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Le conformisme de l’Aktuel (opportuniste réaliste) versus l’intempestif : le scandale de l’irréaliste succès du film de Xavier Beauvois auprès de la bien-pensance germanopratine

29sept

Samedi 25 septembre dernier (2010), le quotidien Libération consacre ses pages 2, 3 et 4

_ soit rien moins que 7 articles ! signés

Didier Arnaud et Didier Péron (« La France chauffée aux moines » _ avec ce sous-titre : « Sorti il y a deux semaines, Des Hommes et des dieux, sur les derniers mois des religieux de Tibéhirine, rencontre un succès inattendu dans les salles«  _),

Christophe Ayad (« Tibéhirine, un mystère persistant » _ avec le chapeau : « L’enquête sur le meurtre des moines, en 1996, est toujours en cours«  _),

Olivier Séguret (« Xavier Beauvois ou la simplicité du microscope » _ avec le chapeau : « Dans la lignée de Dreyer, le cinéaste filme la foi nue et sans parti pris«  ),

François Sergent (l’éditorial « Sucré Sacré » !..),

ainsi que 3 interviews :

de l’historien Benjamin Stora par Didier Péron (« Des victimes françaises de l’histoire algérienne« , avec le chapeau « L’historien Benjamin Stora s’étonne de l’absence de tout débat politique autour de la sortie du film« …),

du philosophe (« de l’éthique et de la création« ) Paul Audi par Catherine Coroller (« On rêve de pouvoir créer un univers calme et ordonné« ),

et de la théologienne (et dominicaine) Véronique Margron par Catherine Coroller (« Le film montre la violence et le refus de cette violence« )… _,

en plus de sa une : « Cinéma : un succès tombé du ciel« 

_ commenté, lui, par ce sous-titre : « Un million d’entrées en quinze jours : Des Hommes et des dieux, film exigeant de Xavier Beauvois sur les moines de Tibéhirine, est devenu le phénomène de la rentrée«  _,

le quotidien Libération consacre ses pages 2, 3 et 4,

non pas au film de Xavier Beauvois « Des Hommes et des dieux » lui-même,

mais à l’incroyable imprévisible et (très) irrationnel succès auprès du public français _ ouh ! la honte !!! l’objet (médiatique) auquel se consacrent ces 3 pages est qualifié de « l’événement » !.. _ de ce malheureux film : à rebours de la roue de l’Histoire !

Pauvres Français ! Toujours aussi ringards ! Incapables de se faire vraiment (= réalistement) à la modernité !!!

« L’événement » n’étant pas artistique, ou cinématographique,

mais sociologico-historique ! C’est plus sérieux !!!

C’est aussi cela que je voudrais ici commenter,

en complément de mon article d’il y a trois jours

sur le film, lui ;

le choc intense et profond de sa beauté, de sa grâce, de son sublime :

Découvrir un cinéaste : Xavier Beauvois _ au dossier : douceur et puissance ; probité, élan et magnifique générosité

sur ceux qui s’en laissent, eux, toucher…

De ce « dossier« 

que Libération a cru bon de consacrer, non au film lui-même, donc,

mais à l' »événement » _ sociologique : vivent les sciences humaines ! _ de son succès auprès du public français,

la motivation

se trouve excellemment résumée par l’éditorial « Sucré sacré« 

de François Sergent,

à la page 3 du quotidien ;

le voici :

Culture 25/09/2010 à 00h00

Sucré sacré

3 réactions

Par FRANÇOIS SERGENT


Faites le test _ ce n’est qu’un petit jeu de société ! mais tellement significatif ! Lancez la conversation entre amis, au bureau ou en famille, sur Des hommes et des dieux. Ou comment frère Luc, alias Michael Lonsdale, octogénaire et trappiste, écrase Angelina Jolie au box-office français. Chacun y va de son interprétation _ c’est-à-dire de ses fantasmes et projections subjectives ! Dieu, bien sûr, reconnaîtra les siens. La grâce et le sacré, le sens et le sacrifice, les images et les mirages. Aucune école de marketing _ voilà donc la norme (réaliste utilitariste !) du journaliste éditorialiste de Libération ! _ n’aurait parié _ un kopek _ sur un film sur des moines et des islamistes _ l’envers même du pragmatisme de l’efficience moderniste ! Pourtant, un million de spectateurs sont allés deux heures durant suivre la dure _ peu divertissante ; et encore moins jouissive… _ règle trappiste, sur fond de guerre civile et finalement de sacrifice _ ah ! le dolorisme masochiste !.. quel succès ! _ au nom de Dieu et de son prochain. Pas de sexe, pas de violence, au moins exhibée _ sinon la scène hyper-soudaine et hyper-rapide de l’égorgement des ouvriers croates : mais elle survient tellement surprenamment qu’on en reste totalement étourdis ! en nos fauteuils face à l’écran… _ , même si on connaît la fin tragique des moines de Tibéhirine. Les chrétiens, bien sûr, ne peuvent que se réjouir. Pour une fois que l’Eglise ne se résume pas aux prêtres pédophiles et à un pape gaffeur et maladroit. Les autres, incroyants ou agnostiques, à genoux devant les moines _ ils s’inclinent devant leur si bizarroïde singularité : cette placidité sacrificielle… _, parleront du sens donné _ enfin ! _ à la vie par ces hommes en robe de bure. Toute société est myope _ sur soi _ et chacun y va de son couplet _ hyper-convenu ! _ sur la rapidité et la dureté des temps, comme si le monde de la Révolution industrielle ou de la guerre, pour prendre deux exemples, étaient moins éprouvants que notre confortable XXIe siècle _ ah ! mais… Ou le Sens de l’Histoire ! Le Progrès positif !!! A la Auguste Comte… Comme si ce film lent et contemplatif permettait à chacun de déverser _ idéologico-imaginairement _ ses doutes et ses questions _ fantasmatiques… Un peu comme on écoute du chant grégorien _ sur la platine de son salon, en sirotant une petite chartreuse ou une petite bénédictine ! _ pour se donner un petit shot _ à bon compte ! _ de spiritualité après le boulot. Une forme de sacré sucré _ à déguster confortablement dans son fauteuil moelleux… _, un prêt-à-porter divin _ bien commode pour la satisfaction spirituelle de la bonne conscience rétro-nostalgique _ en dehors de l’histoire et des réalités du monde _ soit, pour ce qui en est du monde (d’aujourd’hui, du moins), le business, as usual… Alors l’intempestif ! et l’éternité !!!

François Sergent

Ce que d’autres,

pourtant un peu plus hautement inspirés _ tel un Bergson ; cf cependant une des critiques (hyper-virulente !) à son encontre : La Fin d’une parade philosophique : le bergsonisme, par Georges Politzer : l’incisif pamphlet a été publié en 1930 _,

ont pu qualifier, un peu malencontreusement, probablement,

de « supplément d’âme«  (in Les Deux sources de la morale et de la religion, en 1932)…

Cf aussi la formule (empruntée à l’anesthésie _ Marx, in Critique de la philosophie du Droit de Hegel, en 1843… _) d' »opium du peuple« …

L’anesthésie, ici, est esthétique, artistique !

C’est le refus de se laisser toucher

par la générosité courageuse et désintéressée !!!

Vade retro, humanitas !

En prenant son pragmatisme réaliste et utilitariste _ positif : germano-pratin ! _

pour le sens même (unique !) de l’Histoire

_ Vae victis ! de toutes les façons… Ou la marche du monde même…

Le « nous sentons et expérimentons que nous sommes éternels » de Spinoza,

est, tout pareillement, hors sens ;

de même que l’intempestive « épreuve de l’éternel retour du même » de Nietzsche :

face au présentisme massif

et triomphant

impérialistement

du seul Aktuel !!!

Alors l’irréalisme de ces malheureux moines de l’Atlas !..

Balivernes vernaculaires…

Titus Curiosus, le 29 septembre 2010

« la seule question qui vaille : est-ce que l’amour existe ? » _ ou le sublime « Copie conforme » de Kiarostami

09juin

En complément à _ ou bien en lieu et place de (au choix !) _ mon article

« Jubilation de la déprise du cinéma d’Abbas Kiarostami : la question de l’amour du couple de “Copie conforme” ; et la profonde synthèse de la “lecture” de Frédéric Sabouraud en son “Abbas Kiarostami _ le cinéma revisité« 

du 23 mai dernier,

cet articulet-ci, ce jour, dans Libération,

in « Les Choix de Libé« 

(= courir voir, toutes affaires cessantes !, Copie conforme d’Abbas Kiarostami !),

à la page 16 du cahier « Cinéma » du mercredi :

« Conversion tardive au mainstream, Kiarostami, l’Iranien aristocratique _ certes ! c’est sa noblesse ! _, change de paysage (la Toscane) pour son premier film avec une vedette européenne (Juliette Binoche) _ mais est-ce donc là le principal ? Le résultat est parfois _ en permanence ! _ déroutant, mais il est difficile _ il n’y a pas vraiment là contradiction : nous sommes plongés là, quasi en apnée, dans l’oxymore de tout grand art (= « exploration« ) ! _de ne pas être captivé _ et c’est même peu dire ! _ par cette relecture du Voyage en Italie de Rossellini _ mâtinée d’une autre (relecture) des Scènes de la vie conjugale, de Bergman, et d’un Identification, mais non pas d’une femme, cette fois, mais d’un homme (c’est « lui«  le plus difficile à « identifier » : par « elle« , comme par nous à sa suite, car tel est l’angle de perception (= son regard à « elle » sur « lui » qui la voit : à la distance vibrante et chamboulée de leur « intimité«  à la question…) privilégié par la caméra de Kiarostami !) de ce nouvel Antonioni-Kiarostami…  _, étude sur un couple _ coppia en italien _ en perpétuelle scène de ménage _ en troublante (= passionnante) « évolution«  de « touches«  sur l’image, toutefois : vers, vers le « mordoré » (érotiquement chaste) de la sublime séquence de la chambre de la « pensione«  le soir, sur les huit heures tonitruant (comme à l’ordinaire du quotidien de Lucignano) au carillon de l’église San Francesco, et vue (en échappée : par « lui« ) par-dessus les toits tranquilles de tuiles (en rouge), avec vols (furtifs) de colombes ; et puis viendra la nuit… _,

qui pose la seule question qui vaille _ voilà ! _ : est-ce que l’amour existe ?« 

Et la réponse _ parfaitement « mordorée«  : sur les huit heures du soir (et aux soixante-neuf ans de vie de Kiarostami : c’est une clé !..) _ est (presque clairement) oui ! 

En suite (jubilatoire ! et sobre : direct à l’essentiel !!! cette « note » de Libération…) à mon article du 23 mai dernier « Jubilation de la déprise du cinéma d’Abbas Kiarostami : la question de l’amour du couple de “Copie conforme” ; et la profonde synthèse de la “lecture” de Frédéric Sabouraud en son “Abbas Kiarostami _ le cinéma revisité« , donc…

Titus Curiosus, ce 9 juin 2010

Elisabetta Rasy sur le juste et beau « Alberto Moravia » de René de Ceccaty : dans Le Monde, ce jour !

19fév

Alors que je suis en train de lire

cette passionnante suite à l' »Entre nous«  _ paru en traduction française, aux Éditions du Seuil, en 2004 _,

qu’est « L’Obscure ennemie« ,

de mon amie romaine Elisabetta Rasy,


voilà que je découvre à l’instant, en lisant le supplément littéraire du vendredi du « Monde« ,

un superbe article d’Elisabetta,

sur ce romain éminent,

que fut,

qu’est,

Alberto Moravia…

Voici ce très bel article, sous la plume si fine, élégante et justissime, d’Elisabetta Rasy : « « Alberto Moravia », de René de Ceccatty : un mélange d’extrême vitalité et de mélancolie«  

_ avec mes farcissures ;

telle une conversation entre nous, même à distance : Elisabetta à Rome, Titus Curiosus à Bordeaux…

  « Alberto Moravia », de René de Ceccatty : un mélange d’extrême vitalité et de mélancolie

LE MONDE DES LIVRES | 18.02.10 | 11h05

C’est au matin du 26 septembre 1990, dans sa salle de bains, alors qu’il était en train de se raser, de bonne heure comme toujours, qu’Alberto Moravia est mort. Une chute, une mort rapide. Personne ne s’y attendait. Il était dans sa 83e année, mais paraissait fort, actif, inépuisable tel un jeune homme. Malgré des douleurs à la jambe, il venait de faire un voyage en Irlande. Toute sa vie, d’ailleurs, avait été une invitation au voyage. Notamment à partir de 1924, lorsqu’il avait rejoint, en ambulance et wagon-lit, le sanatorium _ un point crucialement basique de la vie, pour cette biographie _ de Cortina, au milieu des merveilles dolomitiques _ certes ! un cirque plus que grandiose, éblouissant, de cimes plus magnifiques les unes que les autres s’élançant en une précipitation diabolique en une compétition à l’assaut du ciel ! C’est là _ plâtré, alité, souffrant de sa tuberculose osseuse _ qu’il devait _ lui _ devenir non seulement définitivement adulte, mais définitivement écrivain _ formulation magnifique !

Dans la complète et audacieuse _ et je prends bien note de ces deux adjectifs, chère Elisabetta _ biographie qu’il lui consacre _ « ALBERTO MORAVIA« , en 678 pages… _, René de Ceccatty (1) avoue qu’il n’est pas simple d’écrire l’histoire d’un homme _ un écrivain _ qui a toujours professé sa détestation du passé _ comme si celui-ci le plombait !.. Mais, plus encore, le problème véritable, c’est ce « mélange d’extrême vitalité _ oui ! _ et de mélancolie » _ voilà ! se combattant sempiternellement, jusqu’à la chute brutale finale… _ qui caractérisait l’homme et l’écrivain. Un mélange qui aura hanté _ oui… _ sa vie comme son œuvre, engendré des malentendus, des haines même _ certes _, et émaillé son écriture partout où celle-ci s’est manifestée : romans, théâtre, cinéma, journalisme, essais, discours politiques, poèmes plus ou moins cachés… _ soit une clé…

Sauf brièvement dans sa jeunesse, Moravia ne vécut jamais à l’étranger. Mais il voyageait beaucoup. Ses mouvements avaient la précision géométrique d’un compas : une pointe appuyée sur Rome, l’autre bougeant dans l’espace : Chine, Bolivie, Japon, Etats-Unis, Inde, Russie, Londres, Paris et, finalement, l’Afrique _ avec retour. Le monde, c’était le voyage : l’autre _ c’est crucial ! _, le regard qui se détend _ en s’éloignant de sa base, de son centre : de sa boîte d’enfermement… _, le plaisir de la distance _ oui : celui du dépaysement ; ou du dé-centrement : le goût de la découverte d’une altérité un peu « vraie«  ; pas trop touristique, seulement, probablement… _, le devoir de témoigner _ aussi : de la réalité « vraie«  du monde ; et du « comparatif«  qu’il offre… ; soit une forme, mais détendue, d’un relatif « engagement«  : celui du « témoin«  qui s’essaye à la justesse du regard, peut-être… ; mais sans didactisme ; ni componction ; surtout pas !.. _, la fin de l’obsession, surtout _ « Ossessione » est aussi le titre d’un film, et majeur, de Luchino Visconti, en 1943… L’obsession, c’était Rome _ voilà ce que nous apporte ici Elisabetta, romaine aussi… _, la ville de sa famille _ mais aussi de La Famille _ voilà ! _ en tant que structure _ un concept magistral ! _ de désir et de pouvoir _, la ville de la politique italienne, la première qu’il ait connue, c’est-à-dire le fascisme. Et le fascisme pour Moravia n’était pas seulement _ voilà, voilà ! _ ce mouvement politique enfermé _ et enfermant ! plombant ! _ dans _ déjà trop longues, certes _ deux affreuses décennies _ pour nous qui le regardons de l’extérieur, de France, en l’occurrence ; le « fascisme« , et sans pratiquer de douteux amalgames (bêtes !), n’est donc peut-être pas, et loin de là, même, terminé, en Italie : même si Elisabetta ne va, certes pas (!), le dire ainsi ! oh non ! elle est toujours très discrète ! même si elle est parfaitement claire à qui lit un peu attentivement !!! _ : c’était le conformisme _ cf le roman presque de ce titre d’Alberto Moravia : « Le Conformiste« , en 1951 ; suivi du film, très beau, aussi, qu’en tira Bernardo Bertolucci, en 1970 : avec (outre la beauté sidérante de Dominique Sanda) l’interprétation assurément marquante, dans le rendu de l’infinie complexité, de Jean-Louis Trintignant… _, le visage obscur, sordide, tenace _ oui ! _ comme une maladie virale du Genius loci italien _ nous voilà loin, bien loin, au plus loin, même, des clichés touristiques, autant qu’idéologiques ! courant nos rues… Merci, Elisabetta !

Revirements et métamorphoses

René de Ceccatty ne s’est pas découragé _ il a lui aussi, me semble-t-il bien, un tropisme romain _ devant ce mélange si particulier de mélancolie et de vitalité : il l’a défié _ en s’y confrontant en son livre même. Il n’a pratiqué aucun de ces raccourcis _ vulgarisateurs (à commencer par journalistiques) _, aucune de ces interprétations qui, a posteriori, expliqueraient tout _ par généralisations grossières ; par clichés ! _ de cette contradiction incarnée _ Elisabetta, romaine, et telle que je la connais un peu, pourrait probablement en témoigner un peu, elle-même _ que fut Alberto Moravia. Il n’a _ certes pas _ occulté aucune de ses parts d’ombre : sa froideur _ le mot secoue ! et pas que peu… _ devant l’assassinat de ses cousins Carlo et Nello Rosselli, abattus par des sicaires fascistes en 1937 en France où ils s’étaient réfugiés _ cela ayant bien des rapports avec le récit, je m’en souviens assez bien, du « Conformiste« , en 1951, donc… _ ; son antifascisme passif (l’expression serait de Mussolini lui-même _ tiens, tiens ! en quelles circonstances ? ce serait à creuser : merci, Elisabetta… _) qui le poussera _ lui, si physiologiquement antitotalitariste _ à chercher protection auprès de notables du régime ou directement chez le Duce _ ah bon !?.. Il n’a pas non plus cherché à rationaliser _ a posteriori ; cf ce concept chez Vilfredo Pareto, en son « Traité de Sociologie générale«  : « Les hommes ont une tendance très prononcée à donner un vernis logique à leurs actions », au § 154, pour être précis : un « vernis«  enjolificateur_ ses revirements, ses spectaculaires métamorphoses _ voilà _, comme son engagement tardif _ jusqu’aux sièges du Parlement européen _ après que Moravia eut toute sa vie contesté l’idée même de littérature engagée _ voilà ! _ et sans cesse fait profession _ littéraire, artistique : non idéologique ! devant la « critique« , et les medias… ; peut-être auprès de Jean-Paul  Sartre, même, qui aimait tant, lui-même, venir et séjourner longuement, régulièrement, année après année, à Rome (avec Simone de Beauvoir : ils réservaient la même suite d’hôtel ; ainsi que Claude Lanzmann, par exemple, le raconte en son « Lièvre de Patagonie« …) : Sartre et Moravia ont pu se rencontrer, voire dû se fréquenter à Rome, dans ses beaux cafés de la Piazza del Popolo, par exemple ; du moins j’ose le supposer : je n’ai pas lu encore cette biographie « « ALBERTO MORAVIA« «  de René de Ceccaty… _ d’antimilitantisme.

Non, ce que nous communique avant tout le biographe, c’est, qu’il s’agisse d’amour, d’écriture, de voyage ou de politique, à quel point Moravia aura été une grande figure _ libératoire ! _, non seulement de la littérature, mais de l’histoire du XXe siècle italien _ ce n’est donc pas rien, chère Elisabetta ! De tentatives résolues et renouvelées de « désenfermement«  de la décidément trop « conformiste«  étouffante Italie…

Moravia ne se voulait pas italien _ ah ! du moins foncièrement et d’abord ; plutôt fondamentalement un artiste ! en sa singularité non socio-historique ! ou non sociologique, si l’on préfère… _ mais, hasard du destin, il aura été _ intimement, en quelque sorte, tant comme homme que comme auteur, comme artiste _ impliqué _ comme René de Ceccatty le montre bien, en accordant beaucoup d’attention au contexte historique et à ses acteurs _ dans tous les événements, souvent dramatiques (ou tragiques), qui ont accompagné la naissance de la modernité italienne _ c’est important ! Son écriture en est comme le sismographe raisonné _ bien bel hommage à l’écrivain ; et aussi, par là, au biographe qui sait si bien le révéler ! Moravia avait _ à ses propres yeux _ deux missions : sauver la culture, et d’abord la littérature, unique objet de sa foi _ voilà ! Et, plus encore, sauver l’Italie, la sauver d’elle-même et des Italiens _ et ici, c’est l’accent (et la teneur) même de la voix, douce et discrète, mais claire, ferme et nette, de mon amie Elisabetta que je perçois très audiblement, sans jamais aller jusqu’à l’éclat… _, c’est-à-dire du conformisme _ et de son enfermement, comme dedans une boîte au couvercle de plomb ! un concept par conséquent crucial, que ce « conformisme« , en tout son œuvre ! pas seulement pour le seul roman de ce titre de 1951 ! _ qui mêle en un cercle infernal l’hypocrisie et la Mafia _ voilà ! d’où Emberlificoni : cf mon article du 12 décembre 2009 : « L’incisivité du dire de Martin Rueff : Michel Deguy, Pier-Paolo Pasolini, Emberlificoni et le Jean-Jacques Rousseau de “Julie ou la Nouvelle Héloïse”« , en hommage à Martin Rueff (qui partage son temps entre Paris et Bologne)…

Dans cette vaste entreprise biographique _ qui est loin de n’être qu’une histoire intellectuelle _ on l’entend bien _ de Moravia _, j’ai apprécié _ en témoin (et amie) privilégiée, à Rome même : le compliment, alors, n’est pas mince !!! _ beaucoup de choses : la richesse de la documentation, la lumière projetée sur des personnages ou des relations peu connus de sa vie, l’analyse de textes majeurs ou mineurs. Mais ce que j’ai surtout aimé, c’est le ton _ voilà _ du biographe qui ne cède ni à l’emphase de l’admiration ni à la froideur critique _ qui donne à « vraiment » approcher et peut-être connaître, donc… C’est le ton de quelqu’un qui s’interroge _ c’est ainsi que l’on avance en sa compréhension : cf Gaston Bachelard ; ou Karl Popper… _, toujours avec respect _ à distance adéquate _, sur ce qu’il découvre _ strate après strate _ dans ses fouilles _ patiemment. Le ton de la discrétion _ celui, aussi, d’Elisabetta elle-même ; et avec quelle élégance ! _ qui fut, malgré sa vie excessive _ c’est-à-dire passionnée (et non sans les tourments de contradictions sans résolutions tranchées définitives) _, l’une des plus séduisantes qualités de Moravia.


« ALBERTO MORAVIA«  de René de Ceccatty. Flammarion, « Grandes biographies« , 678 p., 25 €.…(1) René de Ceccatty collabore régulièrement au « Monde des livres« .

Elisabetta Rasy

Article paru dans l’édition du 19.02.10…

Un article très éclairant ; et pas que sur Alberto Moravia…

Sur l’Italie endémique, si j’ose le dire ainsi…

En attendant que je termine ma lecture de « L’Obscure ennemie » ;

j’en suis à la page 65 : le livre en comporte 130…


Titus Curiosus, ce 19 février 2010

L’apprendre à lire les images de Bertolt Brecht, selon Georges Didi-Huberman : un art du décalage (dé-montage-et-re-montage) avec les appoints forts et de la mémoire activée, et de la puissance d’imaginer

14avr

 Le premier volume d’un « L’Œil de l’Histoire » _ intitulé « Quand les images prennent position » _ que vient de publier Georges Didi-Huberman est consacré au travail (et œuvres !) de positionnement d’artiste face à la guerre (et aux nazis) auquel se livre Bertolt Brecht en son désœuvrement (théâtral _ de mise sur la scène) en un exil qui va durer de 1933 à 1948. « Son exil commence le 28 février 1933, au lendemain même de l’incendie du Reichstag. A partir de ce moment, il erre de Prague à Paris et de Londres à Moscou, s’établit à Svendborg au Danemark, passe par Stockholm, rejoint la Finlande, repart pour Leningrad, Moscou et Vladivostock, se fixe à Los Angeles, séjourne à New-York, quitte les États-Unis au lendemain de sa déposition devant la « Commission d’enquête sur les activités anti-américaines », se retrouve à Zurich avant de rejoindre, définitivement Berlin. Il ne sera pas revenu en Allemagne avant 1948 ; il aura donc passé quinze ans de sa vie _ né le 10 février 1898 à Augsbourg, en Bavière, Bertolt Brecht est mort le 14 août 1956 à Berlin-Est _ « sans théâtre, souvent sans argent, vivant dans des pays dont la langue n’était pas la sienne » _ selon l’expression de Bernard Dort en son « Lecture de Brecht » _, entre l’accueil et l’hostilité, celle notamment des procès maccarthystes qu’il eut à affronter en Amérique » _ pages 12-13. Comment l’artiste vit-il en artiste cet exil ? et la guerre ?


« Mais Brecht, en dépit de ces difficultés, voire de ces quotidiennes tragédies, sera parvenu à faire de sa situation d’exil une position _ artistique _ ; et de celle-ci, un travail _ artistique _ d’écriture, de pensée malgré tout« . C’est de ce « travail« -là (d’artiste !), et tout particulièrement en son très peu connu et si mal diffusé « ABC de la guerre«  » que rend compte, et magistralement, le travail d’analyse de Georges Didi-Huberman en ce « Quand les images prennent position« , soit le premier volet d’un « L’Œil de l’Histoire« 

« Exposé à la guerre _ de 1939-1945 _, mais ni trop près (il ne fut pas mobilisé sur les champs de bataille), ni trop loin (il eut à subir, fut-ce de loin, maintes conséquences de cette situation), Brecht aura pratiqué une approche de la guerre, une exposition de la guerre qui fut à la fois un savoir, une prise de position et un ensemble de choix esthétiques absolument déterminants« , dégage Georges Didi-Huberman, page 13 : et ce va être l’objet même du travail d’analyse de ce grand livre qu’est « Quand les images prennent position« . Et il précise : « Il est frappant de constater que le Brecht de l’exil soit aussi le Brecht de la maturité, comme on dit : le Brecht des chefs d’œuvre, « Le Roman de quat’sous« , « Grand’peur et misère du IIIe Reich« , « La vie de Galilée« , « Maître Puntila et son valet Matti« , « Le Cercle de craie caucasien« , etc… Il est frappant aussi _ surtout dans la perspective de notre objet ici ! _, mais très immédiatement compréhensible, que, dans une telle précarité de vie, le dramaturge se soit durablement tourné vers la production de petites formes lyriques : « Pour le moment », écrit-il dans son journal le 19 août 1940 (il se trouve alors en Finlande), « je suis juste bon à composer de petites épigrammes, huit vers, et actuellement plus que quatre. » Position obligée de l’écrivain en exil, toujours en instance de replier bagages, de repartir ailleurs : ne rien faire qui alourdisse ou qui immobilise trop, réduire les formats et les tempos d’écriture, alléger les ensembles, assumer la position déterritorialisée d’une poésie dans la guerre ou d’une poésie de guerre _ une affaire de rythme ! Poésie foisonnante, d’ailleurs, exploratoire et prismatique : loin de se replier sur l’élégie, loin de sacrifier à quelque nostalgie que ce soit, l’écrivain y multiplie les choix formels et les points de vue, ne cessant de convoquer _ oui ! _ toute la mémoire lyrique _ de Dante à Shakespeare, à Kleist ou à Schiller _, ne cessant d’expérimenter de nouveaux « genres » qu’il nommera tour à tour « chroniques », « satires », études », ballades » ou bien « chansons d’enfants » _ pages 13-14 : l’artiste convoque tous les (riches) moyens du bord ; et cherche, invente, crée, en avant !

« Or, il s’agissait partout, dans ces formes passagères ou cycliques, de prendre position et de savoir ce qu’il en est de la situation environnante, situation militaire, politique et historique«  _ une urgence vitale (pour soi comme pour la civilisation !) ; et face aux diverses propagandes et dés-informations…

C’est que « la position de l’exilé _ situation, mais surtout attitude (posture et positionnement) décisive ! _ rend « l’acuité de la vue » ou la « puissance du voir » (Schaukraft) _ voilà la faculté fondamentale ! à l’œuvre dans le travail (de pensée et d’artiste : peut-on les séparer ? Non !) de Brecht _ aussi vitale, aussi nécessaire que problématique _ et comme effet, d’abord, mais surtout, devenant cause féconde : de l’œuvrer ! _, vouée qu’elle est _ en sa situation forcée (d’exilé) de départ _ à la distance et aux lacunes de l’information » _ par les journaux et les radios. Ainsi « l’« Arbeitsjournal« , ce « Journal de travail » auquel il confie alors _ au quotidien, pardon de la redondance _ sa sensation _ son aisthesis _, n’est autre qu’un « Kriegsschauplatz » intime, le théâtre d’une guerre que se livrent, sur sa table _ même _ de travail _ déjà : l’artiste est un mobilisé permanent ; un combattant infatiguable et irréductible ! _, l’histoire singulière de sa propre vie errante, les histoires inventées de son art de dramaturge et l’histoire politique qui se livre partout dans le monde, au loin, mais qui le touche de si près _ en effet ! avec quelle force ! de sensation en Brecht _ en lui parvenant à travers ces journaux qu’il scrute, découpe et recompose _ déjà ! Brecht est fondamentalement un monteur-démonteur-remonteur _ chaque jour, obstinément » _ tel un taureau encagé provisoirement parqué dans un corral, pages 19-20…

Le « Journal de travail«  est _ déjà ! _ une « œuvre extraordinaire » « où se construisent ensemble, fût-ce pour se contredire, toutes les dimensions de la pensée brechtienne. C’est un « work in progress » permanent, c’est un « working progress » de la trouvaille, de l’écriture et de l’image.« 

Car « l‘ »Arbeitsjournal«  (…) ne cesse de confronter les histoires d’un sujet (histoires minuscules, après tout) avec l’histoire du monde tout entier (l’histoire avec un grand H). Il pose d’emblée, comme bien d’autres œuvres de Brecht, le problème de l’historicité à l’horizon de toute question d’intimité et de toute question d’actualité _ trois concepts majeurs : « historicité« , « intimité« , « actualité«  ; par là (= leur entrecroisement !), l’artiste est (ou se fait) un vivant un peu plus éveillé que certains autres... Mais il n’en rompt pas moins la stricte chronologie _ apparente et la plus communément partagée, forcément : par la force du calendrier (et les projecteurs et haut-parleurs des medias) _ par un réseau d’anachronismes issus de ses propres montages _ d’artiste _ ou constructions d’hypothèses _ de penseur : étant absurde de les séparer ! _«  _ issues de son génie singulier, de sa fantaisie d’artiste qui pense, qui cherche, qui invente, qui fait…

Georges Didi-Huberman commente ainsi cette analyse de l’« Arbeitsjournal«  de Brecht : « Il appartient donc ainsi à ce genre essentiellement moderne que l’on pourrait appeler le journal de pensée, que l’on retrouve chez Nietzsche, Aby Warburg, Hoffmannsthal, Karl Kraus, Franz Kafka, Hermann Broch, Ludwig Wittgenstein ou bien Robert Musil, en attendant Hannah Arendt, par exemple. Ce type de journal ressemble moins à une chronique des jours qui passent _ avec leur lot d’anecdotes et de sensations concomitantes _ qu’à un atelier provisoirement en désordre ou à une salle de montage dans laquelle se fomente _ se trame, s’élabore, se compose, se fait _ et se réfléchit _ en avant _ l’œuvre tout entière d’un écrivain, pas moins«  _ l’analyse, page 21, est magnifique de pertinence.

« Le journal brechtien de l’exil sera donc _ déjà, avant l’« ABC de la guerre«  _ un exercice méthodique de la liberté de passage _ magnifique expression : la liberté cesse-t-elle jamais, d’ailleurs, d’être « de passage«  ?.. Le reste étant affaire de degrés, sans doute… Alors même qu’il subit l’angoissant « temps de l’entre-deux », en 1940, Bertolt Brecht se donne _ en artiste usant en pleine liberté de son « génie » _ la souveraineté du jeu, de la mise en relation, du saut, du lien _ avec rythmes ad hoc _ entre des niveaux de réalité que tout semble _ superficiellement, voire trompeusement _ opposer«  _ soit la souveraineté (héraclitéenne : celle de l’enfant jouant) de l’artiste ! : nous sommes page 23.

Je pense aussi à « l’enfant » (créateur) de la troisième des métamorphoses (de l’esprit) de la première des paroles de Zarathoustra, juste après le « Prologue« , de l’« Ainsi parlait Zarathoustra » de Nietzsche… Georges Didi-Huberman y reviendra, surtout, en son très beau dernier chapitre, « La position de l’enfant : s’exposer aux images » (pages 185 à 256) ; avec cette formulation consacrée par lui à la « position«  même (de penseur honorant l’artiste en tout humain…) de Walter Benjamin : « Comme s’il fallait renverser les hiérarchies d’école et comprendre, aujourd’hui plus que jamais, le possible magistère de la position enfantine _ naïve, inquiète, excessive, mouvante, ludique, non doctrinale _ devant les images« , page 253. Avec encore cette formulation, synthétique de son analyse, page 254 : « Et Benjamin de conclure _ in « Fragments philosophiques« , page 145, un texte « fragment de 1919« , ainsi que le présente Georges Didi-Huberman, page 254 _ en affirmant que, devant ces images d’abécédaires _ scolaires _ l’enfant à la fois « s’éveille » à la réalité visible et « poursuit ses rêves » dans l’univers voyant de son imagination« … J’y reviendrai en conclusion de cet article ; puisque c’est aussi la concluion de ce « Quand les images prennent position«  de Georges Didi-Huberman…

Fin de l’incise sur l’enfance (de l’Art).

Et retour à la situation de Brecht « face à la guerre«  ; et « en situation«  (et « position« ) « d’exil«  :


Même si Brecht n’a pas attendu l’ouverture des hostilités militaires pour faire _ selon la « grande leçon de Georg Simmel« , indique Georges Didi-Huberman, page 25 _ « des « désordres du monde » en général, et de la guerre en particulier, le sujet par excellence de toute activité d’art _ qui ne soit pas mensonge : « Le désordre du monde, voilà le sujet de l’art«  _ énonce on ne peut plus clairement Brecht en ses « Exercices pour comédiens« , en 1940 (in « L’Art du Comédien« ).

Ainsi,

si « il est terriblement difficile d’exposer clairement ce à quoi l’on est soi-même directement, vitalement, exposé« , cependant « Brecht aura (-t-il) spontanément suivi le prétexte wittgensteinien selon lequel ce qu’on ne peut dire ou démontrer, il faut, déjà, le montrer.« 

Alors, en son « ABC de la guerre » qu’il commence en 1940, Brecht « renonçait à la valeur discursive, déductive et démonstrative de l’exposition _ lorsque exposer signifie expliquer, élucider, raconter dans le non ordre _ pour en déployer, plus librement, la valeur iconique, tabulaire et monstrative. Voilà pourquoi son « Journal de travail » _ déjà ; avant l’« ABC de la guerre » _ apparaît comme un gigantesque montage de textes aux statuts les plus divers et d’images également hétérogènes qu’il découpe et colle, ici et là, dans le corps ou le flux de sa pensée associative » _ d’artiste, page 25. « Images de toutes sortes : reproductions d’œuvres d’art, photographies de la guerre aérienne, coupures de presse, visages de ses proches, schémas scientifiques, cadavres de soldats sur les champs de bataille, portraits des dirigeants politiques, statistiques, villes en ruines, scènes de genre, natures mortes, graphiques économiques, paysages, œuvres d’art vandalisées par la violence militaire… Avec cette hétérogénéïté très calculée, le plus souvent puisée dans la presse illustrée de l’époque, Brecht rejoint l’art du photomontage, mais selon une économie qui reste celle du livre, quelque part entre le montage tabulaire et le montage narratif propre à la structuration chronologique de son journal«  _page 26.

« Probablement parce qu’une grande partie de son écriture était _ fondamentalement _ vouée à une exposition sur une scène théâtrale _ en effet ! _, Brecht manifeste, partout dans son œuvre _ et pas seulement en ses oeuvres pour le théâtre _, une étonnante Schaukraft ou « puissance de vue » » _ page 27.

« S’il ne travaillait jamais sans prendre position,

il ne prenait jamais position sans chercher à savoir,

ne cherchait jamais à savoir sans avoir sous les yeux les documents qui lui semblaient appropriés.

Mais il ne voyait rien sans déconstruire, puis remonter pour son propre compte, afin de mieux l’exposer,

la matière visuelle qu’il avait choisi d’examiner« 

_ soit un processus particulièrement décisif (détonnant, incisif et explosif) et déterminant pour l’idiosyncrasie du faire d’artiste de Brecht ; pour son génie propre à l’œuvre et en acte : la très belle et très juste formulation de Georges Didi-Huberman se trouve à la page 28… On ne saurait y insister assez…

« En 1955, alors qu’Edward Steichen fait circuler dans tout le monde occidental sa grande exposition de photographies intitulée « The Family of Man« , Bertolt Brecht publie à Berlin-Est, par le soin des Éditions Eulenspeigel, une sorte d’atlas photographique de la guerre intitulé « Kriegsfibel« , c’est-à-dire « ABC ou Abécédaire de la guerre » _ nous y voilà ! C’est un livre étrange et fascinant, souvent oublié dans les biographies et bibliographies brechtiennes. Il semble commencer _ ou recommencer, repartir de A à Z _ là exactement, en 1955, où finit le « Journal de travail » dont il pourrait être considéré comme le point d’orgue tout à la fois lyrique et photographique » _ et c’est l’objet de l’attention et de l’analyse de Georges Didi-Huberman ici. « Le montage, dans le détail » en est « complexe et subtil. On peut dire que sa composition a commencé dès 1940, précisément à l’époque où Brecht confiait à son « Journal de travail«  que, dans le « temps de l’entre-deux » imposé par l’exil, il n’était bon qu’à découper des images de presse et à composer quelques « petites épigrammes » de quatre vers«  _ pages 29 à 31.

Si « une première version (en) fut achevée dès 1944-45, alors que Brecht se trouvait encore aux Etats-Unis » ; et si « trois autres versions l’auront suivie ; en attendant que vingt planches supplémentaires, censurées en 1955, ne soient publiées en 1985 _ seulement ! _ par Klaus Schuffels ; puis, en 1994, par l’édition Eulenspiegel « , « Brecht aura mis une dizaine d’années _ marquées de péripéties et d’obstacles en tous genres (dus, surtout, à un profond désir d’oubli, sinon de refoulement de la vérité quant au réel des faits bel et bien survenus) _ avant de voir publié _ à Berlin-Est _ son atlas photographique composé en exil«  Et en 1954-1955-1956, « le livre se vendit très médiocrement, laissant à Brecht, peu avant sa mort _ le 14 août 1956, à Berlin-Est _ l’impression douloureuse que le public allemand cultivait un « refoulement insensé de tous les faits et jugements concernant la période hitlérienne et la guerre » _ selon une expression de Brecht lui-même que cite Klaus Schuffels au chapitre « Genèse et historique«  de la présentation de son édition (enfin complète) de « Kriegsfibel« , en 1985…

Je cite ici le commentaire de Georges Didi-Huberman, page 32 : « Une fois encore, la « puissance de vue » qui émane de cet atlas d’images _ elles sont un peu à Brecht ce que les « Désastres de la guerre » furent à Goya (comparaison _ et ordre de « grandeur » ! _ à méditer !!!), lui aussi mal compris et censuré en son temps _ n’allait pas sans la douleur morale de celui qui constate qu’après tout, les survivants d’une guerre s’arrangent pour oublier très vite cela même à quoi ils doivent leur survie et leur état de paix, fût-il relatif. L’« ABC de la guerre«  n’est qu’un ABC, une œuvre élémentaire _ certes, mais justement ! _ de la mémoire visuelle _ le « passage » s’effectuant de l’« élémentaire » au « fondamental« ..? _ : encore faut-il l’ouvrir et en affronter _ oui : (leur) faire pleinement front ! _ les images pour que son travail d’anamnèse ait quelque chance de nous atteindre » _ nous, les « anesthésiés«  (et ainsi, en l’occurrence, « aveuglés« ) volontaires… Voilà qui donne la mesure de la « puissance de vue » de Brecht ; la force de son génie (d’artiste et penseur)…

Ruth Berlau, à laquelle Brecht avait « confié l’essentiel de la mise en forme, ainsi que la présentation même de l’ouvrage » _ outre qu’« elle collaborait étroitement avec Brecht dans ses recherches iconographiques » ; et « assumait, de plus, l’aspect technique des reproductions de l’atlas«  _, précise en deux textes brefs de présentation du livre, en 1954, « le sens » de la « position » de Brecht, « en affirmant qu’un homme en exil est toujours un homme aux aguets _ expression à vraiment méditer ! _, son mode d’observation _ inquisitrice ! _ lui donnant, quand il possède l’imagination _ constructive et créatrice (non fuyante !) ; sur ces distinctions, lire tout !) Bachelard… _ de l’écrivain et du penseur _ à creuser, en sa trop rare (pas assez partagée) spécificité (d’homme libre ; et fécond, d’un même geste) _, la capacité de « prévoir tant de choses » par-delà l’actualité _ si souvent suffocante, jusqu’à l’asphyxie… _ du moment qu’il est en train de vivre _ en le subissant tout d’abord de plein fouet, ce moment présent de la guerre, par le « choc des images«  des films et photos dites « d’actualité« , justement ! _ « 

Georges Didi-Huberman le commente ainsi, page 33 : « Or cette prévision n’a rien de la pure parole prophétique : elle demande une technique _ on ne peut plus pratique et matérielle _, qui est celle du montage. « Je l’ai souvent aperçu, dit-elle de Brecht, les ciseaux et la colle à la main. Ce que nous voyons ici est le résultat des « découpages » du poète _ on lit bien _ : des images de guerre. » »

Voici le commentaire _ il est somptueux d’acuité : « Pourquoi des images ? Parce que, pour savoir, il faut savoir voir.

Parce qu’« un document est plus difficile à nier » qu’un discours d’opinion.

Brecht, écrit Ruth Berlau, « avait collé, sur les grosses poutres de chêne de sa pièce de travail _ à la façon d’un Montaigne gravant des sentences sur les poutres de sa librairie, sa pièce de travail, aussi (cf le superbe ouvrage d’Alain Legros, paru aux Éditions Klincksieck en 2000 : « Essais sur poutres _ Peintures et inscriptions chez Montaigne« ) _, cette sentence : « La vérité est concrète (« Die Warheit ist konkret »)« .

Mais pourquoi avait-il fallu découper ces images et les remonter dans un autre ordre, c’est-à-dire les déplacer à un autre niveau _ supérieur en lucidité ! _ d’intelligibilité, de lisibilité ?

Parce qu’un document recèle deux vérités au moins _ et davantage : c’est fonction des degrés d’analyse (et de questionnement)… D’où l’importance du montage, dé-montage, re-montage des photos ; ainsi que des textes qui les accompagnent… Pour passer de la première stupéfaction passive du premier choc subi, à toute une (riche, voire infinie) gamme d’activités du penser : qui imagine, compare, se réfère, se souvient, ajointe ; afin d’ainsi, par ces modalités-là, mieux comprendre… La sensation, comme l’intelligence qui comprend, sont fondamentalement des « activités«  (complexes, riches, cultivées et ouvertes, fécondes) du sujet...

Au delà de « Homo spectator« , de Marie-José Mondzain, et « L’Acte esthétique« , de Baldine Saint-Girons, auxquels j’aime souvent me rapporter,

on relira toujours avec profit

et Kant (la « préface«  à la seconde édition de la « Critique de la raison pure« , sur l’acte d’« inspection«  et « enquête » _ inquiète ! _ de toute connaissance) ;

et Descartes (la si belle analyse de la perception du « morceau de cire«  comme activité d’« inspection de l’esprit« , dans la seconde de ses « Méditations« ) …

Tous ceux-ci : Marie-José, Baldine, Emmanuel, René, Bertolt, Georges,

méditant autour des modalités _ éminemment pratiques _ du travail (de penser) du « spectare« 

Fin de l’incise sur le « savoir voir«  (ou « regarder« , « spectare« ) ; et retour à la lecture-analyse de « Quand les images prennent position« , page 35 maintenant :

D’autre part, « si voir nous permet de savoir et, même, de prévoir quelque chose de l’état historique et politique du monde, c’est que le montage des images fonde toute son efficacité sur un art de la mémoire » _ expression à son tour importante ; et qui nous rappelle le livre majeur de Frances Yates, « L’Art de la mémoire«  ; et, au-delà, les enjeux _ d’une brûlante actualité ! _ d’une riche éducation (= vraiment cultivée !!! et _ mais c’est la même chose ! tant l’un ne peut aller sans l’autre _ ouverte !!!) : une « Bildung« , pour reprendre le mot venu l’autre soir, en notre conversation, dans l’expression d’Elie During…

Ruth Berlau écrit dans sa préface (en 1954) : « Quiconque oublie le passé ne saurait lui échapper. Ce livre veut enseigner l’art de lire les images (« diese Buch will die Kunst lehren, Bilder zu lesen« ) _ toute culture et toute éducation étant fondamentalement lecture en acte ! Jusques et y compris la lecture en acte des images ! Le non-initié déchiffre aussi difficilement une image qu’un hiéroglyphe. La vaste ignorance des réalités sociales, que le capitalisme _ mais pas que lui ! _ entretient avec soin et brutalité, transforme des milliers de photos parues dans les illustrés en de vraies tables de hiéroglyphes, inaccessibles _ oui ! _ au lecteur qui ne se doute _ le malheureux (ainsi illusionné) ! _ de rien. »

Aussi , « le projet de la « Kriegsfibel«  s’apparente (t-il) donc à une double propédeutique ; lire le temps et lire les images où le temps a quelque chance d’être déchiffré » _ page 35 : « dé-chiffré«  dans l’opération d’analyse des traces (très diverses) qu’il a, successivement _ strate à strate _ déposées, et qu’il appartient (et pas qu’à l’historien) de « re-lier« , afin de les faire « justement » parler _ en commençant par questionner leurs « liens«  : soit, toujours le modus operandi de l’« enquête« 

Georges Didi-Huberman replace alors ces remarques dans le champ de réflexions d’« une exigence déjà exprimée _ entre autres _ par Lázló Moholo-Nagy, Bertolt Brecht et Walter Benjamin à l’époque de la république de Weimar » ; et cite ici ce mot _ important _ de Moholo-Nagy « dans la suite de « Malerei Fotografie Film » _ l’essai « Peinture Photographie Film« , est paru en 1925, à Munich _ que « l’analphabète du futur ne sera pas l’illettré, mais l’ignorant en matière de photographie »«  _ la phrase se trouve dans l’article « Die Photographie in der Reklame« , paru à Vienne le 1er septembre 1927 ; cf « Peinture Photographie Film et autres écrits sur la photographie«  (avec une préface de Dominique Baqué), page 155.

Aussi, poursuit son analyse Georges Didi-Huberman, page 36 : « Voilà pourquoi Bertolt Brecht a découpé _ et « serti« , aux ciseaux _ dans son matériau visuel,

voilà pourquoi il a ajointé _ le terme est intéressant _ aux images un commentaire paradoxal _ bousculant le trop « manifeste«  fossilisé _ parce que poétique _ une épigramme de quatre vers en bas de chaque planche _,

et qui en déconstruit _ c’est le processus-charnière décisif ! _ l’évidence visible ou la stéréotypie _ défaire (« dé-monter«  !) les apparences vilainement endormeuses de l’attention et de l’analyse !.. et « re-mobiliser«  la curiosité !..

On ne peut donc pas comprendre la prise de position politique assumée par Brecht à l’égard de la guerre _ en effet _ sans analyser le montage ou la recomposition formelle qu’il effectue _ ciseaux et stylo à la main _ à partir de sa base documentaire _ qu’il a fallu déjà chercher, dé-couvrir, re-tenir et r-assembler _ en une « incomparable initiation _ des autres, après soi-même, le tout premier _ à la vision complexe » _ décapante et génialement constructive _ de l’histoire, comme le dit si bien Philippe Ivernel _ en un article « Passages de frontières : circulation de l’image épique et dialectique chez Brecht et Benjamin« , in « Hors-cadre« , n° 6, en 1987 _ et je relèverai ici, pour ma part (de lecteur pas trop inactif, j’espère…), le concept-clé de « circulation« 

Voilà comment la « Kriegsfibel » devient aussi _ en acte et en œuvre, fruit de ce « faire »… _ ce « langage en image de l’événement » _ « langage« , c’est-à-dire discours actif et activeur issu d’une parole créatrice (de l’artiste-penseur) _ procédant par montage et « reprise d’images » _ « reprise » est décisif ! _ qui anticipe étrangement, cela dit pour notre propre contemporanéité, sur certaines œuvres de montage historique, telles que les « Histoires de cinéma » de Jean-Luc Godard, ou encore les « Bilder der Welt und Inschrift des Krieges«  de Harun Farocki. Façon de dire que Brecht interroge aussi _ et est proprement fondamental ce caractère « interrogateur«  en sa posture d’artiste tonique (jusqu’au dérangement agacé de celui qui ne peut plus demeurer simple « spectateur« , passif…) qui nous met en demeure de « prendre position«  à notre tour, loin du confort (« bourgeois« , dirait-il) des évidences fossilisées _, dans son abécédaire illustré, notre propre capacité à savoir voir _ et à l’apprendre !, inlassablement !!! aussi… : ce sont des processus ! et donc un « chantier«  permanent ! _, aujourd’hui, les documents de notre sombre histoire«  _ pages 36-37…

Actualité, historicité, intimité se mêlant ainsi très étroitement, et non sans complexité (riche des jugements à venir _ et inventer, chacun à son tour _ pour la « dés-emmêler«  un peu…) non plus, faut-il le rappeler ?

« Quand les images prennent position«  : un très grand livre, donc ; sur un travail artistique véritablement décisif.

On ne saurait, avant de conclure, ne pas évoquer, encore, les très remarquables analyses que fait Georges Didi-Huberman

de l’apport au travail de pensée et de faire de Bertolt Brecht

que furent ses échanges intensifs avec Walter Benjamin (15 juillet 1892, Berlin – 26 septembre 1940, Port-Bou)… J’en laisse la joie de la découverte au lecteur…

Je citerai seulement cette phrase (page 253), proche de la conclusion : « les prises de position de Walter Benjamin, fussent-elles désespérées du point de vue de l’organisation du progrès politique _ par rapport à l’importance pour Brecht de la « prise de position«  _ politique, tout spécialement, même si non exclusivement, bien sûr ! _, survivent magistralement _ l’expression est « sensible«  ! _ aux prises de parti de Bertolt Brecht.« 

Pour en venir, in fine, à ceci (page 256 du livre) : « Et Benjamin de donner cette importante nuance dialectique : « L’imagination, si elle déforme, ne détruit pourtant jamais«  (« die Phantasie, wo sie entstaltet, denoch niemals zerstört« ). Elle ne détruit pas, en effet, car elle démonte. Et elle ne démonte que pour reformer, remonter toutes choses dans l’économie de « voyance » qui est la sienne _ pour ma part, j’utilise (suite à ma lecture de « Homo Spectator » de Marie-José Mondzain) le concept (que je me suis « forgé ») d’« imageance«  Il faut donc, à nouveau, comprendre la position cruciale du montage dans cette économie de l’imagination _ en effet ! La fameuse critique de l’aura, dans « L’Œuvre d’art à l’ère de la reproductibilité technique » prend alors un tour nouveau :


« Unique apparition d’un lointain, si proche soit-il »
, y écrit Benjamin, comme on sait, de l’aura cultuelle.

Ce qu’il faut déplacer dans cette phrase _ propose alors Georges Didi-Huberman _, ce n’est pas l’apparition (Erscheinung) en tant que telle. Est-ce le « lointain«  (Ferne) ? Il faut juste le convertir _ oui, opération tout en finesse… _ en « distance«  (Entfernung) _ avec recul et profondeur de champ (et mise en relief) _, voire en « distanciation » (Verfremdung) _ le grand concept opératoire brechtien.

Reste l’« unique » (einmalig) : voilà, en effet, ce dont il faut désormais libérer l’image _ voilà la tâche libératrice, me permets-je de souligner un peu lourdement ici... Voilà ce à quoi il faut renoncer : que l’image soit « une », ou bien qu’elle soit « toute » _ et c’est une ascèse : vers la modestie et la finesse. Celles de l’intelligence infiniment ouverte de la complexité : chantier à ne jamais abandonner...

Reconnaissons plutôt _ voici l’alternative proposée _ la puissance de l’image _ oui ! _ comme ce qui la voue à n’être jamais « l’une-image », « l’image-toute ». Comme ce qui la voue _ c’est en effet une « vocation«  aventureuse ; un « appel« « être« , « devenir« , « survenir », « advenir« , « arriver« ) ; un « devoir«  ! celui de faire face à la facticité bêtement satisfaite du « fait » (une fois pour toutes), au profit d’un « bougé« , d’un « tremblé«  beaucoup plus juste et libre ! _ aux multiplicités, aux écarts, aux différences, aux connexions, aux relations, aux bifurcations, aux altérations, aux constellations, aux métamorphoses. Aux montages, pour tout dire _ oui ! Aux montages qui savent scander pour nous _ la scansion du rythme étant fondamentale ! _  les apparitions et les déformations : qui savent nous montrer _ et permettre de mieux comprendre _ dans les images comment le monde apparaît, et comment il se déforme _ plastiquement et dynamiquement, toujours ; sans (bêtement) se figer… « La bêtise, c’est de conclure« , a si bien décelé Flaubert en son beau et très utile « Dictionnaire des idées reçues«  (cf aussi d’Alain Roger l’excellent : « Bréviaire de la bêtise« )… Cela faisait un moment que me trottait dans la tête la figure de la suffisance bouffie de Monsieur Homais…

C’est en cela qu’en prenant position dans un montage donné _ ou plutôt « fait » ; « à faire » ; « se faisant » et « se refaisant«  ad libitum !.. : c’est un plaisir !_, les différentes images qui le composent _ en décomposant sa chronologie _ peuvent nous apprendre _ en nous l’enseignant : l’enjeu de l’épanouissement de la liberté ne passant que par la conquête du savoir de la vérité : par là, l’apprentissage (et donc l’enseigner aussi) est crucial !!! _ quelque chose sur notre propre histoire, je veux dire : quelque chose d’autre _ ou les voies ouvertes et nécessaires, tout à la fois, de l’altérité…


Et en cela, nos découvrons une école _ joyeuse et ouverte : enthousiasmante ! _ à la fois de la liberté et de la vérité (et justesse). Poétique, voilà !

Titus Curiosus, ce 14 avril 2009

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