutissement immédiat-ci : « Sans doute n’étais-je pas prêt à imposer cette fiction personnelle à mon entourage _ épouse et enfants, voilà… _ et, pendant les vingt ans _ dates à préciser : 2000 -2020 ?.. _ qui suivirent le retour à Paris _ en 2000 ? _, je me suis mais sans mon entourage, demeuré, lui, sinon à Paris, du moins en France… _ divisé entre la France et les États-Unis, par d’incessants allers-retours et séjours temporaires _ universitaires là-bas… La vie pendulaire avait du bon, avec ses départs enthousiastes _ là-bas, loin, en Amérique… _ et ses douces rentrées _ ici, en douce France…

 (…) 

Je trouvais mon chemin entre l’idéal des voyageurs que décrit Baudelaire, ceux qui « partent pour partir«  _ cf son beau poème « Le Port«  _, et l’expérience de l’altérité préférée _ et expérimentée _ par Lévi-Strauss _cf, pour commencer, le récit de « Tristes tropiques«   _, qui recherchait la plongée dans des cultures différentes. La joie de changer de perspective _ d’abord géographique _ correspond, à une échelle modeste, au regard éloigné des anthropologues. Briser ses propres représentations, se rapprocher du plus distant puis, en retour, percevoir ce qui était proche avec les yeux du lointain, voilà qui déracine l’esprit et le libère de ses stéréotypes » _ soit l’hygiène la plus saine et la plus juste du penser, du ressentir et du vivre, découverte, élaborée et construite-déconstruite peu à peu par François Noudelmann toutes ces années-là… _, lit-on, superbement exprimé ainsi, page 219.

Voilà pour débuter cette recherche de précisions factuelles _ selon ma méthode de curiosité de lecture sainte-beuvienne, du qui ? où ? quand ? comment ?.. _, ce lundi.

Et à suivre, bien sûr…

Ce lundi 22 mai 2023, Titus Curiosus – Francis Lippa

Le prenant Grâce à Dieu de François Ozon, en DVD

14jan

Suite à ma veine présente

de prendre connaissance de films

en DVDs,

je viens de découvrir le Grâce à Dieu de François Ozon

_ paru en DVD en 2018 _

qui m’a tenu constamment en haleine

et passionné.

François Ozon est un cinéaste qui m’a beaucoup intéressé,

particulièrement à ses débuts :

Une Robe d’été (en 1996), Sous le sable (en 2000)

_ par de superbes audaces très finement rendues _ ;

mais aussi m’a parfois agacé _ 8 femmes (en 2001) _

par quelques propensions à des affèteries

et maniérismes formels

trop gratuits…

Ici,

en ce superbe et parfaitement abouti Grâce à Dieu,

 

nous, spectateurs, participons aussi à une sorte d’enquête,

menée sur l’écran à travers quelques regards _ et difficultés (douloureuses) de souvenance _ de victimes

_ trois surtout : Alexandre, François, Emmanuel _

d’un prêtre pédosexuel lyonnais ;

et à travers les efforts de chacun d’entre eux

_ d’abord seuls, puis ensemble (et là bien des choses changent !),

via l’Association Libérer leurs paroles qu’ils décident à un moment de former, à Lyon _

pour surmonter,

au-delà de la fragilité virile des adultes qu’ils sont devenus aujourd’hui

plus ou moins fortement éprouvés-meurtris _ voire cassés, certains _ par leur histoire personnelle,

pour surmonter leur traumatisme durablement profond d’enfants violés,

par un prêtre…

Tant le regard du cinéaste

_ sur cette histoire complexe et encore ouverte… _

que l’interprétation-incarnation des personnages

par les acteurs _ vraiment excellents ! tous… ;

à commencer par Melvil Poupaud (Alexandre), Denis Ménochet (François) et Swann Arlaud (Emmanuel),

via les diverses formes plus ou moins torturées et difficiles de leurs efforts de résilience, chacun ;

sans négliger la palette de finesse d’incarnation des comportements de leurs compagnes,

magnifiquement interprétées, elles aussi,

par Aurélia Petit (l’épouse d’Alexandre), Julie Duclos (l’épouse de François) et Amélie Daure (la compagne d’Emmanuel) ;

il faut aussi mettre l’accent sur les interprètes des mères de ces trois personnages principaux :

Laurence Roy (la mère d’Alexandre), Hélène Vincent (la mère de François) et Josiane Balasko (la mère d’Emmanuel)... ;

les personnages des pères, étant, bien sûr (et c’est une donnée cruciale de ces situations !!!), plus fallots… _

participent à la très grande force d’éloquence

en l’intime de chacun des spectateurs de ce film que nous sommes

de ce Grâce à Dieu

magnifiquement prenant…

Ce lundi 13 janvier 2020, Titus Curiosus – Francis Lippa

la jubilante lecture des grands livres : apprendre à vivre en lisant « L’Exposition » de Nathalie Léger

15juin

Un grand livre _ tel que « L’Exposition » de Nathalie Léger _ est un livre qui vous entraîne, vous lecteur, à sa suite, dans une découverte, avec jubilation : la découverte d’un secret, d’abord enfoui dans (et sous) beaucoup d’apparences, sous beaucoup d’ignorance (et de naïveté de votre part ; comme, tout d’abord, en amont, celle de l’auteur, en son travail même d’écriture) ; tant objectivement _ en soi, dans le réel (touffu _ et dangereux !) auquel il (le livre !) se confronte _ que subjectivement _ pour soi-même, lecteur, a priori vierge (comme tout nouveau venu au monde) de beaucoup de bien des connaissances nécessaires pour seulement en venir à partager (en se forgeant de bric et de broc, toujours, quelque « expérience » qui tienne un tant soit peu la route ; et aide à cheminer, avancer, accomplir son chemin) ;

en venir à partager, donc, quelques « coins » de ce « secret » que l’auteur va peu à peu, au fil des lignes, des phrases, des pages, et par bribes _ lui aussi ! _, « exposer« , « révéler« , « mettre au jour« .

En cela, tout grand livre est une chasse au trésor…

Avec le risque qu’à la fin, en dépit de mille péripéties haletantes, et souvent exaltantes, entre quelques passages (reposants) de temps morts relatifs (pour souffler, récupérer, faire un peu le point, avant d’affronter une nouvelle étape affolante de découverte, par escalier), on se dise parfois : ce n’était donc que ça ? Tout ça rien que pour ça ?..

Tout grand livre est, en microcosme, ce que toute vie dans le monde (et face à lui et à ses dangers : le réel, on s’y heurte, on s’y blesse ; il a parfois trop vite raison de nous ; et on finira bien, un jour ou l’autre, de toutes façons, par en mourir : devoir baisser le pavillon ; définitivement en rabattre, en quelque sorte ; nos réserves d’énergie épuisées : la vie nous écartant alors, sous l’injonction salutaire : « au rebut » ! « place aux jeunes » !) ;

ce que toute vie dans le monde est : l’apprentissage d’une survie, à défaut, dans les meilleurs des cas, d’un accomplissement (demeurant, pour tant et tant, au stade seulement de promesse non tenue…).

Ne passez pas à côté !!!

Eh bien ! « L’Exposition » de Nathalie Léger,

comme « Zone« , de Mathias Enard,

comme « Traité des Passions de l’âme » d’Antonio Lobo Antunes,

comme « Entre nous » d’Elisabetta Rasy,

comme « Les Disparus » de Daniel Mendelsohn,

est de ces grands livres jubilants, chacun en son genre (parfois singulier), qui vous emportent et vous font découvrir (= partager un peu) un savoir formidable et irremplaçable sur le monde, le réel, la vie et les vivants, que chaque lecteur est amené à fréquenter, aux risques et périls de toute vie. En cela _ mais sans didactisme aucun ! _, ces grands livres nous font faire d’énormes bonds dans l’apprentissage du « métier de vivre« , comme l’appelait le très inquiet lui-même Cesare Pavese…

La quête _ et le schéma narratif _ de « L’Exposition » est très simple :

il s’agit d’une commande, passée à l’auteur, d’un « chargé de mission » à la direction du Patrimoine du ministère de la culture, d’organiser une exposition patrimoniale. Lisons :

« Je travaillais alors à un projet sur les ruines« , indique l’auteur, page 13, « encore un, une carte blanche proposée par la direction du Patrimoine. Il était question de « sensibilité de l’inappropriable », d’« effacement de la forme », de « conscience aigüe d’un temps tragique » _ indications de direction de recherche non négligeables, bien qu’ouvertes, laissant de la marge… « Chaque intervention devait se faire dans un monument historique. On me proposait le musée de C…«  _ ville marquée par le Second-Empire et l’empreinte de Napoléon III… « Il fallait choisir une seule pièce dans leur collection, puis « broder sur le motif », ainsi que me le recommanda le chargé de mission de la direction du Patrimoine avec un petit rire gêné comme s’il venait de faire une plaisanterie salace. Il fallait ensuite mettre en valeur la pièce choisie en sollicitant auprès d’autres musées le prêt d’œuvres contemporaines« _ de la « pièce » patrimoniale élue… Après une première piste bien vite abandonnée en découvrant que la « photographie » envisagée _ « l’étrange et fameuse image d’un vallon morne jonché de boulets, à moins que ce ne soient des pierres ou des crânes disposés régulièrement sur une nature trépassée« , issue d’un « reportage de Roger Fenton, le photographe britannique envoyé par la reine Victoria sur le front de la guerre de Crimée« _ ne faisait pas partie des collections du musée«  ; « c’est alors, tout en attendant l’inventaire que le chargé de mission avait promis de m’envoyer, c’est alors que j’ai cherché dans ma bibliothèque le catalogue sur cette femme, la Castiglione, ce catalogue que j’avais acheté _ par attraction _ et rangé aussitôt _ par répulsion : deux mouvements conjoints d’importance dans le processus même que va décrire « L’Exposition«   _, et dans lequel se trouvaient plusieurs documents appartenant au musée de C… .« 

Ce « passage«  _ l’écriture de Nathalie Léger procède par « passages« , séparés par des blancs, formant des « sauts« , à la façon d’un Pascal en ses « Pensées » ; ou d’un Nietzsche dans la plupart de ses essais (par exemple « Le Gai savoir« , ou « Par-delà le Bien et le mal » ;

les « sauts et gambades« , eux, d’un Montaigne, en ses « Essais » apparemment touffus (nous sommes dans une écriture maniériste) sont, très espièglement de la part de leur auteur, beaucoup plus complexes, défiant très crânement, et on ne peut plus ouvertement dès l« Avis au lecteur » liminaire, « l’indiligent lecteur« , eux !!!) _

ce « passage« , donc, est le sixième du livre (qui en comportera 100, tout rond !) ; il se trouve aux pages 13 et 14.

Si j’analyse les « passages » précédant celui-là, voici ce que cela donne :

Le premier « passage« , de six lignes seulement, en ouverture du livre, page 9, est une sorte de vademecum (pour soi) de l’auteur se mettant au travail (d’écrire _ et se livrant à son « génie » singulier…) :

« S’abandonner, ne rien préméditer, ne rien vouloir, ne rien distinguer ni défaire, ne pas regarder fixement, plutôt déplacer, esquiver, rendre flou et considérer en ralentissant la seule matière qui se présente comme elle se présente, dans son désordre, et même dans son ordre » _ je l’ai commenté dans mon article précédent, hier : « Sur la magnifique “Exposition” de Nathalie Léger, Prix Lavinal 2009 : l’exposition de la féminité et l’exhibition (sans douceur, ni charme = sans joie) comme privation de l’intime« …


Le second « passage » porte déjà sur l’apparent « sujet » de l’enquête : le secret de la beauté (ainsi que de la fascination pour sa propre image photographique) de la Castiglione, dont le nom même n’est pas encore mentionné dans les citations qui la désignent, cette beauté, ou plutôt la fascination (médusante ; ou jalouse, meurtrière) qu’elle exerce sur les autres femmes (page 116, on trouvera sur ce contexte d’extrême violence de la cour (impériale) en partance, sur les quais de la gare du Nord, pour Compiègne, l’expression : « des enjeux terribles, des haines, l’arrière-boutique saignante de la parade« ) ; les hommes, quant à eux, s’y laissant volontiers prendre, et succomber : ces citations, pages 9 et 10, sont empruntées à la princesse de Metternich. La narratrice commente simplement : « On contemplait sa beauté comme on allait voir les monstres« ...


Le troisième « passage » porte sur la découverte « par hasard » de la Castiglione et de ses images photographiques par la narratrice du récit, sous la forme d’un « catalogue » d’exposition de photographies, « La Comtesse de Castiglione par elle-même«  :

« C’est par hasard, en haut d’un petit escalier de bois dans la librairie délabrée d’une ville de province, que je suis tombée sur elle, frappée à mon tour, mais pour d’autres raisons _ qui vont faire rien moins que le « motif » discret de « L’Exposition«  Une femme a fait irruption sur la couverture d’un catalogue, « La Comtesse de Castiglione par elle-même« . J’ai été glacée par la méchanceté _ oui _ d’un regard, médusé par la violence _ oui _ de cette femme qui surgissait dans l’image. J’ai simplement pensé sans rien y comprendre _ alors _ : « Moi-même par elle contre moi » _ une expression (de « travail sur soi » : dialectique) qui ira s’éclairant… ; et combien superbement ! _, dans un bredouillement de l’esprit qui s’est un peu apaisé lorsque j’entendis _ de retour à Paris ? _ sur le trajet du 95 une femme faire à une autre le long récit gémissant des circonstances de sa jalousie _ un terme en effet intéressant. Au moment de descendre, elle lâcha pour résumer : « Tu comprends, mon problème, c’est pas lui, c’est elle, c’est l’autre« . Sur le trajet un peu sinueux de la féminité _ l’expression est magnifique : voilà le sujet de « L’Exposition » !!! le « motif » qui va travailler et l’auteur, et le livre… avant le lecteur ! ensuite… _, le caillou sur lequel on trébuche _ avant que de devoir « se rétablir«  _, c’est une autre femme (« l’autre » _ c’était ainsi que nous avions nommé la femme pour qui mon père avait quitté ma mère _ « Lautre », c’était devenu son nom, un nom qui permettait d’annuler sa qualité pour ne s’attacher qu’à sa fonction _ en effet ! _ ; « Lautre », celle qui n’était pas légitime, celle qui n’était pas la mère ; « Lautre », quoi qu’elle fasse, on la hait, on la désire _ dans l’ambivalence _ ). » Le dispositif narratif (de ces « passages«  : c’est mieux que « paragraphes«  !..) se met peu à peu et implacablement en place… Jusqu’à l’ultime mot, lors du centième, page 157 : « Atropos : l’Inexorable« … Mais, alors, ce sera gagné… Nous aurons, avec l’auteur _ sans doute… _, « vaincu«  : c’est-à-dire « surmonté« 

Le quatrième « passage » décrit une scène : de théâtre ? à moins que ce ne soit, plus surement, une photo : peut-être celle-là même de la couverture du « catalogue«  qui vient d’être évoqué : « Elle entre. Elle est dans le plein mouvement de la colère et du reproche. Elle fait irruption sur la droite de l’image _ le terme est important _ comme d’une coulisse masquée par un rideau _ est-ce à dire que le théâtre n’est, ici, que « métaphorique » ?.. De quoi est-ce donc ici l’« ekphrasis » ?.. Elle tient dans sa main ramenée contre sa taille un couteau qui luit obliquement en travers de son ventre. Le visage est fermé, la bouche mince, les lèvres serrées, le regard clair et dur, les cheveux sont plaqués en deux petits bandeaux secs séparés par une raie impitoyable, le couteau« … etc… « Tuerie de théâtre ? Oui, personne ne peut en douter, elle est sur une scène et fait mine de prendre soin que tout ça ait l’air véridique. Mais comme toute grande actrice, elle fait semblant de faire semblant« … Elle ne fait donc pas vraiment semblant… Du « vrai«  sourd de l’image… Le « passage » se conclut par la formule : « Cette femme entre, elle veut tuer. » Se venger…

Quelle place assigner à ce quatrième « passage« , pages 11 et 12, dans la progression de ce début de récit de « L’Exposition » ? Il semble bien, pourtant, qu’il s’agisse, déjà là, d’une « image » de la Castiglione se mettant elle-même en scène, dans le studio Mayer & Pierson (dont la mention n’apparaîtra qu’au onzième « passage« , page 19 _ mais lire, pour le lecteur, c’est nécessairement se souvenir ; opérer des connexions…) ; et sous l’objectif de Pierre-Louis Pierson, dont le rôle et le travail assigné par la commanditaire, est présenté et remarquablement détaillé _ Nathalie Léger est toujours magnifiquement (quoique toujours très sobrement : rien de trop) « détaillante« … _ dans le douzième « passage« , pages 20 et 21…

Enfin, le cinquième « passage« , juste avant celui de la « carte blanche » de « commande » d’une exposition pour la direction du Patrimoine, décrit la « re-découverte » du catalogue par la narratrice :

« J’ai recherché dans ma bibliothèque _ où il avait été enfoui, sinon même englouti, parmi tous les autres livres qui la constituent : c’est aussi à cela que servent les bibliothèques (cf le délicieux petit livre de Jacques Bonnet « Des Bibliothèques pleines de fantômes« ) _ le catalogue sur elle, ce catalogue que j’avais acheté et rangé aussitôt. J’y ai retrouvé immédiatement le dégoût _ très vif, et lancinant (comme une carie avancée avant qu’elle soit soignée) _ de ces images, de cette férocité, de cette mélancolie sans profondeur _ la formule, terrible, assassine, si l’on veut bien s’y arrêter un peu… _, de cette défaite » _ soit l’image faite chair de la « ruine«  Avec cette conclusion, tout de suite : « j’ai eu l’impression étrange _ cette « Inquiétante étrangeté« , « Das Unheimliche » dans l’article que lui consacre Freud en 1919 (cf « L’Inquiétante étrangeté et autres essais« ), et qu’il vaudrait mieux traduire, me semble-t-il, par « bizarre familiarité » _ de rentrer à la maison et, bien que cette maison soit détruite, d’y rentrer avec crainte, avec reconnaissance«  _ toujours cette même « ambivalence« , et comme pour « mettre enfin au clair«  des miasmes bien trop délétères encore, sinon…

Je ne reviens pas sur le sixième « passage« , décisif pour le dispositif narratif de « L’Exposition« .

Suivant, forcément (!), ce sixième « passage » de la commande de l’exposition (avec « le musée de C… » pour partenaire « proposé« ),

arrive le septième, qui « brode« , lui, dans l’esprit « en chantier » de la narratrice, sur le concept de « sujet« 

à partir d’une savoureuse _ on l’entend légèrement rouler les r _ remarque de Jean Renoir : « Le sujet m’a totalement boulotté ! Un bon sujet, ça vous prend toujours par surprise, ça vous amène«  : ça vient formidablement soulever et féconder votre inspiration, à partir d’un « terreau » qui dormait en attendant cette occasion de « s’éveiller » et de « se déployer » enfin ; d’exhaler toute la palette de ses fragrances ne demandant qu’à s’aviver… La « bête » (du « sujet« ), tel un python venant fasciner sa victime avant de la « boulotter« , très effectivement _ Nathalie Léger raconte, page 15 :

« Ce jour-là, j’ai pris un livre au hasard, c’était un livre sur les pythons, la dévoration par les pythons« , plus exactement, même... _ ; la « bête« , alors, « vous fait cracher ce que vous vous êtes enfoncé dans l’esprit, un sujet énorme et dissimulé _ enfoui, et sans doute même « refoulé« , dirait Freud ; cf ici le « Vocabulaire de psychanalyse«  de Laplanche et Pontalis _, incompréhensible _ tout d’abord _, puissant, plus puissant que vous, et d’apparence ténue le plus souvent, un détail, un vieux souvenir, pas grand chose _ apparemment, du moins ! d’abord… encore et toujours _, mais qui vous prend _ tel le serpent Python (celui-là même dont Apollon, le dieu de la lumière, du Soleil, de la musique et des Muses, débarrassa le territoire, devenant alors « sacré« , de Delphes, au pied du Montparnasse ; où s’installa alors l’oracle de la « Pythie«  _, mais qui vous prend et inexorablement _ ce sera, nous venons de le voir (et le dire), le mot de la fin du livre, « Atropos : l’Inexorable« , page 157 : mais enfin vaincu ! _, vous confond en lui pour régurgiter lentement quelques fantômes inquiétants, des revenants égarés mais qui insistent« , pages 15 et 16… Ces « fantômes » « égarés » et qui ne partent pas, mais « reviennent » et « insistent« , restent et campent là implacablement, nous allons les retrouver, dans les traits mêmes, s’épaississant de leur charbon (de noirceur), de la comtesse de Castiglione.

Ainsi, ce « passage«  sublime, qui débute page 77 :

« Il y avait dans la chambre d’enfant un placard dans le mur, une sorte d’armoire. On ouvrait ses lourds battants ouvragés avec une grosse clé, mais au lieu de trouver la profondeur obscure et mate d’un rangement silencieux _ muet, mutique : laissant en paix _, piles de draps ou de livres, on tombait brutalement sur son propre visage,

soi-même inattendu dans le miroir qui surmontait un petit lavabo et son nécessaire à toilette

soi-même pétrifié de se trouver là avant même de s’être reconnu _ en une opération laissant tranquillement le temps de s’identifier soi-même ; c’est la surprise ici qui oblitère cela ; ôte les défenses et boucliers traditionnels ; et nous livre au « médusement«  sans appel de Méduse… _,

inconnu _ ainsi, dans la surprise _,

s’égarant dans son propre regard _ qui n’a pas le temps d’opérer les efficaces « focalisations » habituelles _,

dépossédé de ce qu’on croyait pourtant le mieux à soi _ la contenance de son visage, celui que nous offrons quotidiennement à autrui dans le « commerce » de la socialité urbaine inter-humaine… _,

on se perd si facilement,

ou plutôt on se confond,

mais là, soudain, par surprise, tombant sur soi _ le miroir, lui, était caché dans l’armoire ! on ne s’attendait pas à ce qu’il allait, ainsi, nous montrer, nous imposer, sans nulle « préparation« , de nos propres traits… _,

c’est-à-dire précisément sur d’autres _ que soi en nous : nous y voilà donc !!! _,

on découvrait en un éclair la superposition de figures innombrables _ voilà ce qu’est être un « très grand écrivain » !.. _,

l’entassement des spectres qui n’en font d’ordinaire trompeusement qu’un«  _ soit soi-même comme un « spectre » abusé de ne pas savoir encore de quelles pyramides d’autres « spectres«  il est tout rapiécé !.. Nathalie Léger est une très très grande !!!

Le « passage » des pages 77 à 79, un des sommets de cette « Exposition » se poursuit par une parenthèse plus prosaïque, sous la forme d’une conversation (entre amies) :

« (Je me souviens d’une conversation _ un écrivain fait « feu de tout bois« , « convoque«  (comme il peut…) l’infinité de ses souvenirs, comme de ses lectures _ en sortant d’une exposition sur le portrait _ à ce propos, on pourra se reporter au très intéressant « cahier » sur le portrait, « Actualité du portrait« , dans le numéro de juin 2009 de « La Revue des Deux Mondes« … _ : « Comment tu te décrirais, toi ? Il ressemblerait à quoi ton propre portrait ? » _ dans, aussi, ce qu’est devenu l’état de notre langue orale… _, et mon amie essayant les mots, les appliquant à son visage avec la même incompréhension lente, le même sentiment d’étrangeté qu’on peut avoir lorsqu’on enfile un vêtement dont on ne comprend pas la forme : « Je ne sais pas, je ne me vois pas. Quand je me regarde dans un miroir, celle que je vois, c’est ma mère ; c’est elle que je vois lorsque je me regarde, moi, dans le miroir ; mais c’est une vision d’horreur, c’est « Psychose« , le visage de la mère grimée sur le visage du fils ») ».

Ce qui suit, la fin du « passage« , va encore plus loin, page 78 :

« Je m’enferme, je me déshabille, je m’approche _ en un double sens _, je regarde _ sans complément d’objet, intransitivement en quelque sorte… C’est incompréhensible, comme toujours _ cf les portraits et les auto-portraits « terribles«  de Francis Bacon ; et de Lucian Freud, plus encore : sublimes !!! _, c’est effrayant, cette forme en amande, ce trou, des plis, l’ombre noire qui cille autour, la clarté, la matière, et le trou,

j’écarte un peu : le trou reste le même, c’est toujours autour que ça s’agrandit, la clarté devient démesurée mais le trou reste le même, je regarde fixement, ce n’est plus l’œil, c’est le regard, mon regard qui me fixe et ne scrute de lui-même qu’un trou.« 

Avec ce commentaire, alors, emprunté au « Michel Strogoff » de Jules Verne _ je j’ai lu, quant à moi, enfant, dans l’édition en deux volumes de la Bibliothèque verte… :

« Ne reste que les larmes pour noyer cette vue, pour me sauver de l’aveuglement, comme Michel Strogoff échappant au bourreau qui l’aveugle grâce aux larmes qui noient son regard à la vue de sa mère tant aimée, « Ma mère ! Oui ! Oui ! A toi mon suprême regard ! Reste là, devant moi ! Que je voie encore ta figure bien aimée ! Que mes yeux ne se ferment en te regardant », mais les larmes ne viennent pas« …


Et ces deux autres « passages« -ci, très forts, aussi, sur les spectres « en soi« , page 118 et page 146 ; mais à nouveau à propos de la Castiglione :

le premier concerne

« le vrai cabinet, le vrai boudoir d’outre-tombe » de la Castiglione, tel que le révèle « une photographie opaque, presque noire, intitulée « Effet de clair-obscur » », parmi des « documents appartenant à Robert de Montesquiou sur la Castiglione« … « Le cabinet tel qu’il fut _ « rue Cambon, au-dessus de chez Voisin« , avait-il été indiqué page 44 _, surgissant sous mes yeux dans une étrange lueur trouée d’obscurité, est ici comme un gouffre caverneux enseveli sous un plissé blafard qui révèle sa vraie nature de suaire ;

sur le divan, la forme abandonnée d’une houppelande ou d’un tapis de peluche, à moins que ce ne soit l’inertie de la poussière qui forge dans ses remous _ car même la poussière a des remous : on peut même les lui demander… _ un fantôme livide _ de qui ? _ ;

quant au miroir, c’est une surface glauque agitée comme une goule et qui maintient sous son eau le portrait informe, le seul portrait en vérité _ de la Castiglione, en dépit de la multiplication forcenée des séances de pose et les clichés sans nombre (plus de 500 de répertoriés) pris dans l’« atelier de photographie«  de Pierre-Louis Pierson, et cela jusqu’à la mort de son « sujet« , le 28 novembre 1899… _, amas de figures passées, concrétion monstrueuse de souvenirs, le vrai visage de cette femme, un vrai visage«  _ enfin ! pas ces poses indéfiniment recherchées…

et le second, à l’occasion d’une réflexion fantasmée sur l’hypothétique « rencontre« , à Paris, « un matin du mois de juillet 1900« , lors de « l’Exposition universelle de 1900« , « au Champ-de-Mars« , de Sigmund Freud, en visite à Paris et de « l’exposition«  qui avait été bel et bien envisagée et « se serait appelée « La Plus Belle Femme du siècle » » de la collection des portraits photographiques de la comtesse de Castiglione :

« Sigmund Freud aurait visité l’exposition en se demandant, songeur : « Mais que veut la femme ? » On ne sait pas, on ne peut pas savoir ce qu’elle veut _ poursuit l’auteur, page 146 _, mais on peut savoir ce qu’elle fait en regardant les photos de la Castiglione : elle danse. Ça ne se voit pas, c’est invisible, mais, du matin au soir, dès qu’elle se retrouve sous le regard d’un autre _ et le point est crucial _, elle danse. On ne voit presque rien de cette danse-là. Seule la photographie rend visible ce mouvement incessant des spectres en elles _ voilà le fond de ce réel traqué ! _, ces allers et retours vers l’autre, ces reprises, ces sauts, en faisant paraître ce que certains chorégraphes nomment la « fantasmata »… ».

L’analyse de Nathalie Léger se fait très savante et plus que jamais perspicace ici, page 147 _ et me rappelle ce que mes propres recherches (sur la collection de manuscrits musicaux des ducs d’Aiguillon, conservée à Agen) m’ont fait entr’apercevoir à propos de cette forme de « danse«  ou « ballet«  que fut la « pantomime«  vers 1739-40, lors du passage à Paris de la Barbarina et de son chorégraphe Antonio Rinaldi, dit Fossano _ :

« C’est un maître ancien, un certain Domenico da Piacenza, qui en parle le premier vers 1425 dans son « De arte saltandi et choreas ducendi« . Le corps doit danser par fantasmata. Qu’est-ce que c’est ? C’est la manière avec laquelle, une fois le mouvement achevé, on immobilise le geste « comme si on avait vu la tête de Méduse ». Pour accomplir le mouvement, il faut figer un instant l’esprit du corps _ sic _, « fixer sa manière, sa mesure et sa mémoire, écrit-il, être tout de pierre à cet instant » _ la citation (de 1425) est merveilleuse ! _ ; l’esprit de la danse _ re-sic ; mais l’expression peut nous être cette fois davantage familière… _ est dans cette immobilisation de la figure, dans cet arrêt sur image _ pour le destinataire _ qui donne seul le sens _ c’est-à-dire « l’indique«  _ du mouvement. Et Nathalie Léger d’appliquer ce concept de « fantasmata«  aux photos de la Castiglione… La photographie permet de saisir, dans la danse incessante de la femme sous le regard de l’autre _ et cela va certes au-delà du cas particulier de la Castiglione ; et, plus loin encore : qu’en est-il de ce que devient aussi la gestuelle (« gestique«  existe-t-il ?) des « hommes«  aujourd’hui, je m’y interroge au passage… _, cet état de pierre qui révèle l’instantané d’un secret. C’est cela qu’elle _ la Castiglione _ aurait voulu exposer » _ en ses photos : dans le souci des « destinataires«  éventuels


Après ce passablement long développement autour du concept de « sujet » présent dans le septième « passage«  (pages15 et 16),

il me reste à indiquer que le quinzième « passage« , pages 26 et 27, déploiera le « sujet » en « motif » grâce à l’attention recueillie au « génie » même de Cézanne… Mais cela, je l’ai développé dans mon article d’hier, « Sur la magnifique “Exposition” de Nathalie Léger, Prix Lavinal 2009 : l’exposition de la féminité et l’exhibition (sans douceur, ni charme = sans joie) comme privation de l’intime« …

Page 27, encore dans la phase de « présentation » de sa « recherche« , de son « enquête« , en laquelle consistera ce livre de « L’Exposition« ,

Nathalie Léger se demande : « Quel est mon motif ?« 

Et répond : « Chose petite, très petite, quel en sera le geste ?« 

Un geste de congédiement…


Pour le moment,

tout au récit de l’aventure de l’exposition pour le « chargé de mission » de la direction du Patrimoine,

et se centrant sur l’étrangeté des photos de la Castiglione,

elle répond, page 27 :

« Je regarde son visage, ce « Portrait à la voilette relevée » de 1857, ses yeux tombant, cette bouche si lasse, pincée, cet air de deuil » _ Virginia Elisabetta Luisa Carlotta Antonietta Teresa Maria Oldoïni, née à Florence le 23 mars 1837 et morte à Paris le 28 novembre 1899, n’a pourtant, en 1857, que vingt ans !!! La tristesse de cette femme est effroyable _ ce mot tue ; et c’est là la raison de la si violente répulsion que suscitent, après sa beauté marmoréenne, de son vivant, ces photos conservées, désormais qu’elle est morte _, une tristesse sans émotion, la vraie défaite de soi _ rien moins !!! et à plate couture ! sans rémission ! _, un effondrement intérieur, la désolation » _ d’où cette misérable fin dans le « gourbi » de l’« entresol« , rue Cambon… Et Nathalie Léger d’introduire ce « coin » si pertinent entre « sujet » et « motif« , page 27 toujours : « La photographie peut en donner une image, mais pour en faire un motif, il faut autre chose, il faut par les mots, rapprocher, conjoindre, faire pénétrer« …


Ce que l’écriture de « L’Exposition » réalise par cette procédure des « passages » qui se suivent, s’entrecroisent avec suffisamment de « sauts » et d' »espaces » pour donner

_ à l’auteur écrivant comme au lecteur en sa lecture (ainsi qu’au jeu des « passages » eux-mêmes ; et à l’articulation des divers « documents » rassemblés) _

assez d’espace et de temps

_ « déplacer« , « esquiver« , « rendre flou » et « considérer en ralentissant (!!!) la seule matière qui se présente, dans son ordre et même dans son désordre« , a-t-elle commencer par prévenir, en son « passage » d’ouverture de « L’Exposition« , page 9 ! c’est on ne peut plus clair et précis, comme énoncé de « méthode«  d’écriture ! _

pour vraiment, et à assez de « profondeur« , réfléchir ; en s’appuyant sur un art très sûr _ de spécialiste du travail d' »archives« , à l’IMEC ?.. _ des citations, accès inespéré à ces « voix » que nous pouvons dès lors percevoir, jusqu’aux timbres de ceux qui les prononcent, polyphoniquement…

Pour le reste,

on lira soi-même l’histoire s’avançant de cette « enquête » méthodique et passionnée, d’une « exposition » (patrimoniale, à partir d’une photographie élue) en définitive avortée ;

qui ne donnera, en forme de merveilleuse compensation (mais probablement au centuple !!!) aux avanies endurées et pieds de nez, à « exposer« , d’une autre façon, à ceux qui, par leurs manœuvres (ou inertie), l’ont fait échouer,

que cet extraordinaire petit livre, tout menu, de 157 pages,

dont le « motif » de fond,

au-delà du « sujet » premier et apparent

_ mais les deux appartiennent au genre de « l’exposition » : sur l’extension du terme lui-même, découvrir page 111 ce qu’en propose magnifiquement le « Trésor de la langue française » _

n’est autre que « le trajet sinueux de la féminité«  (la formule se trouve page 11, dès le troisième « passage« )…

Et je conclurai sur cette  autre « révélation » du projet de fond, autour de ce « motif« , donc, à la page 108 :

« De quoi voulais-je parler ?

Aux abords de ce corps audacieux _ ce corps qui fend « l’espace du grand salon, la salle de bal, Compiègne, ou les Tuileries« , page 107 ;

« elle entre si assurée d’elle-même« , toujours page 107,

car « son corps lui va de soi » (page 108) ;

« elle traverse le vide immense du grand salon sans défaillir, elle entre dans le cercle éblouissant des regards, elle entre dans la salle de bal, elle fait le vide, laissant les autres (les inquiètes, les scrupuleuses, les attentives) se défaire autour de leur fragile et ardent secret » (page 108 encore) _,

(aux abords) de cette présence impétueuse,

de quel corps timide _ celui-ci : nous y voici !.. _ s’avançant contre son gré dans la lumière,

de quelle poussière, de quelle crainte, de quel regret ? »


Oui, ce livre a pour « motif » de fond « le trajet un peu sinueux de la féminité«  (page 11) de quelques unes, « aux abords » _ ne pas s’en laisser trop impressionner ! _ de quelques autres ;

ce que confirme encore cette note de l’auteur à la lecture d' »un journal » _ sans davantage de précision _, page 101 :

« Je lis dans le journal les propos d’une femme connue et célébrée pour sa beauté. On l’interroge : « Quel est votre meilleur ennemi ? » Elle répond : « la féminité »… ».

L’expression « meilleur ennemi » est celle-là même que Nietzsche réserve au véritable ami, dans son beau chapitre « De l’ami » de la première partie d' »Ainsi parlait Zarathoustra » :

« on doit avoir en son ami son meilleur ennemi » _ celui qui vous stimule (et aide) à vous dépasser effectivement vous-même afin de « devenir » enfin « ce que vous êtes » encore seulement en puissance pour ce moment…

Alors, il ne me semble pas que ni la mère

(pourtant quittée _ un moment ? _ pour « Lautre » : cf page 11 : « l’autre _ c’était ainsi que nous avions nommé la femme pour qui mon père avait quitté ma mère » ;

page 46, aussi, on a pu lire ces paroles de la mère : « Attention ! me dit doucement ma mère tandis que je me penchais pour embrasser le front de l’homme qu’elle avait aimé, attention, il est froid !« …),

ni sa fille

(en ce moment, « malgré l’avertissement maternel, je posai mes lèvres sans aucun pressentiment de ce que pouvait être ce froid, le froid de la mort, la dureté du visage glacé, l’entrechoquement des lèvres sur le visage du père fixement retenu dans ses traits,

absenté, tombé au fond de son propre masque, donné comme jamais (jamais je n’aurais osé poser sur lui mes lèvres avec cette dévotion) et retiré à jamais,

non pas fuyant, non pas insaisissable comme une présence qu’on voudrait retenir et qui échappe (…), non pas cette course éperdue vers ce qui se détourne, vers ce qui est douloureusement vivant et qui s’esquive précisément parce qu’il est vivant,

mais un visage,

ce visage,

entièrement offert et désormais inaccessible, platement retiré, placé bêtement à part, là dans la mort«  _ pages 46 et 47 _

soient des femmes rompues…

Un formidable livre d’apprentissage de l’important (du vivre)

et à mille lieues des pesanteurs du didactisme et des (atroces) clichés du « prêt-à-penser » et de la « bien-pensance« ,

que cette « Exposition » de Nathalie Léger,

et qui,

au passage, aussi,

honore grandement, de sa liberté comme de sa justesse et sa beauté _ son élégance _, le prix Lavinal 2009…

Titus Curiosus, ce 15 juin 2009 

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