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Réactualisation, à la date du 16 décembre 2022, de la bibliothèque de podcasts et vidéos d’Entretiens de Francis Lippa, à Bordeaux, de 2009 à 2022, avec les plus excellents auteurs, et parfois amis…

16déc

 

Ce vendredi 16 décembre 2022,

voici une nouvelle réactualisation

du listing des podcasts (et vidéos) de mes divers entretiens enregistrés avec d’excellents auteurs

à la Librairie Mollat (et un peu ailleurs : Théâtre-du-Port-de-la-Lune, Cité du Vin…)

enregistrés depuis le 13 octobre 2009,

disponibles _ et accessibles à l’écoute ! _ par podcasts, et aussi vidéos, sur les sites de la librairie Mollat

reprenant et complétant les listes de mes articles

du 22 octobre 2015 6 ans d’ entretiens d’un curieux, Francis Lippa, à la librairie Mollat _ et comment accéder à leur écoute

du 11 février 2016 Actualisation du listing des entretiens de Francis Lippa à la librairie Mollat, à la date du 11 février 2016 

du 10 avril 2017 Nouvelle actualisation du listing des entretiens avec Francis Lippa à la Librairie Mollat à la date du 10 avril 2017

du 27 novembre 2017 

du 11 juin 2019 

et du 6 avril 2022 

 

1)  Yves Michaud, Qu’est-ce que le mérite ? (52′) le 13-10-2009

2)  Jean-Paul Michel, Je ne voudrais rien qui mente dans un livre (62′) le 15-6-2010

3)  Mathias Enard, Parle-leur de rois, de batailles et d’éléphants (57′) le 8-9-2010

4)  Emmanuelle Picard, La Fabrique scolaire de l’histoire (61′) le 25-3-2010

5)  Fabienne Brugère, Philosophie de l’art (45′) le 23-11-2010

6)  Baldine Saint-Girons, Le Pouvoir esthétique (64′) le 25-1-2011

7)  Jean Clair, Dialogue avec les morts & L’Hiver de la culture (57′) le 20-5-2011

8)  Danièle Sallenave, La Vie éclaircie _ Réponses à Madeleine Gobeil (55′) le 23-5-2011

9)  Marie-José Mondzain, Images (à suivre) _ de la poursuite au cinéma et ailleurs (60′) le 16-5-2012

10) François Azouvi, Le Mythe du grand silence (64′) le 20-11-2012

11) Denis Kambouchner, L’École, question philosophique (58′) le 18-9-2013

12) Isabelle Rozenbaum, Les Corps culinaires (54′) le 3-12-2013

13) Julien Hervier, Ernst Jünger _ dans les tempêtes du siècle (58′) le 30-1-2014

14) Bernard Plossu, L’Abstraction invisible (54′) le 31-1-2014

15) Régine Robin, Le Mal de Paris (50′) le 10-3-2014

16) François Jullien, Vivre de paysage _ ou l’impensé de la raison (68′) le 18-3-2014

17) Jean-André Pommiès, Le Corps-franc Pommiès _ une armée dans la Résistance (45′) le 14-1-2015

18) François Broche, Dictionnaire de la collaboration _ collaborations, compromissions, contradictions (58′) le 15-1-2015

19) Corine Pelluchon, Les Nourritures _ philosophie du corps politique (71′) le 18-3-2015

20) Catherine Coquio, La Littérature en suspens _ les écritures de la Shoah : le témoignage et les œuvres & Le Mal de vérité, ou l’utopie de la mémoire (67′) le 9-9-2015

21) Frédéric Joly, Robert Musil _ tout réinventer (58′) le 6-10-2015

22) Ferrante Ferranti, Méditerranées & Itinerrances (65′) le 12-10-2015

23) Bénédicte Vergez-Chaignon, Les Secrets de Vichy (59′) le 13-10-2015

24) Frédéric Martin, Vie ? ou Théâtre ? de Charlotte Salomon (61’) le 25-11-2015

25) Marcel Pérès, Les Muses en dialogue _ hommage à Jacques Merlet (64’) le 12-12-2015

26) Yves Michaud, Contre la bienveillance (64′) le 7-6-2016

27) Karol Beffa et Francis Wolff, Comment parler de musique ? & Pourquoi la musique ? (32′) le 11-10-2016

28) Etienne Bimbenet, L’Invention du réalisme (65′) le 6-12-2016

29) Olivier Wieviorka, Une Histoire des Résistances en Europe occidentale 1940-1945 (54′) le 8-3-2017

30) Michel Deguy, La Vie subite _ Poèmes, biographies, théorèmes (75′) le 9-3-2017

31) Frédéric Gros, Possédées (58′) le 6-4-2017

32) Sébastien Durand, Les Vins de Bordeaux à l’épreuve de la seconde guerre mondiale (55′) le 6-6-2017 _ non diffusable publiquement, hélas, pour des raisons techniques : l’entretien est passionnant ! À défaut, lire le livre : « Les Vins de Bordeaux à l’épreuve de la Seconge Guerre mondiale : 1938-1950, une filière et une société face à la guerre, l’Occupation et l’épuration« , aux Éditions Memoring…

33) François Jullien, Dé-coïncidence (61′) le 17-10-2017

34) René de Ceccatty, Enfance, dernier chapitre (52′) & La Divine comédie (30′), de Dante (traduction), le 27-10-2017

35) Marie-José Mondzain, Confiscation _ des mots, des images et du temps (65′), le 7-11-2017, au Théâtre du Port-de-la-Lune : une vidéo. 

36) Pascal Chabot : L’homme qui voulait acheter le langage (49′), le 20-9-2018

37) Nathalie Castagné / Goliarda Sapienza : Carnets (49′), le 29-4-2019

38) Jean-Paul Michel : « Défends-toi, Beauté violente ! » & « Jean-Paul Michel « La surprise de ce qui est«  » & « Correspondance 1981-2017 » avec Pierre Bergounioux  (82′), le 3-5-2019 : une vidéo

39) Hélène Cixous : 1938, nuits (62′), le 23-5-2019 : une vidéo

40) Denis Kambouchner : Quelque chose dans la tête & Vous avez dit transmettre (62′), le 26-11-2019

41) Karol Beffa : L’Autre XXe siècle musical (53′), le 25-3-2022 : une vidéo 

42) René de Ceccaty : Le Soldat indien (9′), le 4-11-2022 : une vidéo

43) Pascal Chabot : Avoir le temps : Essai de chronosophie (64′), le 22-11-2022 : une vidéo

À suivre…

Le lien à l’article suivant de mon blog le 27 avril 2017 Deux merveilleux entretiens à l’Auditorium de la Cité du Vin, à Bordeaux, avec Nicolas Joly et Stéphane Guégan donne accès, lui, à deux très riches vidéos d’entretiens à la Cité du Vin :

le premier, le 17 janvier 2017, avec Nicolas Joly, et Gilles Berdin, à propos du livre La Biodynamie (94′) : une vidéo ;

et le second, le 28 mars 2017, avec Stéphane Guégan, à propos de la passionnante exposition à la Cité du Vin Bistrot ! De Baudelaire à Picasso (96′) : une vidéo

Bonnes écoutes ! Prenez-en le temps…


Une telle bibliothèque sonore et visuelle est sans prix :

victoire sur le temps, et dans le temps, et grâce au temps et à la vie, avec les rencontres et les œuvres qui en naissent, elle comporte d’irremplaçables joyaux, demeurant hic et nunc disponibles.

Ce vendredi 16 décembre 2022, Titus Curiosus – Francis Lippa

La musique d’Yves Michaud

01juil

Elsa Boublil a  reçu ce dimanche 1er juillet 2018, à 9 h, en son émission Musique-Emoi, notre ami Yves Michaud,

qui y raconte l’histoire de ses goûts musicaux.

Une histoire parlante (en 2 heures d’écoute)…

Ce dimanche 1er juillet 2018, Titus-Curiosus – Francis Lippa

 

 

 

 

 

 

 

Autre contribution (de crise) de Thomas Piketty à la réflexion sur la nécessaire et urgente reconstruction de l’U.E.

02juil

Ce matin, au réveil, après  la découverte, dans le Monde _ Mort d’Yves Bonnefoy, poète, traducteur et critique d’art _, de la perte de l’immense poète _ mais un poète demeure toujours… _ qu’était Yves Bonnefoy,

je découvre un entretien que Thomas Piketty vient d’accorder à cinq journalistes étrangers, dont le correspondant à Paris d’El Pais, Carlos Yarnoz ;

en forme de suite à son article (du 28 juin, dans Le Monde) Reconstruire l’Europe après le Brexit _ reproduit et accessible dans mon article précédent : Une remarquable contribution de Thomas Piketty au questionnement sur une nécessaire et urgente reconstruction de l’U.E. .

Cet entretien, le voici, en castillan _ avec farcisssures en vert.


THOMAS PIKETTY | ECONOMISTA ESPECIALISTA EN DESIGUALDADES


“Nacionalismo y xenofobia es la respuesta fácil ante las desigualdades”


El autor de ‘El Capital en el Siglo XXI‘, analiza el ‘Brexit’ y los problemas de la UE

CARLOS YÁRNOZ


París 1 JUL 2016 – 19:59 CEST


Tras haber vendido en tres años 2,5 millones de ejemplares de su libro El Capital en el Siglo XXI, Thomas Piketty (Clichy, 1971) rechaza las continuas invitaciones que recibe para sumarse a la política activa. En esta entrevista en la fea y desangelada Escuela de Economía de París, donde es director de Estudios, este especialista en desigualdades cuenta a periodista de cinco medios europeos que la xenofobia y el nacionalismo campan por Europa y están en el origen del Brexit. La canciller Angela Merkel y el presidente François Hollande, dice, debieran apoyarse en Syriza, el PSOE o Podemos, partido al que, según cuenta al inicio de la charla, vota su esposa, Julia Cagé, nacida en Metz pero con doble nacionalidad franco-española.


Pregunta. ¿Ha llegado con el Brexit la catástrofe de la que usted alertó durante crisis griega?

Respuesta. Europa jugaba con fuego desde hace tiempo _ tiens, tiens… _, especialmente en la zona euro. La crisis de 2008, la más grave desde la II Guerra Mundial, ha sido mal gestionada. Nos empeñamos en reducir el déficit demasiado deprisa _ le choix du bon rythme est toujours crucial _ y matamos  _ voilà le résultat _ la recuperación, el crecimiento.

P. Inglaterra no padeció ese error al estar fuera de la zona euro.

R. Europa ha fracasado _ en sa gouvernance, et la malencontreuse prépondérance des Merkel et Schaüble _ y ha creado tensiones por doquier. Paradójicamente, Inglaterra salió mejor de la crisis, pero las políticas antisociales de David Cameron avivaron los resentimientos de las clases populares que ha llevado a una reacción _ de colère _ irracional a base de xenofobia y estigmatización.

P. ¿Cómo salir del embrollo?

R. Ahora nadie _ ni Cameron, ni Johnson, ni, encore moins, le totalement irresponsable Farage _ parece haberse preparado para el Brexit. Tenemos la sensación _ en effet _ de que, una semana después, todo el mundo navega a la vista. Pese a todo hay que recuperar _ voilà ! _ la esperanza _ cf le concept si important d’Ernst Bloch (et Cornelius Castoriadis) dans Le Principe Espérance (et L’Institution imaginaire de la société)de poder construir algo nuevo _ et meilleur _ a partir de este desastre. Un desastre para las generaciones jóvenes, que van a sufrir durante mucho tiempo las consecuencias de una opción elegida _ par colère et ressentiment primaires  _ por la gente mayor.

P. ¿Cómo valora la respuesta dada por la UE al Brexit?

R. Ha sido totalmente insuficiente _ c’est le moins que l’on puisse dire. Y hay asuntos pendientes importantes. Los costes causados por el secreto bancario suizo y mañana _ voilà ! _ por los paraísos fiscales de la Corona británica y la opacidad de la City son considerables. Si no se hace _ comme ne se fait rien depuis des années pour contrer ce qui l’alimente _, se alimenta el populismo. Me da miedo _ en effet ! _ ver que a los dirigentes europeos les falta coraje _ oui ! Une vertu indispensable.

P. ¿Y cómo debe transformarse la zona euro?

R. Soy partidario de un sistema bicameral: un Parlamento elegido directamente por los ciudadanos _ et j’ajoute, pour ma part, sur des listes qui soient (enfin !) européennes, et non plus nationales _ y otro que represente a los Estados nación con parlamentarios del Bundestag, la Asamblea Nacional francesa… El actual sistema no funciona ni funcionará jamás. En el Parlamento que propongo podría haber alianzas estratégicas, coaliciones ideológicas _ en fonction des questions débattues et réponses envisagées…

P. ¿Son los dirigentes políticos, y no solo británicos, responsables del Brexit?

R. Sí, sí. Y no solo los británicos. Francia no ha hecho nada _ hélas, par faiblesse, face à Merkel et Schaüble  _ en favor de los países del sur porque, con tipos de interés a cero…, mejor no cambiar. Claro que la actitud de Alemania _ Merkel, Schaüble _ ha sido insoportable y completamente irracional _ voilà. Machacando la actividad económica del Sur, los prestamistas alemanes no van a conseguir que se les devuelvan los créditos. Hay una voluntad de castigar _ voilà _ que denota dosis de nacionalismo _ sado-masochiste.

P. ¿Por qué se opone a la política de austeridad?

R. Porque no funciona. Alemania _ dans l’Histoire _ es el país por excelencia que jamás _ rien moins ! Ni après la Première Guerre Mondiale, ni après la Seconde… _ ha devuelto su deuda. Por eso es paradójico _ ô combien ! C’est même à rire !!! _ ver que Alemania exige a Grecia que devuelva hasta el último euro _ mais le relèvement d’un pays comme l’Allemagne a de tout autres enjeux et un tout autre poids que celui d’une petite Grèce… La realpolitik demeure ! Cf le podcast de mon entretien (le 7 juin dernier) avec Yves Michaud, à propos de son réjouissant (de lucidité!) Contre la bienveillance Europa se construyó _ au passé ! _ sobre el olvido _ oui ; sur les vertus de ce type d’oubli, à rebours des ressentiments, relire Nietzsche ! _ de las deudas, para que las nuevas generaciones no pagaran los errores de los antepasados.

P. ¿Y qué propone a nivel mundial?

R. Es necesario regular _ voilà ! _ el capitalismo. Necesitamos _ d’inventer _ instituciones democráticas fuertes _ les deux ! _ para regular _ voilà ! _ la deriva _ voilà ! _ de desigualdades _ terriblement destructrices : les politiciens de droite, ici, nous mènent au précipice ! _, a controlar _ voilà ! _ la potencia _ très effective, elle _ de los mercados, del capital, al servicio _ cette fois ! _ del interés general. Es un error _ celle de l’ultra-libéralisme _ creer que a eso _ l’intérêt général, donc _ se llega de forma natural. Hay una especie de fe _ idéologique, hélas _ en la autoregulación _ sans rien y rectifier-redresser _ de los mercados que es excesiva _ une hybris En 1914 _ juste avant le déclenchement de la Guerre _, durante la primera mundialización, hubo una sacralización del libre mercado y la propiedad privada que creó fuertes desigualdades, tensiones sociales, aumento del nacionalismo y, de alguna manera, contribuyó _ voilà !_ al estallido de la I Guerra Mundial.

P. Y más recientemente ha llegado el dumping _ multiplicateur à la puissance n de ces inégalités ! _ social, fiscal, financiero…

R. Sí. Y si no hay repuesta _ enfin ! _ para detener _ enfin ! _ esas desigualdades, la respuesta más fácil _ celle des Nigel Farrage et autres Boris Johnson, parangons des populismes paresseux, et follement irresponsables, en leur sado-masochisme… _ es el nacionalismo y la xenofobia. Y así surgen responsables políticos como Donald Trump, Boris Johnson o Marine Le Pen…gente _ elle-même _ muy privilegiada financiera y socialmente _ mais oui ! _ cuya única estrategia consiste en explicar _ rhétoriquement seulement, hélas ; et pour cause… _ a las clases populares blancas que sus enemigos son las clases populares mexicanas, negras… Distraen así la atención _ affaire de focalisations habiles _ sobre las desigualdades y las derivan hacia desigualdades identitarias, culturales, religiosas _ racistes.

P. Crecen movimientos xenófonos, pero también una izquierda radical, como Syriza o Podemos.

R. Yo lanzo una llamada a Hollande y Merkel para que se apoyen en Syriza, en Podemos, en el PSOE…en esos partidos de izquierda, más o menos radical. Vale, Alexis Tsipras no es perfecto, Pablo Iglesias no es perfecto, tampoco sus programas, hay imperfecciones en lo que cuenta, no tiene experiencia en el poder…, pero son mucho menos peligrosos _ voilà ! _ que los nacionalistas polacos, británicos, húngaros…

P. ¿Ha seguido de cerca las dos elecciones en España?

R. Sí, sí. Ahora hay una situación casi ingobernable. Se ha fomentado el miedo a Podemos _ avec succès _ humillando a Syriza, humillando a Grecia, exigiéndole privatizaciones totalmente irracionales para vendérselas luego baratas _ tiens, tiens… La crise ne pâtit donc pas à tous… _ a griegos ricos aliados de banqueros alemanes o franceses. Y lo han hecho para meter miedo _ voilà _ a los electores de países como España. Lo importante es que un cambio en España puede originar _ voilà _ un cambio en la zona euro _ toute entière. Francia, Italia y España suponen el 50% _ voilà _ de la población de la zona euro. Y Alemania, el 27% _ seulement. España, según sea pro o antiausteridad, cambia los equilibrios.

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Titus Curiosus, ce samedi 2 juillet 2016

Créer versus s’adapter : l’urgence du comment contrer la logique mortifère du totalitarisme des normes d’existence, selon Roland Gori dans son si juste « La Fabrique des imposteurs »

25jan

Le présent essai de Roland Gori La fabrique des imposteurs est rien moins que d’urgence civilisationnelle, et, ainsi, de salubrité publique,

du moins pour la plupart des citoyens : ceux qui ne sont pas encore tout à fait ni des imposteurs plus ou moins (et à des degrés divers…) assumés et conscients, c’est-à-dire cyniquement, ni des personnalités as if (un peu moins conscientes de l’être, elles _ surtout sans le « côté plus monstrueux » (et plus spectaculaire ; du moins une fois l’imposture démasquée : au grand jour !) de l’imposteur… _) ;

ou qui pourraient cesser, les as if comme les convertis à l’imposture _ même si c’est, pour ces derniers, un peu plus difficile ! qu’est-ce qui pourrait, eux, les convaincre vraiment (mais est-on ici seulement dans l’ordre du rationnel ? voire d’une quelconque argumentation ?..) qu’ils font fausse route ? il existe un tel niveau de plaisir pervers (sadique) à abuser des autres ; voire un tel niveau de masochisme à s’abuser, se perdre et s’avilir soi-même : selon ce que Freud a nommé, d’une part, le sadisme, et d’autre part, le masochisme primaire… ;

sur cette difficulté à aider à changer de vie les imposteurs (et les salauds, dans le vocabulaire plus éthique de Sartre), il faut bien aussi constater l’échec final, en dépit de tous ses efforts, de Socrate (qui paie pourtant beaucoup de sa personne, et jusqu’à sa vie même, au final : lire ici Phédon ; et écouter ce qu’en a fait Éric Satie, par exemple dans la version frémissante de Hugues Cuénod, au disque…) face à Calliclès (et Gorgias et Polos, les professeurs de procédures d’imposture, c’est-à-dire la rhétorique et la sophistique, pour l’âme ; la panoplie du maquillage et de toute l’esthétique, ainsi que la fausse diététique, étant les procédures d’imposture pour le corps : ce sont là les quatre techniques (et pas arts !) de tromperie que repérèrent alors Socrate et Platon, en leur Ve siècle avant Jésus-Christ) dans ce dialogue fondamental qu’est le Gorgias de Platon ; j’en pratique la lecture très attentive depuis quarante ans en classe de philosophie ; parce que « les vrais éducateurs sont des libérateurs« , comme s’en souvenait et me l’a rappelé, de vive voix au téléphone, mon ancienne élève (en 1973-1974, à Bayonne) Elisabeth Lamiscarre, jointe après presque quarante ans ; et maintenant professeur de Français à Pau… ; sur les techniques de procédures de tromperie politique, lire aussi l’éclairage de feu (!) de Machiavel, dans Le Prince... _,

ou qui pourraient cesser, ces as if comme ces convertis à l’imposture,

ou qui pourraient cesser bientôt de l’être : car les « hyper-adaptés«  (aux modes de procédures socio-économiques dominants et terriblement envahissants depuis la vague néo-libérale du dernier quart du XXe siècle… _ et quasi totalitaires ;

et c’est non sans pertinence que Roland Gori cite, pages 245-246-247,

et en prenant soin de ne pas le généraliser : « je ne souhaite nullement établir une hiérarchie des civilisations et des sociétés,

rapprocher _ jusqu’à identifier et confondre… _ le nazisme et le néolibéralisme,

et réduire l’évaluation _ et ses très larges (et profonds) effets sociaux et civilisationnels _ à cette exécution sommaire de masse _ Roland Gori évoque là l’analyse que fait Harald Welzer du processus qui se met en place et déroule « dès lors que le meurtre devient administratif« .., en son très intéressant Les Exécuteurs _ Des hommes normaux aux meurtriers de masse _ qui produit, accompagnée par le chômage et la précarité, de vives souffrances individuelles et sociales.

Il faudrait simplement essayer de comprendre comment nous _ nous tous, collectivement _ en sommes arrivés là, là où nous sommes parvenus depuis trente _ ou quarante _ ans,

et _ surtout ! _ comment nous pourrions nous en sortir«  très effectivement, page 247 ;

car Roland Gori, psychanalyste et psycho-clinicien, garde toujours en vue, bien au-delà de la libération thérapeutique, par la cure, des personnalités se reconnaissant elles-mêmes comme malades, l’épanouissement effectif de chacun et de tous, et cela, à la lumière du cheminement patient et obstiné de la prise de conscience, par chacun (d’entre nous, encore un peu humains !), de la vérité ! sur le réel, par la probité et l’honnêteté pas seulement intellectuelles, mais aussi, et de part en part, existentielles ! ;

avec cette proposition de réponse, en suivant ce constat de situation de notre « moment«  présent de 2013, page 248, et qui justifie à elle seule les 314 pages de cet essai de salubrité publique qu’est La fabrique des imposteurs :

« Je suis intimement persuadé _ peut-être est-ce l’effet d’un délire sectorisé _ que nous tentons aujourd’hui _ un peu mieux qu’auparavant ? en 2013, semble-t-il penser… ; et il désire y aider… _ de sortir de cette sidération _ par intimidation massive d’un matraquage sournois persistant ?.. _, de ce trauma qu’a constitué _ durablement et en profondeur _ la colonisation néolibérale _ depuis bientôt quarante ans : et l’expression de « colonisation«  est plus qu’intéressante ! A quand, donc, la « décolonisation«  émancipatrice ?.. _ de nos mœurs

_ et ce sont de telles « tentatives de sortie » hors de l’étranglement des personnalités provoqué à longueur de temps par la nasse mortifère terriblement insistante (= tellement « normale«  !) de cette « sidération« -là, via les prétendues expertises massives (et en permanence martelées par les médias) de pseudo-experts stipendiés ! (cf, par exemple les pages 134 à 137 consacrées au « Rapport de mission (…) sur « la place et le rôle des nouvelles instances hospitalières » dans le cadre de la réforme de la gouvernance des établissement de soin«  » remis à la Ministre de la Santé Roselyne Bachelot en juillet 2008 : Roland Gori a, en effet, eu à se battre pied à pied et au quotidien contre, comme praticien de la psychopathologie clinique et comme consultant mandaté par ses pairs dans les instances de négociation…) que veut précisément accompagner La fabrique des imposteurs,

en poussant, par ce travail aussi, en l’écriture et la diffusion de ce livre, à la roue libératrice de ces « tentatives de sortie« -ci, par la générosité

tant du déroulé magnifique de son analyse très fine des situations (à mieux faire comprendre !),

que de ses propositions de « solutions » libres et créatives ! (tant à l’échelle des personnes singulières que d’une collectivité un peu mieux « démocratique » qu’elle n’est devenue, ces dernières décennies…) pour en « sortir«  !.. :

soit l’assomption, à contribuer à faire advenir très effectivement,

du devenir de la personne en « artiste«  (véritable) de soi,

devenir qu’il s’agit pour chacun d’accomplir avec la plus grande probité (et sans nul salut hors de cela !!!) ;

et pas en « entrepreneur gestionnaire«  (et normalisé, obsédé de la seule efficience…) d’un « faux soi«  !,

pour reprendre les thèses du dernier Michel Foucault, en ses si décisifs Cours au Collège de France… ;

je reviendrai plus loin sur la fondamentale pédagogie de la libération (qualifiée très justement, page 265, de « paradigmatique« …), que Roland Gori dégage, aux pages 265 à 270, du cas de Joseph Jacotot, en 1818, d’après, aussi, les éclairages de Jacques Rancière, dans Le Maître ignorant _ cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle, en 1987, et de Philippe Meyrieu, dans Joseph Jacotot. Peut-on enseigner un savoir ? (aux Publications pour l’École française moderne, en 2001) : ce sera même là le pivot de ma lecture ici de La fabrique des imposteurs… Fin de l’incise _ ;

Je suis intimement persuadé _ peut-être est-ce l’effet d’un délire sectorisé _ que nous tentons _ quelques uns, un peu nombreux… _ aujourd’hui _ en janvier 2013, donc _ de sortir de cette sidération, de ce trauma qu’a constitué _ les quarante dernières années durant… _ la colonisation néolibérale de nos mœurs

et _ principalement et surtout, soulignerai-je ! _ que nous n’avons pas d’autres choix

_ de salubrité ! face aux ravages civilisationnels de l’extension, et en profondeur (pour la plupart des corps et âmes mêmes des « frères humains« , pour reprendre les mots de Villon), de la colonisation impériale à l’échelle de la planète, de la politique TINA : There is no alternative, initiée et commencée à marteler sur les médias de propagande complices par les Thatcher et Reagan au tournant des années 70-80…

Que nous n’avons pas d’autres choix _ poursuit Roland Gori, page 248, en martelant son expression _

parce que la simple adaptation sociale _ selon une logique devenant exclusive de l’intérêt bien compris… _ à une réalité purement formelle, technique et instrumentale,

conduit le monde et l’humain _ voilà ! _

à la facticité _ du factice et du toc, face au diamant du vrai ! _,

à la vie inauthentique _ = dés-humanisée ! _,

aux âmes mortes _ de misérables zombies et ectoplasmes, vidés (vampirisés qu’ils sont !) de la vraie vie… _,

et exsangues de tout potentiel _ le seul salvateur ! _ de création

_ cf ici le sublime appel au sursaut de l’humanité contaminée par le nihilisme, de Nietzsche dans le sublime Prologue de son Zarathoustra, son livre « pour tous et pour personne » : « Il faut encore porter du chaos en soi pour donner naissance à une étoile dansante » !..

Vivre, c’est créer.

Et nous n’avons pas d’autre choix que de créer pour vivre«  vraiment

et en vérité…

et c’est non sans pertinence, donc, je reprends l’élan de ma phrase, que Roland Gori évoque, aux pages 245-246-247,

le cas des hommes ordinaires devenus assassins de masse, à travers l’analyse qu’en donne Harald Welzer, en son Les Exécuteurs _ des hommes normaux aux meurtriers de masse ;

un ouvrage qui m’a aussi marqué, quand je l’ai lu en 2007 (c’est grâce à lui que j’ai découvert et pu me pencher de près sur les deux discours de Himmler à Poznan en octobre 1943, quand ce dernier révèle (tardivement : et c’est une façon de leur mettre à tous le revolver sur la tempe, au cas où certains étaient alors tentés de tourner casaque et changer de camp (!), quand la situation militaire se dégrade considérablement pour les Nazis sur le front de l’Est face aux Russes…) aux dirigeants de la SS, le 4 octobre, ainsi qu’à ceux de la Wermacht, le 6 octobre, l’état d’avancement de la « solution finale » des Juifs… cf l’article que j’ai consacré le 22 février 2012 au passionnant livre de Florent Brayard Auschwitz, enquête sur un complot nazi : Le travail au scalpel de Florent Brayard sur les modalités du mensonge nazi à propos du meurtre systématique des Juifs de l’Ouest : le passionnant « Auschwitz, enquête sur un complot nazi »… ) ;

_ de criminalité _ je cite Roland Gori :

«  Et ce, d’autant plus que l’exécution de leurs basses œuvres _ ici génocidaires _ peut se faire de manière anonyme et dans le cadre _ rassurant par sa mécanique appliquée _ de dispositifs bureaucratiques dont ils deviennent les fonctionnaires. (…) Des hommes ordinaires peuvent _ ainsi _ devenir des monstres _ de criminalité _ dès lors que l’absence de lien personnel _ avec d’autres que soi : comme dans une amitié et un amour qui soient vrais (= vrais de vrais !) et pas d’intérêt-utilité-commodité instrumentale !!! calculé… _ ouvre largement la porte aux comportements de soumission _ aux ordres _et de destruction _ effective d’autrui. Simmel disait déjà que l’argent permet aux hommes de ne pas se regarder dans les yeux _ voilà ! cf aussi, sur la relation éthique au visage, les admirables analyses de Lévinas… Dans les relations _ tant orales qu’écrites, contemporaines de ces actes, comme a posteriori _ faites par leurs auteurs des exécutions barbares et des génocides nazis, rwandais, serbes et croates, « la précision dans les détails techniques va de pair avec la description stéréotypée et floue des victimes » (pointait aussi Harald Walzer page 148 de son livre : une affaire de focalisation du regard ;

là-dessus, j’ai déployé, en 2007, un long essai, impublié, seulement donné à lire à quelques amis, intitulé Cinéma de la rencontre _ à la ferraraise, et sous-titré Un Jeu de halo et focales sur fond de brouillard(s) _ à la Antonioni, me penchant tout spécialement sur la sublime séquence ferraraise du film d’Antonioni, en 1995, Al di là delle nuvole, en français Par-delà les nuages…).

Dès lors que le meurtre devient administratif,

l’opération se réduit à un problème instrumental.

(…) Comme le montre Welzer, c’est parce que la tuerie se présente comme un travail pris dans la rationalité technique et instrumentale, cadré par les grilles normatives _ à appliquer mécaniquement, telle une machine : et l’informatique n’existait pas encore… _, qu’elle pouvait _ court-circuitant chez la plupart (mais pas tous !) le devoir d’humanité de l’éthique _ parvenir à cette industrie du déshumain _ magnifique justesse d’expression ! _ permettant aux bourreaux de s’absenter

_ voilà ! froidement… ; la vraie vie impliquant a contrario la chaleur d’humains vraiment chaleureux ! cf Étienne Borne, en 1958, dans Le Problème du mal : « L’enfer est le désert de la passion, et il faudrait le dire de glace et non de feu«  ; et il poursuivait avec une magnifique justesse : « L’homme entre en immoralité lorsqu’il organise la fuite _ voilà ! _ devant la passion _ et l’altérité de l’autre _, comme l’avouent, si elles sont correctement interrogées, les trois figures essentielles du mal humain : le dilettantisme, l’avarice, le fanatisme » : ce sont des fuites devant (et hors de) l’autre _

c’est parce que la tuerie (…) pouvait parvenir à cette industrie du déshumain

 

permettant aux bourreaux de s’absenter _ l’instant, ou le moment, nécessaire ; mais cela peut être tout le long d’une vie… _

de leurs actes« … :

c’est cette absentification de l’humanité à ses actes, qui ne sont plus les siens « personnels«  propres, et assumables et assumés


(et Roland Gori distingue fort bien, à cette croisée des chemins, la solution animale et la solution mécanique, comme constituant les deux alternatives à l’action véritablement humaine (celle d’une « personne«  !) ; et qui est de l’ordre de l’art proprement « personnel« , en effet, et par là en quelque façon, si peu que ce soit, un minimum singulier ; cela ne s’imitant et ne se re-copiant pas, mais seulement se proposant modestement et très humblement en exemple, et s’encourageant…)

c’est cette absentification de l’humanité à ses actes

 

qui fait évidemment l’essentiel du problème,

même dans des processus sociaux qui ne vont certes pas jusqu’au meurtre, ni, a fortiori, au meurtre de masse (tels que ceux des totalitarismes nazi et stalinien ; cf mon article du 29 juillet 2012 sur le livre très important lui aussi de Timothy Snyder Terres de sang _ l’Europe entre Hitler et Staline : chiffrage et inhumanité (et meurtre politique de masse) : l’indispensable et toujours urgent « Terres de sang _ l’Europe entre Hitler et Staline » de Timothy Snyder _

car les « hyper-adaptés«  (aux modes de procédures socio-économiques dominants et si efficacement envahissants, de la société marchande et de communication) que les imposteurs, comme les personnalités as if, sont très effectivement devenus,

sont aussi « terriblement malades« ,

comme l’a si bien formulé Roland Gori dans la présentation de son livre, en dialogue avec Patrick Lacoste, dans les salons Albert-Mollat vendredi 18 janvier dernier _ dont voici un lien au podcast (de 62′).

« Malades » de leur « propre singularité asséchée » _ et probablement jamais advenue, en vérité; étouffée, noyée ou encore étranglée dans l’œuf qu’elle est à jamais demeurée ;

cf ce que Jean-Pierre Lebrun nomme la « perversion ordinaire«  (in La Perversion ordinaire _ vivre ensemble sans autrui)…

Sur ce phénomène-là d' »inconsistance » asséchée du sujet humain

par « hyper-adaptation«  à une société de normalisation très efficacement envahissante et ô combien prégnante (= totalitaire !) dans tous les secteurs d’activité _ jusque dans l’intime (cf ici les magnifiques analyses de Michaël Foessel dans La Privation de l’intime _ mises en scène politiques des sentiments ; et mon article du 11 novembre 2008 : la pulvérisation maintenant de l’intime : une menace envers la réalité de la démocratie…) _, bien au-delà de la seule sphère du travail et de la consommation, là où se prend, dans la répétition des habitus formatés, le rail (= le droit fil conducteur) de l’accoutumance à la normativité (comme régime général et quasi totalitaire, de l’action !), par conséquent

_ il y a aussi, tel un renfort, et assurément très efficace, le formatage (sécurisant) des games (encadrés par des règles et des limites bien identifiées et fixées, et à peu près respectées, bien qu’on y triche aussi !!!), opposé à l’ouverture (avec toujours une part d’inquiétude voire d’angoisse, à surmonter, paradoxalement ; cf le phénomène mallarméen du « vertige de la page blanche« , qui tétanise ceux qui n’oseront jamais passer au jeu désirant et confiant de la création !) du playing, pour reprendre les magnifiques analyses de Donald Winnicott ; sans compter le formatage passivement subi du rouleau-compresseur des divertissements (et du fun) de masse, réduisant ceux qui s’y soumettent à la réception passive de stimuli reçus, avec réponses au quart-de-seconde… _,

sur ce phénomène-là d' »inconsistance » asséchée du sujet humain par « hyper-adaptation«  à une société de normalisation,

je renvoie au génialissime diagnostic du Prologue d’une lucidité tellement fine _ et désopilante, si ce n’était si profondément triste et affligeant : mais au moins prend-on mieux conscience de ce qui nous menace… _ d’Ainsi parlait Zarathoustra, de Nietzsche, en son bouleversant chapitre 5, à propos de celui que Nietzsche nomme « le dernier homme« , et de son fat grégarisme.

Page 211 de La fabrique des imposteurs,

à propos de « la grégarisation paradoxale des individus autonomes » _ ainsi qu’ils se figurent, mais ô combien illusoirement, l’être ! _ de la société de marchandisation généralisée qu’est devenue la nôtre,

Roland Gori cite aussi le joli mot d' »entousement«  de Jean-Pierre Lebrun, en son essai La Perversion ordinaire : vivre ensemble sans autrui (aux Éditions Denoël, en 2007) ;

à propos d’un phénomène qui marque « le passage d’une société hiérarchique à une organisation massifiée qui « prétend à la complétude, mais au prix de l’inconsistance » » des individus _ après l’Homo hierarchicus et l’Homo aequalis, brillamment analysés par Louis Dumont, voici l’ère de l’Homo pulverisatus gregarius Une « inconsistance » gravissime en l’étendue et la profondeur civilisationnelles de ses dégâts à long terme…

Et c’est à rien moins qu’à un vigoureux sursaut qu’appelle ici, une nouvelle fois, et avec l’optimisme d’une ferme et inlassable volonté, le magnifiquement généreux Roland Gori.

Là-dessus, et à propos de la sphère des loisirs, cette fois, je consacrerai mon article suivant à l’analyse du grégarisme encadré (afin de se rassurer un minimum dans l’expérience un tant soit peu téméraire de la transgression et des excès, le temps d’une courte vacance, entre deux avions), de la fête assez déjantée à Ibiza, en son passionnant essai Ibiza, mon amour _ enquête sur l’industrialisation du plaisir

En quelque sorte en préambule à ma « lecture » de La fabrique des imposteurs,

et en forme de « mise au net » préalable, pour les lecteurs un peu pressés, ou pas assez « diligents » _ pour reprendre le vocabulaire de mon cher Montaigne _,

je me permets de citer, et deux fois _ une première fois, tel quel, et, la seconde fois, en me permettant, le re-citant, de commencer à le commenter légèrement, en intégrant, au passage, à cet excellent résumé du « propos » assumé du livre, de légères, du moins je l’espère, « farcissures«  miennes, comme une amorce du déroulé de ma lecture du livre… _ l’excellent pitch de la quatrième de couverture de La fabrique des imposteurs :

« L’imposteur est aujourd’hui dans nos sociétés comme un poisson dans l’eau : faire prévaloir la forme sur le fond, valoriser les moyens plutôt que les fins, se fier à l’apparence et à la réputation plutôt qu’au travail et à la probité, préférer l’audience au mérite, opter pour le pragmatisme avantageux plutôt que pour le courage de la vérité, choisir l’opportunisme de l’opinion plutôt que tenir bon sur les valeurs, pratiquer l’art de l’illusion plutôt que s’émanciper par la pensée critique, s’abandonner aux fausses sécurités des procédures plutôt que se risquer à l’amour et à la création. Voilà le milieu où prospère l’imposture ! Notre société de la norme, même travestie sous un hédonisme de masse et fardée de publicité tapageuse, fabrique des imposteurs.

L’imposteur est un authentique martyr de notre environnement social, maître de l’opinion, éponge vivante des valeurs de son temps, fétichiste des modes et des formes. L’imposteur vit à crédit, au crédit de l’Autre.

Sœur siamoise du conformisme, l’imposture est parmi nous. Elle emprunte la froide logique des instruments de gestion et de procédure, les combines de papier et les escroqueries des algorithmes, les usurpations de crédits, les expertises mensongères et l’hypocrisie des bons sentiments. De cette civilisation du faux-semblant, notre démocratie de caméléons est malade, enfermée dans ses normes et propulsée dans l’enfer d’un monde qui tourne à vide.

Seules l’ambition de la culture et l’audace de la liberté partagée nous permettraient de créer l’avenir.« 

Ce qui donne, cette fois avec mes « farcissures » :

« L’imposteur est aujourd’hui dans nos sociétés _ qui le facilitent, sinon l’appellent et l’autorisent (!) : jusqu’aux plus hauts postes de commande financiers (bancaires et économiques), comme, au plus haut du visible !, politiques !.. _ comme un poisson dans l’eau : faire prévaloir la forme _ des actes _ sur le fond _ des choses et du réel _, valoriser _ jusqu’à l’obsession aveuglante et la cécité ! _ les moyens _ apparemment (au moins) efficaces, ainsi que les gains financiers, très effectivement effectués, eux !, dans l’objectif unique de réussir soi… _ plutôt que les fins _ davantage authentiques, elles, mais très vite perdues de vue par la myopie de l’obsession de l’efficacité des moyen, renforcée de l’obsession de la rentabilité !.. _, se fier à l’apparence et à la réputation _ seulement _ plutôt qu’au travail _ effectif, lui, et ses réels effets dans le réel effectif ! _ et à la probité _ bafouée ! tel un obstacle et une gêne à l’efficacité… _, préférer l’audience _ et l’audimat _ au mérite _ véritable, et pas joué : cf ici l’excellent et indispensable Qu’est-ce le mérite ? de mon ami Yves Michaud ; et mes deux articles d’octobre 2009 : L’acuité philosophique d’Yves Michaud sur de vils mésusages du mot « mérite » : la lanterne du philosophe versus le trouble cynique des baudruches idéologiques et  Où va la fragile « non-inhumanité » des humains ? Lumineux déchiffrage du « mérite » tel qu’il se dit aujourd’hui, par Yves Michaud le 13 octobre dans les salons Albert-Mollat, ainsi que le podcast de mon entretien avec Yves Michaud sur ce livre, le 13 octobre 2009, dans les salons Albert-Mollat… _, opter pour le pragmatisme avantageux _ en ses effets bien tangibles (d’espèces bien sonnantes et bien trébuchantes), à l’aune de la comptabilité… _ plutôt que pour le courage de la vérité _ plutôt dérangeante qu’arrangeante, elle, le plus souvent _, choisir l’opportunisme de l’opinion _ dont on sait aussi bien mesurer la versatilité, de même que la capacité d’oubli… _ plutôt que tenir bon sur les valeurs _ mais que deviennent-elles, celles-là ? et quelle réelle « consistance » peuvent-elles encore bien avoir ?.. _, pratiquer l’art de l’illusion _ vis-à-vis des gogos _ plutôt que s’émanciper par la pensée critique _ c’est bien trop angoissant ! _, s’abandonner aux fausses sécurités des procédures _ cf ici l’excellente (très éclairante) définition, donnée page 48, d’après Giorgio Agamben, de ce qu’est un « dispositif » : « tout ce qui a d’une manière ou d’une autre la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des être vivants « , in Qu’est ce qu’un dispositif ?… _ plutôt que se risquer à l’amour _ vrai d’un autre que soi _ et à la création _ exigeante et autonome, souveraine, capable de cheminer en parfaite indépendance à l’égard des calculs d’intérêt de tous ordres. Voilà le milieu où prospère l’imposture ! Notre société de la norme, même _ ou plutôt parce que _ travestie sous un hédonisme de masse et fardée de publicité tapageuse _ celle du marketing bien compris ; cf Edward Bernays, Propaganda _ comment manipuler l’opinion en démocratie _, fabrique des imposteurs. L’imposteur est un authentique martyr de notre environnement social _ qui même et surtout le suscite : l’imposteur faisant lui aussi marcher la machine, tant qu’il n’est pas pris ; et il arrive à la machine, même, de longtemps le couvrir (cf le cas, révélé en ce moment, des comportements des plus hautes instances de l’UCI à l’égard des tricheries de Lance Armstrong, par exemple…) _, maître _ en habileté (charlatanesque) _ de l’opinion _ qui, en retour, l’autorise et le cautionne, de fait (sinon de droit : mais la légalité elle aussi a bien de la plasticité, par les temps qui courent) _, éponge vivante des valeurs de son temps, fétichiste des modes _ et de leurs variations : elles se démodent (et très vite !!!) aussi… _ et des formes _ surtout celles de la légalité une fois manipulée : d’après ce qu’auront été , justement, les normes ayant cours dans la société ; à l’usure et de guerre lasse parfois, l’opinion finit par s’habituer, et même s’incliner… L’imposteur vit à crédit, au crédit de l’Autre. Sœur siamoise du conformisme _ voilà : elle en partage les objectifs et met son ingéniosité à en singer les moyens comme les fins seulement intéressées, loin de toute passion… _, l’imposture est parmi nous _ et très fort incrustée : que de vendus à elle !.. Elle emprunte la froide logique _ qui est aussi celle du cynisme pervers (psychiatriquement pathologique) _ des instruments de gestion et de procédure _ dont le potentiel d’efficacité (et l’étendue des applications) s’est considérablement (= terriblement) accru avec la puissance de traitement (mécanique) de l’outil algorithmique informatique, petit bijou du génie technicien et technologique de notre postmodernité… _, les combines de papier et les escroqueries des algorithmes, les usurpations de crédits, les expertises mensongères _ grassement rémunérées, et pour cause, à proportion de leur capacité à en imposer aux profanes et aux non-initiés _ et l’hypocrisie des bons sentiments. De cette civilisation du faux-semblant _ voilà ! et rien moins ! _, notre démocratie de caméléons _ seulement !.. _ est malade _ moribonde ! _, enfermée dans ses normes _ et de jour en jour plus incapable de « jouer«  et de les dépasser (ce qu’est créer vraiment ; cf le beau et important chapitre « la création est un détournement des normes« , pages 275-290) _ et propulsée dans l’enfer d’un monde qui tourne à vide _ voilà !!! et « va dans le décor », rien moins !!! : « à force de s’adapter au tableau de bord et aux règles de procédure, les professionnels ne regardent plus la route, ils perdent la direction et le sens spécifique de leurs actions« , page 122. Seules l’ambition _ haute et noble _ de la culture _ vraie et ouverte : véritablement et joyeusement, artisanalement, créatrice ; et pas ses misérables ersatz de l’industrie de l’entertainment !.. _ et l’audace de la liberté _ généreusement _ partagée nous permettraient de créer l’avenir » _ en faisant que nos actes aient bien « un sens, et pas une fonction » seulement (page 189), car « sans la création« , « il n’y a pas de vraie vie » pour la personne, réduite eu statut d’objet (rangé et classé dans le répertoire tellement  commodément flexible, car de plus en plus corvéable et jetable à merci, des dites « ressources humaines« ), ni pour la communauté vraiment vivante que doit être la société vraiment démocratique ; soit, avec du recul, le dilemme en tension (historique de la seconde moitié du XXe siècle) du Principe Espérance et du Principe de précaution (dit Principe Responsabilité) ; cf les ouvrages cruciaux d’Ernst Bloch, Le Principe Espérance, et Hans Jonas, Le Principe Responsabilité (sous-titré, c’est à souligner, une éthique pour la société technologique ; et maintenant Frédéric Gros nous propose, sur ce dilemme tendu, u passionnant Le Principe Sécurité…) ; ainsi que l’œuvre entier de Cornelius Castoriadis, en commençant par l’Institution imaginaire de la société

Après cette présentation du projet même de ce livre,

j’en viens à ma lecture plus personnelle.

Vivre _ et tout particulièrement, au milieu et à côté des autres espèces animales, pour les membres de l’espèce humaine ; Nietzsche fait dériver l’étymologie du mot allemand « mensch«  désignant l’homme, d’un mot qui signifie estimer, peser, évaluer… _,

vivre, implique nécessairement de juger et choisir pour agir : et cela en permanence, afin de mieux se diriger, autrement qu’à l’aveuglette, ou sous le commandement pur et simple, et immédiat _ sans assez de marge de manœuvre pour élargir (et améliorer) le champ des possibles de notre action, et pas seulement réaction ! _ de stimuli, de pures et simples réactions immédiates à  des circonstances (ou à des actions d’autres que soi), auxquels il s’agirait seulement de réagir et de « s’adapter » avec plus ou moins d’efficacité…

Au-delà du comportement relativement simple d' »adaptation » _ plus ou moins efficace : et il y a intérêt dans le cas de l’alternative rudimentaire et basique « marche ou crève » ! « ça passe ou ça casse » !.. à des fins de survie parmi des prédateurs… _ à son environnement et aux circonstances parfois, voire souvent, un peu difficiles, l’espèce humaine s’est hissée à la capacité (intelligente et volontaire) d' »accommodation » _ rationnelle eu égard à certaines finalités prises pour références de l’action à mener et conduire _ de cet environnement ; et c’est là la base même _ à partir de l’invention de l’outil et de toute la technique (instrumentale) _  de toute la culture (et de l’Histoire), spécificités humaines, au-delà des simples héritages sociaux des autres animaux, transmis sur le mode de l’imitation-adaptation par copiage simple. Cf là-dessus par exemple, le De l’homme, de l’anthropologue américain Ralph Linton…

Et Roland Gori cite ici, à ce propos de l’importance de l’autonomie du « juger », le célèbre « Aude sapere ! » _ « ose juger ! », « aie le courage de te servir de ton propre entendement !«  _ de Kant, en son article Qu’est-ce que les Lumières ?, avec ses conditions _ personnelles, pour chacun et pour tous, et en forme de vocation (démocratique) universelle… _ de vaillance (versus la paresse) et de courage (versus la lâcheté), de la part du sujet _ la personne devenant autonome de sa conduite _ des décisions à prendre et actions à mener, pour sortir vraiment de la tutelle du statut de mineur (= incapable, du fait de l’insuffisance momentanée (= supposée provisoire !)  de développement de ses facultés au cours de la période d’enfance ; ou durable du fait de graves handicaps, pour les adultes objectivement incapables ; un juge des tutelles étant alors chargé d’en décider _ dans les États de droit, du moins… _ avec des conditions suffisamment garanties de légitimité…) ; et accéder ainsi au statut _ tant moral que juridique : les deux !!! _ de majeur autonome, responsable de ses actes et de leurs conséquences.

Mais de mauvaises habitudes (d’hétéronomie) un peu trop bien installées tout au long de la période de minorité réelle (= d’incapacité des facultés) de l’enfance _ et devenues quasiment une « seconde nature » : s’en déprendre implique toujours bien des efforts sur soi ; une discipline à se donner à suivre : « l’homme (« fait d’un bois courbe« ) est un animal qui a besoin d’un maître«  (= un instituteur ; un « tuteur«  l’aidant à apprendre à « pousser droit« …), nous dit Kant ; mais pas d’un maître d’esclaves, d’« instruments animés« , pour reprendre les mots d’Aristote, cette fois… ; Spinoza montre lui aussi superbement ce qui sépare la démocratie authentique (et les rapports rationnels et vraiment aimants de père à enfants) des rapports purement instrumentaux de maître à esclaves… _,

de mauvaises habitudes de paresse et de lâcheté un peu trop incrustées et ancrées,

peuvent fournir l’occasion à de faux tuteurs _ qui prennent seulement (et faussement « aimablement«  !) la « posture«  de rendeurs de service _ de rendre le service apparent et illusoire _ et payant ! selon le principe bien compris et bien accepté que tout effort mérite salaire ! la générosité de la bienveillance ayant tout de même elle aussi ses limites… ; ce sont des exploiteurs malveillants ! _, à ces pseudo-mineurs _ attardés volontaires dans une fausse enfance qui n’a plus lieu d’être, maintenant qu’ils ont l’âge adulte ! _ de l’intelligence et de la volonté, de penser et décider de ce qui est bien à faire pour ceux-là, jusque dans le plus quotidien des choix à accomplir en leur vie quotidienne, et même la plus intime…

Et voilà les ancêtres _ confesseurs-directeurs de conscience, au premier chef… _ de nos pseudo experts (et coaches) en tous genres, ayant pignon sur rue et officines renommées, d’aujourd’hui, que débusque et dénonce Roland Gori dans La fabrique des imposteurs:

« Nous voilà bien loin de cette majorité morale _ personnelle _ et politique _ citoyenne _ que nous promettait la philosophie des Lumières. Nous avons changé de tuteur, pas de tutelle _ consentie par la paresse et la lâcheté incrustées, et au quotidien toujours davantage renouvelées et renforcées. Et nous avons à notre insu _ d’une conscience pleinement (ou au moins suffisamment !) lucide, du moins, quant au sens des actes que le « faux self » accomplit, ainsi que de la chaîne de ses conséquences, au présent immédiat, comme à plus long terme ; et cela à l’infini… _ prononcé les vœux de vivre selon la liturgie de la religion du marché ; les nouvelles formes de l’évaluation sont là pour en vérifier les règles« , pages 76-77…

« Comment avons-nous pu suspendre à ce point-là notre raison critique et laisser à ce système débile et nauséabond le soin de nous mettre en tutelle ?« , page 120…

La clé de ce processus concernant la faille qui se glisse et s’élargit entre l’ordre du fait et celui du droit, ainsi qu’entre l’ordre de la légalité (de fait) et celui de la légitimité (de droit), et s’aggrave avec l’augmentation de la pression de l’urgence _ pragmatique et économique, les deux ! _ d’agir, sans prendre suffisamment le temps de réfléchir et débattre, que ce soit avec soi-même déjà, dans le moment de la délibération ; ou que ce soit avec d’autres que soi, comme lors de l’action législative parlementaire, par exemple, ou avant le vote, pour le citoyen…

Et là aussi se perd le sens des exigences de l’idée même _ un Idéal exigeant ; Alain l’analyse excellemment… _ de démocratie ; la démocratie n’étant pas seulement un système formel et institué _ comme une fois pour toutes ! _ de pouvoirs _ cf aussi Michel Crozier et Erhard Friedberg : L’Acteur et le système Que de démocraties de pure façade _ et imposture ! _, aujourd’hui, au contraire !!!..

Les cinq premiers chapitres de La fabrique des imposteurs sont consacrés au diagnostic de la fabrication de l’imposture dans la société avancée d’aujourd’hui : chapitre 1, « Normes et impostures » (pages 11 à 40) ; chapitre 2, « Au nom de la norme » (pages 41 à 128) ; chapitre 3, « Raisons et logiques de la bureaucratie d’expertise » (pages 129 à 164) ; chapitre 4, « L’inhibition de rêver et le trauma de la civilisation » (pages 165 à 208) et chapitre 5, « La solution de l’imposture » (pages 209 à 249). Ils sont consacrées à la confiscation du sens de la justice (et de la vraie légitimité : toujours, toujours, sans relâche, à débattre) au profit de l’acceptation par lassitude (des citoyens justiciables de démocraties alors confisquées…) de ce qui, devenant habitudes _ prises et installées, incrustées _, de fait, devient en effet « normes« , et remplace la loi véritablement démocratique _ telle qu’elle résulte d’un vote après débats (et navettes) au Parlement ; et ne doit résulter pas d’un simple rapport de forces (ne serait-ce qu’électoral, en conséquence d’élections ayant fait émerger une majorité…), ou de la pression très patiente et très organisée, elle, de lobbies éminemment pragmatiques, qui en ont les moyens…

C’est le sixième et dernier chapitre, « La désidération indispensable pour vivre et pour créer« (pages 250 à 308) qui m’a personnellement le plus intéressé,

par les solutions pédagogiques et thérapeutiques aux maux (d’imposture et d’imposteurs !) dont souffrent tant la collectivité que les personnes singulières,

qu’il aborde et envisage,

excellemment illustrées, ces solutions pédagogiques et thérapeutiques, d’excellents exemples.

Roland Gori a pris bien soin de distinguer, au début du chapitre 5, « la subjectivité dont nous parlons en sociologie des mœurs, en anthropologie« , de « la subjectivité dont nous parlons en psychanalyse« , page 212 ;

et qui distingue sa position de celles de « Jean-Pierre Lebrun, Charles Melman, Dany-Robert Dufour et Gilbert Levet« , page 209.

« Ces auteurs sont des collègues dont j’estime au plus haut point les recherches et avec lesquels j’ai eu plusieurs fois l’occasion de débattre.

Ils savent que mon désaccord ne porte pas sur leur anthropologie, à laquelle mes travaux contribuent à leur façon,

mais sur le postulat de l’existence de « néo-sujets » révélés par la pratique clinique actuelle.

Je pense en effet que la subjectivité dont nous parlons en psychanalyse n’est pas la même que la subjectivité dont nous parlons en sociologie des mœurs, en anthropologie.

Quand je parle dans les chapitres précédents de « fabrique des subjectivités »,

je me réfère essentiellement aux travaux de Foucault qui considère le sujet et l’individu comme un produit des techniques de subjectivation

_ cf aussi, sur les processus de « subjectivation« , le travail passionnant de Martine de Gaudemar, dans son très riche La Voix des personnages ; cf aussi le podcast de la présentation de ce livre à la librairie Mollat, le 11 décembre dernier ; ainsi que mon article du 25 septembre 2011 : Le chantier de liberté par l’écoute du sensible, de Martine de Gaudemar en son justissime « La Voix des personnages » ; mais Martine de Gaudemar envisage elle aussi, comme Roland Gori (et Donald Winnicott), le processus de subjectivation (de la personne infiniment en gestation), comme un « jeu » qui doit résolument être ouvert à l’accomplissement en partie aléatoire des personnes ; comme un « jeu » « artiste« … ; à contre-pied d’une quelconque « bovarysation« , dans les rapports du sujet aux « personnages«  (les fictifs comme les réels, mais ces derniers eux aussi toujours en partie fantasmés…) qu’il est amené à plus ou moins volontairement, mais d’abord pulsionnellement, forcément, fréquenter… _,

autrement dit des modes de civilisation et de pouvoir qui le font apparaître autant qu’ils le soumettent.

Radicalement différent est le concept de sujet en psychanalyse.

Le sujet de la psychanalyse est celui qui, par ses symptômes mêmes _ et bien que douloureux et bancal, dans la névrose, il y a un « bénéfice » de la maladie… _, tente d’échapper _ voilà ! _ à cette assignation _ oui ! _ de la culture et de ses modes de civilisation, à l’assignation à résidence _ normalisée… _ qu’elle tente de lui imposer. Le sujet dans ce cas n’est pas identique _ par conformisation subie volens nolens _ aux formes d’identifications que la civilisation lui impose, mais, bien au contraire, le sujet de la psychanalyse est ce qui fait objection _ libertairement, en quelque sorte ; même si c’est maladroitement ! et non sans douleurs… _ à ces contraintes et à ces assignations sociales, ce qui reste irréductible _ positivement, donc : par son insoumission forcenée ! _ à toute normalisation« , pages 212.-213.

« Et c’est d’ailleurs (…) le vif de la découverte freudienne _ en effet ! _ que d’avoir montré par l’analyse des symptômes névrotiques que le lieu d’existence du sujet se trouvait _ même bancalement et douloureusement, comme ainsi _ dans ses dysfonctionnements _ et leur « jeu« , face au réel massif qui se présente à eux comme une falaise… _, et non dans ses adhérences à l’ordre social.

Dès lors, ce ne sont pas les « sujets » qui sont nouveaux (« néosujets »),

mais la manière dont la culture et les modes de civilisation autorisent _ à tel moment donné de l’Histoire _ l’expression d’une souffrance singulière, et les dispositifs de diagnostic et de traitement qui appartiennent intégralement à cette culture« , page 213

_ on notera au passage le « jeu » demeuré ouvert, toute la vie durant de Freud lui-même, de ses propres permanents efforts de théorisation, et de diagnostic, et de traitement. Comme doit l’être tout travail humain de connaissance (et de ce qui ambitionne le titre de « science«  : une recherche d’exigence auto-critique infinie…) ; et sur ce point capital, l’épistémologie de l’« épreuve » infiniment renouvelée, permanente et sans faille, à la « résistance » à la « falsification«  des « hypothèses«  sans cesse et sans cesse « essayées« , de Popper, est venue confirmer la noble et ferme (et juste !) position métapsychologique freudienne ; lire et toujours re-lire ici l’admirable début de l’article Pulsions et destin des pulsions, qui ouvre Métapsychologie, en 1915 :

« Nous avons souvent entendu formuler l’exigence _ rigide et irréaliste au regard de ce qu’est la recherche effective ! telle celle-là même qu’élabore Freud avec la psychanalyse : une exigence de la part de certains des détracteurs de la psychanalyse, tout spécialement , donc… _ suivante : une science doit être construite sur des concepts fondamentaux clairs et nettement définis. En réalité, aucune science, même la plus exacte, ne commence _ de fait : en son élaboration _ par de telles définitions _ et théorie : achevée une fois pour toutes. Le véritable commencement _ in concreto _ de l’activité scientifique _ la recherche est une activité (et une activité d’« imageance«  : en perpétuel chantier !) ; la production de la théorie (et des concepts fondamentaux) n’en est qu’une étape ; et qui n’est ni première, ni définitive… _ consiste plutôt dans la description _ à constituer par un discours (d’« imageance«  et figuration) à inventer, créer, et essayer… _ de phénomènes, qui sont ensuite rassemblés, ordonnés et insérés dans des relations. Dans la description, déjà, on ne peut éviter d’appliquer au matériel _ à connaître par l’aventure de ses investigations minutieuses (d’« imageance«  et figuration) à mener … _ certaines idées abstraites que l’on puise ici ou là _ parmi toute son expérience déjà élaborée et constituée, construite, ainsi que parmi sa culture peu à peu assimilée et appropriée (construite, elle aussi ; voire bricolée ; mais c’est sur tout cela qu’on peut (et doit impérativement) vraiment s’appuyer pour avancer dans sa recherche, face à de l’inconnu à découvrir, explorer…)… _ et certainement pas dans la seule expérience actuelle. De telles idées (ainsi transportées d’un domaine à un autre : ce sont des métaphores !!! )  _ qui deviendront (mais oui !) les concepts fondamentaux de la science _ sont dans l’élaboration ultérieure _ qui va se poursuivre ! cf Flaubert : « la bêtise, c’est de conclure » prématurément ; de s’encombrer d’idées arrêtées improprement…  _ des matériaux _ à façonner avec la plus grande minutie, celle qu’impose l’extrême complexité du réel à élucider… _, encore plus indispensables. Elles comportent d’abord nécessairement un certain degré d’indétermination _ forcément, métaphoriques, elles ne peuvent être au départ qu’approximatives… _ ; il ne peut être question de cerner clairement _ trop prématurément : il faut, et (subjectivement) de la patience, et (objectivement) le temps nécessaire du travail très exigeant d’élaboration : par accommodation progressive à l’objet à penser et connaître, de la focalisation de ce travail du pensr… _ leur contenu. Aussi longtemps qu’elles sont dans cet état, on se met d’accord _ en tâtonnant beaucoup… _ sur leur signification en multipliant les références au matériel de l’expérience, auquel elles semblent être empruntées mais qui, en réalité, leur est soumis _ dans ce travail infiniment complexe et patient de recherche, c’est l’« imageance«  (et le génie inventeur) du chercheur qui est aux commandes et à l’œuvre ! Je propose ce concept d’« imageance«  à partir des travaux passionnants de mon amie Marie-José Mondzain… Elles ont donc, en toute rigueur, le caractère de conventions _ mais oui ! il ‘agit d’un créer qui implique de radicales initiatives et décisions ;de même qu’en aval,  s’initier à une science, passe forcément par l’assimilation de ce qu’est devenue, au fil des œuvres des chercheurs, la « langue«  de cette « science« , et son chantier (à jamais ouvert et permanent) : assimiler à la fois son vocabulaire et sa syntaxe… _, encore que tout dépende du fait qu’elles ne soient pas choisies arbitrairement mais déterminées par leurs importantes relations _ et il faut ici bien du flair (ainsi qu’un peu de chance !) pour les explorer, ces « importantes relation » entre « idées abstraites » de départ (= les métaphores-béquilles que l’« imageance«  s’invente pour avancer dans la jungle du « réel« -objet où pénétrer et se diriger…) et « matériel de l’expérience » à élucider de plus en plus précisément et clairement… _au matériel empirique ; ces relations, on croit les avoir devinées _ mais oui ! tel est le seul vrai départ des chemins à inventer par l’« imageance«   _ avant même de pouvoir en avoir la connaissance et en fournir la preuve. Ce n’est qu’après un examen plus approfondi du domaine _ élargi peu à peu, et supposé cohérent _ de phénomènes considérés que l’on peut aussi saisir _ enfin ! _ plus précisément les concepts scientifiques fondamentaux qu’il requiert _ l’« imageance » passant alors de la métaphore au concept ; qu’elle va alors proposer… _  et les modifier _ encore… _ progressivement _ voilà ! et avec beaucoup de souplesse et doigté…  _ pour les rendre largement utilisables _ afin d’élargir le plus possible leur champ d’application ! _ ainsi que libres de toute contradiction _ seulement à ce stade (avancé !) de la recherche : la priorité du chercheur allant à l’audace de l’inventivité et ingéniosité de la recherche (= de l’« imageance« )… C’est alors qu’il peut être temps de les enfermer _ pour commodité, ces concepts obtenus ainsi… _ dans les définitions. Mais le progrès de la connaissance ne tolère pas non plus de rigidité _ toujours l’inconvénient ! _ dans les définitions. Comme l’exemple de la physique l’enseigne de manière éclatante, même les “concepts fondamentaux” qui ont été fixés dans des définitions voient leur contenu constamment modifié » _ au fur et à mesure des nouveaux progrès (d’affinement) de la recherche, c’est-à-dire du travail toujours, toujours poursuivi (= jamais abandonné, sur le fond…) d’« imageance« , à l’échelle de l’Histoire longue de cette science… ; fin de l’incise sur le travail de métapsychologie de Freud.


Aussi, « si ces « enfants trahis » (…) se présentent à nous, bien souvent comme des « pervers ordinaires », des Narcisses ou des « imposteurs », des faux self et des personnalités « as if »,

c’est bien souvent dans l’espoir autant que dans la crainte _ leurs _ de retrouver _ ou trouver enfin _ cette part d’eux-mêmes dont ils ont dû se dissocier _ ou dû ne jamais avoir laissé autrement (ou mieux) exprimer _ pour se protéger. Pour se protéger (…) de l’empiètement _ sur la chair toujours à vif (et mouvante si peu que ce soit) de leur soi de sujet vivant… _ d’un univers trop normatif, trop contraignant, qui a exigé d’eux, par sa culture et ses modes de civilisation, une adaptation trop précoce et féroce« , pages 214-215.

Et j’en viens maintenant aux propositions cruciales que je baptise « pédagogie de la création et de la créativité«  ! de Roland Gori, aux pages 251 à 270 (intitulées Créer ou s’adapter ?) et 275 à 290 (intitulées La création est un détournement des normes),

face à la menace terrible

_ et totalitaire par la stérilisation massive progressive (et anesthésiée très en douceur : cf l’expérience de la grenouille dont on prend bien soin de ne porter que très progressivement à ébullition le bocal où on la fait séjourner, de façon à éviter qu’un écart de température perceptible par la malheureuse (= un peu trop brusque…), ne suscite son immédiat et salvateur bond hors du bocal !!!) des capacités d’initiatives et de création _ cf tout particulièrement le concept d’« imageance«  et d’« opérations imageantes«  de mon amie Marie-José Mondzain, in Homo spectator, ou dans Images (à suivre) _ de la poursuite au cinéma et ailleurs ; ainsi que le podcast de mon entretien du 16 mai 2012, à la librairie Mollat, avec elle, à propos de ce livre ; + mon article du 22 mai suivant : Sur nos propres opérations imageantes face à l’imageance même de quelques chefs d’oeuvre de l’Art _ au cinéma et ailleurs _, le regard lumineux de Marie-José Mondzain en sa conférence à la librairie Mollat le 16 mai 2012_ de la plus grande partie des individus

_ ou par la « placardisation«  des plus audacieux, encore, pour commencer, d’entre ces individus, au sein de cette société néo-libérale, en déficit de démocratie active (et davantage égalitaire : je pense ici au travail de Jacques Rancière)… : les « placardisés«  étant de toute façon socialement et sur le nombre, minoritaires et en quelque sorte résiduels ; leur impact sur les autres ne pouvant compter dès lors, somme toute (= tout bien calculé !), et à terme, que « pour du beurre » (= pas grand chose), au sein de cercles d’influence de plus en plus limités et étroits : qui les entendra (et écoutera) ?.. ; la loi du nombre (dite « démocratique« , en prenant bien soin de faire perdre de vue, en les noyant sous la masse de l’inessentiel, les nécessaires vrais débats critiques) règne et règnera ! Et chapeau l’imposteur pour l’efficacité du tour de passe-passe : ni vu, ni connu ; non démasqué… _ ;

face à la menace terrible _ et totalitaire par la stérilisation massive progressive (et anesthésiée très en douceur) des capacités d’initiatives et de création de la plus grande partie des individus

dont le résultat effectif est, au final,

des délibérations (d’actions et de choix), non seulement de plus en plus pauvres (asséchées de contenus et de sens), mais aussi de plus en plus immédiatement renoncées,

car ces individus se sont eux-mêmes trop vite dissuadés de toute initiative tant soit peu audacieuse hors du confort (apparent) du suivi tranquille et pépère (sans questionnement, ni discussion, tant avec soi qu’avec d’autres que soi…) des rails proposés par les normes (en place et visiblement dominantes) sociales ; soit le confort du conformisme (illusoirement sécuritaire) majoritaire… : cf le « There is no alternative«  martelé, des Thatcher et Reagan… ;

face à la menace terrible _ et totalitaire par la stérilisation massive progressive (et anesthésiée très en douceur)

de tout ce qui pourrait venir excéder les procédures de plus en plus massives et dominantes d’« adaptation«  aux normes sociales imposées et acceptées (par calcul d’« intérêts bien compris«  !), car tenues, par la raison (réduite à de l’économique : de plus en plus exclusive d’autres valeurs ! ; renforcée des rouleaux-compresseurs de l’idéologie serinée à longueur de temps par les principaux médias en place…), pour nécessaires et justes

par des individus

soit se jugeant incapables

(que ce soit par ce qu’ils jugent être, et une fois pour toutes (!), tant la capacité limitée de leur propre intelligence que la force limitée de leur propre volonté : inférieures et impuissantes ! ; pour ne rien dire de l’inocuité bien vite advenue de leur propre puissance d’imaginer, rabougrie qu’elle devient à force d’être rabattue et de se cantonner sur les stéréotypes de l’industrie de l’entertainment... ; je ne parle même pas d’« imageance«  à leur propos, en leur cas ; ils n’en ont pas la plus petite idée…) ;

soit se jugeant incapables

de les transgresser si peu que ce soit, ces normes en vigueur,

soit s’y conformant

par le calcul (malin…) de menus avantages (sonnants et trébuchants, en l’espèce…) qu’ils escomptent tirer de cette soumission participative effective à l’extension supposée irrésistible de ces normes en place,

au plus quotidien du quotidien de leurs actes (de travail et de consommation jusque dans leurs plages de loisirs) ;

et cela même jusqu’à devenir des imposteurs cyniques… _

face à la menace terrible de la stérilisation des créativités,

et, d’abord, face à la crainte de la constitution même d' »expériences » personnelles _ pour reprendre les analyses lucidissimes de Walter Benjamin (cf sa magnifique expression du « levain d’inachevé » reprise par Roland Gori à plusieurs reprises ; par exemple page 268), et que reprend aussi Giorgio Agamben, après Pier-Paolo Pasolini ; cf aussi les analyses qu’en donne Georges Didi-Hubermann, par exemple en sa Survivance des lucioles _, de personnes artistes et artisans, ainsi, de leur vie

en ce que cette vie a encore la capacité de comporter de singulier _ et je re-pense ici à nouveau à la fatuité monstrueuse du discours du « dernier homme«  de Nietzsche… _ :

d’où ce titre de « la désidération indispensable pour vivre et créer » donné par Roland Gori à ce dernier capital chapitre…

L’exergue (page 250) donné à ce chapitre, et emprunté à Conversations ordinaires de Donald Winnicott, nous met déjà sur la voie, de cette matrice salvatrice de la créativité qu’est le jeu (en tant qu’activité ouverte de playing) :

« L’expérience culturelle commence avec le jeu _ avec celui, très tôt, du tout petit enfant _ et conduit _ par la fécondité du travail amorcé de son « imageance« …  _ à tout _ voilà ! et c’est un patrimoine considérable (par son potentiel : en commençant par le jeu ouvert du discours par la parole dans l’usage de la langue, au sein du langage ; cf ici la générativité ouverte (et compréhensible par les récepteurs, aptes à y répondre…) du discours par la parole telle que l’analyse brillamment Chomsky…) pour l’humanité ; comparé à la minceur (et pauvreté en progrès, faute de richesse de connexions entre les diverses facultés) de l’héritage social des autres animaux ! (qui ne se transmettent, par de simples imitations-copiages, que de relativement simples signaux, eux ; du moins à ce qu’il semble…) ; mais à condition que soit préservée (et cultivée, plus encore) chez l’adulte que l’enfant deviendra, ce que Nietzsche nomme la « vertu d’enfance« , et dont il choisit l’image-figure (celle de l’enfant, donc) comme métaphore de la troisième des métamorphoses à venir de l’esprit en vocation d’épanouissement, après celles du chameau (pour la vertu de vaillance) et du lion (pour la vertu de courage), pour figurer l’innocence généreuse (difficile à conquérir…) et tellement féconde, de la la vertu de créativité… ; mais celle-ci, jugée dangereuse (et vicieuse !) pour le respect de la conformité aux normes sociales en place, est assez strictement contrôlée par les pouvoirs installés, et assez jalousement réservée à quelques privilégiés « autorisés«  à s’y livrer, relativement encadrés par quelques institutions, seulement… ; les autres étant, au mieux, « placardisés » et, sinon, carrément censurés : on ne saurait badiner avec le « génie«  : il confine un peu trop avec la « folie«  et le « mal«  _  ;

l’expérience culturelle commence avec le jeu

et conduit à tout

ce qui fait l’héritage de l’homme : les arts, les mythes historiques, la lente progression de la pensée philosophique et les mystères des mathématiques, des institutions sociales et de la religion« …

C’est donc cette capacité ouverte (et « émancipatrice ») de jeu

qu’il faut permettre, protéger et plus encore cultiver, pour Roland Gori, en une civilisation qui soit plus authentiquement démocratique,

a contrario du « chemin balisé des apprentissages«  (page 251) du « programme technico-éducatif«  (page 252), et « au nom d’une efficience qui se mesure avec les seuls dispositifs de conformité que notre civilisation _ moins authentiquement démocratique… _ feint de prendre pour la vérité » (page 252),

qui, avec la « dévaluation » concomitante des « humanités »

_ « Le mépris dans lequel aujourd’hui on tient la formation des jeunes par les « humanités » constitue une catastrophe écologique. C’est la nature même de la pensée, l’environnement mental, que l’on sacrifie aux intérêts directs des apprentissages techniques et instrumentaux » (page 254) _,

« constitue le moyen le plus sûr pour les classes dominantes de maintenir leur système de domination symbolique par lequel elles se reproduisent«  (page 255).

Car, « il convient de le soulignerprécise on ne peut plus clairement Roland Gori page 256 _, une éducation qui ne se fonde que _ et là est la base même de son totalitarisme ostracisant tout ce qui est susceptible de venir le contester et menacer… _ sur l’utile, le rentable, le technique et l’instrumental est une éducation d’esclave, une éducation antidémocratique. C’est une éducation qui ignore la vie autant que le vrai«  (page 256).

Et « l’enjeu est capital«  (…) car « le style d’éducation qui sera favorisé ou qui s’imposera de manière totale _ d’où le danger de totalitarisme… _, conditionnera le type d’humain que notre civilisation planétaire fabriquera«  (page 257)

_ surtout si, à la suite et dans la logique du « le vrai médecin doit rester une denrée rare » (cf l’interview du 23-03-2012 du professeur Guy Vallencien <http//www.egora.fr/sante-societe/condition-guy-vallencien-le-vrai-medecin-doit-rester-une-denree-rare> ),

« il est probable qu’un jour, un autre de ces experts contaminés par le virus de cette logique des marchés, déclare : « Il faut que l’enseignant des écoles, collèges et lycées, devienne une denrée rare ; un tri sélectif des enfants sera fait en fonction de leur capacité cognitive ; seuls 10 à 15 % d’entre eux devraient bénéficier de vrais enseignants, la masse des 85 à 90 % n’en a pas besoin. »

Et puis un autre expert dira la même chose du juge, tel autre du chercheur, tel autre du journaliste, tel autre de l’artiste, tel autre de…«  (page 137) :

état des choses qui nous pend au nez si nous n’inversons pas enfin ! le rouleau-compresseur si violemment antidémocratique (= in-égalitariste ; cf l’usage fait alors de la catégorie du « mérite« ) de l’idéologie néo-libérale, qui nous déferle dessus et écrase depuis la fin des années soixante-dix du siècle dernier ;

sur tout cela, lire aussi l’excellentissime La Méthode de l’égalité du plus que jamais vigoureux Jacques Rancière.

Même si « la passion pédagogique n’a pas attendu le néolibéralisme pour faire de l’élève, du « sauvage », du « dominé », l' »ignorant parfait,

l’écran vide

sur lequel le maître, le savant, le dominant projette et écrit son propre savoir«  (page 259).

Et c’est ici que prend place,

dans l’économie de La fabrique des imposteurs et de son acmé qu’est son dernier chapitre,

le dyptique pédagogique « paradigmatique » (page 265) parfaitement éclairant

de l’instructeur Jean Itard, d’une part

_ détaillé aux pages 259 à 261 : « C’est un véritable prototype de thérapie « cognotivo-comportementale » qu’entreprend Itard auprès de Victor« , « l’enfant sauvage de l’Aveyron, alors âge de douze ans, découvert en lisière de forêt au début du XIXe siècle » (…) et qui « ne comprenait pas le langage humain, se balançait à la manière de certains psychotiques, mordait, criait et regardait la lune en geignant« , page 259 ; « Itard « enseigne » (…) mais il n’attend en retour aucun savoir. Itard ne cherche pas à comprendre comment et par quel autre type de savoir Victor a pu survivre dans des conditions extrêmes. Le savoir concret n’intéresse pas Itard, pas davantage que le rôle facilitateur du savoir informel que les jeux procurent à Victor. Le savoir, c’est sérieux. Le monde de l’éducation est ce monde « où tout plaisir est une récompense, toute peine une punition, sinon ils sont sans signification. Le désir doit se ramener au besoin » », selon l’excellent commentaire qu’en donne Octave Mannoni dans ses Clefs pour l’imaginaire ou l’Autre Scène, aux Éditions du Seuil en 1969 ; « Pour le Dr Itard, comme pour la majorité des pédagogues _ applicateurs (mécaniques) de didactique _, le langage n’est qu’un outil de communication pour lequel les mots (ne) sont (que) les signes qui désignent les choses et sont associés (seulement mécaniquement) à elles « , pages 260-261 ; alors que « Victor aurait pu enseigner à Itard que le langage n’est pas qu’une combinaison (mécanique : encore et toujours ! Quand comprendra-t-on enfin ce qui distingue un art souple et ouvert d’une technique simplement mécanique (même raffinée par les capacités, surmultipliées de la combinaison complexe d’algorithmes, de l’informatique ?…)

Victor aurait pu enseigner à Itard que le langage n’est pas qu’une combinaison

de signes, un agencement d’informations instrumentales ;

que c’est la polysémie même de ses signifiants _ avec ce qu’elle comporte de « fonction poétique » ô combien porteuse de sens ! _ que pétrissent _ sublimement _ l’amour et la poésie« , page 261, selon cette « fonction poétique » de leur usage dans le discours sous l’impulsion créative et tellement significative de la parole vivante !!!) ;

« Itard m’apparaît ici, conclut alors Roland Gori son analyse de la pédagogie strictement d‘ »instruction » (et par là pauvrement unidimensionnelle !) du Dr Itard, comme le martyr de cette « passion pédagogique » _ mécaniquement didactique _ qui ignore ce qui la motive et opère par une tentative de maîtrise _ purement technique, mécanique _ de l’ignorance, du sauvage en chacun de nous, et finit par duper celui qui s’en croyait le maître«  (page 261) _ et « l’imposture suit _ alors bien vite _ la passion de la maîtrise _ instrumentale _ comme son ombre« , commente au passage Roland Gori, page 262.

Et Roland Gori alors d’élargir ce paradigme : « Mais de nos jours, c’est toute la société qui s’abandonne à cette passion de la maîtrise _ technique et mécanique, et désormais accrue aussi des ressources sophistiquées, mais toujours, in fine, mécaniques (algorithmiques), de l’informatique _, et ce faisant, à l’imposture. La passion de la maîtrise s’est en quelque façon industrialisée, elle est sortie des égarements de l’artisan pédagogue d’antan, elle est devenue une technique générale de gouvernement de soi-même et d’autrui. (…) Et au cours des dernières décennies, la violence technique de ce programme de rééducation de nos formes de vie, a produit une véritable sidération culturelle » _ qu’il s’agit donc de démonter, et urgemment… (page 262)

Comment ? « Pour sortir de cette sidération culturelle qui (…) conduit à la servitude volontaire autant qu’à la psychopathie et l’imposture, que faut-il faire ? (…) Il faut redonner à la vie comme à l’ambition de la démocratie cette part de liberté qui permet, à l’une comme à l’autre, de créer en échappant à la fatalité biologique et sociale«  (page 262) ; « Il nous faut apprendre à naviguer sans cette inhibition que produisent les normes lorsqu’elles altèrent la normativité _ dans l’art d’agir inventif impromptu _ du vivant » (page 263) _,

Et c’est ici que prend place, dans l’économie de La fabrique des imposteurs et de son acmé qu’est son dernier chapitre,

le diptyque pédagogique « paradigmatique » (page 265) parfaitement éclairant

de l’instructeur Jean Itard, d’une part

et de l’éducateur émancipateur Joseph Jacotot, d’autre part

_ développé aux pages 265 à 270  : « On connaît l’histoire magnifiquement rapportée et commentée par Jacques Rancière dans son livre Le Maître ignorant : « Jacotot, après une carrière longue et mouvementée d’enseignant, d’artilleur, de secrétaire du ministre de la Guerre, d’instructeur d’un bataillon révolutionnaire, fut exilé par les Bourbons pour avoir pris parti pour Napoléon. Ayant obtenu à l’université de Louvain un poste de littérature française, il connut _ c’est-à-dire rencontra et inventa, façonna _ une expérience pédagogique exceptionnelle qui l’amena à croire dans « l’égalité des intelligences » et dans « l’émancipation intellectuelle » des esprits«  (page 265). « En 1818, Joseph Jacotot reste un homme des Lumières qui croit dans l’émancipation du savoir dès lors que celui-ci n’est pas imposé, mais voulu _ = fermement désiré !

Cet état d’esprit le disposait à une trouvaille _ afin de se faire comprendre, « lui qui ne connaissait pas le hollandais » d’« étudiants hollandais » qui « voulurent suivre ses cours » alors qu’eux « ne connaissaient pas le français » (page 265) _ :

Il fit remettre aux étudiants par un interprète le Télémaque de Fénelon, qui venait de paraître à Bruxelles en édition bilingue. Il demanda aux étudiants d’apprendre tous seuls le texte français en s’aidant pour le comprendre de la traduction ; ensuite il leur demanda de commenter en français et par écrit ce qu’ils avaient lu.

Alors qu’il s’attendait à d’affreux barbarismes, et peut-être à une incapacité absolue de répondre à sa commande,

il fut vivement surpris « de découvrir _ voici la « trouvaille » « surprenante » de Jacotot ! _ que ces élèves, livrés à eux-mêmes, s’étaient tirés _ par les efforts de leur propre ingéniosité ainsi jouissivement sollicitée sous forme de défi ludique… _ de ce pas difficile aussi bien que l’auraient fait beaucoup de Français. Ne fallait-il donc plus que vouloir _ = passionnément « désirer » et s’investir en ce « travail » personnel donnant lieu à cette « œuvre » d’intelligence ! _ pour pouvoir ? Tous les hommes étaient-ils donc virtuellement capables de comprendre _ bel et bien effectivement, in fine _ ce que d’autres avaient fait et compris ? » (Félix et Victor Ratier cités par Jacques Rancière). Ce fut la révélation _ mieux encore qu’une « trouvaille«  _, à proprement parler révolutionnaire : enseigner, ce n’est pas expliquer ; c’est permettre aux autres d’apprendre _ même plus avant que lui, alors, en cette circonstance… _ ce que le maître lui-même ignore » _ ou du moins, et au moins, égalitairement avec lui… : cf là-dessus le très riche et passionnant La Méthode de l’égalité de Jacques Rancière… _ (page 266).

« La pédagogie par explication _ telle celle tentée par Itard avec Victor de l’Aveyron _ ne trouvait _ in fine _ son fondement que dans l’ordre social : diviser le monde entre expliqués et expliquants, placer les intelligences expliquées sous la férule des intelligences expliquantes, soumettre _ à la fin primordiale de domination (et d’exploitation, bien vite, à sa suite)… _ le monde à la hiérarchie des intelligences. A cette seule condition les expliqués pourront à leur tour devenir des expliquants !  » (page 266) ; tout à l’encontre, cette position, ici, de domination de l’enseignant, de la pédagogie libératrice de Nietzsche, celle du « Vademecum, vadetecum« , in Le Gai savoir (cf aussi le chapitre 9 du Prologue d’Ainsi parlait Zarathoustra), quand Zarathoustra aspire à rencontrer des disciples désirant (« suivant » sa « leçon«  d’invitation, par l’exemple, à la liberté et la recherche infinie de la justesse du juger) « se suivre eux-mêmes« 

« Pour Jacotot, l’ignorance du maître devint en elle-même une vertu, vertu qui le préserve de la tentation de l’explication, et du désir de soumettre l’élève, en l’invitant _ voilà le « hic Rhodus, hic saltus » du processus courageux et jubilatoire à accomplir : une « invitation » (toute simple, et directe, et franche) par l’exemple ; et pas par quelque modèle à aveuglément recopier… _, en situation de contrainte _ pédagogique : un défi joyeux et encourageant, stimulant ici _, à construire lui-même _ au moins par l’élan de ses (indispensables !) efforts personnels de recherche ; même si c’est jamais tout à fait tout seul que s’élabore, se construit et s’élève peu à peu, pas à pas, patiemment, l’édifice de la « raison critique » personnelle ; car peu à peu elle devient de mieux en mieux cultivée, aussi ! _ son propre savoir«  _ cf Kant : « Penserions-nous bien et penserions-nous beaucoup, si nous ne pensions point en commun avec d’autres, qui nous font part de leurs opinions et auxquels nous communiquons les nôtres ? », afin d’en débattre avec une visée de plus grande justesse, in La religion dans les limites de la simple raison, un vigoureux opuscule contre la censure… ;

et, de fait, on n’apprend vraiment qu’à son corps défendant et par ses propres efforts (et écorchures !), en se forgeant, par le menu _ c’est nécessaire _, et pas à pas, sa propre « expérience« , et en surmontant (et apprenant à corriger) ses erreurs premières (ses « esquisses« , dit excellemment Alain) ; ainsi qu’en se frottant, aussi, à ce que l’on doit apprendre peu à peu, aussi, à percevoir et entendre vraiment de l' »expérience » vraie et se forgeant, pas à pas, et en propre elle aussi ! _, des autres ; lire aussi, là-dessus, le sublime dernier chapitre des Essais (livre III, chapitre 13) de Montaigne : De l’expérience

Soit « la découverte qu’apprendre est affaire de désir » vrai… (page 267).

« L’expérience de Jacotot l’a conduit à la condamnation irréversible de la vieille méthode d’enseignement, où, quand « dans l’acte d’enseigner et dans celui d’apprendre, il y a deux volontés et deux intelligences, on appellera abrutissement leur coïncidence«  _ du fait de l’annihilation de l’expérience personnelle qui devrait se formait de l’apprenant ! _ ; alors que « de nos jours, on appellerait cela « accréditation », « mise en conformité », « évaluation réussie ». Comme quoi nous sommes vraiment dans un monde d’abrutis ! Ou de servitude,

car la voie choisie par Jacotot (…) fut celle de la liberté _ se construisant par des progrès _ : celle qui convoque la raison critique des Lumières, et qui conduit à demander à l’élève : « Que vois-tu ? Qu’en penses-tu ? Qu’en fais-tu ? « 

_ questions au départ ô combien scandaleuses ! et littéralement médusantes ! pour la grande majorité des élèves français d’aujourd’hui,

tant qu’on ne les met pas, en les encourageant, en situation d’audace, de patience, de confiance progressives ; alors qu’ils sont de facto soumis au régime dominant de la terreur de l’erreur, et des sanctions (à commencer par celle des notes) qui accompagnent ces erreurs ; sans compter la parade de la tricherie-imposture, afin d’obtenir à tout prix les bonnes notes : y compris aux examens et concours !!!.. (pages 267-268).

« Nous sommes, avec Jacotot, bien éloignés de cette infantilisation généralisée des individus et des citoyens _ l’exact inverse de la nietzschéenne « vertu d’enfance » ! _, qui maltraite leur part d’enfance _ de jeu et créativité vraie _,

ce « levain de l’inachevé » par lequel se font _ à la fois ! _ l’expérience  _ vraie _

et sa transmission«  _ authentique :

particulières, toujours,

et potentiellement, au moins, singulières, les deux.

« C’est ce principe _ de démocratie exigeante et authentique _ de philosophie politique que nous avons perdu, et que nous perdons tous les jours davantage, lorsque le monde _ c’est-à-dire chacun de nous, comme nous tous, aussi… _ se résigne au _ seul _ savoir établi _ dangereusement (car illusoirement seulement…) confortable… _, à l’adaptation instrumentale et formelle » _ mécanique… (page 268).

En conséquence de toutes ces raisons-là,

« nous n’avons n’avons plus le choix. Il nous faut _ tant personnellement qu’ensemble _ inventer ou nous résigner.

Inventer, ce n’est pas s’adapter aux normes,

mais en créer sans cesse de nouvelles par le jeu d’une transgression des limites, des frontières, de l’évidence et des significations établies _ en sollicitant sa propre capacité d’« imageance« .

L’éducation doit impérativement _ de même qu’elle se le doit aussi à elle-même, afin de ne pas trahir sa fondamentale vocation émancipatrice de la personne (et de toute personne !) : pour être fidèle à sa seule vraie vocation, celle d’être vraiment émancipatrice ! sinon elle participe aux usurpations des impostures… _ laisser une place à ce jeu ; qui n’est rien d’autre que ce qui permet _ au concret du présent permanent ! _ à l’aptitude humaine de se saisir de l’occasion, pour transcender les contraintes _ souvent aliénantes _ d’un environnement naturel et social.

Aucune connaissance, aucun savoir sans exception, n’est véritablement émancipateur s’il ne parvient pas à ces solutions _ d’ingéniosité (personnelle) _ de fortune _ en réponse à la croisée impromptue, tellement soudaine et vive, de Kairos ! d’une main, il donne ses cadeaux (à savoir recevoir sur-le-champ !), de l’autre, il use de son rasoir, qui, inexorablement, tranche ! (une fois que c’était trop tard !)… _ qui transforment un point de vulnérabilité, de manque ou d’insuffisance _ voilà ! _, en progrès et en invention«  (page 265).

« Mais cette manière de s’y prendre _ ajoute fort opportunément Roland Gori, page 175, précisant aussi alors : « dont j’ai montré précédemment qu’elle s’apparentait à la rencontre amoureuse« … : en effet ! mais cela vaut pour toute rencontre tant soit peu substantielle : d’amitié aussi… _,

encore faut-il lui laisser le champ libre

_ de même qu’il faut s’être un minimum préparé ne serait-ce qu’à l’idée première de l’impromptu de sa survenue (soudaine !) afin de ne pas demeuré dans l’impuissance et l’incapacité d’y répondre d’une quelconque façon, sidéré dans quelque timidité davantage qu’inhibitrice : paralysante !.. ;

sur cet art (fondamental !) du rencontrer, j’ai écrit deux essais :

Pour célébrer la rencontre (mis en ligne par Bernard Stiegler sur son site d’Ars Industrialis en avril 2007)

et Cinéma de la rencontre : à la Ferraraise, sous-titré Un Jeu de halo et focales sur fond de brouillard(s) : à la Antonioni (seulement communiqué à quelques amis ; et ayant donné lieu à une conférence, à la galerie La NonMaison de mon amie Michèle Cohen, et en présence de Bernard Plossu, le 13 décembre 2008, à Aix-en-Provence : avec projection de la séquence ferraraise de ce chef d’œuvre testamentaire de Michelangelo Antonioni, Al di là delle nuvole, en 1995 ; la quatrième et ultime séquence de ce merveilleux film se déroulant dans le quartier Mazarin d’Aix ! Merveilleux concours de circonstances !..)… _

Mais cette manière de s’y prendre, encore faut-il lui laisser le champ libre

pour qu’elle puisse se développer«  (page 275).

Et Roland Gori de référer alors la conduite libératrice et créatrice, en général,

à la figure spécifique de la catachrèse dans le discours : cette figure (disponible à la parole se livrant au discours) qui vient palier « un manque _ tel du moins qu’il est à ce moment précis ressenti par le locuteur s’exprimant _ dans la langue« , « son incomplétude _ du moins éprouvée comme telle _ à un moment donné _ sur le champ ! _ pour désigner _ par quelque mot ou expression faisant alors vilainement défaut ! _ une réalité nouvelle » _ à formuler pourtant avec toute la précision de ce que nous ressentons comme constituant sa spécificité, que nous désirons absolument exprimer et transmettre, afin de la partager… ; cf là-dessus tout l’œuvre de Pascal Quignard, dont l’admirable Vie secrète, mais aussi et d’abord, en l’occurrence, Le Nom sur le bout de la langue…  _ (page 275).

Jusqu’à envisager les diverses « figures du langage« , à partir de la métaphore et de la catachrèse, comme ne faisant « que révéler une propriété _ rien moins que fondamentale pour la capacité de créer du penser-juger… _ du discours comme relevant d’une catachrèse _ ou une métaphoricité _ généralisée » :

« c’est tout le langage peut-être _ mais oui ! _ qui se trouverait sous l’emprise _ mais libératrice (!) à l’égard de l’étau un peu trop inhibiteur d’invention, que constituent, de fait, les normes instituées : à commencer les clichés ! générateurs, d’abord, de tant de bêtise : cf l’admirable Dictionnaire des idées reçues de Flaubert… _ de ces détournements du sens des mots _ par les phrases qu’en permanence nous constituons ; cf ici la très essentielle (!) propriété de « générativité » du discours par l’élan créatif de la parole (se jetant à l’eau), telle que l’analyse Noam Chomsky ! _ pour inventer de nouvelles significations«  ;

et Roland Gori de citer à l’appui Michel Meyer : « tout discours peut, en un certain sens, être dit figuré : non pas où il détournerait toujours quelque signification originelle, mais au sens où il se (et nous) détourne d’une certaine habitude, et manifeste par là la liberté, la créativité de son auteur (ou de son auditoire)« .

Et Roland Gori d’en déduire on ne peut plus justement que

« dès lors (…), on peut approcher la manière dont procède la création _ qui n’est jamais tout à fait ex nihilo… _, par un détournement _ fécond _ des normes habituelles » (page 277).

« Autrement dit, il ne s’agit pas _ dans tout acte émancipateur (de soi-même comme des autres que soi) _ de supprimer des normes, mission aussi stupide qu’impossible,

mais de permettre un jeu suffisant _ = suffisamment mobilisateur et inventif par rapport aux habitudes déjà installées, et aux clichés ; tels ceux que Flaubert s’amuse à mettre en lumière tant dans son personnage d’Emma (et dans tout le bovarysme) que dans celui de Monsieur Homais ; pour ne rien dire de ses Bouvard et Pécuchet… _ dans leur usage,

pour qu’elles n’empêchent pas l’invention » _ que tant et tant d’intimidations s’emploient un peu partout et à longueur de temps (et d’habitudes insidieusement prises et installées) dans le jeu et champ social de domination et d’exploitation (en commençant par l’organisation des tâches au travail et dans les professions), à inhiber, par l’arsenal et panoplie performants des diverses pressions et chantages en tous genres (dont celui à la perte d’emploi et le chômage) ; à commencer par le fonctionnement du travail scolaire quand il se centre (jusqu’à s’en hystériser !) sur la seule validation de la conformité (de ce qui est demandé à l’élève) à ce qui a été transmis, et doit être purement et simplement restitué tel quel… : sus à l’erreur ! Et vivent les notes !!!

Et « à partir de ce moment-là,

la politique

qui en _ c’est-à-dire de ces « normes« _ établit _ par l’instrument législatif de la légalité _ leur usage,

ne doit en aucun cas se limiter à la police _ bêtement vétilleuse et méchamment punitive _ des techniques qui les ont établies » _ non plus qu’à leur simple reconduction mécanique maniaque.

désormais…

C’est _ ainsi _ le destin de tout conformisme _ et la bureaucratie de la gouvernance ne manque certes pas d’y veiller ! avec la dimension d’échelle que très copieusement elle lui fournit ainsi… _ de ne saisir d’une idée, d’un mot ou d’une découverte que la forme normative _ avec tout ce que celle-ci comporte déjà d’injonctions à s’y tenir ! _ qui l’a permise _ cette idée _,

et qu’elle _ cette idée _ a _ lors de son invention-irruption native… _ transgressée _ cette « forme »  « normative« 

Le conformisme lâche la proie de l’invention _ hors clonage ! _ pour l’ombre _ répétée, elle ; clonée désormais (informatique et gouvernance aidant) à des milliers d’exemplaires !..

On comprend d’autant mieux la pertinence et l’urgence du combat d’un Bernard Stiegler, et de son Ars Industrialis ;

de même que celles de L’Appel des appels _ pour une insurrection des consciences, lancé par Roland Gori, avec Barbara Cassin et Christian Laval… _

pour l’ombre de ses résultats«  _ superbe formulation ! _, page 278.

Et tout cela sous le double étendard du pragmatisme et l’utilitarisme, au nom du réalisme de la modernité triomphante…

Comment, donc, défendre et aider à se développer la créativité,

quand « la dimension artisanale » de la plupart des « métiers » « se trouve expurgée _ sic _

pour mieux aligner ceux qui les exercent dans ce processus général de la production industrielle permettant leur prolétarisation en masse ?

Ainsi, c’est le caractère unique de l’acte qui se trouve désavoué,

et ce, au bénéfice de protocoles standardisés

et du caractère reproductible de ses séquences.

L’acte professionnel _ de poiesis _ y perd de son authenticité, de cette aura qui échappe à toute reproduction en série.

Il existe aujourd’hui chez les masses _ en suivant les analyses de Walter Benjamin déjà dès les années 30… _, un désir « passionné » de déposséder tout phénomène de sa singularité, de son unicité, en incitant à sa reproduction par standardisation.

Ce faisant, c’est la place de l’œuvre propre à l’artiste et à l’artisan qui se trouve dans nos sociétés, menacée » (page 279).

Alors : « cette place et cette fonction de l’œuvre dans nos pratiques sociales, professionnelles, culturelles et politiques ne déterminent-elles pas les chances que nous nous donnons de parvenir _ chacun de nous, encore « humains«  _ à la création ? «  (page 279, toujours).


Or « l’artiste, qui constitue le lieu social et politique _ privilégié : par sa pratique effective _ d’une résistance à cette transformation dans la civilisation technique du monde,

ne saurait, sauf à se désavouer _ en une nouvelle forme d’imposture ! d’où l’importance cruciale de la probité en Art ! _, se réduire à un travailleur de la production culturelle _ avec des fonctions de divertissement, par exemple.

Il a au contraire pour fonction sociale et politique _ cruciale ! _ d’être le garant _ de l’existence on ne peut plus vive, lumineuse et vivante ! _ d’une pensée artiste (…), quel que soit son art ; potentiel à l’œuvre chez tout citoyen digne de ce nom«  (page 280).

Et il se trouve que « l’œuvre entretient une relation privilégiée avec le jeu _ playing _ par où l’enfant construit authentiquement sa subjectivité et élabore le monde, le monde dans lequel il vit _ et nous savons tous depuis Hölderlin et la lecture qu’en fit Heidegger, que « c’est en poète que l’Homme habite (vraiment !) cette terre«  (page 280).

Or « l’espace potentiel » du jeu, « lieu _ d' »imageance » active et ouverte _ où le sujet n’est pas contraint de choisir _ seulement _ entre la brutalité des formes objectivées, en particulier des formes imposées _ du réel _, et le chaos des excitations du désir _ du çà _, informes, morcelées et morcelantes« ,

« constitue le prototype _ en forme de modèle de forme d’action ouvert… _ de ce qui, au cours du développement, s’étend progressivement à l’art, à la culture et à l’œuvre de pensée » _ jusqu’à la recherche scientifique elle-même, ou technologique ; cf ici, par exemple, tout l’œuvre de Bachelard… (pages 280-281).

Et « le jeu et la culture ne sont possibles que dans des « sociétés suffisamment bonnes » _ pour reprendre les analyses de Donald Winnicott _ ; c’est-à-dire « des sociétés où on peut vivre, jouer, chanter et rêver de temps à autre, sans la pression _ omniprésente _ de l’urgence, et sans cette « fuite maniaque » dans l’excitation permanente que connaissent bien les psys » _ et sans le matracage d’insignifiance ultra-vide des divertissements de masse… (page 281).

« Seul le playing détient cette inutilité essentielle par laquelle le jeu humain localise culturellement l’expérience fondamentale qui le maintient à distance des risques majeurs que sont le rationalisme instrumental et formel comme l’expérience hallucinatoire.

Le playing, jeu spontané, s’inscrit dans un espace particulier, ni au-dedans, ni au-dehors, dit Winnicott, fait de confiance et d’abandon, au sein duquel nous manipulons les objets du monde extérieur en les affectant _ de mieux en mieux librement _ des valeurs psychiques du rêve. (…) Le playing est donc un mode d’exploration de soi-même et de la réalité, essentiel dans l’expérience vitale d’un sujet. (…) Autrement dit, non seulement du point de vue de la subjectivité, mais encore pour le vivre-ensemble de la collectivité, l’expérience culturelle seule peut éviter la monstruosité du rationalisme morbide (…) comme celle des idéologies hallucinées et hallucinantes qui finissent par faire l’éloge de la mort et la destruction du monde concret au nom d’un monde transcendant ou abstrait.

Ce qui veut dire concrètement que les arts et les humanités, tout ce qui participe à la fabrique _ de la subjectivation la plus authentique _ de l’homme, ne doit en aucune manière être négligé au profit des enseignements et des formations plus techniques ou étroitement professionnels, comme cela l’a été ces dernières années » (pages 283-284)…

« Mais  il se trouverait _ en effet tout à fait _ ridicule de promouvoir une programmatique, un mode d’emploi des humanités, lesquelles se verraient bafouées dans leur genre en se trouvant prescrites sur le mode des logiques instrumentales, de leur rhétorique de la quantification et de la formalisation«  (…) Et, de fait, « cette organisation sociale de la culture s’est accélérée ces dernières années » ; et « le pire danger qui guette les humanités » est « celui de les voir prescrites dans des conditions qui les rendraient inoffensives et totalement dépourvues de force de transformation. Nous connaissions la culture marchandise, la culture spectacle, évitons d’avoir demain la culture compétence, une culture « normale » !«  (page 284).

« Il convient de le dire à nouveau, il faut du jeu pour qu’adviennent les conditions minimales de création qui ne soient pas seulement travail, besogne, productions automatiques où s’effacent le monde autant que le sujet. Il faut accepter cette « opinion » (…), ce postulat philosophique autant que politique, selon lequel l’inutile peut se révéler essentiel. Faute de quoi nous n’aurons plus que des innovations techniques, un monde sans humains. Il ne nous faut pas une culture normale, mais une vraie culture, qui prend son temps, son rythme, ses mystères, et dont on respecte l’espace spécifique où elle s’inscrit«  (page 285).

Et Roland Gori de proposer « que soient favorisés rapidement et intensément sur les lieux de vie privée et publique,

à l’école et au travail, à l’hôpital et dans les laboratoires de recherche, dans les salles de rédaction et dans les tribunaux,

des lieux de parole et d’écriture qui fassent témoignage des expériences de chacun«  _ et « que soit mis un terme aux évaluations formelles » des pratiques et « à leurs dispositifs d’abrutissement« …  _ (page 286).

« Il s’agit aujourd’hui, du moins je l’espère _ dit-il _ de faire de tout travailleur un artisan de son œuvre. (…) « Existent _ pour les professionnels _ le besoin de retrouver le sens de lurs expériences et le vif désir de les transmettre. Il convient politiquement de favoriser la mise en place de tels dispositifs de récits et de transmission de l’expérience, qui constituent l’arête vive de toute culture digne de ce nom  » (page 286).

C’est personnellement ce que je peux conclure aussi de ma pratique (infiniment heureuse !) de quarante-et-une années d’enseignement du philosopher, en classe terminale du lycée,

ainsi que des (deux) ateliers (de pratique artistique) que j’ai eu l’occasion d’y créer _ durant les laps de temps que l’institution leur a permis (c’est-à-dire leur a donné les moyens financiers) d’exister ! en un coin (un peu discret) du lycée et de son emploi du temps _, en constatant la richesse des œuvres mêmes _ d’écriture, de photos, de vidéos _ auxquels ils ont donné l’occasion d’advenir ; en plus de ce qu’ils ont pu permettre d’apprendre, en « faisant« , à  leurs auteurs, membres de ces ateliers : au lycée et sur les bords du Bassin d’Arcachon et à Bordeaux, comme à Rome, à Prague et à Lisbonne

_ et en y rencontrant, notamment, et suffisamment longuement, chaque fois, des personnalités rayonnantes d’artistes tels que Vaclav Jamek, Antonio Lobo Antunes ou Elisabetta Rasy…

L’institution, tout à sa priorité de conformité aux normes qui lui étaient imposées hiérarchiquement, n’en mesurant guère la valeur ! _ une valeur d’humanité, est-il seulement besoin de le préciser ?..

Mais la seule reconnaissance _ et espèce de récompense, mais pas institutionnelle… _ que j’ai jamais espérée _ dans le secret de la réalité silencieuse (justement économe de paroles) de ce que d’aucuns ont pu nommer « les reins et les cœurs«  de chacun ; et c’est de l’ordre de ce rapport à l’autre (cf sur cela les très justes et fortes analyses de Michaël Foessel en sa Privation de l’intime) qu’est l’intimité : le regard, pas même lancé, mais juste perçu, suffit… _,

est celle, très longtemps plus tard,

et en l’accomplissement, à divers degrés _ car il y faut aussi pas mal de chance dans la traversée, par chacun, des diverses catastrophes (d’une vie, de toute vie) ; cf à ce propos le très beau livre de Pierre Zaoui La Traversée des catastrophes (dont je viens de conseiller la lecture à mon ancien élève, c’était au lycée Alfred-Kastler de Talence en 1983-84, Ross William McKenna : il a maintenant 46 ans et vit à Londres)… _,

 et en l’accomplissement, à divers degrés,

de leur vie _ chacune particulière, et peut-être, et plus ou moins aussi, singulière : qui le sait et le saura ?.. _,

est celle des adultes que seront devenus _ année après année _ mes élèves _ de cette année de Terminale passée ainsi à dialoguer avec exigence un peu plus et mieux qu’académique : pour l’obtention du diplôme du baccalauréat


Car la véritable épreuve _ la vraie de vraie, la seule qui vaille vraiment ; et sans autre rattrapage que les siens, et à longueur du temps imparti à chaque vivant tant qu’il vit, pour rectifier ses maladresses _,

est bien l’accomplissement, par chacun et nous tous, de sa (et notre) _ unique et belle _ vie…

Et sur celle-là, il n’y a pas _ auprès de quel (diable, diantre !, de) jury ? _ de tricherie efficace possible.


Titus Curiosus, ce 23 janvier 2013

Post-scriptum (ce 12 février)  :

et je voudrais ajouter pour finir (et mettre l’accent sur l’essentiel)

trois contre-épreuves auxquelles soumettre encore et encore l’imposture et les imposteurs,

par la proposition de lecture de deux passages de livres capitaux, et de visionnage d’un immense film :

soient

_ le mythe final du jugement des morts aux Enfers, en conclusion (ouverte, non dogmatique _ c’est seulement un renfort aux efforts, toujours insuffisants, de l’argumentation de Socrate, vis-à-vis de ses interlocuteurs, Calliclès, Polos et Gorgias, qui fuient encore au terme des débats… _) du Gorgias de Platon : un dialogue absolument indispensable sur le sens de l’existence humaine face à la monstruosité _ infinie _  de culot et mauvaise foi de l’imposture des imposteurs ;

_ la parabole du « Grand Inquisiteur » de Dimitri Karamazov, et son « Si Dieu n’existe pas, tout est permis« , dans le grandiose et admirable Les Frères Karamazov de Dostoïevski ;

_ et le chef d’œuvre de Woody Allen, l’indispensable _ époustouflant de justesse ! _ et ô combien admirable ! au-delà même de l’humour dont il colore de façon si poignante le tragique !!! Crimes et délits ! _ c’est son opus n° 20…

comprendre les micro-modulations de l’écoute musicale en son histoire : l’acuité magnifique de Martin Kaltenecker en « L’Oreille divisée »

02août

Sur le passionnant et très riche L’Oreille divisée _ L’écoute musicale aux XVIIIe et XIXe siècles,

de Martin Kaltenecker,

aux Éditions MF.

Parmi les Arts non directement (= non étroitement) dépendants du langage _ de la parole, du discours _,
la musique est celui dont le formidable pouvoir de sens

et sur les sens : de l’esthésique à l’esthétique, pour dire l’essentiel !,
est probablement le plus étrange, complexe,

et donc délicat, voire difficile _ et d’autant passionnant : ce à quoi réussit parfaitement en ce travail auquel il s’est attelé Martin Kaltenecker _ à analyser,
en même temps que puissamment fascinant en l’étendue _ et intensité _ de ses pouvoirs ;

de même aussi que ce qui en échappe

peut devenir insidieusement troublant, dérangeant,

et bientôt importun, voire dangereux et à proscrire !

pour (et par) qui veut surtout, techniquement alors _ et pas artistiquement _ « s’en servir » :
l’homme est décidément et statistiquement  _ en tenant pour grosso modo « quantité négligeable » les singularités qualitatives _ bien davantage qu’un artiste,

un homo faber, et plus récemment un homo œconomicus, réductivement…

C’est là-dessus que raisonnent les statisticiennes disciplines dites assez improprement « sciences humaines »,
généralement peu sensibles, en leur minimalisme quantitatif méthodologique _ souvent sectaire _, au facteur qualitatif spécifiquement « humain » _ distinguer cependant ici l’approche beaucoup plus fine, bien que toujours encore (forcément !) statistique, d’une Nathalie Heinich, par rapport à celle d’un Pierre Bourdieu, en sociologie de l’Art : de Nathalie Heinich, lire les passionnants deux volumes La Sociologie à l’épreuve de l’art. Entretiens avec Julien Ténédos, Aux lieux d’être, 2006 [vol. 1], 2007 [vol. 2]…

D’où un certain asservissement _ cf les usages dominants des médias : idéologiques _ de l’esthétique, depuis le siècle dernier ; et pas seulement, ni le plus, loin de là, de la part des États totalitaires : l’esthétique _ en sa version de l’« agréable«  : cf par exemple le travail d’Edward Bernays (par ailleurs neveu de Freud), dès la décennie 1920, aux États-Unis : Propaganda _ comment manipuler l’opinion en démocratie _ est trop aisément bonne fille…

Et, sur l’autre versant (que celui de l’émetteur-compositeur de musique,
comme du détenteur de pouvoir(s) ! en tous genres, et pas seulement artistiques, donc,
tous s’imbriquant les uns dans les autres en leurs usages de fait !,

la musique comporte aussi
d’infinies _ pour qui veut y regarder d’un peu près _ micro-modulations de réception-accueil

_ plaisir, goût, jouissance (proprement esthétiques, et pas seulement esthésiques : Paul Valéry l’a très clairement signalé en ses cours de Poïétique au Collège de France dès 1937 ; cf mon article du 26 août 2010 : Vie de Paul Valéry : Idéal d’Art et économie du quotidien _ un exemple) :

selon un jeu lui-même délicat et complexe,

se formant seulement à l’expérience renouvelée et creusée, et approfondie, de l' »écoute musicale« 

de ce qui est alors « reçu« , activement, de la part du mélomane comme « œuvres«  (d’artistes) ;

selon un jeu, donc, d’activité(s)-passivité(s) de la part du récepteur-mélomane
ayant à « accueillir » (= recevoir activement : avec attention-concentration ! à ce qu’il écoute…) ce jeu-là de la musique (et des musiciens) _,

micro-modulations de réception-accueil dynamique éveillée
les plus étranges _ assez peu et assez mal identifiées par beaucoup, la plupart y demeurant carrément insensibles… _,
et devenant parfois chez quelques uns _ plus rares _, peu à peu,

et parfois même assez vite, depuis la marge d’abord floue et flottante du premier discours et des échanges-conversations,
sujettes à discussion, voire disputes s’exacerbant passionnément en s’énonçant
jusqu’à s’écrire

en quelques textes,

voire essais publiés _ plus ou moins difficiles (qui s’y intéresse vraiment et de près ?) à dénicher : Martin Kaltenecker l’a fait,
principalement dans des archives et bibliothèques germaniques qu’il s’est donné à parcourir et fouiller-explorer de toute sa curiosité très éminemment, déjà, cultivée :

c’est sur ces essais publiés, donc, (et non traduits jusqu’ici en français) qu’il se penche tout particulièrement, et c’est tout simplement passionnant ! (et pas sur « les revues musicales, les correspondances et journaux intimes » « qu’il a dû écarter«  (page 15) : la tâche (de recherche) aurait, sinon, pris une ampleur (et un temps) considérable(s)... _

quand l’époque devient, lentement, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle,
celle du marché _ concurrentiel _ de l’Art

_ concurrentiel (c’est un pléonasme !) lui aussi, car n’échappant pas, lui non plus, aux progrès (assez peu résistibles, pour le plus gros) de la « marchandisation«  de toutes choses (« produits« ) et services : l’Art a toujours (lui aussi !) contexte et Histoire ! pourquoi et comment leur échapperait-il ?.. Même si existent aussi (en certains des artistes) des résistances (et au contexte et à l’Histoire) non négligeables… _,
et celle aussi _ par là même _ de carrières d’artistes  : dont celles des musiciens ;

pour la plupart d’entre eux du moins : qui, de fait, parmi ceux-ci, se contente de composer seulement pour lui-même ?

Cf cependant, ici, cette remarque de Martin Kaltenecker, page 9, à propos de « Carl-Philipp-Emanuel Bach,

qui se plaint _ en son autobiographie _ d’avoir été obligé _ sic _ d’écrire la plupart _ voilà ! _ de ses œuvres

« pour certaines personnes  _ soient quelques commanditaires _ et pour le public _ toujours particulier ; et ainsi donc à « cibler » ; à l’époque des « musiques adressées«  _,
si bien que j’ai été beaucoup plus limité _ alors _
que dans celles écrites uniquement pour moi-même _ avec le déploiement-envol enthousiaste de l’idiosyncrasie, en toute l’inventivité de la fantaisie, de son génie ;

soit, au moins en partie, une nouveauté à ce moment-ci de l’Histoire.
J’ai même dû suivre parfois des prescriptions ridicules« ,
indique très utilement Martin Kaltenecker,
à partir d’analyses (avec citations judicieuses incorporées) de George Barth, in The Pianist as Orator. Beethoven and the Transformation of Keyboard Style (en 1992)…

Une nouvelle civilité _ bourgeoise ? _ se développe en effet alors _ son expansion allant prendre assez vite pas mal d’ampleur _ à la Ville ;

et plus seulement rien qu’à la Cour :

Carl-Philipp-Emanuel lui-même a quitté _ en 1768 _ le service royal _ un peu trop fermé (et « serré«  aux entournures) _ de Frédéric II à la cour de Potsdam

pour la cité bourgeoise _ plus ouverte sur le reste du monde _ de Hambourg

en quelques postes _ un peu plus tolérants au brillant et à l’inventivité du génie même du compositeur _ que lui léguait son parrain _ lui-même très fervent inventif _ Georg-Philipp Telemann ;

une nouvelle civilité, donc, se développe alors

dont témoigne, par exemple _ et comme en modèle _, l’essor de la vie des salons parisiens _ ils ont débuté sous Louis XIII avec celui de (la romaine : sa mère est une Savelli) Madame de Rambouillet (cf là-dessus les passionnants travaux de Benedetta Craveri, L’Âge de la conversation et Madame du Deffand et son monde) _ le long du XVIIIe siècle ;
ainsi que ce qui, un peu à leur suite _ et à celle des gallerie des palazzi italiens : Louis XIV qui offre une partie du palais du Louvre aux peintres, fut le filleul (et l’héritier des collections d’Art) du romain Giuliano Mazzarini (cf, par exemple, le Louis XIV artiste de Philippe Beaussant) _, devient « Salon de peinture », dans les Arts plastiques ;
ou encore, en musique cette fois, un peu plus que ce qui avait commencé par n’être que le « coin du Roi » et le « coin de la Reine« , à l’Opéra, sous le règne de Louis XV…

Commence ainsi

ce que l’on peut identifier comme « l’ère de l’Esthétique« 

_ cf et Jean-Marie Schaeffer, L’Art de l’âge moderne _ l’esthétique et la philosophie de l’Art du XVIIIe siècle à nos jours, et Yves Michaud, L’Art à l’état gazeux _ essai sur le triomphe de l’esthétique _
et l’expansion de ce que Jacques Rancière nomme, lui, « le partage du sensible« …

Et c’est précisément le cas de ce marché de l’Art,
tout comme de ce déploiement d’une civilité

davantage civilisée, urbaine (« la civilisation des mœurs« , ainsi que la nomme, en sa _ aussi _ fragilité _ face à la régression de la barbarie _, Norbert Elias),
de (et en) la période
sur laquelle se penche l’analyse serrée et ultra-fine,
à la fois au microscope et au télescope _ pour reprendre le jeu des métaphores de Proust dans Le Temps retrouvé _, de Martin Kaltenecker ici :

aux XVIIIe et XIXe siècles,
dans le domaine de la musique,
dans laquelle les musiciens (de profession) vont avoir
_ mais ce n’est pas nouveau : la pratique de la musique (par des professionnels) s’inscrit elle aussi, forcément, et s’insère, dans les échanges fonctionnels de toute société _
à faire commerce
de leurs pratiques, tant la composition que l’interprétation,
sur un marché qui se restreint de moins en moins, alors

à ce moment de l’Histoire,

à un tout petit nombre de commanditaires (= une élite de très privilégiés, à beaucoup d’égards, et pas seulement « culturels » _ cf ici, sur le « culturel« , les remarques décisives de Jean Clair, notamment en son lucidissime L’Hiver de la culture ; ou celles de Michel Deguy, par exemple en l’admirable Le Sens de la visite _),
mais se met _ passablement _ à s’élargir _ de moins en moins virtuellementà une foule de plus en plus copieuse d’amateurs payants à conquérir (= charmer) :
soit à un « public » (!) de mélomanes
à amener à se rendre, et s’affilier, en se fidélisant..,
à l’opéra _ les premiers théâtres d’opéra naissent à Venise, cité marchande, vers 1650, à la suite du Teatro San Cassiano ouvert, lui le premier, en 1637 _, ou au concert public _ tel le Concert spirituel ouvert à Paris en 1725 _ ;

ensuite, à l’autre bout _ la fin _ de la période étudiée dans cet essai : après 1930,

ce sera bientôt l’expansion du marché de la musique enregistrée ;
et désormais celui _ personnellement j’y résiste ! _ des ventes-achats dématérialisées électroniques ;
mais Martin Kaltenecker fait le point seulement jusque vers 1920-1930 _ avec un bref aperçu sur ce qui va suivre, aux pages 373-376 de l’avant-dernier chapitre, « Théories de l’écoute à la fin du XIXe siècle« ).

Après de passionnants aperçus (rapides, mais très parlants) sur l’Antiquité gréco-romaine,
dont, par exemple, le De musica du pseudo-Plutarque, écrit au IIe siècle de notre ère, avec la notion de « jugement (krisis) des éléments de la musique » (page 7) allant bien au-delà de la simple perception physico-acoustique ;
et le De Institutione musica de Boèce (vs. 480-524), mieux connu, page 19 ;
puis le Moyen-Âge, le Renaissance,
et le Baroque,

âge spécialement florissant de ce que Martin Kaltenecker nomme (et c’est le titre de son chapitre premier, pages 19 à 78) « la musique adressée«  : « la « rhétoricisation  » de l’univers musical reflète la promotion plus vaste _ voilà _ depuis la Renaissance des techniques d’argumentation (…) qui investit _ oui _ l’ensemble du domaine intellectuel » _ mis, lui aussi, « à contribution«  par les divers pouvoirs « en lice«  (lire ici Machiavel, Descartes, Hobbes, Locke, Adam Smith…) _, page 23,

démarre (page 59) le travail pointu merveilleusement passionnant de l’analyse focalisée de Martin Kaltenecker

sur « l’évolution de l’écoute musicale« 
au moment où va se trouver débordé et dépassé le distinguo (qui était encore celui de Carl-Philipp-Emanuel Bach, dans le second versant du XVIIIe siècle) entre « amateurs » et « connaisseurs« 

« On pourrait schématiser à grands traits l’évolution des discours sur l’écoute _ fait excellemment le point Martin Kaltenecker page 219, à l’entrée de son chapitre 5 « Écoutes romantiques«  _ en distinguant (1) une ère de l’effet, où les théoriciens grecs en particulier, s’interrogent sur l’impact vif et même dangereux de la musique dont il faut bien souvent protéger les auditeurs, moyennant un usage modéré de l’émotion.
Dans (2) l’ère de l’affect, l’auditeur doit surtout être persuadé, atteint et touché grâce à l’imitation et une disposition formelle claire et efficace.
A la fin du XVIIIe siècle, quand la musique prend une place nouvelle, naît (3) l’idée de l’œuvre comme interrogation : ce sera la conversation de la symphonie haydnienne qui joue avec les codes formels, puis l’avancée fulgurante de la musique de Beethoven, dont les œuvres les plus expérimentales apparaissent comme une question adressée à la musique ou au langage musical lui-même : dans ce cas-là, l’écoute musicale (…) devient question sur une question » :

nous y voici donc…


Peu à peu, tout au long de ce XVIIIe siècle, s’était ainsi fait jour, avant de s’élargir (et faire quelques polémiques jusqu’à s’écrire en quelques libelles, puis essais dûment publiés !),
une faille
entre l’écriture simplifiée et facile du « style galant« 

qui se répand alors comme une traînée de poudre parmi les compositeurs

depuis Naples _ Leo, Vinci, Pergolese, Jommelli : ce dernier et bien d’autres partent travailler dans les cours allemandes… _, en toute une Europe des « goûts » de plus en plus « réunis« 

_ ainsi en 1737, Johann-Sebastian Bach voit-il se lever une critique virulente de sa musique (accusée d’archaïsme) de la part de Johann-Adolf Scheibe… _,
et une écriture plus « stricte » _ ou « sévère«  _, selon une remarque de ce même Carl-Philipp-Emanuel Bach dans la préface _ page 23 de la traduction par Denis Collins _ de son célèbre Essai sur la vraie manière de jouer des instruments à clavier (note page 43 de L’Oreille divisée) :

pour soi-même, d’abord ;
mais aussi pour une « écoute » un peu plus « avertie« , de plus en plus et de mieux en mieux « réfléchie« , de la part d’un cercle grandissant de mélomanes devenant alors un cran mieux que « connaisseurs« ,

de la part des compositeurs…

Et ce serait bien là, sinon le tout-début, du moins l’émergence

de plus en plus et de mieux en mieux

_ de plus en plus consciemment, au moins : jusqu’à s’exprimer pour elle-même ; ici Martin Kaltenecker, en une très remarquable Introduction à son travail (pages 7 à 15) emprunte à Michel Foucault ses concepts de « discours«  (in L’Inquiétude de l’actualité, un entretien en juin 1975) et d’« archive«  (in L’Archéologie du savoir, en 1965) _,

ressentie

de l' »écoute » spécifiquement « musicale« …

De même que tous les autres Arts,

la musique est bien sûr sujette à sa propre historicité,
à la fois mêlée à, et dépendante de, toutes les historicités, fines et complexes, des diverses fonctionnalités, elles-mêmes complexes et entremêlées, des divers autres pouvoirs qu’elle côtoie, parmi toutes les manifestations sociétales de la culture,
et de leurs divers effets, parfois collaborant et s’entr’aidant, s’épaulant, parfois se dérangeant :

ce qui a pour conséquence _ forte _ la nécessité _ à qui veut mieux comprendre _ d’une méthode d’analyse à la fois historique et contextualisée

_ cf ici mon précédent article du 15 juillet dernier Comprendre les musiques : un merveilleux gradus ad parnassum _ les « Eléments d’Esthétique musicale : notions, formes et styles en musique » aux éditions Actes-Sud / Cité de la musique, sous la direction de Christian Accaoui  à propos de cet autre travail majeur (qu’on se le dise !) que sont les Éléments d’Esthétique musicale _ Notions, formes et styles en musique, sous la direction de Christian Accaoui aux Éditions Actes-Sud/Cité de la Musique, parus en mars 2011 _

de cette « évolution d’une écoute » spécifiquement « musicale« 

de ce que devient la musique _ artiste _ des compositeurs,

offerte à des « publics » eux-mêmes toujours diversifiés, jamais uniformes,

jusqu’à comporter une « oreille » elle-même « divisée« 

_ sur ce concept, lire le passage crucial où cette expression apparaît dans le livre, page 127 :

différer, au concert, la conversation sociale, « celle, parfois bruyante et agitée, entre sujets qui brûlent de formuler leur jugement ou de parler de leurs affaires, cette rumeur sociale qui entoure encore à l’époque de Haydn la réunion musicale comme le moment d’une sociabilité« ,

« signifie se diviser,

accepter d’endosser le rôle d’auditeur idéal prévu par l’œuvre,

plier les pulsions et les émotions de l’auditeur que l’on est « réellement »

à celui d’un narrataire,

et donc faire effort sur soi-même : l’oreille est divisée » _ ;

ce à quoi _ = la mise en œuvre de cette méthode d’analyse _ s’emploie avec une parfaite efficacité en son très éclairant détail,
l’excellent Martin Kaltenecker,
en ce très beau, très fin, très riche, passionnément éclairant, travail d’analyse et synthèse de l’histoire de notre aisthêsis musicale, de 455 pages, dans la collection Répercussions des Éditions MF

qu’est L’Oreille divisée _ L’écoute musicale aux XVIIIe et XIXe siècles,
pour une période « de l’évolution du langage musical

allant du style galant,
tentative de simplification contemporaine de l’opposition entre amateur et connaisseur,
jusqu’aux derniers feux du wagnérisme,
parallèle à la construction _ voilà _ d’un auditeur hypersensible, à l’affût _ voilà encore _ des sonorités mystérieuses, de timbres frappants » _ expression capitale, page 15, au final de la très éclairante Introduction _ :

soit de 1730 environ,
jusqu’aux deux premières décennies du XXe siècle :
le livre se termine, au chapitre 8 « Vers l’écoute artiste« ,
par une analyse de « L’Écoute selon Proust » (pages 406 à 425) ;

et cela à partir d’un travail principalement d’exploration (et analyse ultra-fine) de sources allemandes,
la plupart non traduites et inaccessibles jusqu’ici au lectorat de langue française :
car c’est pour beaucoup en Allemagne
que ces micro-modulations de l’écoute musicale surviennent, entre 1730 _ la fin de vie de Bach (1685-1750), avec la (significative) querelle de Scheibe en 1737 _ et 1920 _ « les derniers feux du wagnérisme«  _ :
autour de Beethoven et des écoutes romantiques ; puis le wagnérisme triomphant de la fin du XIXe siècle…

Même si Martin Kaltenecker ne l’aborde pas,

il aurait pu se pencher aussi

sur la perception-évaluation (critique) du baron Grimm de la situation artistique (et musicale) française _ en fait parisienne (ou versaillaise) _ au temps de l’Encyclopédie et de Diderot (de 1753 à 1773 pour les chroniques du Baron Grimm) ; puisque c’est le moment où s’élargit la faille des perceptions (et évaluations-jugements de goût) esthétiques dont Martin Kaltenecker va détailler le devenir assez vite de plus en plus « européen« ,
dont le centre se déplace en bonne partie, au XIXe siècle, dans le monde germanique ; et qui affecte ces capitales de la culture que sont toujours Paris et Londres _ Mozart et Haydn déjà s’y étaient rendus…

L' »écoute musicale«  telle que l’entend Martin Kaltenecker

est, bien sûr, « l’écoute d’une œuvre«  (page 8) appréhendée en tant que telle :

soit l’œuvre d’un artiste qui l’a composée ;

et œuvre de son génie en acte _ la part de fonctionnalité de l’œuvre diminuant en proportion de cette nouvelle valorisation en la musique de l’individu-auteur qui quitte bientôt sa livrée de domestique

et peut oser exposer une certaine singularité (inquiète et questionnante) : artiste…

Or, il s’est trouvé

_ je vais suivre ici l’excellente (très synthétique) Introduction au livre (pages 7 à 15) _

que « dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, la confiance accordée à l’ouïe _ organe que l’on doit perfectionner parce qu’il découvre des richesses échappant au « froid regard », comme dit Johann Gottfried Herder _ va étayer une nouvelle conception de la concentration _ voilà _ sur des œuvres musicales compliquées _ et de plus en plus longues.

De tels changements peuvent être interprétés comme le reflet des évolutions d’une civilisation : « L’éducation des cinq sens est le travail de toute l’histoire passée de l’humanité », écrit Karl Marx (dans ses Manuscrits de 1844) ; les sens sont éduqués _ civilisés _ par les productions artistiques, si bien que l’activité sensorielle de l’homme en tant qu’être socialisé diffère _ en effet _ de celui qui n’a jamais été confronté à une œuvre.« 

Et « selon une première approximation _ mais pas assez précise ni rigoureuse : c’est contre cette approximation grossière-là que se construit tout le travail d’analyse de ce livre-ci, si l’on veut… _, l’évolution des discours sur l’écoute musicale pendant la période qui nous occupera ici

suggère _ d’abord, et au musicologue _ une césure que l’on peut situer à la fin du XVIIIe siècle.

Décrite pour une large part grâce aux notions empruntées à la rhétorique, donc à l’art de persuader,

une œuvre musicale doit au XVIIIe siècle chercher l’auditeur, le convaincre, l’atteindre grâce à des affects qu’il pourra aisément saisir et une disposition formelle intelligible sur le champ.

À partir de Beethoven en revanche,

c’est à l’auditeur de faire un effort

et de régler son écoute _ voilà l’exigence sine qua non _ sur une œuvre éventuellement trop complexe pour être saisie sur l’instant.« 

(…)

Avec ce « surcroît d’effort« , il devient alors « possible de comprendre

_ c’est en effet aussi une activité « intellectuelle«  (« geistig« ) et d’« esprit vif«  ; cf les très éclairantes remarques de Hans Georg Nägeli (en 1826) données aux pages 127-128 : « Le sentiment d’art suprême ne représente un plaisir exaltant que là où il s’accompagne de la nostalgie de quelque idéal _ d’élévation. Or cette nostalgie n’est satisfaite que par la capacité de comprendre les sons tels qu’ils sont reliés les uns aux autres afin de former une œuvre d’art. De cela, même le sentiment _ même _ le plus vif est incapable ; seulement l’esprit vif. Il doit préparer ce plaisir pour le sentiment« . Aussi ce type précis d’amateur de musique « trouve (-t-il) son élément dans une vie qui s’élève _ voilà _ et s’efforce d’atteindre de la hauteur. (…) C’est à dessein que (cet amateur) qualifie d’intellectuel (geistig) son goût pour la musique ; avec précaution et circonspection, il veut augmenter celles de ses facultés que l’on nomme communément facultés intellectuelles, la raison pure et la raison pratique, grâce aux représentations et aux idées. Son activité intellectuelle consiste à saisir dans chaque œuvre d’art l’élément isolé dans son rapport au tout ; son effort vise seulement la cohérence, la structure planifiée, la multiplicité dans l’unité, la richesse des idées. Son activité consiste ainsi à comparer sans cesse, à distinguer, à mettre en relation, à relier, subsumer et intégrer _ opérations cruciales. Dans l’œuvre musicale, cette activité nous est inculquée en premier lieu par la composition supérieure, ce qu’on nomme en notre jargon une écriture développée (Ausarbeitung) et une disposition parfaitement calculée _ du compositeur _ ; même ce qui est nouveau dans l’œuvre d’art, tout ce que l’esprit humain ne peut calculer par avance, mais qu’il invente _ en son génie même ainsi sollicité _, sera ainsi saisi _ en aval : par cette « écoute musicale » spécifique nouvelle alors _ par cet amateur intellectuel dans le contexte de l’œuvre d’un calcul artistique«  _

il devient alors « possible de comprendre

des œuvres

qui peuvent (…) se présenter _ elles-mêmes _ comme une expérience, une énigme ou une question _ pour le compositeur en son propre créer…

L’écoute (…) devient alors question _ du mélomane _ sur une question _ du compositeur _

_ d’où l’importance croissante des textes _ voilà _ qui _ alors _ s’en inquiètent,

de toute une tension nouvelle _ sérieuse, voire grave _ qui entoure l’écoute« , page 9.

« Qu’en est-il cependant des pratiques _ d’écoute ; et, en amont, des compositions qui s’en soucient _ réelles ? Peut-on là aussi parler de changements, d’une coupure radicale _ univoque et générale _ autour de 1800 ?

« Plusieurs auteurs ont répondu par l’affirmative«  _ les musicologues Lydia Goehr (en 1992), Peter Kivy (en 1995), James H. Johnson (en 1991), cités page 9.

Mais « face à cette approche _ historico-musicologique _ par évolutions, stades successifs et ruptures,

on peut rappeler qu’une évaluation esthétique à travers l’écoute concentrée

_ qui dépasse (ou qui se combine avec) l’appréciation de la fonction (voilà !) qu’une œuvre remplit avec plus ou moins de bonheur, afin de rehausser des moments de sociabilité ou ponctuer des événements solennels _

est avérée _ ponctuellement, déjà au moins _ dès la Renaissance« , page 10.

« Ce n’est donc pas parce qu’elle n’est pas explicitement thématisée _ en des témoignages ; et si possible congruents ; cf Carlo Ginzburg : l’important (sur la méthodologie de l’historiographie) Unus testis (in Le Fil et les traces _ vrai faux fictif, pages 305 à 334) _

que l’écoute musicale _ dans laquelle l’œuvre est l’« objet d’une attention « soutenue et exclusive », comme dit James O. Young » (en son article The « Great Divide » in Music, en 2005) _ n’a guère existé avant la fin du XVIIIe siècle.

On peut _ donc : et telle est l’hypothèse de travail vecteur de ce livre !  _ préférer à l’hypothèse de ruptures et divisions radicales _ nettes, irréversibles, totales _

l’idée _ fine, souple et surtout combien plus juste ! _ de la coexistence _ le mot est ainsi souligné _ depuis toujours d’une pluralité _ voilà ! _ d’attitudes

et de visées _ mot souligné aussi : il s’agit là d’« intentionnalités«  ! _  d’écoute

_ celle par exemple qui procède par libre association d’images,

celle qui veut saisir la structure d’un morceau,

celle réceptive à la beauté du son

_ ces trois modalités d’écoute étant rien moins que centrales et capitales (!!!)

dans l’analyse raffinée très lucide que donne en ce livre important pour l’Histoire de l’aisthêsis, Martin Kaltenecker.

Il reste à expliquer cependant la densité croissante des réflexions _ mais il faut noter que l’écriture ainsi que la publication se multiplient aussi considérablement alors, en ce siècle des Lumières _ sur l’écoute musicale _ en tant que telle _ à partir du XVIIIe siècle.

Des témoignages comme celui du De Musica _ du Pseudo-Plutarque au « IIe siècle de notre ère« , page 9 _ sont frappants

mais restent isolés _ singuliers et très minoritaires _ et ne forment pas de masse critique _ statistiquement : soit un certain courant d’opinion un tant soit peu partagée socialement : ce à quoi s’intéressent les sociologues et les historiens (surtout s’ils n’ont pas assez lu Carlo Ginzburg) _ ; l’écoute musicale n’a pas, pour ainsi dire, acquis _ encore _ de visibilité _ sociale et historique : elle demeure pour l’heure seulement privée (voire peut-être singulière en son isolement) ; pour bien des musicologues aussi, en conséquence…


Dès qu’il est possible en revanche de parler d’un ensemble significatif de remarques
_ attestées en quelques textes (souvent « à dénicher » ! en quelques bibliothèques ou archives : ces textes ne courent pas les éditions les mieux diffusées !.) et qui soient, si peu que ce soit, un minimum congruents _, qui affirment par exemple, que telle écoute est la « bonne »,

cet ensemble peut constituer _ avec une consistance se remarquant dès lors _ ce qu’on nommer un discours,

au sens où l’entend Michel Foucault :

(…) «  »le discours » _ que ce dernier distingue de « ce qui«  seulement « se dit«  ici où là de manière éparse seulement _,

parmi tout ce qui se dit,

c’est l’ensemble des énoncés qui peuvent entrer à l’intérieur d’une certaine systématicité _ et pas se singulariser, seulement ; et demeurer inaperçu… _ ;

et entraîner _ en un effet de chaîne _ avec eux un certain nombre d’effets de pouvoir réguliers » _ soient se répétant : voilà qui aide davantage le repérage…

Au critère quantitatif (la masse critique)

s’ajoute donc celui d’une certaine cohérence _ ou congruence _,

ainsi que des effets concrets : un « ensemble discursif » cohérent devient alors actif _ productif d’effets très effectifs et repérables par leurs répétitions… _, page 12.

Surtout, « un discours peut étayer des pratiques compositionnelles.

Un compositeur ne crée _ voici un élément décisif de l’Histoire même de la musique comme Art ! _ pas seulement

à partir de techniques d’écriture

ou une vision poétique

_ telle celle de Lucien Durosoir sur laquelle je me suis (personnellement) penché en la première de mes interventions au colloque Un compositeur moderne né romantique : Lucien Durosoir (1878-1955) ; compositeur (singulier !) dont le début de la période de composition prend place, en 1919, juste à la lisière de ce long XIXe siècle (1789-1914, si l’on voulait) où Martin Kaltenecker clôt son enquête sur « l’évolution de l’écoute musicale«  qui l’intéressait : les Actes de ce colloque qui s’est tenu au Palazzetto Bru-Zane à Venise (le Centre de Musique Romantique Française) les 19 et 20 février derniers, paraîtront aux Éditions Symétrie ; et j’ai intitulé cette contribution Une Poétique musicale au tamis de la guerre : le sas de 1919 _ la singularité Durosoir _,

mais aussi à partir de discours,

dont la trace se repère _ à qui sait (et apprend à) la décrypter, du moins _ dans ses œuvres

à l’instar d’une citation ou d’une allusion musicale :

il y a construction réciproque _ l’expression est très justement soulignée ! _ entre la partition _ même _ et la parole critique,

va-et-vient entre une pratique et ce qui, discursivement, la sertit« , page 13 _ et c’est un tel « sertissage«  que Martin Kaltenecker dégage en ce travail très précis et fouillé, lumineusement.

« L’utilisation de la notion _ foucaldienne, donc, ici _ de discours

nous paraît _ ainsi _ mieux situer _ voilà : en la complexité diversifiée elle-même des « contextes«   _

la question de la continuité et des ruptures _ s’entremêlant _ d’une histoire de l’écoute _ proprement « musicale« , et pas seulement acoustique ; cf la différence qui s’ensuit aussi, entre esthésique et esthétique… ;

et cela, mieux que les coupures abruptes et ultra-nettes (cf le concept de « Great Divide«  de James O. Young, « ce « partage des eaux » dont parle Peter Kivy« , page 11) des auteurs cités plus haut… _ :

ce modèle permet de saisir

qu’à certains moments,

tel ou tel type d’écoute est _ doucement _ écarté _ au risque de devenir lentement, à terme, si celui-ci advient jamais,  obsolète… _,

ou non thématisé _ à la lisière de la plupart des  consciences _,

et qu’il devient prédominant _ pour ces mêmes consciences (devenant ainsi, par un phénomène de seuil, « visible« , voire majoritaire, ce type d’écoute-ci) _ à d’autres

sans que, dans la pratique, les autres _ pour autant _ s’évanouissent«  _ et disparaissent du jour au lendemain et à jamais : ils demeurent et « co-existent«  (voire « se combinent«  au nouveau type d’écoute prédominant) souvent très longtemps, au contraire : le goût (et ses critères) ne se montre(nt) jamais univoque(s) (ni totalitaires) dans l’Histoire des Arts et des pratiques y afférant.

A comparer à ce que Baldine Saint-Girons, en son si pertinent Le Pouvoir esthétique, nomme le « trilemme«  du Beau, du Sublime et de la Grâce, par exemple ;

ou au distinguo nietzschéen de l’Apollinien et du Dyonisiaque dans La Naissance de la tragédie

« À la fin du XVIIIe siècle par exemple,

le discours sur la concentration au concert

peut être « couplé » _ voilà _

avec le discours _ spiritualiste _ du recueillement religieux,

ou avec l’idée d’une gymnastique _ empirique, voire matérialiste _ des sens,

et gagner par là une autre visibilité _ sociale ; puis historique _ :

ce qui signifie qu’une telle concentration a de grandes chances d’avoir toujours _ au moins si peu que ce soit ; cf l’exemple du De Musica au IIe siècle de notre ère ; et Martin Kaltenecker de citer, pages 10 et 11, plusieurs exemples en l’ère baroque _ existé,

mais qu’elle est à cette époque-là instrumentée _ voilà ! l’utilitarisme (cf Adam Smith) commence aussi à se répandre alors ! _ différemment

et qu’elle acquiert, par son amplification discursive, une puissance _ très effective en ses effets, divers : tant sur l’écoute que sur la composition même _ nouvelle« , page 13.

« Foucault a proposé (in L’Archéologie du savoir, en 1965) de nommer « archive »

cette « loi de ce qui peut être dit _ socio-historiquement _,

le système _ l’époque est au structuralisme _ qui régit l’apparition _ et l’amplitude de réception et ré-utilisation-amplification _ des énoncés comme événements singuliers _ qui ne le restent pas, mais font « histoire«  ; et « société« 

Mais l’archive c’est aussi ce qui fait que ces choses dites _ d’abord plus ou moins singulièrement _

ne s’amassent pas indéfiniment dans une multitude amorphe (…)

mais qu’elles se regroupent en figures distinctes,

se composent _ voilà _ les unes avec les autres

selon des rapports multiples _ à repérer, détailler-analyser : ce à quoi s’emploie excellemment ce livre ! rétif en cela à l’exercice du résumé (ainsi qu’au trop aisément résumable)… _,

se maintiennent

ou s’estompent _ lentement ; rarement brusquement du jour au lendemain : le réel est plus subtil en sa complexité résistante _

selon des régularités spécifiques«  _ fin de la citation de Michel Foucault, page 14.

Et Martin Kaltenecker d’en déduire, toujours page 14 de sa remarquable Introduction,

et avec une modestie d’auteur qui l’honore :

« Nous tenterons (…) au moins de dessiner quelques unes _ en effet _ de ces « figures distinctes »,

elles-même formées d’énoncés dont on peut suivre _ magnifiquement ! c’est un des objets de ce travail très fin _ le cheminement et les métamorphoses _ subtiles, en effet ; et parfois même surprenantes.

Dans la période qui nous occupe,

chaque ensemble discursif s’appuie _ voilà _ à son tour _ chaque fois particulier _ sur des notions qui reviennent _ au moins dans le vocabulaire, qui n’est pas infini : ce sont ses usages qui sont « modulés » ! en fonction des variations (comportant toujours une part d’aléatoire : selon le jeu de quelques créations du génie humain) des contextes _ très souvent :

l’effet, l’affect, le sublime, l’image évoquée par la musique, l’organisme, la structure… _ sans être pour autant des invariants massifs et grossiers ; il faut ainsi aussi relever leurs propres métamorphoses, en fonction des combinaisons et des contextes mouvants : avec sagacité…

Au cours du temps, ces termes _ en effet _ changent de sens

ou d’éclairage

_ à la façon dont l’excellent Michaël Foessel a très brillamment analysé dans son formidable essai de philosophie politique État de vigilance _ critique de la banalité sécuritaire, les métamorphoses parfois surprenantes au premier regard, de termes (cachant des concepts cependant in fine bien distincts) tels que « État« , « sécurité« , « peur«  ou « souveraineté« , depuis, par exemple, Hobbes jusqu’aux régimes (ultra-)libéraux-autoritaires de maintenant ; ainsi que celles des avatars, aussi, du terme « démocratie«  ; cf là-dessus mon article du 18 janvier dernier : « Faire monde » face à l’angoisse du tout sécuritaire : la nécessaire anthropologie politique de Michaël Foessel _ :

l’effet musical sublime d’une musique

peut être analysé dans une perspective théologique

ou bien référé aux émotions physiques suscitées par un opéra de Rossini ;

la « conversation » éclairée _ et avec quelques « surprises », ou « scherzi »…  _ entre Haydn et l’auditeur de ses symphonies, comme appréciation partagée d’un jeu avec des codes formels,

se transformera

en une théorie de l’écoute « pré-analytique«  chez certains zélateurs de Beethoven.

Ces notions récurrentes peuvent enfin _ et surtout _ se combiner et se mêler :

Berlioz construit un univers où l’image et l’impact du timbre font alliance,

Wagner présente la puissance physiologique du son comme un effet sublime » ;

etc.

« Pour bien saisir ces termes _ en leurs emplois et efficace quant à l’écoute musicale des œuvres en leur historicité _,

il nous a semblé qu’il fallait à chaque fois _ en chaque situation particulière, sinon singulière _ tenir compte du contexte _ voilà ! _ des énoncés

_ là-dessus, cf mon article du 15 juillet dernier à propos du plus que très remarquable, indispensable !, ouvrage dirigé par Christian Accaoui Éléments d’Esthétique musicale _ Notions, formes et styles en musiqueComprendre les musiques : un merveilleux gradus ad parnassum _ les « Eléments d’Esthétique musicale : notions, formes et styles en musique » aux éditions Actes-Sud / Cité de la musique, sous la direction de Christian Accaoui

avec son art splendide des contextualisations… _,

afin de mesurer _ à l’optimum (qualitatif !) de justesse ! _ le poids et la place _ et le sens même _ qu’ils prennent chez les auteurs _ des textes (sur l’écoute musicale) à analyser _,

qu’ils soient théoriciens (de la musique), critiques musicaux, philosophes, romanciers, ou compositeurs. (…)

On ne traitera _ forcément : le temps de la recherche (ainsi que celui d’une vie) n’est pour personne illimité… _ (…) que d’une partie infime _ certes : ceux que le chercheur estime en son âme et conscience (et dans le laps de temps à lui-même imparti !) pertinents et suffisants (sans suffisance !) à son analyse (lui-même, ou d’autres auront, à sa suite, loisir de la compléter, ou corriger…) _ des textes où pourrait se dessiner un discours _ juste ! _ sur l’écoute :

l’auteur fait _ cependant _ le pari _ en donnant à paraître son travail en cet état-ci _,

sans lequel aucun projet de synthèse _ tel que celui de ce livre _ ne se conçoit _ en effet ! _,

que ceux des textes qu’il ignore _ tout savoir demeurant partiel _ ou qu’il a dû écarter _ en particulier les revues musicales, les correspondances et journaux intimes (car tout lire n’est pas possible quand le gisement de documentation éventuelle abonde…) _

pourront tout de même s’insérer _ sans contradiction, mais comme complément _ dans les classements, les regroupements, le dessin même du parcours historique proposé, sans le détruire« , pages 14-15 :

un grand parcours de l’histoire de l’écoute musicale du long XIXe siècle, dès la fin du Baroque jusqu’au début de la modernité plus expérimentale d’après la Grande Guerre, en somme,

se dessine fort clairement ainsi

dans les 456 pages de ce si riche, mais aussi très éclairant, grand livre

qu’est L’Oreille divisée _ L’écoute musicale aux XVIIIe et XIXe siècles

L’apport principal de ce travail de sertissage minutieux et lumineux de Martin Kaltenecker ici

concerne donc le choix

(et la traduction : de l’allemand _ Martin Kaltenecker a précédemment traduit L’Idée de la musique absolue _ une esthétique de la musique allemande, de Carl Dahlhaus : une entrée fort précieuse dans le domaine à explorer ici ! _)

de ces textes de « théoriciens, critiques musicaux, philosophes, romanciers _ ceux-ci aussi : leur intuition pouvant témoigner excellemment du retentissement en profondeur des micro-modulations (à la limite du perceptible ; et du perçu de la plupart) du ressenti esthétique : tout particulièrement en la période du XIXe siècle analysée ici : jusqu’à Proust, au dernier chapitre _ ou compositeurs« 

qui permettent de dégager ces métamorphoses de « l’écoute musicale » au cours de la période choisie, c’est-à-dire « aux XVIIIe et XIXe siècles« …

Je dois noter ici l’apport fondamental

de l’articulation mise en œuvre par Martin Kaltenecker

entre les textes de Johann Georg Sulzer (1720-1779), Johann Nikolaus Forkel (1749-1818), Karl Friedrich Zelter (1758-1832), Hans Georg Nägeli (1773-1836), Christian Friedrich Michaelis (1780-1834), Adolf Bernhard Marx (1795-1866), Wilhelm Heinrich von Riehl (1823-1897), Eduard Hanslick (1825-1904), Hermann Kretzschmar (1848-1924), Hugo Riemann (1849-1919), Heinrich Schenker (1868-1935) ou Heinrich Besseler (1900-1969)

et l’activité même de composition

de compositeurs tels que Beethoven, Berlioz ou Wagner

_ « sans doute le premier compositeur qui ait produit un discours sur l’écoute, et qui, de surcroît, l’ait traduit dans l’élaboration d’un lieu spécifique » (à Bayreuth), page 307 _ , principalement,

en leur souci _ pour Berlioz et Wagner _ (ou désespoir _ pour Beethoven _) de l’écoute la plus adéquate de leur œuvre

par le public…

Pour aller vite,

voici comment Martin Kaltenecker lui-même « tente de résumer« , au début de son chapitre 5 (« Écoutes romantiques« ), aux pages 223 et suivantes,

en quatre rubriques,

« l’évolution des différents discours sur l’écoute

dans la période qui va de Beethoven à Wagner« 

_ le chapitre 6 sera consacré à « Wagner«  ; le chapitre 7, aux « Théories de l’écoute à la fin du XIXe siècle«  ;  et le chapitre final (le huitième), à ce que Martin Kaltenecker caractérise comme un passage « Vers l’écoute artiste«  : je les aborderai ensuite… _ :

« 1. L’écoute réflexive était associée au XVIIIe siècle à l’idée d’une participation de l’entendement qui clarifiait les affects confus,

puis à celle d’une conversation avec l’auditeur idéal.

Elle évolue au cours du siècle suivant vers la notion d’écoute structurelle

visant une organicité ;

c’est aussi d’une certaine façon une « écoute allemande », qui tend vers une perception préanalytique, et qui déconsidère l’affect ;

elle se déploie dans l’espace de la concentration et de l’écoute répétée

et relève d’un travail ;

son genre est emblématiquement le quatuor à cordes

_ et elle fera l’objet d’analyses en terme de « musique absolue«  (ou, plus improprement traduite, « pure« ) : cf le livre majeur à cet égard d’Eduard Hanslick, en 1864, Von Musikalisch Schönen (Du Beau dans la musique, aux Éditions Christian Bourgois, en 1986) ; et l’analyse panoramique et pointue, tout à la fois, de Carl Dahlhaus, en 1978, Die Ideen der absoluten Musik (L’Idée de la musique absolue _ une esthétique de la musique allemande, aux Éditions Contrechamps, en 1997).

2. L’imagination avait été définie de façon double au XVIIIe siècle, comme une activité à la fois synthétique et centrifuge,

comme un décodage inventif, réalisé cependant au moyen d’images adéquates.

Elle évolue au siècle suivant vers une herméneutique musicale,

elle-même parallèle à l’usage d’appliquer des textes aux œuvres instrumentales,

tels les poèmes que Pauline Viardot inventera pour transformer certaines Mazurkas de Chopin en mélodies.

La cohérence d’une œuvre apparaît à l’écoute par projection

ou par détection

d’une narration imaginaire,

soit par association libre pendant l’exécution,

soit sous une forme plus systématique et fixée par écrit, comme on la trouvera dans les Guides de concert de Hermann Kretzschmar à la fin du siècle.

Il s’agit donc la plupart du temps de la transformation possible de toute musique, grâce à la projection sur elle d’un « moi » ou d’un « nous », et d’une histoire ;

toute symphonie est transformée en poème symphonique.

3. La musique ineffable, liée à l’Andacht comme attente passive de messages venant d’un au-delà diffus,

entre en harmonie avec la valorisation au XIXe siècle de l’élément religieux de l’art.

(…) Dès que la musique est considérée comme ayant trait au mystère,

un lien s’établit entre écoute mystérieuse et écoute esthésique.

(…) L’écoute mystérieuse et l’écoute esthésique sont reliées par une attitude qui consiste à « être à l’affût » _ ce lauschen que Nietzsche fait remonter à l’instinct du chasseur, et qui serait selon lui à l’origine même de la musique _ ;

elles visent toutes deux, davantage que la compréhension d’une forme, une épiphanie du Son _ via la thématique et le motif du son qui arrive de loin : aus der Ferne

4. Dans l’écoute sublime, l’auditeur est comme envahi : une passivité s’y joint à une dimension quasi corporelle et à un débordement de l’entendement qui n’arrive plus à synthétiser des effets de pure quantité ;

le sublime nous coupe le souffle.
Cette écoute est d’abord liée à l’œuvre symphonique de Beethoven, qui est parfois incompréhensible, voire laide pour certains, mais dont l’impact est incontestable.
 »

Martin Kaltenecker ajoute à cette présentation synthétique des (quatre premières) diverses formes d’ »écoutes musicales« ,

cette importante remarque-ci, page 225 :

« La plupart des discours portant sur l’écoute apparaissent encore à cette époque _ avant Riemann, dont la thèse de doctorat, en 1873, s’intitule Sur l’écoute musicale ; de même qu’en 1888, il prononce une conférence intitulée Comment écoutons-nos la musique ? (cf pages 354 à 363) _ sous une forme fragmentée,

et non comme une théorie complète ;

et ils se rapportent principalement aux trois types d’auditeurs dont parle Henri Blanchard

_ en un article, « D’un nouveau genre et d’un nouveau plaisir de l’audition musicale », paru dans la Revue et Gazette musicale, le 22 octobre 1843, dont nous sont donnés quatre très parlants extraits, aux pages 221-222 :

Blanchard distingue en effet les « dilettanti qui ne fréquentent guère que l’opéra et sont réfractaires à toute innovation ou expérimentation musicale risquant de troubler le plaisir pris à l’expression de la parole chantée.

Face à eux, les auditeurs pour qui l’écoute musicale relève d’un effort«  (« un véritable travail« , dit Blanchard, page 222 ; car « saisir au passage les hardiesses harmoniques, les riches détails de l’instrumentation, les finesses mélodiques répandues çà et là dans l’orchestre, les beautés de ce style compliqué d’imitations qui constituent les œuvres des maîtres que nous venons de citer, n’est pas chose facile« ).

Et « entre ces deux groupes, le gros des auditeurs utilise la musique comme support à une projection d’images«  ;

Blanchard disant à propos de ces derniers : « Tout cela se confond dans un ensemble vaporeux pour les auditeurs ordinaires qui forment le plus grand nombre de l’auditoire musical ; et c’est des gens composant ce plus grand nombre que nous viennent les définitions vagues, la métaphysique sur la science des sons, les comparaisons avec les autres arts, source de cette esthétique bourgeoise« , cité toujours page 222 ;

et Blanchard de conclure ce panorama des « auditeurs de musique » : « Il est certain que le bonheur le mieux choisi, le plus complet de l’audition musicale pour un excellent musicien, c’est celui qu’il éprouve, comme exécutant ou comme auteur, à savourer un beau quatuor de Haydn, de Mozart ou de Beethoven (…). Il est vrai que c’est chose très rare à Paris, où ce genre de musique est presque tout-à-fait abandonné par les artistes et les amateurs«   _

et ils _ ces « discours sur l’écoute » _ se rapportent principalement aux trois types d’auditeurs dont parle Henri Blanchard :

l’auditeur sérieux de la symphonie,

celui qui laisse libre cours à son imagination,

l’amateur d’opéra« , page 225.

Et Martin Kaltenecker de très utilement préciser encore, juste en suivant :

« Souvent, deux formes d’écoute sont couplées :

l’imagination et une écoute formelle ne s’excluent guère pour Schumann ;

Berlioz mêle l’imaginaire à l’esthésique ;

et Wagner vise autant l’ineffable que le sublime. »

En revanche, d’autres expriment « des oppositions plus ou moins tranchées entre telle ou telle attitude.

Ainsi George Sand s’exprime avec condescendance à propos de Meyerbeer, qui ne propose selon elle que des « images »,

alors que Beethoven susciterait des émotions et des pensées ayant trait aux sentiments intimes du moi

_ c’est donc le monde superficiel de l’opéra qui contraste _ pour elle _ avec l’écoute intense que permet la symphonie.

Chez Hanslik, (…) c’est tout à la fois la divagation imaginaire et la réception voluptueuse de l’opéra

qui seront déclarées inférieures à l’écoute structurelle du « jeu des formes en mouvement ».


Très souvent, une seule attitude est _ sectairement _ considérée comme appropriée,

et le mélange de plusieurs,

leur tressage _ terme particulièrement approprié ! _ au sein de l’écoute d’une même œuvre

n’est guère théorisé _ même s’il peut être constaté : on feint de s’étonner qu’un seul et même auditeur apprécie, par exemple, les opéras de Mozart et la partition « bruyante et confuse » des Bardes de Lesueur, ou qu’une foule « mélangée et écervelée » puisse s’enchanter aussi bien de Beethoven que de Rossini« , pages 225-226…

Puis, voici que triomphe bientôt en Allemagne un cinquième type d’ »écoute musicale » :

« un effet d’extase »  (page 304) sur « l’auditeur soumis »  (page 305) à rien moins qu‘ »une discipline esthétique«  (page 318),

tel que prôné _ cet effet _ et mis en place _ à Bayreuth _ par Wagner _ longuement détaillé au chapitre 6 (« Wagner« , aux  pages 293 à 341) _ : « Wagner est sans doute le premier compositeur qui ait produit un discours sur l’écoute, et qui, de surcroît, l’ait traduit dans un lieu spécifique » ad hoc, page 307 ;

« l’écoute wagnériste » peut « être caractérisée par deux aspects : un entraînement qui s’appuie sur la reconnaissance des leitmotivs, à travers une écoute dirigée, exercée au sein des cercles wagnériens, mais cela en vue de la pleine révélation de l’œuvre à Bayreuth même, lieu de l’extase et de l’hypersensibilité », page 318 ;

et « ce n’est qu’après 1900 qu’une nouvelle écoute de Wagner s’installera, qui ne s’efforcera plus, en se « crispant », de reconnaître les motifs dans l’orchestre, comme le remarque Richard Sternfeld en 1901« , page 319.

Un peu plus tard dans le XIXe siècle se développeront enfin de véritables « théories de l’écoute musicale« 

_ celles de Riemann, de Schenker, de Kretzschmar, de Gurney _

que Martin Kaltenecker détaille précisément en son chapitre 7 : « Théories musicales à la fin du XIXe siècle« , pages 343 à 376 _ juste avant un tout dernier chapitre, « Vers l’écoute artiste« , pages 377 à 425.

Ainsi, identifie-t-il successivement :

_ pour commencer, une « écoute cernée par l’histoire » (pages 343 à 354) :

« l’élargissement progressif de l’horizon historique

_ dans la connaissance progressive des œuvres du passé : musicalement ressuscitées, peu à peu ;

« et c’est peut-être Brahms qui incarne pour la première fois cette figure du compositeur responsabilisé par la culture.

Ami de Friedrich Chrysander, qui dirigea la première édition monumentales des œuvres de Haendel, d’érudits comme Eusebius Mandyczewski, mais aussi collectionneur de manuscrits, abonné aux volumes que publie la Bachgesellschaft à partir de 1850, sous la direction de Philipp Spitta, grand brahmsien quant à lui, et des œuvres anciennes comprises dans les Denkmäler der Tonkunst,

Brahms lit et et étudie des œuvres de Marenzio, Eccard, Muffat, Buxtehude, Froberger, des fils de Bach, il éditera lui-même des pièces de Couperin et de Haendel, réfléchissant également sur la manière de réaliser la basse continue dans les cantates de Bach.

Le compositeur est dorénavant submergé par l’histoire musicale, à laquelle il ne peut plus tourner le dos ; il y a du musicologue en lui,

tout comme l’auditeur dispose d’un nombre croissant de références historiques, et donc de comparaisons possibles, qui forment une nouvelle condition de l’écoute musicale« , pages 348-349 _

l’élargissement progressif de l’horizon historique

_ Martin Kaltenecker prend appui ici sur les Études culturelles de trois siècles, de Wilhelm Heinrich von Riehl (en 1859), qui « s’inscrit ainsi dans le tournant réaliste (lui-même « typique de l’anti-romantisme et de l’anti-subjectivisme qui caractérise les années 1850« , remarque Martin Kaltenecker, page 345) qui gagne l’art et le mouvement intellectuel qui installe l’étude de l’histoire comme référence absolue, marquant le triomphe de l’historisme : toutes les époques et civilisations forment un objet d’étude égal en droit » ; « Riehl se dit confronté (…) à un » chaos d’oreilles diverses« , ce qui signifie en même temps l’égalité en droit d’expressions artistiques que l’on ne comprend plus, mais que l’on étudie attentivement. Riehl se tient dans la contradiction entre l’écoute impossible de la musique du passé et l’injonction de l’étudier de près«  ; Riehl écrivant : « la culture historique n’est pas seulement la simple connaissance de faits et de dates, mais la capacité, acquise par l’étude inlassable des sources, c’est-à-dire des œuvres d’art de toutes les époques, de rendre justice à tous les styles et à toutes les manières de voir, afin de pouvoir en tirer un plaisir complet. C’est dans ce sens qu’il faut pratiquer l’histoire de la musique dans les conservatoires supérieurs, en tant qu’enseignement régulier« , pages 345 à 347 _

l’élargissement progressif de l’horizon historique

infléchira de plus en plus l’écoute des mélomanes vers une classification des musiques :

chaque nouvelle œuvre _ qu’elle soit tirée du répertoire, mais encore inconnue de l’auditeur, ou création nouvelle _

est alors cataloguée, comparée à des repères de plus en plus nombreux, insérée dans une évolution générale ;

mouvement qui culminera avec l’avènement du gramophone, dans la possibilité de se constituer un « musée imaginaire » sonore« , page 349.

Ensuite, Martin Kaltenecker détaille

_ une »écoute de la tonalité » (pages 354 à 366)

à travers les thèses-analyses de Hugo Riemann (1849-1919) et de Heinrich Schenker (1868-1935).


Dans sa thèse de 1873 Sur l’écoute musicale, « la thèse développée par Hugo Riemann consiste à comparer ce que l’on entend en le raccordant toujours à un point fixe, qui est la tonique » (page 355) ;

mais « dans une conférence prononcée en 1888 sous le titre Comment écoutons-nous la musique ?, Riemann proposera une thèse beaucoup plus ample, qui définit l’œuvre musicale par trois éléments (qui peuvent fonder chacun un genre de musique), reliées à chaque fois à un besoin ou à une pulsion (Trieb).

Il y a tout d’abord en musique des facteurs élémentaires _ hauteurs, dynamiques, agogiques _, des énergies dont s’empare le désir de communiquer et de s’exprimer (c’est le Mitteilungstrieb).

Il  y a ensuite tout ce qui permettra de constituer une forme, provenant de la pulsion de jeu (Riemann reprend ici le terme de Spieltrieb de Schiller), lié à l’harmonie et au mètre, au découpage des sons en unités rythmiques.

Enfin, ce sont les éléments susceptibles de produire des associations, tout ce qui relève de la caractérisation, du pittoresque et qui vient du désir d’imiter (Nachahmungstrieb).

Par ailleurs, Riemann distingue deux principales modalités d’écoute, qu’il réfère à Schopenhauer : « (l’une) vit la musique comme la manifestation de sa propre volonté (subjectivation totale), alors que l’autre l’objective au moins en partie, pour produire une représentation« .

Une musique où l’élément formel prédomine ne sera donc qu’imparfaitement « subjectivée », alors que l’auditeur s’identifiera par exemple avec le contenu d’une musique à programme, qui nous émeut « par sympathie ».

(…) Riemann précise ce qu’il entend par objectivation : elle ne se compare pas à un « jeu de formes sonores » à la Hanslick, mais sera située tout au contraire du côté de la musique à programme et d’une imitation extérieure : « Dès que la musique veut objectiver, elle se détache de ce qui est sa sphère et son rayon d’action propre ». L’objectivation est donc une participation émotionnelle et un « vivre avec » (Mitterleben) les mouvements sonores :

(…) « L’activité de l’oreille _ écrit Riemann page 16 de cet essai _ ne se déploie pleinement qu’à travers l’activité d’enchaînement d’une succession d’impressions sonores, (…) dans le suivi du déroulement temporel de ce qui résonne. Or, ce n’est pas de l’examen des causes ce qui résonne et de ses transformations que provient  le plaisir esthétique de l’écoute musicale, mais de la poursuite gratifiante (lustvoll) des états qu’il provoque, de l’abandon entier vers les affects sans objet qu’il suscite. Il semble même que (…) le souvenir de ce que l’on a vécu soi-même, la sensation de notre propre corporéité joue un rôle central également  dans l’impression sonore.« 

Cette description aux accents déjà phénoménologiques met alors en avant tout ce qui correspond en musique à des attitudes et à des gestes. » (…)

« On doit constater, quand nous suivons ces états _ écrit Riemann, cité ici page 359 _, un affinement et une spécification presque merveilleux de la sensation, telle que nous ne pourrions guère l’obtenir, ne fût-ce qu’approximativement, par une simple réflexion au sujet de nos émotions. »

« L’ »objectivation » des éléments musicaux peut réussir ou échouer. Ainsi le timbre du hautbois, de la clarinette et de l’alto, rappelant les voix de femmes, attireront l’oreille des hommes, alors que le violoncelle, masculin, sollicitera l’empathie féminine ; en revanche des sonorités trop puissantes peuvent bloquer l’identification :

« La puissance extraordinaire du fortissimo de tout l’orchestre (…) produit sans nul doute aussi un effet élémentaire sur notre sensibilité, mais ne peut guère être subjectivé comme expression de notre vie psychique ; il se dresse devant nous comme une puissance située hors de nous-mêmes, qui nous est  supérieure, qui nous écrase et nous anéantit avec un effet sublime, mais que nous admirons cependant avec ravissement, alors que le sentiment d’être minuscule nous fait frissonner face à sa grandeur »  _ écrit Riemann, cité ici encore page 359.

(…) Le second domaine est celui du jeu formel, représentant un besoin fondamental chez l’homme qui aime à diviser et qui prend plaisir à « une suite bien ordonnée et agréable ». C’est lui qui exige le plus grand effort :

« Songeons à l’un des adagios de Beethoven si magnifiquement développés (ausgesponnen) : il y a là une telle variété formelle, une telle multiplicité de sentiments différenciés, une telle abondance de nuances, que l’on peut en effet comparer la participation active et compréhensive à un tel mouvement, à l’écoute et la vision d’une tragédie, qui mène également notre âme au travers d’une succession d’émotions logiquement enchaînées qui nous élèvent et nous purifient. Une grande part du charme qu’opère une telle œuvre d’art sur l’auditeur tient à la beauté de sa forme, si bien que les sentiments forts, profonds et sains nous atteignent par sympathie ; cette belle forme n’opère pas sur tous les hommes avec la même détermination, car elle exige la compréhension, une concentration assidue et une attention pleine et entière _ écrit Riemann page 40 et les suivantes. La « capacité de formation infinie de l’oreille », selon la formule de Wagner, consiste dans la faculté, augmentée par l’exercice, de saisir le rapport entre les sons (…). Les personnes qui ne s’occupent pas ou très peu de musique, prennent plaisir aux tournures harmoniques et mélodiques les plus simples, à une division thématique la plus simple et la plus claire possible, à une rythmique simple et facile à saisir ; et les œuvres d’un Bach, d’un Schumann, Wagner, Brahms sont pour eux, selon leur expression, trop savantes, c’est-à-dire trop compliquées. Ce n’est là qu’une manière de parler, et avec les meilleures raisons du monde, on n’inculquera pas à ces profanes, comme ils se nomment eux-mêmes, l’amour des compositeurs cités. Je souligne encore une fois qu’il faut de l’exercice et de la bonne volonté pour comprendre une grande œuvre musicale complexe. Si l’ensemble ne doit pas se décomposer en une série d’impressions isolées reliées de manière lâche, dont chacune n’est que de faible intensité, si l’une doit au contraire soutenir, élever, démultiplier l’autre, que ce soit par analogie ou par contraste, il faut à la fois saisir le détail isolé et suivre la cohérence formelle en toute conscience ; il faut donc une très bonne mémoire et mobiliser une activité intellectuelle synthétique. En d’autres termes, là où commencent les formes artistiques supérieures, là s’arrête aussi la possibilité de se débrouiller (durchkommen) avec une simple passivité, avec un abandon aussi docile soit-il aux impressions, et il devient nécessaire de collaborer _ voilà ! _ à l’œuvre. (…) L’exercice est indispensable, et une préparation par l’écoute d’une musique plus simple.« 

(…) « Tout ce domaine est donc placé sous le signe d’un dépassement de l’identification et de l’empathie psychologique immédiate, source d’un nouveau « plaisir esthétique ».« 

« Riemann ne dévalorise pourtant pas le troisième aspect, celui de la pulsion mimétique : imiter représente une constante anthropologique qui veut que l’auditeur « ajoute quelque chose » à la musique, qu’il tire de son « imagination (Phantasie) une activité productrice ». La capacité mimétique de la musique opère par analogies ou évocations, donc par un détour réflexif (celui de la subjectivité du créateur et celle de l’auditeur). L’œuvre qui veut activer, objectiver tel élément extramusical, va jouer avec les « éléments associatifs » des instruments (le trombone majestueux, le chalumeau pastoral), du registre (les aigus évoquent la lumière) ou du timbre (harmoniques des violons au début de Lohengrin).

Il est remarquable _ commente alors Martin Kaltenecker page 362 _ que Riemann résiste autant que possible dans ce texte de 1888 à une hiérarchisation des trois domaines musicaux qu’il délimite et des musiques orientées sur _ rien que  _ l’un d’eux : le monde de l’affect n’est pas associé à la sphère de l’opéra, l’approche formelle n’est pas érigée en modèle absolu, et l’imitation n’est pas dépréciée ; de même, conclut Riemann, il n’y a aucune raison de préférer les œuvres classiques à celles du Romantisme, de Liszt ou de Wagner : le théoricien doit se tenir au-dessus des querelles esthétiques et des camps.

Cette position est rendue possible en particulier grâce à l’aggiornamento physiologique de l’ancienne notion d’empathie, qui remonte au moins à Horace : l’intensité émotionnelle que le créateur infuse à son œuvre parce qu’il est lui-même ému, garantira l’intensité de l’identification du récepteur avec le compositeur ; l’auditeur peut ainsi participer au monde du génie _ voilà : encore faut-il qu’il y consente et le désire _, approfondir et enrichir sa propre vie émotionnelle _ en s’y passionnant même : c’est le cadeau de la grâce de l’Art !..

Pour que cette interaction _ voilà ! _ soit fructueuse, il faut mobiliser cependant une écoute concentrée au sein de chacun des domaines délimités : empathie avec les éléments premiers, attention méticuleuse à la structure, mais aussi un contrôle mimétique qui n’est pas de l’ordre de l’association libre, mais d’un effort : il faut une « saisie si possible précise _ voilà _ des images qui défilent », afin de

« comprendre _ ici, c’est à nouveau Riemann qui écrit, page 90 de son essai _ le détail les intentions du compositeur, en laissant travailler son imagination selon la direction qu’il nous a _ lui _  indiquée _ ainsi doit fonctionner l’interaction : avec souplesse (subjective) et exigence (à visée d’objectivité) tout à la fois. Que cela soit parfois une affaire très délicate, personne ne le contestera ; car là où la parole ne se joint pas à la musique comme un guide sûr, conférant à ses figures ambiguës un sens déterminé, l’imagination de l’auditeur s’emballera inévitablement de temps à autre et perdra le fil du programme, suite à quelque malentendu sur les intentions du compositeur ; tout cela ne relève pas de l’incompréhension, mais s’explique par la polysémie«  _ de ce qui n’est pas le discours (plus univoque, lui) de la langue

Quant à Heinrich Schenker,

« autre théoricien important » (page 363),

« au fil de ses travaux« , il « précisera progressivement la notion de « ligne génératrice » (Urlinie) qui définit selon lui toute musique classique : l’unité et la cohérence de toute œuvre remarquable reposent sur un Ursatz, une « configuration de base » qui rassemble une ligne supérieure descendant toujours vers la tonique en partant de la quinte, de la médiante ou de l’octave supérieure, et qui est toujours étayée par un mouvement de basse I-V-I.

Chaque analyse devra saisir l’œuvre comme une immense extension et un déploiement multiforme de ce mouvement cadentiel projetée sur un mouvement entier. (…) L’auditeur doit d’une certaine manière prendre « la place » du compositeur :

« la contemplation la plus parfaite de l’œuvre d’art musicale _ ici c’est Schenker qui s’exprime en son essai À l’écoute de la musique (1894), page 96 _ est et demeure celle qui intègre non seulement l’ensemble du matériau musical, mais qui reconnaît et ressent aussi entièrement les lois (propres ou étrangères) du compositeur qui y sont à l’œuvre, en somme la providence de la pièce. Mis à part les différences de l’arrière-plan psychique, une telle contemplation n’est pas sans ressemblances avec celle qu’effectue le compositeur lui-même, à partir du moment où l’effusion de son œuvre s’est achevée et où il est enfin capable de se l’approprier lui-même de l’extérieur, l’ayant soustraite pour tout jamais à ses émotions intérieures ».

« Schenker _ continue Martin Kaltenecker, page 364 _ récuse l’idée que l’auditeur tirerait d’une première écoute l’ »impression globale » d’un morceau : comment être vraiment sûr que l’on en ait saisi les « éléments principaux », a fortiori dans une musique où il y a « plusieurs éléments principaux » ?  C’est au contraire une écoute répétée qui nous habitue aux arcanes : « L’habitude seule aura aidé l’inexpérience de la première imagination créatrice à vaincre l’impuissance de l’oreille réceptrice« . Une telle écoute sera comme une visualisation de l’œuvre : Schenker reprend ici le thème classique de l’auditeur ou du lecteur qui se déplace « en avant et en arrière » dans l’œuvre :

« Ce qui représente dans l’écoute d’une œuvre d’art _ écrit Schenker page 101 de son essai _ le triomphe suprême, le délice dont on sera le plus fier, c’est d’élever, d’entraîner en somme l’oreille vers la puissance de l’œil. (…) Il existe situé quelque part très au-dessus de l’œuvre d’art, un point d’où l’esprit peut clairement dominer du regard et de l’ouïe tous ces chemins, ces points d’arrivée, ces repos et ces tempêtes _ tels que ceux d’un paysage _, toute la multiplicité et ses délimitations. Celui qui a trouvé ce point élevé _ et c’est à partir d’un tel point que le compositeur doit dérouler son œuvre _ pourra dire en toute tranquillité qu’il a « écouté » l’œuvre. Il est vrai que peu d’auditeurs de cette sorte existent.« 

Schenker _ commente alors ce passage Martin Kaltenecker, page 365 _ « installe l’écoute en surplomb comme un idéal absolu, et les musiques qui l’exigent comme des chefs-d’œuvre incontestables ; le pot-pourri est ainsi défini comme « allégeance à ceux qui ont l’oreille courte ».

Il s’ensuit une ligne directrice pour _ déjà _ l’interprétation musicale : le musicien ne doit pas faire ressortir les beaux thèmes et « atomiser » la musique ; face à la jeunesse, dira Schenker en 1919 dans une conversation avec Wilhelm Furtwängler, l’interprète a un « devoir de synthèse ». Car la jeunesse trop souvent est du côté du moment présent, auquel elle s’abandonne : l’écoute musicale du chef-d’œuvre en saisit au contraire la part intemporelle, et elle résiste à la séduction de beaux passages éphémères :

« Aujourd’hui précisément _ écrivait Schenker vers 1925 _, alors que la vie nue et tourbillonnante du jour, de l’heure même, est vantée comme étant le but suprême de l’existence _ au lieu d’arracher la vie au chaos _, aujourd’hui cet état d’esprit est devenu fatal aussi à la perception de l‘œuvre de génie. L’œuvre de génie se distingue pourtant de la vie par un projet improvisé sur l’instant et qui donne à l’ensemble un sens univoque ; il est donc contradictoire de vouloir nier, au nom de la vie et du présent, dont le dessin reste insondable aux hommes, celui qui se tient derrière toute œuvre d’art.« 

Ensuite, Martin Kaltenecker aborde un huitième type d’ »écoute « ,

qu’il caractérise comme « l’autre de la structure« ,

étudiée à travers les thèses de Hermann Kretzschmar (1848-1924) et Edmund Gurney (1847-1888),

aux pages 366 à 373.

Cette expression « l’autre de la structure » s’éclaire immédiatement quand Martin Kaltenecker présente cette forme d’écoute musicale en son opposition frontale aux « écoutes structurelles » qu’il vient d’analyser,

dont le modèle est peut-être la caractérisation de Hanslick, en son Du Beau en musique de 1854, page 366 ; et il en retrace, cette fois à nouveau, les racines historiques  :

« Nous avons vu que le discours sur l’écoute se fige au début du XIXe siècle

dans un face-à-face

entre une écoute structurelle,

alliée la plupart du temps à une production d’images cohérentes _ non arbitraires, non divagantes _ qui ne sont pas toujours ressenties comme antinomiques d’une saisie de la forme,

et l’écoute affective,

cernée parfois encore par la notion de sublime. »

Et ce conflit s’exacerbe en référence « à Hanslick, dont le livre _ en 1854 _ eut un si grand impact« .

Aussi, « les théories anti-hanslickiennes de l’écoute dans le dernier quart du siècle

valorisent(-t-elles) donc souvent l’image.

Ce que Hermann Kretzschmar (1848-1924) nommera « herméneutique musicale »

se comprend comme l’élaboration systématique et scientifique de l’imagination productrice.

Les trois volumes de son Guide de concert (Führer durch den Konzertsaal, 1888- 1890) sont certes conçus dans un but pédagogique : il s’agit d’éduquer « l’auditeur non entraîné », de le « préparer à des œuvres difficiles », puisque la « musique instrumentale est devenue plus compliquée » et le public « plus large et plus mélangé ». Mais l’herméneutique est aussi définie comme « art de la traduction » et inscrite dans la tradition prestigieuse de l’exégèse,

qui consiste à

« sonder le sens et le contenu intellectuel (Ideengehalt) que les formes renferment _ écrit Kretzschmar _, à chercher partout l’âme dans le corps, à dégager dans chaque phrase d’un texte, dans chaque membre d’une œuvre d’art, le noyau de la pensée, d’expliquer et d’interpréter le tout à partir de la connaissance la plus claire des détails les plus subtils, en utilisant tous les moyens fournis par le savoir spécialisé, la culture générale et le talent personnel. »

« La notion centrale de Kretzschmar

est celle d’émotion ou affect

qu’il s’agit de tirer au clair au moyen d’une paraphrase imagée«  _ commente Martin Kaltenecker, page 367.


« Composer et écouter de la musique _ en miroir _ n’a rien à voir avec de quelconques états ou talents somnambuliques _ écrit Kretzschmar _, c’est au contraire une activité qui exige une clarté d’esprit extrême. (…) La tâche de l’herméneute consiste donc en ceci : isoler les affects _ comme discrets _ dans les sons et traduire en paroles l’ossature de leur enchaînement. Maigre résultat en apparence, mais en vérité un acquis précieux ! Car celui qui traverse les sons et les formes sonores pour atteindre les affects, élève le plaisir sensuel, le travail formel au niveau d’une activité spirituelle, et il s’immunise contre les dangers et la honte d’une réception purement physique et animale de la musique.

S’il dispose de l’imagination et d’un certain degré _ aussi _ de talent artistique, tel qu’il est toujours présupposé quand on s’occupe de l’art, le squelette _ un peu décharné d’abord _ des affects s’animera infailliblement pour lui de façon subjective _ c’est-à-dire subjectivée : c’est une opération riche _, grâce à des figures et à des événements tirés de sa propre mémoire et de son expérience, aux univers _ vraiment vivants _ de la poésie, du rêve et des pressentiments.

Tout le matériel d’interprétation dont disposent l’esprit et le cœur défilera en un éclair et comme au vol _ telle une clé immédiate ainsi de l’incarnation affective de la musique défilant (elle-même) et perçue _ devant l’œil intérieur d’un tel auditeur ;

et il est prémuni contre de vraies rêveries _ divagantes et rebelles à la visée d’objectivité _ par l’attention portée aux affects, et sauvé d’un abandon pathologique à ceux qui le touchent personnellement _ en une mauvaise subjectivité, en quelque sorte : hors sujet _ et le fascinent de manière particulière _ éloignant par trop de la visée d’objectivité de l’œuvre _, par le devoir d’observer leur enchaînement, de contrôler l’art et la logique _ objective et objectivement _ du compositeur.« 

..

Ce que Martin Kaltenecker commente, page 368 :

« Kretzschmar situe donc l’herméneutique entre deux écoutes qu’il renvoie dos à dos : purement sensuelle pour l’une, purement formelle pour l’autre.

Afin d’étayer l’activité herméneutique, Kretzschmar préconise alors une réactualisation de la théorie des affects du XVIIIe siècle. (…) Si l’œuvre propose à l’écoute un « squelette » ou une « enveloppe » qu’il faut animer _ d’une chair vive d’affects _, Kretzschmar n’affirme pas pour autant que l’interprétation soit univoque : une multiplicité d’images et d’affects, pourvu qu’elles rendent l’affect fondamental _ de l’œuvre _, est concevable ; il serait « présomptueux de tenir et de déclarer qu’une de ces images est juste et valable exclusivement.«  (…) On opère avec des correspondances et des analogies en puisant dans un stock d’images qui sont dans une certaine mesure interchangeables (…) ; leur nature est « indifférente », c’est leur cohérence qui importe. Kretzschmar souligne (…) qu’il ne faut pas projeter _ en une opération divagante à l’excès _ sur une composition instrumentale « des histoires, des romans, de petits drames », mais saisir l’enchaînement _ sinon en quelque sorte objectif, du moins le plus possible conforme aux opérations mêmes du compositeur lui-même _ des affects, à l’aide d’exemples cohérents tirés de la culture et de l’expérience de l’auditeur« , page 369.

Soit un travail sérieux par ses efforts vers de la légitimité, même plurielle en la diversité de ses réalisations possibles…

De même,

« une théorie complète de la musique ajustée à l’auditeur et non pas au spécialiste, a été élaborée dans le grand ouvrage The Power of Sounds (1880) d’Edmund Gurney (1847-1888).

Pour l’Anglais, c’est le paramètre mélodique qui doit primer : une mélodie est comme un « visage », elle est « une unité organique qui forme une individualité » ;

et cette unité-là est plus forte que celle de la forme globale :

« car le tout _ écrit Gurney dans son livre _, en tant que combinaison de parties que nous goûtons successivement (et pour beaucoup d’entre elles, de façon indépendante), ne peut être saisissant que pour autant que les parties nous frappent. Ce caractère impressionnant ne peut être perçu que si notre attention se concentre _ en l’écoute _ sur chaque partie successivement _ tour à tour, et chacune à son tour _ et il ne peut être appréhendé (summed up) par des coups d’œil rapides.« 

Marin Kaltenecker commente : « Les unités mélodiques _ ainsi ressenties grâce à cette écoute attentive des parties successives _ sont des unités émotionnelles _ pour l’auditeur. Contrairement à l’architecture, dit Gurney, dont l’impact est global, l’effet _ dans le sujet qui écoute _ d’une musique est _ très concrètement _ tributaire de tels éléments individualisés : « Pour une partie à cause de l’extrême liberté et de l’individualité des formes mélodiques séparées, et pour partie à cause du fait que, comme elles se succèdent, et que nous devons surtout être occupés par une seule à chaque instant, il se trouve que les effets musicaux sont plutôt individuels que généraux.«  (…) La mélodie représente par ailleurs ce qui concentre toute la singularité de l’art musical, celle d’être forme en mouvement _ donc à la fois un processus, une avancée dans le temps, et une unité stable. Gurney désigne pour cette raison la mélodie du nom d’ideal motion, où l’adjectif « idéal » renvoie à l’idée platonicienne en tant que forme :

« C’est la fusion totale (oneness) de la forme et du mouvement qui fait la grande particularité de la mélodie et de la faculté par laquelle nous l’appréhendons » _ écrit Gurney.

L’écoute musicale réalise ainsi quelque chose dont l’œil est incapable : « La faculté effective de relier entre elles une longue série d’impressions qui s’évanouissent pour en tirer une unité.« 

Mais le trait essentiel de l’écoute est d’être progressive : elle relie et noue point par point, et non pas en procédant par rétroactions ou anticipations :

(…) « Même si telle ou telle partie d’un mouvement _ précise Gurney _ peut dans une mesure importante tirer son sens (owe its point) d’un autre, soit par un contraste qui inclut une vague représentation idéale de cet élément, soit par une ressemblance effective ou par référence à lui, cette relation s’établira au mieux avec une autre partie, et non avec le tout, et son effet sera d’augmenter le plaisir que nous tirons de cette partie-là. Certes le tout peut être (ou devenir tel quand nous nous serons familiarisés avec lui) si authentiquement organique, que chacune de ses parties pourra nous sembler comme la phase inaltérable d’un mouvement continu : malgré cela, c’est du plaisir que nous prenons aux parties, l’une après l’autre, que cette qualité d’organisme vivant et cohérent tire son effet.

Ainsi, le plaisir qui naît de l’ensemble n’a aucune signification, sauf à exprimer la somme _ voilà : patiente  _ des jouissances prises à la succession des moments, somme qui sera augmentée dans la mesure où augmentera le principe organique qui s’empare du tout.

En vérité, dire que les parties sont ce qu’il y a de plus important, signifie affirmer simplement notre incapacité à réaliser ce qui est une contradiction dans les termes _ prendre plaisir à quelque chose dont l’essence est une succession d’impressions par une saisie (review) simultanée de toutes ces impressions«  _ détaillait Gurney en son essai.

« La bonne écoute _ en déduit Martin Kaltenecker page 372 _ ne consiste donc guère dans l’approximation d’un parcours formel global,

mais dans la saisie _ successive _ de petites unités _ discrètes _ et de leur enchaînement. C’est là que réside la source de l’organicité de l’œuvre, et non pas dans la construction de grandes arches ou de rapports dialectiques : le schéma abstrait n’a aucune valeur en soi. Le « plaisir » pris aux parties est fonction d’une attention qui doit capter _ sans relâche _ toutes les sollicitations : « La musique est par excellence l’art dont les occasions sont brèves et délimitées (definite), et les appels qu’elle adresse à l’oreille sont frappants et péremptoires (arresting and peremptory).« 

Et Martin Kaltenecker de souligner, page 373 : « Cette attention rappelle la concentration riemanienne, mais elle ne vise pas ici les lois métriques ou la fonction harmonique des sons, seulement des unités affectives d’ordre mélodique.

Il s’ensuit que plusieurs dangers guettent la musique : la mélodie peut être brouillée, l’œuvre devenir un labyrinthe compliqué ou une pure mosaïque, dans lequel se perdra « le sentiment de la véritable unité de l’enchaînement et du développement » _ tous dangers illustrés selon Gurney par la musique de Wagner.

La mélodie véritable n’est pas celle qui est « infinie » _ elle est, comme le dit Gurney en une belle formule, une « affirmation qui ne demande pas tant des cris d’admiration que l’urgence d’un assentiment passionné ».« 

Apparaîtra alors, aussi,

un neuvième type d’ »écoute musicale« , à la fin du XIXe siècle,

baptisé l’ »écoute par effluves« ,

« qui s’empare d’une forme musicale quelconque pour la transformer en voile ou nuage musical » ;

et « qui peut ensuite être elle-même transposée dans une œuvre et en commander la structure » ; « la musique religieuse de Liszt, qu’il faudrait relire sous cet angle, obéit précisément à un tel ajustement d’une technique d’écriture à un certain type d’écoute. Ainsi, dans la Via Crucis (1879), d’où le contrepoint est éliminé, il n’y a pas de parcours de modulation construit, mais uniquement des affaissements et des atterrissages doux dans une autre tonalité ; la modalité désamorce la vectorisation tonale et la musique, pour traduire l’attente, la suspension, la compassion méditative« , page 396.

Et, quant au « dispositif proustien » de la perception (« artiste« ), sur lequel s’achève cet ample parcours d’exploration-analyse de Martin Kaltenecker,

« il y a ainsi (en lui) la matrice d’une valorisation de la perception qui sera l’une des nervures du discours sur l’art du XXe siècle :

la saisie en soi du sensible _ le son, le scintillement, la nuance, la différence _ s’entoure de l’aura d’un écart, d’un « pas de côté », d’un geste réfractaire même au sens politique, exécuté par défi contre les schématisations, les représentations et les structures.

Le caractère quasi religieux de la visée phénoménologique, en tant que succédané d’une transcendance, forme ainsi le cadre général du passage, depuis la fin du XIXe siècle, d’une métaphysique de la musique vers une phénoménologie de l’effet sonore.

Par là, peut-être, les fins de siècle se ressemblent« , conclut, page 425, ce chapitre

et son très beau livre,

Martin Kaltenecker

Titus Curiosus, le 4 août 2011

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