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Pierre Bergounioux et le « réel comme obstacle, contrariété, opacité, privation (…) à tenter d’aplanir, d’éclairer, d’obtenir »…

20mai

Ce jeudi soir,

j’en suis à la note du 5 novembre 2019, à la page 741, du Carnet de notes (2016 – 2020) de Pierre Bergounioux.

Je relèverai pour le moment cette cruciale _ très discrète _ révélation,

notée _ au vol de la plume, et sans s’y attarder, et encore moins apesantir… _ le 5 avril 1919, à la page 648 :

« Je couvre trois pages supplémentaires sur les chasses enfantines au jardin de grand-père,

leur peu de résultat,

mes grandes déconvenues,

leur contribution _ et là est bien l’essentiel ! _ à la genèse _ en (et pour) Pierre Bergounioux, en son idiosyncrasie d’identité personnelle singulière en formation _ du réel comme obstacle, contrariété, opacité, privation

que j’emploierai le restant de mon âge _ voilà : au-delà de la mort même, ou la décrépitude : « tant qu’il y aura de l’encre et du papier« , disait le compère périgourdin Montaigne : un voisin du briviste… _ à tenter d’aplanir, d’éclairer, d’obtenir« …

Car c’est cela qui lui donne vraiment tout son allant ! Ainsi que sa constance inépuisable dans l’effort…

Un formidable moteur, en effet, d’activité extrêmement féconde _ ininterrompue _ d’écriture à jamais affrontée à l’étrangèreté foncière du réel,

qui constitue l’idiosyncrasie même _ admirable ! quelle force ! et increvable ténacité, face au néant du vide qui menace en permanence nos vies… _ de Pierre Bergounioux auteur…

Ce jeudi 20 mai 2021, Titus Curiosus – Francis Lippa

En hommage à Claude Lanzmann (1925 – 2018) et son « Lièvre de Patagonie », en 2009 (VII)

11juil

En hommage à Claude Lanzmann

(Bois-Colombes, 27-11-1925 – Paris, 5-7-2018),

qui nous a quitté  jeudi dernier 5 juillet,

et à son superbe Lièvre de Patagonie (en 2009)

ainsi qu’à son œuvre cinématographique (dont le magistral Shoah),

re-voici

en sept épisodes (des 29 juillet, 13, 17, 21 et 29 août, et 3 et 7 septembre 2009)

la lecture que j’avais faite, de ce 29 juillet à ce 7 septembre 2009,

de son Lièvre de Patagonie ;

et pour ce jour le septième volet :

L’abord de l’homme était plutôt rugueux.

Mais l’œuvre est magistrale !

— Ecrit le lundi 7 septembre 2009 dans la rubrique “Cinéma, Histoire, Littératures, Philo, Rencontres, Villes et paysages”.

Alors, quelle fut la solution poïétique cinématographique d’ »auteur » de Claude Lanzmann ?

d’œuvre en œuvre « se confirmant » et « s’engrossant«  _ cf l’usage de ces deux verbes à la page 243 du « Lièvre de Patagonie« …)

depuis l’affrontement à l’énigme de « Pourquoi Israël« 

jusqu’au projet non, à ce jour encore, réalisé de l’opus cinématographique « nord-coréen«  (= la « brève rencontre de Pyongyang » cette semaine _ et cette« folle journée » du dimanche de canotage sur le fleuve Taedong-gang, tout spécialement ! qui la clôt en apothéose ! _ de la fin août 1958…),

en passant par le « monument«  (le mot est de Simone de Beauvoir, page du« Lièvre de Patagonie« , page 271 : « Il s’agit d’un monument qui pendant des générations permettra aux hommes de comprendre un des moments les plus sinistres et les plus énigmatiques de leur histoire« ) de « Shoah«  ;

à propos duquel, « Shoah« , ce jour même, je peux lire dans l’édition papier du « Monde« , à la page 3 du cahier « Littérature » et sous la plume de Yannick Haenel (et Franck Nouchi le « rapportant » en son article) cette phrase importante-ci, que je détache :

« « Shoah » est un film à venir, écrit Yannick Haenel _ donc, rapporte Franck Nouchi _ dans « Jan Karski« , son dernier ouvrage : « on commence à peine à penser _ rien moins !!! en 2009 : plus de six décennies après la survenue de la « Chose«  ; et encore vingt-quatre plus tard que le film même qui la fait (un peu ; jamais complètement : c’est tellement impossible !) « comprendre«  dans la matérialité précise de ses « détails« , « rapportés«  au plus fidèle par la « reviviscence«  des « témoignages«  si précieusement alors « recueillis« , en cette aventure filmique de ce film, « Shoah« , si singulier lui-même, par Claude Lanzmann !.. _,

on commence à peine à penser _ tant cela paraît d’abord, et même ensuite, impensable ! sur « l’impensable« , cf page 83 du « Lièvre de Patagonie« , et à propos de la mort et du néant évoqués par un poème de Monny de Boully, dont quatre vers ont été choisis (« j’ai fait graver ce défi immortel sur la stèle qui surplombe la tombe de ma mère, au cimetière du Montparnasse« ), cette expression de Claude Lanzmann, page 83 : « sur la stèle, on peut donc lire aussi quatre vers d’un de ses poèmes _ de Monny, donc, le « Rimbaud serbe« _, déchirant poème sur la mort et le néant impensables, impensable pensée«  : c’est le cœur de l’énigme même à laquelle tout le « Lièvre de Patagonie«  ose, et en permanence, se confronter !..  _

on commence à peine à penser

ce qu’un tel film donne à entendre«  _ le mot est à prendre à la lettre, par ce qui se donne à recevoir, accueillir, via les oreilles et le cerveau, des « récits de parole«  des « témoignages » proférés par la voix, accompagnée de l’expression des visages ; et l’expression en son entier étant aussi « reprise » en chapeau pour donner son titre à l’article de Franck Nouchi sur l’événement (dans l’histoire de notre inculture-culture) que constitue aussi, de fait, ce livre de Yannick Haenel, « Jan Karski« , à propos de ce que, d’abord, surtout, a fait (« fin août«  1942, pour ses deux « venues dans le ghetto«  de Varsovie ; et quelques jours avant « le 11 septembre 1942« , « voir un camp d’extermination des Juifs« ) ; et de ce que, ensuite, a écrit (en 1944 : « écrire un livre était encore une manière de franchir la ligne : une façon nouvelle de transmettre le message, comme si je passais de la parole à un silence étrange _ un silence qui parle« , fait superbement « penser«  et dire Yannick Haenel à Jan Karski, page 142 de son livre) ; Jan Karski ;

avec, sur la même page du Monde de ce vendredi 4 septembre, encore, un très beau« commentaire » à propos du « mandat » de « témoin »

(« Une chose est certaine, la posture du témoin qui a été mienne dès mon premier voyage en Israël _ en 1952 _, et n’a cessé de se confirmer et s’engrosser au fil du temps et des œuvres _ voilà ! _, requérait que je sois à la fois dedans et dehors, comme si un inflexible mandat m’avait été assigné« , disait Claude Lanzmann aux pages 243-244 de son « Lièvre« …),

sous la plume toujours infiniment sensible et justissime _ cf son plus qu’indispensable« « Qui si je criais… ? » _ Œuvres-témoignages dans les tourmentes du XXe siècle« , paru aux Éditions Laurence Teper en 2007 _ de Claude Mouchard ;

et pas seulement du « mandat de témoin » de Claude Lanzmann lui-même : en tant qu’« accoucheur«  (et « passeur« , aussi, transmetteur à bien d’autres, via ses propres œuvres : de cinéma de « reviviscence » des « témoignages« , précisément) ; en tant qu’« accoucheur« , donc, de « témoignages«  (des victimes, des bourreaux, des témoins plus ou moins extérieurs, ou passifs ou complices, volens nolens : « il s’agissait d’un film, j’étais à la recherche de personnages » s’exprimant eux-mêmes en personne en direct, en quelque sorte, à l’écran ; et pas de documents d’archives, page 432) ;

c’est à propos du travail, aujourd’hui, d’écrivains, tels que Yannick Haenel pour ce « Jan Karski« , ou Bruno Tessarech, pour « Les Sentinelles » ;

je lis ce qu’énonce le grand Claude Mouchard :

« ces deux romanciers nés après guerre, se retournent _ littérairement : à la recherche d’une « ré-incarnation« , pourrait-on dire… : par le souffle du style ! _ sur cette période qu’ils n’ont pas vécue en s’efforçant d’allier _ conjuguer, fondre… _ à leur écriture de« fiction » la connaissance précise _ historiographique _ des événements et si possible (mais là il arrive que les choses se gâtent), une charge de pensée. C’est la preuve qu’une transmission des témoignages s’opère ou se cherche _ aussi et spécifiquement _ en littérature _ en effet ! Cette exigence de transmettre _ oui _ est d’ailleurs d’emblée présente chez Haenel puisque, dans la première partie du livre _ « Jan Karski«  : pages 13 à 34… _, nous découvrons Karski par le regard du romancier, qui lui-même le découvre dans « Shoah« , de Claude Lanzmann _ avant de le « découvrir«  encore, en une seconde partie, pages 35 à 113, en tant que « témoignant directement« , en « auteur«  de son livre, en 1944 (paru sous le titre, en anglais, de « Story of a Secret State » ; le livre est traduit en français en 1948 : « Histoire d’un État secret » _ celui du gouvernement clandestin polonais en exil, à Paris, puis à Londres (ainsi que de son bras armé de la Résistance sur place, dans la Pologne occupée par les nazis et par les soviétiques !) _ ; et re-publié en 2004 sous le titre, cette fois, de « Mon témoignage devant le monde _ histoire d’un secret« , aux Éditions Point de Mire ; son tirage est épuisé… ; avec une nuance d’importance toutefois : de 1948 à 2004, le « secret«  passe de la clandestinité de l’État polonais au mutisme mal assumé des États alliés à propos de l’Extermination alors en cours des Juifs d’Europe…). Le lecteur devient donc lui-même une manière de témoin_ à son tour ! s’il est, montaniennement surtout, « de bonne foi » ; sinon, « qu’il quitte » de tels « livres » !!! _, qui reçoit ce que l’auteur (Haenel), devenu transitoirement témoin d’une œuvre _ et le film de Claude Lanzmann, en 1985, et le livre de Jan Karski, en 1944_, lui confie du témoignage _ par deux fois, en le film de Lanzmann (en 1977), et en son propre livre (en 1944) _ d’un autre (Karski), le témoin _ direct, lui _ des faits«  :

« on est fin août«  1942, page 90, du « Jan Karski » ; « il est allé deux fois dans le ghetto«  de Varsovie (la seconde étant « le jour suivant » le premier : en pénétrant par le « même immeuble, même chemin« ), page 32 ; « une maison de la rue Muranowska dont la porte d’entrée donne à l’extérieur du ghetto, et dont la cave mène à l’intérieur« , page 96 ; ou plutôt « il revient deux jours plus tard« , page 99 ;

et « quelques jours après sa seconde visite au ghetto de Varsovie, le chef du Bund, qui lui a servi de guide, propose à Jan Karski de « voir un camp d’extermination des Juifs« , page 101 : plutôt que du camp de Belzec lui-même, « il s’agirait _ avance Yannick Haenel _ du camp d’Izbica Lubelska« , page 101 (cf les pages 101 à 105 du livre de Haenel : terribles !) _ ;

et qui tragiquement échoue, ce Jan Karski de l’Histoire, à faire « reconnaître«  et « interrompre«  : par des interventions ciblées _ par exemple autour d’Auschwitz _ ces « faits« -là, par Roosevelt ou Churchill… _

Le lecteur devient donc lui-même une manière de témoin, qui reçoit ce que l’auteur (Haenel), devenu transitoirement témoin d’une œuvre, lui confie du témoignage d’un autre (Karski), 

le témoin

des faits _ eux-mêmes. Un témoin qui a d’ailleurs, historiquement, un statut particulier. Qu’il s’agisse de la Shoah, du goulag, ou du génocide cambodgien, nombre de témoignages émanent des victimes. Karski, lui, n’était pas juif. Polonais catholique et résistant, ce n’est pas en victime, mais en bystander (même s’il refuse de rester _ seulement _ dans cette position « à côté ») qu’il témoigne de ce qu’il a vu dans le ghetto de Varsovie et dans un camp _ en avant de celui de Belzec. C’est donc un « témoin-messager ». Ils ne furent pas nombreux dans ce cas« 

Fin de l’incise sur le commentaire si juste de Claude Mouchard ;

et je termine maintenant ma (toute première) phrase :

Alors, quelle fut la solution poïétique cinématographique de Claude Lanzmann ?

solution d’œuvre en œuvre « se confirmant » et « s’engrossant« ,

depuis l’affrontement à l’énigme, d’abord, de « Pourquoi Israël » (1973 _ le titre le dit lui-même !.. affirmativement !) en en proposant, en trois heures et quart de film de « témoignages« , pas moins, une première réponse, un premier éclairage,

jusqu’au projet non, à ce jour encore du moins, réalisé de l’opus cinématographique « nord-coréen«  (= la « brève rencontre de Pyongyang » cette semaine _ et cette « folle journée«  _ de la fin août 1958…),

en passant par le « monument » de « Shoah » (1985 _ de neuf heures et dix minutes rien que de « témoignages« , encore…) ;

ainsi que « Tsahal » (1994 _ de quatre heures et cinquante minutes) ;

« Un Vivant qui passe » (1997 _ une heure et cinq minutes) ;

et « Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures » (2001 _ une heure et trente cinq minutes)

quelle fut la solution poïétique cinématographique de Claude Lanzmann

au « mystère » découvert peu à peu par lui ;

et qui,

« vérifié » « dans le désespoir, pendant la réalisation de « Shoah« , lorsque je fus _ pleinement _ confronté aux paysages de l’extermination

_ tout d’abord (au village de Treblinka, à partir de la page 492 (« le détonateur manquait. Treblinka fut la mise à feu« ) du « Lièvre«  _

en Pologne« 

(« confrontation« 

_ cette « confrontation entre la persévérance dans l’être de ce village maudit, têtue comme les millénaires, entre la plate réalité d’aujourd’hui et sa signification effrayante dans la mémoire des hommes«  qui « ne pouvait être qu »explosive« , page 492 _

qui fut en effet « alors » _ en février 1978 _, pour lui, Claude, « un bouleversement inouï, une véritable déflagration ; la source de tout« , même !., page 169 : Claude Lanzmann le détaille magnifiquement au chapitre XX, aux pages 490 à 498),

quelle fut alors la solution poïétique cinématographique de Claude Lanzmann

au « mystère » découvert peu à peu par lui ;

et

qui

« se déclara » à lui, sans doute tout d’abord, en constatant, rétrospectivement, un jour

_ non précisé dans le livre, autour des deux pages 169 et 170 ;

et « constat«  qui fait, probablement, pleinement partie intégrante du « travail de deuil«  se poursuivant toujours, toujours, en Claude (« les novembre ne me valent rien, c’est le mois de la mort d’Évelyne« , page 189) de la perte de sa sœur Évelyne, par suicide, le 18 novembre 1966 _,

en constatant, rétrospectivement, un jour

la disparition du café « Royal »

(« un café très animé de Saint-Germain-des-Prés _ un vrai bistrot avec un grand comptoir courbe, de hauts tabourets rouges et une large arrière-salle _ situé juste en face des Deux-Magots, au coin de la rue de Rennes et du boulevard Saint-Germain« , page 169 _ je m’ y suis rendu ce samedi 5 septembre ! à la place du Royal, une boutique Armani…)

où s’était passé, « en un éclair« , page 170, une scène cruciale (avec la survenue improbable et inattendue _ et très malencontreuse pour Évelyne et son mari, Serge Rezvani… _ de Gilles Deleuze) pour le destin de sa sœur Évelyne, suicidée, dans certaines (longues, souterraines, certes) « suites » (plus de seize ans plus tard) de « cela«  _ = cet « éclair« -là, entre ces paires d’yeux-là, en ce lieu-ci… _, le 18 novembre 1966…

Alors quelle fut la solution poïétique cinématographique de Claude Lanzmann

au « mystère » découvert peu à peu par lui

du « combat » _ voilà le cœur de l’obsédant « mystère » ! _, de l’ »écartèlement entre la défiguration et la permanence » ?..

des lieux _ à Paris, à Berlin, à Pékin et Shanghaï ; ou Pyongyang !!! _ ;

ainsi, peut-être aussi que le « combat«  et l’ »écartèlement entre la défiguration et la permanence«  des personnes elles-mêmes qui y sont passées (et, certaines d’entre elles, au moins, ne sont plus ; sinon, pour et par nous, par le souffle vibrant de la mémoire en travail ; et son « imageance » ; versus les forces d’annihilation, et concertées ou pas, de l’oubli…) ?..


Car « permanence et défiguration des lieux

sont la scansion du temps de nos vies« , toujours page 169 :

« dans le temps« , conclut Proust sa « Recherche« 

Et « ce combat, cet écartèlement entre la défiguration et la permanence« 

sont bien « la source de tout«  (page 169, toujours)

de tout l’œuvre lanzmannien ;

à commencer par la « quête » (de « vérité » et « pour l’éternité«  !) cinématographique (via l’obtention et l’« incarnation«  des « témoignages« ) de Claude Lanzmann cinéaste ;

à laquelle s’ajoute, peut-être,

sur un mode de « compensation« ,

ou pas (c’est à considérer !),

à l’arrêt _ provisoire ou définitif ? qui le sait ? depuis le « Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures«  paru sur les écrans en 2001… _ de ses tournages,

à laquelle s’ajoute, peut-être, dis-je,

la « dictée«  de ce « Lièvre de Patagonie« -ci à Juliette Simont et Sarah Streliski :

quand la voix « dicte«  (et le livre « recueille ») ce que la caméra et le micro ne captent pas (ou plus !?!) sur la bande unique, en anneau de Moebius, du film de cinéma…

Nous allons bien voir…

Avec cette remarque d’apparence d’abord assez anodine que voici, pages 169-170 :

« Saint-Germain-des-Prés ou le Quartier latin ne sont certes pas des hauts lieux de massacre _ tels Treblinka, Sobibor, Belzec, Majdanek, Chelmno ou Auschwitz-Birkenau _ : que le Royal, la librairie Le Divan, au coin de la rue Bonaparte, à l’autre bout de la place, ou encore, Boulevard Saint-Michel, les Presses universitaires de France, théâtre de mes larcins _ d’étudiant, l’année de « frasques » 1946… cf tout le chapitre VIII _ aient dû, avec tant d’autres, céder _ voilà la « défiguration » !.. _ à la pandémie de la mode, est simplement triste » _ et significatif de la « croissance » rampante rapide du « nihilisme« _ ;

mais donnant lieu à la conclusion majeure qui la suit immédiatement, page 170 :

« Davantage, peut-être :

vivants, nous ne reconnaissons plus _ à mesure que, peu à peu, et d’abord assez insensiblement, du temps passe _ les lieux de nos vies ;

et éprouvons _ parfois, à l’occasion, alors un peu brutale, et nous surprenant... _ que nous ne sommes plus

les contemporains de notre propre présent« , page 170 du « Lièvre« , donc :

celui-ci, « notre propre présent« , nous filant, hors de perception, entre les doigts et nous échappant, insaisi,

ayant cessé, assez surprenamment, lui comme nous-même, d’« être vrais ensemble« 

Quelque chose de notre « co-présence » (et « con-temporanéité«  ! donc…)

est-il, ou pas, cependant,

de quelque façon, ou pas,

« rattrapable«  ?..

Voilà, en tout cas, la question (ou l’ »opacité« ) à propos de ce « mystère » de l’ »écartèlement » entre « permanence » et « défiguration » se combattant sans cesse

(et des degrés possibles d’une élucidation éventuelle de celui-ci)

qu’il me plairait _ sans la défigurer ; ou la détruire… _ d’éclairer un peu ici,

en conclusion enfin (et synthèse de l’esthétique d’ »auteur » de cinéma de Claude Lanzmann),

de ma lecture de cet immense, on ne le dira jamais assez, « Lièvre de Patagonie » ;

et de ce « feuilleton de l’été » de ce blog…

Indépendamment de la configuration (« défiguration » versus « permanence« , donc) de ce carrefour parisien de Saint-Germain-des-Prés (baptisé « Carrefour Jean-Paul Sartre-Simone de Beauvoir« , qui plus est !),

et à côté des expériences foudroyantes, elles, des lieux de l’extermination industrielle des Juifs d’Europe sur le territoire de l’actuelle Pologne,

et à côté, aussi, des cas rapidement évoqués de Pékin et Shanghaï

(par où Claude Lanzmann est passé lors de ses deux voyages en Chine, en 1958 et en 2004 ; cf ses remarques des pages 328-329 :

à Shanghaï : « presque cinquante ans après, la métamorphose de la Chine me sauta _ presque « lièvrement«  _ au visage ; m’enthousiasma _ cf aussi le « Les Transformations silencieuses » et « La Propension des choses«  de mon ami François Jullien… _ ; je n’en dirai rien, sauf ceci : à Shanghaï, j’ai pris un bateau qui descendait le Huangpu jusqu’à sa confluence avec le Yangzi Jiang, où les deux fleuves deviennent une mer sans rivages. Pendant les trois heures de la navigation, on éprouve physiquement la puissance de la Chine, la conscience qu’elle a de cette puissance et sa façon orgueilleuse de le montrer« , page 328 ;

et à Pékin : « Pékin : ses dix périphériques ; ses gratte-ciel qui s’édifient à grande allure, changeant en quelques semaines le paysage urbain au point que les Pékinois eux-mêmes semblent dépaysés _ cf du même François Jullien « Dépayser la pensée« _ dans leur propre ville devenue épicentre de la mondialisation _ lire aussi le très riche et passionnant « Mégapolis » de Régine Robin ; et mes deux articles sur ce travail en ce blog-ci… _ ; l’éblouissement absolu de la Cité interdite et du temple du ciel enfin offerts à tous ; Pékin le jour ; Pékin la nuit, avec ses restaurants, ses bars, ses prostituées mongoles à forte stature et terrassante beauté« , page 329…) ;

c’est la comparaison des deux cas de Berlin et Pyongyang

qui me semble la plus, et de manière assez éblouissante, parlante :

Pyongyang, elle, est la ville de l’impossible métamorphose d’un peuple tout entier « essoufflé » _ et pas que par le tabac ! _ dans un temps (totalement !) figé qui ne sait rien construire, tout en détruisant beaucoup, dans son temps (étatique)doublement immobilisé :

« La Corée du Nord a arrêté le temps deux fois au moins : en 1955, à la fin de le guerre ; et en 1994, à la mort de Kim-Il-sung« , page 335… Et « Un demi-siècle de mobilisation _ paralysante ! _, un demi-siècle sans tirer un coup de feu, cela ne peut être et se poursuivre sans un très puissant dérivatif : le tabac. Malgré défilés, pas de l’oie et rodomontades, l’armée coréenne est à bout de souffle. Cela se vérifie d’ailleurs à la faible amplitude de l’élévation, chez eux, du mollet tendu ; dérisoire si on le compare au jeté nazi du même pas de l’oie, grimpant haut, à la perpendiculaire du bassin« , page 337.


Les solutions cinématographiques pour « donner à voir«  (page 341)

« de la façon la plus saisissante, tout ce que j’ai narré plus haut _ pages 331 à 341 ; cf aussi mon propre précédent article de cette série _ sur la ville _ de Pyongyang _, le vide, la monumentalisation, la mobilisation permanente, le tabac et l’essoufflement généralisé, la faim, la terreur, la suspension du temps pendant cinquante ans ; montrant que tout a changé ; rien n’a changé ; tout a empiré. Et, sur des plans du Pyongyang contemporain, une voix off, la mienne aujourd’hui, sans un acteur, sans une actrice, sans reconstitution, eût raconté _ sur la bande-son de ce film « à venir«  _, comme je l’ai fait _ en le récit « parlé«  qu’a recueilli, via les doigts, sur le clavier de l’ordinateur, de Juliette Simont et de Sarah Streliski, la page du livre, cette fois _ dans le chapitre précédent, la « brève rencontre » de Claude Lanzmann et Kim Kum-sun. Il s’agirait d’un très minutieux et sensible travail _ de « construction«  riche et complexe, de « vérité » : sans trucages ni artifices séducteurs, mensongers _ sur l’image et la parole, le silence et les mots, leur distribution _ « scandée« , avec les « trous«  du souffle… _ dans le film, les points d’insertion

_ ultra-sensibles ! la « rencontre » (du souvenir énoncé par la voix du passé, éloigné mais revisité par le récit mémoriel, et des images fortes, en un autre sens, du présent des lieux, vides de la présence recherchée à re-trouver, re-rencontrer, de la ville…) trouvant à miraculeusement s’y « incarner«  _

Il s’agirait d’un très minutieux et sensible travail sur l’image et la parole, le silence et les mots, leur distribution dans le film,

les points d’insertion, donc,

je reprends cette phrase décisive de Claude Lanzmann, page 342,

du récit du passé _ par la voix off qui se souvient ! au présent de sa vibration ! _ dans la présence _ à l’image : de ce qui se donne à percevoir visuellement dans l’aujourd’hui _ de la ville _ dont l’« opacité«  effarante du « vide » se perce alors et ainsi _ ; discordance et concordance _ luttant avec acharnement entre elles : un « combat » et un « écartèlement » permanent de ce qui se refuse et se laisse pourtant appréhender (mais seulement à qui « cherche«  à « vraiment«  voir et à « vraiment«  entendre _ comme amoureusement : il n’y a que l’amour vrai à ne pas être aveugle ! _ si peu que ce soit, à contresens des « faux-semblants«  !) en « ressuscitant » du fait de ce que vient dire la voix vive du « témoin » qui se souvient, en une « vision » (ou « voyance« , page 285 _ ou même« imageance« , pour reprendre le concept-clé de ma lecture de l’« Homo spectator » de Marie-José Mondzain) hyper-hallucinée autant que très précise ! _ qui culmineraient en une temporalité unique _ un ruban de Moebius _, où la parole se dévoile comme image et l’image comme parole« 

Les solutions cinématographiques pour « donner à voir«  (page 341)

« de la façon la plus saisissante, tout ce que j’ai narré plus haut sur la ville » _ de Pyongyang aujourd’hui _ et la « brève rencontre » avec Kim Kum-sun en 1958

sont passionnantes !

Et, par contraste, en positif, cette fois, Berlin !

« J’aimais _ en 1947-4849 ; page 207 _, j’aime toujours Berlin ; et je n’en aurais jamais fini avec l’énigme _ voilà le passionnant de l’inépuisable singularité des« énigmes » : de villes, comme de personnes (telles que la mère de Claude, Pauline-Paulette Grobermann-Lanzmann-de Boully ; ou sa seconde épouse, berlinoise rencontrée à Jérusalem, Angelika Schrobsdorff)…  _ que l’ex-capitale du Reich, capitale aujourd’hui _ = l’« aujourd’hui«  de l’écriture de ce « Lièvre de Patagonie«  _ de l’Allemagne réunifiée, représente _ encore, toujours _ pour moi. Je peux passer des heures au Paris Bar ou au Café Einstein _ toujours ces merveilleux lieux de rencontres possibles (des autres), et d’une convivialité possible des différences et singularités, que sont les cafés de l’Europe… _, où inlassablement je confronte _ voilà : en « imageance« ; et victorieusement : dans la joie… _ le spectacle de ces couples de jeunes Allemands, avenants, libres, sérieux, à toutes _ et combien diverses ! riches de leur vivante complexité !.. _ les images de ma mémoire ancienne.

Depuis 1948, je suis revenu bien des fois à Berlin, mais quelques années après la chute du Mur, au cours d’une croisière sur la Spree, la rivière de la ville, j’avais été saisi _ très positivement _ par l’architecture du nouveau Berlin, légère, aérienne, inventive _ voilà ce qui doit être, au meilleur du « génie » humain ! _ ; qui défiait _ avec l’« esprit«  incisif, créatif et joyeux, au-delà ses ironies mordantes, d’un Brecht ! _ le Berlin en ruines que j’avais connu autrefois ; et sa première reconstruction dont j’avais été _ alors, cet après-guerre _ le témoin ; comme si l’Histoire imposait à cette métropole un recommencement _ affirmatif, vivace : de « lièvre » ironique joyeux en son « bondissement«  _ perpétuel.

Bien plus tôt, dès 1989, j’avais découvert le Bauhaus-Archiv, le long du Landwehrkanal dans lequel fut jeté le corps de Rosa Luxemburg après son assassinat

(mon ami Marc Sagnol, grand chasseur de traces juives en Allemagne, en Europe de l’Est, en Russie, en Ukraine, ou en Moldavie, a été le premier à me montrer l’endroit où flottait entre deux eaux son cadavre ; je m’y rends maintenant, sans en saisir tout la raison, à chacun de mes séjours ; c’est comme une obligation intérieure à laquelle je ne puis me soustraire _ comme on le oit même les parenthèses de Claude Lanzmann sont essentielles, capitales ! _),

et d’autres lieux non construits, de vastes espaces abandonnés au cœur de Berlin de part et d’autre du tracé du Mur.

J’étais allé à maintes reprises à Berlin-Est pendant les interminables années de la guerre froide, avec un laissez-passer, mais je n’avais jamais vu ces endroits-là, car, jouxtant le Mur, ils étaient interdits.

Or ces lieux vagues et vides étaient précisément _ c’est ce dont je prenais conscience _ ceux de l’institution nazie. Si je les avais vus avant de réaliser « Shoah », je n’aurais sûrement pas été capable de les lire et de les décrypter _ il y faut l’apprentissage d’une culture « incarnée » on ne peut plus personnellement… A cause de « Shoah », mon regard était devenu perçant et sensible _ l’« expérience« (afin de bien mieux « percevoir«  : ressentir et comprendre tout à la fois) se formant et se forgeant dans le mûrissement même de ce que vient mettre à notre portée et nous offrir du temps.

Le nom de la Prinz-Albrecht-Strasse me parlait _ désormais ! _ ; c’était là et dans les environs immédiats que se trouvaient les édifices de la terreur nazie, le Reichssicherheitshauptamt, le Auswärtiges Amt, la Gestapo : le centre du totalitarisme hitlérien.

Dans un de ces terrains vagues, si on descendait quelques marches, on accédait à une petite exposition souterraine, une enfilade de quelques salles, pas grandes du tout, avec des photographies ; certaines connues, d’autres moins ; légendées de textes sobres et forts _ cf mon article à propos . Le lieu était nommé « topographie de la terreur ». Je m’étais demandé quels Allemands avaient eu l’idée de cela ; et j’éprouvais pour eux, sans les connaître, une sympathie vive. Le passé revivait _ voilà : les « légendes«  « sobres et fortes«  ajoutant pas mal de choses aussi aux « images«  des photos… cf mon article du 14 avril 2009 à propos du passionnant travail de légendage du « Kriegsfibel » de Bertolt Brecht, in « Quand les images prennent position _ L’Œil de l’Histoire, 1 » de Georges Didi-Huberman _

Le passé revivait

par ces quelques salles ouvertes dans ce no man’s land que personne _ de si peu que ce soit « autorisé« , « académique« _ ne revendiquait ; où tout semblait possible _ facteur fondamental de l’« imageance«  de l’« Homo spectator« , comme du « génie«  créatif (pardon du pléonasme !) de l’artiste « auteur« ….

Je compris alors que Berlin était une ville sans pareille ; car on pouvait à travers ce paysage urbain déchiffrer tout le passé
_ passablement tourneboulé ! _ de notre temps ; appréhender _ de façon « saisissante » !.. _, comme dans des coupes géologiques, ses différentes _ comme superposées ; et, ainsi conservées, nous demeurant splendidement co-présentes _  strates _ le Berlin impérial, le Berlin wilhelminien, le Berlin nazi, le Berlin allié, le Berlin rouge, communiste _ qui coexistent, se conjuguent, se fondent en quelque chose _ un richissime ruban de Moebius _ d’unique pour l’Histoire du XXème siècle.

Pour moi, il y avait là une sorte de miracle mémoriel _ l’opposé de l’éradication-annihilation par le vide de Pyongyang, par conséquent _, un fragile miracle qu’il fallait préserver à tout prix. Je pensais que si les concepteurs et les architectes du nouveau Berlin voulaient assumer leurs responsabilités devant l’Histoire, ils ne devaient pas toucher à cela ; mais garder au contraire un vide _ respirant ! _ au cœur de la ville : ce trou, que, par devers moi, j’appelais « trou _ actif ! _ de mémoire ». Je me souviens avoir discouru là-dessus au cours d’un colloque, sans aucun espoir, car les promoteurs immobiliers ont le dernier mot ; et le plein l’emporte toujours _ sur le vide et l’élan (respiratoire, voire dansé !) de la remémoration de la personne singulière ; portée par ses « ailes du désir«  en quelque sorte… Mon « trou » rêvé n’existe plus aujourd’hui : c’est la nouvelle Postdamer Platz, avec son architecture futuriste, souvent admirable.

En vérité j’ai aimé Berlin dès la première année _ de séjour là-bas, en 1947 ou 48… _ ; j’avais surmonté ma peur de l’Est. L’effondrement du IIIe Reich, la capitulation avaient généré chez les Berlinois une sorte de liberté _ du « génie« effectif, à l’œuvre (poïétique) : à la Kant… _ débridée et sauvage, alliée à une discipline et un courage inouïs« , pages 207 à 209 :

ce passage en forme d’« Ode à Berlin«  est particulièrement magnifique…

C’est le rythme de la scansion qui compte, l’élan et l’effectivité du souffle qui passe par les interstices et les espaces troués entre les strates, pour un sujet vivant qui se souvient et parle (et « crée«  aussi ainsi !) enfin,

amoureusement…

Voilà ce « souffle » qui « passe » dans la construction et le montage inspiré des divers « témoignages » des personnes, par les moindres inflexions de leur voix comme par les rumeurs de leur visage,

dans l’art de « vérité » du cinéma (de l’« être vrais ensemble« ) de Claude Lanzmann,

en tous et en chacun de ses opus…

Et voilà aussi pourquoi j’ose encore espérer la « réalisation » filmique de cet impossible opus « nord-coréen » de la « brève rencontre » à Pyongyang en 1958,

avec le chant de sa voix off sur l’« assise » d’images du vide de la ville monumentalisée d’aujourd’hui !…

D’où ce sublime hommage, évoqué page 83,

« défi immortel sur la stèle qui surplombe la tombe de ma mère, au cimetière du Montparnasse«  ;

ces « quatre vers _ gravés sur le marbre de la stèle pour l’« éternité » de la« présence » des disparus qui juste en contrebas reposent _ d’un des poèmes » de Monny de Boully ;

« déchirant poème sur la mort et le néant impensables ;

impensable pensée :

   « Passé, présent, avenir, où êtes-vous passés

     Ici n’est nulle part

     Là-haut jeter le harpon

     Là-haut parmi les astres monotones » »

Quel sublime « immortel défi«  ! que celui de la « présentification » à jamais

de qui « éternellement » on aime…

Titus Curiosus, ce 7 septembre 2006

Ce mercredi 11 juillet 2018, Titus Curiosus – Francis Lippa

En hommage à Claude Lanzmann (1925 – 2018) et son « Lièvre de Patagonie », en 2009 (VI)

10juil

En hommage à Claude Lanzmann

(Bois-Colombes, 27-11-1925 – Paris, 5-7-2018),

qui nous a quitté  jeudi dernier 5 juillet,

et à son superbe Lièvre de Patagonie (en 2009)

ainsi qu’à son œuvre cinématographique (dont le magistral Shoah),

re-voici

en sept épisodes (des 29 juillet, 13, 17, 21 et 29 août, et 3 et 7 septembre 2009)

la lecture que j’avais faite, de ce 29 juillet à ce 7 septembre 2009,

de son Lièvre de Patagonie ;

et pour ce jour le sixième volet :

 

L’abord de l’homme était plutôt rugueux.

Mais l’œuvre est magistrale !

— Ecrit le jeudi 3 septembre 2009 dans la rubrique “Cinéma, Histoire, Littératures, Philo, Rencontres, Villes et paysages”.

Voici, enfin, la conclusion (VI) de cette « conclusion » (V) de mon petit « feuilleton » de l’été à propos de cette « mine » de merveilles, pour le lecteur tant soit peu curieux et attentif, qu’est « Le Lièvre de Patagonie » de Claude Lanzmann,

qu’ayant lu intégralement deux fois (avec prises détaillées de notes), je ne cesse encore de creuser, de fouiller, en tous sens de ses si riches « veines« …

Cette « conclusion » de la « conclusion » portera donc sur l’opus cinématographique possiblement « à venir« , « l’opus nord-coréen« ,

à propos de la « Brève rencontre à Pyongyang » advenue à la « fin août 1958« ,

à Claude Lanzmann, alors reporter journaliste (et membre, coopté sur proposition d’Armand Gatti, « de la première délégation occidentale invitée par la Corée du Nord, cinq ans après la fin de la guerre«  (de Corée), page 285 ; il avait accepté la proposition d’en faire partie « avec enthousiasme parce que _ dit-il, page 286 _ c’était un voyage lointain, parce que je n’avais jamais été en Asie, parce que, après la Corée, nous passerions un mois en Chine« , etc…),

et Kim Kum-sun, infirmière « ravissante » (préposée par qui de droit à Pyongyang à une « cure » d’une semaine de « piqûres intramusculaires, dans le fessier, de vitamines B12 1000 gammas« , prescrite par l’ami médecin, en « son cabinet de la rue de Varenne« , Louis Cournot : « Si, là-bas, tu te sens faible, n’hésite pas ». J’avais emporté avec moi sept ampoules et la prescription médicale. Au bout d’un mois de stakhanovisme nord coréen, et une dizaine de jours avant le départ pour la Chine, je décidai qu’il me fallait me fortifier » ; « on viendrait m’administrer l’injection dans ma chambre« . Et « je fus solennellement averti que l’opération commencerait dès le lendemain, lundi, à huit heures du matin« , page 294…

« On frappa donc, j’étais levé, en pyjama, fenêtre ouverte, il faisait chaud, c’était l’été. J’ouvris donc : ce n’était pas un infirmier, mais une infirmière, ravissante _ donc ! _, en costume traditionnel, les seins bridés mais non abolis par le sarrau, la noire chevelure qui tombait bas en deux nattes, les yeux, bridés aussi, mais de feu, bien qu’elle les tînt baissés. Je m’efface, incrédule, lui faisant signe d’entrer en une sorte de révérence grand siècle« , page 294…

« Derrière elle, Ok _ l’interprète omniprésent de la « délégation«  : « il parlait un français musical et vétuste qui m’enchanta d’emblée« , page 291 _, qui pénètre à son tour ; derrière Ok, un homme à casquette ; derrière l’homme à casquette, un deuxième homme à casquette ; puis un troisième, un quatrième, un cinquième. Ils sont six en tout, tous au centre de ma chambre, prêts à observer sourcilleusement chaque moment, chaque détail de l’action. Je remets à Ok la boîtes aux ampoules magiques et la prescription simplissime de Louis Cournot, qu’il traduit pour la soignante aux yeux baissés » ; etc.., toujours page 294…

« Elle ne dit mot ; sort de sa trousse seringue, aiguille, alcool, lime ; observe dans un rayon de soleil la lente aspiration de la B12 1000 gammas. Je me tiens à son flanc, prêt à faire glisser légèrement mon pantalon de pyjama sur une fesse jusqu’à en découvrir le gras ; mais Ok et les cinq hommes à casquette _ repérés par nous depuis longtemps comme membres du KGB coréen, fantômes silencieux présents dans tous les couloirs de l’hôtel ; et attachés à nos pas partout où nous allions _ ne bougent pas ; ne font pas mine de se retirer ; font cercle autour de nous ; nous surveillent ; me glacent. Je dis à Ok : « Je vous prie de vous retirer ; dites-leur de sortir. En France, on ne se fait pas piquer en public ». Il paraît très ennuyé ; dit quelques mots ; tous reculent, mais d’un mètre, pas plus. J’élève la voix, commence à feindre la colère, à me plaindre de la suspicion dans laquelle on semble me tenir, moi, invité officiel du gouvernement et hôte du Grand Leader. Reflux général, cette fois, mais pas plus loin que le seuil de ma chambre ; ils se tiennent tous dans l’encadrement de ma porte.

Je saisis mon infirmière par le bras et l’entraîne dans un angle mort ; je ne les vois plus ; ils ne me voient pas ; je présente alors ma chair à l’impassible beauté. Son geste est parfait, précis, net, sans brutalité ; je n’éprouve aucune douleur à l’instant où l’aiguille pénètre ; et elle procède à l’injection, d’ordinaire peu agréable, avec toute la lenteur requise, m’évitant l’ombre d’une peine.

Il faut imaginer la scène ; la chambre est spacieuse, la porte ouverte sur le couloir ; on entend les bruits de la vie de l’hôtel ; les casquettes et Ok sont agglutinés en attente, formant un groupe d’intervention compact et frustré ; une souterraine intimité forcée par la transgression même _ le déplacement vers l’angle mort (celui de l’invisibilité) _s’établit entre l’infirmière _ Claude ne connaît pas alors son nom _ et moi sans qu’un seul regard, un seul battement de cils, le moindre signe de connivence aient été échangés.

Mon pantalon _ de pyjama _ rajusté, et tandis qu’elle range ses instruments, je surgis bien en vue au centre de la pièce, et je lance : « Vous pouvez maintenant entrer, messieurs. Ils le font, avec un peu moins d’assurance qu’à leur arrivée. Rendez-vous est pris pour le lendemain à la même heure« , page 295…

« A l’infirmière, je n’ai rien dit d’autre que « Merci, mademoiselle » ; à Ok, qui se rengorge et traduit pour les casquettes : « C’est une grande professionnelle ; nous n’en avons pas beaucoup de pareilles à l’Ouest ! », pages 295-296…

Les quinze pages du récit (de la semaine de la « cure » de piqûres de « vitamine B12 1000 gammas« ) qui suivent, pages 296 à 310, le passage que je viens de donner, des pages 295-296, sont un « éblouissement » de récit de la part de Claude Lanzmann ;

peut-être l’acmé même de ce « Le Lièvre de Patagonie« ,

pourtant riche en si « époustouflants » « récits » de la part de ce « conteur » prodigieux qu’est Claude Lanzmann

_ qui fut à l’école, d’abord, dès une semaine de printemps 1942, de l’« éblouissant » Monny de Boully, cet « extraordinaire magicien » (page 82) qui« soudain, en pleine guerre, au cœur des pires dangers »

(à commencer par le franchissement, pour un Juif étranger _ Juif serbe ! de Belgrade _, de la ligne de démarcation, du côté de Gannat, pour rejoindre, en 1942, donc, depuis Paris, Brioude, en Haute-Loire… : « l’amour seul, l’amour fou qu’il portait à ma mère, lui avait insufflé _ encore un terme important, que ce « souffle«  si puissamment et formidablement inspirant ! ; et cette insufflation… _

lui avait insufflé, donc, la force d’affronter _ encore un terme qui revient à des moments d’importance de ce « Lièvre de Patagonie« _ pareil danger« , page 77)

qui fut à l’école, donc, de ce Monny de Boully, « considéré aujourd’hui comme le Rimbaud serbe«  (a précisé Claude Lanzmann, page 87),

qui fit, « une _ rimbaldienne _ aube de printemps 1942 » (page 77),

qui fit

que,

et cela par le seul pouvoir de sa parole _  « la magnifique éloquence, le brio, la verve de Monny, le génie surréaliste qui structurait sa parole et ses relations avec autrui, sa générosité sans limites avec tous, aussi illimitée que l’amour qu’il portait à ma mère« , page 130 _

qui fit que

la propre mère de Claude, se « présentifia«  _ peut-être, tout bonnement, le mot-clé du livre ! _ enfin à lui, son propre fils, Claude ; qui sans cela, l’aurait, passant à côté d’elle sans jamais la « découvrir«  (et elle demeurant une « ombre«  translucide : sans mystère), probablement complètement méconnue !.. :

« cette mère _ jusqu’alors ! _ des hontes et des craintes« , en effet, se présentifiait à moi tout autre _ que jamais auparavant _, par l’amour que lui vouait _ maintenant et « éternellement » (cf page 83 : « À toi Paulette, à toi seule, et éternellement« , ainsi que Monny « terminait invariablement« , cette semaine-là, ses cartes et ses lettres à son aimée demeurée à Paris…) _ un extraordinaire magicien.

Elle m’apparaissait _ enfin maintenant : alors (en ces « récits«  si « éblouissants«  de vie, page 82, de Monny) et désormais ! _ comme une inconnue _ infiniment et positivement, en l’« estrangement«  infini de sa singularité _ mystérieuse, auprès de laquelle, pendant les neuf années _ de 1925 à 1934 : quand elle déserta, définitivement, le domicile familial des Lanzmann, un matin de 1934, à Vaucresson _ où elle s’évertua à la maternité _ le petit Claude n’avait pas encore neuf ans révolus _ ;

elle m’apparaissait _ maintenant ! _ comme une inconnue  mystérieuse,

auprès de laquelle, pendant les neuf années où elle s’évertua à la maternité,

je serais passé _ sans cette révélation-là, cette « aube«  (puis toute cette semaine-là, du « printemps 1942« , à Brioude) de Monny de Boully _ sans _ rien moins ! que _ la voir ; sans pressentir _ en l’absence de cette première « médiation« -là du « récit« (« amoureux«  : c’est sans doute nécessaire ! cf « Ion«  de Platon…) du poète Monny de Boully _ ; sans pressentir sa richesse ; sans comprendre _ enfin, au-delà des clichés conformistes qui la « cachaient«  jusqu’alors à son fils… ;

à propos de son premier voyage en Algérie, en compagnie du Castor, « au printemps 1954« , Claude Lanzmann confesse encore (mais le processus n’est jamais achevé ; pour personne !..) ceci :

« Il m’a fallu des années pour me déprendre des stéréotypes, me faire _ cela prend forcément du temps… _ au concret et à la complexité du monde« , page 347 ;

le temps d’apprendre (enfin !) la « joie sauvage » de « l’incarnation«  par l’« être vrais ensemble«  (= « avec«  quelques uns et « avec«  quelques lieux aussi : c’est là le fond de mon « regard«  sur cet immense livre qu’est « Le Lièvre de Patagonie« , aux pages 192 et 546)… _

auprès de laquelle je serais passé sans la voir ; sans pressentir sa richesse ;sans comprendre

qui elle était vraiment« , page 82

_ le cas le plus fréquent, entre la plupart des personnes, en restant au statut d’« ombres« , y compris pour elles-mêmes ; et en elles-mêmes, d’ailleurs… _  ;

et qui _ = Claude _ fut à l’école, ensuite, aussi, et au quotidien (tout au long des longs moments passés, toutes ces années d’intenses liens, intenses échanges de récits, intenses conversations et discussions (parfois « serrées »),

_ selon l’excellent principe (pour la qualité de l’intelligence réciproque, tant du parler, que de l’écouter et du se comprendre, ainsi que discuter _ avec fruits) de cette « relation« : le « chacun sa réception« , page 251 _

en toute liberté et égalité, « vraiment » « avec » eux) ;

à l’école, aussi, et de Sartre et du Castor, de véritables « maîtres » du genre (du « récit« ) ! :

cf par exemple, au retour du long voyage (départ « fin mai« , page 286, et retour en septembre) de Corée du Nord et de Chine de Claude, en septembre 1958 :

« le Castor et Sartre m’attendaient impatiemment à Capri, avides de me revoir, avides de récits« , page 343…

Sartre tout comme le Castor étant des boulimiques de récits !

cf, pour rappel, l’épisode quasi comique des « récits rapportés«   (« quand elle et moi nous retrouvions pour la nuit dans notre chambre _ à l’ Hôtel la Ponche, lors du séjour de vacances d’avant-printemps, en 1953, à Saint-Tropez _ elle me racontait par le menu tout ce que je venais _ déjà _ d’entendre, en direct, d’un restaurant contigu à l’autre, sur le port, où ils avaient dîné séparément, page 251…

Ainsi, le Castor, par exemple, page 278, « étaitelle habitée par la croyance compulsive que la narration des faits _ ceux d’une journée, d’un dîner, d’une semaine _ était toujours à tout moment possible« . En conséquence de quoi, de son point de vue, « il convenait _ et c’est alors un euphémisme _ de tout se dire, de tout se raconter_ même _ tout de suite, dans une précipitation _ voilà, pour Claude alors, le hic _presque haletante _ une affaire de rythme, de « scansion » bâclés : donc inappropriés…_ ; comme si se taire, ou vouloir parler à son heure _ à soi ; ou à celle, du moins, que réclamait le détail lui-même, complexe, du « sujet«  du récit… _, renvoyait _ carrément ! _ au néant ce qui n’était pas rapporté sur le champ. »

Alors que Claude, quant à lui : « j’avais besoin d’installer entre nous mon propre temps afin de pouvoir _ « vraiment« _ lui parler ; ce à quoi je tenais plus que tout _ et d’être « vraiment » entendu (= « vraiment«  compris) d’elle (et pas « à la va-vite«  !) ; car il arrivait au Castor d’être « si pressée d’aller au point suivant (de ce « rapport inaugural et quasi militaire d’activités« , toujours page 278, « rapport » « qu’elle attendait«  qu’il lui fût fait, page 279) ; qu’à la lettre elle n’entendait _ même _ pas ce qu’on lui disait alors ; ou mélangeait tout« , page 278.

« Au début« , à l’ouverture de telles « rencontres«  de ce type, « j’étais incapable de l’exposé à la course et à froid qu’elle attendait«  ; et il fallait, au cours de ces repas, « le vin« , pour « apparier » enfin, peu à peu, « nos temporalités« , page 278 ; alors seulement,« la merveilleuse capacité d’écoute dont j’ai parlé _ de Simone : « l’écoute la tranfigurait ; son visage se faisait humanité pure« , page 270 _ se donnait libre carrière« , page 279… :

toute émission, comme toute intelligence, de « récit«  comporte ainsi ses conditions ! ;

je voudrais citer, aussi, un exemple plus ambigu, cette fois, de la « force entraînante«  du brio (ou « fièvre« , pages 353 et 362) du récit par la parole,

celui de Frantz Fanon (au chapitre XV du « Lièvre de Patagonie« ) :

« mais la rencontre qui m’ébranla, me bouleversa, me subjugua, eut sur ma vie des conséquences profondes

_ pas moins de quatre expressions verbales puissantes ! ce fut concernant la « focalisation«  de Claude sur « le conflit israélo-arabe«  (avec, deux ans durant, le chantier d’un énorme _ « mille pages« , page 407 _ numéro spécial, portant ce titre, des « Temps modernes« , qui « parut le 5 juin 1967, premier jour de la guerre« , page 406, des Six-jours… ; et « dont il se vendit plus de cinquante mille exemplaires« …) _,

fut celle de Frantz Fanon« , page 351 ;

« Fanon parlait _ « ce premier après-midi passé avec » lui «  à El Menzah, un faubourg de Tunis, dans un appartement où il vivait avec sa femme et son fils« , page 352 _avec un lyrisme encore inconnu de moi ; déjà tellement traversé par la mort _ « il était atteint d’une leucémie qu’il savait mortelle et souffrait énormément« , page 352 _ que cela conférait à toutes ses paroles une force à la fois prophétique et testamentaire« , page 353 ; d’autant plus qu’il parlait « d’une voix confidentielle et sans réplique« , page 353 : « les hommes, là-basdisait-il :les combattants de l’ALN, dans le maquis _ avaient entrepris de lire la « Critique de la raison dialectique » (de Sartre). Ce n’était pas vrai du tout, on le verra plus loin _ sur le terrain même, à Ghardimaou : « je compris aussi que l’étude _ sic _ de la « Critique de la raison dialectique » par ces guerriers se résumait à une conférence que Fanon était venu leur faire« , notera-t-il, en effet, page 360 _ ; mais dans cette chambre de El Menzah, la fiévreuse parole _ voilà _ de Fanon ne permettait pas de mettre en doute l’existence de paysans-guerriers-philosophes… Et il parlait avec la même conviction et la même puissance d’entraînement _ dangereuse _, de l’Afrique tout entière, du continent africain, de l’unité africaine, de la fraternité africaine« , page 353… « Dans l’appartement d’El Menzah, (…) on ne pouvait que _ sans alternative _ céder au pouvoir d’entraînement _ rhétorique _ de sa parole ; que souscrire à cette utopie ; à pareil idéal ! Je sais que lorsque je suis revenu à Paris, j’étais littéralement transporté _ voilà _ par cet homme qui me semblait _ sans assez de marge de recul critique _ le détenteur du vrai ; et du vrai comme secret _ de certains seuls initiés.

J’ai raconté tout cela à Sartre ; et je l’ai fait dans des termes tels qu’il a éprouvé le désir de connaître Fanon ; ce qui chez lui était rare« , page 354. « J’ai facilement convaincu Sartre de voir Fanon : et c’est moi qui ai organisé leur rencontre à Rome dans l’été 1961. (…) Quelque chose d’impensable et de jamais vu est alors advenu : Sartre qui écrivait le matin et l’après-midi quelles que soient les circonstances et le climat (il écrivait à Gao, au Mali, par cinquante degrés), qui ne transigeait jamais sur son temps de travail _ il n’y avait aucune dérogation possible ; aucune justification possible à la dérogation _, s’est arrêté de travailler pendant trois jours pour écouter Fanon. Simone de Beauvoir aussi. Ils ont éprouvé exactement _ à Rome _ la même chose que moi à El Menzah.

Fanon donnait à ceux qui l’écoutaient un sentiment d’urgence absolue : parce qu’il était littéralement habité par la mort (la leucémie le vainquit six mois plus tard), il y avait chez lui une fièvre du récit _ voilà ! _ ; ses paroles incendiaient _ ces expressions, page 362, de Claude Lanzmann sont fortes. C’était en même temps un homme tendre, d’une délicatesse, d’une fraternité contagieuses. Il s’est mis à parler de la révolution algérienne et de l’Afrique comme il l’avait fait avec moi et dans les mêmes termes. Je ne le répéterai pas. Il était entraînant, convaincant ; on ne pouvait pas _ dangereusement _ lui faire d’objections ; toute objection face à lui  _ même de la part d’un homme à l’« intelligence sans réplique« , pourtant, comme un Sartre ! _, devenait une petite objection. On ne peut objecter à _ ni discuter avec _ la transe d’un poète » _ voilà !

Je donne ici aussi la conclusion assez éclairante sur les positions de Claude Lanzman à l’égard des effets de certains « récits«  par le moyen de la parole (plus que l’écriture : avec le poids du timbre même de la voix ; et de ses inflexions ; conclusion qui suit tout ce raisonnement à propos de la dangerosité de la force de la parole de la « transe poétique » de Frantz Fanon, page 362, à rebours d’une « vraie«  « présentification« , cette fois :

« Nous savons aujourd’hui que l’Afrique réelle n’a pas été l’Afrique rêvée _ seulement, hélas ! _ par Fanon ; et qu’elle n’a pas du tout évité nos Moyen-Âge. La réalité africaine, c’est le Rwanda, le génocide des Tutsis ; c’est le Congo, le Liberia, le Sierra Leone, le Darfour ; j’en passe. L’horreur _ de bien dangereux « rêveurs » activistes…_ semble là-bas gagner de proche en proche, y compris en Algérie. » Avec cette dernière remarque-ci, sur l’Algérie et les Algériens :

« Les Français étaient peut-être _ même et aussi _ constitutifs de l’identité _ l’expression mérite qu’on s’y arrête un minimum _ des Algériens. Même s’ils luttaient contre la France. Une fois les Français partis, ils se sont trouvés _ ces Algériens-là _complètement bancals à l’intérieur d’eux-mêmes. Bancals, boiteux » _ et mutilants (et mutilés), surtout, en ce qui devint vite une « guerre civile« , page 361 : à méditer…

Claude Lanzmann semblant manifester toujours un peu plus que de la « réserve« avec tout désir d’« en finir«  tout à fait, ou à jamais, avec les positions d’extériorité (les réduire ! les détruire !), en matière d’« identité«  des personnes. Cela valant, en effet, aussi, et d’abord, sans doute même, pour sa propre « position« , voire « posture«  (et pas « identité« ) de Français juif :

« Je m’éprouve si solidement Français, oserais-je dire, qu’Israël n’a jamais été un problème pour moi« , page 237 ; et « ma rencontre avec Israël _ l’été 1952 _ me dévoilait d’un même mouvement irréductiblement Français _ du fait de l’« ancienne francité » de sa famille (« mon père est né à Paris le 14 juillet 1900 ; ma famille est en France depuis la fin du XIXème siècle« , page 237) ainsi que « par la langue, l’éducation, la culture, etc…« , page 238 ; « et Français de hasard, pas du tout « de souche » », page 238 encore : du fait que « ces Juifs de Lituanie, de Bulgarie, d’Allemagne ou de Tchécoslovaquie, que je ne connaissais ni d’Ève ni d’Adam _ rencontrés alors en Israël, en 1952 _, me renvoyaient à la contingence de mon appartenance nationale _ structurellement accidentelle. J’aurais pu _ certes _ naître, comme eux, à Berlin, à Prague ou à Vilna ; ma naissance parisienne n’était _ ainsi _ qu’un accident géographique« , page 238 toujours

Si bien que « j’étais _ tout à la fois, par cette « position« , ou « posture«  : riche, complexe… _ dedans et dehors en France ; dedans et dehors en Israël, qui me fut d’emblée _ tout à la fois, aussi ; et richement !_ étranger et fraternel« , page 239…

Avec cette double conséquence, à la fois sur un plan « existentiel«  (de personne) et « poïétique » (d’« auteur » _ et singulièrement, à partir de la décennie des années 70, d’« œuvres«  de  films de cinéma), pages 243-244 :

« Une chose est certaine : la posture de témoin _ voilà ! qui regarde et qui parle : ni aveugle, ni muet ! _ qui a été la mienne dès mon premier voyage en Israël _ en 1952, donc _, et n’a cessé de se confirmer et de s’engrosser _ un mot qui, lui aussi, revient à plusieurs reprises _ au fil du temps et des œuvres _ un point assez déterminant ! on le voit… _ requérait _ oui ! _ que je sois _ et me tienne _ à la fois dedans et dehors, comme si un inflexible mandat _ d’« auteur » !.. _ m’avait été assigné« 

D’où la double réticence de Claude Lanzmann, me semble-t-il du moins,

réticence d’une part, aux « diastases de l’assimilation« , « à l’œuvre« , notamment, chez ses grand-parents paternels adorés, devenant de plus en plus, plutôt qu’Itzhak et Anna Lanzmann, « Monsieur Léon » et « Madame Léon«  (voire « leurs « Alsaciens » ! ») pour les bons « Normands«  de ce pays d’Alençon, page 106, une fois qu’ils se fûrent, en 1934, « retirés » au hameau de Groutel, à la lisière des départements de la Sarthe et de l’Orne : l’expression « diastases de l’assimilation«  se trouve page 92 ; et elle est renforcée, page 105, par cette autre, également parlante : « l’assimilation est aussi une destruction, un triomphe de l’oubli«  ; soit peut-être un trop lourd prix à payer pour gagner sa « survie » ;

et d’autre part réticence à une « installation » (ou « intégration« , le mot est prononcé page 243) de Claude Lanzmann en Israël : lors de son séjour là-bas, en 1952, « dès qu’il me vit, Ben Gourion n’y alla pas par quatre chemins : il me toucha au sternum d’un doigt roide de reproche et me dit : « Alors, qu’attendez-vous ? Nous avons besoin d’hommes comme vous, ici » ; « Ben Gourion était d’un charisme évident ; on lui résistait mal ; pourtant, je balbutiai, à son déplaisir, que j’avais besoin de voir le pays et d’y réfléchir ; il eût préféré de l’emportement« , page 237 ;

de même, pages 242-243, face aux invitations (et chausse-trapes des « tourniquets identitaires« ) de Zushy Posner, de « se mettre à l’étude«  du judaïsme, toujours lors du premier voyage en Israël de Claude, en 1952 :

« Je ne l’ai pas fait, en effet. Je ne pouvais pas le faire. Ce n’était pas par paresse, bien plutôt un choix originel« , dit Claude Lanzmann, page 243, « un acte de conscience non thétique qui engageait _ grandement rien moins que _ mon existence entière. Je n’aurais jamais réalisé _ de 1971 à 1973 _ « Pourquoi Israël » ou _ à partir de 1988 ; et le film est sorti en 1994 _ « Tsahal« , si j’avais choisi de vivre là-bas ; si j’avais appris l’hébreu ; si je m’étais mis à « l’étude » ; en un mot si l’intégration avait été mon but. De même , je n’aurais jamais pu consacrer douze années de ma vie _ de 1973 à 1985_ à « ‘Shoah«  si j’avais été moi-même déporté.

Ce sont là des mystères ; ce n’en sont peut-être pas. Il n’y a pas de création véritable sans opacité _ ou « estrangement«  (pages 419 et 440 : « autre nom de l’éloignement« )… _ ; le créateur n’a pas à être transparent à soi-même«  _ sans la moindre extériorité à soi en soi-même, en quelque sorte ; cf là-dessus « Le complément de sujet«  de Vincent Descombes, dont le sous-titre est : « enquête sur le fait d’agir de soi-même« .

D’où le choix sans cesse « confirmé« , « au fil du temps et des œuvres«  (page 244 _ l’expression est cruciale ! _), de Claude Lanzmann pour la « posture de témoin« , page 243, tout « à la fois dedans et dehors« , et à jamais ainsi, en quelque sorte ;

« comme si un inflexible mandat _ celui d’« auteur«  de ses divers films _ m’avait été assigné« , page 244…

Et afin de conjurer encore et encore, par ces œuvres, l’attentat de tous ceux « s’en prenant« , jusque  par les armes, pour l’annuler, au « scandale absolu de l’altérité« , page 44…

D’où encore cette réponse _ c’est elle qui clôt la méditation sur les emberlificotements dans les « tourniquets de l’identité » et la réponse de la préférence lanzmannienne pour « la posture de témoin« , au final du chapitre XI, page 244 _ à la question, en forme d’« interpellation » légèrement énervée, à la « première«  américaine, « au Festival de New-York, le 7 octobre 1973″, de « Pourquoi Israël« , de la part d’« une journaliste américaine, juive peut-être » :

« Mais enfin, monsieur, quelle est votre patrie ? Est-ce la France ? Est-ce Israël ? »


« Avec vivacité et sans prendre le temps d’aucune réflexion,

je répondis, et cela éclaire peut-être le mystère _ « l’estrangement« , l’ »éloignement« de la « posture de témoin«  _ dont je viens de parler :

« Madame, ma patrie, c’est mon film » », page 244.

L’artiste est aussi, pour une petite partie, au moins

(celle du « génie » auquel il accepte de « se livrer«  et selon lequel il « vagabonde » :

ma vie, en 1952-53, « avait sûrement à vagabonder, à emprunter des traverses qui formeraient plus tard sa cohérence et concouraient _ « travail » patient et constructif des « œuvres », surtout, aidant _ à d’autres accomplissements » que ceux alors inaboutis ; d’autant que « j’étais un homme des mûrissements lents ; je n’avais pas peur de l’écoulement du temps ; quelque chose m’assurait _ déjà alors, ces années-là _ que mon existence atteindrait sa pleine fécondité quand elle entrerait dans sa seconde moitié« , page 218) ;

l’artiste est aussi, donc,

« fils de ses œuvres » ;

et son nom (propre), au singulier, commence toujours un peu où finissent les noms (communs) de pas mal d’autres, comme aurait rétorqué Voltaire (à qui le faisait méchamment bastonner)…

Fin de l’incise sur la question de l’« identité«  ;

et retour au « récit » de la « brève rencontre » de Pyongyang, « à la fin août 1958«  _

Les quinze pages du récit (de la semaine de la « cure » de piqûres de « vitamine B12 1000 gammas« ) qui suivent, pages 296 à 310, le passage cité de la première piqûre par Kim, le lundi, aux pages 294 à 296,

sont un « éblouissement » de « récit » de la part de Claude Lanzmann ;

peut-être l’acmé même de ce « Le Lièvre de Patagonie« ,

pourtant si riche en si « époustouflants » « récits » de la part de ce « conteur » prodigieux, prenant son temps, qu’est Claude Lanzmann ;

je reprends, ici, le fil et l’élan de ma présentation du « récit«  de la séquence de la« semaine«  de la « brève rencontre«  à Pyongyang de Claude et de Kim, à la « fin août 1958« 

Et cela pour ne rien dire,

au sein du « récit«  de cette « semaine«  de très ponctuelles « piqûres« , avec en arrière-fond, la présence de l’interprète Ok et de « quatre » « casquettes » désormais(« Tout se répéta identiquement le jour suivant« , le mardi, donc ; « à un détail près : les casquettes cette fois n’étaient pas cinq, mais quatre. Et je n’eus pas besoin de leur demander de se retirer ; d’eux-mêmes ils ne dépassèrent pas le seuil » de la chambre d’hôtel, page 296), et,

passées rien que les 26 lignes suivantes de la page 296,

pour ne rien dire, donc, du récit singulier de la « folle journée » _ au rythme endiablé du « Mariage de Figaro«  de Beaumarchais ; ainsi que des « Noces de Figaro » de Da Ponte et Mozart ! Quelle fête !!! _ 

baptisée ainsi, et rétrospectivement (après le chapitre du retour en Chine, et à Pyongyang aussi (« quatre jours« ), en septembre 2004 : le chapitre XIV), au début du chapitre XV, au retour à Paris, page 343 :

« Je n’étais plus le même : la folle journée _ voilà ! le dimanche, avec la séance particulièrement mouvementée de canotage (« le sport national des Coréens« , page 299) sur le fleuve Taedong-gang _ avec Kim Kum-sun m’avait modifié en profondeur ;

et c’est seulement dans l’atelier de la rue Schœlcher _ celui de la vie commune avec le Castor ; laquelle alors se trouvait, pour ces vacances d’été 1958, avec Sartre en Italie (« le Castor et Sartre m’attendaient impatiemment à Capri, avides«  et « de me revoir«  ; et « de récits« , page 343)… _ que j’en prenais pleinement conscience.

A Capri, le Castor se tourmentait, trouvant peu convaincants les motifs que j’inventais pour différer mon départ. (…) Parvenu enfin _ un peu plus tard _ à Capri, je donnai le change, plutôt mal que bien ; je racontai tout, la Chine, la Corée ; mais passai sous silence Kim Kum-sun. Nous explorâmes tous les trois _ Sartre, le Castor et Claude _ la côte amalfitaine jusqu’à Ravello, poussant même jusqu’à Paestum, coulant de très heureuses journées«  de tourisme accompli…)

Et cela pour ne rien dire, ici,

du récit si singulier de cette « folle journée« , donc,

du dimanche de l’ultime piqûre de cette « cure » de B12 1000 gammas (afin de « se fortifier« ).

« Rien ne se produisit comme je l’escomptais« , page 296.

Mais j’en laisse tout le plaisir de la découverte _ splendide ! _ sur les pages papier (296 à 310, donc) du livre ! 


Et je reviens à mon objet principal : « le projet » cinématographique de « monstration » à l’image filmique _ et pas seulement de « récit » écrit sur la page de papier… de la part de Claude Lanzmann _ de cette « brève rencontre » de Pyongyang, en 1958…

Claude Lanzmann, devenu « auteur » de cinéma depuis


_ à partir de 1970-71, avec son film « Pourquoi Israël«  : un film dont il aurait, in fine, le contrôle (nonobstant les chausse-trapes disposées à plaisir par les successives productrices) en quelque sorte intégral ; et le final cut ; pas comme pour ses « expériences«  à la télévision

pour les magazines de Daisy de Galard, « Dim Dam Dom » (« j’interrogeai des actrices, des sportifs, des chanteurs : les célébrités du temps«  ; « mais je regrettais de ne pas assumer moi-même la totalité des opérations qui concourent à la naissance d’une œuvre filmée« , page 411) ;

ou d’Olivier Todd, « Panorama« , un reportage « fouillé«  sur la « guerre d’usure« , « dès 1968, à peine un an après l’établissement d’Israël sur toute la longueur du canal de Suez«  : « les batteries égyptiennes de la rive opposée ouvrirent le feu sur les maozim(bunkers) israéliens édifiés à la hâte, tous les dix ou vingt kilomètres, pour protéger les unités qui stationnaient là. C’était le début de ce qu’on appela plus tard « la guerre d’usure », qui allait se poursuivre pendant près de deux années ; et se révéla incroyablement meurtrière« , page 408 :

« ma décision de faire un jour du cinéma _ indique alors Claude Lanzmann, page 410 _  est sûrement liée à la réalisation de ce film«  ;

ajoutant immédiatement : « J’aurais souhaité, revenu à Paris, en assurer moi-même la construction et le montage ; mais ce ne sont pas les mœurs pressées _ voilà ! _ de la télévision : je sus qu’il eût été _ ce film de reportage, sur le front du Canal de Suez, comme en Israël, au sein des familles des soldats _ encore plus réussi si je l’avais dirigé dans toutes ses phases, du début à la fin« , page 410 : c’est ainsi que l’« expérience« , ici celle d‘ »auteur«  de cinéma, se forme : en surmontant les obstacles, épreuve après épreuve…)… _ ;

Claude Lanzmann, devenu « auteur » de cinéma depuis, donc,

ne sachant pas encore _ = toujours pas _ à ce jour, de 2009, à quoi s’en tenir _ au bout du bout du compte ! _ quant à cette « réalisation » cinématographique « possible » (ou pas ! à Pyongyang !),

hésitant, dans la même page (la page 341), et à quatre phrases de distance, entre les deux (voire trois) formulations

que voici :

1) ou bien : « ma « brève rencontre » ne sera sans doute jamais portée au cinéma«  ;

2) ou bien : « il n’est pas encore tout à fait impossible que je m’attaque un jour à l’écriture d’un scénario _ afin de le « tourner » bel et bien, ensuite… _ à partir de cette histoire vraie« 

Ajoutant aussitôt, encore (et pour s’en tenir là !), en un mode et un temps encore assez « problématiques« ,

3) cette troisième « éventualité » :

« Mais, quittant Pyongyang et ce que je venais de vivre pendant ces quatre journées _ ce mois de septembre 2004 _,

ma pente naturelle et ma loi de cinéaste _ deux expressions véritablement capitales !!! _ me commandaient autre chose,

de très fou en vérité,

qui eût _ voici le mode et le temps « problématiques«  _, réussi _ et pas « raté » !.. : c’est le « possible » concurrent ! _, fait exploser, voler en éclat _ et c’est bien là ce qui continue de « tenter« , et même « sacrément« , Claude Lanzmann ! _ la classique dichotomie

_ il n’apprécie décidément toujours rien de ce qui est « académique » (cf « je ne voyais pas embrasser, après cette longue parenthèse d’aventure et de guerre, un cursus académique« , page 150 ; c’était en 1946 ;

et « je n’aurais pas de casier judiciaire ; je pourrais me présenter à tous les concours  _ de la fonction publique. Cela, au bout du compte ne s’avéra pas utile : mon existence se jouerait _ voilà ! _ autrement«  ; toujours ces mêmes années d’après-guerre ; et page 164)_

ma pente naturelle et ma loi de cinéaste me commandaient autre chose, de très fou en vérité, qui eût, réussi, fait exploser, voler en éclat

la classique dichotomie, donc,

documentaire/fiction :

j’aurais réalisé un film documentaire sur la Corée du Nord aujourd’hui,

en donnant à voir, de la façon la plus saisissante _ le point est important ! _, tout ce que j’ai narré plus haut _ aux pages 331 à 340 du chapitre XIV _ sur la ville _ de Pyongyang _, le vide _ des espaces : de voitures ; de personnes (« larges avenues vides de véhicules et même de piétons« , page 332 ; « la circulation en ville est d’une irréelle fluidité ; Pyongyang est la cité du « comme si » », du faire-semblant, page 337) _, la monumentalisation _ »les maîtres de la Corée du Nord avaient, en cinquante ans, réussi le tour de force de faire de leur capitale une ville monumentale et vide. Pyongyang était propre, sans taudis ni bidonvilles ; mais les vivants y passaient comme des ombres« , page 338 _, la mobilisation permanente _ de tous et chacun sans exception, et pas seulement de l’armée et de la police : « la guerre de Corée a duré cinquante ans ; et dure encore. Le pays tout entier est corseté dans une mobilisation forcenée ; véritable forcerie sans laquelle tout s’effondrerait« , page 336 _, le tabac et l’essoufflement généralisé, la faim, la terreur _ omniprésente, elle aussi, du régime totalitaire _, la suspension _ tant collective qu’individuelle (distinction qui, ici, n’a même pas de sens) : « totalitaire«  ! _ du temps pendant cinquante ans ;

montrant _ ainsi _ que _ en ce pays, de Corée du Nord ; en cette ville, de Pyongyang ; et entre les deux séjours et regards (de « témoin«  hyper-attentif et sur-actif) de Claude : 1958 et 2004 _

tout a changé ; rien n’a changé ; tout a empiré.

Et,

sur des plans du Pyongyang contemporain,

une voix off,

la mienne aujourd’hui,

sans un acteur, sans une actrice, sans reconstitution _ de cinéma de quelque sorte que ce soit _,

eût raconté _ même mode, même temps : avec son débit, ses inflexions, et son timbre (de « voix« )… _, comme je l’ai fait _ par le « récit » devenu écrit, lui (une fois « dicté«  : à Juliette Simont et Sarah Streliski, page 13), en phrases déployées, alignées, en caractères d’imprimerie, noir sur blanc (sans le support de la voix, ni d’images _mouvantes, qui plus est…) sur la page de papier du livre _ dans le chapitre précédent _ le chapitre XIII, aux pages 290 à 310 _,

eût raconté

la « brève rencontre » de Claude Lanzmann et Kim Kum-sun.

Il s’agirait
_ en un tel « documentaire » de bien peu de « fiction » : de la confrontation du récit parlé « mémoriel«  (à propos de ce qui advint en 1958) au simplement « visuel«  des images filmées aujourd’hui de la ville… _ d’un très minutieux et sensible travail _ certes_ sur l’image et la parole,

le silence et les mots _ les trous, les vides, les « noirs«  (ou les « blancs ») y ont beaucoup d’importance : je vais y revenir ! _,

leur distribution _ et « scansion«  ou « rythme« ... _ dans le film,

les points d’insertion _ cruciaux ! et selon toute une déontologie essentielle ! sans gratuité ! _ du récit du passé _ de 1958 _ dans la présence _ à l’image, au moment du tournage, plus de cinquante ans plus tard, désormais _ de la ville ;

discordance et concordance

qui culmineraient _ toujours au conditionnel du « non réalisé«  encore ! à l’heure de l’écriture (ou dictée) de ce « Lièvre de Patagonie » lui-même (à Juliette Simont et Sarah Streliski)… _ en une temporalité unique _ tel quelque ruban de Mœbius _,

où la parole se dévoile _ au subjonctif _ comme image _ « imageante » en son déploiement par la voix… _ et l’image comme parole » _ énonçant et égrenant, à sa façon, large, bien du sens, riche et complexe, « détaillé » par le regard du « spectateur » suffisamment actif, attentif, perspicace (« saisissant«  !), face à l’écran… _, pages 341-342…

Ce projet est passionnant ! et livre énormément de ce que je nommerai « la poïétique cinématographique » de Claude Lanzmann…


Titus Curiosus, ce 3 septembre 2009

Ce mardi 10 juillet 2018, Titus Curiosus – Francis Lippa

la vive lumière, au milieu du brouillard, du « Siècle des nuages », de Philippe Forest : une oeuvre majeure sur l’urgence et la liberté de l’expérience du vivre

28oct

Philippe Forest

_ cf mon article d’avant-lecture de ce prodigieux roman qu’est Le Siècle des nuages, le 19 septembre dernier : Sur l’écrivain Philippe Forest : un très grand ! A propos des nuages, la transcendance au sein de (et avec) l’immanence _

est un écrivain absolument majeur _ nobélisable ! si l’on préfère : au moins serai-je clair ! et en espérant, mais bien peu, que ce soit là un compliment ! Il y a là une telle dose difficilement supportable de « politiquement correct«  si superficiellement circonstanciel.. _ d’une lucidité confondante assez rare _ à ce degré tant d’intelligence que de sensibilité : l’une l’autre s’éclairant réciproquement magnifiquement à ce degré de tension calme _ dans la littérature française,

avec pareille intensité, ampleur et justesse, à la fois, de vue _ admirables : tant de finesse que de puissance ! _ à l’ère de l’empire _ commercial, lui… _ des petits formats que l’édition met bien obligeamment à la disposition de lecteurs désireux de divertissements légers et confortables pour rien qu’une heure, ou à peine plus, « à tuer« … : la marge d’hédonisme dilettante _ soit, un minimum de plaisir à l’exclusion, surtout, de la moindre peine ! _ des dits-lecteurs-consommateurs (d’entertainment !) n’en supportant pas plus, afin de « passer le temps » _  cf le sort sublime que fait l’admirable Montaigne à cette expression tellement passe-partout en son ultime essai, de conclusion et testamentaire, à l’intention de ses un peu attentifs lecteurs à venir.., si justement titré, cet ultime essai expérimental, « De l’expérience«  (Essais, III, 13)

 

En 556 pages, réparties en neuf chapitres

autour de 9 dates concernant et l’histoire de l’aviation durant le vingtième siècle, et _ fortement tissée à elle… _ l’histoire de son père, Jean V. Forest, né le 17 septembre 1921, à Mâcon, et mort le 26 novembre 1998, à Paris ; et pilote pour la compagnie Air-France de février 1946 au 30 septembre 1981,

quand, pour « son soixantième anniversaire passé depuis une dizaine de jours, mais profitant jusqu’au bout du sursis que lui laissait la compagnie, il se pose pour la dernière fois sur l’une des pistes de l’aéroport Charles-de-Gaulle, faisant rouler son appareil jusqu’au pied de l’un des satellites qui entourent le terminal« , page 472 du Siècle des nuages

_ neuf chapitres,

plus un prologue et un épilogue : cruciaux ;

le prologue, du côté du silence (et de la mort du père, Jean Forest : le 26 novembre 1998 : « en fin de matinée, il était sorti pour promener son chien, et, à quelques pas de la porte de l’immeuble, il s’était soudainement et sans raison apparente écroulé sur un des trottoirs de la rue de la Procession. Couché face contre terre« .., page 503) ;

et l’épilogue, du côté de la mère, née Yvonne Feyeux ;

et des conversations que le narrateur, Philippe Forest, leur fils (le quatrième d’une fratrie de cinq : Marie-Françoise, Patrick et Claude, nés entre 1946 et 1952, avant Philippe ; puis Philippe, né le 18 juin 1962 ; et enfin, le petit dernier, Pierre, né en 1964), va avoir et poursuivre avec elle, en la vieillesse tardive (elle est née le 2 novembre 1922) de sa mère (vieillesse marquée, notamment, par trois opérations importantes, qui la remettent à peu près sur pied en lui rendant et quelque chose d’une démarche de jeunesse, et la vision des couleurs !) dans la première décennie du nouveau siècle (qui n’est plus celui des nuages !) : la clé de tout, bien sûr !!! _,

et en des phrases souvent _ délicieusement _ très longues et _ somptueusement ! _ précises _ comme il le faut aux plus beaux des livres : ceux de Proust, Joyce ou Faulkner ; et Claude Simon… _ ;

l’auteur multipliant, et à son rythme (sans jamais ni de longueur, ni de précipitation : par quelque prurit de coupure !) les reprises, variantes, corrections ou inflexions de son narrer-penser (c’est prodigieux de puissance de vérité !!! tout en souplesse et justesse, par l’infini des nuances, de précision), infiniment scrupuleux de la probité de la vérité de ce qu’il sait nous révéler-témoigner, ainsi, de l’expérience se formant du réel !!! à rebours des clichés facteurs (et fauteurs) d’illusions, qui courent les consciences pas assez rigoureuses…

D’abord, on se laisse entraîner à penser qu’il pourrait bien s’agir, ici, avec ce livre-hommage, d’une sorte de « tombeau de mots » que l’écrivain _ à deux ou trois reprises, même s’il a la délicatesse de ne pas se l’appliquer à lui-même, l’auteur emploie le mot on ne peut plus clair (et juste !) de « poète«  _ élève _ en l’espèce de ce livre-ci, Le Siècle des nuages, donc _ à son père disparu :

mort, écroulé, face contre le sol, rue de La Procession, le 26 novembre 1998 ; et dont les cendres ont, quelques mois plus tard, été inhumées (« déposées ») « dans le vieux caveau suintant et délabré«  (page 514) familial _ du côté de la mère de Jean, la belle Isabelle, aux allures de Marianne : la fille du riche « soyeux«  demeuré toute sa vie anti-dreyfusard… _, au cimetière (page 31) de Vieu-d’Izenave, non loin de leur propriété du Balmay (page 79), « à proximité du lac de Nantua, dans ce que l’on nomme « la montagne à vaches » », dans l’Ain : Jean Forest y rejoignant ainsi les restes de ses parents…

Et selon un geste (d’écriture, donc : Philippe Forest, le fils, n’est-il pas un écrivain ?!..) que le narrateur-auteur compare, tout à la fin de son prologue, à la pratique _ catholique : la foi de Jean… : je vais y revenir ; c’est un élément capital pour comprendre le geste (du fils, auprès de son père, disparu) qu’est ce livre… _ de l' »ondoiement«  (le mot se trouve à la page 32) :

« Contemplant ce corps, constatant l’évidence ordinaire du désastre, pas plus ému qu’il ne convient devant une telle mort, celle d’un homme étant réglementairement allé au bout de ses presque quatre-vingts ans de vie, se disant cependant que cette dépouille ne suffisait pas, qu’il y manquait des mots _ même insignifiants ou impropres. Car ce n’est pas le corps par quoi tout commence ou tout finit mais les mots que l’on dit sur lui« , commence-t-il par constater, pages 29-30 ;

ajoutant aussitôt encore, page 30 :

« Des mots, les mêmes pour recevoir les vivants dans le jour et puis les congédier vers la nuit. Mots de prêtre ou de poète _ le poète : un substitut de la sacralité en temps d’un peu plus (à peine… Cela se mesure en degrés infinitésimalement fins ; l’important demeurant la visée du fondement !) d’incroyance ; ou tout du moins d’une croyance un peu plus inquiète (ou exigeante, en terme de rationalité) de ses propres assurances de fondement ; un poil moins naïve, peut-être, sur ses propres fondations : cf ce mot de ce profondément juste que fut Spinoza : « la religion, une philosophie pour le peuple«  _ qu’à défaut tout le monde, et même le premier venu, peut prononcer car ils ne dépendent ni de la dignité ni du talent de celui qui les dit, paroles emphatiques appelant pathétiquement au secours n’importe quelle divinité, n’importe quelle fiction dans le ciel vide de façon qu’une histoire _ voilà, un récit comportant une chronologie… _ existe malgré tout, même si on la sait mensongère _ c’est-à-dire pas tout à fait vraie, et donc, dans l’absolu, impropre _ :

non pas dans l’espoir de vaincre l’oubli ou d’obtenir de lui un sursis

mais seulement _ voilà ! avec une humilité ferme ! _ de manifester une fois, une seule fois _ voilà ! et là est le miracle de la poiesis éclaboussante de la survenue de et par l’écriture  _ que quelque chose _ simplement, parmi la foule des autres choses _ aura été dans le temps contre quoi le temps lui-même, quand il aura _ du fait de son simple passage : les jours et les nuits, comme les générations de vivants, se succèdent les uns aux autres, et quasi se remplacent ainsi les uns les autres… _ effacé cette chose, n’aura rien pu _ voilà : contre le mot de Staline (et de tous les cyniques), il importe de réaffirmer que, non, ce n’est pas « la mort qui, à la fin, gagne«  complètement ! Jusqu’à pouvoir nier ce qui a été ! et jusqu’au fait même que cela a jamais été ! Non ! Cela ne peut pas devenir rien que mots, rêve, imagination, fumée (cendres, ce serait encore trop : de l’ordre de l’éventuelle « trace«  ; là-dessus, cf l’important « Mythes emblèmes traces _ Morphologie et histoire«  de Carlo Ginzburg, qui vient de reparaître en une édition augmentée, et avec une traduction revue, par Martin Rueff, aux Éditions Verdier : un livre passionnant !), pur et simple néant… _,

n’aura rien pu _ le mot, ou plutôt l’expression, est ainsi répété(e) dans le texte ! _ contre le fait _ voilà : indéniable et ineffaçable : in-anéantissable ! _ qu’elle ait été« , page 30, donc : c’est admirable de délicatesse et probité dans la justesse !..

_ Spinoza nomme cela, ce constat-là, cette « manifestation« , cette déclaration, voire cette proclamation (fût-ce seulement rien qu’à soi-même) -là, pourvu qu’elle ait été formulée en des mots constituant quelque chose comme une phrase, et quasi proférée, fût-ce dans le presque silence d’une pensée n’allant peut-être même pas jusqu’à se matérialiser en une parole sonorement audible, de fait ;

eh bien, Spinoza, dis-je, nomme ce fait solennel-là, quand c’est nous-même qui le ressentons, la conscience (doublant celle de la temporalité, qui la conditionne !), ressentie et expérimentée, de l’éternité : « Nous sentons et nous expérimentons que nous sommes éternels« , dit-il ainsi, très précisément, en son Éthique,

tout en ne cessant, bien évidemment pas, nous qui le ressentons en nous-même, alors, à cet instant vertical-là, d’être et de demeurer, nous (ou soi !), et tout le temps de notre vivre, on ne peut plus effectivement temporels aussi, d’un seul et même mouvement de ce vivre, c’est-à-dire des vivants-mortels, dans la trame du temps ;

en éprouvant, de ce sentiment d’éternité (et c’en est même là le signe : c’est par là qu’il se signale expressément à nous !) les effets bienfaisants et féconds dans l’expérience rayonnante (immédiatement !) de la joie,

onde calme et profonde, dans la vibration même discrète de laquelle nous ressentons, en effet, et on ne peut plus positivement, tels des pics qui surviennent et, d’un coup, vigoureusement, nous portent, transportent, soulèvent, verticalement, en effet, à l’occasion, qui n’est pas forcément fréquente (ce n’est pas tout à fait sur commande !) ;

dans la vibration de laquelle, donc, nous ressentons le (radieux !) passage transfigurant de nos capacités (natives) à une puissance véritablement supérieure s’épanouissant ainsi bienheureusement alors : Spinoza nommant cette expérience-là de transfiguration de soi, à terme, « béatitude« 

Mais bien sûr, nous mort(s), ce ne peut être qu’un autre qui témoigne, ou vienne témoigner, pour nous, que nous avons ainsi été,

nous-même venant, et irréversiblement, de nous absenter, voilà, de la vie (passagère),

à jamais, le pur instant du disparaître (-mourir…), re-converti(s) en ce néant (de poussière : d’étoiles ou d’humus, glèbe) dont nous avons un jour été tiré(s), par le hasard fécondant de la conjonction amoureuse, ou aimante, de nos deux parents…

Le pluriel de ce « nous«  désigne à la fois le pluriel du genre (= celui de la communauté d’appartenance des individus à une même espèce, biologique), et aussi un pluriel de majesté (= celle de la dignité, humble, mais noble, très haute, de la personne singulière, morale, si l’on veut)..

Et fin, ici, de cette (trop) longue incise spinozienne sur le moteur, si puissamment merveilleux, pour les heureux qui connaissent, y ayant inoubliablement accédé, son étrangeté peu banale, rien à voir avec le plaisir ! qui lui se commande.., de la « joie« 

Et reprise de (ou retour à) la présentation du prologue

_ moins serein, plus sombrement inquiet, pour ne pas être tout à fait, ni en permanence, « de l’intérieur de«  cette radieuse « béatitude«  blanche (spinozienne) -là, mais « au milieu du brouillard«  épais et tournoyant, tirant à l’aventure sur le noir le plus violemment dense de l’Érèbe, des plus gros des nuages, lui… _ du Siècle des nuagesque je cite à la page 31 maintenant,

Philippe Forest poursuivant le récit, intense, au participe-présent, de sa décision de témoigner de ce que fut son père _ soit « ce qu’a pu être une vie« , selon la formulation inquiète de la page 29 : celle, singulière et unique, de son père, achevée certes, son corps « affalé en plein air sur un trottoir parisien » et « le visage tourné vers le sol » (page 29), rue de la Procession, le matin du 26 novembre 1998, mais telle qu’elle a bel et bien, et pour jamais, été ! _ :

« N’espérant _ certes _ aucune consolation des mots. N’ayant d’ailleurs pas besoin d’être consolé. Sachant qu’aucun secours n’existe qui vienne d’eux _ voilà ! Mais qu’ils exigent _ voilà ! voilà ce qu’est l’humanité de l’humanité ; ou sa « non in-humanité« , ainsi que le dirait Bernard Stieglerpourtant d’être dits _ ne serait-ce que sous la forme mutique _ humble et probed’une prière faite _ même simplement en pensée… _ par n’importe qui et pour personne« , page 31 : c’est sublime de justesse !

« Un signe ? Oui, en somme. Ni celui du baptême, reçu il y a bien longtemps, ni l’extrême-onction qu’un prêtre, à la demande de ma mère, avait accepté de lui donner sur le brancard où il gisait déjà mort dans l’un des couloirs de l’hôpital,

mais peut-être ce sacrement que l’Église nomme l’« ondoiement »

et dont le vieux catéchisme dit que n’importe qui, si c’est nécessaire, peut le prononcer, sans même avoir à être baptisé ou seulement croyant, et peut-être longtemps après qu’il est en principe trop tard pour le faire ou dans d’autres circonstances que celles pour lesquelles il est prévu, car l’Esprit saint n’est _ généreusement ! _ pas très regardant, les formalités _ non plus que la mesquinerie _ ne sont pas son fort et il lui suffit que quelqu’un fasse à peu près le geste qu’il faut, se dispensant des rites, n’ayant aucune foi en eux ou presque, pour qu’il descende malgré tout _ voilà _ dans un battement d’ailes, inaperçu, déguisé en pigeon parisien _ par exemple _, son plongeon en piqué le faisant tomber d’en haut d’où il vient et vers où il retourne aussitôt, ayant fait seulement briller un instant _ cela humainement suffit _ la gloire invisible de sa chute _ la gloire sacrée ! _ sur la scène _ ici de mort, plutôt que de crime _ insignifiante _ sous d’autres aspects… _ où un médecin et quelques ambulanciers s’agitent autour d’un corps étendu dont le cœur a soudainement cessé de battre », page 32.

« Alors quand ? Maintenant ?

Oui, allons-y pour maintenant _ en ce roman-ci qui s’écrivait alors, qu’est Le Siècle des nuages.., et pour ces phrases-ci, page 33. _ s’il faut commencer.

Sur le front de chacun de nous, mes deux frères, mes deux sœurs, moi, sur nos crânes de nouveaux-nés lorsqu’il avait pu nous prendre pour la première fois dans ses bras, notre mère le raconte, il avait fait chaque fois ce même geste discret _ = très humblement sacré _ de la main droite, le pouce traçant comme un évasif signe de croix, nous marquant ainsi pour le cas où la mort nous aurait réservé la mauvaise farce de nous enlever avant qu’un prêtre ait pu procéder avec nous dans les règles.

Et lui rendre ce geste _ voilà ! _ était donc la moindre des choses

maintenant que, lui, il franchissait dans l’autre sens la frontière qui sépare du néant _ et de sa nuit _,

ni plus lourd ni plus léger de péché qu’au premier jour, puisque la tache originelle d’être né pèse d’un poids tel que tous les vices et toutes les vertus d’une vie ne l’allègent ni ne l’alourdissent vraiment _ puisque c’est là, et demeure, le credo, même athée, de Philippe Forest…

Non pas à la manière d’un viatique vers le ciel _ car il en connaissait mieux que quiconque, et certainement mieux que moi, le chemin.

Plutôt comme une sorte de grande et dérisoire _ voilà l’oxymore… _ parole de compassion _ humaine, donc ! pour avoir supporté le poids (et l’épreuve : tourmentée) de cette vie mortelle (qui vient de s’achever) ! _

dont la valeur ne dépend donc ni de celui qui la dit ni de celui auquel elle s’adresse car elle concerne en vérité tous les vivants à la fois, elle les prend ensemble _ elle le leur doit ! afin de témoigner simplement et humblement, mais dignement et sacrément, aussi, de leur inaliénable dignité de sujets humains… _ dans sa miséricordieuse merci

_ « Frères humains qui après nous vivez, N’ayez les cœurs contre nous endurcis, Car si pitié de nous autres avez, Dieu en aura plus tôt de vous merci« , dit, à propos de la « miséricorde« , Villon en sa ballade… _

et elle signifie aux innocents comme aux coupables le même _ absolument universel et absolument singulier, à la fois _ et inutile _ puisqu’il n’est pas de l’ordre de l’« intérêt«  ! _ pardon pour la faute _ en est-ce donc une ? et si pesante ? _ exclusive d’avoir vécu » _ aurait-il donc mieux valu n’être jamais né, et n’avoir pas vécu ? _, page 33 ;

et sur ces mots _ puissants _ s’achève le prologue…

Mais l’épilogue, donnant aussi,

un peu comme à celle que l’on peut nommer « le contre » (par rapport à la narratrice principale, Thérèse), au milieu, cette fois-là

_ et pas à la fin, comme ici, et in extremis, dans l’épilogue : une manière, pour l’auteur-narrateur-enquêteur qu’est Philippe Forest, de justifier in fine sa principale source de témoignage : au point que celui précise, page 543 : « ce livre que d’une certaine façon elle me dictait (…) _ « son roman » et non le mien, puisque au fond chacun des quelques livres que j’avais signés avait toujours été celui d’une autre«  _ au féminin : celui de sa fille Pauline (L’Enfant éternel), ceux de sa femme (Toute la nuit et Sarinagara), ou celui de son Nouvel amour, donc… _,

au milieu des puissantes Âmes fortes de Giono,

l’épilogue donnant aussi la parole

à sa mère :

« Non, disait-elle, de tout cela elle ne se souvenait pas. Cela ne lui rappelait absolument rien. Encore que, maintenant que je lui en parlais, il était bien possible que cela évoque vaguement quelque chose en elle » (page 531) ;

« Non, cela ne s’était pas du tout passé, disait-elle, comme moi _ son (et leur) fils, Philippe ; et signataire du roman _ je l’imaginais.

Et d’ailleurs elle se demandait bien où j’avais pu aller chercher toutes ces anecdotes dont aucune ne lui rappelait rien et dont elle doutait que je puisse les tenir de mon père. Parce que lui il n’avait absolument aucune mémoire et que c’était elle qui devait toujours lui rappeler les événements les plus importants de leur vie. Et même lorsqu’il se les rappelait (…), il ne racontait jamais rien (…).

Mais d’où, protestais-je un peu, aurais-je tiré tout cela s’il ne m’en avait pas parlé lui-même ?

Alors elle concédait que ce n’était pas impossible. Qu’elle-même, à l’âge qu’elle avait, finissait par oublier beaucoup de choses« , pages 543-544.

Et les choses se compliquent encore quand on mesure, avec l’auteur-narrateur (de tout cela), combien, et sans qu’aucun des deux protagonistes majeurs de ce livre, et le père et la mère de l’auteur-narrateur-enquêteur, ne soit _ bien loin de là !!! leur honnêteté est même fondamentale, à tous deux ! et le père, et la mère ! _ un menteur ou un falsificateur _ alors que pas mal des espèces variées de ces derniers semblent courir les rues (et les postes) par les temps qui, eux aussi, courent, si je puis (ou/et ose) dire… _,

combien le jeu des facultés (composant l’expérience : la conscience, la mémoire, l’imagination, les désirs _ et leur fruit immédiat : les illusions, et tant collectives qu’individuelles, qui en procèdent _),

se surajoutant à celui, déjà, des points de vue (partiels, mais aussi, qui plus est, très largement partagés sans trop _ ou assez aller, soi-même _ y regarder),

complexifie encore _ pardon d’un tel gros mot ! _ la donne _ mais c’est là le donné commun, sinon général, voire universel…

Car, si la mémoire, par exemple, est, certes _ et par définition ! _ sélective

_ et Jean Forest, par exemple, le père de Philippe, refuse, très tôt, d’en faire « trop«  usage quant à « retrouver«  (ou « cultiver« , a fortiori, les souvenirs de) son enfance ; cf son sentiment à cet égard, reconstitué par son fils, page 108 : « les linges de l’enfance n’ont plus de charme _ une fois « franchi le gué de l’âge adulte« , a-t-il pu dire ! _ que pour les mères et les poètes«  : voilà l’alliance (qu’il aurait bien pu, lui, le père, stigmatiser : s’il avait vraiment mis, ou aspiré à mettre, en paroles ce qu’il pensait ; ou cherché à faire la leçon…) _,

que dire de notre faculté, plus importante encore sans doute _ en plus, déjà, de notre inconscience et de notre capacité de déni du réel ! des atouts déjà bien redoutables !!! _, d’oubli ?..

Même si « l’oubli doit aussi à son tour avoir été oublié pour que son œuvre se trouve à son tour totalement accomplie« , page 217…

Sur l’oubli, un des acteurs-clé de ce grand livre,

ceci de très important :

« L’Histoire _ en ce qui était la seconde après-guerre du vingtième siècle _ recommençait aussitôt, comme elle l’avait fait autrefois, de la même manière amnésique qui est toujours la sienne, effaçant ses traces à mesure qu’elle avance, sans autre but que cette perpétuation d’elle-même qui sacrifie _ pragmatiquement _ sans cesse le pathétique passif du passé à la pure promesse d’un présent sans contenu.

Rendue possible par cette seule faculté d’oubli qui congédie automatiquement toute conscience accumulée, laissant à peine subsister le simulacre lointain de quelques souvenirs si peu spécifiques qu’ils pourraient être ceux de n’importe qui, une vague rumeur de mémoire qui rumine derrière soi, à laquelle on tourne le dos et dont on échoue à repérer d’où elle vient, jetant parfois un regard par dessus son épaule et n’apercevant rien d’autre que quelques morceaux _ épars, isolés, déconnectés de contextes : absurdes ! _ de mirages, aussi peu dignes de foi que les épisodes d’un vieux roman dont personne ne se soucie ni ne sait plus l’intrigue« , page 394 _ car forcément, structurellement, nous importe l’intrigue…

Et que dire de la propension de chacun à s’illusionner _ ah !!! _,

sur le réel, sur les autres, comme sur soi ?..

Cf ici cette belle remarque, page 365, à propos des lettres d’amour (et des retrouvailles _ et noces… _ de Jean et Yvonne à Marseille, le 29 janvier 1946 _ ils s’étaient mariés « à distance« , lui dans le Michigan, elle à Mâcon, le 5 août 1945, la veille de la bombe d’Hiroshima ; cf là-dessus les pages 351-352 _, sur le grand escalier de la gare Saint-Charles, sans s’être revus _ lui, parti d’abord en Algérie, puis aux États-Unis ; elle, demeurée à Mâcon _ depuis plus de trois ans de guerre !..) :

« Chacun sait bien _ et elle aussi _ qu’une lettre d’amour, on ne l’adresse jamais qu’à soi-même, prenant simplement l’autre à témoin du roman _ encore : ce livre-ci étant un assez terrible projecteur sur les effets du romanesque dans la constitution, par chacun et tous, de l’expérience même de nos vies… _ qu’on se fabrique tout seul _ fictivement ! _ pour soi, et qu’elle crée _ voilà ! _ de celui à qui l’on écrit une image rêvée _ aïe !!! _ dont personne _ d’aussi lucide et probe qu’un Philippe Forest, du moins… _ n’est assez dupe _ la générosité de la formulation est assez magnifique _ pour croire qu’elle existe autrement et ailleurs que dans la fiction _ activement : la voilà ! _ songeuse _ = irréaliste, peut-être mensongèrement alors… _ de ses propres illusions« … _ sur la différence entre vrai, faux et fictif, lire le très important recueil d’essais (sur l’historiographie) Le Fil et la trace, dont le sous-titre est précisément « vrai faux fictif« , que vient de traduire l’ami Martin Rueff, aux Éditions Verdier…

La phrase se poursuivant magnifiquement ainsi, pages 365-366 :

« Certes, elle a été folle _ sa mère le lui a dit _ de se marier ainsi, avec quelqu’un qu’elle connaissait à peine, qu’elle n’a pas revu depuis plus de trois ans et qui, sûrement, est devenu très différent de celui dont elle se souvient si peu et dont elle se demande, dans le train qui la conduit de Mâcon à Marseille, si dans la foule de Saint-Charles elle saura seulement le reconnaître » _ mais oui… _ ;

mais cette folie amoureuse qui est la leur à tous deux perdurera toute leur vie ; et donnera cinq enfants, dont Philippe, seize ans plus tard, en 1962 (un 18 juin)…

Et, que dire, plus encore, peut-être _ et c’est un éclairage majeur du livre ! _,

de la part des fables _ et de la forme même, intriquée, du roman ! _ :

« il n’y a pas lieu de s’étonner ce de que toute vie a l’air d’un roman, puisque raconter _ même silencieusement, pour soi-même : par des mots en des phrases… _ sa vie, ou bien celle d’un autre, revient très exactement à lui donner cette allure de roman _ voilà ! _ qui la fait seule _ on lit bien ! _ exister _ à soi-même, l’énonçant, la mettant en phrases et en intrigue, donc ; comme aux autres, l’écoutant… Et que, sauf à se résoudre au silence, sauf à renoncer à tracer dans le vide le signe _ bien sonore à l’esprit _ d’une parole, il n’existe aucun moyen _ en effet ! _ de se soustraire à cette loi« , page 101,

tant dans nos récits (aux autres comme à soi !)

et dans la constitution même, avant celle de nos souvenirs, de notre expérience (ou l’activité de la conscience) elle-même,


que dans l’Histoire officielle,

tant celle (d’Histoire) écrite _ à des fins d’éclaircissement-simplification pédagogique, toujours forcément à gros traits, en résumés, par l’élision du superflu, par les Historiens : ici, et à plusieurs reprises, de superbes analyses !

Par exemple, celle-ci, aux pages 122-123 :

« L’Histoire étant précisément cela : cette ligne que _ par son récit _ l’on trace dans le temps , une fois celui-ci _ temps, res gestae _ définitivement passé, ramenant _ bien trop grossièrement ! le récit… _ à une seule dimension _ grossie _ toutes celles _ fines et ultra-fines, à l’infini de l’infinitésimal… _ qui le composaient, de manière à disposer _ très schématiquement _ par rapport à cette ligne droite quelques vagues vestiges _ détails secondaires, annexes, marginaux : très estompés, mûrs pour l’oubli… _ à l’aide desquels raconter un récit dont l’intrigue égale en simplicité mensongère celle des romans

_ toujours le mensonge des gros rails ou grosses ficelles séductrices du romanesque, et ses effets en dominos :

lire ici et la Morphologie du conte, de Vladimir Propp, et les Fragments d’un discours amoureux, pourtant très fins, de Roland Barthes : des classiques indispensables de l’école de la conscience… ; lire aussi Paul Ricœur, La Métaphore vive ;

mais lire aussi Carlo Ginzburg, contre le danger du scepticisme, cette fois, quant à la visée de vérité de l’Histoire, en son très important Le Fil et la trace _ vrai, faux, fictif : par exemple sur la pertinence et la complexité féconde du concept de « cas« , a contrario des généralisations abusives… _

que l’on donne à lire aux petits _ oui, oui : Le Dernier des Mohicans, L’Île au trésor, La Case de l’Oncle Tom, etc… _ et dans lesquels ils se forment _ voilà ! naïvement… _ une image trop sensée _ ordonnée, unifiée, simplifiée _ du monde, croyant naïvement _ = trop neuvement : mais il faut bien commencer ! _ que celui-ci a une queue et une tête quand il n’est rien d’autre qu’une insignifiante avalanche d’événements inconséquents _ les uns par rapport aux autres _ emportés en désordre par la coulée indifférente _ cf le clinamen lucrécien… ; Philippe Forest l’évoque superbement page 189… _ de la durée dégoulinant vers l’aval, poussée _ par le seul effet du temps qui passe et « pousse » (cf d’Andrew Marvell, la sublime figure du « Time’s wingèd chariot hurrying near«  du merveilleux : « To his coy mistress« …), massivement, ainsi, par conséquent ! _ dans plusieurs directions à la fois, s’éparpillant _ entrechoqués _ partout, soumise à la loi de la gravitation, à moins que ce ne soit au principe d’entropie, l’une et l’autre aboutissant au même résultat puisque tout finit par verser vers le bas _ et la décharge terminale _ et dans le désordre le plus grand«  _ sur ce clinamen forestien-là (a contrario de ce que narrent les livres d’Histoire, du moins certains !, pas assez scrupuleux sur leur propre démarche tâtonnante, à base d’hypothèses et de recherche de preuves : cf Ginzburg…), voici cette sublime page, page 189, donc _ ;

« Et tandis que les livres d’Histoire disent ce qui a effectivement été, conférant à chaque chose qui fut son intangible place au sein des annales intouchables du monde, et donnant à ces annales leur définitive et inflexible facture,

la vérité _ nous y voici : et c’est celle-ci qu’ose se proposer pour but l’entreprise d’écriture forestienne, chaque fois, et toujours ! sans relâche ! _ consisterait à en rêver l’envers à jamais indécis _ voilà : en son essentiel et décisif tremblé ! _, restituant à chaque moment vécu cette sensation de halo immotivé _ oui ! _ à l’intérieur duquel flottent _ oui ! _, fugitivement visibles à travers les lumières _ il les faut ! _ toutes les poussières du possible _ voilà ! dans ce que Chateaubriand nomme l’« admirable tremblement du temps » (et qu’a si bien relevé, naguère, un Gaëtan Picon)… _ soufflées dans le vent _ toujours présent ! _, choses qui ne furent pas, ou bien qui furent mais restèrent et resteront inconnues, instantanément irréalisées dès lors qu’elles prennent place dans le songe insistant _ malgré tout _ du passé,

poussières qui pleuvent parallèles dans le vide _ voici le clinamen lucrécien du De natura rerum ! un livre fondamental, bien sûr ! _

comme des atomes _ ceux de Démocrite _ tombant selon la trajectoire verticale de leur chute et tomberaient ainsi à jamais

si une infime déclivité _ celle du clinamen, donc ! _

ne les faisait parfois _ voilà ! _ se heurter, s’unir et se repousser, ricochant dans l’espace,

particules se bousculant et puis dispersant de proche en proche toutes les autres,

produisant une catastrophe d’où se déduit le fait que _ car c’en est un ! et d’irréfragablement indéniable ! _

plutôt que rien, quelque chose a été« … Fin de cette incise lucrécienne : cruciale, on le mesure… _ ;

ou celles-là, aux pages 100-101,

et à propos du père de l’auteur-narrateur, qui, « à un moment donné de sa vie« , très tôt, lui si vite tellement « sérieux » et si peu « infantile« .., avait « choisi de tout oublier » de son enfance,

juste en amont de la remarque sur l’implacabilité de la « loi » même de tout récit :

« considérant que sa propre existence, tout comme l’Histoire autour d’elle _ la voilà ! en un simple cas particulier, ici (au sens d’« exemple«  représentatif d’une généralité ; et pas au sens d‘ »anomalie«  un tant soit peu problématique imposant de « penser« …), « exemplaire« , si l’on préfère, d’une « loi«  plus générale : celle de tout « récit«  !.. _, n’était jamais qu’un ramassis d’épisodes insignifiants _ hors de la concrétion de l’instant (singulier), du moins _, éparpillés dans le temps comme les fragments _ fracassés et tout dépareillés _ d’une épave depuis longtemps naufragée et dont les morceaux _ déchiquetés _ nécessitaient une bonne fois pour toutes d’être abandonnés là _ par l’intelligence pratique ! enfin émancipée du joug sans sérieux des « enfantillages«  de la petite enfance qui ne faisait, elle, rien de plus que jouer… _ où l’accident les avait laissés. Que l’on entreprenne d’en faire la collecte (…) ne lui serait certainement jamais venu à l’esprit _ pragmatique, lui, « ingénieur«  Et s’il n’avait jamais réprouvé ce projet _ de récit récapitulatif et nostalgique du passé _, du moins aurait-il eu le sentiment qu’il ne le concernait pas. Car raconter n’est jamais l’affaire de ceux qui ont vécu _ et actifs ! _ et qui abandonnent à la manie mélancolique _ intempestivement (et maladivement , sans doute) contemplative et rêveuse (= vaine !) : sans utilité pratique _ de quelques autres  _ des mères, ou des poètes !.. _ le soin de faire à leur place le récit pour rien _ voilà : infantile, quasi parasite… _ de leur vie.

Leur vie ? Pas même. Puisqu’en parler ainsi revient déjà à lui prêter une apparence de légende, faisant comme si le scintillement _ voilà leur réalité psychique : clignotante ! _ de souvenirs qui subsistent du passé avait la cohérence exacte _ voilà  _ d’un conte _ nous y revoici ! _ où chaque épisode entraîne _ tel un déterminisme net (sinon, pire, tel un « destin«  !..)… _ l’épisode suivant tandis que même l’événement le plus important n’y a jamais que la valeur esseulée d’une anecdote _ voilà _ ne témoignant que pour elle-même, dépourvue de toute relation vraie _ réelle, factuelle (positive !), et pas imaginée ! _ avec ce qui vint avant ou avec ce qui viendra après.

Si bien que c’est celui qui raconte, et lui seul, qui arrange _ ad libitum… (= à sa pure fantaisie : irrationnelle !) _ toutes ces anecdotes, prétendant _ bien vaniteusement ! _ dire la réalité de ce qui a été mais taisant que cette réalité, dès lors qu’il la relate, prend par lui _ arbitrairement et falsificatricement ! j’ose ici ce néologisme... _ la forme _ bien trop ordonnée et bien rangée _ d’une fiction, falsifiant ainsi  _ voilà l’immanquable effet ! _ la formidable inconsistance _ bien réelle, elle ! _ du passé _ faits d’éclaboussures sans suites : incohérent qu’il est ! _ et lui conférant la méthodique, mensongère et solide logique d’une intrigue » _ trop bien ficelée ; illusoire… ;

ou encore celles-là, aux pages 112-113 :

« Comme si le temps, en vérité, était fait de plusieurs histoires imperméables les unes aux autres, et dont la réunion _ arbitraire, forcée _ en un seul récit _ lui-même intégré au récit plus grand de l’Histoire majuscule _ serait à la fois fidèle à la vérité _ en montrant comment tous ces gens furent effectivement contemporains _ et infidèle à celle-ci  _ en taisant à quel point _ non moins effectivement ! _ ils ignoraient l’être _,

faisant comme la somme forcée _ voilà ! _ de toutes ces expériences de hasard

comme s’il allait de soi que la réalité est une _ et indivisible, si l’on poursuit sur la lancée… _ et ressemble aux mauvais romans populaires, aux feuilletons télévisés qu’on en tire, donnant du temps une mensongère image homogène,

disposant au sein d’une intrigue unique des destins _ bien trop _ exemplaires _ par généralisation (= ici confusion !) abusive _, les leurs _ ici, celui de Jean et celui d’Yvonne _ et ceux de leurs familles _ ici les Forest (de la pâtisserie-confiserie « Aux Fiançailles« ) et les Feyeux (libraires et anciens instituteurs) _ avec eux, dont l’opposition illustre trop explicitement _ à son tour _ l’image toute faite _ soit un cliché ! _ de ce que fut le passé« ..,

tant celle (d’Histoire) écrite _ et  je reprends ici l’élan de ma phrase entamée plus haut _,

que celle (d’Histoire, toujours), et en extension de la première,

des archives filmées et documentaires

qui nous sont servies et resservies _ au cinéma, à la télévision, à l’école… _ comme documents faisant foi…


Philippe Forest s’en donne,

ici ainsi par exemple,

à cœur joie

avec le récit de l’écœurement _ « fatiguée de tous ces documentaires et de toutes ces fictions, recyclant sans fin les mêmes images« -clichés, page 335 _ de sa mère très âgée (mais toujours très lucide !) devant la fossilisation de la mémoire officielle de la Libération _ comparée par lui à des gravures anciennes, du XIXème siècle, en noir et blanc… _, confrontée à la fraîcheur encore, en couleurs, elle, de son souvenir (de peintre ! sa « vocation« , à elle ! admiratrice pour l’éternité des couleurs « méditerranéennes » de Van Gogh…) tout vivant encore, lui, de la Libération de sa ville, Mâcon, le 4 septembre 1944 même s’il faut lutter toujours et encore contre la pression envahissante du danger de confusion et amalgames (falsificateurs) quant aux images de sa propre imageance, pour reprendre le terme-concept que j’avais proposé à mon amie Marie-José Mondzain…

D’où, a contrario, la joie (quasi miraculeuse !) de sa vieille mère, quand, après deux opérations dangereuses du cœur, qui lui ont comme miraculeusement rendu quelque chose de l’allure d’une jeune fille _ capable de descendre faire ses courses au bas de son immeuble à quatre-vingt-cinq ans _,

une opération des yeux

lui a « rendu« , avec la vision restituée des formes,

celle des couleurs,

et notamment celle du rouge !

Cf page 554 :

« Tous les meubles, les objets ayant réinvesti leurs contours anciens, ayant repris leurs formes d’autrefois.

Le monde ayant retrouvé ses couleurs. Le rouge, disait-elle, surtout le rouge, j’avais oublié ce qu’était le rouge. Comme si je le voyais pour la première fois.

Alors, pensais-je _ commente ici l’auteur-narrateur, son fils, Philippe, le soulignant ainsi pour lui-même sans doute _, oui, sans doute cela valait-il la peine d’avoir vécu jusque là (…) pour recevoir enfin le don _ formidablement joyeux ! Alleluiah !  _ de cette révélation-là.

S’il n’y en avait pas d’autre,

ce miracle _ voilà le terme _ suffisait. Comme si le brouillard _ celui qui lui voilait jusque là, depuis plusieurs années, le regard _ s’était dissipé d’un coup à la faveur d’une éclaircie soudaine, venu d’on ne sait où, et puis le vent l’ayant dispersé et soufflé au loin.

Le soleil, injustifiable et splendide _ voilà ! _, brillant subitement sur le monde, à travers une trouée de bleu parmi les nuages.

Et bien sûr, elle le savait, cela ne durerait pas. Le beau temps ne dure jamais très longtemps.

Mais maintenant, même un instant était déjà assez« , page 554, donc ; deux pages avant la fin…

Se révèle aussi, en filigrane et extrêmement discrètement _ c’est moi, lecteur, qui ose ici le déduire _, quelque chose des origines de la « vocation«  _ idiosyncrasique ! cf page 399 _ d’artiste et écrivain de Philippe Forest, par rapport

et à son père _ dont il possède (de même que ses frères, aussi, nous dit-il) « les mêmes yeux, et la même voix (…) Comme si, de génération seuls les yeux ne changeaient pas, autour desquels l’âge transforme le visage. Des intonations aussi «  (page 413) _,

auquel, cependant,

avec « une notoriété (d’écrivain ! lui n’est ni ingénieur, ni pilote !) qui ne reposerait que sur le vide et le vent des mots » (page 494),

il s’oppose _ cf page 494, aussi : « mû certainement par ce désir qu’ont parfois les fils de ne pas faire mieux que les pères« _ ;

et à sa mère :

du côté du tempérament transmis, cette fois ;

sa mère « au tempérament inquiet et mélancolique«  (page 539) ;

et,

mais pas, me semble-t-il, du seul fait de l’âge,

« avec sa lucidité intacte et pourtant vaguement absente » (page 545)…

La « vocation » de Philippe Forest est en effet

du côté _ par certains aspects, assez terribles, même… _ du témoignage _ carrément implacable _ de la vérité ; et de la dénonciation qui peut paraître virulente _ quasi « impudique«  (cf le mot page 541, dans la bouche de sa mère…) ; alors que lui-même est si calme, si doux et si posédes faux-semblants, jusqu’aux plus innocents et les moins pervers : sur lesquels son éclairage férocement tranquille est implacable !

Et c’est par là qu’il est un écrivain si puissant !

Car la vérité au service de laquelle se place l’artiste vrai et probe,

on en trouve l’analyse, aux pages 70-71 du roman,

face à ce que l’auteur qualifie du trop confortable « tribunal des siècles«  _ qui construit, lui, « un récit très édifiant à l’intention exclusive _ bien restreinte ! mais comment faire mieux ?.. _ de ses propres contemporains« , page 70… _ :

« La vérité _ tâche et mission de l’auteur vrai ! _ consiste à montrer dans quel brouillard ils se trouvaient tous _ face aux événements, surtout, de la guerre et de l’occupation, ici _, ceux qui ont eu _ au final _ raison comme ceux qui ont eu tort, et parfois ils ont été tour à tour _ en effet… _ de l’un et de l’autre côté, déroutés par hasard ou par chance vers l’erreur ou bien la vérité, tâtonnant _ surtout et quasi immanquablement , si rares sont les rapidement assez lucides _ dans une épaisseur de brume qui leur dérobait toute vision du passé comme du futur, limitant même le présent au sein duquel ils erraient à une vague poche de visibilité

semblable à celle qui entoure un avion lorsque celui-ci tourne dans le vide opaque d’un ciel dépourvu de repères et où même les étoiles semblent s’être éteintes« , pages 70-71…

Ou voisine de celle _ « poche de visibilité« , donc... _ qui manquait terriblement à Fabrice dans l’épaisseur empoussiérée de la mitraille de Waterloo, dans le roman de Stendhal…

Ce n’est donc pas seulement à un « tombeau » _ de mots _ à son père

que se livre ici,

en ce si beau et si profond Siècle des nuages, dans lequel il s’emploie à « la tâche de résoudre la charade de se demander au fond ce qu’a pu être une vie » (page 29) maintenant et désormais enfuie,

Philippe Forest,

puisqu’en ce livre-ci le fils de son père

_ qui lui a légué, au-delà de ce que tout père lègue à ses fils (ainsi le grand-père paternel, Fleury Forest, mort, encore jeune, pendant son sommeil, le 10 novembre 1940, à l’égard de ses deux fils, Jean et Paul, aux pages 196-197 « Ne leur léguant rien : aucune vérité, aucun précepte pour guider leur existence. Ou plutôt leur léguant ce « rien » qui est la seule chose qu’un père puisse transmettre à ses fils. Nul enseignement sinon celui, silencieux, qui oblige ceux-ci à refaire eux-mêmes, et pour leur propre compte la vaine et perpétuelle expérience inchangée de la vie«  ;

et aussi : « la vérité (…) étant, plus précisément, _ ce fait si implacable _ que le seul trésor, dès lors qu’on le sait, est le rien dont procède toute vie et avec lequel elle s’achève.

Et c’est bien pourquoi les pères toujours se taisent. Du moins lorsqu’ils en ont l’intelligence et la délicatesse« …, page 197) _,


le fils de son père, Jean Forest,

qui lui a légué, plus personnellement

_ page 456, Philippe Forest parle de son propre « sentiment de détachement intense et infini« ,

quel merveilleusement juste, je n’en doute pas, oxymore, pour caractériser sa propre idiosyncrasie !.. _

sans doute ceci, son formidable goût de la liberté :

« Libre, oui. Et d’une manière un peu mélancolique _ il s’agit ici de Jean, le père. Séparé du reste des vivants. Établi dans le ciel où le soleil brille toujours quelque part, franchie la frontière des nuages et une fois rejoint le bon côté de la planète.

Un père ne pouvant enseigner à ses fils, aucune croyance, aucune valeur, sinon en leur donnant l’exemple _ tacite _ d’une liberté vide à laquelle il leur appartiendra plus tard de donner la forme vaine qu’ils voudront _ « vide«  (pour la vacuité) et « vaine«  (pour la vanité), étant deux mots majeurs du vocabulaire de Philippe Forest. (…)

Taisant qu’il n’y a pas plus de trésor à trouver _ au ciel comme dans la terre _ que de sens à découvrir. Sinon que le trésor consiste précisément en l’absence de sens _ qui serait imposé ; puisque du jeu demeure…

Et que tout ce qu’un père peut faire, c’est transmettre à ceux qui le suivent la promesse _ pédagogiquement : selon le modèle du questionnement-méditation ironique socratique ! _ mensongère d’une fortune dont il leur faudra éprouver à leur tour l’émerveillante _ par l’apport de la découverte personnelle de cette vérité ! _ déception _ libératrice !!! : encore un oxymore significativement forestien _ qu’elle n’existait pas : finalement, c’était cela la vie…

Laissant comme seul legs un tel arpent d’air« , page 443 _ une expression magnifique…

Alors « les nuages » constituent bien, pour Philippe Forest, « une patrie« ,

« une patrie comme une autre et dont jusqu’à aujourd’hui, fidèle à ma foi d’enfant, si je dois faire cet aveu naïf, j’ai toujours considéré (moi né le 18 juin 1962, sous le signe des Gémeaux, d’un père pilote de ligne) qu’il s’agissait de ma vraie terre natale _ les nuages, donc.

Convaincu d’être chez moi dès lors que j’ouvre la paupière du volet intérieur posé sur le hublot d’un avion croisant dans le ciel. Ou bien que je lève, n’importe où, les yeux vers les nuages, contemplant de tous mes yeux le vide azuré dont je suis né et vers lequel je sais que je vais« , pages 443-444 _ et non vers le sol de la terre _ ;

et « recevant de lui _ ce père pilote _ cette leçon de liberté _ voilà ! _ qui enseigne qu’il n’y a rien à craindre dans le monde, que nous sommes tous des visiteurs qui passent _ voilà ! _ parmi ses paysages (…).

Éprouvant ainsi _ une fois et à jamais _ un sentiment de détachement _ de recul, oui, de distance _ intense et infini _ voilà ! _ : tout cela est à vous, rien ne vous appartient _ nous en avons seulement la jouissance d’un passager usufruit…

En tirant une indéfectible confiance dans la vie _ quoi que celle-ci réserve de malheur par la suite _, puisqu’il reste qu’un autre temps, qu’un autre lieu existent _ après cette part (aérienne) de jeu dans les rouages du réel d’une vie… (…)

Avec cette certitude étrange et parfois un peu amère de pouvoir être partout et de ne se trouver nulle part. Semblable soi-même à une sorte de nuage soufflé par le vent. Pas grand-chose. A peine quelqu’un. Un touriste en somme _ trois petits tours, et puis s’en vont ; mais c’est déjà tellement !

Étant entendu que le tourisme est l’art de jouir du monde en passant. Comme la vie« , page 456.

Fin de la longue incise sur le legs de liberté du père à son fils).

puisqu’en ce livre-ci le fils (de son père)

donne aussi _ et bien plus que cela ! _ la parole _ je veux dire le livre entier ! qui se révèle ainsi être aussi « le livre de sa mère«  !!! _ à sa mère,

celle-ci démontant avec une verve assez réjouissante _ oui ! _ le « romanesque » de l’aviation dans lequel son mari a « donné«  _ elle, se chargeant de faire « tourner«  au quotidien, et sur terre, pas dans les airs, la vie de la famille (c’est-à-dire leurs cinq enfants, puis les nombreux petits-enfants qui trouvèrent en elle, et chez elle, un appui solide éminemment concret) !.. :

« elle élevant seule ses cinq enfants et quelques uns des enfants de ses enfants, tandis que lui était à des milliers de kilomètres, il ne fallait pas escompter d’elle qu’elle fasse l’éloge de l’aéronautique«  ; ayant, pour son lot de mère de famille (le plus souvent « vierge et sainte« , dit même quelque part son fils…) _ et cela dit de sa part à elle sans la moindre nuance d’acrimonie, mais avec un immense humour : c’est une formidable généreuse ! _ « la routine des repas, des courses, des lessives, des bulletins scolaires qu’elle signait, des sorties de classe qu’elle accompagnait, la trop grande propriété qu’ils avaient achetée sur les bords de l’Yonne et qui lui donnait encore plus de tracas, avec le jardin à entretenir, les déjeuners de famille à préparer, et des tablées chaque fois dignes d’un banquet de communion solennelle« , page 549 _,

au point de célébrer _ lui, l’auteur, et son fils, Philippe _ magnifiquement la distance ironiquement lucide et très perspicacement réaliste (et pratique) de son intelligence et de sa générosité !

Lui, Philippe, page 543 :

« me disant donc que je devais rendre _ à chacun des deux : et à son père, disparu, et à sa mère, toujours vivante ; et cela par l’écriture même de ce livre ! qui est une offrande (gracieuse) !.. _ ce que j’avais reçu :

de lui,

le signe qu’à la naissance il avait tracé sur mon front ;

d’elle,

l’histoire avec laquelle, depuis l’enfance, elle m’avait accompagné dans le noir de la nuit.

Pas pour acquitter une quelconque dette. 

Car la mort délie de toute obligation et rend blanches les pages sur lesquelles s’inscrit la comptabilité éphémère du temps.

Mais simplement afin de me débarrasser enfin et à mon tour _ par l’écriture de cet immense livre-offrande, qu’est Le Siècle des nuagesde l’encombrant fardeau _ tant qu’il n’est pas posé, donné, offert, livré ! _ d’une vérité vide, sans objet ni usage » _ puisqu’il revient, et seulement, à chacun de personnellement et singulièrement « faire« , à son corps défendant seulement, et quand le temps y vient, seulement aussi (= ni avant, ni après !), son expérience, propre, et du temps, et de la vie.

Et chacun qui atteint « le milieu de sa vie« , ou à peu près _ soit aux alentours des quarante ans… _, passe par de semblables questions, sans pour autant avoir toujours autant le talent _ rare ! et que j’admire personnellement beaucoup, beaucoup !de penser et d’écrire de Philippe Forest.

Même si je ne partage pas la vision de ce que lui nomme le « long, amer et inexpiable chagrin de la vie« , page 194 ; mais préfère ces (et ses) mots, en conclusion de la visite _ celle-là même que désirait accomplir son père ! et que le fils réalise, comme par procuration, pour lui ! Et c’est un épisode magnifique de ce grand livre !, aux pages 515 à 529 _, à Istanbul, des très belles fresques _ et elles m’ont, moi aussi, émerveillé ! Ce lieu est magique ! _ du Jugement dernier (en grec « Anastasis« …) à Saint-Sauveur-in-Chora,

donnant à regarder-contempler,

« risquant de nouveau _ après les regards sur « l’immense vaisseau de la nef«  spectaculaire de Sainte-Sophie ! _ le torticolis pour observer le détail des vastes fresques figurant le Jugement dernier«  au plafond de la chapelle annexe du Paracclésion, pages 523-524,

comment « le Christ triomphant prend par la main et tire de son cercueil à l’allure de navire ou de nacelle » Adam _ ainsi que Ève « flottant dans le noir _ bleuté ici, d’un bleu très sombre _ de la nuit, tandis que l’entourent la cohorte des élus et la troupe des réprouvés« , page 524.

Istanbul - Kariye Museum / Chora Church - Anastasis / Resurrection

 Anastasis / la Résurrection (à Saint-Sauveur-in-Chora, à Istanbul) :

Jésus relevant Adam et Ève du tombeau en les tirant par les mains

Et « soudainement, je parvenais à comprendre un peu mieux ce qu’une telle espérance avait pu signifier pour lui. Et en particulier au cours de ses dernières années où il s’était mis à considérer le vide _ décidément un amer de l’idiosyncrasie forestienne ! _ vers lequel il allait, avec davantage d’angoisse et de perplexité » ;

« la mort étant pour chacun ce néant _ infigurable, lui ? _ dont personne ne sait rien.

Si bien que toutes les fables qu’on s’en fait _ = tente, chacun, avec les uns ou les autres, de se figurer ? _,

dès lors qu’elles restent fidèles _ avec le moins de projections illusoires que l’on puisse… _ à la tragique et inexpiable déchirure du vrai,

se valent sans doute« …

Avec, encore, ces mots-ci de commentaire, de la part de l’auteur-narrateur, au participe présent, dans le même mouvement de réflexion, toujours page 524,

qui me rappellent _ et surtout annoncent ! dans le flux (normal) de la lecture du livre, pour le lecteur _ ce que Philippe Forest dira un peu plus loin, dans le décisif épilogue de son livre, cette fois _ conclusivement, donc _de ce qu’il désire, aussi, « rendre » _ en fait très simplement continuer, poursuivre : après (et d’après) elle… _, en action d’infini remerciement,

à sa mère :

« Chaque homme qui meurt à son heure méritant que l’on respecte les récits qui l’accompagnent dans le vide,

comme des paroles de rien _ et moi, je le savais bien _ l’escortant à la façon d’un enfant inquiet sombrant le soir dans son sommeil« .., page 524, donc.

Voilà !

« Les récits qui l’accompagnent dans le vide, comme des paroles de rien l’escortant

à la façon d’un enfant inquiet sombrant le soir dans son sommeil« …

À confronter avec ce que Philippe-le fils désire, donc,

et dans la mesure de ses moyens propres : ceux de l’écrivain, pas si « impudique » que cela qu’il est devenu !,

« rendre » ici aussi _ en ce « tombeau«  à son père _

à _ l’œuvre propre : de paroles ; en plus de sa personne à jamais vivante… _ sa mère :

« je devais rendre _ à chacun des deux : et le père, disparu, et la mère, toujours vivante, elle _ ce que j’avais reçu :

de lui, le signe qu’à la naissance il avait tracé sur mon front ;

d’elle, l’histoire avec laquelle, depuis l’enfance, elle m’avait accompagné dans le noir de la nuit« .

« l’histoire avec laquelle, depuis l’enfance,

elle m’avait accompagné dans le noir de la nuit » : voilà !

Mais, cela,

et pour lui maintenant _ en ce second versant, donc, de sa propre existence (de vivant-mortel) : passés les quarante ans… _,

dans toute la vérité, exigeante, qu’il pense, sans illusion _ sinon le moins possible… _ de fable, désormais, être la sienne :

par cette littérature,

moyen,

en _ et par _ ses longues phrases déployées, si souples, mais aussi si précises _ si probes et scrupuleuses, sans jamais la moindre lourdeur didactique : tant tout y est, d’un même mouvement, et poésie, et vérité ! par la pure grâce de son magnifique et si juste style ! _, dans la diaprure presque infinie

tant des nuances des précisions données,

que du souffle sien, long, beau et tranquille,

instrument _ artistique, mais pas technique…d’une approche sans fard _ mais pas tout « impudique » : seulement « vraie » ! _ de la réalité ! « rendue« , ainsi, en toute la richesse diaprée et juste de sa complexité…

C’est sans doute cela que Philippe Forest,

à côté du goût et des nuages et de la liberté (qu’il doit à son père),

doit à sa mère : sa vocation d’écrivain ;

et d’écrivain du vrai,

dans la vérité forte et belle, puissante

du déploiement de ses nuances diaprées :

par-dessus les fables mêmes _ et figures _ qui l’ont _ durablement _ nourri et formé…

Répondant ce matin à un courriel de mon ami Bernard Plossu,

voici ce que je lui disais à ce propos, et au passage _ il faut partager les bonnes choses ! _,

du Siècle des nuages de Philippe Forest :

De :   Titus Curiosus

Objet : « Le grand Bernard Plossu » + un grand livre sur l’expérience
Date : 28 octobre 2010 05:50:38 HAEC
À :   Bernard Plossu


Merci de ce texte en effet bien intéressant _ je le donne plus bas en post-scriptum…

Et qui te situe à la place
de référence _ sans didactisme aucun _
que ta seule liberté et probité
t’a donnée, sans rien rechercher de cet ordre (les places…),
puisque tu ne te soumettais (et continues de ne te soumettre…)
qu’à ta liberté et ta probité
face à ce que ton acte _ artiste _ de photographier
te donnait (et te donne : toujours !..)
face au réel, face aux autres,
dans le respect aimant de la seule beauté vraie
de leur altérité…
Soit une pureté.

C’est peut-être elle, cette pureté,
qui te fait à ce point unique…

Et cela, en un seul adjectif de ce texte,
même s’il n’est pas petit, ni mince (« grand » !)…

Thibaut Cuisset est en effet, aussi, un photographe de qualité…

J’utiliserai peut-être cela, à ma « façon« ,
dans l’article que je ferai _ voilà qui est fait ! du moins à moitié…

à propos des « 101 éloges »
quand j’aurai entre les mains et sous les yeux
un exemplaire du catalogue de l’exposition de Carcassonne.


Parfait, tout ça…

En ce moment, je suis dans la rédaction d’un article
sur le très très beau livre
d’un écrivain que, déjà, j’adore, Philippe Forest (l’auteur du sidérant « Toute la nuit » : à la NRf),
consacré à son regard sur la vie
passé « le milieu de la vie »
dans son rapport à ses parents, son père mort en 1998,
sa mère, née en 1922 toujours vivante et témoignante… :

ce livre superbe (de 556 pages : mais rien de trop ! ses longues phrases _ ce sont des paroles de pure confidence _ creusent en parfaite souplesse et justesse
_ liberté et probité sont aussi les mots qui me viennent pour l’écriture de Philippe Forest face au réel _
l’essentiel de l’humain ! et de l’intimité
_ c’est-à-dire du rapport le plus près et le plus vrai à l’autre _

s’appelle Le Siècle des nuages :
ou comment on se forme son expérience
en regardant vivre et vieillir (et mourir)
ses parents !


= son rapport au temps, autrement dit…

A lire, donc !

Même si on peut penser cela
un peu moins mélancoliquement que lui…

Bordelais, je suis un fidèle de mon voisin gascon Montaigne

_ et de son plus heureux « art de passer le temps«  : au final des Essais, dans le décisif et sublime (!) essai conclusif (III, 13), De l’expérience... _,

pour ce qui me concerne ;


Forest, de filiation bourguignonne

(Mâcon _ mais aussi le Forez, la Franche-Comté, la Bresse, le Jura : bref, l’est de la France (cf ton propre, si beau, Versant d’Est !) ; le soleil s’y couche plus tôt que du côté de notre Atlantique… _),

est lui parisien _ comme le Baudelaire des « nuages, les merveilleux nuages« 


Ce sont probablement les lumières diverses de nos contrées
qui marquent notre vision
_ faisant beaucoup de notre regard
sur le visible…


Merci de cet envoi !

Titus


Voici donc aussi l’envoi de Bernard Plossu,

d’un texte qu’un ami lui a adressé :

un ami m’envoie ça

b

—–E-mail d’origine—–
De : Ami
Envoyé le : Jeudi, 28 Octobre 2010 0:32
Sujet : ELOGES DE MAGALI JAUFFRET A BERNARD !

À :   Bernard Plossu

Voici des éloges de MAGALI JAUFFRET ! A ton égard !

CULTURE –  le 26 Octobre 2010
culture
Thibaut Cuisset, l’épure d’un paysage sans exotisme


Le photographe expose «Campagne française» à l’académie des Beaux-Arts et « Syrie, une terre de pierre » à la galerie des Filles du Calvaire.

Dans La modification, Michel Butor décrit les paysages qui défilent derrière la fenêtre du train comme des « paysages intermédiaires ». Ce sont ceux-là qui intéressent Thibaut Cuisset, 52  ans, lauréat de la 3e édition du prix de la photo de l’académie des Beaux-Arts. Grâce à ce prix, ce photographe, qui occupe une place singulière, respectée, a déambulé dans les plaines et moyennes montagnes de Haute-Loire, de Lozère, du Cantal, de l’Allier. Auparavant, il avait arpenté le pays de Bray pour le pôle image de Haute-Normandie et la Syrie pour son centre culturel français.
Son œil, formé aux images d’Antonioni, de Pasolini, de la nouvelle vague, à la manière dont ces derniers filmaient les arrière-plans, les lumières en extérieur, a scruté ces lieux antispectaculaires que l’on regarde peu, que l’on dit à tort « sans qualité », mais qui font une campagne encore bien vivante, en évolution constante. « À l’heure où l’on regarde la planète de manière globale, c’est sur le local que je voudrais me pencher, explique Thibaut Cuisset. Car je pense qu’affirmer la singularité de toute terre, c’est aussi s’interroger sur notre monde. »

Le règne du noir et blanc

Les rares photographes français qui, comme le grand Bernard Plossu, s’intéressent au paysage, cette construction faite de représentations, de valeurs, de repères culturels, partent avec un handicap. Bien sûr, il y a eu les grandes missions initiées par l’État et les institutions pour « encourager à la culture du paysage en France » et auxquelles restent attachés les noms de Jean-Louis Garnell, Pierre de Fenoyl, Raymond Depardon, Sophie Ristelhueber… Mais en France, on ne peut se revendiquer d’une lignée comme, par exemple, en Amérique. Partant en terra incognita, Thibaut Cuisset s’est donc lancé, en plein règne du noir et blanc, en pleine emprise de la photo humaniste, le défi de traduire l’éblouissement, l’aveuglement des lumières du Sud.

Du Maroc à la Namibie et à l’Australie, il a voyagé, pratiquant l’errance, s’imprégnant des lieux, absorbant leurs vibrations, s’arrêtant dans la banlieue romaine de Nani Moretti ou dans le Japon d’Ozu. Là, comme dans les campagnes françaises, comme en Syrie, où sa vision des ruines tranche, il a choisi des paysages qui n’apparaissent pas seulement en toile de fond du geste de l’homme, qui ne sont pas davantage des idéaux bucoliques de la nature.

Sans État d’âme ni pathos

Pour choisir ces lieux, Thibaut Cuisset a besoin que soient articulés un sujet, une lumière (très haute) et des couleurs (douces, en demi-teintes). C’est alors par « un travail d’élimination et d’épure » qu’il cherche à représenter « l’essence du paysage où ni l’anecdote, ni l’exotisme, le pittoresque ou le pathos n’ont leur place ». « J’essaie, explique-t-il, de procéder sans trop bouleverser l’ordre des choses, sans y projeter mes états d’âme, sans excès de signature, ni de style ». Mais il ajoute : « En même temps, c’est moi qui photographie. Or, je suis quand même davantage dans le percept (ensemble des sensations et émotions survenant à celui qui l’éprouve _ NDLR) que dans le concept ».

Aux termes d’un processus sensoriel et esthétique certainement aussi saisissant que le fameux instant décisif d’Henri Cartier-Bresson, son image de paysage à la chambre est à la fois objet documentaire, plastique et poétique. Une façon rare de renouer avec l’expérience directe du paysage…

« Campagne française », exposition à l’académie des beaux-arts, dans le cadre du Mois de la photo. Au 23, quai de Conti, Paris 6e, Jusqu’au 17 novembre.
« Syrie, une terre de pierre », galerie des Filles du Calvaire, 17, rue des Filles-du-Calvaire, Paris 3e, jusqu’au 6 novembre.
« Une campagne photographique, la boutonnière du pays de Bray », 64  pages, 27  euros, Filigranes  éditions, 2009.

Magali Jauffret

Et pour finir,

le souvenir encore ébloui _ j’avais dix ans ! _ de l’éblouissante découverte des fresques de la Résurrection de la chair, d’un autre très grand,

Luca Signorelli (Cortona, 1445 – 1523),

à la Capella San Brizio, du Duomo d’Orvieto (1499-1502) ;

dont voici encore, ultimement, une image _ éblouissante toujours !.. en son éclaboussement de blanc pur ! _,

quand

« Ils sortent de la mort comme l’on sort d’un songe« ,

pour reprendre la poésie si puissante, elle aussi _ autre souvenir, très intense encore, au lycée, cette fois, j’étais en classe de seconde ; mon professeur de Lettres était M. Alain Sicard… _, d’Agrippa d’Aubigné,

en ses « Tragiques« .

Voici l’œil de Signorelli,

celui-là même

qui, l’été 1502 _ comme le narre Vasari en ses Vies des peintres célèbres_ osa saisir les traits en voie de rigidification, déjà, par la mort (de la peste), de son fils Antonio… :

http://www.casasantapia.com/images/art/orvietolsignoresurr700.jpg

Luca Signorelli, Capella San Brizio, Duomo, Orvieto

L’événement de la mort de son fils était advenu chez lui, à Cortone, cet été-là, de 1502 ;

le père

venait à peine de terminer les fresques d’Orvieto (1499-1502)…

Titus Curiosus, le 28 octobre 2010

La joie sauvage de l’incarnation : l' »être vrais ensemble » de Claude Lanzmann _ dans l »écartèlement entre la défiguration et la permanence », « là-haut jeter le harpon » ! (VII)

07sept

Alors, quelle fut la solution poïétique cinématographique d' »auteur » de Claude Lanzmann ?

d’œuvre en œuvre « se confirmant » et « s’engrossant«  _ cf l’usage de ces deux verbes à la page 243 du « Lièvre de Patagonie« …)

depuis l’affrontement à l’énigme de « Pourquoi Israël« 

jusqu’au projet non, à ce jour encore, réalisé de l’opus cinématographique « nord-coréen«  (= la « brève rencontre de Pyongyang » cette semaine _ et cette « folle journée » du dimanche de canotage sur le fleuve Taedong-gang, tout spécialement ! qui la clôt en apothéose ! _ de la fin août 1958…),

en passant par le « monument«  (le mot est de Simone de Beauvoir, page du « Lièvre de Patagonie« , page 271 : « Il s’agit d’un monument qui pendant des générations permettra aux hommes de comprendre un des moments les plus sinistres et les plus énigmatiques de leur histoire« ) de « Shoah«  ;

à propos duquel, « Shoah« , ce jour même, je peux lire dans l’édition papier du « Monde« , à la page 3 du cahier « Littérature » et sous la plume de Yannick Haenel (et Franck Nouchi le « rapportant » en son article) cette phrase importante-ci, que je détache :

« « Shoah » est un film à venir, écrit Yannick Haenel _ donc, rapporte Franck Nouchi _ dans « Jan Karski« , son dernier ouvrage : « on commence à peine à penser _ rien moins !!! en 2009 : plus de six décennies après la survenue de la « Chose«  ; et encore vingt-quatre plus tard que le film même qui la fait (un peu ; jamais complètement : c’est tellement impossible !) « comprendre«  dans la matérialité précise de ses « détails« , « rapportés«  au plus fidèle par la « reviviscence«  des « témoignages«  si précieusement alors « recueillis« , en cette aventure filmique de ce film, « Shoah« , si singulier lui-même, par Claude Lanzmann !.. _,

on commence à peine à penser _ tant cela paraît d’abord, et même ensuite, impensable ! sur « l’impensable« , cf page 83 du « Lièvre de Patagonie« , et à propos de la mort et du néant évoqués par un poème de Monny de Boully, dont quatre vers ont été choisis (« j’ai fait graver ce défi immortel sur la stèle qui surplombe la tombe de ma mère, au cimetière du Montparnasse« ), cette expression de Claude Lanzmann, page 83 : « sur la stèle, on peut donc lire aussi quatre vers d’un de ses poèmes _ de Monny, donc, le « Rimbaud serbe« _, déchirant poème sur la mort et le néant impensables, impensable pensée«  : c’est le cœur de l’énigme même à laquelle tout le « Lièvre de Patagonie«  ose, et en permanence, se confronter !..  _

on commence à peine à penser

ce qu’un tel film donne à entendre«  _ le mot est à prendre à la lettre, par ce qui se donne à recevoir, accueillir, via les oreilles et le cerveau, des « récits de parole«  des « témoignages » proférés par la voix, accompagnée de l’expression des visages ; et l’expression en son entier étant aussi « reprise » en chapeau pour donner son titre à l’article de Franck Nouchi sur l’événement (dans l’histoire de notre inculture-culture) que constitue aussi, de fait, ce livre de Yannick Haenel, « Jan Karski« , à propos de ce que, d’abord, surtout, a fait (« fin août«  1942, pour ses deux « venues dans le ghetto«  de Varsovie ; et quelques jours avant « le 11 septembre 1942« , « voir un camp d’extermination des Juifs« ) ; et de ce que, ensuite, a écrit (en 1944 : « écrire un livre était encore une manière de franchir la ligne : une façon nouvelle de transmettre le message, comme si je passais de la parole à un silence étrange _ un silence qui parle« , fait superbement « penser«  et dire Yannick Haenel à Jan Karski, page 142 de son livre) ; Jan Karski ;

avec, sur la même page du Monde de ce vendredi 4 septembre, encore, un très beau « commentaire » à propos du « mandat » de « témoin »

(« Une chose est certaine, la posture du témoin qui a été mienne dès mon premier voyage en Israël _ en 1952 _, et n’a cessé de se confirmer et s’engrosser au fil du temps et des œuvres _ voilà ! _, requérait que je sois à la fois dedans et dehors, comme si un inflexible mandat m’avait été assigné« , disait Claude Lanzmann aux pages 243-244 de son « Lièvre« …),

sous la plume toujours infiniment sensible et justissime _ cf son plus qu’indispensable « « Qui si je criais… ? » _ Œuvres-témoignages dans les tourmentes du XXe siècle« , paru aux Éditions Laurence Teper en 2007 _ de Claude Mouchard ;

et pas seulement du « mandat de témoin » de Claude Lanzmann lui-même : en tant qu’« accoucheur«  (et « passeur« , aussi, transmetteur à bien d’autres, via ses propres œuvres : de cinéma de « reviviscence » des « témoignages« , précisément) ; en tant qu’« accoucheur« , donc, de « témoignages«  (des victimes, des bourreaux, des témoins plus ou moins extérieurs, ou passifs ou complices, volens nolens : « il s’agissait d’un film, j’étais à la recherche de personnages » s’exprimant eux-mêmes en personne en direct, en quelque sorte, à l’écran ; et pas de documents d’archives, page 432) ;

c’est à propos du travail, aujourd’hui, d’écrivains, tels que Yannick Haenel pour ce « Jan Karski« , ou Bruno Tessarech, pour « Les Sentinelles » ;

je lis ce qu’énonce le grand Claude Mouchard :

« ces deux romanciers nés après guerre, se retournent _ littérairement : à la recherche d’une « ré-incarnation« , pourrait-on dire… : par le souffle du style ! _ sur cette période qu’ils n’ont pas vécue en s’efforçant d’allier _ conjuguer, fondre… _ à leur écriture de « fiction » la connaissance précise _ historiographique _ des événements et si possible (mais là il arrive que les choses se gâtent), une charge de pensée. C’est la preuve qu’une transmission des témoignages s’opère ou se cherche _ aussi et spécifiquement _ en littérature _ en effet ! Cette exigence de transmettre _ oui _ est d’ailleurs d’emblée présente chez Haenel puisque, dans la première partie du livre _ « Jan Karski«  : pages 13 à 34… _, nous découvrons Karski par le regard du romancier, qui lui-même le découvre dans « Shoah« , de Claude Lanzmann _ avant de le « découvrir«  encore, en une seconde partie, pages 35 à 113, en tant que « témoignant directement« , en « auteur«  de son livre, en 1944 (paru sous le titre, en anglais, de « Story of a Secret State » ; le livre est traduit en français en 1948 : « Histoire d’un État secret » _ celui du gouvernement clandestin polonais en exil, à Paris, puis à Londres (ainsi que de son bras armé de la Résistance sur place, dans la Pologne occupée par les nazis et par les soviétiques !) _ ; et re-publié en 2004 sous le titre, cette fois, de « Mon témoignage devant le monde _ histoire d’un secret« , aux Éditions Point de Mire ; son tirage est épuisé… ; avec une nuance  d’importance toutefois : de 1948 à 2004, le « secret«  passe de la clandestinité de l’État polonais au mutisme mal assumé des États alliés à propos de l’Extermination alors en cours des Juifs d’Europe…). Le lecteur devient donc lui-même une manière de témoin _ à son tour ! s’il est, montaniennement surtout, « de bonne foi » ; sinon, « qu’il quitte » de tels « livres » !!! _, qui reçoit ce que l’auteur (Haenel), devenu transitoirement témoin d’une œuvre _ et le film de Claude Lanzmann, en 1985, et le livre de Jan Karski, en 1944 _, lui confie du témoignage _ par deux fois, en le film de Lanzmann (en 1977), et en son propre livre (en 1944) _ d’un autre (Karski), le témoin _ direct, lui _ des faits«  :

« on est fin août«  1942, page 90, du « Jan Karski » ; « il est allé deux fois dans le ghetto«  de Varsovie (la seconde étant « le jour suivant » le premier : en pénétrant par le « même immeuble, même chemin« ), page 32 ; « une maison de la rue Muranowska dont la porte d’entrée donne à l’extérieur du ghetto, et dont la cave mène à l’intérieur« , page 96 ; ou plutôt « il revient deux jours plus tard« , page 99 ;

et « quelques jours après sa seconde visite au ghetto de Varsovie, le chef du Bund, qui lui a servi de guide, propose à Jan Karski de « voir un camp d’extermination des Juifs« , page 101 : plutôt que du camp de Belzec lui-même, « il s’agirait _ avance Yannick Haenel _ du camp d’Izbica Lubelska« , page 101 (cf les pages 101 à 105 du livre de Haenel : terribles !) _ ;

et qui tragiquement échoue, ce Jan Karski de l’Histoire, à faire « reconnaître«  et « interrompre«  : par des interventions ciblées _ par exemple autour d’Auschwitz _ ces « faits« -là, par Roosevelt ou Churchill… _

Le lecteur devient donc lui-même une manière de témoin, qui reçoit ce que l’auteur (Haenel), devenu transitoirement témoin d’une œuvre, lui confie du témoignage d’un autre (Karski), 

le témoin

des faits _ eux-mêmes. Un témoin qui a d’ailleurs, historiquement, un statut particulier. Qu’il s’agisse de la Shoah, du goulag, ou du génocide cambodgien, nombre de témoignages émanent des victimes. Karski, lui, n’était pas juif. Polonais catholique et résistant, ce n’est pas en victime, mais en bystander (même s’il refuse de rester _ seulement _ dans cette position « à côté ») qu’il témoigne de ce qu’il a vu dans le ghetto de Varsovie et dans un camp _ en avant de celui de Belzec. C’est donc un « témoin-messager ». Ils ne furent pas nombreux dans ce cas« 

Fin de l’incise sur le commentaire si juste de Claude Mouchard ;

et je termine maintenant ma (toute première) phrase :

Alors, quelle fut la solution poïétique cinématographique de Claude Lanzmann ?

solution d’œuvre en œuvre « se confirmant » et « s’engrossant« ,

depuis l’affrontement à l’énigme, d’abord, de « Pourquoi Israël » (1973 _ le titre le dit lui-même !.. affirmativement !) en en proposant, en trois heures et quart de film de « témoignages« , pas moins, une première réponse, un premier éclairage,

jusqu’au projet non, à ce jour encore du moins, réalisé de l’opus cinématographique « nord-coréen«  (= la « brève rencontre de Pyongyang » cette semaine _ et cette « folle journée«  _ de la fin août 1958…),

en passant par le « monument » de « Shoah » (1985 _ de neuf heures et dix minutes rien que de « témoignages« , encore…) ;

ainsi que « Tsahal » (1994 _ de quatre heures et cinquante minutes) ;

« Un Vivant qui passe » (1997 _ une heure et cinq minutes) ;

et « Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures » (2001 _ une heure et trente cinq minutes)

quelle fut la solution poïétique cinématographique de Claude Lanzmann

au « mystère » découvert peu à peu par lui ;

et qui,

« vérifié » « dans le désespoir, pendant la réalisation de « Shoah« , lorsque je fus _ pleinement _ confronté aux paysages de l’extermination

_ tout d’abord (au village de Treblinka, à partir de la page 492 (« le détonateur manquait. Treblinka fut la mise à feu« ) du « Lièvre«  _

en Pologne« 

(« confrontation« 

_ cette « confrontation entre la persévérance dans l’être de ce village maudit, têtue comme les millénaires, entre la plate réalité d’aujourd’hui et sa signification effrayante dans la mémoire des hommes«  qui « ne pouvait être qu »explosive« , page 492 _

qui fut en effet « alors » _ en février 1978 _, pour lui, Claude, « un bouleversement inouï, une véritable déflagration ; la source de tout« , même !., page 169 : Claude Lanzmann le détaille magnifiquement au chapitre XX, aux pages 490 à 498),

quelle fut alors la solution poïétique cinématographique de Claude Lanzmann

au « mystère » découvert peu à peu par lui ;

et

qui

« se déclara » à lui, sans doute tout d’abord, en constatant, rétrospectivement, un jour

_ non précisé dans le livre, autour des deux pages 169 et 170 ;

et « constat«  qui fait, probablement, pleinement partie intégrante du « travail de deuil«  se poursuivant toujours, toujours, en Claude (« les novembre ne me valent rien, c’est le mois de la mort d’Évelyne« , page 189) de la perte de sa sœur Évelyne, par suicide, le 18 novembre 1966 _,

en constatant, rétrospectivement, un jour

la disparition du café « Royal »

(« un café très animé de Saint-Germain-des-Prés _ un vrai bistrot avec un grand comptoir courbe, de hauts tabourets rouges et une large arrière-salle _ situé juste en face des Deux-Magots, au coin de la rue de Rennes et du boulevard Saint-Germain« , page 169 _ je m’ y suis rendu ce samedi 5 septembre ! à la place du Royal, une boutique Armani…)

où s’était passé, « en un éclair« , page 170, une scène cruciale (avec la survenue improbable et inattendue _ et très malencontreuse pour Évelyne et son mari, Serge Rezvani… _ de Gilles Deleuze) pour le destin de sa sœur Évelyne, suicidée, dans certaines (longues, souterraines, certes) « suites » (plus de seize ans plus tard) de « cela«  _ = cet « éclair« -là, entre ces paires d’yeux-là, en ce lieu-ci… _, le 18 novembre 1966…

Alors quelle fut la solution poïétique cinématographique de Claude Lanzmann

au « mystère » découvert peu à peu par lui

du « combat » _ voilà le cœur de l’obsédant « mystère » ! _, de l' »écartèlement entre la défiguration et la permanence » ?..

des lieux _ à Paris, à Berlin, à Pékin et Shanghaï ; ou Pyongyang !!! _ ;

ainsi, peut-être aussi que le « combat«  et l' »écartèlement entre la défiguration et la permanence«  des personnes elles-mêmes qui y sont passées (et, certaines d’entre elles, au moins, ne sont plus ; sinon, pour et par nous, par le souffle vibrant de la mémoire en travail ; et son « imageance » ; versus les forces d’annihilation, et concertées ou pas, de l’oubli…) ?..


Car « permanence et défiguration des lieux

sont la scansion du temps de nos vies« , toujours page 169 :

« dans le temps« , conclut Proust sa « Recherche« 

Et « ce combat, cet écartèlement entre la défiguration et la permanence« 

sont bien « la source de tout«  (page 169, toujours)

de tout l’œuvre lanzmannien ;

à commencer par la « quête » (de « vérité » et « pour l’éternité«  !) cinématographique (via l’obtention et l’« incarnation«  des « témoignages« ) de Claude Lanzmann cinéaste ;

à laquelle s’ajoute, peut-être,

sur un mode de « compensation« ,

ou pas (c’est à considérer !),

à l’arrêt _ provisoire ou définitif ? qui le sait ? depuis le « Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures«  paru sur les écrans en 2001… _ de ses tournages,

à laquelle s’ajoute, peut-être, dis-je,

la « dictée«  de ce « Lièvre de Patagonie« -ci à Juliette Simont et Sarah Streliski :

quand la voix « dicte«  (et le livre « recueille ») ce que la caméra et le micro ne captent pas (ou plus !?!) sur la bande unique, en anneau de Moebius, du film de cinéma…

Nous allons bien voir…

Avec cette remarque d’apparence d’abord assez anodine que voici, pages 169-170 :

« Saint-Germain-des-Prés ou le Quartier latin ne sont certes pas des hauts lieux de massacre _ tels Treblinka, Sobibor, Belzec, Majdanek, Chelmno ou Auschwitz-Birkenau _ : que le Royal, la librairie Le Divan, au coin de la rue Bonaparte, à l’autre bout de la place, ou encore, Boulevard Saint-Michel, les Presses universitaires de France, théâtre de mes larcins _ d’étudiant, l’année de « frasques » 1946… cf tout le chapitre VIII _ aient dû, avec tant d’autres, céder _ voilà la « défiguration » !.. _ à la pandémie de la mode, est simplement triste » _ et significatif de la « croissance » rampante rapide du « nihilisme« _ ;

mais donnant lieu à la conclusion majeure qui la suit immédiatement, page 170 :

« Davantage, peut-être :

vivants, nous ne reconnaissons plus _ à mesure que, peu à peu, et d’abord assez insensiblement, du temps passe _ les lieux de nos vies ;

et éprouvons _ parfois, à l’occasion, alors un peu brutale, et nous surprenant... _ que nous ne sommes plus

les contemporains de notre propre présent« , page 170 du « Lièvre« , donc :

celui-ci, « notre propre présent« , nous filant, hors de perception, entre les doigts et nous échappant, insaisi,

ayant cessé, assez surprenamment, lui comme nous-même, d’« être vrais ensemble« 

Quelque chose de notre « co-présence » (et « con-temporanéité«  ! donc…)

est-il, ou pas, cependant,

de quelque façon, ou pas,

« rattrapable«  ?..

Voilà, en tout cas, la question (ou l' »opacité« ) à propos de ce « mystère » de l' »écartèlement » entre « permanence » et « défiguration » se combattant sans cesse

(et des degrés possibles d’une élucidation éventuelle de celui-ci)

qu’il me plairait _ sans la défigurer ; ou la détruire… _ d’éclairer un peu ici,

en conclusion enfin (et synthèse de l’esthétique d' »auteur » de cinéma de Claude Lanzmann),

de ma lecture de cet immense, on ne le dira jamais assez, « Lièvre de Patagonie » ;

et de ce « feuilleton de l’été » de ce blog…

Indépendamment de la configuration (« défiguration » versus « permanence« , donc) de ce carrefour parisien de Saint-Germain-des-Prés (baptisé « Carrefour Jean-Paul Sartre-Simone de Beauvoir« , qui plus est !),

et à côté des expériences foudroyantes, elles, des lieux de l’extermination industrielle des Juifs d’Europe sur le territoire de l’actuelle Pologne,

et à côté, aussi, des cas rapidement évoqués de Pékin et Shanghaï

(par où Claude Lanzmann est passé lors de ses deux voyages en Chine, en 1958 et en 2004 ; cf ses remarques des pages 328-329 :

à Shanghaï : « presque cinquante ans après, la métamorphose de la Chine me sauta _ presque « lièvrement«  _ au visage ; m’enthousiasma _ cf aussi le « Les Transformations silencieuses » et « La Propension des choses«  de mon ami François Jullien… _ ; je n’en dirai rien, sauf ceci : à Shanghaï, j’ai pris un bateau qui descendait le Huangpu jusqu’à sa confluence avec le Yangzi Jiang, où les deux fleuves deviennent une mer sans rivages. Pendant les trois heures de la navigation, on éprouve physiquement la puissance de la Chine, la conscience qu’elle a de cette puissance et sa façon orgueilleuse de le montrer« , page 328 ;

et à Pékin : « Pékin : ses dix périphériques ; ses gratte-ciel qui s’édifient à grande allure, changeant en quelques semaines le paysage urbain au point que les Pékinois eux-mêmes semblent dépaysés _ cf du même François Jullien « Dépayser la pensée«  _ dans leur propre ville devenue épicentre de la mondialisation _ lire aussi le très riche et passionnant « Mégapolis » de Régine Robin ; et mes deux articles sur ce travail en ce blog-ci… _ ; l’éblouissement absolu de la Cité interdite et du temple du ciel enfin offerts à tous ; Pékin le jour ; Pékin la nuit, avec ses restaurants, ses bars, ses prostituées mongoles à forte stature et terrassante beauté« , page 329…) ;

c’est la comparaison des deux cas de Berlin et Pyongyang

qui me semble la plus, et de manière assez éblouissante, parlante :

Pyongyang, elle, est la ville de l’impossible métamorphose d’un peuple tout entier « essoufflé » _ et pas que par le tabac ! _ dans un temps (totalement !) figé qui ne sait rien construire, tout en détruisant beaucoup, dans son temps (étatique) doublement immobilisé :

« La Corée du Nord a arrêté le temps deux fois au moins : en 1955, à la fin de le guerre ; et en 1994, à la mort de Kim-Il-sung« , page 335… Et « Un demi-siècle de mobilisation _ paralysante ! _, un demi-siècle sans tirer un coup de feu, cela ne peut être et se poursuivre sans un très puissant dérivatif : le tabac. Malgré défilés, pas de l’oie et rodomontades, l’armée coréenne est à bout de souffle. Cela se vérifie d’ailleurs à la faible amplitude de l’élévation, chez eux, du mollet tendu ; dérisoire si on le compare au jeté nazi du même pas de l’oie, grimpant haut, à la perpendiculaire du bassin« , page 337.


Les solutions cinématographiques pour « donner à voir«  (page 341)

« de la façon la plus saisissante, tout ce que j’ai narré plus haut _ pages 331 à 341 ; cf aussi mon propre précédent article de cette série _ sur la ville _ de Pyongyang _, le vide, la monumentalisation, la mobilisation permanente, le tabac et l’essoufflement généralisé, la faim, la terreur, la suspension du temps pendant cinquante ans ; montrant que tout a changé ; rien n’a changé ; tout a empiré. Et, sur des plans du Pyongyang contemporain, une voix off, la mienne aujourd’hui, sans un acteur, sans une actrice, sans reconstitution, eût raconté _ sur la bande-son de ce film « à venir«  _, comme je l’ai fait _ en le récit « parlé«  qu’a recueilli, via les doigts, sur le clavier de l’ordinateur, de Juliette Simont et de Sarah Streliski, la page du livre, cette fois _ dans le chapitre précédent, la « brève rencontre » de Claude Lanzmann et Kim Kum-sun. Il s’agirait d’un très minutieux et sensible travail _ de « construction«  riche et complexe, de « vérité » : sans trucages ni artifices séducteurs, mensongers _ sur l’image et la parole, le silence et les mots, leur distribution _ « scandée« , avec les « trous«  du souffle… _ dans le film, les points d’insertion

_ ultra-sensibles ! la « rencontre » (du souvenir énoncé par la voix du passé, éloigné mais revisité par le récit mémoriel, et des images fortes, en un autre sens, du présent des lieux, vides de la présence recherchée à re-trouver, re-rencontrer, de la ville…) trouvant à miraculeusement s’y « incarner«  _

Il s’agirait d’un très minutieux et sensible travail sur l’image et la parole, le silence et les mots, leur distribution dans le film,

les points d’insertion, donc,

je reprends cette phrase décisive de Claude Lanzmann, page 342,

du récit du passé _ par la voix off qui se souvient ! au présent de sa vibration ! _  dans la présence _ à l’image : de ce qui se donne à percevoir visuellement dans l’aujourd’hui _ de la ville _ dont l’« opacité«  effarante du « vide » se perce alors et ainsi _ ; discordance et concordance _ luttant avec acharnement entre elles : un « combat » et un « écartèlement » permanent de ce qui se refuse et se laisse pourtant appréhender (mais seulement à qui « cherche«  à « vraiment«  voir et à « vraiment«  entendre _ comme amoureusement : il n’y a que l’amour vrai à ne pas être aveugle ! _ si peu que ce soit, à contresens des « faux-semblants«  !) en « ressuscitant » du fait de ce que vient dire la voix vive du « témoin » qui se souvient, en une « vision » (ou « voyance« , page 285 _ ou même « imageance« , pour reprendre le concept-clé de ma lecture de l’« Homo spectator » de Marie-José Mondzain) hyper-hallucinée autant que très précise ! _ qui culmineraient en une temporalité unique _ un ruban de Moebius _, où la parole se dévoile comme image et l’image comme parole« 

Les solutions cinématographiques pour « donner à voir«  (page 341)

« de la façon la plus saisissante, tout ce que j’ai narré plus haut sur la ville » _ de Pyongyang aujourd’hui _ et la « brève rencontre » avec Kim Kum-sun en 1958

sont passionnantes !

Et, par contraste, en positif, cette fois, Berlin !

« J’aimais _ en 1947-4849 ; page 207 _, j’aime toujours Berlin ; et je n’en aurais jamais fini avec l’énigme _ voilà le passionnant de l’inépuisable singularité des « énigmes » : de villes, comme de personnes (telles que la mère de Claude, Pauline-Paulette Grobermann-Lanzmann-de Boully ; ou sa seconde épouse, berlinoise rencontrée à Jérusalem, Angelika Schrobsdorff)…  _ que l’ex-capitale du Reich, capitale aujourd’hui _ = l’« aujourd’hui«  de l’écriture de ce « Lièvre de Patagonie«  _ de l’Allemagne réunifiée, représente _ encore, toujours _ pour moi. Je peux passer des heures au Paris Bar ou au Café Einstein _ toujours ces merveilleux lieux de rencontres possibles (des autres), et d’une convivialité possible des différences et singularités, que sont les cafés de l’Europe… _, où inlassablement je confronte _ voilà : en « imageance«  ; et victorieusement : dans la joie… _ le spectacle de ces couples de jeunes Allemands, avenants, libres, sérieux, à toutes _ et combien diverses ! riches de leur vivante complexité !.. _ les images de ma mémoire ancienne.

Depuis 1948, je suis revenu bien des fois à Berlin, mais quelques années après la chute du Mur, au cours d’une croisière sur la Spree, la rivière de la ville, j’avais été saisi _ très positivement _ par l’architecture du nouveau Berlin, légère, aérienne, inventive _ voilà ce qui doit être, au meilleur du « génie » humain ! _ ; qui défiait _ avec l’« esprit«  incisif, créatif et joyeux, au-delà ses ironies mordantes, d’un Brecht ! _ le Berlin en ruines que j’avais connu autrefois ; et sa première reconstruction dont j’avais été _ alors, cet après-guerre _ le témoin ; comme si l’Histoire imposait à cette métropole un recommencement _ affirmatif, vivace : de « lièvre » ironique joyeux en son « bondissement«  _ perpétuel.

Bien plus tôt, dès 1989, j’avais découvert le Bauhaus-Archiv, le long du Landwehrkanal dans lequel fut jeté le corps de Rosa Luxemburg après son assassinat

(mon ami Marc Sagnol, grand chasseur de traces juives en Allemagne, en Europe de l’Est, en Russie, en Ukraine, ou en Moldavie, a été le premier à me montrer l’endroit où flottait entre deux eaux son cadavre ; je m’y rends maintenant, sans en saisir tout la raison, à chacun de mes séjours ; c’est comme une obligation intérieure à laquelle je ne puis me soustraire _ comme on le oit même les parenthèses de Claude Lanzmann sont essentielles, capitales ! _),

et d’autres lieux non construits, de vastes espaces abandonnés au cœur de Berlin de part et d’autre du tracé du Mur.

J’étais allé à maintes reprises à Berlin-Est pendant les interminables années de la guerre froide, avec un laissez-passer, mais je n’avais jamais vu ces endroits-là, car, jouxtant le Mur, ils étaient interdits.

Or ces lieux vagues et vides étaient précisément _ c’est ce dont je prenais conscience _ ceux de l’institution nazie. Si je les avais vus avant de réaliser « Shoah », je n’aurais sûrement pas été capable de les lire et de les décrypter _ il y faut l’apprentissage d’une culture « incarnée » on ne peut plus personnellement… A cause de « Shoah », mon regard était devenu perçant et sensible _ l’« expérience«  (afin de bien mieux « percevoir«  : ressentir et comprendre tout à la fois) se formant et se forgeant dans le mûrissement même de ce que vient mettre à notre portée et nous offrir du temps.

Le nom de la Prinz-Albrecht-Strasse me parlait _ désormais ! _ ; c’était là et dans les environs immédiats que se trouvaient les édifices de la terreur nazie, le Reichssicherheitshauptamt, le Auswärtiges Amt, la Gestapo : le centre du totalitarisme hitlérien.

Dans un de ces terrains vagues, si on descendait quelques marches, on accédait à une petite exposition souterraine, une enfilade de quelques salles, pas grandes du tout, avec des photographies ; certaines connues, d’autres moins ; légendées de textes sobres et forts _ cf mon article à propos . Le lieu était nommé « topographie de la terreur ». Je m’étais demandé quels Allemands avaient eu l’idée de cela ; et j’éprouvais pour eux, sans les connaître, une sympathie vive. Le passé revivait _ voilà : les « légendes«  « sobres et fortes«  ajoutant pas mal de choses aussi aux « images«  des photos… cf mon article du 14 avril 2009 à propos du passionnant travail de légendage du « Kriegsfibel » de Bertolt Brecht, in « Quand les images prennent position _ L’Œil de l’Histoire, 1 » de Georges Didi-Huberman _

Le passé revivait

par ces quelques salles ouvertes dans ce no man’s land que personne _ de si peu que ce soit « autorisé« , « académique« _ ne revendiquait ; où tout semblait possible _ facteur fondamental de l’« imageance«  de l’« Homo spectator« , comme du « génie«  créatif (pardon du pléonasme !) de l’artiste « auteur« ….

Je compris alors que Berlin était une ville sans pareille ; car on pouvait à travers ce paysage urbain déchiffrer tout le passé
_ passablement tourneboulé ! _ de notre temps ; appréhender _ de façon « saisissante » !.. _, comme dans des coupes géologiques, ses différentes _ comme superposées ; et, ainsi conservées, nous demeurant splendidement co-présentes _  strates _ le Berlin impérial, le Berlin wilhelminien, le Berlin nazi, le Berlin allié, le Berlin rouge, communiste _ qui coexistent, se conjuguent, se fondent en quelque chose _ un richissime ruban de Moebius _ d’unique pour l’Histoire du XXème siècle.

Pour moi, il y avait là une sorte de miracle mémoriel _ l’opposé de l’éradication-annihilation par le vide de Pyongyang, par conséquent _, un fragile miracle qu’il fallait préserver à tout prix. Je pensais que si les concepteurs et les architectes du nouveau Berlin voulaient assumer leurs responsabilités devant l’Histoire, ils ne devaient pas toucher à cela ; mais garder au contraire un vide _ respirant ! _ au cœur de la ville : ce trou, que, par devers moi, j’appelais « trou _ actif ! _ de mémoire ». Je me souviens avoir discouru là-dessus au cours d’un colloque, sans aucun espoir, car les promoteurs immobiliers ont le dernier mot ; et le plein l’emporte toujours _ sur le vide et l’élan (respiratoire, voire dansé !) de la remémoration de la personne singulière ; portée par ses « ailes du désir«  en quelque sorte… Mon « trou » rêvé n’existe plus aujourd’hui : c’est la nouvelle Postdamer Platz, avec son architecture futuriste, souvent admirable.

En vérité j’ai aimé Berlin dès la première année _ de séjour là-bas, en 1947 ou 48… _ ; j’avais surmonté ma peur de l’Est. L’effondrement du IIIe Reich, la capitulation avaient généré chez les Berlinois une sorte de liberté _ du « génie«  effectif, à l’œuvre (poïétique) : à la Kant… _ débridée et sauvage, alliée à une discipline et un courage inouïs« , pages 207 à 209 :

ce passage en forme d’« Ode à Berlin«  est particulièrement magnifique…

C’est le rythme de la scansion qui compte, l’élan et l’effectivité du souffle qui passe par les interstices et les espaces troués entre les strates, pour un sujet vivant qui se souvient et parle (et « crée«  aussi ainsi !) enfin,

amoureusement…

Voilà ce « souffle » qui « passe » dans la construction et le montage inspiré des divers « témoignages » des personnes, par les moindres inflexions de leur voix comme par les rumeurs de leur visage,

dans l’art de « vérité » du cinéma (de l’« être vrais ensemble« ) de Claude Lanzmann,

en tous et en chacun de ses opus…

Et voilà aussi pourquoi j’ose encore espérer la « réalisation » filmique de cet impossible opus « nord-coréen » de la « brève rencontre » à Pyongyang en 1958,

avec le chant de sa voix off sur l’« assise » d’images du vide de la ville monumentalisée d’aujourd’hui !…

D’où ce sublime hommage, évoqué page 83,

« défi immortel sur la stèle qui surplombe la tombe de ma mère, au cimetière du Montparnasse«  ;

ces « quatre vers _ gravés sur le marbre de la stèle pour l’« éternité » de la « présence » des disparus qui juste en contrebas reposent _ d’un des poèmes » de Monny de Boully ;

« déchirant poème sur la mort et le néant impensables ;

impensable pensée :

   « Passé, présent, avenir, où êtes-vous passés

     Ici n’est nulle part

     Là-haut jeter le harpon

     Là-haut parmi les astres monotones » »

Quel sublime « immortel défi«  ! que celui de la « présentification » à jamais

de qui « éternellement » on aime…

Titus Curiosus, ce 7 septembre 2006

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