Poursuite de ma lecture du tout récent Cixous « Et la mère pond vite un dernier oeuf » : maintenant un somptueux chapitre « La Fugitive », à propos de « son » Algérie quittée et à jamais revenante…
13nov
En poursuivant ma lecture enchantée du tout récent Cixous « Et la mère pond vite un dernier oeuf« ,
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voici maintenant, aux pages 63 à 76, un somptueux chapitre intitulé « La Fugitive« ,
à propos des rapports d’une infinie complexité et richesse d’Hélène Cixous avec « son » Algérie, quittée à l’âge de 18 ans, en 1955, et à jamais revenante, pas seulement en son « rêvoir », sans qu’elle y soit jamais physiquement retournée, revenue :
une pure merveille !
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« c’était moi, c’était elle, j’étais elle, j’étais zèle, j’étais soulevée, emportée par un zèle sans violence _ d’enthousiasme très vite, très tôt, quasi immédiatement, poétique et littéraire, à travers le tamis chamarré des diverses langues parlées et narrées, contées, voire chantées et ries à la maison même : ce que développera le très parlant texte-chapitre qui suivra un peu plus loin aux pages 94 à 112, tout admirablement en ce livre-ci s’ajointe, et qui lui s’intitule « Max und Moritz, et ma mère _ Jedes lest noch schnell ein EI und dann commet der Tod herbei« … _, une tendresse folle, je désirais l’Algérie, mais jamais je ne m’en pris à elle _ elle était constamment là, omni-présente, mais aussi en même temps, étrangement et étrangèrement, constamment inatteignable parce que se dérobant aussi, en sa pourtant massive présence fuyante… _, j’étais debout à l’entrée des rues, sur les places, et je la priais, je l’espérais, je la voyais passer dans le lointain intense d’une proximité inexorable, voilèe ou dévoilée, le voile ne la voilant pas à mes yeux mais plus exactement la promettant, mais jamais _ non plus vraiment _ accordée _ au sens aussi musical de ce terme : la dissonance résonne… _, voilà le portrait de mon enfance _ de 1937 à 1945 à Oran, puis de 1945 à 1955 à Alger _, la fugitive c’était elle, la fuie, moi ; mais on ne sait jamais en vérité qui fuit qui, ce qui me fuit je le poursuis, dans la poursuite le poursuivant est poursuivi par _ l’engrenage lancé et désormais inarrêtable de _ la poursuite, nul ne peut s’arrêter, toutes les chasses _ y compris la stendhalienne « chasse du bonheur » : l’expression a été déjà donnée à la page 41… _ le répètent sitôt le mouvement lancé le sort est jeté on chassera chassé chassée à jamais, demandez à Flaubert à Stendhal ou aux autres chasseurs, Proust…« ,
ainsi commence sublimement ce sublissime, magistralement éclairant lui aussi, texte-chapitre, à la page 63.
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Et en suivant tout aussitôt, sur cette même page 63 :
« L’Algérie est mon sort jeté, j’étais sa poursuivante sa suivant fascinée, je l’ai aimée comme Rimbaud la beauté, elle me quittait, je voulais être assise sur ses genoux l’asseoir sur mes genoux, les mots je et nous n’ont jamais fait un seul mot » _ sempiternellement l’irréfragable douloureuse distance de la séparation à jamais incomblable.
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Et puis, toujours dans la poursuite du même élan, ce qui suit, aux pages 63-64 :
« Pourquoi l’aimais-je ainsi d’un amour entêté, désolé ? Je voulais réparer _ suturer… _, je pensais qu’elle était ma mère ma sœur et que, comme dans un des contes de fées connus par cœur, elle le ne le savait pas, j’étais le vilain petit canard, le cygne noir, l’enfant transformé par un maléfice en autre bête, je comprenais qu’elle me méconnaisse, elle me prenait pour de fausses apparences elle me voyait française moi qui ne l’étais aucunement même de carte d’identité, j’étais une exclue dénationalisée dénaturalisée » _ ne serait-ce que du temps des lois scélérates du régime de Vichy, à partir de l’abolition le 7 octobre 1940 du décret Crémieux (en date du 24 octobre 1870), et avec le maintien un certain temps de cette législation anti-juive après le débarquement des Alliés en Algérie le 8 novembre 1942, et après l’assassinat à Alger de l’amiral Darlan le 24 décembre 1942 : leur citoyenneté française n’étant officiellement rendue aux Juifs d’Algérie que le 20 octobre 1943, presque un an après le débarquement allié, en grande partie sous l’influence du commissaire à l’Intérieur, André Philip ; de Gaulle ayant enfin écarté Giraud et obtenu la présidence exclusive du Comité français de libération nationale d’Alger et affirmé son autorité sur tout l’empire en guerre…
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« C’était le Paradis croit mon frère je ne l’ai jamais cru, ce fut toujours l’envers _ enfer, infernal _, la sensation de « Paradis » je ne puis la recevoir jamais que dans la fatalité programmée de la perte. L’Algérie toujours déjà perdue, même pas perdue, déjà spectrale _ voilà ! et revenante en poursuivante à jamais suivante très proche, constamment à ses basques… _, déjà _ alors même en ces années d’enfance algérienne _ retirée, sans passé duquel faire mémoire, sans futur. Elle m’a donné les biens subtilement précieux : l’étrangeté _ étrangèreté _ natale, le sens sans douleur de l’inappropriable, l’expérience de l’inracinement _ expressions toutes très évidemment fondamentales _, je ne suis jamais identifiée aux identités, ni aux identifiés ni aux identificateurs _ enfermants. Le verbe être me fait toujours rire _ le rire étant un versant lui aussi fondamental de l’idiosyncrasie Hélène Cixous : sa façon shakespearienne, si l’on veut, ou encore kafkaïenne, Kafka riant bien sûr énormément, de recevoir, avec le poil de recul vitalement nécessaire, le tragique, dont le choc purement frontal sinon broierait-foudroierait sans recours : le rire-humour absolument incorporé faisant fonction de salutaire bouclier-parapluie-paratonnerre en Hélène…) _, que dire de je suis ou de je ne suis pas je ne les supporte qu’interrogés _ dédoublés en leur indéfectible complexité… _, courbés sous le vent, ou conjuguant le suivre et la poursuite » _ tout cela, bien sûr, absolument crucial et fondamental…
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« D’où, peut-être, ma résistance, vaguement perçue _ très tôt _, à l’idée de Retour. Un mot néfaste _ vecteur d’illusions fourvoyantes… _, connoté de la tragédie-Israël. Comme si l’on avait eu lieu.«
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« Je crois à l’Odyssée sans Ithaque. On part _ seulement, et c’est tout ; on ne fera jamais, sans cesser, que partir. Je crois à la puissance _ marqueur indélébile _ du bord de départ _ ici cette Algérie quittée. Je viens de. Je veux venir de. Je viens d’Algérie _ Elle m’a donné les départs et je les ai pris » _ comme des dons infiniment précieux en leur richesse complexe formatrice.
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« Je l’ai souvent décrit, en Algérie je vivais avec portail barreaux grilles entre mes côtés, je longeais les murs quand j’entrais c’était _ déjà _ la sortie _ qui toujours et immédiatement se profilait dans ce passage-tunnel du labyrinthe à affronter _, il n’y avait que cet arpentement des rues d’Oran et ces visions instantanément annulées de ce qui aurait pu être le dedans du cœur« _ toujours dérobé.
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« L’unique fois d’Oran _ quittée ensuite pour Alger en 1945, à l’âge de 8 ans, par Hélène _ où je fus dans un lieu arabe je fus perdue dans une vapeur épaisse et lourde où se mouvaient des jambes et des fesses inconnues en vain je cherchai ma mère, je me noyai dans les colonnes humides du bain maure _ voilà ! _, en bas de la rue Philippe. J’étais sous le charme maure. Curieusement, était-ce un tour d’homonymie déjà _ ah ! ce jeu-ronde-chanson des signifiants dont s’enchante et pour toujours Hélène ; et nous, à notre tour, en la lisant… _, j’ai toujours aimé ce qui était maure, j’y voyais une suprême élégance, ainsi des tombes, pures, discrètes qui tombaient et descendaient comme des mouettes les pentes parfumées de chaleur menant aux hauteurs des Planteurs _ à Oran, donc _, était-ce un penchant instinctif pour ce qui déjouait la mort en maure, j’aimai le café maure, et le mot _ voilà _ et par-dessus tout les mauresques toutes et chacune un peuple et une femme. Qui fut mon premier amour d’avant l’amour, Aïcha d’abord et tout de suite après au dam furieux de mon père, son icône insue _ alors d’Hélène enfant _, la poupée mauresque qui me tapa dans l’œil en 1946 rue Bab Azoum _ à Alger, cette fois. A défaut d’Aïcha, je voulus sa miniature. Je poussai des hurlements sauvages dans la Citroën que mon père conduisait d’une froide colère et malheureusement n’ayant pas lu encore _ en 1946 Hélène a 9 ans _, je ne pus expliquer le secret de cette scène enfiévrée ; nous répétions le drame orphique, derrière moi Eurydice mon père le divin irrité, moi avec elle dans le dos, et entre nous se creuse le temps mort.« .
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« Mes premières ruines furent mes premiers trésors _ source de savoirs féconds sur le temps et ses admirables tremblements, la vie, la mort, ce qui survit ou pas, et flamboie au moins dans la pensée, l’écriture, et puis, en suivant, la lecture. Le mot « ruine » est à jamais scintillant des lumières _ de noces _ de Tipasa. Rien de plus beau. La beauté même, le sans _ éloignant, sinon privatif, et puis les plaies de cendres presque brasillantes encore _ de la coupure même, et sans deuil _ d’une douce et tiède nostalgie, sans nul chagrin de regret ici, mais consolante par l’éclat à jamais vivant de cette beauté justement…. Les ruines de Tipasa sont des joyaux, le contraire de la dégradation (du moins lorsque je les vis), dans l’alliance inouïe entre l’indégradable, l’élément ciel l’élément mer, terre et pierre respirant ensemble la mémoire et le temps.
Lorsque j’arrivai à Paris pour la première fois _ en 1955 ? un peu avant ? _, tout me parut ruine, autoritaires monuments du temps, châteaux des pouvoirs, donjons de résistance à la castration.
Quelque chose dans l’écroulement modeste et magnifique des ruines de Tipasa, la soumission au processus, c’est totalement humain.
Mais ceci est un rêve _ du rêvoir »…
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« La réalité est la rage dan les villes et la rage dans les villages. Les rages ont toujours été là. Dans mon cœur comme dans les ruelles. Les rages 2001 _ entre aures celles des Twin Towers du 11 septembre, c’est dit _ n’en sont que les filles. On a semé des meurtres. Il y avait en 1940 l’année où j’ai tout compris, si minime que je fusse _ à l’âge de 3 ans _, du meurtre et de la haine _ et donc du mal violent ! _ où que l’on se tourne. C’était une entre-tuerie.
Et je compris dès que je pus remonter l’histoire que la mort et l’humiliation _ voilà _ avaient été convoquées au berceau de ce pays _ qu’est l’Algérie.
On tue, on massacre, on recouvre les fosses, on bouche les grottes pleines de cadavres calcinés, comme si l’on pouvait faire taire les assassinés _ et c’est le contraire : leurs cris et leurs rages se perpétuent et s’amplifient ! _ en les bâillonnant de terre. C’est affreusement _ absolument _ ridicule. Déjà Homère avertissait _ mais combien de politiques aujourd’hui encore lisent ou ont lu Homère ? On ne fait pas taire. Les victimes reviennent _ voilà. Toujours _ toujours… Elles mettent quarante ans à forer les couches de déni _ et c’est là l’affreux mauvais calcul de tous les dénieurs et menteurs.
Les ruines ruineuses et ruinées de l’Algérie elles sont là dans l’escamotage des massacres qui recommencent.
On a commis un grand péché initial dans ce pays. Partout où l’on fonde par violence pousse le sang pendant des générations.« , page 66.
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Suivent 10 autres pages pour ce chapitre « La fugitive » dont je viens de lire ici seulement les quatre premières,
et qui au moins tout aussi admirables.
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A suivre…
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Ce mercredi 13 novembre 2024, Tutus Curiosus – Francis Lippa