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Les défis du (bien) lire et du (bien) penser à l’ère du numérique : Nicolas Carr avec Bernard Stiegler et Alain Giffard à propos de la lecture numérique (et pour une « économie de la contribution » !)

07juin

 Alors que je n’ai pas encore tout à fait achevé ma lecture (j’en suis aux deux tiers : à la page 195, sur 295) de « Pour en finir avec la mécroissance« , sous-titré « Quelques réflexions d’Ars Industrialis« , que proposent Bernard Stiegler, Alain Giffard et Christian Fauré aux Editions Flammarion _ le livre est paru en avril _,


voici que je découvre ce matin sur le site du Monde

un excellent article (de 6 bonnes pages, tout de même : quand l’auteur signale ici même lui-même la difficulté, pour la « lecture sur écran » _ du « lecteur numérique » moyen… _, de dépasser la taille d’une ou deux pages) de Nicolas Carr, « Est-ce que Google nous rend idiot ?« , paru, lui, il y a juste un an, en juin 2008, sous le titre original de « Is Google Making Us Stupid ?« , dans la revue The Atlantic,

et qui me paraît assez bien éclairer les enjeux de l’expansion ultra-rapide sur toute la planète (« globalisée« ) des outils (pas seulement _ et loin de là même ! _, d' »information » et « communication« ) numériques…


Car c’est du devenir _ on ne peut plus actuel et effectif _ du « penser » même ;

ainsi, aussi, on ne peut plus « basiquement« , si j’ose dire, que du « sentir«  ; et « ressentir« , »éprouver » : organiser son expérience d' »exister » et de « vivre« 

_ soi-même, dans son corps, avec ses sens et avec « sa tête« ,

et avec les autres, en toutes les relations (et échanges), y compris et pour commencer d' »intimité » :

c’est dire (et mesurer) l’importance (et l’amplitude) de l' »aisthesis« … _ ;

organiser son expérience d' »exister » et de « vivre » _ je reprends l’élan de ma phrase… _

d' »humain » !

qu’il s’agit en cette « utilisation » quasi permanente désormais (pour de plus en plus d’entre nous…) des « outils » numériques…


Mais avant de publier ici même, à mon tour, cet article de Nicolas Carr,

tel que le publie en traduction française « Le Monde » :

je cite : « dont la traduction, réalisée par Penguin, Olivier et Don Rico, a été postée sur le FramaBlog en décembre« …

je tiens à évoquer un peu précisément les travaux en cours _ passionnants ! _ sur ces sujets mêmes (= les incidences du devenir technologique le plus sophistiqué sur le devenir de notre collectivité « humaine« , ou « civilisation« ) de Bernard Stiegler, Alain Giffard, et les membres de la très féconde association « Ars Industrialis » :

de fait,

c’est la réponse de Bernard Stiegler à l’envoi d’un de mes articles, à propos justement, de la « lecture des articles de blog« ,

en l’occurrence celui-ci du 23 mai 2009 : « Lire, écrire, se comprendre : allers et retours de “bouteilles à la mer” : la vie d’un blog…« ,

qui m’a incité à découvrir quelques unes des dernières « leçons » d' »Ars Industrialis« , dans l’ouvrage qu’il vient de co-signer avec Alain Giffard et Christian Fauré, « Pour en finir avec la mécroissance« ,

à propos de ce qu’il qualifie, en son message (et avec Alain Giffard), de « lectures industrielles« .

Les titres des contributions de ces « Quelques réflexions d’Ars Industrialis » sont les suivants :

« Du temps-carbone au temps-lumière« , pour l’article de Bernard Stiegler (de la page 11 à la page 114) ;

« Des lectures industrielles« , pour l’article d’Alain Giffard (de la page 117 à la page 216) ;

et « Dataware et infrastructure du cloud computing« , pour l’article de Christian Fauré (de la page 219 à la page 278).

La « Post-face » du livre, intitulée « Le Nouveau commerce et la renaissance de la culture« 

consiste en un entretien de Bernard Stiegler avec David Sanson, pour le numéro 48 de la revue « Mouvement« , de juillet 2008 (de la page 279 à la page 290) ;

suivi (de la page 291 à la page 295) d’une résolution : « Résolution adoptée par « Ars Industrialis » et par le collectif interassociatif « Enfance et média », dans le cadre du débat « Télévision et société » organisé le 6 décembre 2008 au Théâtre de la Colline« ,

avec la double signature d’Éric Favey, président du « Collectif Interassociatif Enfance et Média« , et de Bernard Stiegler, président d' »Ars Industrialis« …

 De :   Bernard Stiegler

Objet : Rép : Sur l’attention _ et ses « politiques »
Date : 25 mai 2009 13:02:43 HAEC
À :   Titus Curiosus

Cher Titus Curiosus
Quand je pense à vous me vient le mot de « constance » _ qui est aussi un prénom que j’aurais aimé porter, au masculin bien sûr.


Voici des questions

_ en l’occurrence celles-là mêmes qu’aborde mon article « Lire, écrire, se comprendre : allers et retours de “bouteilles à la mer” : la vie d’un blog…«  proposé à lire à Bernard Stiegler… _

de ce que je nomme « les nouveaux circuits de transindividuation » où se passent tant de choses surprenantes, parfois consternantes, parfois exquises. Elles s’inscrivent pour moi dans l’orbe de ce que Giffard a appelé « les lectures industrielles«  dans un livre que nous venons de cosigner.
Je viens par chez vous le prochain week-end.
Merci pour votre constance.
Bien à vous,
BS

Pour la conférence _ magnifique, le 30 mai à 17 heures _ de Bernard Stiegler, « Du marché au commerce« , ponctuée par le carillon « à toute volée » des cloches de la collégiale de Saint-Émilion, lors du passionnant et très riche festival de philosophie « Philosophia« , les 30 et 31 mai derniers,

cf le compte-rendu qu’en propose mon article du 31 mai : « Très fortes conférences d’Olivier Mongin et Bernard Stiegler à propos de ce qu’est “faire monde”, à l’excellent Festival “Philosophia” de Saint-Emilion« …

En attendant d’en écouter l’enregistrement sur le site de ce festival ;

et de se le procurer, un peu plus tard, sur CD-Rom…

Des questions passionnantes, quant aux diverses pentes en concurrence pour notre avenir d' »humains » :

ou bien capables de demeurer (ou de devenir davantage) « non-inhumains« ,

ou bien de sombrer dans l' »inhumain« …

Pour ce qui concerne Bernard Stiegler,

sa position est que :

« au cours de la dernière décennie _ la première de ce nouveau siècle _, un autre modèle comportemental

_ que ce « consumérisme » qui « constitue un processus autodestructeur«  (ou « nihilisme » ; et « sado-masochisme« , aussi, à mon sentiment ; si ce n’est à celui de Bernard Stiegler aussi…) _

est apparu ;

qui dépasse l’opposition _ irréductiblement contradictoire _ de la production et de la consommation ;

dont le logiciel libre et les licences « creative commons » sont les matrices conceptuelles et historiques » _ selon la formulation très claire de la quatrième de couverture de « Pour en finir avec la mécroissance« 

Et Bernard Stiegler de le préciser positivement ainsi :

« Ce nouveau modèle constitue la base d’une économie de la contribution.

Il permet d’espérer qu’après la domination de la « bêtise systémique » à laquelle aura conduit le consumérisme _ celui qui vend l’essentiel du « temps de cerveau humain » à de la crétinisation… _,

les technologies numériques seront mises au service d’une nouvelle intelligence collective et d’un nouveau commerce social

_ pour autant qu’émergent une volonté politique et une intelligence économique nouvelles _ et cela ne manque pas d’une certaine dose d’ironie en ce jour d’élections (pour le Parlement européen) !.. _, et que s’engage la lutte pour en finir avec la mécroissance« …

En tout cas,

on ne peut pas dire qu' »Ars Industrialis » demeure les bras ballants…

Et maintenant,

voici l’article de Nicolas Carr (de juin 2008) que publie, à son tour, Le Monde (en date du 5 juin 2009) :

 « Est-ce que Google nous rend idiot ?« 

InternetActu | 05.06.09 | 16h47  •  Mis à jour le 05.06.09 | 21h10″ »

Il nous a semblé important de vous proposer à la lecture « Is Google Making Us Stupid ?« , l’article de Nicolas Carr, publié en juin 2008 dans la revue The Atlantic, et dont la traduction, réalisée par Penguin, Olivier et Don Rico, a été postée sur le FramaBlog en décembre. Dans cet article, Nicolas Carr (blog), l’auteur de Big Switch et de « Does IT matter ?« , que l’on qualifie de Cassandre des nouvelles technologies, parce qu’il a souvent contribué à un discours critique sur leur impact, part d’un constat personnel sur l’impact qu’à l’internet sur sa capacité de concentration pour nous inviter à réfléchir à l’influence des technologies sur notre manière de penser et de percevoir le monde. Rien de moins.

“Dave, arrête. Arrête, s’il te plaît. Arrête Dave. Vas-tu t’arrêter, Dave ?” Ainsi le super-ordinateur HAL suppliait l’implacable astronaute Dave Bowman dans une scène célèbre et singulièrement poignante à la fin du film de Stanley Kubrick « 2001, l’odyssée de l’espace« . Bowman, qui avait failli être envoyé à la mort, au fin fond de l’espace, par la machine détraquée, est en train de déconnecter calmement et froidement les circuits mémoires qui contrôlent son “cerveau” électronique. “Dave, mon esprit est en train de disparaître”, dit HAL, désespérément. “Je le sens. Je le sens.”

Moi aussi, je le sens. Ces dernières années, j’ai eu la désagréable impression que quelqu’un, ou quelque chose, bricolait mon cerveau, en reconnectait les circuits neuronaux, reprogrammait ma mémoire. Mon esprit ne disparaît pas, je n’irai pas jusque là, mais il est en train de changer. Je ne pense plus de la même façon qu’avant. C’est quand je lis que ça devient le plus flagrant. Auparavant, me plonger dans un livre ou dans un long article ne me posait aucun problème. Mon esprit était happé par la narration ou par la construction de l’argumentation, et je passais des heures à me laisser porter par de longs morceaux de prose. Ce n’est plus que rarement le cas. Désormais, ma concentration commence à s’effilocher au bout de deux ou trois pages. Je m’agite, je perds le fil, je cherche autre chose à faire. J’ai l’impression d’être toujours en train de forcer mon cerveau rétif à revenir au texte. La lecture profonde, qui était auparavant naturelle, est devenue une lutte _ tel est le changement, important, survenu…

Je crois savoir ce qui se passe. Cela fait maintenant plus de dix ans que je passe énormément de temps sur la toile, à faire des recherches, à surfer et même parfois à apporter ma pierre aux immenses bases de données d’Internet. En tant qu’écrivain, j’ai reçu le Web comme une bénédiction. Les recherches, autrefois synonymes de journées entières au milieu des livres et magazines des bibliothèques, s’effectuent désormais en un instant. Quelques recherches sur Google, quelques clics de lien en lien et j’obtiens le fait révélateur ou la citation piquante que j’espérais _ en effet ! Même lorsque je ne travaille pas, il y a de grandes chances que je sois en pleine exploration du dédale rempli d’informations qu’est le Web ; ou en train de lire ou d’écrire des e-mails, de parcourir les titres de l’actualité et les derniers billets de mes blogs favoris, de regarder des vidéos et d’écouter des podcasts ou simplement de vagabonder d’un lien à un autre, puis à un autre encore. (À la différence des notes de bas de page, auxquelles on les apparente parfois, les liens hypertextes ne se contentent pas de faire référence à d’autres ouvrages ; ils vous attirent inexorablement _ voici le processus décisif apparu… _ vers ces nouveaux contenus).

Pour moi, comme pour d’autres, le Net est devenu un media universel, le tuyau d’où provient la plupart des informations _ le terme est à relever _ qui passent par mes yeux et mes oreilles _ et cela par rapport à l’exercice « habituel«  des sens et de l’esprit… Les avantages sont nombreux d’avoir un accès immédiat à un magasin d’information _ voilà donc la « ressource«  nouvelle apparue ! _ d’une telle richesse, et ces avantages ont été largement décrits et applaudis comme il se doit. Le souvenir parfait de la mémoire du silicium”, a écrit Clive Thompson de « Wired« , “peut être une fantastique aubaine pour la réflexion.” Mais cette aubaine a un prix _ ses effets, directs ou secondaires... Comme le théoricien des média Marshall McLuhan le faisait remarquer dans les années 60, les média ne sont pas uniquement un canal passif d’information. Ils fournissent les bases de la réflexion, mais ils modèlent également _ et « formatent« _ le processus _ même _ de la pensée _ c’est-à-dire du « penser » de tous ceux qui en font durablement usage… Et il semble que le Net érode _ gravement _ ma capacité de concentration et de réflexion. Mon esprit attend désormais _ un peu (beaucoup ?) passivement _ les informations de la façon dont le Net les distribue : comme un flux de particules _ toutes constituées et seulement à recevoir _ s’écoulant _ ultra _ rapidement. Auparavant, j’étais un plongeur _ initiateur et maître (physiquement, corporellement) de mes propres gestes ; et immergé _ dans une mer de mots _ à laquelle j’allais, plus ou moins à mes rythmes, me confronter, en ses divers courants… Désormais, je fends la surface _ seulement _ comme un pilote de jet-ski _ emporté par la machine et à sa vitesse (à elle, la machine)…

Je ne suis pas le seul. Lorsque j’évoque mes problèmes de lecture avec des amis et des connaissances, amateurs de littérature pour la plupart, ils me disent vivre la même expérience _ de pénibilité. Plus ils utilisent le Web, plus ils doivent se battre _ voilà _ pour rester concentrés _ et c’est là le point décisif _ sur de longues pages d’écriture _ en luttant (désespérément !) contre la fatigue pour pouvoir « tenir«  la distance de la « lecture« … Certains des bloggeurs que je lis ont également commencé à mentionner ce phénomène. Scott Karp, qui tient un blog sur les média en ligne, a récemment confessé qu’il avait complètement arrêté de lire des livres. “J’étais spécialisé en littérature à l’université ; et je passais mon temps à lire des livres”, écrit-il. “Que s’est-il passé ?” Il essaie de deviner la réponse : “Peut-être que je ne lis plus que sur Internet, non pas parce que ma façon de lire a changé (c’est à dire parce que je rechercherais _ désormais seulement rien que _ la facilité _ non… _), mais plutôt parce que ma façon de PENSER a changé ?”

Bruce Friedman, qui bloggue régulièrement sur l’utilisation des ordinateurs en médecine, décrit également la façon dont Internet a transformé ses habitudes intellectuelles _ du « raisonner«  “J’ai désormais perdu presque totalement la capacité de lire et d’absorber _ c’est-à-dire « comprendre » vraiment : en « réfléchissant«  _ un long article, qu’il soit sur le Web ou imprimé”, écrivait-il plus tôt cette année. Friedman, un pathologiste qui a longtemps été professeur l’école à de médecine du Michigan, a développé son commentaire lors d’une conversation téléphonique avec moi. Ses pensées, dit-il, ont acquis un style “staccato”, à l’image de la façon _ gestique… : il s’agit de comportements (et répétés ; et assez vite addictifs) _ dont il scanne rapidement de petits passages de texte provenant de multiples sources en ligne. “Je ne peux plus lire « Guerre et Paix« , admet-il. “J’ai perdu la capacité de le faire. Même un billet de blog de plus de trois ou quatre paragraphes est trop long pour que je l’absorbe. Je l’effleure à peine” _ seulement : ce qui devient un handicap et une incapacité…

Les anecdotes par elles-mêmes ne prouvent pas grand chose. Et nous attendons encore des expériences neurologiques et psychologiques sur le long terme, qui nous fourniraient une image définitive sur la façon dont Internet affecte _ objectivement _ nos capacités cognitives. Mais une étude publiée récemment (.pdf) sur les habitudes de recherches en ligne, conduite par des spécialistes de l’université de Londres, suggère que nous assistons peut-être à de profonds changements de notre façon _ même _ de lire et de penser _ voilà ce qui m’intéresse tout particulièrement : d’où l’intitulé de cet article... Dans le cadre de ce programme de recherche de cinq ans, ils ont examiné des traces informatiques renseignant sur le comportement des visiteurs de deux sites populaires de recherche, l’un exploité par la bibliothèque britannique et l’autre par un consortium éducatif anglais, qui fournissent un accès à des articles de journaux, des livres électroniques et d’autres sources d’informations écrites. Ils ont découvert que les personnes utilisant ces sites présentaient “une forme d’activité d’écrémage”, sautant _ oui _ d’une source à une autre et revenant rarement _ voilà _ à une source qu’ils avaient déjà visitée. En règle générale, ils ne lisent pas plus d’une ou deux pages _ c’est là un seuil d’attention _ d’un article ou d’un livre avant de “bondir_ happés qu’ils sont par l’addiction à la disponibilité offerte par la machine et les liens et les favoris… _ vers un autre site. Parfois, ils sauvegardent _ = mettent en « réserve » pour une potentielle future lecture (ou « utilisation« ) _ un article long, mais il n’y a aucune preuve qu’ils y reviendront jamais et le liront réellement _ voilà le résultat effectif le plus courant… Les auteurs de l’étude rapportent ceci :

Il est évident que les utilisateurs ne lisent pas en ligne dans le sens traditionnel. En effet, des signes montrent que de _ bel et bien _ nouvelles formes de “lecture” apparaissent lorsque les utilisateurs “super-naviguent” horizontalement de par les titres, les contenus des pages et les résumés pour parvenir à des résultats rapides. Il semblerait presque qu’ils vont en ligne pour éviter de lire de manière traditionnelle.

Grâce à l’omniprésence du texte sur Internet, sans même parler de la popularité des textos sur les téléphones portables, nous lisons peut-être davantage aujourd’hui que dans les années 70 ou 80, lorsque la télévision était le média de choix. Mais il s’agit d’une façon différente de lire, qui cache une façon différente de penser _ voilà ! _, peut-être même un nouveau sens de l’identité _ et voilà bien l’enjeu « de fond«  de ce changement ! “Nous ne sommes pas seulement ce que nous lisons”, dit Maryanne Wolf, psychologue du développement à l’université Tufts et l’auteur de « Proust et le Calamar : l’histoire et la science du cerveau qui lit« . “Nous sommes définis par notre façon de lire _ rien moins ! Wolf s’inquiète que le style de lecture promu par le Net, un style qui place “l’efficacité” et “l’immédiateté” au-dessus de tout, puisse fragiliser notre capacité pour le style de lecture profonde _ voilà comment on doit le spécifier _ qui a émergé avec une technologie plus ancienne, l’imprimerie, qui a permis de rendre banals les ouvrages longs et complexes _ disponibles durablement pour notre regard attentif ; et à notre rythme : tranquillement. Lorsque nous lisons en ligne, dit-elle, nous avons tendance à devenir _ minimalement, en quelque sorte ; et réductivement _ de “simples décodeurs de l’information”. Notre capacité à interpréter le texte, à réaliser les riches connexions mentales qui se produisent _ tout un travail fécond _ lorsque nous lisons profondément et sans distraction _ voilà l’autre type de lecture : celui qui est menacé _, reste largement inutilisée.

La lecture, explique Wolf, n’est pas une capacité instinctive de l’être humain. Elle n’est pas inscrite dans nos gènes de la même façon que le langage. Nous devons apprendre à nos esprits comment traduire les caractères symboliques que nous voyons dans un langage que nous comprenons. Et le médium ou toute autre technologie que nous utilisons pour apprendre et exercer la lecture joue un rôle important dans la façon dont les circuits neuronaux sont modelés _ peu à peu _ dans nos cerveaux _ activés : certes. Les expériences montrent que les lecteurs d’idéogrammes, comme les chinois, développent un circuit mental pour lire très différent des circuits trouvés parmi ceux qui utilisent un langage écrit employant un alphabet. Les variations s’étendent à travers de nombreuses régions du cerveau, incluant celles qui gouvernent des fonctions cognitives essentielles comme la mémoire et l’interprétation des stimuli visuels et auditifs. De la même façon, nous pouvons nous attendre à ce que les circuits tissés par notre utilisation du Net seront différents _ sans doute _ de ceux tissés par notre lecture des livres et d’autres ouvrages imprimés _ dis-moi comment tu lis, je te dirai comment « tu deviens« 

En 1882, Friedrich Nietzsche acheta une machine à écrire, une “Malling-Hansen Writing Ball” pour être précis. Sa vue était en train de baisser, et rester concentré longtemps sur une page était devenu exténuant et douloureux, source de maux de têtes fréquents et douloureux. Il fut forcé de moins écrire, et il eut peur de bientôt devoir abandonner _ l’écriture. La machine à écrire l’a sauvé, au moins pour un temps. Une fois qu’il eut maîtrisé la frappe, il fut capable d’écrire les yeux fermés, utilisant uniquement le bout de ses doigts. Les mots pouvaient de nouveau couler de son esprit _ et son « penser«  _ à la page _ qui le « retiendrait« 

Jamais système de communication n’a joué autant de rôles différents dans nos vies, ou exercé une si grande influence sur nos pensées, que ne le fait Internet de nos jours. Pourtant, malgré tout ce qui a été écrit à propos du Net, on a très peu abordé la façon dont, exactement, il nous reprogramme _ rien moins ! L’éthique intellectuelle du Net reste obscure.

À peu près au moment où Nietzsche commençait à utiliser sa machine à écrire, un jeune homme sérieux du nom de Frederick Winslow Taylor apporta un chronomètre dans l’aciérie Midvale de Philadelphie et entama une série d’expériences historique dont le but était d’améliorer l’efficacité des machinistes de l’usine. Avec l’accord des propriétaires de Midvale, il embaucha un groupe d’ouvriers, les fit travailler sur différentes machines de métallurgie, enregistra et chronométra chacun de leurs mouvements ainsi que les opérations des machines. En découpant chaque travail en une séquence de petites étapes unitaires et en testant les différentes façons de réaliser chacune d’entre elles, Taylor créa un ensemble d’instructions précises, un “algorithme”, pourrions dire de nos jours, décrivant comment chaque ouvrier devait travailler. Les employés de Midvale se plaignirent de ce nouveau régime strict, affirmant que cela faisait d’eux quelque chose d’à peine mieux que des automates, mais la productivité de l’usine _ elle _ monta en flèche.

Plus de cent ans après l’invention de la machine à vapeur, la révolution industrielle avait finalement trouvé sa philosophie et son philosophe. La chorégraphie industrielle stricte de Taylor, son “système” comme il aimait l’appeler, fut adoptée par les fabricants dans tout le pays et, avec le temps, dans le monde entier. À la recherche de la vitesse, de l’efficacité et de la rentabilité maximales, les propriétaires d’usine utilisèrent les études sur le temps et le mouvement pour organiser leur production et configurer le travail de leurs ouvriers. Le but, comme Taylor le définissait dans son célèbre traité de 1911, « La direction des ateliers » (le titre original « The principles of scientific management » pourrait être traduit en français par “Les principes de l’organisation scientifique”), était d’identifier et d’adopter, pour chaque poste, la “meilleure méthode” de travail _ en terme de « rentabilité économique » de l’entreprise _ et ainsi réaliser “la substitution graduelle de la science à la méthode empirique dans les arts mécaniques”. Une fois que le système serait appliqué à tous les actes du travail manuel, garantissait Taylor à ses émules, cela amènerait un remodelage, non seulement de l’industrie, mais également de la société, créant une efficacité parfaite utopique. “Dans le passé, l’homme était la priorité”, déclare-t-il, “dans le futur, la priorité, ce sera le système”.

Le système de Taylor, le « taylorisme« , est encore bien vivant ; il demeure l’éthique de la production industrielle. Et désormais, grâce au pouvoir grandissant que les ingénieurs informaticiens et les programmeurs de logiciel exercent sur nos vies intellectuelles, l’ »éthique » de Taylor commence également à gouverner le royaume de l’esprit. Internet est une machine conçue pour la collecte automatique et efficace, la transmission et la manipulation des informations, et des légions de programmeurs veulent trouver “LA meilleure méthode”, l’algorithme parfait, pour exécuter chaque geste mental de ce que nous pourrions décrire comme “le travail de la connaissance”.

Le siège de Google, à Mountain View, en Californie, le Googleplex, est la Haute Église d’Internet, et la religion pratiquée en ses murs est le taylorisme. Google, selon son directeur-général Eric Schmidt, est “une entreprise fondée autour de la science de la mesure” ; et il s’efforce de “tout systématiser” dans son fonctionnement. En s’appuyant sur les téra-octets de données comportementales qu’il collecte à travers son moteur de recherche et ses autres sites, il réalise des milliers d’expériences chaque jour, selon le « Harvard Business Review« , et il utilise les résultats pour peaufiner les algorithmes qui contrôlent de plus en plus la façon dont les gens trouvent l’information et en extraient le sens. Ce que Taylor a fait pour le travail manuel, Google le fait pour le travail _ de « lecture industrielle« , l’appelle Alain Giffard … _ de l’esprit.

Google a déclaré que sa mission était “d’organiser les informations du monde et de les rendre universellement accessibles et utiles”. Cette société essaie de développer “le moteur de recherche parfait”, qu’elle définit comme un outil qui “comprendrait exactement ce que vous voulez dire et vous donnerait en retour _ instantané _ exactement ce que vous désirez”. Selon la vision de Google, l’information est un produit comme un autre, une ressource utilitaire qui peut être exploitée et traitée avec une efficacité industrielle. Plus le nombre de morceaux d’information auxquels nous pouvons “accéder” est important, plus rapidement nous pouvons en extraire l’essence, et plus nous sommes productifs en tant que penseurs _ selon la logique pragmatique de cet « utilitarisme« 

Où cela s’arrêtera-t-il ? Sergey Brin et Larry Page, les brillants jeunes gens qui ont fondé Google pendant leur doctorat en informatique à Stanford, parlent fréquemment de leur désir de transformer leur moteur de recherche en une intelligence artificielle, une machine comme HAL, qui pourrait être connectée directement à nos cerveaux _ rendus ultra performants ultra « utilitaristement« , si j’ose dire… “Le moteur de recherche ultime est quelque chose d’aussi intelligent que les êtres humains, voire davantage”, a déclaré Page lors d’une conférence il y a quelques années. “Pour nous, travailler sur les recherches est un moyen de travailler sur l’intelligence artificielle.” Dans un entretien de 2004 pour Newsweek, Brin affirmait : “Il est certain que si vous aviez toutes les informations du monde directement fixées à votre cerveau ou une intelligence artificielle qui serait plus intelligente que votre cerveau, vous vous en porteriez mieux” _ en terme d’efficacité technique, probablement… L’année dernière, Page a dit lors d’une convention de scientifiques que Google “essayait vraiment de construire une intelligence artificielle et de le faire à grande échelle.”

Une telle ambition est naturelle, et même admirable, pour deux mathématiciens prodiges disposant d’immenses moyens financiers et d’une petite armée d’informaticiens sous leurs ordres. Google est une entreprise fondamentalement scientifique, motivée par le désir d’utiliser la technologie, comme l’exprime Eric Schmidt, “pour résoudre les problèmes qui n’ont jamais été résolus auparavant” ; et le frein principal à la réussite d’une telle entreprise reste l’intelligence artificielle. Pourquoi Brin et Page ne voudraient-ils pas être ceux qui vont parvenir à surmonter cette difficulté ?

Pourtant, leur hypothèse simpliste voulant que nous nous “porterions mieux” si nos cerveaux étaient assistés ou même remplacés par une intelligence artificielle, est inquiétante _ ah ! Cela suggère que d’après eux l’intelligence résulte d’un processus mécanique _ une technique ; et pas un « art« … _, d’une suite d’étapes discrètes qui peuvent être isolées, mesurées et optimisées _ et pas d’un flux « plastique » du « penser«  Dans le monde de Google, le monde dans lequel nous entrons lorsque nous allons en ligne, il y a peu de place pour le flou de la réflexion _ et s’auto-régulant lui-même, ce « flou » en mouvement, en permanence (d’un sujet effectivement « pensant« , cartésien, ou chomskien ; et pas d’« arcs-réflexes«  pavloviens) : c’est un point capital… L’ambiguïté n’est pas un préliminaire _ ou plutôt une série d’étapes, en forme de « sas«  _ à la réflexion, mais un bogue à corriger _ et éliminer ! Le cerveau humain n’est qu’un ordinateur _ technologiquement _ dépassé qui a besoin d’un processeur plus rapide et d’un plus gros disque dur.

L’idée que nos esprits doivent fonctionner comme des machines traitant des données à haute vitesse n’est pas seulement inscrite dans les rouages d’Internet, c’est également le business-model qui domine le réseau. Plus vous surfez rapidement sur le Web, plus vous cliquez sur des liens et visitez de pages, plus Google et les autres compagnies ont d’occasions de recueillir des informations sur vous ; et de vous nourrir _ en un retour utra réactif _ avec de la publicité. La plupart des propriétaires de sites commerciaux ont un enjeu financier à collecter les miettes de données que nous laissons derrière nous lorsque nous voletons de lien en lien : plus y a de miettes, mieux c’est _ à « exploiter«  Une lecture tranquille ou une réflexion lente et concentrée _ en effet ! _ sont bien les dernières choses que ces compagnies désirent _ = dont elles ont besoin !.. C’est leur intérêt commercial _ bien compris (pour elles !) _ de nous distraire.

Peut-être ne suis-je qu’un angoissé. Tout comme il y a une tendance à glorifier le progrès technologique, il existe la tendance inverse _ dans la logique que Jacques Derrida a qualifiée de « pharmakon » ; et que reprend et développe Bernard Stiegler… _, celle de craindre le pire avec tout nouvel outil ou toute nouvelle machine. Dans le « Phèdre » de Platon, Socrate déplore le développement de l’écriture. Il avait peur que, comme les gens se reposaient de plus en plus sur les mots écrits comme un substitut à la connaissance qu’ils transportaient d’habitude dans leur tête, ils allaient, selon un des intervenants d’un dialogue, “arrêter de faire travailler leur mémoire _ c’est ce travail sur soi qui est vraiment fécond _ et devenir oublieux.” Et puisqu’ils seraient capables de “recevoir une grande quantité d’informations sans instruction appropriée”, ils risquaient de “croire posséder _ illusoirement ! _ une grande connaissance, alors qu’ils seraient en fait largement ignorants”. Ils seraient “remplis de l’orgueil de la sagesse au lieu de la sagesse réelle” _ cherchez l’erreur ! Socrate n’avait pas tort, les nouvelles technologies ont souvent les effets qu’il redoutait, mais il manquait de vision à long terme. Il ne pouvait pas prévoir les nombreux moyens que l’écriture et la lecture allaient fournir pour diffuser l’information, impulsant des idées fraîches et élargissant la connaissance humaine (voire la sagesse).

L’arrivée de l’imprimerie de Gutenberg, au XVe siècle, déclencha une autre série de grincements de dents. L’humaniste italien Hieronimo Squarciafico s’inquiétait que la facilité à obtenir des livres conduise à la paresse intellectuelle _ l’ennemie (cf plus tard Kant : « Qu’est-ce-que les Lumières ?«  _, rende les hommes “moins studieux” et affaiblisse leur esprit. D’autres avançaient que des livres et journaux imprimés à moindre coût allaient saper l’autorité religieuse, rabaisser le travail des érudits et des scribes, et propager la sédition et la débauche _ tous facteurs à prendre en compte, en effet… Comme le professeur de l’université de New York, Clay Shirky, le remarque, “la plupart des arguments contre l’imprimerie était corrects et même visionnaires.” Mais, encore une fois, les prophètes de l’apocalypse ne pouvaient imaginer la myriade de bienfaits que le texte imprimé allait _ aussi, en « pharmakon » ambivalent _ amener _ cf, à propos des thèses là-dessus de Bernard Stiegler, mon article du 31 mai 2009 : « Très fortes conférences d’Olivier Mongin et Bernard Stiegler à propos de ce qu’est “faire monde”, à l’excellent Festival “Philosophia” de Saint-Emilion« 

Alors certes, vous pouvez vous montrer sceptique vis-à-vis de mon scepticisme. Ceux qui considèrent les détracteurs d’Internet comme des béotiens technophobes ou passéistes auront peut-être raison, et peut-être que de nos esprits hyperactifs, gavés de données surgira un âge d’or de la découverte intellectuelle et de la sagesse universelle. Là encore, le Net n’est pas l’alphabet, et même s’il remplacera peut-être l’imprimerie, il produira quelque chose de complètement différent. Le type de lecture profonde qu’une suite de pages imprimées stimule est précieux, non seulement pour la connaissance que nous obtenons des mots de l’auteur, mais aussi pour les vibrations intellectuelles _ en flux… _ que ces mots déclenchent dans nos esprits. Dans les espaces de calme _ et vibrants _ ouverts par la lecture soutenue et sans distraction _ voilà _ d’un livre ; ou d’ailleurs par n’importe quel autre acte de contemplation _ voilà le terme adéquat pour cette « opération«  _, nous faisons nos propres associations, construisons nos propres inférences et analogies, nourrissons nos propres idées _ singulières, selon notre « génie » singulier sollicité ; et se construisant en ces « métamorphoses« , selon une « plasticité » ouverte… La lecture profonde, comme le défend Maryanne Wolf, est indissociable de la pensée profonde _ voilà l’enjeu « de fond« , c’est on ne peut mieux le cas de le dire.

Si nous perdons ces endroits calmes, ou si nous les remplissons _ sans flux _ avec du “contenu_ formaté, pré-mâché _, nous allons sacrifier quelque chose d’important non seulement pour nous même, mais également pour notre culture _ collective, partagée : celle-ci étant en permanence en gestation « animée«  d’elle-même, et selon les processus que Bernard Stiegler conceptualise sous le terme de « transindividuation«  Dans un essai récent, l’auteur dramatique Richard Foreman décrit de façon éloquente ce qui est en jeu :

Je suis issu d’une tradition culturelle occidentale, pour laquelle l’idéal (mon idéal) était la structure complexe, dense et “bâtie telle une cathédrale” de la personnalité hautement éduquée et logique _ ou plutôt rationnelle ? _, un homme ou une femme qui transporte en soi-même une version unique _ possiblement (et « idéalement« , donc !) « singulière«  _ et construite personnellement _ en effet ! et avec patience… _ de l’héritage tout entier _ partagé _ de l’Occident. Mais maintenant je vois en nous tous (y compris en moi-même) le remplacement de cette densité interne complexe _ oui ; et diaprée _ par une nouvelle sorte d’auto-évolution _ subie et grégarisante ; et a minima considérablement « simplifiée« _ sous la pression de la surcharge d’information _ seulement ; « brute«  _ et la technologie de “l’instantanément disponible”_ selon l’impérialisme terriblement envahissant et uniformisateur du « Time is money« …

« À mesure que nous nous vidons _ oui _ de notrerépertoire interne _ plastique, vivant _ issu de notre héritage dense, conclut Foreman, nous risquons de nous transformer en “crêpe humaine”, étalée _ platement et rigidement _ comme un pâte large et fine _ ultra superficiellement _ à mesure que nous nous connectons à ce vaste réseau d’information accessible en pressant simplement sur une touche.

Cette scène de « 2001 : l’odyssée de l’espace » me hante _ donc… Ce qui la rend si poignante, et si bizarre, c’est la réponse pleine d’émotion de l’ordinateur lors du démontage de son esprit : son désespoir à mesure que ses circuits s’éteignent les uns après les autres, sa supplication enfantine face à l’astronaute, “Je le sens, je le sens. J’ai peur.”, ainsi que sa transformation et son retour final _ régressif _ à ce que nous pourrions appeler un état d’innocence _ = d’idiotie (« in-fans«  : celui qui n’a pas encore appris à parler…). L’épanchement des sentiments de HAL contraste avec l’absence d’émotion qui caractérise les personnages humains dans le film, lesquels s’occupent de leur boulot avec une efficacité robotique _ cf mon article du 28 avril 2009 sur les dangers d’un utilitarisme « totalitaire«  : « de quelques symptômes de maux postmodernes : 2) “l’inculture du résultat”, selon Michel Feher«  Leurs pensées et leurs actions semblent scénarisées, comme s’ils suivaient les étapes d’un algorithme. Dans le monde de « 2001« , les hommes sont devenus si semblables aux machines _ ils sont même carrément mis en hibernation (prolongée) quand aucune tâche programmée n’est envisagée à solliciter d’eux _ que le personnage le plus « humain » se trouve être une machine. C’est l’essence de la sombre prophétie de Kubrick : à mesure que nous nous servons des ordinateurs comme intermédiaires de notre compréhension du monde, c’est notre propre intelligence qui devient semblable à l’intelligence artificielle _ soit « une crêpe » !!!

Nous vous invitons à réagir à cet article sur le Framablog où la traduction a été originellement publiée. Vous pouvez également consulter la suite de ce dossier sur Internetactu.

Des sujets d’importance, comme tout un chacun peut ainsi en juger ;

pour l’heure, j’en retiens surtout

la perspective positive

d’une « économie de la contribution« …

Titus Curiosus, ce 7 juin 200

Post-scriptum :

En recherchant dans la bibliographie de « Pour en finir avec la mécroissance« ,

je découvre la référence suivante, page 298 :

Nicholas Carr, « The Big Switch : Rewiring the World, From Edison to Google« , W. W. Norton & Company, 2008…

Et je me permets, très naïvement, de rappeler mes propres « contrats de lecture« , dans les articles liminaires de ce blog :

« de la longueur et du style : du contrat de lecture (d’un blog)« , dès le 14 juillet 2008 _ il faudrait toutefois lui « injecter » quelques « respirations« … ;

ainsi que l’article d' »ouverture » de ce blog, le 3 juillet 2008 (lui « respire« …) : « le Carnet d’un curieux« …

De mon point de vue _ présomptueux ? _,

je défends donquichottesquement l’effort de lecture _ sur l’écran aussi !.. _ d’entrer avec patience, persévérance, et, surtout, amour _ c’est un peu mieux qu' »empathie« … _, dans le style même des textes (= leur temporalité, le rythme de leur « souffle« , qui doit toujours être éminemment « singulier » ; et non sans, de plus, une certaine « ampleur » de développement), le temps nécessaire :

à une « vraie » lecture.

Et l’amour, lui qui se réjouit, ne compte pas vraiment le temps…

Vers d’autres rythmes : la liberté _ au piano aussi _ de trois philosophes de l' »exister »

18jan

Un très grand livre (de 177 pages)

_ sur un sujet inouï (faute d’oreilles assez fines ! d’Ariane ! dirait Nietzsche) et important : les modalités personnelles de la liberté de l’exister (de chacun) ; soit une affaire de « rythme » ! _

du philosophe

_ et talentueux animateur de l’excellente émission « les Vendredis de la philosophie« , sur France-Culture ; ainsi que du tout aussi excellent blog « 24 heures Philo » sur le site liberation.fr _

François Noudelmann :

l’essai « Le Toucher des philosophes _ Sartre, Nietzsche, Barthes au piano« , aux Éditions Gallimard, en novembre 2008.

« L’idée de ce livre _ entame son « Intuition« , page 9, en guise de présentation de son projet, François Noudelmann _ est venue d’une séquence filmée où Jean-Paul Sartre joue du piano« 

_ « rue Delambre. Il a soixante-deux ans » (…) « Il partage _ à ce (court) moment filmé _ l’intimité d’une jeune femme fragile à l’écart du tohu-bohu des boulevards. Arlette _ Arlette Elkaïm, sa « fille d’élection » _ l’accompagne« , sera-t-il précisé pages 25-26, au début du premier chapitre « sartrien » : « Le piano à contretemps«  (écrit à « Saint-Denis, rue de la Liberté« , au « printemps 2007« ), pour présenter cette « séquence » extraite du film consacré, à « Sartre et Beauvoir«  par Madeleine Gobeil, sera-t-il précisé ailleurs… _ ;

« La scène se déroule en 1967 alors que l’écrivain philosophe est engagé sur tous les fronts de la scène internationale. (…) Or en pleine euphorie militante et aventurière, Sartre se réservait régulièrement _ « à contretemps« , donc… _ du temps au piano. » Il « y déchiffrait des partitions de Chopin ou de Debussy.

Cette découverte m’a sidéré : après avoir travaillé de longues années les textes et la pensée de Sartre,

j’entendais _ enfin !.. en quelque sorte ;

sans s’y être le moins du monde « attendu » !

et cela en fait un extraordinaire « prix », tant pour l’auteur, François Noudelmann, qui le « découvre » ; que pour nous, lecteurs de son « essai », qui, à sa « suite », partageons cette rare « découverte« _

j’entendais

une autre de ses voix,

formidablement singulière.« 


« En fait, ce fut moins la découverte d’un Sartre pianiste et mélomane qui me surprit _ il avait déjà évoqué ce goût dans « Les Mots » _

que la vue et l’écoute

_ par le film le saisissant dans une de ses « intimités » : non pas « intellectuellement », mais bien « au ras des sens », en quelque sorte (pour ne pas dire synesthésiquement, ni, encore mieux, peut-être, æsthétiquement ; pour l’heure, du moins…) _

d’un homme produisant alors un autre rythme,

si différent

de sa parole publique

et de son écriture volontariste » _ (bien connues elles), pages 9-10.

« Sartre retrouve Arlette Elkaïm, sa fille d’élection, et la caméra fait effraction dans une intimité _ familiale et féminine ; selon un lien à l’autre, comme nous l’a bien appris, quant à l’essence même de l' »intimité », Michaël Foessel en sa « Privation de l’intime« . (…) Cependant la force du document _ car ce film-ci n’est que cela… _ tient dans l’expérience d’une durée et d’un rythme singuliers _ tant pour nous qui le découvrons, que pour Sartre s’y adonnant… _ plus que dans l’éclairage un peu fabriqué d’une scène privée. »

Car « faire, jouer de la musique

engagent le corps dans une posture et une temporalité complexes _ dont l' »essai » d’analyse va passionner François Noudelmann s' »essayant », donc, ici, à l’analyser-explorer ; ainsi que nous ; à le lire, à sa suite ; page 10…

En effet, s’y « construisent aussi des tempos, des pulsations, des frappes intimes et non programmées.«  Voilà quel va être l’objet _ absolument imprévible (et imprévu) et tout bonnement passionnant, et magnifique ! _ de cette enquête-exploration-« essai » …

Au delà du fait que « Sartre est un déchiffreur«  _ « ce qui n’étonnera pas ses lecteurs, habitués à la curiosité insatiable d’un passionné qui veut parcourir tos les champs de l’activité humaine« , page 26 _, le regard hyper attentif (et hyper curieux, à son tour) de François Noudelmann nous fait découvrir que « les doigts de Sartre n’entrent pas franchement dans les touches, ils les effleurent. » Et l’enquêteur de se demander, page 28 : « Est-ce la main du philosophe qui parcourt le clavier, ou une autre main, plus en rapport avec le corps tout entier _ voilà la piste… _, c’est-à-dire avec toute une disponibilité _ si rarement rencontrée, remarquée, mise à l’oeuvre, par tout un chacun, (très) consciemment du moins _ de la peau, des nerfs, des humeurs ?«  _ ou tout une synesthésie… C’est que « les doigts de Sartre caressent les touches et ne pénètrent pas le clavier« , page 29… « Les mains de Sartre ne frappent ni ne martèlent. Leurs attouchements respectent la blancheur veloutée du clavier qu’elles sollicitent _ sans sollicitude ! _ avec une savante subtilité. Ne pas appuyer, ne pas pénétrer, caresser. »

Sous le regard _ « acte esthétique« , dirait Baldine Saint-Girons en son si beau « L’Acte esthétique«  _ de François Noudelmann, voici tout une « érotique » venant _ et lumineusement ! _ se faire jour :

« Dans le corps à corps des amants _ si mal compris, la plupart du temps, en ces saisons de rude vent « pornographique » _, Sartre se plaît à ces rapprochements discrets. La chair y devient pure relation à autrui, elle échappe à la fusion dévoreuse des corps« .

Ce qui, traduit « en langage de philosophe« , donne, toujours page 29 : « il y découvre une « incarnation réciproque » ; la main qui caresse le corps de l’autre le fait exister comme chair, et par un chiasme tactile cette main directrice est incarnée à son tour ; elle s’éprouve _ musicalement _ comme une chair sensible grâce à la peau _ de l’autre, aimé _ qu’elle parcourt. »


En très fin connaisseur de tout l’œuvre sartrien, François Noudelmann apporte cette très judicieuse précision, page 30 :

« La confiture qui reste collée au doigt de la conscience

comme la boue du galet qui poissait déjà la main de Roquentin dans « La Nausée« 

disent la répugnance sartrienne à

sentir son propre corps s’enfoncer

dans une matière louche. »

Et François Noudelmann ose magnifiquement, en maître du sujet de son « essai », cette formule si juste-ci :

« Sartre, plus masturbateur de femmes que hussard pénétrant,

caresse les être et les choses«  _ comme il caresse l’ivoire longuement musical, en la résonance de ses harmoniques, des touches du piano…


Etc..

Soit tout une « érotique » _ et formidable et (seule) vraie liberté _ de ce toucher-ci, de ces philosophes-ci _ « Sartre, Nietzsche, Barthes«  _, observés _ avec beaucoup, beaucoup d’amour, de la part de François Noudelmann, ici, en ce si bel « essai » _ « au piano« …

Le second chapitre de l’essai, au titre (aussi, mais pas seulement, ironique) de « Pourquoi je suis un si grand pianiste« , est consacré au « toucher » « au piano » de Frédéric Nietzsche ; et fut rédigé en un lieu éminemment nietzschéen, sur la Riviera niçoise, à « Eze« , « l’été 2007«  (saison idéale pour l’auteur de la révélation de « Zarathoustra« )…


L’enquête, ainsi qu’à chaque fois, use de « tous les moyens du bord », je veux dire tous ceux aujourd’hui disponibles : en ce cas-ci, nous ne disposons plus, comme pour l’activité pianistique de Sartre et de Barthes, de la parole toujours « vivante » de « proches » ; non plus que de documents enregistrés (sonores ou filmés) ; seulement de bribes de témoignages écrits, et fort disséminés, et qu’il faut aller dénicher, exhumer avec infiniment de patience, sinon d’obstination… Et François Noudelmann, en chercheur extrêmement patient, en effet, persévérant et insatiable, qu’il est, va chercher loin,

tant dans les manuscrits mêmes de Nietzsche,

que dans les récits de ses divers amis mélomanes (« Gustav Krug, Erwin Rohde, Heinrich Köselitz alias Peter Gast« , pages 63-64 ; et d’autres…) ;

tout ce qui se rapporte à la pratique pianistique effective _ les faits !!! _ de l’ami (cher) de Dyonisos et d’Ariane…


Avec « ses compositeurs d’élection«  _ Chopin, Schumann ; plus encore que Bizet ou Wagner ; ou Brahms ; mais aussi Mozart, ou Haydn _, Nietzsche « dialogue« , nous dit François Noudelmann page 64, « parce qu’il se sent appartenir, grâce à la musique, à ces êtres pour qui le langage s’est transmué en art«  :

l’expression est capitale ;

car c’est là que gît l’acmé même du sens, pour Nietzsche ; et ce n’est pas pour rien que son « Ainsi parlait Zarathoustra _ un livre pour tous et pour personne« , est un (immensément inspiré) poème en prose !

« Dire que Nietzsche appréciait Chopin serait trop faible, il l’a adoré, il s’y est identifié« , page 68.

Car, ce que révèle François Noudelmann, ce sont tous les _ si riches _ processus d’enrichissement de la personnalité auxquels donne lieu la pratique musicale,

en « déchiffrant », « interprétant », et aussi en « improvisant » « dans l’esprit de »,

que permet cette pratique « intime » du piano :

pour soi seul,

ou pour _ ou avec (« à quatre mains », voire « à deux pianos », même si c’est, forcément, plus rare) _ quelques proches, aimés…

Ainsi « le morceau de Chopin que Nietzsche préfère est(-il) la « Barcarolle en fa dièse majeur« « , apprenons-nos de François Noudelmann, page 71.


Au delà de cet événement majeur, pour l’histoire même de Nietzsche, en sa totalité de personne, de philosophe et d’artiste-musicien, qu’est la découverte de « Carmen » de Bizet à Gênes : « C’est à Gênes et en italien que le coup de foudre se produit, mêlant la France, l’Espagne et l’Italie, lorsqu’il assiste, en 1881, à une représentation de « Carmen« . (…) A l’opéra de Nice il revient plusieurs fois de suite, et il se procure la partition pour la déchiffrer sur les pianos dont il disposait. Il s’est administré la médecine _ des sens, synesthésique, via la musique _ qu’il lui fallait et la partition de Bizet qu’il utilisait est recouverte de multiples indications témoignant de son intense appropriation pianistique.« 

Car « le piano est toujours son diapason, sa table de mutation : il transcrit ce qu’il entend, ce qu’il aime. Pour cet homme musicien, la transcription vaut tranvaluation. Jouer « Carmen » au piano lui permet de se purger, de se réalimenter, de se transformer«  _ et devenir ce qu’il est… : pages 95-96.

« Penser, c’est entendre ; et la musique apprend au philosophe à devenir meilleur « auditeur ». De manière non réflexive _ et par là plus puissante à s’insinuer, ainsi que ses « effets » physiologiques _, elle contient le monde sensible, elle vit par les oreilles _ telles celles, si fines, d’Ariane, auprès de Dyonisos _ qui l’absorbent et qui sont capables de faire résonner _ en soi et autour de soi _ toute cette présence de la vie en devenir », énonce, avec recul, François Noudelmann page 97 ;

avant de le commenter ainsi :

« Loin des « mensonges du grand style » _ à la Wagner ; et même à la Beethoven ; d’où quelque « injustices », même, que commettra Nietzsche au détriment (cruel !) de la musique de Schumann, ainsi que le lui reprochera (un peu amèrement) Roland Barthes _ et des discours savants,

la musique écoutée dans la lumière de la Méditerranée encourage un autre rapport à la terre : le plaisir, la légèreté, la limpidezza, l’air sec. Nietzsche, en rupture de ban avec tout ce qui transpire l’Allemagne, exalte la « sensibilité brune et brûlée », française, italienne, espagnole et même (référence refoulée par ses héritiers nazis ! _ laisse alors échapper François Noudelmann _) la gaieté africaine, mauresque. Brisant l’idole Wagner, mais aussi son piédestal germanique, il écrit, en français, dans « Le Cas Wagner«  : « Il faut méditerraniser la musique »« , pages 97-98.

Jusqu’à la conclusion _ sur la souplesse à « savoir adopter » _ de ce passage-ci :

« L’esthétique engagée par le corps qui écoute et pense en même temps

va au-delà de toute forme » _ déjà formée, et (trop) refermée sur soi…

Quant à la pratique _ = le toucher _ pianistique, on découvre ceci, page 107 :

« L’excès _ dont « il se réjouit«  et « qui signe son affranchissement à l’égard des anciennes formes«  fossilisées _ n’est pas le pulsionnel incontrôlé qui conduit à la fausse note, ou qui appelle le cri _ à la Edvard Munch _ dans la mélodie. » Car « tout l’art consiste à transformer la pulsion, l’élan démesuré, grâce à un rythme ou une harmonie qui sache conserver la tension entre force et équilibre.« 

François Noudelmann remarquant que, à propos, cette fois, de l’inspiration philosophique

_ ce à propos de quoi on se reportera avec le plus grand profit philosophique au magnifique travail de Marianne Massin « La pensée vive _ essai sur l’inspiration philosophique«  _,

Nietzsche « emploie les mêmes termes, comme dans « Ecce Homo« , lorqu’il décrit l’inspiration philosophique :

« un emportement « hors de soi » où l’on garde la conscience la plus nette d’une multitude de frissons ténus irriguant jusqu’aux orteils (…), un instinct des rapports rythmiques, qui recouvre d’immenses étendues de formes _ la durée, le besoin d’un rythme ample, voilà presque le critère de l’inspiration, et qui compense en quelque sorte la pression et la tension qu’elle inflige » _ c’est superbe ! et si juste ! Grâce au rythme, les larmes qui secouent le penseur et le musicien _ conclut alors ce passage page 107 François Noudelmann _ se convertissent en joie ; et le corps terrassé par tant d’émotions peut danser sur des pieds légers » _ ou le « style » (de soi)…

Avec cette synthèse-ci, pages 108-109 :

« Le piano _ pour Nietzsche _ fut un centre et un milieu :

comme forge d’évaluation et d’organisation, il eût un rôle central,

recevant les vibrations de pensées, de rêves et de désirs dans sa caisse de résonance,

sélectionnant les sons propices à un déploiement de rythmes, à l’émergence d’un « style » incommensurable à tout style _ établi _, tant il suppose de variations et de tensions.

Il offrait à Nietzsche un temps et un exercice singuliers, même si tout passait par lui. »


Et François Noudelmann précise très éloquemment :

« En cela il présentait une activité médiane entre l’écoute et l’écriture :

lorsque Nietzsche assistait à des opéras ou à des concerts symphoniques, il s’abandonnait à une réception _ pas encore, ou pas encore assez un « acte esthétique » (selon l’analyse qu’en donne Baldine Saint-Girons) ? _ maximale et digestive (…).

En revanche, l’écriture philosophique était gouvernée par la volonté d’affirmer une singularité, de prendre le pas sur le troupeau. Nietzsche _ non sans points communs ici avec les aspects les plus saillants et affichés d’un Jean-Paul Sartre _ s’y faisait critique impitoyable ou prophète solitaire, marquant par ses différents patronymes une rupture dans l’histoire de la pensée occidentale.

Entre ces deux attitudes _ c’est ce lieu (d’activité-là) que repère avec tant de finesse François Noudelmann ici _, ingestion et exclamation,

le jeu pianistique se trouvait au milieu ou au croisement :

qu’il fût interprète, improvisateur ou compositeur, Nietzsche rejouait des musiques qu’il s’appropriait.

Plus qu’un exécutant,

moins qu’un inventeur,

il a constamment retravaillé _ c’est cela _ ce qui plaisait à son oreille.

Féru de transcriptions,

il retrouvait _ oui ! avec recul… _ sur son clavier les œuvres écoutées en concert

et se réappropriait _ voilà ! _ ainsi la musique qui l’avait ravi jusqu’au paroxysme.

En les rejouant

_ le mot est important : vivre et s’épanouir sont de l’ordre d’un jeu (à la Winnicott : je viens de relire avec jubilation l’article « Vivre créativement« , en 1970, aux pages 43 à 59 de « Conversations ordinaires« )

de « reprise » _,

il devenait conducteur à son rythme _ voici le décisif ; pour lui, comme pour tout un chacun ! _,

poursuivant, rectifiant, déplaçant tel ou tel motif

_ et nous tous, aussi, nous avons à nous y « essayer », plus ou moins, et avec plus ou moins de succès ; avant que le sifflet retentisse, de « fin de partie »

Improviser et composer _ musicalement, d’abord, peut-être _,

à des degrés divers participaient d’un tel accord _ à trouver _ entre réception et recomposition.

Par le piano, Nietzsche usa de la musique à la manière dont Montaigne,

un de ses penseurs favoris _ comme je le comprends ! _,

reprenait _ c’est bien le terme (éminemment pratique) décisif _ les auteurs antiques : une fois digérées par nos corps, leurs idées

nous appartiennent _ oui !


Il fit entrer le monde par ses oreilles jusqu’à l’indigestion

et lorsque _ ses onze années de « fin » _ plus aucun langage _ en sa « folie », à Iéna, de 1889 à 1900 _ ne l’arrimait au réel,

le piano

_ on le sait : « en sa clinique psychiatrique à Iéna, il pratiquait deux heures par jour, interprétant et improvisant sur un piano de restaurant«  et même « pouvait encore briller par ses inspirations« , nous a prévenus François Noudelmann, page 65 _

 le piano

resta son indéfectible diapason »,

termine son chapitre (d’Èze), page 109, François Noudelmann…

A mon avis,

le troisième et dernier chapitre « Le piano me touche » _ consacré à la pratique intime de piano de Roland Barthes _ atteint au sublime ; et va encore plus loin dans l’exploration de ce « toucher«  pianistique « des philosophes« 

C’est « davantage quand il parle de ses goûts musicaux _ plutôt que lorsqu’il déploie sa petite philosophie de l’amateurisme musical » _ que « Barthes » se dévoilerait, avance en un tournant décisif de son analyse, François Noudelmann, page 138…

Et il passe en revue les « prédilections » (selon le mot de la page 139) de Roland Barthes, dont il résume la « constellation » des « passions » à : « Mozart, Schumann, Chopin et la musique française du XXème siècle«  (page 140).

Après un (rapide) paragraphe consacré à Mozart

_ « la musique de Mozart lui offre des boîtes magiques à partir desquelles il se compose des styles. La pensée et l’habitus se trouvent revisités par une introjection musicale du soi » ; puisque « l’écoute et l’interprétation des œuvres de Mozart lui fournissent un spectre d’humeurs et d’affects légers _ heureusement « légers« , oui ! _ dans lesquels il peut se projeter aisément, avec lequel il peut s’amuser _ c’est cela : jouer _ sans risquer l’empathie mélancolique ; comme la plupart des amateurs de Mozart, il associe sa musique à la joie _ absolument _ et s’y livre avec innocence » (page 140) _,

après Mozart, donc,

François Noudelmann se lance dans « la grande affaire musicologique de Barthes«  (page 141), qui « tient essentiellement à la préférence qu’on doit accorder à Schumann ou à Chopin«  ; et « bataille rétrospectivement avec Nietzsche sur cette question de goût qui engage tout un style et tout un monde«  (pages 140-141).

Cette « bataille » accouche de dix pages (142 à 152) d’un détail passionnant. Pour aboutir à cette approximative « balance« , page 152, selon laquelle « la musique de Chopin, selon Roland Barthes, pèche par excès _ ô combien relatif ! et peut-être français… _ de sophistication et de virtuosité ; elle donne l’exclusive à la mélodie ; quand celle de Schumann n’oublie pas _ et là serait son « avantage » : un moindre « oubli »… _ l’importance aussi grande du rythme«  _ un peu plus bartokien ?..

Aussi me porterai-je tout de suite au « principal » de la très riche, pour ne pas dire somptueuse, analyse de ce chapitre de l’« essai » :

elle porte sur le goût de Ravel _ avec tout ce qu’il implique _, et débouche sur rien moins qu’une authentique (discrète) « érotique » et du goût et du penser, non (véritablement) disjoints…

« La musique est sans patrie, semble suggérer Barthes _ avance page 152 François Noudelmann _, car le sujet amoureux _ noyau du sujet véritable (et _ forcément ! _ « décentré »…) _ n’a plus qu’un foyer _ de focalisation (du regard ; du désir) _ qu’une attache _ cela aussi est important (et sa tension perpétuelle ; jamais de « possession ») _, ceux de la personne qu’il aime.« 

Il en résulte que « ce nomadisme autorise des cartographies _ fort mouvantes _ nouvelles _ oui… _, au-delà des frontières musicales établies.« 

Car « Barthes peut _ désormais _ associer Schumann à Fauré, Debussy et Ravel, une autre tradition qu’il affectionne,

désignée comme « musique française » plus par souci de distinction _ taxinomique, si l’on veut _ que par une véritable identité nationale _ tiens donc !!!

« Ravel enfin, Ravel surtout,

pour tant de raisons difficilement explicables.

La proximité géographique de ce compositeur originaire du Pays basque

_ Ciboure – Saint-Jean-de-Luz (qui me sont également, tout personnellement, chers) :

qu’on écoute, ici, le très, très beau travail des sœurs Katia et Marielle Labèque

(également, tout comme Barthes, bayonnaises),

dans le CD « Ravel » KML Recordings 1111, avec ce programme « choisi » :

la « Rhapsodie espagnole » pour « deux pianos quatre mains » ;

« Ma mère l’Oye » pour « piano à quatre mains » ;

le « Menuet antique » ;

la « Pavane pour une infante défunte » en une « adaptation pour piano quatre mains » ;

un « Prélude » ;

et le « Boléro« , en une « transcription par l’auteur pour deux pianos quatre mains » et « adaptation percussions Katia et Marielle Labèque«  (sic)… ; et « côté percussions », les sœurs Labèque sont aussi d’éminentes bartokiennes !!! _

Fin de l’incise discographique ravélienne bayonnaise…

La proximité géographique de ce compositeur originaire du Pays basque _ je reprends l’élan de la phrase, et l’énoncé des « raisons difficilement explicables«  _,

mais aussi une qualité dite « française » et qu’il reprend à Couperin

_ cf le si emblématique « Tombeau de Couperin« … _

touchent au plus profond le goût de Barthes pour un compositeur qui épuise les formes de l’intérieur, sans recourir à l’éclatement avant-gardiste.

_ certes ; cf mon article du 26 décembreUn bouquet festif de musiques : de Ravel, Dall’Abaco, etc…

Il joue sa « Sonatine » et compose à sa manière, plus qu’à celle de Schumann,

comme Sartre _ auparavant _ s’inspirait de Debussy plus que de Chopin. »


Et voici un point majeur, ainsi que nœud, tournant décisif ou plaque tournante, de l’analyse barthienne de François Noudelmann :

« Ravel est davantage qu’une pierre de touche : le point d’intensité à partir duquel se reconnaît une sensibilité, un goût de la combinaison, un sens du jeu, une alliance d’audace et de pudeur » _ page 153 ; soit aussi tout un art (subtil) de penser (le réel,

c’est-à-dire la complexité ; et cela, face à l’aventureux de nos désirs particuliers…).

François Noudelmann cite ici la perspicacité de Vladimir Jankélévitch : « On vérifie, en écoutant la musique de Ravel, que la France n’est pas toujours le pays de la modération _ sinon tendue, contenue (sur soi, tout le premier !) _,

mais plus souvent celui de l’extrémisme passionné et du paradoxe aigu _ quelle magnifiques lucides formules !

Il s’agit d’éprouver _ charnellement, physiologiquement, en son corps ! _ tout ce que peut _ oui ! _ l’esprit _ et la force de sa volonté, alors, incarnée _ dans une direction donnée,

de tirer sans faiblir _ et jubilatoirement _ toutes les conséquences _ extrêmes, donc _ de certaines attitudes.

L’abandon des préjugés, l’aventure et le scandale… Voilà où on en arrive _ en effet ! _ avec cette imagination passionnée _ mais oui ! _, téméraire _ alors… _ qui ne craint _ certes _ pas d’aller jusqu’aux limites extrêmes _ encore ! _ de son pouvoir«  _ cavalièrement, en quelque sorte…

Cette citation de Jankélévitch est tout à la fois remarquablement adéquate et bienvenue

dans l’analyse si fine de François Noudelmann…


Qui poursuit, page 153 encore :

« En interprétant _ au piano _ Ravel,

Barthes retrouve _ oui _ une sensibilité commune, une radicalité _ oui ! _ pudique _ certes ! _, une acuité _ vraiment classique _ à l’égard des formes anciennes. Il découvre probablement une autre modernité que celle des avant-gardes _ comme c’est merveilleusement ressenti, vu et dit ! _, car c’est Ravel, et non Bizet _ mais de l’eau a passé sous les ponts depuis 1889 et la folie (turinoise) de Nietzsche : il aurait pu « découvrir » et adorer, lui aussi, Ravel ! _, qu’il « joue » contre Wagner _ et l’on sait la part inévitable, conjoncturelle, d’artifice, de ces oppositions circonstancielles (et en partie rhétoriques)-là…

Comme pour toutes les ruptures esthétiques, Barthes sait résister _ mais oui ! _ aux grands discours sur les progrès de la nouvelle musique. » Et « loin des grands boulevards musicologiques et philosophiques, Jankélévitch, pour d’autres raisons, affirma Ravel

ainsi que les compositeurs hispaniques, d’Albéniz au Barcelonais Mompou

_ (Federico Mompou : 1893-1987) : que l’on écoute sa « Música callada« , par exemple par le compositeur lui-même ; ou par Josep Pons : c’est un trésor !!! _,

contre le germanisme triomphant,

de la même façon qu’il préférait lire Baltasar Gracian plutôt que Heidegger. »

Surtout,  » le goût de Barthes pour Ravel _ et là nous sommes au cœur battant de l’analyse proprement « philosophique » _, s’il échappe à ces enjeux nationaux _ pour ne pas dire, carrément, « nationalistes«  _ témoigne aussi de sa singularité déplacée _ nous approchons décidément du centre (décalé ; et en déplacement…) de l’idiosyncrasie barthésienne _,

partageant avec le compositeur faussement classique _ oui, car infiniment libre (et non inféodé) : Ravel _ une relation lucide _ et assez rare _ au modernisme _ absolument ! _,

à la fois engagé dans les ruptures _ les « écarts », un clinamen _ et sans les pièges _ naïfs ou masochistement nihilistes _ de la table rase.

Déposer les modèles
_ et les toboggans socialement commodes, et alanguis, des conformismes _, non pas les détruire,

les épuiser plutôt _ en les « saturant », en quelque sorte, et non sans un humour détonnant ! _,

tels sont les gestes communs à Barthes et à Ravel.

Chacun à sa manière, ils circulent
_ oui ! filent ; se décalent… _

les interrogeant, les déplaçant _ ces « modèles », de leur humour « valsant »… _ :

ils les finissent,

au double sens d’une destitution et d’une finition _ infiniment et discrètement malicieuses ; et, mine de rien, radicales.


Chacun de ces deux-là est « sans cesse à côté de l’endroit où on l’attendait »Page 155.

« Ravel, parmi de telles raisons,

est sans doute _ mais oui ! _ le musicien qui lui correspond le mieux,

plus que Schumann auquel il réserve _ du moins en public, en son discours _ son affection.

Mais peut-on dire
« j’aime Ravel » comme on dit « j’aime Schumann » ?

La déclaration _ suggère, page 155, François Noudelmann _ prendrait un goût de guimauve

_ tiens donc ! et alors ?.. _

au regard de ce que signe un tel nom _ « Ravel » _, l’heureuse lucidité des affects, l’intensité absolue de l’artifice » _ expressions qui toutefois rencontrent, il me faut en convenir, comme de la perplexité…


Mais l’analyse qui suit, sur les dix dernières pages du chapitre (155 à 165), constitue probablement le summum de la recherche, ici, de François Noudelmann :

« Plus que des affinités _ en effet, pousse-t-il _, la préférence pour un compositeur

engage

un complexe de sensations, de passions, de sexualité

_ soit un comble (physique, charnel) d’engagement (envers un autre) :

en l’occurrence, une érotique (au sein de l’intimité ;

sans exhibitionnisme aucun, veux-je dire).

« L’émotion qui fait accélérer la respiration

et monter les larmes

manifeste la corporéité du jeu _ pianistique, faut-il le rappeler ? _,

si tant est que le corps ne se réduit pas aux impressions sensibles

et mobilise _ a contrario _ l’imaginaire et la pensée.

La pratique du piano mobilise _ voilà ce qui déclenche une accélération _ tout le corps de l’interprète,

mains, oreilles _ d’abord _,

mais aussi le cœur, les poumons _ le souffle _, le sexe _ et leurs divers frissons, mouvements, reptations…

Au travers des quelques témoignages _ épars _ de Barthes sur sa pratique,

se dessine une phénoménologie discrète _ en effet : à l’inverse de quelque hystérisation, certes _ du jeu pianistique,

peut-être plus intéressante _ parce que davantage de biais _ que ses réflexions explicites sur l’amateurisme musical. »


Car « ses descriptions permettent d’approcher au plus fin _ nous y voilà, donc, François _

ce qu’est un toucher,

ce qu’un rythme produit dans un corps ;

et comment il accentue la jouissance«  _ toujours page 155.


« En touchant le clavier,

l’interprète est touché à son tour,

certes sans recevoir l’intention _ mais oui : cela repose _ d’un autre corps,

mais en déclenchant une sonorité

qui l’envahit » _ la touche répondant (!) par une onde qui très matériellement se propage (et peut littéralement enchanter !).

En ce dispositif-ci,

« le pianiste est à la fois touchant et touché« .

Barthes suggère, il n’appuie pas » _ jamais.

Toutefois il va plus loin dans la recherche _ ouverte _ de cette corporéité singulière,

notamment lorsqu’il pose la question du plaisir.


Le jeu du piano exige à la fois la maîtrise et la soumission :

il lui faut maîtriser l’instrument,

posséder le clavier en lui imprimant un doigté,

mais pour en tirer du plaisir il faut se soumettre

à la fois à sa mécanique

et à l’apprentissage du morceau.

Le désir de jouissance _ par là même _ se trouve martelé

selon une combinaison de contraintes et d’impulsions.

Barthes en dégage _ en déduit somptueusement François Noudelmann, page 156 _

le motif et la figure : le coup.

Ce mot désigne à la fois le battement rythmique et le choc produit.« 

Barthes, « plus qu’une argumentation musicologique, défend une interprétation adéquate à son propre style _ de jeu _,

c’est-à dire à sa façon de ressentir corporellement _ en jouant, en frappant les touches-marteaux du clavier du piano _ la musique.

Il aime les rythmiques fortes, obsessives,

les accents, les syncopes, les contretemps« 

_ que ne s’est-il donc « mis » au clavecin et à son répertoire ? Ayant écouté hier soir un concert (de chambre ; en petit comité) d’Elisabeth Joyé, j’ose penser que Roland Barthes aurait été au comble du ravissement à pratiquer, oui, cette si belle copie (par Émile Jobin) d’un clavecin de Tibaut de Toulouse…

Bartok pouvait aussi, en un tout autre genre (et un peu plus, sinon brutal, au moins « brut »), lui convenir…

« Ces battements valent comme _ la distinction fait aussi tout le sel… _ des pulsations cardiaques ;

et rythment l’irrigation des muscles.

La musique est « ce qui bat dans le corps, ce qui bat le corps, ou mieux : ce corps qui bat »« 

Elle en est d’autant plus et mieux touchante…


En conséquence de quoi,

« l’euphorie sanguine et le toucher sensuel

installent le piano sur une scène érotique

dont le corps de l’interprète déploie _ en décalage _ les gestes et les symptômes.« 


La page qui suit (la page 158) constitue peut-être le sommet de l’analyse du jeu (de piano et du penser, tout à la fois) barthien :


« L’indépendance des mains permet de distinguer les deux registres que Barthes nomme la pulsation et la caresse :

la main gauche fait entendre le coup, la brutalité du rythme,

tandis que la droite épouse le mouvement.

(…) Le côté droit est réservé au plaisir, au toucher doux et linéaire.

Celui du gaucher, en revanche, vise la jouissance _ phallique ? voire orgasmique ? Barthes en décrit les à-coups : « ça pique, ça cogne », « cela se tend, cela s’étend », « ça douche, ça déboite », « ça frappe, ça tape », « ça danse, mais aussi cela recommence à gronder, à donner des coups ».

« Contre le dressage des corps par la technique _ et jamais un art ? _ pianistique,

Barthes veut « le retour jouissif du coup » :

« Ce qu’il faut, c’est que ça batte à l’intérieur du corps,

contre la tempe, dans le sexe, dans le ventre, contre la peau intérieure ».

« L’accent est un battement qui manifeste la vie organique du corps musicien par ses coups. »

Et « c’est la jouissance qu’il recherche

et tente de figurer par le « coup »,

celui qu’on donne et celui qu’on reçoit.

« Le corps doit cogner », dit-il _ note François Noudelmann pages 158-159 _, alors même que le pianiste caresse délicatement les touches.

Cogner, être cogné, se tendre et s’apaiser…. la gestuelle pianistique est éminemment sexuelle«  _ conclut-il, page 159.

« La pratique du piano se rapproche _ même _ de l’onanisme« … Etc…


Bref, et encore,

« la pratique musicale de Barthes manifeste une passion qui contrarie ses lignes théoriques«  _ de discours, page 164

« Elle ne compose toutefois pas un contretemps _ à ses autres activités _ comme elle le fit pour Sartre

qui échappait _ ainsi _ à la synchronie de son époque.

Elle ne constitue pas non plus une vie élémentaire et primordiale,

comme celle qui fondait toutes les ambitions _ auprès de la société _ de Nietzsche.

Elle se présente plutôt comme une allure,

c’est-à-dire une marche qui permet au sujet d’aller à son rythme,

de suivre ses _ propres (à découvrir !) _ vitesses

et ses mouvements intimes _ vers d’autres, mais sans instrumentalisation, ni monstration (cf Michaël Foessel) : ni à des tiers, ni à l’autre, ni à soi.

Donc,

« la pratique musicale fut sans nul doute _ s’autorise à conclure François Noudelmann, son chapitre barthien, pages 164-165 _ un idiorythme pour Barthes _ sans conteste ! _,

et sa défense de l’amateurisme s’entend aussi à cette aune : ne pas suivre le rythme imposé, ne pas se régler sur le métronome _ social _,

articuler la pulsion du corps au mouvement de la partition. »

Barthes « s’est préservé une distance _ personnelle, d’intimité _, une faculté d’écart _ c’est vital pour la liberté d’épanouissement de la personne _ pour ne pas suivre aveuglément les courants _ de masse de la société.

La musique _ et à son piano, tout particulièrement _ fut son pas de côté _ personnel : une image fort parlante…

Ce chapitre fut rédigé par François Noudelmann à « Washington Square Village » (New-York), l’« automne 2007« 

La conclusion du livre, « Résonance« , vient élargir _ un peu _ la réflexion :

« A suivre Nietzsche, Sartre et Barthes dans la pratique régulière de l’instrument _ piano _,

on découvre combien le jeu musical porte avec lui toute une vie _ rayonnante _ d’affects qui se prolonge dans les activités sociales et intellectuelles.« 

Et « cette intuition de départ _ de l’« essai » _ mène, dans le toucher _ pianistique même _ de ces trois penseurs, à la puissance métonymique du piano » _ en sa particularité plus ou moins singulière. Et « chacun des trois témoigne d’un tel déplacement qui permet de penser, d’aimer, de rêver en musique ; ou inversement de jouer la musique en y livrant tout son corps. Se mettre dans leurs doigtés permet _ alors et ainsi _ de découvrir le corps musical _ à distinguer aussi du « poïétique » _, pas seulement musicien de ces interprètes,

d’approcher ainsi des existences à la fois autonomes et liées au quotidien

_ bien que n’ayant « rien d’exemplaire«  (page 169),

celles-ci pourraient, cependant, se révéler un peu plus intéressantes, vraisemblablement, qu’une grosse moyenne des autres ; en leur plus grande « liberté » d’épanouissement de soi…

Mais ce qui intéresse, en cette ouverture finale de son « essai« , François Noudelmann,

c’est plutôt la pratique musicienne des « praticiens amateurs« , quels qu’ils soient,

philosophes ou pas :

« le monde des signes et des sons se compose de tropismes

_ François Noudelmann vient d’évoquer la « sous-conversation«  de Nathalie Sarraute _

à peine perceptibles,

de plans indicibles sur lesquels se dessinent des accords et des désaccords, des violences et des désirs«  (page 169)…

« A la différence d’un loisir _ banal _,

la pratique du piano déborde sur le temps qu’on lui consacre et imprègne durablement l’existence, la façon de marcher ou de regarder« ,

que François Noudelmann propose de qualifier, page 171, d’« allure«  :

le mot « désigne à la fois une façon de se déplacer dans l’espace, de tenir ses mains (le maintien), une école de conduite sociale, une aptitude à composer avec les rythmes, à régler sa vitesse.« 

Aussi « les pianistes peuvent(-ils) se reconnaître

_ davantage que d’autres instrumentistes ? ou que des danseurs ? ou des sportifs de sports collectifs ? _

par cette propension à combiner davantage ou différemment les allures.« 

Et « c’est un petit paradoxe d’avoir en commun _ avec d’autres (qui jouent) _ une réserve à l’égard de la communauté,

une vie toujours un peu de côté

qui empêche d’adhérer totalement aux rythmes collectifs, à leur cadence fusionnelle.

(…) La sollicitation régulière de temporalités imaginaires produit et encourage une déprise à l’égard de la chronométrie ordinaire ;

d’où le sentiment chez ceux qui vivent en musique

de ne pas faire corps avec leur génération

_ un argument qui aurait assez surpris le Socrate législateur de la « République » de Platon…

Ils éprouvent intuitivement cette résistance _ artiste ? _ secrète et entretenue,

la disponibilité _ du génie : poïétique ? _ aux temps librement composés.

Amitiés, affinités, complicités… les relations induites par le piano participent d’une vie amoureuse qui n’aurait pas l’amour pour modèle.

L’instrument lui-même _ à l’origine (Renaissance, 17ème siècle…) plutôt voué à des femmes : le meuble ne se déplaçant pas commodément est l’objet d’un attachement qui oscille entre usage fétichiste et compagnie sentimentale » _ page 172.

Et c’est probablement Roland Barthes qui a su « approcher«  le « plus finement » ce que François Noudelmann n’hésite pas à qualifier, page 174, « cette érotique du piano » :

« c’est à partir de sa pratique et de ses goûts qu’il a perçu cet infra-langage«  _ un concept que personnellement j’utilise aussi…

Pour lui, et « suivant la manière de Nietzsche« ,

« il a compris » que « l’intimité imaginaire avec les compositeurs définit les lignes de front _ combatif ! _ qui démarquent la compatibilité _ ou pas _ des corps. »

..

Il a donné des voix _ harmoniques et résonnantes _ à ces corporéités intimes qui ne sont même pas des figures : coups, vitesses, récurrences, résonances.

Jouer du piano suppose de tendre _ oui ! _ une corde en soi, de la frapper, de la faire vibrer, de devenir _ soi, en jouant _ un corps désirant et désiré.« 

« La pratique du piano conjugue _ en effet ! _ le suspens et l’engagement. Refuge, pas de côté, passion exclusive, vie musicale du corps, elle permet l’exception tout en modifiant _ par variation du jeu, « altération« , dit Bernard Sève _ l’ordinaire.

« Je décidai de vivre en musique », écrit Sartre pour définir son choix d’enfant, désireux d’absolu. (…) Cette formule dit surtout qu’on ne touche pas à l’imaginaire _ actif _ sans éprouver la tentation _ ébranlante _ d’une existence qui échapperait soudain _ oui ! à la pure discrétion de son seul « jeu » ! _ au _ seul _ hasard et à la vacuité.

(…) La disponibilité _ qu’offre la pratique de la musique, ici par le piano _ a permis _ aux trois philosophes ici pris en exemples _ de penser, de rythmer, d’entendre et de toucher autrement _ que d’autres _ le monde _ pourtant commun, apparemment grosso modo partagé.

Le piano guida les déambulations de ces penseurs qui ont été parmi les arpenteurs et inventeurs des voies de traverse _ oui !

A l’écoute de leur temps, ils ont su _ en l’osant, non dans malice, chacun d’eux, même si ce fut différemment, et chacun à sa (un peu, plus ou moins folle) guise _ en prendre la mesure _ oui ! ils ont le pas ferme _ et y inscrire d’autres rythmes _ et c’est là le grand mot ! _ par un déplacement des valeurs, des concepts et des savoirs ; « voyages sans ombre », « chemins de liberté », « plaisirs vagabonds », ou encore… fantaisie, ballades, barcarolles » :

soit la part du « génie » dans l’humanité…

Ainsi que toute une éthique _ bien incarnée ! _ de la liberté.

Titus Curiosus, le 18 janvier 2009

Au pays du off shore : l’élan du port de voix ; ou la vérité du style…

25nov

Sur « Voix off » de Denis Podalydès, au Mercure de France,

dans la (très) belle collection « Traits et portraits« , de Colette Fellous

(avec photos ; cf déjà ses très beaux « Tuiles détachées« , de Jean-Christophe Bailly ;

et « La première main« , de Rosetta Loy)…

_ avec un CD de 14 plages de textes, dits par Denis Podalydès lui-même

et bien d’autres (et quelle anthologie sonore !!!) :

Jean Vilar , Gérard Desarthe, André Dussolier, Jean-Louis Trintignant, Pierre Reverdy, Daniel Mesguich, Michael Lonsdale, Roland Barthes, Sarah Bernhardt, Michel Simon, Charles Denner, Marcel Bozonnet, Richard Fontana, Ludmila Mikaël, Christine Fersen, Jean-Luc Boutté, Eric Elmosnino, Orson Welles & Fernand Ledoux, Pierre Mendès-France, Coluche, Guy Lux, Roger Lanzac, Valéry Giscard d’Estaing, Jean Cocteau, Paul Claudel, Paul Léautaud, Gérard Philipe, Michel Bouquet, Jacques Weber et Bruno Podalydès… ;

et, accessoirement, prix Fémina de l’Essai 2008…

« Est-il, pour moi, lieu plus épargné, abri plus sûr, retraite plus paisible,

qu’un studio d’enregistrement ?

_ énonce tranquillement, en ouverture de ce livre (et disque), l’acteur diseur (lecteur) Denis Podalydès…

Enfermé de toutes parts, encapitonné, assis devant le seul micro, à voix haute _ sans effort de projection, dans le médium _, deux ou trois heures durant,

je lis les pages d’un livre.

Le monde est alors _ féériquement _ celui de ce livre.

Le monde _ tout entier _ est _ miraculeusement _ dans le livre.

Le monde est le livre.

Les vivants que je côtoie, les morts que je pleure, le temps qui passe, l’époque dont je suis le contemporain, l’histoire qui se déroule, l’air que je respire,

sont _ entièrement _ ceux du livre.

 J’entre _ sacralement _ dans la lecture« ,

s’ouvre

_ en beauté, et mystère, comme une cérémonie (un peu secrète) d’intronisation (à Éleusis) _

le livre, page 11 ;

et ces mêmes mots-là, et à plusieurs reprises,

soit avec (quelques) coupures,

soit avec de légères variantes,

vont revenir scander l’ouverture (ou la clôture) des divers chapitres

donnant à retentir et vibrer, à nouveau, toutes ces voix : pages 97, 153 et 219…


(…) 13 lignes plus loin, à la page 12 :

« Nacelle ou bathyscaphe,

le réduit sans fenêtre où je m’enferme _ pour l’enregistrement, en ce studio (ou studiolo)… _

autorise une immersion ou une ascension totales.

Nous

_ Denis Podalydès inclut en cette « expédition » et l’ingénieur du son et le directeur artistique (de l’enregistrement) _

descendons dans les profondeurs _ page après page, abyssales _ du livre,

montons dans un _ septième _ ciel de langue.

Je confie à la voix le soin _ = une ascèse… _ de me représenter _ furieusement, bien que tout soit tranquille _ tout entier.

Les mots écrits et lus me tiennent lieu _ métamorphose quintessentielle _ de parfaite existence. »

Et un tout petit peu plus loin, encore, page 14, le fin mot de tout ce « dispositif » :

« Mais de ma voix

_ Par l’odeur de la pluie m’était rendue _ en un « admirable tremblement du temps«  ! _

l’odeur des lilas de Combray,

par l’assourdissement des bruits dans la chaleur de la matinée,

la fraîcheur des cerises : quels délices ! _,

lisant les mots d’un autre _ Marcel Proust, en l’occurrence, pour ici

(« Combray » : l’ouverture de « La Recherche« , « Du côté de chez Swann« ) _

ceux d’un mort lointain _ le 18 novembre 1922 _,

dont la chair est anéantie _ peut-être bien… _,

mais dont le style,

la beauté de ce style,

fait surgir _ tel son pouvoir _

un monde _ oui ! _ d’échos, de correspondances et de voix vivantes _ ou le seuil ! _

par lesquelles je passe,

parlant à mon tour,

entrant dans ces voix _ soit la clé de la métamorphose ! _,

me laissant aller à la rêverie,

à l’opération précise d’une rêverie continue, parallèle et libre,

je sais que je parle,

je sais que c’est de moi qu’il s’agit,

non pas dans le texte,

bien sûr,

mais dans la diction

_ voilà l’opération de trans-substantiation qui, ici, donc, se livre _

de ces pages. »

Pour aboutir à cette ultime phrase, de l’ouverture,

et clé de tout ce « Voix off« , page 15 :

« Alors d’autres voix encore se font entendre,

dans la mienne.« 

Deux exemples, j’élirai, seulement :

d’abord,

celui d’une voix « personnelle » au récitant,

celle de « Mamie d’Alger«  _ Jeanne, la mère de son père (Jean-Claude Podalydès) ;

qui n’est même pas « la plus proche » de ses deux grand-mères ;

lui, Denis, se sentant bien davantage « du côté » des Ruat _ versaillais _, et de Mamie Odette :

« Elle parle lentement. Son accent pied-noir froisse, accroche chacune des syllabes qu’elle prononce. Discours patiemment élaboré, au discours toujours plus ralenti. La salive lui manque toujours. Phrases infiniment longues et détaillées. ses évocations ont une précision maniaque, dont Maman _ versaillaise, elle : côté Ruat ; et pas Podalydès _ gentiment se moque :

« Nous étions donc un lundi, lundi 23 février, il devait être neuf heures trente du matin, en tout cas il n’était pas dix heures, la température, je m’en souviens, était tout de même assez fraîche, tu me diras que c’est normal en février, Papi, le pauvre, ne s’était pas encore rasé, il se rase toujours au rasoir à main, tu le sais

_ l’histoire qu’elle raconte ne commence jamais avant l’inventaire de toutes les circonstances énonçables, infinies _ en effet !… _,  dont la mémoire ne lui fait jamais défaut _ ;

c’était la Saint-Lazare, je m’en souviens parce que Papi disait toujours, le pauvre, tu sais s’il était drôle, même s’il pouvait avoir des colères, mon Dieu, des colères ! Ton père a dû t’en raconter quelques unes, bon, je disais, oui, alors, bon, voilà, Papi disait qu’il était curieux de fêter les gares, de fêter celle-là particulièrement, alors qu’on ne fêtait pas la Saint-Montparnasse ! Tu comprends la blague, je pense, alors, nous étions donc le 23 février… »


L’histoire alors reprend à son début,

on s’aperçoit peu à peu qu’il n’y a pas d’histoire,

que l’histoire est ce qui précède _ en abyme(s) _ l’histoire,

que l’argument principal, par lequel, en principe, le récit a commencé depuis une vingtaine de minutes,

est perdu,

inexistant,

ou si maigre,

que sa venue enfin,

dans le cours des phrases,

ne sera pas même remarquée,

emportée _ comme chez Montaigne ! _ par les fioritures infimes et inutiles _ pas tout à fait, toutefois… _,

divisées à l’infini.


Et pourtant,

de sa voix asséchée de mélancolie et de médicaments,

ralentie par les menus détails, les regrets et lamentations sempiternels,

 elle m’en dit des choses«  : en effet ! pages 134-135…

Mon second exemple sera la voix de Roland Barthes (pages 201 à 204),

parmi les « Voix des morts« …


« On entend toujours affleurer ce qu’il désigne lui-même _ Roland Barthes _ sous l’expression l' »angoisse de délicatesse ».
La voix découpe les masses, ou plutôt les ensembles signifiants

en haïkus » _ page 201.

« Barthes échappe cependant à toute affectation.

Tout le long de ce cours  _ au Collège de France, sur le Neutre _

si précis dans la conduite de son propos

_ il faudra donc entendre qu’il y a une violence du Neutre _

malgré les sinuosités _ encore, aussi : Montaigne… _ de l’exposé

_ mais que cette violence est inexprimable _ ;

si scrupuleux dans la tension de ses paradoxes

_ qu’il y a une passion du Neutre, mais que cette passion n’est pas celle d’un vouloir-saisir _

si constamment anxieux d’échapper aux déterminations,

aux partis pris,

à toute voie trop droite

_ revoilà donc notre Montaigne ! _

mais plus encore aux attaques de sa profonde mélancolie,

dont les leçons successives révèlent le travail souterrain,

à laquelle il accorde sa place dans le système ;

et c’est peut-être à ce mélange de la mélancolie et de la méthode,

à cette acceptation d’un fond irrémédiable de tristesse dans la progression même de la pensée,

que la voix de Barthes doit sa beauté,

son phrasé généreux,

musical. » 


On voit combien l’oreille _ et la voix _ de Denis Podalydès a de justesse de générosité et de sens,

autant que de

musicalité…

Et je n’ai même pas encore écouté le CD !!!


L’écriture de Denis Podalydès est une exploration _ magnifiquement inspirée ! et de quelle justesse ! _
de ce que peut être « l’œuvre de voix »

_ c’est-à-dire l’œuvre de la voix _,
au premier chef des comédiens eux-mêmes,
et au théâtre, d’abord _ bien sûr ! _ ;

mais pas seulement d’eux ;

et elle constitue,
cette écriture même en ce livre
_ rare, et/ou peut-être même unique ! _,
un véritable « bréviaire »
théâtral
pour qui voudrait _ et voudra _ « retrouver »
ce que furent les « apports »
_ singuliers ! _ de quelques grands noms

désormais

_ car désormais _ sinon, bientôt… _ fantômes

hantant _ ou voués à « hanter »… _ rien que notre mémoire et notre nostalgie :

cf la page (page 90) consacrée au souvenir d’Annie Ducaux :

« époque où l’on s’évanouit, où l’on se pâme, en écoutant une tirade d’« Athalie«  _ C’était pendant l’horreur d’une profonde nuit _ ;
époque dont Annie Ducaux, voix noble, drapée
_ Ma mère Jézabel devant moi s’est montrée _
aisée, rythmée, _ Comme au jour de sa mort pompeusement parée _
capable de frapper le dernier rang de spectateurs _ J’ai senti tout à coup un homicide acier _ d’une violence inouïe qui les transperce plus vivement que le gel _ Que le traître en mon sein a plongé tout entier _,

époque révolue, dis-je,

dont Annie Ducaux est _ on note, ici, l’usage du présent ! _ peut-être la dernière manifestation vocale«  (page 91) ;

maintenant que non seulement

le moment de la « représentation »
_ ou « performance« , comme cela se dit en anglais ;

et « performance » sur la scène même, sur les « tréteaux » dressés _,
a passé

_ mais ce n’est rien là que la loi (de l’éphémère !) du spectacle vivant, hic et nunc, ce soir-là, sur cette scène-là ; et pas le lendemain, ni la veille, « au théâtre » !..  ;

et que le temps a fait son œuvre ;

et, pire que le temps,
la « maladie de la mort », aussi ;

et son fruit

_ qui tout à la fois va germer,

nous nourrir,

et pourrir…

Mais c’est ce qu’il nous faut _ et vite ! _ apprendre de la vie,

que cet « éphémère »-ci ;

et « lui rendre grâce »,

comme le fait (notre) Montaigne…


Ainsi,
Denis Podalydès a-t-il des pages bouleversantes
sur son souvenir vivant
_ ô combien ! et comment ! _
de comédiens en de derniers moments sur la scène,

ou ailleurs :

un tournage de cinéma,
ou même croisé en quelque rue :

tels que Richard Fontana (« il joue « La Fausse suivante » à la Comédie-Française« , page 94),
et Jean-Luc Boutté (« à quelques pas de moi, sur le tournage de « Mayrig« , où je fais un petit rôle » :
« il attend immobile, sans un mot ni regard. Je scrute son décharnement, sa patience, sa souffrance irradiante et mutique » (page 94, aussi) ;

ainsi que quelques _ « grands » _ autres (Gérard Philipe, Bernard Blier, page 93),
déjà…

De plus longs passages, plus loin, seront consacrés aux voix _ en action _ de ces mêmes Richard Fontana et Jean-Luc Boutté, sur la scène ;

comme
à la voix d’Éric

_ le frère de Denis, de Bruno, de Laurent Podalydès _,
suicidé « le 10 mai 1997 » (pages 144 à 147) ;

ou comme
aux « Voix des toreros« 
,

« Voix sans voix« ,

car
« nuit fait homme
il

_ le torero José Tomás , « le 10 septembre à Nîmes« , en 2007 _ ;

il appelle les taureaux d’un souffle. Ce même souffle que l’arène retient. Silence médusé. La respiration du taureau. Halètement. Ce va-et-vient du poitrail.
José Tomás avance la main. Regard du taureau. Saisi, tenu. Flexion du poignet. Ondulation de la muleta. Appel, absence de voix. Charge.
Le taureau entre dans l’illusion, la voilure fuyante du leurre. Navigation de la bête, ralentie, allégée. Courbe. Absence de voix.
Toujours du silence au principe de chaque mouvement.
« 

Etc… : encore 13 lignes…

C’est magnifique : parce que juste ! (aux pages 147-148).

Chapeau ! Monsieur le regardeur-écrivain !..

Ou

l’œil d’un artisan praticien, probe ;

et maître artiste,

simplement…

Merci…

Titus Curiosus, ce 25 novembre 2008

De _ et autour de (« sur les pas de ») _ Cézanne : avec Rilke ; et Jaccottet

09oct

A propos de deux publications autour de Paul Cézanne :

une « merveille » : les « Lettres sur Cézanne » de Rainer Maria Rilke, traduites _ de l’allemand _ par Philippe Jaccottet (aux Éditions du Seuil, en janvier 1991) ;

et une _ relative _ déception (commandée _ en anglais) : « Hidden in the Shadow of the Master _ The Model-Wives of Cézanne, Monet & Rodin« , par Ruth Butler (à la Yale University Press, en 2008)

D’abord, le récit d’un « génie » _ tel que Rilke _ détaillant

_ et comment !!! « la clairvoyance fervente, la densité et la cohérence« , en dit Philippe Jaccottet en ouverture de sa préface, page 7)_,

à l’automne 1907, à sa jeune épouse, le sculpteur Clara Westhoff, demeurée, elle, loin de Paris, son émerveillement _ « presque chaque jour en vrai pélerin » (dit la Préface de Philippe Jaccottet) _ devant le « travail » des « Cézanne » exposés au « Salon d’automne » ;

et ce que le poète y « découvre », avec l’humilité d’une extrême concentration d’attention, du « travail de création » d’un « génie » tatonnant, lui aussi, mais pinceau à la main, et avec sa palette de couleurs _ se « salissant » copieusement : des photos de 1906 en témoignent ! _, face au(x) motif(s)…

mais « en peinture »…

Ce dialogue patient de deux poïesis, auquel Rilke convie, par la correspondance

_ « dans cette forme de relation à distance, il trouvait la conciliation idéale entre ses exigences de solitude et son besoin de l’autre _ son besoin, aussi, soyons juste, d’aider l’autre » (dit Jaccottet, page 9) _,

son épouse sculptrice,

est littéralement « merveilleux » :

« C’était quelqu’un de raffermi, de fortifié, conscient d’avoir progressé dans son long _ propre _ apprentissage _ de la poésie _

qui allait découvrir, à travers cette première rétrospective Cézanne _ d’octobre 1907 _, une confirmation, vraiment admirable dans sa souveraine plénitude, de son propre choix _ d’artiste créateur _, sur le plan de l’art comme de celui de la vie (qu’il ne pouvait, ni ne voulait séparer) » _ page 11.

La « leçon de  Cézanne« , « est celle de l’objectivité sans limites« 

_ dit Philippe Jaccottet, page 12 :

« Le peintre lui apparaît tel un humble et patient ouvrier, un artisan anonyme,

quelqu’un qui ne laisse pas ses sentiments ou ses idées personnelles interférer dans son travail,

quelqu’un qui ne fait pas de charme, qui ne cherche pas à séduire,

qui ne fait pas non plus de commentaires sur son œuvre« …

(comme c’est remarquablement interprété ! pages 12 et 13).


Et « Cézanne est aussi

quelqu’un qui ne fait pas de différence entre le beau et le laid, le noble et l’ignoble ;

qui accueille avec équanimité _ quelle justesse de Jaccottet ! _ la totalité du réel dans son œuvre » _ page 13.

Et encore : sachant « rester en permanence à l’intérieur de son travail »,

« Cézanne avait pu produire des œuvres parfaitement closes, « miraculeusement absorbées en elles-mêmes », ces œuvres où tout est dans le commerce des couleurs _ mais oui ! _ entre elles

_ là il faut suivre dans leur plus parfait détail

(au sens de « dé-tailler », remarque de détail après remarque de détail, au fil de la plume, comme au fil du regard)

les phrases de Rilke en ces admirables lettres à sa femme _

dans l’échange de la moindre parcelle du tableau avec toutes les autres ;

grâce à quoi la réalité,

toute la réalité,

est à la fois transfigurée

et sauvée dans la peinture«  _ pages 13 et 14…

Quant au livre de Ruth Butler,

c’est ma curiosité envers l’œuvre en train de se faire de Cézanne,

à Aix tout particulièrement

(et au Jas de Bouffan,

et à l’atelier du chemin des Lauves,

et alentours _ au dit « terrain des peintres« , face à la Sainte-Victoire),

qui m’a fait remarquer la mention de la parution de ce livre,

en une édition _ sur le net _ du New-York Times ;

et un questionnement sur la sensualité _ je préfère le dire ainsi _ de Paul Cézanne,

jusqu’aux années 1902-1906,

pour ses « Grandes Baigneuses« 

_ et même « Baigneurs »

(cf le magnifique album « Cézanne en Provence » ;

ainsi que mes articles sur « Cézanne et Aix » :

« Art et tourisme à Aix _ la mise en tourisme des sites cézanniens 1, 2, 3 & 4 « ),

aussi…

Aussi, une « recherche » sur le rôle de l’épouse

_ tardivement épousée : Hortense Fiquet _

de Paul Cézanne en son travail de peinture

(éventuellement comme « muse », inspiratrice, ou _ et surtout (?) _ protectrice

_ cf aussi le rôle de « Nena »,

elle aussi tardivement épousée,

la « protectrice » (romaine) de l’autre grand peintre aixois François-Marius Granet :

je n’avais guère développé ce « pan » de « curiosité » en mon article « Admirable tremblement du temps : Aix-Paris-Rome » sur Granet)

m’avait incité à rechercher à lire ce livre

sur les « Model-Wives« …

Qui demeure, in fine _ las !.. _, assez extérieur

_ c’est-à-dire, en fait, hélas, anecdotique  _

quant au processus poïétique,

sur les traces duquel je m’étais « figuré » (a priori) aller un peu…

l’ouvrage appartenant, probablement, au genre

à la mode, assez ravageuse

_ aux États-Unis, mais ailleurs, maintenant aussi (cf Judith Butler : par exemple, « Trouble dans le genre : le féminisme et la subversion de l’identité« …) _

des « gender studies« …

Peu de profit de découverte,

encore moins d’émerveillement

_ ce que j’ose attendre de mes lectures des livres ! _

à sa lecture, a posteriori, donc :

Se plonger, et mille fois, dans les lettres

(somptueuses, tant elles sont éblouissantes de perspicacité _ et en 1907, qui plus est !  _, elles)

de Rilke,

donc…

Jaccottet concluait sa préface, page 14, ainsi :

« Ne nous étonnons pas que Rilke ait su

si bien voir

et si bien dire

l’œuvre de Paul Cézanne »

_ les deux allant, pour lui et avec lui (génialement !), de pair…

Cependant, et à la relecture de cet article-ci,

il n’est sans doute pas facile, pour Ruth Butler, de succéder, à la lecture

ni à Rainer Maria Rilke

_ dont je n’ai presque pas cité d’extrait (des lettres à sa femme, Clara Westhoff) : tout y est admirable de précision (= d’opération de « détail-lage », si j’ose dire) _ ;

ni à Philippe Jaccottet

_ lui aussi (et quel !) poète ! : existe-t-il, « au monde », plus précise (détaillée et vibrante) écriture (du rythme du « faire » ?..) _ ;

et pourtant, son enquête est intéressante

_ sur les conditions de « cohabitation », à Paris, à l’Estaque

(et bientôt Hortense réside, elle, à Marseille, rue de Rome),

et partout ailleurs, en de multiples

(avec combien d’incessants déménagements !)

« résidences » ;

sur les conditions de « cohabitation »

_ et « la vie », « toute la vie » : la vie en général… _

avec un artiste « au travail » :

la « cohabitation » fut particulièrement difficile

pour Paul et Hortense, et très bientôt Paul « junior »,

dans de très pauvres (et très petits, « étroits ») logis ;

l’artiste-créateur ayant « spécifiquement » besoin de concentration, de silence, de lumière,

tant intérieure qu’extérieure,

si tant est qu’elles soient seulement dissociables !.. _ ;

de même que rétrospectivement _ mais elle, Ruth Butler, ne « fouille » pas assez loin _, quand,

« enquêtant »,

elle va rencontrer Philippe Cézanne à propos de ce que son père, Jean-Pierre Cézanne (né en 1918),

ou sa tante, Aline Cézanne (née en 1914),

ont pu recueillir de la bouche de leur père, Paul Cézanne fils (1872-1947), sur Hortense Fiquet-Cézanne (1850-1922)…

L’enquête mérite de se poursuivre bien davantage, me semble-t-il…

Et le temps (des témoins : sollicitant leur mémoire « vive »…) presse…

De même

qu’il n’est pas nécessairement, non plus, « commode »

d’être fils

d’un artiste « génial », travaillé en permanence et en priorité (pour lui) par son « génie » propre, singulier

_ furieux, gourmand, insatiable, gargantuesque _,

à enrichir, certes, mais aussi à protéger, de tout le reste,

y compris d’autres désirs _ sensuels, nous y revenons _ qui vivent, frémissants, à côté (et « sur les bords » même) du désir d' »œuvrer » de l’artiste…

Ainsi, qu’est-ce,

aussi

_ à côté de qu’est-ce qu’être « épouse-modèle », ou « muse » (et « protectrice ») d’artiste ? _,

qu’est-ce

qu’a pu être fils

_ fils de Matisse, pour un Pierre Matisse

(cf le passionnant « Matisse père & fils » de John Russel, aux Éditions de La Martinière, en avril 1999) ;

ou fils de Picasso, pour un Pablito ?.. _ ;

qu’est-ce, donc

_ à côté de « Qu’est-ce qu’être Hortense Fiquet-Cézanne  ? » _,

qu’a pu être

« fils de Cézanne« 

pour un Paul Cézanne le fils (1872-1947) ?..

Il y a là matière à rêver, mener et écrire

d’autres enquêtes

sur « les sentiers« 

_ rives et abords _

« de la création« …

Titus Curiosus, ce 9 octobre

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