Paul Badura-Skoda, l’un des plus importants pianistes du XXe siècle, s’est éteint le 25 septembre dernier, à quelques jours de son 92ᵉ anniversaire et cinq mois seulement après le décès de son collègue et partenaire de scène, Jörg Demus. Actif artistiquement presque jusqu’aux derniers moments de sa vie, il laisse un legs discographique imposant _ en effet.
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Paul Badura-Skoda naît en 1927 à Vienne, où il suit sa formation initiale. Ses professeurs les plus éminents sont Viola Thern et Otto Schulhof dans la capitale autrichienne et, plus tard, Edwin Fischer en Suisse. En 1948, il est diplômé du Conservatoire de la ville de Vienne avec les plus hautes distinctions du jury, au piano et à la direction d’orchestre.
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Premiers succès
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Trois événements marquent le début de sa carrière. D’abord, en 1949, Wilhelm Furtwängler puis Herbert von Karajan engagent le jeune Paul Badura-Skoda encore inconnu, en tant que soliste pour leurs concerts à Vienne. Ensuite, en 1950, il remplace ad hoc Edwin Fischer, souffrant, au Festival de Salzbourg, en remportant un succès éclatant. Sa carrière internationale débute par trois grandes tournées de concerts : en Australie en 1952, aux États-Unis et au Canada en 1952-1953, ainsi qu’en Amérique latine, du Mexique au Brésil et en Argentine, en 1953. Peu avant, à partir de 1951, il enregistre des disques pour Westminster Records, à l’époque un label indépendant américain, ayant également ses bureaux en Europe. Comme il l’avouera plus tard dans son avant-propos au coffret Deutsche Grammophon regroupant une belle sélection de son legs pour Westminster Records, paru en 2017 à l’occasion de son 90ᵉ anniversaire _ le coffret de 20 CDs Deutsche Grammophon 479 8065 _, cette étiquette n’a pas tardé à lui accorder un privilège rare dans l’histoire du disque. Il écrit à ce propos : « outre les grandes pages du répertoire qu’on me demandait, je pouvais enregistrer ce que je voulais. Et je ne m’en suis pas privé. Aujourd’hui encore, je m’étonne de la variété de mes programmes : solo, à quatre mains avec mon ami Jörg Demus, musique de chambre, concertos, et un répertoire allant de Bach jusqu’à Hindemith et Darius Milhaud, alors encore bien vivants ». Parmi les chefs d’orchestre sous la baguette desquels Paul Badura-Skoda se produit au disque, n’oublions pas de mentionner les noms d’Hermann Scherchen, Artur Rodziński et de Felix Prohaska. Pour la musique de chambre, il forme un magnifique trio avec le violoniste Jean Fournier (le frère cadet de Pierre Fournier) et le violoncelliste Antonio Janigro. Leurs interprétations, que ce soit de partitions de Joseph Haydn, Wolfgang Amadeus Mozart, Ludwig van Beethoven ou encore de Franz Schubert, se parent de raffinement et de fraîcheur qui n’étaient propres qu’à eux : empreints de vigueur, d’une large palette de couleurs et d’éléganceoui. Pour les concertos, prêtons l’oreille à ceux de Chopin (de juin 1954) qui, sous les doigts de Paul Badura-Skoda accompagné de l’Orchestre de l’Opéra d’État de Vienne et d’Artur Rodziński, semblent d’une délicatesse extrême. Ses phrasés chantent, émerveillent par un toucher cristallin et éminemment subtil, et saisissent par leur naturel. Ensuite, pour évoquer des raretés discographiques, nous citerons le Concerto pour piano et orchestre en ut dièse mineur op. 30 de Nikolaï Rimski-Korsakov, donné avec le même chef en avril 1955, mais, cette fois-ci, avec le Royal Philharmonic Orchestra, et dont la lecture scintille de teintes éclatantes, baignée tantôt d’ambiances aériennes et nostalgiques, tantôt de brio. Et comme ses Beethoven dansent ! Écoutez seulement le Concerto pour piano et orchestre n° 2 en si bémol majeur op. 19 gravé en 1953 sous la direction d’Hermann Scherchen et avec l’Orchestre de l’Opéra d’État de Vienne. Une référence.
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En tant que soliste, Paul Badura-Skoda ne manque pas de surprendre (ni d’émouvoir !) lorsqu’il prépare, en 1957, son piano pour enregistrer la Marche turque, le troisième mouvement de la Sonate pour piano n° 11 en la majeur de Mozart, et ce, afin de recréer l’effet de percussion audible au piano-forte historique. Ceci dit, à l’âge de 30 ans déjà, il pense sérieusement à l’interprétation historiquement informée et fait ses premiers pas dans ce domaine.
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De l’amour pour le piano-forte historique
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On connaît bien les affinités de Paul Badura-Skoda avec le piano-forte historique, son instrument de prédilection _ voilà. Il est le seul pianiste à avoir enregistré l’intégrale des sonates de Mozart, Beethoven et Schubert aussi bien sur des pianos modernes que sur ceux d’époque. Sur ces derniers, il nous livre également un florilège de pages de Joseph Haydn, jouées avec intelligence et subtilité. Les nombreux écrits de Badura-Skoda _ oui _ reflètent sa recherche et son obsession de la vérité dans la musique _ en effet. Il a toujours voulu comprendre les intentions du compositeur _ oui, et c’est fondamental _ et corriger les erreurs éventuelles dans les publications musicales. Si ses propres compositions sont élaborées dans un style du XXe siècle, il s’est particulièrement spécialisé dans l’écriture du XVIIIe et du début du XIXe siècle, complétant des œuvres inachevées de Mozart et de Schubert, et façonnant des cadences pour des partitions d’auteurs viennois de l’époque classique.
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L’objet de la passion de Paul Badura-Skoda pour les instruments anciens, et celui de la question des éditions musicales, sont abordés dans son livre-essai Être musicien, réunissant un nombre considérable d’articles du pianiste, ses recherches de l’idéal, de même que ses réflexions et analyses sur la sonorité « authentique ». Comme le remarque notre collègue Francesca Guerrasio, « la connaissance du son authentique au point de vue historique, l’envie de saisir le message poétique de tel ou tel compositeur, sont à la base de ses recherches sur les partitions autographes et les éditions originaux. Ce qui l’amène à élaborer le jeu le plus approprié selon les compositions abordées. Sa curiosité pour l’ingénierie se révèle essentielle pour son détour vers les instruments qu’avaient connu Mozart ou Beethoven. Aujourd’hui la collection personnelle de Badura-Skoda figure parmi les plus riches au monde, avec un Kirkman de 1780, un Bösendorfer de 1923 et une copie de l’instrument réalisé en 1781 par Anton Walter pour Mozart ». Une partie de cette collection, et plus précisément cinq instruments viennois, est présentée en photos par Arcana dans le livret joint au coffret renfermant l’intégrale des sonates pour piano de Schubert, abordées – dans les années 1990 – sur les pianos-forte historiques suivants : Donath Schöfftos (c. 1810), Georg Hasska (c. 1815), Conrad Graf 432 (c. 1823), Conrad Graf 1118 (c. 1826) et J.M. Schweighofer (c. 1846). En écoutant ces prestations, nous ne pensons qu’à Schubert, son œuvre et son triste destin, à tel point elles paraissent ancrées dans cette recherche du « vrai » son, et emportées, dans les dernières sonates, par un souffle de morosité, voire de tragique, malgré un timbre relativement chaud et généreux. Une autre référence, et pour toujours ! Une expérience purement spirituelle, rendue plus forte encore en raison d’une intensité hors-pair, mais aussi d’une articulation exemplaire, et ce, sans nous faire oublier cette finesse de toucher rare qu’on admire chez le jeune pianiste. « Des canons sous des fleurs », dirait-on, en empruntant la fameuse déclaration de Robert Schumann au sujet de la musique de Frédéric Chopin.
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Jalons d’une vie et discographie
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En 1956, Paul Badura-Skoda dirige l’ensemble de chambre de l’Orchestre symphonique de Vienne dans une tournée en Italie, suivie de concerts et d’enregistrements pour lesquels il est à la tête de l’Orchestre de chambre de Vienne. D’autres événements marquants de sa carrière artistique sont sa première tournée au Japon, de 1959 à 1960, un pays dans lequel il revient de multiples fois, ainsi que sa première tournée en Union soviétique en 1964. En outre, il est le premier pianiste à se produire en Chine après la fin de la révolution culturelle. Il joue également au Kenya, en Tanzanie, en Afrique du Sud et en Égypte.
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Au cours de l’année du bicentenaire de Ludwig van Beethoven en 1970, il en interprète le cycle complet des 32 sonates dans de nombreux grands centres musicaux du monde (à Paris, Mexico, Chicago etc.), suivis de représentations similaires à Vienne, Berlin et Londres. Durant l’année Mozart en 1991, il donne 140 concerts dans le monde entier, notamment à Vienne, Paris, Madrid et Tokyo, mettant en vedette les compositions du maître de Salzbourg, qu’il joue en public et enregistre encore dans les années 2010.
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À part cela, sa discographie est énorme, ses gravures allant de Johann Sebastian Bach à Frank Martin. Nous y trouverons beaucoup de références, même pour les Chopin dont l’œuvre pose des difficultés musicales très spécifiques, auxquelles les pianistes de tradition germanique ne savent souvent pas faire face d’une manière qui caresserait suffisamment notre oreille. Parmi ces pépites, mentionnons le disque Chopin édité par Music & Arts en 2010 pour le bicentenaire de la naissance du compositeur, comprenant des enregistrements effectués sur des Bösendorfer dans les années 1971-1975. C’est aussi simple et naturel qu’intense. Sans emphase ni maniérisme, et d’une respiration ample, comme dans les Mazurkas op. 63 n° 3 et op. posth. 68 n° 2, tout autant que dans l’Étude en la bémol majeur op. 25 n° 1. Voilà un Chopin rhétorique et profondément poétique, dramatique et d’une grande douceur des phrasés, par exemple dans le troisième mouvement Largo de la Sonate pour piano n° 3 en si mineur op. 58.
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Paul Badura-Skoda réunit, durant sa longue vie, de nombreuses formations chambristes et s’engage dans des projets différents. Il collabore même avec David Oïstrakh, puis Wolfgang Schneiderhan. Avec ce dernier, et en compagnie de Boris Pergamenchtchikov au violoncelle, il grave, dans la première moitié des années 1980, les trios de Schubert, en concert et en studio, récemment parus chez le label autrichien Gramola. Une autre interprétation savoureuse et qui ne laisse pas indifférent. Puis, il y a des Liszt et d’autres, mais impossible de tout évoquer dans ces lignes.
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Ces vingt dernières années, la réflexion musicale de Paul Badura-Skoda semblait s’approfondir encore davantage. Comme le remarque Patrick Georges Montaigu, le style interprétatif du pianiste qui « cherche à articuler chaque mot », est pensé, conçu, se traduisant, par instants, en un jeu un peu mécanique. À notre avis, ce jeu est le résultat d’une étude sans fin, qui a permis à l’artiste de s’exprimer d’une façon moderne (et avec une technique bien trempée !) sur tous les instruments, mais en même temps de garder l’esprit de la musique qu’il abordait.
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Paul Badura-Skoda a reçu de nombreux honneurs et distinctions, parmi lesquels trois doctorats honoris causa dont un à Cracovie en Pologne en 2013. Après son décès, il ne disparaîtra _ certes _ pas de notre mémoire. Bien au contraire : ses gravures n’arrêteront pas de tourner sur nos platines _ assurément.
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Crédits photographiques : © 2019 Paul Badura-Skoda ; © Don Hunstein
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