Archives du mois de octobre 2023

La très rare délicatesse de François Couperin idéalement saisie par Michèle Dévérité en son parfait et si bien nommé « L’Âme en peine – Pièces pour clavecin »

26oct

La très rare délicatesse de François Couperin _ si difficile à vraiment bien « attraper » et donner… _, est idéalement saisie par Michèle Dévérité en son parfait « L’Âme en peine – Pièces pour clavecin« ,

en un CD sonamusic SONA 2305,

enregistré au mois de juin 2018 à Bra-Sur-Lienne, en Belgique…

Cf le bel article, très juste, « Couperin selonMichèle Dévérité« , d’Olivier Vrins, le 15 octobre dernier, sur le site Crescendo :

Couperin selon Michèle Dévérité

LE 15 OCTOBRE 2023 par Olivier Vrins

François Couperin (1668-1733) : L’âme en peine. Pièces pour clavecin.

Michèle Dévérité, clavecin ; 2018.

Notice en anglais, français, néerlandais et allemand.

80’57’’.

Sonamusica SONA2305.

C’est une jolie surprise que nous réserve le label belge Sonamusica avec ce florilège de pièces pour clavecin de François Couperin, réunies avec goût et transcendées _ voilà _ par Michèle Dévérité, sur un instrument historique de premier choix. Un disque auquel L’âme en peine, dernière pièce du Treizième Ordre, dans la tonalité de si mineur décrite par Marc-Antoine Charpentier comme “solitaire et mélancolique”, donne son titre. Enregistré en 2018, il nous parvient enfin, en dépit du Covid et de la disparition successive de Thierry Bardon, Robert Kohnen et Jean-Pierre Nicolas -respectivement directeur artistique du projet, ancien professeur et mari de l’interprète. De quoi conférer à ce disque attachant une touche _ sans nul doute _ d’émotion supplémentaire.

Les aficionados d’orgue et de clavecin se souviendront sans doute de l’enregistrement entrepris par Michèle Dévérité d’une anthologie de musique italienne pour clavier du 17e siècle (chez Arion) et d’une intégrale de l’œuvre des Forqueray père et fils (chez Harmonia Mundi), encensées par la critique. Cette dernière réalisation dépeignait déjà “Les tourments de l’âme” avec pudeur et sincérité, sans emphase ni dramatisme _ voilà.L’âme en peine” est d’une veine comparable.

Le séduisant instrument sur lequel Michèle Dévérité a jeté son dévolu pour cet enregistrement se prête à merveille au répertoire. Il s’agit d’un clavecin anonyme construit en France aux alentours de 1650, récemment restauré. La sonorité en est d’une rondeur envoûtante dans tous les registres. Le médium est généreux, les basses, charnues. Les aigus sont chatoyants, quoique plus discrets -mais qu’importe, puisque, dans ses pièces de clavecin, Couperin aime particulièrement à s’attarder sur la moitié gauche du clavier _ la plus grave, oui.

“Dans cet enregistrement, nous avons spécialement soigné l’accord en l’adaptant à chaque tonalité”, nous précisait, il y a peu, Michèle Dévérité.

De fait, l’accord de l’instrument bouscule quelque peu nos habitudes d’écoute : au tempérament égal, qui s’est imposé en Occident depuis la fin de la période baroque, la protagoniste de ce disque a, en toute logique, préféré le tempérament “ordinaire”, qui prévalait encore France au 17e siècle et au début du 18e siècle. Ce tempérament, issu du tempérament mésotonique, agrandit inégalement certaines tierces et certaines quintes pour pouvoir jouer dans des tonalités éloignées. L’éloquence, l’expressivité exacerbées qui caractérisent la musique baroque sont rehaussées par ces tempéraments inégaux, à l’aide desquels les compositeurs -au premier rang desquels les clavecinistes français- érigeaient des œuvres chargées d’”affects”. Comme nous l’a judicieusement fait observer l’interprète de ce disque, qu’une pièce telle que La Convalescence soit à ce point “grinçante” n’est donc ni le fruit du hasard ni le résultat de ce que nous aurions trop vite tendance à qualifier aujourd’hui d’ “intonation défectueuse”, mais au contraire un effet recherché _ oui, en toute discrétion _ par Couperin, qui, très malade à l’époque de sa composition, se savait probablement condamné.

Cet enregistrement, dont Les Folies françoises ou les Dominos constituent le plat de consistance, offre un condensé des plus belles pièces pour clavecin de François Couperin, sans s’astreindre à ressasser coûte que coûte les plus connues (exit, donc, Les Baricades Mistérieuses !).

Publiées en quatre recueils entre 1713 et 1730, rassemblées par tonalités en vingt-sept suites ou “ordres”, les pages pour le clavecin du neveu de Louis Couperin sont, pour la plupart, d’une profonde mélancolie _ voilà, mais jamais larmoyante. On ne s’étonnera pas, dès lors, que l’interprète ne hâte pas le pas -pas même lorsque le compositeur l’invite à jouer “sans lenteur”. Encore fallait-il, pour faire une réussite de ce disque, faire davantage que “prendre le temps de l’expression” : traduire, par la délicatesse _ et c’est bien là le mot couperinien par excellence… _du toucher et des ornements, cette intimité, cette tendresse, cette fragilité _ oui, oui, oui _ qui sous-tend l’œuvre entier du compositeur. Et ne pas oublier que, si le clair-obscur règne en maître sur un pan non-négligeable de la production couperinienne, l’art de Couperin Le Grand est avant tout celui d’un coloriste. L’humour et la fantaisie ne faisaient d’ailleurs _ certes _ pas défaut à l’auteur du _ sublimeConcert dans le goût théâtral, comme en témoignent Les Fastes de la grande et ancienne Mxnxstrxndxsx, petite comédie en cinq tableaux qui égaie le programme en son centre, Les Amusemens, ou encore les intitulés évocateurs de nombreuses partitions.

J’avouerai de bonne foi que j’aime beaucoup mieux ce qui me touche que ce qui me surprend”, confessait ce peintre des sentiments qu’était François Couperin. Ce disque ne peut que ravir ceux qui partagent sa pensée. Michèle Dévérité imprègne les trente-trois pages qui défilent sous ses doigts de grâce, rêve et nostalgie _ voilà… Le langage favori de Couperin n’est-il pas, après tout, celui qui n’affirme rien mais insinue, pour reprendre la belle expression de Philippe Beaussant ?

Soulignons, pour finir, la clarté et le relief de la prise de son _ en effet _, ainsi que la beauté de l’objet en lui-même, serti dans une pochette à l’effigie du compositeur _ au regard introspectif _ et accompagné d’une notice quadrilingue, richement illustrée et documentée. Il n’y manque qu’une biographie de l’interprète _ très discrète elle-même.

Son : 10  Notice : 10  Répertoire : 10  Interprétation : 10

Olivier Vrins

Ce jeudi 26 octobre 2023, Titus Curiosus – Francis Lippa

Trois lumineuses parutions aux passionnantes Editions du Canoë (de Colette Lambrichs) : de Youssef Ishaghpour, « Le Poncif d’Adorno – Le poème après Auschwitz » et « Rothko – une absence d’image : la lumière de la couleur » ; et de Michel Butor & Carlo Ossola, « Conversation sur le temps »…

25oct

ainsi que l’invitation à assister, demain jeudi 26 octobre à 19h 30, à la Librairie Les Champs magnétiques, dans le 12e arrondissement à Paris, à la présentation du livre, toujours de Youssef Ishaghpour, « Rothko – une absence d’image : la lumière de la couleur« ,
tous aux Éditions du Canoë, de Colette Lambrichs,
m’ont fait répondre aussitôt ceci à Colette :  
À propos de Bernard Plossu et de sa longue amitié avec Michel Butor (Mons-en-Barœul, 14 septembre 1926 – Contamine-sur-Arve, 24 août 2016), simplement ceci,
chère Colette : 
 
ce lien https://www.mollat.com/podcasts/bernard-plossu au podcast de mon entretien avec Bernard Plossu dans les salons Albert Mollat, le 31 janvier 2014 :
 
 
 
 
Je vais bien sûr lire avec très grand plaisir l’entretien (à Saint-Émilion, le 28 mai 2011) de Carlo Ossola avec Michel Butor,
et en dirai un mot aussi à l’ami bruxellois Pascal Chabot…
 
Bonne rencontre parisienne, bien sûr, demain soir jeudi à la librairie Les Champs magnétiques autour du sublime Mark Rothko (Dvinsk, 25 septembre 1903 – New-York, 25 février 1970),
et du « Rothko, une absence d’image – lumière de la couleur » que lui a donc consacré Youssef Ishaghpour (Téhéran, 14 mars 1940 – Paris, 15 octobre 2021)
 
Francis
Ce mercredi 25 octobre 2023, Titus Curiosus – Francis Lippa

Un petit détour lumineux par trois « Royal Odes » de Henry Purcell par le Banquet céleste de Damien Guillon : un charme délicieux tout simplement ravissant…

24oct

Un vif désir de lumineuse élégance _ très simple et sans tapage : écoutez et regardez ceci _ m’a conduit au CD « Purcell Royal Odes » du Banquet Céleste de Damien Guillon, le CD Alpha 780, paru le 4 mars 2022, et que j’avais jusqu’ici sottement négligé

_ et cela alors que souvent je me plains du bien faible niveau de la plupart des interprétations purcelliennes depuis au moins vingt ans…

À l’appui,

cet article-ci, en date du 28 juin 2022, de Christophe Steyne sur l’excellent site Crescendo :

Panel d’odes royales de Purcell, par un angélique Banquet céleste

LE 28 JUIN 2022 par Christophe Steyne

Royal Odes. Henry Purcell (1659-1695) : From those serene and rapturous joys, Z. 326. Fly, bold rebellion, Z. 324. Why are all theses muses mute, Z. 343. Céline Scheen, Suzanne Jerosme, soprano. Damien Guillon, Paul-Antoine Bénos-Djian, contre-ténor. Nicholas Scott, Zachary Wilder, ténor. Benoît Arnould, Nicolas Brooymans, basse. Le Banquet céleste. Marie Rouquié, Paul Monteiro, violon. Deirdre Dowling, alto. Julien Barre, violoncelle. Thomas de Pierrefeu, contrebasse. André Heinrich, luth. Kevin Manent-Navratil, orgue. Brice Sailly, clavecin. Février 2021. Livret en français, anglais, allemand ; paroles en anglais traduit en français. TT 63’02. Alpha 780

Ces trois odes datent de 1683-1685, alors que Purcell venait d’être nommé organiste à la Chapelle royale, et avant qu’il ne brille dans le genre opératique. Les « chants de bienvenue » honoraient le retour de la famille régnante _ Stuart _ dans le Palais de Whitehall, après leur séjour estival à la campagne. From those serene and rapturous joys est une de ces welcome odes ; dans la symphonia introductive, l’abrupte transition de ré mineur à majeur évoque-t-elle le rétablissement de la monarchie après le Commonwealth ? Fly, bold rebellion Illustre un complot déjoué contre Charles II. D’un langage tout aussi ingénieux, Why are all theses muses mute fait aussi allusion à cette tentative de régicide, et s’inscrit dans le contexte de la disparition de Charles II, déploré par un arioso empreint d’affliction.

L’équipe du Banquet céleste, dont voici le premier album consacré à l’Orpheus Britannicus _ Henry Purcell (1659 – 1695) _, tourne actuellement en concert (Poitiers, Rennes…) avec ces royal odes. Il y a une trentaine d’années, Robert King et son consort avaient gravé les vingt-quatre dans une série sous étiquette Hyperion qui fit date en tant qu’intégrale, mais était minée par un dramatisme déficient et une rigueur routinière. Le retour du musicien anglais pour le label Vivat à l’automne 2020 manifeste peu de changement esthétique, et ces bijoux du jeune Henry restent _ désespérément… _ à l’affût d’interprètes capables d’en restituer l’éloquence et le génie formel. La principale vertu de l’ensemble rennais _ Le Banquet céleste, de Damien Guillon _ réside dans le raffinement _ oui _ vocal comme instrumental, fidèle à la vocation chambriste de ces pages qui, pour être dédiées au souverain, s’enchâssent néanmoins dans une expression intime _ tout à fait.

Des voix fraîches et finement dosées cisèlent _ sans nulle affectation _ toute l’émotion du texte, à l’instar de Paul-Antoine Bénos-Djian dans le Rivers from their channel turned. Les figuralismes ne sont pas trahis, ni par le style ni par la technique (Nicolas Brooymans dans la redoutable tessiture d’abysse du Acursed Rebellion). Quelle magnifique conclusion offerte au Z. 326 : un With trumpets and shouts, introduit par un exultant Nicholas Scott (les crescendos après 0’32 !) et rejoint par un chœur resplendissant. Certes l’accompagnement instrumental semble parfois lisse et timide, quelques numéros restent sur une gracile réserve. Mais un délicat esprit _ voilà : sans se pousser du col… _ règne sur l’ensemble de cette réalisation, au point que Purcell s’entend rarement servi avec pareille subtilité _ oui. Quelle souplesse dans le Come then, change your notes d’une exquise cambrure rythmique ! Quel tact dans le For majesty moves et But heaven has now dispelled those fears ! Quel frémissement dans Welcome to all those wishes fulfilled ! Tissée par un Banquet rien moins que céleste, effectivement, cette musique paraît moins commandée par l’apparat de cour qu’elle n’est dictée par la lyre des anges. Au sein de la discographie : un témoignage infiniment précieux, qui va droit à l’âme et aiguise notre appétence pour une suite _ oui, oui, oui.

Son : 8,5 – Livret : 9 – Répertoire : 10 – Interprétation : 9,5

Christophe Steyne

Quel charme délicieux et ravissant !!!

Ce mardi 24 octobre 2023, Titus Curiosus – Francis Lippa

Le sublime bouquet final de l’Emerson String Quartet, avec Barbara Hannigan (et le piano de Bertrand Chamayou, pour un « Infinite Voyage », le CD Alpha 1000…

23oct

Pour ses adieux, après 47 ans de magnifiques concerts et disques,

l’Emerson String Quartet nous offre, avec le CD Alpha 1000, un somptueux « Infinite Voyage » _ regardez et écoutez cette brève vidéo (de 2′ 36) de présentation… _,

en compagnie de la toujours merveilleuse soprano Barbara Hannigan (accompagnée aussi pour la « Chanson perpétuelle » Op. 37, d’Ernest Chausson, par le pianiste Bertrand Chamayou),

avec un programme idéal et absolument parfait pour eux, constitué _ aussidu Quatuor à cordes Op. 3 d’Alban Berg, du Quatuor à cordes n°2 Op. 10 d’Arnold Schoenberg, et de la peu courue très belle « Melancholie » Op. 13 de Paul Hindemith.

C’est l’article de Jean Lacroix dans Crescendo le 16 octobre dernier qui a accru mon intérêt pour ce marquant CD du Quatuor Emerson :

Le Quatuor Emerson : la fin d’un parcours de près de cinq décennies

LE 16 OCTOBRE 2023 par Jean Lacroix

Infinite Voyage.

Paul Hindemith (1895-1963) : Melancholie op. 13 ;

Alban Berg (1885-1935) : Quatuor à cordes op. 3 ;

Ernest Chausson (1855-1899) : Chanson perpétuelle op. 37 ;

Arnold Schoenberg (1874-1951) : Quatuor à cordes n° 2 en fa dièse mineur op. 10.

Quatuor Emerson ; Barbara Hannigan, soprano ; Bertrand Chamayou, piano.

2022.

Notice en anglais, en français et en allemand. Textes des mélodies en langue originale, avec traductions en deux langues.

72’55’’.

Un CD Alpha 1000.

Toute histoire a une fin, mais dans la vie, chaque fin annonce un nouveau départ, dit un adage populaire, qui peut s’appliquer à la décision du Quatuor Emerson de mettre fin à 47 ans de carrière avec ce dernier enregistrement proposé par Alpha. On a du mal à y croire, tant ses membres sont inscrits dans le paysage de la musique de chambre depuis leur fondation à New York en 1976, avec une équipe stable pendant quatre décennies (Eugene Drucker et Philip Setzer aux violons -ils ont alterné régulièrement leur poste-, Lawrence Dutton à l’alto et David Finckel au violoncelle, remplacé en 2013 par Paul Watkins). Les Emerson, c’est des dizaines d’albums couvrant toute l’histoire du quatuor, de Haydn et Mozart jusqu’à Chostakovitch, en passant par Beethoven, Brahms, Mendelssohn, Debussy, Ravel, Bartók et maints autres, répertoire américain du XXe siècle compris _ et, à sa parution, en 2016, je n’avais pas manqué de me procurer leur coffret de 52 CDs « Complete Recordings on Deutsche Grammophon » 00289 479 5982. C’est aussi une série de créations : Adès, Previn, Rihm, Rorem, Harbison, Schuller… liste non limitative. En 2016, à l’occasion de leur quarantième anniversaire, le label DG avait publié un cube de 52 disques _ le voilà… _ qui retrace leur formidable carrière et fait la démonstration d’un son beau, sculptural et moelleux, comme l’a un jour défini un critique. Nul doute que les mélomanes ne cesseront de se référer encore et encore à leurs multiples interprétations.

Leur histoire commune s’achève donc en ce début d’automne, avec une affiche qui confirme ce que déclare Eugene Drucker dans la notice : Au fil des décennies, nous nous sommes continuellement intéressés au répertoire exigeant et intellectuellement enrichissant de l’école de Vienne _ oui. Mais nous n’avons joué le Deuxième Quatuor de Schoenberg qu’une seule fois, au milieu des années 1980, avant d’y revenir en 2015 pour un concert avec Barbara Hannigan au Festival de Berlin. Depuis lors, chaque fois que nous collaborions, nous nous disions qu’il nous faudrait un jour ou l’autre enregistrer ce chef-d’œuvre. Voilà chose faite _ dont acte. Le présent album, dont le titre, Infinite Voyage, illustre aussi la longue amitié des Emerson avec la soprano canadienne _ Barbara Hannigan, donc _, propose cette partition du Viennois, qui provoqua un scandale lors de sa création dans la cité natale du compositeur en décembre 1908 et dont la caractéristique est l’utilisation de la voix dans les deux derniers mouvements. Nous allons y revenir.

Suivons le programme tel qu’il est proposé. Il s’ouvre par la peu enregistrée Melancholie de Paul Hindemith, quatre lieder que le compositeur dédie à un ami mort au front en 1918, sur des textes tirés du recueil homonyme du poète Christian Morgenstern, traducteur d’Ibsen et de Strindberg, mort de la tuberculose (1871-1914). En moins de quinze minutes, l’auditeur est transporté dans un univers poignant, à la fois ésotérique et mystérieux, au sein duquel les douleurs sont familières, malgré les primevères qui fleurissent, où le tissage de la brume répond à la sombre goutte de la mort (titre du troisième poème) et où la forêt est immobile et silencieuse, entre l’oiseau dont l’œil se voile et la lune qui s’élève avec un chœur d’étoiles. Ces petits bijoux qui égrènent la tristesse et la morosité ont été bien servis par Christiane Oelze et l’Ensemble Villa Musica (MDG, 1995) ou par Barbara Höfling et le Quatuor Helian (NDR/Dreyer Gaido, 2015). Barbara Hannigan, en pleine complicité avec les Emerson, y déploie la sensibilité qu’on lui connait, portée par des cordes qui distillent la science de leur art avec une émotion qui enlace la voix _ oui.

Le Quatuor op. 3 d’Alban Berg, créé à Vienne le 24 avril 1911, est la seule page purement instrumentale que les Emerson se sont ici réservée _ en ce magistral CD conclusif. Quelques jours après la première, le compositeur épouse la jeune femme qu’il aime, Hélène Nakowski, conquise de haute lutte malgré l’opposition du père de l’élue ; le quatuor lui est dédié. Les dissonances de la partition, libérée du système tonal, s’accompagnent d’un lyrisme qui sait se révéler éperdu et d’une sensualité qui s’insinue entre les lignes. Les deux mouvements, traduits par les Emerson avec une effusion contrôlée, à la fois tendre et incisive _ voilà ! _, révèlent dans leur approche toute l’expressivité que Berg y a mise, entre amour pour la bien-aimée et intensité du langage, sans effusion immodérée, mais avec souffle.

La Chanson perpétuelle d’Ernest Chausson, pour laquelle Bertrand Chamayaou rejoint la soprano et le quatuor, est tragique dans l’évocation de cette femme désespérée que son bien-aimé a délaissée et qui se prépare au suicide. Ce poème à la perfection formelle est extrait du recueil de Charles Cros (1842-1888), Le coffret de santal, dont la version définitive a été publiée en 1879. Il a été proposé en trois versions par Chausson, tout à la fin de sa trop courte existence : avec piano, avec orchestre, ou pour voix, piano et quatuor. Les vers, que le compositeur n’utilise pas dans leur totalité -ce qui leur donne peut-être encore plus de force-, inscrivent la solitude, l’infinie douleur et l’appel de la mort, entre symbolisme et expressionnisme _ voilà. Jessye Norman en a laissé une version bouleversante et inoubliable avec Michel Dalberto et le quatuor de la Philharmonie de Monte Carlo (Erato, 1983). D’autres voix (Andrée Esposito, Brigitte Balleys, Sandrine Piau) ont bien servi cette page dramatique. Dans un registre d’une finesse qui laisse la désespérée peu à peu se diriger vers l’étang où elle va (se) couler, Barbara Hannigan, soutenue par le piano discret de Chamayaou et les cordes chantantes des Emerson, exprime toute la résignation sans issue avec une réelle pudeur.

Le Quatuor n° 2 de Schoenberg, composé entre mars 1907 et juillet 1908, est dédié à son épouse, malgré les difficultés que le couple rencontre alors, Mathilde, sœur de Zemlinsky, ayant, avec le peintre Richard Gerstl (1883-1908), une liaison qui finira par le suicide du jeune artiste. Dans la notice, Nicolas Derny rappelle que des historiens ont parlé pour cette partition d’un quatuor à cinq voix. Le chant, phénomène rare _ en effet _, s’invite en effet dans les deux derniers mouvements, sur des textes du recueil Le Septième anneau (1907) du poète allemand Stefan George (1868-1933), que l’on peut situer dans le mouvement symboliste et qui se présente comme un pont entre le style de la fin du XIXe siècle et le modernisme. C’est le moment où le langage musical de Schoenberg est en pleine mutation et marque sa tendance à passer de la tonalité à la non-tonalité. Si le premier mouvement exprime une forte tension, le scherzo qui suit cite une chanson viennoise dans laquelle presque tous les couplets répètent Alles ist hin (Tout est fichu), ce qui déclencha l’hilarité des premiers auditeurs. On relira à ce sujet ce qu’en dit Alain Poirier dans l’Arnold Schoenberg qu’il a signé conjointement avec Hans Heinz Stuckenschmidt (Fayard, 1993). La spécificité des deux derniers mouvements, lents tous les deux, est donc de leur associer la voix. Stefan George parle de deuil et de douleur, mais aussi d’amour à ôter et de désir de bonheur dans Litanei, puis d’aspiration à la transcendance dans Entrückung (Ravissement), le premier (troisième mouvement) étant construit comme thème et variations, avec des traces postwagnériennes, le second adoptant une liberté de langage dans laquelle la voix semble être attirée vers une autre « planète », celle du passage vers la série des douze sons. Les Emerson en offrent une interprétation toute en décantation et en profondeur, respectueuse de la construction et de la structure. Lorsque la voix de Barbara Hannigan vient s’insérer dans le processus, on se prend à entrer dans un espace qui serait en suspension. C’est à la fois beau et émouvant, L’osmose est totale _ oui _ entre la soprano et les cordes. Une vraie réussite, digne résultat du travail commun des cinq artistes.

Cet ultime album des Emerson, enrichi de jolies photographies en couleurs, est un bel hommage qui leur est rendu et qu’ils se rendent à eux-mêmes. On le thésaurisera _ oui _ comme un précieux cadeau offert aux mélomanes _ voilà. Chaque membre du quatuor va maintenant se diriger vers d’autres voies. Le titre de la notice Au revoir, mais pas adieu, est porteur d’un avenir, où l’on espère encore pouvoir les rencontrer.

Son : 9  Notice : 10  Répertoire : 10  Interprétation : 10

Jean Lacroix

Un CD absolument superbe !!!

Ce lundi 23 octobre 2023, Titus Curiosus – Francis Lippa

Et puis écouter et comparer, pour le plaisir, de la « Danse roumaine » Op. 8a BB 56, Sz 43 n°1 de Bela Bartok (en 1910), les podcasts du CD Artalinna ATL A027 de Benedek Horvath avec sa vidéo de ce même opus prise en concert le 10 novembre 2018…

22oct

Dans la continuité de mes articles des 19, 20 et 21 octobre _ «  « , «  » et « «  _,

voici ce dimanche 12 octobre 2023 de quoi comparer deux interprétations données à Paris au mois de novembre 2018 par Benedek Horvath, de la « Danse roumaine » Op. 8a, BB 56, Sz 43 n°1, de Bela Bartok (de 1910) :

_ d’une part, les podcasts des deux mouvements 1 (Allegro vivace – Lento – Tempo primo) et 2 (Poco Allegro – Piu mosso – Molto vivace – Vivacissimo), d’une durée respective de 4′ 50 et de 4′ 27, du CD Artalinna ATL A-027, qui paraît maintenant…  ;

et

_ d’autre part la vidéo du premier mouvement de cette même « Danse roumaine » Op. 8a, BB 56, Sz 43, d’une durée de 4′ 34

_ avec en bonus,  cette autre vidéo prise le même jour, le 10 novembre 2018, lors du même concert de Benedek Horvath, du sublime « Dans les brumes » (de 1913) de Leos Janacek, d’une durée de 13′ 23…

Pour le plaisir de tout ressentir d’une œuvre à jamais étonnante, puissante et magnifique…

Ce dimanche 22 octobre 2023, Titus Curiosus – Francis Lippa

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