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Sur la liberté d’écriture du récit : les conquêtes du travail de René de Ceccatty en son « Enfance, dernier chapitre »

08jan

La réponse d’Aharon Appelfeld, le 19 mars 2008

_ que voici :  » La différence entre un roman, entre l’écriture romanesque et l’écriture de mémoire, par exemple, c’est que l’écriture du roman mobilise toute la personne _ voilà _, mobilise ses sens, sa sensibilité, son imagination et sa mémoire. Si on se contente d’écrire ou de raconter ses mémoires, son autobiographie, on s’intéresse à, et on part surtout de, la dimension chronologique de l’être ; on se cantonne à ça _ l’alternative se situe donc entre se mobiliser et être cantonné. Si on n’écrit qu’à partir des sens, on fait de la littérature pornographique. Si on n’écrit qu’à partir du sentiment, c’est de la littérature sentimentale. Si on écrit uniquement à partir de l’intellect, c’est de la philosophie, et ce n’est plus de la littérature. Et si on n’écrit qu’à partir de son imagination, c’est de la science-fiction _ toutes écritures de cantonnement et d’immobilisation. Le roman, lui, fait la synthèse, et mobilise tout mon être«  _,

à ma question

_ que voici, à 36′ 33 du podcast au sein de l’article Ré-écouter la voix d’Aharon Appelfeld : à Bordeaux le 19 mars 2008   » Merci d’être présent. Je voudrais vous demander ce que vous apporte votre écriture, en particulier romanesque, par rapport à ce que vons avez vécu ; puisque La Chambre de Mariana reprend ce que vous avez raconté dans Histoire d’une vieAlors je voudrais vous demander ce que vous apporte cette écriture de type romanesque, qui n’est pas de l’ordre du divertissement, par rapport au sens de votre vie.«   _

sur ce qu’apportait l’écriture romanesque au sens qu’il donnait, lui, à sa vie,

la réponse d’Aharon Appelfeld

a réactivé mon attention au « principe flottant
sur la nature particulière de cet objet qu’est l’enfance » (ces expressions se trouvent à la page 350)
qui anime fondamentalement le récit d’Enfance, dernier chapitre, de René de Ceccatty ;

et par opposition à ce que René de Ceccatty, lui, nomme « une narration linéaire, événementielle, chronologique »

(cf aussi ce passage page 394 :

« mes réticences à m’en tenir à une _ simple _ chronologie linéaire
ne relèvent pas de ce qu’on pourrait présenter négativement comme un désordre structurel
ou une négligence de construction,
ni d’un aléatoire soumis au système de l’association d’idées,
ni encore d’une « manière » que j’ai adoptée dans certains de mes livres _ des biographies _ consacrés à des personnalités dites complexes dont j’ai tracé le portrait en m’autorisant une libre circulation temporelle _ voilà l’expression cruciale : « en m’autorisant une libre circulation temporelle«  _,
mais _ bien plus essentiellement _ de la nature même _ voilà ! _ de cet objet de réflexion qu’est l’enfance.
Non seulement « objet de réflexion », mais essence même _ voilà ! qui consiste en un questionnement ouvert par des va-et-vient permanents (et sans fin), allant de l’inconnu, déroutant, à l’un peu mieux connu (et retour)…  _ de la réflexion. ») ;

ou encore par rapport à ce qu’aurait pu être un récit « par listes » (page 198 :
« On pourrait raconter une enfance par les odeurs (…). Par les vêtements. Par les lectures.
Par listes.
Mais ce serait renoncer au système d’associations d’idées _ en permanence ouvert sur de l’à découvrir, lui… _ qui préside _ voilà ! _ à la rédaction de ce livre,
dont aucun chapitre ne se ferme définitivement _ comme pour un Montaigne (« tant qu’il y aura de l’encre et du papier au monde« ) ou pour un Proust ne cessant d’abouter et accoller à son texte déjà écrit, de nouvelles  « paperolles«  _, ni aucune scène ne peut _ en sa singularité _ être classée _ rangée, bouclée, enfermée en une catégorie délimitée à jamais _ »).


Tout demeurant, et en permanence, ouvert et questionnant,

taraudant l’auteur ;

comme plus tard le lecteur, en un dialogue se poursuivant, lui aussi, à l’infini.

L’œuvre est fondamentalement ouverte.

La méthode, parfaitement ajustée à la complexité même de l’objet qu’il s’est assigné : « l’enfance » comme « essence même de la réflexion »,

est donc pleinement et parfaitement assumée par l’auteur, qui s’y déploie avec bonheur…

Car, page 370 :

« C’est le propre de la mémoire
de ne pas plus épuiser ou pâlir les images qui lui reviennent,
que de pouvoir s’y arrêter ».


Ce penser ne cessant de bouger

et s’étendre en une pluralité de directions, elles-mêmes nécessaires…

Ainsi ce « travail » de remémoration-écriture lui-même ne peut-il être qu’infini :


« Le travail n’est pas terminé. Par qui _ d’autre _ pourra-t-il l’être jamais ? » termine ainsi René de Ceccatty, page 405, ce très riche et principal chapitre « Enfance » de ce merveilleux livre…

Il me semble _ est-ce une question d’âge de l’écrivant ? ou une question d’époque (« modernité«  me paraîtrait incongru ici) de l’écriture ? ou tout simplement une affaire de degré de liberté conquise peu à peu en son œuvre même (et en sa vie ?) par l’auteur ? _
que René de Ceccatty parvient
_ et cela quelles que soient ses propres « réticences », voire « remords », ou scrupules
(qui même parfois, je l’avoue, m’agacent un peu, ô très légèrement ! : qu’il soit donc un peu plus confiant en lui-même et en son merveilleux pouvoir d’auteur ! il s’en est donné pleinement et magnifiquement, opus après opus, le droit effectif)… _ ;

il me semble qu’il parvient ici _ en dépit de ces doutes et inquiétudes qui le taraudent ! il craint un peu trop, parfois, de ne pas être à la hauteur de son défi d’auteur, par rapport à d’autres qui l’ont impressionné… _
à une merveilleuse liberté de circulation (d’« imageance ») d’une image à l’autre,
qui me séduit tant comme lecteur, appréciant cette magnifique mobilité (et justesse !) :

parfaitement « dansante », aurait dit sa mère (cf page 242)…

Et à l’image du funambule de Genet, que partagent et Marie-José Mondzain et René de Ceccatty,

il me faut ajouter celle, sublime elle aussi, du « danseur de cordes«  _ voilà ! _ du magistral Prologue d’Ainsi Parlait Zarathoustra de Nietzsche, comment pourrais-je ne pas y penser ?..  


« En m’autorisant une libre circulation temporelle », disait donc René de Ceccatty _ c’était alors à propos de ses travaux de biographies d’auteurs _, à la page 394.

Aisance et hyper-mobilité dansante de « circulation »

à laquelle n’a pas, me semble-t-il, tout à fait osé se rendre plus souvent un Aharon Appelfeld (Jadova, 16-2-1932 – Petah Tikva, 4-1-2018) en son écriture mémorielle,
réservant, lui, cette écriture dansée-là, à sa seule écriture de fictions…

Pardon de sans cesse ramener à ce livre déjà ancien pour lui, René de Ceccatty, qu’est Enfance, dernier chapitre, paru le 2 février 2017,


mais ses échos sont toujours tellement présents pour moi _ le livre ne quittant, d’ailleurs, pas mon bureau, il demeure à portée de ma main et de mes relectures ! Et continue de me travailler : je m’y réfère… _,
me rendant même d’autres lectures _ telle celle du Classé sans suite de Claudio Magris, comportant, pourtant, lui aussi bien des déplacements dans l’espace comme dans le temps _ un peu trop lourdes, et même par moments plombées…

Idéalement,

il me plairait de voir désormais René de Ceccatty auteur pousser un peu plus loin la confiance en lui-même,

et se révéler encore un peu plus serein et heureux en son écriture, si porteuse,

si « télétransporteuse » même…

Mais ce serait probablement aller à l’encontre de sa foncière humilité personnelle,
et de son infini auto-questionnement d’auteur, travaillé au tréfonds de sa quête d’écriture, par l’insatisfaction de l’à-peu-près, de l’améliorable, sur la voie qu’il a empruntée vers toujours _ de même qu’en son travail de traduction ! _ davantage de précision et pertinence,
parce que perpétuellement et sans fin dans le souci et la recherche active de constants nouveaux progrès de justesse…
Et cela n’est bien sûr en rien reprochable !..

A quel moment doit-on donc décider qu’une œuvre a atteint enfin son point d’achèvement ?..

Tout au contraire : nous nous sentons comme en devoir de le rassurer _ il sait nous transporter ! _ et de l’en épauler…

Ce lundi 8 janvier 2018, Titus Curiosus – Francis Lippa

La sublime justesse de l’humour de Dominique Noguez, cette fois dans un merveilleux « Causes joyeuses ou désespérées »

29mai

On ne dira jamais assez de bien de Dominique Noguez,

si magnifiquement juste,

avec l’humilité, toujours, de la brièveté,

en ce qu’il nous offre généreusement à _ joyeusement _ partager et lire de lui.

Cette fois, ce mois de mai 2017, pour ce cadeau inespéré, que constitue ce bref et tellement délicieux florilège (d’articles la plupart déjà publiés, ici ou là, à quelque occasion assez spécifique, mais soigneusement conservés, ensemble, en un dossier à portée de sa main, parce que bien aimés de lui, leur auteur) qu’il nous propose maintenant _ et, bien sûr, rien de cela n’a d’un seul moindre poil vieilli : la sublime fraîcheur (de vérité !) de toute cette petite musique-là est demeurée intacte, pure, vierge : à jamais tout simplement juste !!! _, sous le titre de Causes joyeuses ou désespérées, qui paraît aux Éditions Flammarion.

Je me permets ici de simplement reproduire le courriel à l’ami Pierre Bergounioux _ auquel l’ouvrage est dédié, je m’en suis avisé en terminant ma lecture _ que j’ai adressé hier, afin de tâcher de joindre _ par courriel, ou au téléphone _ Dominique Noguez lui-même :

Cher Pierre,

à chaque parution d’un ouvrage de Dominique Noguez,
je m’en saisis et m’en délecte !

Ainsi de ce brillant et plus encore merveilleusement juste ! « Causes joyeuses ou désespérées »,
dont je m’avise, venant d’en terminer la lecture, qu’il vous est dédié _ sans davantage d’explication…

J’ai rencontré une seule fois Dominique Noguez : aux obsèques (en décembre 2006) de notre ami commun Hervé Brevière ;
qui me parlait souvent de lui, et de leur amitié
nouée en khâgne au lycée Montaigne à Bordeaux.

Je me demandais si c’était là, en ces classes, que vous avez fait, vous aussi, la connaissance de Dominique Noguez ;
mais en y réfléchissant, Hervé est passé au lycée Montaigne un peu avant moi (qui suis né en 1947) ;
alors que vous, y êtes passé un peu après.

J’ai eu l’adresse électronique de Dominique Noguez, mais l’ai égarée…
Et j’aimerais lui proposer de venir présenter son livre _ tant de justesse en si peu de mots et avec cet humour détonnant en même temps que humble _ chez Mollat…

En tout cas, je suis ravi d’apprendre ainsi l’estime que vous porte Dominique Noguez…

Bien à vous, Pierre,

Francis

Voilà.

C’est en effet un bonheur rare de lecteur que d’admirer et se réjouir si vivement de tant de justesse de penser, en telle grâce de légèreté grave _ à la Mozart ? à la Domenico Scarlatti ? Je me délecte aussi depuis samedi dernier de l’écoute en boucle du 5 éme volume de Sonates de Domenico Scarlatti que vient de nous donner le génial Pierre Hantaï : mêmes qualités de justesse, de vivacité, d’esprit, d’humour, de légèreté grave, ainsi que de politesse de la brièveté, que dans l’alacrité d’écriture, si intensément merveilleuse, de Dominique Noguez ! _ d’écriture, avec tant d’esprit ainsi que de culture _ aussi large que profondément faite sienne, et avec une aussi sublime pertinence ! _,

avec ce merveilleux humour, aussi incisif et mordant que tendre, doux et apaisé…

Ce Causes joyeuses ou désespérées est tellement pourvoyeur de joie à chacune de ses 176 pages

qu’il doit être à faire rembourser de toute urgence par la Sécurité sociale…


Titus Curiosus, ce lundi 29 mai 2017

P. s. : le terme de « Causes » se justifie ici par la nécessité _ au moins pour l’auteur _ d’un si peu que ce soit d’argumentation ou plaidoyer à dérouler, a minima, et en toute modestie _ sans guère d’illusion, de sa part, de réussir à convaincre surtout ceux qui ne le liront pas !!! _, face à tant de cécité d’esprit jointe à tant d’inculture galopante, parmi les opinions arrêtées de beaucoup trop nombreux de nos frères humainslà-dessus, et sur cela, revenir au lucidissime portrait du « dernier homme » dans le génial Prologue d’Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche…

Ce Causes joyeuses ou désespérées _ à son tour « un livre pour tous et pour personne«  _ de Dominique Noguez, étant, bien sûr, lui aussi une petite bouteille à la mer : des lecteurs potentiels…

Et au final, c’est bien toujours la joie qui doit l’emporter… Nous n’en démordrons décidément pas !

 

« Pour célébrer la rencontre » : un texte mien de 2007 « retrouvé » !

26oct

Revoici un texte provisoirement égaré,

et retrouvé.

Pour célébrer la rencontre

Les rencontres changent forcément les vies _ tel le clinamen de Lucrèce.

Des rencontres, il en des de fâcheuses, voire de tragiques, en tout cas de mauvaises. On s’en voudra toujours, forcément, de n’être pas ce jour-là resté bouclé chez soi, ou, au moins, sur son quant à soi. Mais c’est trop tard.
Des rencontres, il en est, en foule _ c’est même le tout-venant _, d’insipides et vides, affectées seulement de leur propre bulle de vacuité _ nullité et néant de remplissage qui s’étonne même, stupidement, d’exister.

En fait, la rencontre, ici, n’a pas lieu. Il y a erreur de vocabulaire. Ce ne sont que des ombres qui se croisent et se manquent _ comme les parallèles d’Euclide, sans le choc bien physiquement sensible du clinamen…
Et il s’en trouve aussi quelquefois d’heureuses _ un amour, une amitié qui se découvre _ qui ne courent tout de même pas les rues, même s’il faut bien sortir un peu pour faire des rencontres.

Car, avec la rencontre, avec ce moment improbable, et imprévu, d’une rencontre avec une personne singulière devenant soudain quelqu’un de plus ou moins important pour soi, voilà que le monde, qui paisiblement vient de prendre sans à-coup quelque millimètres à peine d’expansion _ à moins que ce ne soit le monde environnant qui se soit gentiment écarté, reculé _, voilà donc que le monde se met à laisser bruire, sans doute par l’interstice infime qui vient d’advenir, telle des lèvres, dans le sol, dans la croûte terrestre, ou dans le bleu du ciel, un murmure champêtre, un air infinitésimalement plus léger, une harmonie douce et discrète comme un secret qu’on ne devine qu’à la puissance de quelques lointains effets : l’air à l’entour, comme par un apport d’oxygène, se colore maintenant d’un vivifiant éclat, d’une lumière caressante un peu plus chaleureuse, conférant à tout ce qui remue une allure quasi dansée, chaloupée, comme réenchantée _ même si on ne s’en rend pas forcément tout de suite compte. Il vaudrait mieux cependant, tout va si vite…

L’elfe Ariel vient de manifester ses pouvoirs musicaux éoliens dans l’île tempêtueuse où se désolait dans son errance tournoyante de presque lion en cage l’exilé Prospero, de neuf débarqué…

Mais rencontre il y a, à la double condition de savoir et d’oser saisir l’occasion (de rencontrer quelqu’un), occasion peu détectable, qui risque même de passer trop vite quand elle survient _ pour laquelle commencer par ouvrir grand tous ses sens.


De savoir et d’oser la retenir, cette occasion qui passe, en la tenant un peu dans la main _ comme Montaigne nous le raconte superbement, nous livrant, à la fin de son livre (et de sa vie) son art de jouir du présent, en son dernier essai (Essais, livre III, chapitre 13, « de l’expérience« ) à propos de l’expression « passer le temps« .


Je ne résiste pas au plaisir de citer le passage : « J’ai un dictionnaire tout à part moi : je passe le temps, quand il est mauvais et incommode ; quand il est bon, je ne le veux pas passer, je le retâte, je m’y tiens » _ retâter, s’y tenir. « Il faut courir le mauvais et se rasseoir au bon » _ se rasseoir : quelle superbe litanie de verbes actifs ! Je poursuis la lecture : « Cette phrase ordinaire de passe-temps et de passer le temps représente l’usage de ces prudentes gens _ ah! l’humour et l’ironie de Montaigne ! _, qui ne pensent point avoir meilleur compte de leur vie que de la couler et échapper, de la passer, gauchir _ voilà les antonymes _, et, autant qu’il est en eux, ignorer et fuir, comme chose de qualité ennuyeuse et dédaignable. Mais je la connais autre, et la trouve, et prisable, et commode, voire en son dernier décours, où je la tiens ; et nous l’a Nature mise en mains _ mise en mains, ce n’est pas moi qui le lui fait dire ! _, garnie de telles circonstances, et si favorable, que nous n’avons à nous plaindre qu’à nous si elle nous presse et si elle nous échappe inutilement. » C’est magnifique !

Je reprends : rencontre il y a, à la condition de ralentir un peu le passage, la course affolée du temps.


La rencontre fournit une telle occasion, si et quand on se dit que quelque chose de singulier est en train d’advenir, avec une personne devenant là sous nos yeux quelqu’un de définitivement singulier pour nous. On n’en revient pas, c’est le cas de le dire. Il faut s’y arrêter, y prêter toute l’attention que cela, et d’abord que la personne de l’autre, méritent.

Et même, rencontre il y a, à la condition de retenir le moment, comme un instant encore, et toujours, hébété, qui s’ébroue, et doit, le premier tout étonné, comme s’extirper de la course aveugle et précipitée des secondes trop uniformes d’avant, d’avant cette rencontre, et accédant étrangement, mais royalement, lui, le moment, au hors-temps de l’éternité.

Car le temps nous offre _ ce n’est un paradoxe qu’en apparence _ l’expérience de l’éternité _ du moins à qui sait l’expérimenter, la « cultiver« , dit Montaigne…


Nous n’expérimentons, en effet, l’éternité, que dans le temps, que dans ce que le moment présent tout d’un coup vient nous offrir de possibles, quand le moment se met, à toute allure, à bourgeonner et fleurir, et nous offre la fenêtre, plus ou moins étroite ou large, de l’épanouissement de ce qui n’était qu’en germe. Dans la rencontre, précisément. En ce relativement bref laps de temps, mais qui s’élargit incommensurablement, jusqu’à une dimension d’éternité.

« Nous sentons et nous expérimentons _ ajoute-t-il même _ que nous sommes éternels« , dit, d’expert, le cher Spinoza en son Ethique.

Saisir, tenir, retenir ce moment présent. Afin de se réjouir alors de cette grâce (de la rencontre de cet autre, devenant, ici et maintenant même, important pour soi, important pour nous) comme il convient.

« Tout bon, il a fait tout bon« , se réjouit Montaigne, un peu plus loin que le passage cité plus haut :

« Pour moi donc, j’aime la vie et la cultive _ voilà le mot tout aussi décisif _ telle qu’il a plu à Dieu de nous l’octroyer » _ Dieu ou la Nature : les dispensateurs de la vie… « Je ne vais pas désirant que soit supprimée la nécessité de boire et de manger, et me semblerait faillir non moins excusablement de désirer qu’elle l’eût double ( » Le sage recherche avec beaucoup d’avidité les richesses naturelles« ), ni que nous nous sustentassions mettant seulement en la bouche un peu de cette drogue par laquelle Epiménide se privait d’appétit et se maintenait, ni qu’on produisît stupidement des enfants par les doigts ou les talons, mais, parlant en révérence, plutôt qu’on les produise encore voluptueusement _ bien entendu ! _ par les doigts et par les talons, ni que le corps fût sans désir et sans chatouillement » _ toujours l’humour de Montaigne. « Ce sont plaintes ingrates et iniques. J’accepte de bon cœur et reconnaissant _ c’est le principal ! _ ce que nature a fait pour moi, et m’en agrée et m’en loue. On fait du tort à ce grand tout puissant donneur de refuser ce don, l’annuler et défigurer. Tout bon, il a fait tout bon ( » Tout ce qui est selon la nature est digne d’estime« ) »

Montaigne, ou la célébration de la gratitude, du moins pour qui s’est forgé _ il emploie, je l’ai souligné au passage, le verbe « cultiver » _ l’art de jouir de la vie. A chacun _ Dieu, César, soi-même, la vie, ou la Nature_, et équitablement, son dû.


Et Haendel, lui aussi bientôt au final de sa vie et de son oeuvre :

« Whatever is, is right« , est-il proclamé sublimement au grand choeur conclusif de l’acte II de l’oratorio Jephté, un des sommets, sans nul doute, avec l' »Alleluhia » du Messie, de l’œuvre haendélien.

Saisir, tenir, retenir_ et se réjouir, dans la rencontre initiale.


Mais pas comme un prédateur, anxieux, brutal et agressif : l’autre n’existe plus, il s’en empare et le croque. Ni comme un malotru, importun et indélicat, qui, sans la distance de l’égard et du respect, abuse déjà du temps de l’autre.

Et il faut, de surcroît, la grâce de l’évidence joyeuse de ceux qui, là, à l’instant, « se trouvent ».


Ou qui se sont trouvés : mais il est forcément bien plus aisé de le reconnaître et de s’en réjouir rétrospectivement, une fois confortés, voire rassérénés, par l’expérience et l’habitude éprouvées par un vécu ensemble prolongé _ qu’il s’agisse de l’amour, mais qu’il s’agisse aussi de l’amitié, toujours aussi neuve et fraîche, elle aussi, à chaque retrouvaille _ que pour l’étonnement tout neuf de la rencontre première et initiale. Celle qui, sans préméditation, vient d’ouvrir un champ fécond et de l’appétit pour une suite… La plongée dans la confiance accordée lors de la rencontre initiale _ cette expression me convient bien _ est un pari sur le présent et l’avenir qu’il ouvre, un don gratuit, une avancée méritoire, un pas confiant et audacieux.

Je reviens à ce moment béni, à cette grâce heureuse de la rencontre initiale.


Il faut le miracle du même hors-monde, dans ce moment réellement partagé _ et pas simplement des parts de temps croisées, échangées.


Outre l’improbabilité physique de la chance (statistique) de cette rencontre, parmi tant de gens, cet art de la reconnaissance du miracle de la rencontre d’ouverture demande infiniment de tact, et cela plurivoquement.

Car ce n’est pas là une présomption. Ce n’est pas là un contrat : ce n’est pas conditionnel. Ce n’est pas là un échange. Encore moins marchand, et a fortiori marchandisé, comme on nous transforme toute relation inter-personnelle désormais. Si nous n’y résistons pas…

Nous ne sommes pas, pour une fois, dans l’univers mesquin du calcul, dans l’aire truquée du donnant-donnant qui se répand toujours davantage sur la planète, sous la pression dupeuse de régimes capitalisant leurs profits.


Nous voici, au contraire, transportés hic et nunc au pays, fragile et fort, fugace et éternel, de la grâce, où règne sans partage la générosité. Où chacun est roi en son royaume, et le roi de son temps à donner.

Apprendre, non-touristes que nous sommes, à ne pas le manquer, ce royaume en voie de raréfaction, cet Etat menacé de disparition pour obsolescence…

Que d’improbables conditions, ou de handicaps, pour pareille rencontre !


Et pourtant, elle advient, elle est là. Elle impose son évidence _ si on ne la rejette pas, si on ne la craint pas, si on veut bien s’y donner. Car on peut aussi redouter pareille grâce. Ainsi que la refuser si elle se propose. S’en détourner.


Ainsi la peur se répand-elle aujourd’hui, sous les pressions organisées en permanence des propagandistes de tous poils de la crainte, voire de la terreur, sous couvert de « sécurité« …

Le divin Kairos _ le génie inspirateur-dispensateur de l’occasion favorable _, lui, est un dieu coureur aussi vif et alerte qu’espiègle, qui chemine et même danse en courant éperdument, d’autant plus vite qu’il est muni d’ailes aux chevilles.


Une longue mèche touffue se balance en permanence sur son front et balaie ses yeux rieurs, son visage mobile. Alors qu’il est complètement chauve sur le derrière du crâne et la nuque…

C’est qu’une fois que Kairos nous a croisés et dépassés, il ne nous est plus possible de lui courir après pour espérer le rattraper par la chevelure, afin de le retenir et ressaisir, ou capitaliser les opportunités qu’il offrait…


Kairos a filé comme une anguille, offrir ailleurs et à d’autres ses dons instantanés.

Il y a de l’irréversible dans le temps.


D’autant que Kairos tient à la main un rasoir effilé, emblème de son pouvoir tranchant. Avec lui, c’est sur le champ qu’il faut se décider à prendre _ ou plutôt recevoir, accueillir ce qui se tend vers nous _ la chance qu’il propose : c’est maintenant ou jamais. Comme les fruits à la saison. Après, c’est trop tard.


Cela s’apprend, à l’expérience : nous avons une vie pour nous y faire…

Ces choses-là, si douces _ l’élection mutuelle, incalculée, de la rencontre _, sont aussi formidablement vives _ comme l’éclair de la foudre _, le temps du clignement des regards, et ne tolèrent bien sûr pas la moindre lourdeur, indélicatesse _ a fortiori vulgarité. C’est l’échange dépouillé, direct et à vif des regards qui crée d’abord, et quasiment à soi seul _ si l’on peut dire pour une rencontre, où des liens riches instantanément commencent à se tisser ! _, qui crée donc l’accroche, la mutualité de l’égard, et l’absolu _ sans conditions, souverain, sans appel _ de l’accueil, de l’ouverture, du seuil franchi, et pour toujours, de la confiance : sur ce regard terriblement exposé, sans apprêts, et qui demande, sans le dire _ comme nous l’a appris Emmanuel Levinas _ : « ne me tue pas ! » Echange de regards assorti, bien sûr forcément, de paroles, et de leur qualité, ainsi que du tissu _ soie, velours et toute matière qu’on voudra… _ de leur ton et de tout ce qui peut y transpirer, au timbre, au rythme, ainsi qu’au contenu, évidemment aussi, de leur fiabilité, car c’est elle qui va finir par trancher… La part du regard, et la part du discours et de la voix, les plus exposés, se mêlant, encore, à l’arrière-fond, important, lui aussi, de la part des postures… Quelle intensité foudroyante et décisive l’espace rapide de telles rencontres ! Car on n’a guère de temps pour s’expliquer, et encore moins déballer ce qui pourrait nous justifier, en cette rencontre initiale…

Ne pas abuser du temps _ de la patience _ de l’autre, de l’effort en tension de son écoute, pour le moment consenti à accorder à cette rencontre… Même un hors-temps prend donc du temps _ y compris pour qui dispose à peu près librement de son temps. Faire bref est donc la plus élémentaire des urbanités. L’art, assez français, de la conversation a su s’employer autrefois à cela…


L’emblème du rasoir de Kairos est donc très finement saisi.

Avec la rencontre heureuse, nous voici donc d’emblée et de pleins pieds dans l’éternité _ contrée, par essence, vierge de touristes, et non stipendiée.

Il faut d’abord avoir su s’y préparer, d’autant que cette chose advenant _ pareille rencontre _ est statistiquement assez improbable, risquant même _ et c’est la norme de fait, pour beaucoup _ de n’arriver jamais.


Ainsi, est-ce tout un art, subtil, qui s’apprend _ ou pas : cela plutôt se découvre, cela s’improvise, sur le tas, et avec les moyens du bord, l’irradiation de la joie aidant aussi, comme un doux lubrifiant, et modeste. Un art qui s’apprend avec l’âge _ mais chaque âge a ses atouts et ses capacités. C’est tout un art, donc, que d’être doucement attentif et ouvert, et d’abord d’être infiniment délicatement disposé à la rencontre _ voire en être a priori désireux et a posteriori friand… Tout dépendant aussi, bien sûr, de la personne singulière de l’autre : tel un continent tout neuf à découvrir _ mais qui s’en plaindrait ? Après, il faut apprendre à la vivre, à la godille en quelque sorte, à vue, au ressenti. Un cabotage raffiné au ras des côtes, chacun auprès de la sensibilité de l’autre qu’on apprend d’autant plus vite à connaître qu’on l’apprécie, qu’il nous étonne et nous enchante chaque fois.

Et, pour mettre un peu plus de piment à l’affaire, nous avons, tous et chacun, nos jours, nos heures, nos minutes d’indisponibilité ou d’indisposition, quand il nous arrive d’être mal lunés. Ces jours-là, autant demeurer claquemuré chez soi. A moins qu’on sache le dépasser…

La jeunesse fait longtemps preuve de timidité, ou d’audaces à contresens. Si jeunesse savait, si vieillesse pouvait…


Cependant, bien que ce soit à son corps défendant, et rarement sans nulle offense, vivre s’apprend, tant bien que mal. on peut sans doute y progresser.

La vieillesse, quant à elle _ que vaut le mot ? convient-il à la chose ? _, a souvent le défaut de trop se résigner, et cesse trop tôt, et bien à tort, de croire au Père Noël ou au Prince charmant… Trop tôt flétrie, la vieillesse, devenant alors en effet un désastre, se meurt à petit feu, en se survivant sans joie, bien avant la disparition sans retour.


Mais il y a aussi bien des vieillards qu’habite encore et toujours la flamme de la jeunesse :

le désir et la joie qui les habitent, les animent, qui leur donnent le goût et la passion de continuer à vivre, les entretiennent dans la joie de rencontres continuées, même raréfiées.

Enfin, il y a aussi tous les pressés, tous les stressés.


Sans compter ceux qui, trop blessés, sont déjà eux aussi, dans leur mornitude, comme déjà morts, fossilisés dans leurs déceptions, ou de mécaniques habitudes. Feront-ils de vieux os, ces acédiques en voie de dessèchement ?

Charge donc à la maturité de conserver et entretenir le feu de la jeunesse, de ré- enflammer sa belle flambée, en demeurant décidément toujours plus ouvert à la nouveauté inépuisable du présent, à sa magnifique singularité, dans la rencontre toujours renouvelée de l’autre, afin de l’accueillir comme le présent généreux qu’il (le présent) et elle (la rencontre) se révèlent être, du moins dans les cas heureux _ sous l’espèce d’un frère humain, d’une amitié ou d’un amour. Un présent ouvert, riche et habité.

Savoir être neuf chaque matin et tous les matins que Dieu, ou la Nature, fait, au jour nouveau qui advient, qui nous échoit, qui se présente, qui s’offre, en cadeau des vivants aux vivants, pour qu’ils se rencontrent.

Mozart à son père (le 4 avril 1787) :

« Je ne me mets jamais au lit sans me rappeler que peut-être, si jeune que je sois, le lendemain je ne serai plus. Et néanmoins personne, parmi tous ceux qui me connaissent, ne pourra dire que je manifeste la moindre humeur maussade ou triste. Et de cette félicité, je rends grâce tous les jours à mon Créateur, et je la souhaite de tout cœur à chacun de mes semblables. »

Les génies créateurs, Mozart, Haendel, Spinoza, Shakespeare _ dont je n’ai rien dit, me concentrant plutôt sur l’amitié, du sublime sonnet par lequel il nous donne à entendre encore plus qu’à regarder la rencontre-découverte déjà parfaitement énamourée, at first sight, de ses héros Romeo et Juliette, parmi le virevoltant et assourdissant, de poussière et de fumée, bal masqué des Capulet _, Montaigne, Nietzsche aussi _ le penseur de l’éternel retour du même et de l’amor fati _, ainsi que, c’est même, tout bien pesé, sans doute le plus fin (car le plus à vif et piaffant de sa nervosité électrique rentrée) de tous les analystes du kairos, Marivaux, dont je n’ai non plus rien dit _ tant il sait aussi se faire furtif et discret _, ce cousin, virtuose en art du rythme et du silence, de Mozart, Marivaux, ce benêt peseur d’ « œufs de mouche dans une balance en toile d’araignée » dont se gaussait, mais c’est par jalousie, le déjà vif pourtant, mais moins subtil en son écriture, Voltaire, tous ces génies créateurs, donc, non seulement sont des généreux sans compter de leur temps et de leur énergie, mais savent, et ô combien, faire preuve de gratitude en rendant au centuple à la vie, par leurs œuvres sublimement fines et détaillées, le feu joyeux que la vie ne cesse de leur prodiguer…


Suite, en forme de commentaire, au texte précédent :

Il y a, certes, rencontre et rencontre.

Toutes ne sont pas du même ordre, de la même qualité, de la même importance : cela en composant toute une variété.


Il faudrait donc relativiser, « bémoliser » en quelque sorte, ce que je viens d’en dire, en ma « célébration de la rencontre« , en « m’emballant » un peu _ un peu trop : « un brin superlatif, mais pas antipathique« , vient, maintenant, de qualifier l’article de mon blog consacré à mon compte-rendu de sa rencontre avec lui, le 28 mai dernier, au Festival Philosophie de Saint-Emilion : L’intelligence très sensible de la musique du magnifique Karol Beffa : de lumineuses Leçons au Collège de France. Peut-être emporté par l’emphase d’un beau titre : « Célébration de LA rencontre« …


Il n’y aurait donc pas tout à fait rien entre l’absolu de la « vraie rencontre » _ en particulier de la « rencontre initiale » _ et le néant de rencontres qu’est la vie de beaucoup _ la plupart ? _, et sans qu’ils en aient forcément une conscience claire _ le supporteraient-ils ? _, la majorité préfère à la rudesse sauvage de la solitude, d’être leur vie durant plus ou moins bien accompagnés, avec coups et blessures même, ou alors par les reality shows de la télé qui scintille jusqu’à des heures très tardives dans la salle- à-manger…

Existerait donc, plutôt, tout un nuancier de rencontres.


Même s’il s’agit en majeure partie plutôt d’illusions de « rencontres« …

La rencontre, ou plutôt son idée, l’idée qu’on s’en fait par avance, déjà, et qui, souvent, ne formate que trop ce qu’on va vivre ensuite d’une rencontre effective _ mais peut-être pas « vraie » _, l’idée de la rencontre, donc, a tant d’attraits, tant de promesses de charmes… Trop de séductions a priori…

Que serinent donc les chansons ?.. « Un jour, mon prince viendra… Et il m’emportera… » L’amour, toujours l’amour…


Ainsi, d’abord, peut-être parle-t-on trop de « rencontres« , réduisant malencontreusement alors la rencontre effective, pour ce qui finira hélas par en advenir, à ce qu’on s’en promettait, sans assez de largeur _ qui doit être, tout simplement, infinie _ d’ouverture et d’accueil au surprenant de la rencontre, à la singularité infinie de la personne rencontrée.

Une imagination trop étroite, et trop formatée, lâche ici les amarres et prend trop vite le large : pour ne se mirer, au final, qu’en elle-même, et à sa pauvreté ; et réussir à manquer la splendeur de l’altérité de la personne rencontrée !


Voilà ce qu’il advient de trop lâcher la bride au petit, tout petit, ego, et à son égocentrisme triste et ballot : une vacuité pornographique, avec une ivresse de négation (et de mort), dont on constate ces temps-ci les sinistres avancées.

Le triomphe spectaculaire du nihilisme.

Alors qu’il faut apprendre, comme les héros de Homère, l’envol plus audacieux du cabotage en humanité, assez près, mais pas trop non plus _ au risque de le gêner ou l’étouffer _ auprès de l’autre… A la distance, aérée et sereine, de l’égard et d’une vraie curiosité : attentive et attentionnée. Ainsi que de ce qu’il faut d’accommodation dans le regard pour qu’il y ait vraiment la distance justement estimée du re-spect en même temps que d’une vraie connaissance (ainsi que re-connaissance)… Tout ici doit joyeusement re-spirer…

Il nous faut donc, en la rencontre, apprendre à nous méfier de ce que y mettrions trop de nous-mêmes, au lieu de laisser advenir le miracle vrai de l’altérité.


Miracle, car inhabituel, voire sur-naturel. Surtout pour une espèce dénaturée _ je veux dire qui a perdu le mécanisme spécifique des instincts, au profit du dressage et de l’apprentissage culturel (voir ce qu’en dit Peter Sloterdijk dans Règles pour le parc humain).

Cette rencontre qui _ c’est à la fois son essence et son épreuve de vérité _ survient, nous déborde, nous prend à l’improviste, de plein fouet, et par surprise, avec toute la gamme des embruns divers que cela implique _ et cela, quoi qu’on puisse, ou qu’on ait pu, en attendre ou en espérer, quand la dite-rencontre était programmée, planifiée, nos agendas sont si complexes, il nous faut bien nous organiser un peu ; ou rêvée. C’est que la « rencontre vraie » est toujours surprenante, et même brusquante. Dérangeante. Bousculante. Urticante. Il est normal que nous soyons par elle sortis, extraits, extirpés de nos gonds coutumiers, de nos habitudes établies à la va-comme-je- te-pousse… Et cela, par le principal, par l’essentiel : par la nouveauté radicale et fondamentale de l’autre.

L’autre : terra incognita, « continent » vierge et immense, ai-je avancé tout à l’heure…

Ne pas s’enivrer trop, par conséquent, rien qu’à supposer (supputer = calculer) ces attraits, comme esquissés, et ces charmes, comme subodorés, de la rencontre, ou plutôt de l’inconnu de la rencontre, je veux dire le caractère insu, ignoré de celui ou celle _ une personne, un sujet _ à découvrir dans son altérité puissante, absolue, et donc forcément étrange : à apprivoiser _ ou plutôt s’apprivoiser mutuellement. Comme en amour, le rituel des fiançailles.

Préférer donc, pour hygiène du vivre, à la tentation de l’imaginaire, la franchise plus rude, voire à l’occasion quasi sauvage, mais rassurément consistante, et heureusement pleine de répondant, elle, du réel : car charnelle. La vraie chair ne trompant pas.

Je me suis donc focalisé, dans cette « célébration de la rencontre » _ puisque c’est sur elle que j’esquisse ici ce petit « commentaire » _, sur des moments un peu plus cruciaux que d’autres dans une vie, sur des instants dynamiques, dynamisants, voire parfois même enthousiasmants, même si les « débuts » ne sont naturellement pas _ ce serait bien présomptueux _ « en fanfare« , ces premiers moments, ressentis cependant comme prémisses encourageantes, constituant ainsi des sortes de « tournants » _ en musique baroque, on parle d' »hémioles » : le changement _ aussi impératif que subtil _ n’est pas noté sur la partition, mais les interprètes, avertis, expérimentés, savent (et il le faut absolument !) le comprendre… Cela impulse un rythme. Soit le principe radical de tout ce qui vit _ nous ne quittons décidément pas le charnel.

Ainsi qualifiai-je ces « moments« -là de « rencontre initiale« , parce que de telles rencontres ouvrent d’elles-mêmes, par une simple et belle évidence, la voie d’un désir d’approfondissement, d’une suite, comme avec la kyrielle des danses des « suites » de la musique baroque, ces rencontres-là n’étant, ni se contentant pas de demeurer rencontres sans lendemain.

Or, c’est le paradoxe, l’étrangeté de ces « rencontres initiales » _ étrangeté qui, je le constate, devient de plus en plus consciente, riche, nourrie, avec l’âge, avec « l’expérience » qui tout simplement, strate à strate, se compose, construit et s’accumule _, c’est cette étrangeté paradoxale, donc, qui m’intéresse, avec un regard de plus en plus rétrospectif, et, forcément, aussi savant, culturé, de tout l’appris _ oserais-je qualifier ce regard de proustien ? _, en même temps que de plus en plus immédiat, rapide, vif, curieusement, et sans doute aussi plus lucide ; ainsi, encore, qu’un peu décalé _ et tout cela, mêlé, défilant à toute allure dans l’espace formidablement intensifié, lui aussi, de l’instant.

Avec pour couronner le tout, une pincée d’auto-ironie _ ça s’appelle l’humour, mais il y a trop de mauvais goût à y prétendre si peu que ce soit, lourdaudement. Nous sommes dans l’ordre incomparablement léger et magique de la sprezzatura… Nietzsche, que j’ai un peu négligé jusqu’ici, disait : « Je ne croirais qu’en un dieu qui sache danser »

La peste du pataud qui me colle aux basques, et que donc je demeure !..

D’un autre côté, j’y reviens, tout _ sinon beaucoup _ est aussi, d’une certaine façon « rencontre« , selon une échelle comportant des degrés, et, en quelque sorte, à l’infini…
J’évoquais, en début de texte, les « non rencontres » des zombies… Mais là, c’est de l’ordre du tout ou rien _ et donc du rien !

Alors qu’il faudrait envisager, à côté du cas désolé de ces privés absolus de toute vraie « rencontre« , tout un nuancier délicat de diverses qualités de rencontres, avec leur coefficient respectif de vérité, qui se découvre à l’expérience, telle une gamme plus ou moins concentrée ou étendue _ comme on dit d’une solution chimique qu’elle est plus ou moins étendue (d’eau ?) _, ou un camaïeu délicat et subtil…

Ce régime assez divers de tonalités diverses de « rencontres« , je l’éprouve particulièrement pour ce qui me concerne dans mon métier et mon travail, au quotidien, de professeur de philosophie, avec la diversité _ grande _ de mes élèves ; et des progrès que j’en attends, que j’en espère, et qui me ravissent quand ils se sont en effet _ car cela, mais oui, arrive ! _ comme hegeliennement réalisés (= passés de la puissance à l’acte). Même si j’œuvre _ heureusement ! _ à plus longue échéance que celle de l’examen de fin d’année _ et de ses statistiques habilement manipulées pour la galerie, qui on ne peut plus complaisamment, et avec courbettes, s’y laisse prendre.

La classe de philosophie est cependant, et en effet, pour moi, sans contrefaçon aucune pour quelque galerie que ce soit _ les élèves à ce jeu n’ont heureusement pas, eux la moindre fausse complaisance ! _ un vrai lieu d’activité permanent ; et donc privilégié, éminemment chanceux, selon, bien sûr, l’inspiration des jours, et de chacun, et de tous ; tous ayant droit à la parole et plus encore à l’écoute, ainsi qu’à la critique bienveillante, encourageante, joyeuse, mais aussi exigeante, des autres, et d’abord, bien sûr du professeur, responsable de l’entité « classe » et de sa « vérité » _ un lieu, donc, de rencontres, un lieu vibrant et aimanté de sens, un lieu électrique où doit progresser, et progresse la conscience…

Entrer dans la classe, s’approcher de la chaire, et après avoir déballé l’attirail plus ou moins nécessaire ou contingent, après « l’appel » _ au cours duquel je m’avise avec soin de l’état de chacun par ce qu’annonce son visage, son teint, sa posture, ainsi que la voix qui répond, mais d’abord de son regard, en avant de tous les autres signes _, et dans l’échange vivant de nos regards, commencer à parler. A convoquer le sens _ « Esprit, es-tu là ? Viens ! Consens à descendre parmi nous, et en nous : et à nous animer de ta raison !«  _, à partir de notre commun questionnement, notre socratique _ et « pentecôtique » ? _ dialogue.

Voilà qui réclame infiniment de présence, c’est-à-dire d’attention, de ré-flexion, de chacun et de tous _ et d’abord du professeur, qui conduit les opérations. Un exercice exigeant. A l’aune de l’idéal de la justesse. Et sur un mode le plus joyeux possible _ le professeur, tout le premier, doit être le plus constamment possible en grande forme ! Car ici et maintenant, en cette salle de classe, tout _ ou presque _ se met à tourner autour du règne de la parole. Qui doit être aussi, bien sûr, ou plutôt devenir le règne de la pensée : sommée _ ou plutôt invitée, encouragée : elle n’est pas aux ordres ! _ de s’interroger, de réfléchir, de méditer. Afin d’oser, en confiance, à s’essayer _ voilà ! _ à juger _ oser juger. Et puis justifier ses raisons. Dans l’espace public et protégé de la classe, qui comprend, entre l’espace formidablement libre de ses murs, et dans une acoustique qu’il faut espérer adaptée, l’échange de nos paroles, de nos phrases, s’essayant et se mesurant, par l’effort du « penser » à la justesse ardemment désirée du bien pesé, du bien jugé, du bien pensé… Emmanuel Kant : « Penserions-nous bien et penserions-nous beaucoup, si nous ne pensions pas pour ainsi dire en commun avec d’autres, qui nous font part de leurs pensées et auxquels nous communiquons les nôtres ? » (dans La Religion dans les limites de la simple raison _ vigoureux opuscule contre la censure). Soit une rencontre avec l’idéal de vérité et de justesse du jugement, dans l’échange à la fois inquiet et joyeux du « juger« .

De même que pour Montaigne, instruire, c’est essentiellement former le jugement. Exercice pédagogique exigeant.


Voilà ce qu’est la rencontre pédagogique philosophique.


Entre nous. Autour de la parole. Autour de, et par l’échange _ et cette « rencontre » de vérité. Et pour _ c’est-à-dire au service de _ la réflexion, et dans la tension vers sa justesse. Chacun, comme il le peut. Avec un style qui va peut-être se découvrir, pour chacun. Car, « le style, c’est l’homme même » _ en sa singularité, quand il y parvient _, nous enseigne Buffon en son Traité du style.

Comment accéder à « son » style ? Comment accomplir une œuvre qui soit vraiment « sienne » _ et sans se complaire dans de misérables égocentriques illusions ? Là, c’est l’affaire d’une vie, pas seulement d’une année de formation de philosophie.


Celle-ci peut et doit encourager et renforcer un élan _ même si elle n’est pas capable de le créer de toutes pièces _ ainsi que l’aider de conseils à ne pas s’égarer dans de premières voies qui aliéneraient ; afin de découvrir soi-même, en apprenant à le tracer, pas à pas et positivement, son propre chemin. « Vadetecum« , recommandait Nietzsche dans Le Gai savoir à qui désirait un peu trop mécaniquement devenir son disciple, le suivre : « Vademecum, vadetecum« … La réussite du maître, et c’est un paradoxe bien connu, c’est l’émancipation _ autonome _ de l’élève.

J’adore, pour cela, cette situation « pédagogique« , bien particulière, sans doute, à l’enseignement de la philosophie _ ou plutôt du « philosopher » : « on n’enseigne pas la philosophie, on enseigne à philosopher« , disait encore Kant, après Socrate, et d’autres. C’est que c’est un art, et pas une technique. Un art un peu « tauromachique » _ c’est-à- dire n’hésitant pas à s’exposer mortellement à la corne du taureau _, à l’instar de la mise en danger qu’évoque si superbement Michel Leiris dans sa belle préface à L’âge d’homme. Situation particulière encore, aussi, peut-être, à ma pratique personnelle _ si tant est que j’ose une telle expression _ de cet enseignement « philosophique« , tel que je le conçois, comme je l’ai bricolé, cahin-caha, tout au long de ces années, avec les générations successives d’élèves. Car j’ai aussi bien sûr beaucoup appris d’eux, par eux, avec eux, dans ce ping-pong d’une classe vivante, où vraiment, avec certains, sinon tous, nous nous « rencontrons« par le questionnement vif et exigeant de la parole _ et des regards.

Comme j’ai moi-même au lycée vraiment rencontré mon professeur de philosophie de Terminale, Madame Simone Gipouloux : un modèle d’humanité, dans toute sa modestie, et son sourire _ parfaitement intact dans son grand âge ; Simone est décédée le 14 février 2014, juste un mois avant d’accomplir ses cent ans… _, une personne simplement épanouie dans une gravité joyeuse.

Avec les élèves : voilà, j’aime ça.


Ainsi est-ce une grande chance pour moi que d’avoir _ et d’être rétribué pour cela _ à « rencontrer » ainsi, en mon service hebdomadaire, mes élèves…


En partie indépendamment de son efficacité, certes assez inégale, je prends à cet effort un plaisir important. Mieux : une joie portante. Une vivifiante jeunesse.


Même si pour certains, voire beaucoup d’entre ces élèves _ et au pire, mais c’est quand même très rare, une classe entière : alors quel boulet ! _ rien, ou pas grand chose, vraiment ne se passe, rien d’intéressant n’advient durant tout ce temps. Pas d’étincelle, pas de lueur s’allumant au moins dans la prunelle de l’œil, pas d’enthousiasme, pas de progrès… Les dieux, qui sont « aussi dans le foyer » _ ainsi que le montrait du geste Héraclite cuisinant _, se taisant désespérément alors, n’inspirant aucune pensée, n’éveillant aucun éclair d’intelligence, désertant tristement les tentatives d’échanges… Le grand Pan est mort pour ceux-là. Je n’aurai pas réussi à éveiller-réveiller ces dormeurs d’Ephèse…

C’est aussi, en partie, le lot de cet enseignement, il faut en convenir. On se console alors en se disant qu’on sème _ et qu’on aura semé _ pour l’avenir…


Mais c’est déjà, objectivement, le jeu statistique de la vie, en dépit des occasions qui nous sont encore offertes _ pour combien de temps, les budgets (et le service public) se réduisant ? _ par la configuration des espaces et constructions scolaires et des emplois du temps… Jeu statistique aidé, accéléré ou retardé, par l’évolution _ ce mot trop souvent trompeur _ politico-économique des « structures« … « L’acteur« , se démenant, échouant parfois à dynamiser, à sa modeste mais nécessaire place et par sa modeste mais nécessaire contribution, « le système » dont il fait partie ; « système » pourtant grosso modo à peu près maintenu en état, et qui continue à présenter une apparence _ rassurante ou illusoire ? _ de solidité… Pour combien de temps ? Et avec quelles énergies ?

Dans la vie, c’est pareil : j’aime « rencontrer« , j’aime « échanger« , j’aime cette situation électrique de « désirs » (curiosités) « croisés » _ même, et c’est la règle, de fait comme de droit, peu érotisés : cela m’arrange, je suis plutôt un chaste. Cela n’empêchant pas une vive et permanente dimension « esthétique » du vivre, de l’ordre même du jubilatoire _ jusqu’à l’éclat de rire joyeux…

Même si la plupart du temps, je dois en convenir, j’ai le sentiment de croiser pas mal d’ombres. Et pas de celles, errantes, qui enchantent de leurs émois le monde musical si pleinement vivant d’un François Couperin.

D’un autre côté, encore, il y a aussi la rencontre amoureuse.
Mais sur ce terrain-là, je suis « saturé« , si j’ose dire : j’ai la chance d’avoir à mon côté une femme absolument merveilleuse _ et c’est déjà beaucoup trop parler…

Et puis, il y a aussi _ pour baliser toute la gamme des rencontres _, ne pas nous le cacher, les « retombées« , les déceptions, tout ce qui part en eau de boudin dans nos relations y compris d’amitié (?) avec les autres.


Voire, heureusement moins fréquent, le coup de couteau de la trahison.

Expérience terrible. Qui force, forcément, à réfléchir…


Qu’en est-il de notre capacité à nous illusionner, à nous bercer d’histoires, de chansons ? _ nous revoilà en pays de connaissance, et j’entends d’ici les rires de plusieurs… Dans ce cas-là, est-on jamais sorti de soi ? A-t-on jamais vraiment rencontré quelqu’un d’autre ? C’est à se casser la tête contre le mur.


Diogène avec sa lanterne cherchait vainement un homme. Faut-il diriger cette lanterne vaine d’abord sur soi-même ?


« Personne » est le nom qu’Ulysse le très habile a donné, pour s’évoquer lui-même, au Cyclope qu’il venait d’éborgner-aveugler…

En conséquence de quoi, il faut peut-être relativiser _ à la Bernard Plossu _ les magiques « instants décisifs » des « rencontres initiales« , à la Cartier-Bresson, sur lesquelles je m’étais focalisé d’abord dans ma « célébration« .
Et mettre un peu d’eau dans le vin de ces « rencontres décisives« .

Tout est alors « rencontre« , à des degrés, cependant et certes, divers. Avec une infinie variété de tons, dans le doux camaïeu _ patient, ralenti, profus _ de la gamme, riche en beiges et en gris, qui va du blanc surexposé le plus éblouissant, au risque d’aveugler, au noir d’encre le plus âcre et profond, selon les bonheurs, ou caprices, de la lumière puis du papier, pour le photographe au sortir du cabinet de développement.

Comme nous le montre la variété parfaitement heureuse de l’œuvre généreux et libre de Bernard Plossu _ qu’on contemple son album « Rétrospective« , à défaut des cimaises de son expo synonyme du Musée des Beaux-Arts de Strasbourg (c’était au printemps 2007).

Au delà de la prise et de la découpe de la photo singulière, c’est alors la « séquence » qui est intéressante, comme la suite _ musicale _ des phrases ou des chapitres d’un livre _

avec le « blanc » de la « tourne« Et comme la disposition-montage d’une exposition de photos, encadrées ou pas, sur les cimaises. Ou d’un livre de photos dont le lecteur-spectateur tourne, lui aussi, forcément, les pages. De même que nous clignons naturellement des yeux, et battons des paupières. C’est le passage qui fait rythme _ le temps est bien présent, offert, et pleinement coopératif : il faut apprendre à le mettre avec soi, l’avoir de son côté. Et c’est alors un allié considérable.


Comme dans la vie, la succession qualitative, syncopée, des moments, à partir du passage des jours _ et, forcément, des nuits.

Qu’on écoute ici les voix des poètes : à propos du rythme des saisons, Arthur Rimbaud : « Ô saisons, ô châteaux ! Quelle âme est sans défauts ? » signalait, pour une fois un plus rêveusement, le garnement batteur ivre de percussions.


Ou, à l’inverse des syncopes, la grâce liquide, le ballet lisse et lentement kaléidoscopique des nuages dans le ciel : « les nuages, les merveilleux nuages« , du spleen baudelairien.


Ou, encore, à la croisée du martellement rimbaldien des syncopes et de la liquidité baudelairienne _ du clock et du cloud ligetien (et de Karol Beffa) _, la mélancolie du spectateur Guillaume Apollinaire, se laissant fasciner, à la rambarde du pont Mirabeau, par les remous abyssaux du fleuve qui avance, et brodant sa chanson sur le tissu effiloché de sa vie, à la croisée de plus en plus mal rapiécée de ce qui passe et de ce qui demeure _ en témoin désolé et contrit, et pour combien de temps encore ? _, pour, héraclitement _ « tout coule«  _, déplorer _ et se plaindre _ du passage :

« Sous le pont Mirabeau coule la Seine

Et nos amours
Faut-il qu’il m’en souvienne
La joie venait toujours après la peine

Vienne la nuit sonne l’heure

Les jours s’en vont je demeure
Les mains dans les mains restons face à face

Tandis que sous le pont de nos bras passe
Des éternels regards l’onde si lasse

Vienne la nuit sonne l’heure

Les jours s’en vont je demeure

L’amour s’en va comme cette eau courante

L’amour s’en va
Comme la vie est lente
Et comme l’Espérance est violente

Vienne la nuit sonne l’heure

Les jours s’en vont je demeure

Passent les jours et passent les semaines

Ni temps passé

Ni les amours reviennent
Sous le pont Mirabeau coule la Seine

Vienne la nuit sonne l’heure

Les jours s’en vont je demeure« …

En face d’Héraclite le « déplorateur« , Démocrite, l’atomiste, est le philosophe rieur et réjoui _ Montaigne reprenant dans ses Essais la symétrie de ces deux figures qu’avait marquée Diogène Laërce.


Nous retrouvons alors, avec le philosophe abdéritain, la lignée joyeuse, éminemment plus charnelle _ c’est celle de ceux qui cultivent leur jardin : Epicure, Lucrèce, Spinoza, Nietzsche, comme aussi La Fontaine, Diderot et notre cher Montaigne _, une lignée réconciliée avec son corps et les conditions de la vie,

je veux dire la lignée du clinamen

Francis Lippa, ce mercredi 26 octobre 2016

 

 

Autre contribution (de crise) de Thomas Piketty à la réflexion sur la nécessaire et urgente reconstruction de l’U.E.

02juil

Ce matin, au réveil, après  la découverte, dans le Monde _ Mort d’Yves Bonnefoy, poète, traducteur et critique d’art _, de la perte de l’immense poète _ mais un poète demeure toujours… _ qu’était Yves Bonnefoy,

je découvre un entretien que Thomas Piketty vient d’accorder à cinq journalistes étrangers, dont le correspondant à Paris d’El Pais, Carlos Yarnoz ;

en forme de suite à son article (du 28 juin, dans Le Monde) Reconstruire l’Europe après le Brexit _ reproduit et accessible dans mon article précédent : Une remarquable contribution de Thomas Piketty au questionnement sur une nécessaire et urgente reconstruction de l’U.E. .

Cet entretien, le voici, en castillan _ avec farcisssures en vert.


THOMAS PIKETTY | ECONOMISTA ESPECIALISTA EN DESIGUALDADES


“Nacionalismo y xenofobia es la respuesta fácil ante las desigualdades”


El autor de ‘El Capital en el Siglo XXI‘, analiza el ‘Brexit’ y los problemas de la UE

CARLOS YÁRNOZ


París 1 JUL 2016 – 19:59 CEST


Tras haber vendido en tres años 2,5 millones de ejemplares de su libro El Capital en el Siglo XXI, Thomas Piketty (Clichy, 1971) rechaza las continuas invitaciones que recibe para sumarse a la política activa. En esta entrevista en la fea y desangelada Escuela de Economía de París, donde es director de Estudios, este especialista en desigualdades cuenta a periodista de cinco medios europeos que la xenofobia y el nacionalismo campan por Europa y están en el origen del Brexit. La canciller Angela Merkel y el presidente François Hollande, dice, debieran apoyarse en Syriza, el PSOE o Podemos, partido al que, según cuenta al inicio de la charla, vota su esposa, Julia Cagé, nacida en Metz pero con doble nacionalidad franco-española.


Pregunta. ¿Ha llegado con el Brexit la catástrofe de la que usted alertó durante crisis griega?

Respuesta. Europa jugaba con fuego desde hace tiempo _ tiens, tiens… _, especialmente en la zona euro. La crisis de 2008, la más grave desde la II Guerra Mundial, ha sido mal gestionada. Nos empeñamos en reducir el déficit demasiado deprisa _ le choix du bon rythme est toujours crucial _ y matamos  _ voilà le résultat _ la recuperación, el crecimiento.

P. Inglaterra no padeció ese error al estar fuera de la zona euro.

R. Europa ha fracasado _ en sa gouvernance, et la malencontreuse prépondérance des Merkel et Schaüble _ y ha creado tensiones por doquier. Paradójicamente, Inglaterra salió mejor de la crisis, pero las políticas antisociales de David Cameron avivaron los resentimientos de las clases populares que ha llevado a una reacción _ de colère _ irracional a base de xenofobia y estigmatización.

P. ¿Cómo salir del embrollo?

R. Ahora nadie _ ni Cameron, ni Johnson, ni, encore moins, le totalement irresponsable Farage _ parece haberse preparado para el Brexit. Tenemos la sensación _ en effet _ de que, una semana después, todo el mundo navega a la vista. Pese a todo hay que recuperar _ voilà ! _ la esperanza _ cf le concept si important d’Ernst Bloch (et Cornelius Castoriadis) dans Le Principe Espérance (et L’Institution imaginaire de la société)de poder construir algo nuevo _ et meilleur _ a partir de este desastre. Un desastre para las generaciones jóvenes, que van a sufrir durante mucho tiempo las consecuencias de una opción elegida _ par colère et ressentiment primaires  _ por la gente mayor.

P. ¿Cómo valora la respuesta dada por la UE al Brexit?

R. Ha sido totalmente insuficiente _ c’est le moins que l’on puisse dire. Y hay asuntos pendientes importantes. Los costes causados por el secreto bancario suizo y mañana _ voilà ! _ por los paraísos fiscales de la Corona británica y la opacidad de la City son considerables. Si no se hace _ comme ne se fait rien depuis des années pour contrer ce qui l’alimente _, se alimenta el populismo. Me da miedo _ en effet ! _ ver que a los dirigentes europeos les falta coraje _ oui ! Une vertu indispensable.

P. ¿Y cómo debe transformarse la zona euro?

R. Soy partidario de un sistema bicameral: un Parlamento elegido directamente por los ciudadanos _ et j’ajoute, pour ma part, sur des listes qui soient (enfin !) européennes, et non plus nationales _ y otro que represente a los Estados nación con parlamentarios del Bundestag, la Asamblea Nacional francesa… El actual sistema no funciona ni funcionará jamás. En el Parlamento que propongo podría haber alianzas estratégicas, coaliciones ideológicas _ en fonction des questions débattues et réponses envisagées…

P. ¿Son los dirigentes políticos, y no solo británicos, responsables del Brexit?

R. Sí, sí. Y no solo los británicos. Francia no ha hecho nada _ hélas, par faiblesse, face à Merkel et Schaüble  _ en favor de los países del sur porque, con tipos de interés a cero…, mejor no cambiar. Claro que la actitud de Alemania _ Merkel, Schaüble _ ha sido insoportable y completamente irracional _ voilà. Machacando la actividad económica del Sur, los prestamistas alemanes no van a conseguir que se les devuelvan los créditos. Hay una voluntad de castigar _ voilà _ que denota dosis de nacionalismo _ sado-masochiste.

P. ¿Por qué se opone a la política de austeridad?

R. Porque no funciona. Alemania _ dans l’Histoire _ es el país por excelencia que jamás _ rien moins ! Ni après la Première Guerre Mondiale, ni après la Seconde… _ ha devuelto su deuda. Por eso es paradójico _ ô combien ! C’est même à rire !!! _ ver que Alemania exige a Grecia que devuelva hasta el último euro _ mais le relèvement d’un pays comme l’Allemagne a de tout autres enjeux et un tout autre poids que celui d’une petite Grèce… La realpolitik demeure ! Cf le podcast de mon entretien (le 7 juin dernier) avec Yves Michaud, à propos de son réjouissant (de lucidité!) Contre la bienveillance Europa se construyó _ au passé ! _ sobre el olvido _ oui ; sur les vertus de ce type d’oubli, à rebours des ressentiments, relire Nietzsche ! _ de las deudas, para que las nuevas generaciones no pagaran los errores de los antepasados.

P. ¿Y qué propone a nivel mundial?

R. Es necesario regular _ voilà ! _ el capitalismo. Necesitamos _ d’inventer _ instituciones democráticas fuertes _ les deux ! _ para regular _ voilà ! _ la deriva _ voilà ! _ de desigualdades _ terriblement destructrices : les politiciens de droite, ici, nous mènent au précipice ! _, a controlar _ voilà ! _ la potencia _ très effective, elle _ de los mercados, del capital, al servicio _ cette fois ! _ del interés general. Es un error _ celle de l’ultra-libéralisme _ creer que a eso _ l’intérêt général, donc _ se llega de forma natural. Hay una especie de fe _ idéologique, hélas _ en la autoregulación _ sans rien y rectifier-redresser _ de los mercados que es excesiva _ une hybris En 1914 _ juste avant le déclenchement de la Guerre _, durante la primera mundialización, hubo una sacralización del libre mercado y la propiedad privada que creó fuertes desigualdades, tensiones sociales, aumento del nacionalismo y, de alguna manera, contribuyó _ voilà !_ al estallido de la I Guerra Mundial.

P. Y más recientemente ha llegado el dumping _ multiplicateur à la puissance n de ces inégalités ! _ social, fiscal, financiero…

R. Sí. Y si no hay repuesta _ enfin ! _ para detener _ enfin ! _ esas desigualdades, la respuesta más fácil _ celle des Nigel Farrage et autres Boris Johnson, parangons des populismes paresseux, et follement irresponsables, en leur sado-masochisme… _ es el nacionalismo y la xenofobia. Y así surgen responsables políticos como Donald Trump, Boris Johnson o Marine Le Pen…gente _ elle-même _ muy privilegiada financiera y socialmente _ mais oui ! _ cuya única estrategia consiste en explicar _ rhétoriquement seulement, hélas ; et pour cause… _ a las clases populares blancas que sus enemigos son las clases populares mexicanas, negras… Distraen así la atención _ affaire de focalisations habiles _ sobre las desigualdades y las derivan hacia desigualdades identitarias, culturales, religiosas _ racistes.

P. Crecen movimientos xenófonos, pero también una izquierda radical, como Syriza o Podemos.

R. Yo lanzo una llamada a Hollande y Merkel para que se apoyen en Syriza, en Podemos, en el PSOE…en esos partidos de izquierda, más o menos radical. Vale, Alexis Tsipras no es perfecto, Pablo Iglesias no es perfecto, tampoco sus programas, hay imperfecciones en lo que cuenta, no tiene experiencia en el poder…, pero son mucho menos peligrosos _ voilà ! _ que los nacionalistas polacos, británicos, húngaros…

P. ¿Ha seguido de cerca las dos elecciones en España?

R. Sí, sí. Ahora hay una situación casi ingobernable. Se ha fomentado el miedo a Podemos _ avec succès _ humillando a Syriza, humillando a Grecia, exigiéndole privatizaciones totalmente irracionales para vendérselas luego baratas _ tiens, tiens… La crise ne pâtit donc pas à tous… _ a griegos ricos aliados de banqueros alemanes o franceses. Y lo han hecho para meter miedo _ voilà _ a los electores de países como España. Lo importante es que un cambio en España puede originar _ voilà _ un cambio en la zona euro _ toute entière. Francia, Italia y España suponen el 50% _ voilà _ de la población de la zona euro. Y Alemania, el 27% _ seulement. España, según sea pro o antiausteridad, cambia los equilibrios.

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Titus Curiosus, ce samedi 2 juillet 2016

L’anthropologie fondamentale _ à partir de la corporéité _ de Corine Pelluchon : une pensée très féconde

31mar

Ayant reçu mercredi 18 mars à la librairie Mollat

Corine Pelluchon

venue présenter à Bordeaux son très richeLes Nourritures _ Philosophie du corps politique (aux Editions du Seuil),

cf le podcast de notre entretienCorine Pelluchon Les nourritures : philosophie du corps politique, aux éditions du Seuil

Au « 91 », rue Porte-Dijeaux

EcouterTéléchargerPodcastiTunesExporter 

Cf aussi la vidéo de présentation de son livre :

https://youtu.be/3FFJh6UQZz0

j’ai aussi un très vif plaisir à signaler l’excellent article que Corinne Pelluchon vient de donner le 28 mars dernier au quotidien Libération :

Andreas Lubitz, en fermé dans le cockpit, sourd au monde et aux autres

http://liberationdephilo.blogs.liberation.fr/2015/03/28/lubitz-enferme-dans-le-cockpit-sourd-au-monde-et-aux-autres/

En voici le texte

qui donne excellemment à penser :

Ou la vulnérabilité au mal d’un sujet qui n’a que lui comme horizon 

par Corine PELLUCHON

SUICIDE ET MEURTRE

Le geste d’Andreas Lubitz qui, le 24 mars 2015, a volontairement précipité l’Airbus A-320 de la Germanwings sur une montagne, provoquant la mort de tous les passagers et de l’équipage, pourrait à première vue donner raison à Emmanuel Kant qui soulignait le lien entre le suicide et le meurtre.

Dans La Métaphysique des Mœurs, le philosophe affirme que celui qui est prêt à se donner la mort, parce que la vie ne lui apporte pas ce qu’il désire, se traite comme un moyen en vue d’une fin hétéronome, le bonheur. Le suicide est conçu comme une violation du devoir envers sa personne, qui est une fin en soi, et n’est donc pas relative à l’individu. Celui-ci ne peut donc faire n’importe quoi de sa vie, de son corps, de ses talents ; il a des devoirs envers lui-même, qui renvoient au respect de l’humanité dans sa personne. Or, Kant ajoute qu’un homme qui se détruit et se sert de sa personne comme d’un moyen au service de ses fins individuelles serait également prêt à faire la même chose avec la personne d’autrui.

Des élèves se retrouvent devant le lycée de Joseph-Koenig de Haltern am See, dans l’Ouest de l’Allemagne, le 25 mars, pour se recueillir après le crash du vol des Germanwings, dans lequel ils ont perdu des camarades. Photo Sascha Schuermann / AFP.

Cette manière de mettre sur le même plan les devoirs envers soi-même et les devoirs envers autrui, présente assurément des inconvénients, parce qu’elle ne tolère, comme l’a montré John-Stuart Mill, aucun vice privé et aboutit, selon la formule de Ruwen Ogien, à «criminaliser les crimes sans victimes», comme la gourmandise, l’onanisme, l’indécence, qui ne créent aucun dommage à autrui. Quand on s’interroge sur ce qui peut faire l’objet des interdictions et être considéré comme un délit, il est, en effet, nécessaire de séparer la morale du droit, et de n’interdire que les actes créant un dommage aux autres.

L’ESSENCE DU MEURTRE APPARAÎT DANS SA GRATUITÉ

Le fait qu’il n’y a pas, chez Kant, de différence de nature entre les devoirs envers soi-même et les devoirs envers autrui, ne permet pas non plus de comprendre l’essence du meurtre, qu’il est impossible de rapprocher moralement du suicide. Non seulement on ne peut pas estimer que l’individu suicidaire est un meurtrier en puissance, ni supposer que tous les meurtriers sont également désireux de se tuer, mais, de plus, le meurtre est le fait de mettre fin à la vie de quelqu’un d’autre sans le consentement de ce dernier. Il est, ainsi que le dit Levinas dans Totalité et Infini, la volonté d’exercer son pouvoir sur ce qui échappe à son pouvoir. La vie de l’autre ne m’appartient pas. Bien plus, la gratuité du meurtre, qui n’est pas motivé ici par la volonté de s’approprier les biens d’autrui, et se démarque de toute entreprise de domination, mais aussi du combat de deux individus engagés dans une lutte à mort pour la reconnaissance, fait ressortir son essence. Le fait qu’Andreas Lubitz ne connaissait pas personnellement les passagers de l’avion, est à prendre en compte si l’on veut analyser le type de violence qui est en jeu dans son acte.

Il y a bien une violence dans le suicide qui est, comme le meurtre, un acte définitif et irréversible. Quand il n’est pas lié à une maladie grave ou à la misère économique, ce geste est aussi une manière d’accuser la société, qui n’a pas été capable d’offrir à la personne ce à quoi elle pensait avoir droit, ou qui n’a pas entendu son appel. L’individu ne parvient pas à imaginer que la vie pourrait être autre chose que la répétition du même. Ce manque de possible souligne aussi sa difficulté à se défaire de la logique de la puissance pour lâcher prise et être disponible à ce qu’Henri Maldiney appelait la transpassibilité, le fait d’espérer l’inespérable, au-delà de toute attente. Le meurtre partage avec le suicide cette obsession de la maîtrise, mais c’est le sentiment d’impuissance qui conduit une personne à se tuer. Il suffit parfois de presque rien, comme cette belette qui, comme le raconte Ludwig Binswanger dans Manie et Mélancolie, surprend son patient, B. Wandt, parti dans la forêt avec l’intention de se pendre avec ses bretelles, lui signifiant qu’il a encore des choses insoupçonnées à découvrir et le poussant à revenir à l’hôpital.

TOUTE-PUISSANCE, ENFERMEMENT EN SOI ET LOGIQUE MEURTRIÈRE

Au contraire, le meurtre plonge ses racines dans la volonté de toute-puissance d’un sujet qui devient sourd au monde et aux autres, comme Andreas Lubitz, enfermé dans le cockpit et ne répondant pas à l’appel désespéré du pilote. Enfermé en lui-même, tout en exerçant le contrôle absolu sur l’avion, le meurtrier est séparé du reste du monde. De même que la gratuité du meurtre souligne son essence, de même l’ignorance des victimes qui sont des victimes innocentes, n’ayant jamais rien fait à Andreas Lubitz, témoigne de ce qui est en jeu dans cette logique meurtrière. On ne peut l’appréhender qu’en se plaçant du côté du meurtrier et en prenant la mesure du vide qui est le sien. Andreas Lubitz n’en veut pas aux passagers ni à son commandant de bord, mais il ne les voit pas. Il n’a que lui, et c’est pour cela qu’il est capable de commettre le mal.

Accepter de regarder en face l’énormité de l’acte d’Andreas Lubitz, c’est y voir quelque chose qui préfigure d’autres actes dictés par ce type de violence. Il s’agit d’une violence gratuite, qui implique que le meurtrier ne choisit pas ses victimes, mais qu’il veille cependant à ce qu’elles soient nombreuses, afin que son crime soit un crime de masse. Oui, nous sommes à l’ère du terrorisme. Oui, les cadavres de cinq nouveaux nés tués par leur mère ont été récemment découverts. Oui, certains traders et certains dirigeants de firmes transnationales sont capables de ruiner des millions de personnes, d’affamer des populations, simplement pour faire du profit. Mais on ne peut pas dire qu’il y a de nos jours plus de crimes que dans le passé. Ce qui a changé, c’est que la violence est gratuite. Elle procède de cet enfermement en soi, de ce vide qui fait de Lubitz, que nous le voulions ou non, notre contemporain. Il n’est pas (seulement) une exception ou un fou, mais un individu qui reflète la vulnérabilité au mal de tant d’autres individus dans une société ayant privé les êtres de tout horizon commun.

UN HORIZON AU-DELÀ DE NOTRE VIE INDIVIDUELLE

Nos grands-parents n’avaient pas que leur vie pour s’orienter: certains avaient vécu la guerre, des idéaux dictaient leur conduite ; et, parfois, ils croyaient en Dieu et en une vie après la mort. Leurs actions se déroulaient sur deux plans. Elles avaient lieu ici-bas et les intéressaient personnellement, mais elles avaient aussi un sens collectif. Ils avaient à rendre des comptes : ils seraient jugés par le Très-Haut ou par l’Histoire, par le tribunal des hommes. Dieu, le gaullisme ou le communisme…

Nous ne sommes plus dans ce monde. Les hommes d’aujourd’hui n’ont que l’argent, la réussite matérielle ou professionnelle, la reconnaissance, les ornements ou les haillons du moi. Parfois, la famille et l’amour sont investis comme des refuges dans ce monde désert, c’est-à-dire déserté par le commun. Beaucoup se sentent laissés pour compte, car la richesse, la gloire, la réussite, et même l’amour, sont des biens rares. D’où les frustrations vécues comme des échecs, le ressentiment, l’envie, la crispation de chacun sur soi-même. Même si tous les êtres ne deviennent pas comme Andreas Lubitz, beaucoup d’entre eux éprouvent ce vide. Ils sont ce vide, qui est leur moi, leur égo sourd aux autres, et orphelin de toute participation au monde commun. C’est pourquoi ils étouffent et connaissent ce désespoir d’un égo en proie avec lui-même, c’est-à-dire avec l’insatisfaction et le néant.

LE MONDE COMMUN, L’ÉTHIQUE ET L’ANTHROPOLOGIE

Cet état de choses n’est cependant pas une fatalité. Une autre société est possible parce que l’être humain n’est pas seulement l’égo, le moi qui ne mesure les choses qu’à l’aune de son être individuel, devenu l’unique point de départ et d’arrivée de sa vie et du sens. Cette crispation sur soi est même relativement récente, et reflète surtout un cadre de pensée occidental. Dans les sociétés traditionnelles et antiques, l’être humain compte par son appartenance à une communauté plus large qui donne un sens à son existence individuelle, même si elle l’écrase. Nous ne dirons jamais assez tout ce que nous devons à la tradition des droits de l’homme qui vont de pair avec la reconnaissance de la valeur intrinsèque de chaque être humain et avec la résolution de protéger sa liberté en le laissant vivre conformément à ses choix personnels, pourvu qu’il ne nuise pas à autrui. Cependant, nous ne pouvons pas nous épanouir ni construire un monde durable en pensant que notre existence individuelle est le seul horizon de nos actes. Exister seulement pour soi, c’est forcément mesurer sa réussite ou son échec, voire sa valeur, en fonction de ce que l’on a gagné, des avoirs que l’on a amassés. Un tel horizon conduit à la frustration et à l’amertume.

Nous vivons pour nous et nos proches, mais nos actes ont aussi un sens lié au monde commun. Celui-ci nous accueille à notre naissance et survit à notre mort individuelle. Commun aux générations passées, présentes et futures, habité par d’autres vivants et constitué des œuvres des hommes et de la nature, ce monde, comme disait Hannah Arendt dans La condition humaine, nous confère une sorte d’immortalité terrestre. Il est une transcendance dans l’immanence, et nous permet également de mesurer la valeur de nos actes en fonction de leurs répercussions sur le monde commun.

Au lieu d’être enfermé en soi et de commettre un acte monstrueux afin que tout le monde connaisse son nom, le sujet qui vit cette double vie, sait que son existence est débordée par celle des autres. Il est conscient que, même ses gestes les plus humbles, comme le fait de manger, de prendre soin des autres hommes et des autres vivants, ont un impact sur le monde commun. Tout ce qu’il fait, tout ce qu’il dit, s’écrit dans le livre du monde, et est transmis aux autres. Vivre ainsi fournit des repères aux êtres en les aidant à poser des limites à leurs actions et à leurs désirs, et à relativiser leurs insatisfactions. Sans cet horizon du commun, le sujet est un sujet vide et total, un sujet-tyran, sans limites, aussi violent qu’il est désespéré.

LA TÂCHE DE LA PHILOSOPHIE AUJOURD’HUI

Nous ne sommes pas ici dans la morale, dans les conventions sociales, et les «il faut». Cette analyse relève de l’anthropologie philosophique. Aucun être humain ne peut se garder du mal et de la violence s’il n’a que lui comme référence. Seules la chance, la prospérité et la paix, l’empêcheront de commettre le mal. La pacification des relations humaines, la transformation de la société en une société conviviale, dans laquelle les êtres sont plus heureux et moins enclins à basculer dans l’inhumanité, ne sont possibles que si les individus, au lieu d’être enfermés dans leur égo, accueillent en eux-mêmes les autres hommes, passés, présents et futurs et les autres vivants.

L’éthique, qui désigne le rapport à l’autre que soi et donc la transformation du moi, qui est ainsi, non pas dissout, mais décentré, et d’autant plus fort ou responsable qu’il a abandonné le phantasme d’une souveraineté absolue sur lui-même et sur le monde, ne requiert pas de discours moralisateurs. N’ayant que faire des propos accusateurs dans lesquels s’enlisent les pourfendeurs de la modernité, elle exige de penser le sujet autrement qu’on ne l’a fait dans les philosophies modernes occidentales. Il s’agit d’installer l’intersubjectivité au cœur du sujet et de faire que le monde commun, même s’il n’est que terrestre, surtout s’il n’est que terrestre, ouvre un horizon d’espérance aidant les individus à s’abstenir de commettre le mal et leur donnant envie de faire le bien. Telle est la tâche de la philosophie aujourd’hui, une tâche résolument constructive.

Corine Pelluchon

Ma toute première réaction à cet article nourricier :

A comparer aussi avec les bunkers d’Hitler : celui de la toute fin, à Berlin, ainsi que les autres : la Tanière du loup, celui d’Ukraine, etc.

Nous sommes plus que jamais face à ce désert qui ne cesse _ hyper-technologie aidant _ de s’étendre,

que Nietzsche avait si bien identifié…

Titus Curiosus, ce 31 mars 2015

 

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