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Face au stupéfiant du réel, le souci de tenir-réponse-révélation crépitant de la poésie : un entretien avec Jean-Paul Michel à la Station Ausone

14mai

Vendredi 3 mai dernier,

Jean-Paul Michel m’a fait la joie

d’être son interlocuteur, à la Station Ausone,

pour un entretien (vidéocasté, et podcasté, de 82′) présentant trois livres

importants pour lui :

Défends-toi, Beauté violente ! (édition nouvelle) dans la Collection Poésie/Gallimard, préfacée par Richard Blin
_ les Actes du colloque de Cerisy qui viennent de paraître dans la Collection Classiques Garnier, sous la direction de Michael Bishop et Matthieu Gosztola : Jean-Paul Michel, “la surprise de ce qui est”,
_ et la Correspondance avec Pierre Bergounioux (1981-2017) publiée aux éditions Verdier.

C’est à ce qui vient, là,

nous saisir-prendre,

face au réel

_ présent (en personne, allais-je presque dire ! et nous défiant de le saisir-penser-pénétrer vraiment-connaître…) ;

ou à l’expérience implacablement marquante de son puissant souvenir, du moins,

aussi formidablement vivant pour nous, alors, que présentement extrêmement actif encore,

et terriblement incitatif ! en son défi, justement ! _,

que la poésie _ c’est-à-dire le poème lui-même qui survient,

ou plutôt survenant, le poème ;

car c’est au participe présent que toute la grâce de l’opération en nous,

et par nous qui le pensons et l’écrivons,

est en train de se passer… _

que la poésie-le poème

tente de _ s’essaie à,

en un certain affolement (inspirant, si l’on veut) vertigineux de tous nos sens,

quasi asphyxiant pour le souffle, nous respirons à peine,

à tenter de saisir-capter-retenir-faire revenir un peu, là, sur le champ ;

mais c’est aussi extraordinairement euphorisant

et transportant-élevant-envolant ! _ ;

que le poème

tente de donner

_ et puis donner à partager à quiconque, en suite, sera en situation (tellement improbable et si rare a priori, comme a posteriori ) de l’écouter, ou le lire vraiment,

en s’y branchant entièrement, de tous les sens de son corps (pris, le corps, en l’acception la plus large)

à son tour… _

l’incandescente réponse _ le feu à survenir-retrouver-recouvrer-raviver

des braises qui reposaient-dormaient-veillaient, là, encore timidement et humblement, sous la cendre, de la parole captée au vol

parce que tant bien que mal, et avec les moyens disponibles, de bric et de broc !, du bord

(soient les ressources vives du langage, pour ce qui est du poème),

cette parole prononcée

enregistrée ou écrite : gardée _

de son _ propre _ feu à lui 

_ en tentative désespérée de réponse au feu premier

d’un incroyable (incalculé) moment du réel survenu et éprouvé, et puis ressouvenu, conservé,

de ce qu’il faut bien nommer, probablement improprement, une expérience poétique subie

et en même temps un peu cultivée aussi ; et nous défiant :

car on apprend quand même, et plus ou moins à son corps défendant,

à s’y faire un peu, et tant bien que mal ;

car parfois aussi (voire souvent) ça rate !.. Il faut recommencer !

Mais c’est toujours midi, le grand midi, midi le juste ! qui vient sonner,

quand nous osons essayer de répondre si peu que ce soit à ce défi-là…

que le poème

tente de

donner

l’incandescente réponse

de son feu à lui

musicalement noté…

Car « ça crépite sous les pylônes« ,

pour retenir _ et glorifier un peu : avec forcément humilité _

le mot si juste _ comme toujoursde l’ami Pierre

Bergounioux…

Et il arrive, mais oui, parfois,

que ça « matche« …

Ce mardi 14 mai 2019, Titus Curiosus – Francis Lippa

Deux sublimes « Journaux » de deux immenses écrivains : Jean Clair et Pierre Bergounioux, ou de merveilleuses « Variations Goldberg » autres que musicales…

21avr

A l’heure où j’écoute et ré-écoute les Variations Goldberg de Bach

dans la quasi parfaite version de Pascal Dubreuil (qui paraît chez Ramée : CD RAM 1404) _ d’une seule admirable jubilatoire coulée ; ne me gêne (un peu) que la lenteur, un peu excessive à mon goût, de l’Aria initiale ; tout le reste avance et « reprend » (= « varie », creuse, développe, approfondit) idéalement !!! Ad majorem gloriam Dei ! Quelle joie ! _,

ma seconde lecture attentive du très dense et infiniment riche La Part de l’ange _ Journal 2012-2015 de Jean Clair

m’incite à lui rendre immédiatement un peu, si peu que ce soit, ici, de la grâce reconnaissante qu’il donne ;

et cela en l’associant à un autre Journal _ ô combien différent ! pourtant ; à l’opposé, peut-être même… _ qui m’a enchanté, lui aussi _ et c’est peu dire (mais j’ai adressé aussitôt un mail de remerciement d’enchantement à l’ami Pierre Bergounioux) : quelle sublime attention rendue au quotidien des jours qui s’ajoutent, au fil des mois, saisons et années : dans la singularité de détail, comme vierge à (et pour) l’intensité de la perception, de ce qui se présente et advient, arrive (l’accident !), au sein de ce qui se répète et dure, provisoirement probablement _ telle la diminution constatée au fil des ans du nombre de truites pêchées dans les rivières et ruisseaux de Corrèze, pour prendre un seul exemple… _, intitulé, lui, Carnet de notes 2011-2015 :

ce sont ainsi deux célébrations _ les deux non sans tonalité mélancolique ! mais quelles qualités de joie de lecture ils nous procurent-donnent !!! _ des jours qui passent (et de leur qualité, non sans douleur, si précisément et lumineusement ressentie par ces deux grands auteurs-écrivants, si magnifiquement attentifs, et si richement cultivés, tous deux : source de la puissance de leur formidable perspicacité de décrypteurs du réel !..), au fil d’une histoire générale bien peu satisfaisante, elle ;

deux célébrations dont je désire ici, un peu, et forcément modestement, comme à mon tour, après eux, donner témoignage…

Déjà, la 4e de couverture de ce nouvel opus de Jean Clair présente et résume excellemment ;

la voici donc :

« La part de l’ange _ ou des anges _ est la part du fût occupée par l’«esprit» volatil d’une distillation _ de vins, d’alcools ; « on y entend le froissement d’un envol » (page 85). C’était aussi la part de l’oreiller laissée vide pour l’ange _ gardien _ qui veille sur le sommeil de l’enfant. C’était, dans les sociétés anciennes, l’offrande _ sacrificielle _ aux dieux, les prémices d’une récolte, pour assurer les moissons futures.


Une société moderne _ laïcisée surtout _ exclut le don _ inutile, en pure perte, et donc vain : gaspillé _ à des puissances invisibles, génies ou divinités _ y compris anges !.. Le prix _ de vente et d’achat _ y remplace la valeur _ au-delà même de la valeur d’usage comme de la valeur d’échange _, y compris pour ce qui est sans prix. Mais c’est se condamner à la stérilité et au désespoir _ c’est-à-dire le nihilisme ; soit, la thèse civilisationnelle fondamentale de Jean Clair à propos de notre Âge (d’hyper-échangeabilité)…


Historien de l’art, auteur d’expositions mémorables comme «Mélancolie» _ en 2005 _, l’auteur de ce Journal a été l’observateur _ minutieux, patient subtil et perspicace _ du changement : le Musée imaginaire _ de Malraux _ est _ maintenant _ devenu une _ simple _ salle de ventes. Il s’en explique _ pages 389 à 398 _, parmi d’autres souvenirs, dans un entretien avec Malraux _ de 1974 _ demeuré inédit _ sur le devenir contemporain de l’Art, cf aussi L’Hiver de la culture ; et mon article du 12 mars 2011 : OPA et titrisation réussies sur “l’art contemporain.


Comment un enfant grandi dans le silence du pays mayennais _ cf surtout La Tourterelle et le chat huant _ Journal 2007-2008 _ a-t-il pu finir ses jours sous la Coupole où l’on discute chaque semaine des mots du Dictionnaire? À l’origine de cette trajectoire, qui le laisse aujourd’hui désemparé _ cf là-dessus l’extraordinaire (et effrayant) chapitre intitulé Les Bibliothèques, pages 281 à 294… _, une double expérience : la psychanalyse, dont il est très jeune un patient, gardant le silence dont il connaît le prix, puis la découverte de la peinture qui, mieux que la littérature, garde elle aussi le silence.


Pour la première fois _ pas tout à fait : cf, déjà (en plus de Journal atrabilaire, en 2006), Lait noir de l’aube _ Journal, en 2007, et La Tourterelle et le chat huant _ Journal 2007-2008 _, Jean Clair donne comme sous-titre à son texte Journal 2012-2015, comme s’il reconnaissait que ses écrits littéraires parus chez Gallimard, depuis le Court traité des sensations en 2002, jusqu’au Dialogue avec les morts en 2011 _ cf mon article « Face à l’énigme du devenir (poïétiquement) soi, l’intensément troublant « Dialogue avec les morts » (et la beauté !) de Jean Clair : comprendre son parcours d’amoureux d’oeuvres vraies« , rédigé le 27 mars 2011 _ et aux Derniers jours en 2013 _ cf mon article « « La lumière plus chaude du soir » : la lucidité puissante de Jean Clair dans « Les Derniers jours » », rédigé le 29 octobre 2013 _, étaient les pans d’une même œuvre _ en effet, et dont je suis un passionné lecteur ! _, fascinante à plus d’un titre, qui le met au niveau des grands diaristes _ oui ! _, et dont La part de l’ange est le nouveau volume

_ à la toute fin du chapitre La parole, aux pages 344-345, Jean Clair explique cette situation sienne de diariste, en effet, de son réel :

« Est-ce pour la même raison _ cette stupeur, cette impossibilité à dire, à narrer des histoires, à composer des dialogues comme ceux qu’on lit, étagés et séparés par de petits tirets, dans les livres d’aujourd’hui _ que je me cantonne _ cf le mot de Samuel Beckett à l’enquête de Libération : « Bon qu’à ça !«  _ dans la réalité qui m’entoure. Il m’est difficile de raconter des événements que je n’ai pas vécus, de feindre _ par la fiction, donc _ des sentiments que je n’ai pas éprouvés, de rapporter des mots que j’ai peut-être entendus mais que j’ai oubliés. A quoi bon raconter des histoires ? »…

Le 4e volume de Journal intitulé Carnet de notes de Pierre Bergounioux, cette fois-ci ne couvre plus dix ans (Carnet de notes 1980-1990, Carnet de notes 1991-2000, Carnet de notes 2001-2010), comme faisaient les trois premiers volumes, mais cinq ans : 2011-2015 ; et son achevé d’imprimer est daté de janvier 2016 _ les achevés d’imprimer des précédents volumes portaient, eux, et c’est à relever !, les dates de mars 2006, août 2007 et janvier 2012 : cela ne fait donc que depuis dix ans seulement que nous pouvons accéder à ce chef d’œuvre absolu de Pierre Bergounioux qu’est son Carnet de notes

C’est que pour Pierre Bergounioux le temps (de sa vie) semble maintenant _ mais depuis quand, au fait ? depuis toujours ? depuis son passage à l’écriture de ce Journal, précisément ?.. _ s’accélérer, face au vieillissement du corps, à la détérioration de la santé et aux signaux annonciateurs (cardiaques principalement) de la finale disparition physique, scandant de plus en plus les notations toujours merveilleusement précises et détaillées de son Journal…

En recherchant dans mon agenda, je m’avise que c’est en 2012 _ seulement ! _ que j’ai découvert-lu son Journal (celui de 2001-2010, tout d’abord), après avoir écouté, sur la route entre mon lieu de travail et mon domicile, une longue interview de l’auteur sur France-Culture, qui m’avait en partie passablement agacé, irrité même, par la noirceur de son pessimisme ; ce qui ne m’avait pas empêché de vouloir le lire ; et donné, l’ayant lu, le désir très puissant de lire en suivant les deux premiers volumes parus (1980-1990 et 1991-2000). J’ai joint alors l’auteur par téléphone pour lui dire de vive voix toute mon admiration.

Alors que le Journal publié de Jean Clair est pour l’essentiel un raboutage thématique _ comme en témoignent le découpage en chapitres, ainsi que les titres donnés à la plupart (22 /25) de ces chapitres : les mots, le sol, la langue, la valeur, Caput mortuum, l’origine, les météores, le garde-temps, les rêves, les visages, le jardin des espèces, les voiles, le camouflage, la porte, Choses vues, les figures, les bibliothèques, Cari Luoghi, la parole, Finis Europæ, l’ordure, l’envol de l’ange ; s’ajoutent seulement un Fragment d’un Journal I, un Fragment d’un Journal II et une Coda _ de pages effectivement écrites au fil des jours

_ cf pages 66-67 : « (Car s’il me faut reprendre cette belle métaphore du journal, il me semble que le travail de ce journal-ci s’écarte de celui des paysans qui traçaient jour après jour un sillon, et alignaient le tracé de leurs pas selon l’écoulement des heures _ ce qui caractérise le Journal de Pierre Bergounioux ! _, mais plutôt, dans ce temps sans passé ni futur _ à dimension d’éternité, donc _ de la création littéraire, qu’il se rapproche du second aspect du travail des champs, celui de la « reprise », de l’assemblage de morceaux disparates, venus de temps et de lieux différents, un travail donc qui ressemble à celui de la couturière _ voilà ! _ qui travaille avec des restes, qui rapièce et raboute, si bien que le « Journal », écrit, n’aura rien d’un journal au sens du quotidien des charrues, mais proposera plutôt dans son déroulement, une fois rebâtie _ voilà ! _, l’image _ seconde, et non brute _ d’une continuité idéale qui n’a jamais été.)« … _,

et avec peu de liens nets et avérés avec des événements précis et détectables de l’actualité (et au fil de celle-ci),

le Journal de Pierre Bergounioux est, lui, strictement chronologique, et très étroitement lié aux mille détails-accidents éminemment sensibles (intensément, mais toujours sobrement _ et avec pudeur _, ressentis par lui) des travaux et des jours, ainsi que des saisons, et tout ce qu’en ressent l’auteur en en faisant le récit en son écriture magnifique (et qui se veut assez objective : dénuée de pathos !) _ ce qui me rappelle les merveilleuses notations (si poétiques aussi…) sur les saisons, au Japon, en l’an mil, de Sei Shonagon, en son sublime Notes de chevet Jusqu’aux horaires précis de lever qui sont scrupuleusement notés par cet inlassable travailleur et annoteur, aux antipodes de l’hédonisme, qu’est Pierre Bergounioux…

En effet ce tout récent, tout frais _ publié dès janvier 2016 par Verdier à peine l’encre de la page du 31 décembre 2015 achevée de sécher… _ Carnet de notes 2011-2015 de Pierre Bergounioux, est tout particulièrement marqué, scandé, par les problèmes de santé, et au premier chef ceux de Mam, la mère de Pierre, qu’un accident vasculaire cérébral survenu le 7 août 2012 contraint à quitter sa maison (puis l’hôpital) de Brive pour une maison de retraite, à Saint-Rémy-lès-Chevreuse _ à 4 kilomètres du domicile de Pierre et sa compagne Cathy à Gif-sur-Yvette _, où Mam va résider désormais, de son arrivée le 15 octobre 2012, jusqu’à son décès, trois ans plus tard, le 12 novembre 2015 ; mais les ennuis de santé assaillent de plus en plus, aussi, Pierre lui-même _ né en mai 1949 _, victime d’une hypertension récurrente ; Cathy, sa compagne, aussi ; ainsi que leurs enfants et petit-enfants…

Voici, pages 1175 à 1177, le récit de la journée du 14 novembre 2015 :

« Debout à six heures. Le chagrin _ de la mort de Mam, décédée le matin du 12 novembre, l’avant-veille _ veillait à mon chevet. J’apprends encore _ par la radio probablement ; moi ce fut par la télévision, à 23 heures, le 13, au retour d’un concert Durosoir auquel j’avais assisté à Hendaye _ que de nouveaux attentats _ après ceux de janvier (Charlie Hebdo, etc.) _ ont été perpétrés hier soir _ 13 novembre _, à Paris. Il y aurait plus de cent morts. L’état d’urgence a été décrété. Pareille chose ne saurait être sans effet sur l’ensemble de l’activité _ dont ce qui était prévu des siennes… Un courriel du Collège de France, envoyé dès minuit, m’avise que la deuxième journée du colloque, sur Barthes _ où Pierre devait intervenir _, est annulée. Je suppose qu’il en ira de même pour la conférence sur le climat, à l’Assemblée _ autre intervention programmée de Pierre Bergounioux pour ce 14 novembre. Mais en l’absence d’informations, Cathy me descend _ de leur maison de Gif _ à Courcelle _ la station du RER la plus proche de chez eux _, à huit heures moins le quart. Je verrai sur place. Nous étions à mi-chemin _ entre la maison et la gare _ lorsque le portable tinte. C’est un SMS de la Maison des écrivains. Le Parlement sensible ne siègera pas non plus _ à l’Assemblée Nationale. Nous rentrons _ donc. Il me semble vivre une période de grand malheur. Mam nous a quittés et des fous furieux abattent des gens par dizaines, dans les rues _ sans plus de notation là-dessus…

Et ce n’est pas fini. Je viens à peine d’entamer l’abondant et triste courrier dont il faut s’occuper après un décès, quand Paul _ le fils cadet de Pierre et Cathy _ téléphone. Soulef _ l’épouse de Paul, enceinte de leur second enfant _ a fait un malaise. Les pompiers l’ont conduite aux urgences du Kremlin-Bicêtre _ hôpital où exerce Jean, le frère aîné de Paul. Il voudrait être auprès d’elle, mais il a Sarah _ leur fille _ sur les bras. Nous partons la chercher. On roule facilement. Nous sommes à Cachan _ au domicile de Paul et Soulef _ dans la demi-heure, embarquons les petits _ soient Paul et sa fille Sarah _, déposons Paul devant l’entrée de l’hôpital _ du Kremlin-Bicêtre _ et rentrons _ à Gif _ avec la demoiselle _ Sarah. Elle réclame son père _ Paul _ d’un ton plaintif et Cathy va lui sacrifier sa journée, avec une brève interruption pendant que l’autre _ Sarah _ fait la sieste, pour arrêter des cultures, à l’institut _ à Orsay, où Cathy est chercheuse en biologie.

Je rédige une lettre après l’autre, cherche des adresses dans les papiers, sur Internet. Mam était affiliée à plusieurs caisses de retraite, un peu partout dans le pays, Brive, Tulle, Limoges, Chartres, Paris. Tout était soigneusement classé et elle continue, par delà la mort, à me faciliter la vie. IL n’est pas loin de six heures du soir lorsque j’ai dépêché, à peu près, cette corvée. Mais il s’agissait de Mam et rien, alors, ne me coûte. Je pense continuellement à elle, avec une peine infinie, des bouffées de détresse.

Soulef a pu quitter l’hôpital en milieu d’après-midi. Mais elle est toujours nauséeuse _ elle est enceinte (de son second enfant) _ et doit rester allongée.

J’étais couché lorsque j’entends, à l’étage, les cris et les pleurs de Sarah, la voix de Cathy qui tente, sans succès, de la consoler puisque, l’instant d’après, elle descend, la petite sur le dos. Nous allons la ramener chez elle _ à Cachan _, comme la dernière fois. Nous rassemblons vêtements, chaussures, jouets et repartons pour Cachan. Très peu de circulation à dix heures du soir. Nous roulons sous un ciel qu’on croirait peint, un vélum sur lequel un artiste de très grande taille aurait dessiné des nuages de couleur claire, aux bords nets, sur fond noir. Nous restituons la petite à ses parents et reprenons aussitôt la route (Cathy a fait le voyage en robe de chambre).

Pour la première fois depuis trois ans, j’étais ici _ à Gif _ et je ne suis pas monté à Saint-Rémy _ à la maison de retraite où résidait Mam depuis le 15 octobre 2012. Et la douleur _ cardiaque _ me reprend avec une véhémence intacte.«

Bien sûr, le style de Journal de Jean Clair et le style de Journal de Pierre Bergounioux ont peu à voir l’un avec l’autre ;

et leur culture _ leurs références : ouvertes comme à l’infini chez l’un comme l’autre ! _ est assez dissemblable ;

ainsi que le détail de l’argumentaire de leur sévère diagnostic civilisationnel.

Et pourtant ce sont, tous deux, de merveilleux écrivants inlassables formidables décrypteurs des micro-signes de l’époque,

tous deux d’une très grande probité, et d’une inépuisable richesse…

À se mettre, lecteur, dans les pas de leur démarche d’écrire-penser _ si généreusement curieuse, toujours, et si subtilement attentive _, cette démarche si précise et si fine, si probe aussi, d’observation droite du réel et d’analyse impitoyablement perspicace de ce réel auxquels ils ont, personnellement, et toujours de près, d’abord, à faire, ici et maintenant, sous leurs yeux et sous leurs doigts et mains, tous deux ;

mais élargissant, tous deux, la vision de l’analyse à tout ce qui vient constamment leur donner, comme à profusion de lucidité, le geste optique de recul d’élucidation _ ce va-et vient entre le microscope et le télescope dont parle Proust à la fin du Temps retrouvé _, puisé à leur inépuisable fond de culture si judicieusement convoqué,

les lire est une source renouvelée d’intelligence sensible et de découverte de vérité.

Merci à eux deux !

Et à leur art _ obstiné ! _ de si merveilleusement « varier« , hic et nunc, à dimension d’éternité…

Titus Curiosus, ce lundi 18 avril 2016

« La lumière plus chaude du soir » : la lucidité puissante de Jean Clair dans « Les Derniers jours »

29oct

Avec Les Derniers jours, Jean Clair nous offre ce mois d’octobre la poursuite et le creusement, puissant, de son travail de récit-méditation-mémoire entrepris dans Journal atrabilaire (en 2002), Lait noir de l’aube (en 2007), La Tourterelle et le chat-huant (en 2009) et Dialogue avec les morts (en 2011), tous déjà importants.

« La lumière du soir (…) plus chaude«  (page 19), probablement, du moins si en « quinze ou vingt ans, une profondeur s’est installée, ombres et lumières se distribuent différemment, et le temps s’est creusé au lieu de s’aplatir«  (page 19),

accorde au mémorialiste quelque _ préciosissime ! _ don mystérieux, de comprendre mieux le présent et parfois même de lire l’avenir«  (page 21) _ au moins dans ce que cet avenir offre d’un tant soit peu envisageable à qui a, peu à peu, appris, voilà !, à faire un peu mieux attention à la suite de ce qui advient, et surtout à décrypter son sens, dans l’Histoire collective, dans laquelle chacun d’entre nous, avec les autres, se trouve bien sûr d’abord pris et emporté, dans le main stream

Dans la lignée des Essais de Montaigne, adressés d’une part à l’ami disparu La Boétie, et, d’autre part, à la parentèle qui survivra au Seigneur de Montaigne et qui pourra y retrouver quelque chose, voire beaucoup, de l’auteur lui-même une fois qu’il aura physiquement, lui, disparu _ mais « rassasié de jours«  (l’expression de Jean Clair se trouve à la page 306) ; cela donne aussi le sublime Ich habe genug de Jean-Sebastian Bach _,

la double dédicace du livre de Jean Clair, page 9, s’adresse « In memoriam » à J.-B. Pontalis, d’une part, et d’autre part « À Esther, Emile, Élisée et Ulysse« , « qui vivent leurs premiers jours« …

Une autre fois encore peut-on trouver dans le corps du livre l’expression « les derniers jours » : page 163, à propos des tags.

« Dans ce monde à l’envers, le tag n’est plus destiné, comme autrefois le camouflage, à tenter de préserver les biens, mais à en précipiter la ruine, à les désigner à la vindicte et à la destruction, comme on peignait d’une croix rouge la porte de la maison où habitaient les pestiférés vivant leurs derniers jours « …

Ainsi, par la vertu des bonheurs de l’écriture,

les « visages rencontrés » et les « paysages parcourus«  (page 20) par celui qui s’est précédemment qualifié, non sans humour, de voyageur égoïste, « ne seront plus des imaginations«  seulement,

mais « ils se représenteront dans la mémoire comme ayant jadis et pour de bon existé » ; « ils défileront l’un après l’autre devant mes yeux (…) pour accompagner cette fois la ronde des Quatre Âges de la vie, de l’enfance jusque dans la vieillesse«  (page 21).

Même si « entre l’analyse et la confidence, la sociologie et l’aveu _ en effet… _, ce livre _ prévient obligeamment l’avis « Au lecteur« , page 11 _ est plus liquide _ qu’une Bildung, dans laquelle « il y a trop d’architecture« 

Ce n’est pas le récit d’une construction, mais d’une déconstruction, d’une dissolution peut-être, un retour à l’état premier, quand il n’y avait rien« … Comme si tout se défaisait de soi, comme de la civilisation ;

cf la conclusion, page 301, du chapitre « Le Citoyen idéal » :

« Burckhardt, l’historien de la Renaissance et l’ami de Nietzsche, pensait que le XIXe siècle n’avait pas été le siècle du progrès, mais celui de la décadence, et que le XXe siècle serait celui de la barbarie. Die Bilding Alteuropas, la civilisation de la vieille Europe, c’était sa définition, et c’est ce qu’il cherchait à sauver. Il n’en est sans doute plus temps « …

La lucidité de Jean Clair comporte ainsi certains chapitres particulièrement saisissants et terribles, que je mettrai ici en exergue :

Ainsi, d’abord, le chapitre « La Fête des fols«  (pages 251 à 265),

à propos de Venise _ cf ma propre série d’articles sur « Arpenter Venise« d’août à décembre 2012, à commencer par celui-ci :  : Ré-arpenter Venise : le défi du labyrinthe (involutif) infini de la belle cité lagunaire  _ et à propos de « ces gens cacophoniques _ descendants dégénérés de cette « touristocratie » que Séféris fut l’un des premiers à voir ravager son pays » (page 253), où émerge, à propos du grégarisme mimétique, la très forte proposition, page 257, selon laquelle « le modèle de la société moderne est le camp de prisonniers, le stalag, l’oflag…«  :

« Au fond, il semble que l’homme ne puisse plus se supporter en exemplaire unique. Il ne se montre plus qu’en reproductions multiples. Rencontrer un homme, un homme seul, est devenu une expérience insolite _ hélas !!! L’espèce ne paraît survivre qu’à l’état de colonies. C’est sous cet aspect qu’elle envahit les rues, remplit les carrefours, grimpe le long des escaliers, s’infiltre dans les musées, pareille à des moisissures, des polypes, des mousses pullulant au fond d’une boîte de Petri.

L’homme évite son visage _ voilà !

Et page 104, Jean Clair écrit : « La prosopagnosie est une maladie neurologique qui se caractérise par le fait que celui qui en est atteint ne reconnaît plus les visages. C’est une société entière qui semble aujourd’hui atteinte de cette maladie dégénérative, qui plonge dans la nuit de l’oubli le très ancien prosôpon grec. L’homme ne se reconnaît plus« _,

L’homme évite son visage _ le sien comme celui des autres ; il préfère leur substituer les caricatures de stéréotypes ;

cf ceci, pages 285-286 : « L’homme devenu invisible à lui-même et sans vis-à-vis, sans visage, et transparent aux autres, sans forme repérable et sans nom : ces caractères de la vie concentrationnaire sont aussi ceux qui définissent la plupart des traits de la figure dans l’art moderne : un art sans visage, un art dévisagé par des procédures systématiques, du cubisme au surréalisme, des formes qui, ramenées au stéréotype, ne peuvent ni renvoyer à une identité ni relever d’une nomination« … ; et ce phénomène a empiré par la déferlante de la dérision… _

L’homme évite son visage

et ne peut plus se déplacer qu’en amas. Le modèle de la société moderne est le camp de prisonniers, le stalag, l’oflag… (…) C’est ce supplice que la société d’aujourd’hui semble insensiblement _ via les schèmes complaisants et soft de l’idéologie _ avoir imposé à tous, un lieu où le secret a disparu _ un thème important de ce livre de Jean Clair _, comme si le modèle à suivre était de reproduire dans la société civile les conditions de la captivité«  _ névrotiquement désirée, telle une servitude volontaire _, page 257.

« Comme si dans ces compulsions de répétition où le névrosé n’apaise son angoisse de vivre qu’en revivant sans fin les épisodes désagréables de son passé « , page 258 : ainsi les pulsions masochistes, ainsi, aussi, que les pulsions sadiques,

ont-elles, en effet, une place considérable (!) dans les humeurs si complaisamment déployées de notre modernité ; comme cela ne se perçoit que trop évidemment dans l’invasion massive du trash et de l’excrémentiel dans le pseudo _ = auto-revendiqué… _  « art contemporain« .

Cela aussi Jean Clair le développe ici ;

cf par exemple le chapitre (pages 115 à 119) « L’ordure« , autour des exemples d’objets _ revendiquant le statut d’« œuvres » ! _ de Piero Manzoni, Joseph Beuys, Duchamp, Serrano :

« De Piero Manzoni à Serrano et à son verre de pisse dans lequel trempe un crucifix, l’excrémentiel a étendu son empire _ voilà ! _ jusqu’à recouvrir _ sans commentaire ! _ l’homme et sa production la plus haute.

La régression _ voilà ! _ continue dans l’ordre sexuel,

la démarche de l’art à exhiber des pulsions les plus archaïques jusqu’à confondre l’amour et la destruction,

pour offrir finalement ses déchets,

serait le destin de la création d’aujourd’hui,

l’image que l’homme voudrait, à tout prix du marché, retenir de lui-même« , page 118…

Cf aussi, là-dessus, mon article du 12 mars 2011 OPA et titrisation réussies sur « l’art contemporain » : le constat d’un homme de goût et parfait connaisseur, Jean Clair, en « L’Hiver de la culture », à propos de L’Hiver de la culture de Jean Clair.

Ensuite, le chapitre « Le Citoyen idéal«  (pages 295 à 301),

dans lequel Jean Clair applique une remarque d' »Ernest Renan critiquant le Code civil issu de la Révolution » à « ce qui allait s’accomplir dans les premières années du XXIe siècle » (page 295) à propos des enfants « sans filiation et sans union«  (page 296) et du « célibataire » :

le « célibataire _ pareil à la machine du même nom qu’avait là encore imaginée un artiste, Marcel Duchamp _ vivant seul dans sa chambre, comme aujourd’hui, dit-on, la moitié des habitants à Paris,

le producteur capable d’assurer le maximum d’efficacité et de rendement dans sa force de travail, au sein de la société où il a surgi,

sans attaches, sans passé, sans projet, né de parents inconnus, le produit anonyme de la gestation pour autrui«  (page 296) :

« Ce citoyen « idéal » (…) sera la créature _ toute de pleine positivité _ qui ignore la maladie,

triomphe d’une humanité biologiquement parfaite et moralement dérivée de toute attache humaine«  (page 297) ;

« Cet être idéal de Renan incarnera alors le pur producteur et le parfait consommateur, sans amour et sans lien, tout entier et uniquement producteur et consommateur de sa propre production, sans l’embarras des liens familiaux, des regrets et des ambitions, des défaillances du cœur, et dont la seule raison d’être (…) sera (…) d’être (…) le pur _ et simple : simplifié ! _ acteur, l’objet sans projet ni regret, l’individu sans filiation, sans hérédité et sans mémoire, exempt de toute maladie génétique, et qui pourra toute sa vie de bâtard et d’orphelin, sans origine et sans descendance, si « naturel » qu’il ne consacrera son temps qu’à la société anonyme _ en parfaite (et si commode, techniquement…) adaptation à elle (exclusivement ! surtout jamais d’accommodation inventive, créative !!) _, sans visage et sans nom«  ;

« Qu’en est-il du sens de pareille existence, sans échappée _ ni horizon(s) un peu lointain(s) _ possible, (…) dont le seul et unique soin restera l’entretien de cet organisme précieux qu’est son corps _ cf ici l’admirable portrait du « dernier homme » de Nietzsche dans le lucidissime Prologue de son Ainsi parlait Zarathoustra _, enchaînant jour après jour de pénibles exercices musculeux rassemblés sous le nom de fitness, la pratique des sports devenue obsessionnelle dans la poursuite de plus en plus nauséeuse de la performance, de sorte que, née de rien et promise à rien (page 298), cette carcasse soit un jour encore, un jour de plus, capable de satisfaire pleinement, sans erreur, sans retard, sans humeurs _ telle une mécanique ad hoc _, aux horaires, aux agendas, aux commandes, aux impératifs d’une profession et aux illusions _ de pseudo jouissance : « Que du bonheur !!! » en est la scie… _ d’une vie sociale _ clubs de rencontre et « réseaux sociaux » _ dont la nécessité et l’utilité auront cependant cessé d’être visibles ? À ce point de non-sens, de nullité et d’ennui, une telle vie, soumise à l’eugénisme à son apparition, ne suppose-t-elle pas d’être _ aussi _ euthanasiée à son terme ?

Les héritages, tant spirituels que matériels, seront à la mort dispersés à l’encan, les liens qui unissaient entre eux les choses dont ils étaient constitués, physiques ou immatériels, seront rompus. Ou bien n’auront jamais eu lieu.

Il n’y a plus rien à garder de ce que l’on aura vécu, pas plus qu’il n’y a à se poser la question de savoir d’où l’on vient.

Le citoyen idéal n’a nul besoin de s’embarrasser du passé ni de la possession des choses qui témoignent de son devenir et qui posent la question de son sens _ question réputée bien trop « prise de tête«  pour tant et tant… Un individu sans histoire _ réduit à un présentisme infantile ! _ : l’écriture de sa vie, sa biographie, serait tout bonnement impossible. Restera un animé, à peine un animal, relevant du monde de la zoologie _ ce qu’était l’esclave (prolétaire), pur « instrument animé« 

Deviendrait alors tout aussi inutile, dans ce monde réduit _ en effet ! _ aux calculs de la globalisation bancaire, la transmission matérielle _ le soin des héritages » (page 299).

« Plus rapide que la circulation des tableaux, des meubles, des livres qui constituaient en un lieu précis les biens d’une famille, il serait tellement plus avantageux, pour une société éprise d’efficacité _ ah l’ampleur des dégâts du pragmatisme utilitariste ! _ de n’en plus considérer que la _ techniquement très commode _ contrepartie fiduciaire, « une jouissance toujours appréciable en argent », non plus la valeur éthique, spirituelle ou esthétique, mais le prix sur un marché fluctuant, jusqu’au point où (…) le monde entier, en un seul jour, glisse à l’abîme.

Un viager globalisé comme forme de la catastrophe planétaire«  (page 300) : une expression magnifique !

« Ne restera plus de notre société qu’un vaste orphelinat d’individus solitaires, prostrés ou agités comme les fous dans la cour des asiles, maniaco-dépressifs et hypocondriaques, que prendra en charge _ et encore !?!.. _ l’administration glacée et impavide de l’État «  (page 301).


Et aussi le très fort chapitre « La Jeune fille et la mort«  (pages 313 à 323),

à propos de la reconnaissance du « vertige » – « désarroi » de se « découvrir incomplet« , lors de la toute première rencontre _ sexuée _ avec « un corps qui, de toute évidence, par sa souplesse, son organisation et son odeur, différait du mien«  (page 313).

« Reproductible, je m’étais découvert mortel » : « c’était la jeune fille qui, en me tirant de la mort qui se cachait en moi, m’avait remonté vers la vie, tiré du vide dont je sentais persister la morsure.

Je n’ai jamais plus depuis éprouvé sensation si violente et si sourde.

Et plus tard, si les obsessions de castration, d’impuissance, les configurations œdipiennes et autres formations biscornues de l’âme qui naissent, dit-on, de la différence des sexes, ne m’ont guère inquiété,

est demeuré longtemps en moi le souvenir de ce froid intérieur, soudain et passager«  (page 314).

Pourtant, quelle étrange chose d’imaginer que la continuité de l’être humain _ comme espèce _, et que la noblesse de ses créatures,

fussent en réalité fondées _ voilà _ sur l’attirance élective, l’accouplement automatique, mécanique, magnétique, machinal, animal en tout cas, de ces deux parties du corps, les organes de la génération, en général dissimulées, qui ne se trouvaient être, en général froidement considérées, qu’assez repoussantes, autant qu’elles étaient désirables, dans l’indécision de leur forme et leur trop-plein de sécrétions, si bien qu’on y revenait toujours, sans cesse, au fond, avec une fureur de plus en plus vive, jamais lassé, curieux d’y découvrir le mystère, jusqu’au fond justement _ oui ! _, alors que dans ce fond il n’y avait décidément rien à voir, ni crèche de Noël ni grandes eaux de Versailles, ni homoncule ni diablotin,

et que le peintre peut-être le plus sensuel, le plus curieux des fonctions naturelles, au siècle précédent, Gustave Courbet, était finalement resté _ en sa désormais célèbre Origine du monde _ sur le seuil, incapable de franchir la frontière et de desserrer les deux lèvres, mais d’autant plus poussé, avec une admirable maîtrise, à en peindre les contours, les clôtures et les ombres » (page 315)

_ Ici, incise : la description-analyse que donne Jean Clair, page 102, du tableau de Courbet (et de l’ouverture ou pas de ses « chairs frisées, roses ou rouges, toutes baignées d’huile, ces peaux grenues ou fripées, ces béances, ces chaos, ces organisations« , etc., lit-on encore page 315), est rien moins que fascinante de justesse ; je lis, page 102 donc :

« Quelqu’un qui a voué un culte à Lacan parle du tableau de Courbet que le psychanalyste avait possédé : « … le sexe ouvert d’une femme, juste après les convulsions de l’amour, c’est-à-dire ce que l’on ne montre pas et ce dont on ne parle pas… un sexe féminin écarté… »

Jean Clair alors commente :

« Les convulsions de l’amour, le terme est repris de Maxime Du Camp, qui l’avait lui-même emprunté au vocabulaire de la psychiatrie naissante. Mais « ouvert » ? « écarté » ? On n’y voit que ce que chacun peut en voir : une fente rectiligne, divisant les deux cosses d’un fruit charnu, fermé, caché, clos sous l’ombre de la toison, et qui semble n’avoir jamais été pénétré, parfaitement identique dans la géométrie rituelle et indéfiniment reprise de son dessein au triangle pubien avec le sillon vulvaire, inscrit sur les parois de la grotte Chauvet, trente ou quarante mille ans avant notre ère.

Ces lèvres n’ont jamais été entrouvertes et le bijou reste muet. Il est fermé sur lui-même, comme on dit justement d’un visage qu’il est « fermé » _ et sa représentation interdit qu’on en puisse identifier le propriétaire. Cette pièce d’anatomie féminine, faite pour susciter le désir, doit aussi, pour remplir sa fonction, être en même temps un morceau d’obstétrique, l’agent d’une genèse qui, pour se poursuivre, conserve jusqu’au bout son anonymat«  (page 102).

Fin ici de l’incise, et retour aux « ressorts physiologiques«  de « depuis toujours » à la page 316 :

(…) « Comment donc pouvaient-ils donc avoir été, tous ces ressorts physiologiques, simplement et mystérieusement physiologiques, depuis toujours, le fondement même de notre vie, de notre histoire, et le foyer formateur d’industries ingénieuses, de tout ce qu’on appelait, non sans orgueil, notre culture ? » (page 316).

(…) « Comment ces deux organes avaient-ils, pendant des millénaires, assuré, dans leur usage de plus en plus  réglé, l’ordre de nos sociétés leur permanence ? (…)

Mais cela n’était vrai qu’aussi longtemps que s’éprouverait, à l’origine, dès la première fois, cette blessure si singulière que j’avais ressentie, que se feraient entendre au fond de moi cet éboulement soudain _ comme si mon sexe avait été lui aussi descellé _ et ce froid intense qui m’avaient révélé que mon corps n’était ni mon corps tout entier ni même mon corps tout court, non que j’eusse ressenti, comme diraient les savants, quelque angoisse à découvrir que la femme n’« en » avait pas, mais plutôt qu’il ne servait à rien d’en avoir une, aussi longtemps qu’elle serait solitaire«  (page 319).

« La découverte aveuglante d’une vulnérabilité que tout humain doit un jour éprouver en lui, je l’avais ce jour-là pressenti en serrant ce corps étranger contre moi «  (page 320).

« Mais tout cela aussi, désormais, appartenait à un temps révolu. Les temps nouveaux affirmaient que l’homme, grâce au progrès médical, serait bientôt immortel, tout comme l’avaient été, aux origines, les andres des poèmes hésiodiques. Et, tout comme eux, et pour les mêmes raisons, les unions des deux sexes ne seraient plus fondées sur leur nécessaire distinction puisque le soin de la filiation serait lui aussi confié au progrès _ maîtrisé et contrôlé _ des techniques«  (pages 320-321).

« Peut-être fallait-il mieux (…) décider, au nom des « droits » de l’individu, de tout laisser aller, de tout laisser courir, ne plus distinguer _ voilà _ les frontières, les genres et les interdits, jusqu’à faire s’épouser les homosexuels, et louer les ventres disponibles comme un ouvrier tous les jours loue ses bras et sa force de travail«  (page 321).

Cependant : « oser faire se rencontrer, au fond des éprouvettes, des animalcules choisis et numérotés, et de petits œufs de confection couvés dans des ventres de location, n’était-ce pas peut-être aussi, dans le secret de la chambre à coucher, assurer subrepticement, au nom du socialisme _ de la loi Taubira _ et de l’homme libéré, la victoire posthume du nazisme ?« 

(…) « Fallait-il décidément jeter aux orties ce qui avait été pendant deux ou trois mille ans l’assise de la pensée et de la morale de l’Europe, chez les Juifs, les Grecs, les Chrétiens ? Fallait-il que le mariage ne fût plus, dans cette déroute soudaine de la langue et ce mépris des mots, que le vocable niais désignant à présent un événement « festif », à la façon dont les Chinois et les Japonais viennent, au Palais-Royal à Paris, ou bien sur les bords de la Loire à Tours, célébrer des mariages « romantiques », sans origine et sans lendemain, vidé du sens que lui avaient donné nos philosophies et nos croyances ? (…) Un midrash rappelle que Dieu créa le Monde en six jours et qu’il se reposa le septième. Il pose la question, mi-plaisante, mi-ironique, de ce qu’il fit par la suite. Veiller, répond-il, à la pérennité des couples des humains. cela suffirait à l’occuper pour le reste du temps, fussent-ils infinis«  (pages 322-323).

Ainsi se comprend la conséquence qu’en tire Jean Clair, page 325 : « Cette classe, cette intelligentsia tant admirée (…), il m’apparaît aujourd’hui qu’animée de la joie mauvaise du refus des distinctions et du respect des commandements, elle aura trahi, installée qu’elle est de par sa propre volonté et par sa propre paresse, dans un exil culturel permanent et profond« …

Bien sûr, on peut ne pas partager le degré de pessimisme qui affecte Jean Clair à propos de l’action de Mediapart (face au secret), ou à propos de la loi dite « du mariage pour tous » et de ses conséquences à court ou à long terme…

Mais la question de la place du rapport des individus (de la société) à l’altérité est bien capitale !

 

De même qu’on peut regretter,

et alors même que Jean Clair fait le vibrant éloge de Comenius, « le fondateur de l’art de tout enseigner à tous«  (page 234)

et des « Tchèques » qui « plus souvent que d’autres » « se seront inquiétés de cette éclipse de la cultura animi » _ Jean Clair évoque ainsi page 236 « Jan Patocka, dans son livre Platon et l’Europe« , qui « s’est inscrit dans cette quête du souci de l’âme prise dans la lumière de la réminiscence platonicienne : « Le souci de l’âme est donc ce qui a engendré l’Europe » » ;

mais aussi, « morave comme Comenius« , voici le nom de « Gustav Mahler : « La culture n’est pas la conservation des cendres, mais l’entretien du feu » » ;

et encore « morave encore, Sigmund Freud«  qui « en 1928, impute à l’Europe un certain Malaise dans la culture, un malaise dans l’âme européenne, car c’est en Europe et en Europe seule qu’a été créé le concept de culture comme principe universel de civilisation, c’est-à-dire d’humanité. Ç’avait été l’idéal de Comenius« , page 237  _ ;

de même, donc, qu’on peut regretter cette position de Jean Clair, page 53 (au beau et important chapitre « L’Assimilation« ), quant à sa perte du « goût de transmettre » ;

je cite :

« Quand je compare la joie et la variété de ces échanges _ au lycée Jacques Decours, entre 1951 et 1956 _, qui naissaient entre des garçons qui venaient de partout en Europe _ et particulièrement de l’Europe centrale et de l’est… _ et des milieux les plus divers,

à la grossièreté de sa langue comme à la brutalité de l’école d’aujourd’hui,

je mesure la décadence d’un pays _ la France _ qui m’a donné la possibilité d’apprendre,

mais qui, dans le déclin rapide de son éducation, m’a retiré _ in fine _ le goût de transmettre « …

Ce goût de transmettre

_ cf mes deux articles sur L’Ecole, question philosophique :

Penser vraiment l’école : l’indispensable et urgent débrouillage du philosophe _ l’admirable travail de Denis Kambouchner

et Ecole et culture de l’âme : le sens du combat de Denis Kambouchner _ appuyé sur le « fait du bon professeur ;

ainsi que mon entretien (d’une heure environ) avec Denis Kambouchner à la librairie Mollat le 18 septembre dernier _

est tellement décisif !!!

Ne jamais renoncer, y compris contre le main stream

Titus Curiosus, ce 29 octobre 2013

Hannah Arendt et l’impérieux devoir de penser « vraiment » ce qui advient : ce qu’en montre magnifiquement le film superbe de Margarethe Von Trotta

07mai

Hannah Arendt de Margarethe Von Trotta est un film magnifique, d’une suprême élégance et d’une très grande justesse, sur une femme singulièrement admirable _ forte en sa fragilité _ en sa vie _ de « déplacée« .

Jusqu’ici, je ne l’ai regardé qu’une seule fois…

Mais il m’a donné, aussi, le très vif désir de me plonger dans la lecture précise de l’œuvre _ Écrits juifs, pour commencer, puisque le film tourne autour de la séquence 1960-1963 de la vie de Hannah Arendt (1906-1975), autour du procès d’Adolf Eichmann à Jérusalem, de l’écriture d’Eichmann à Jérusalem, et des polémiques virulentes que la réception de ce livre-« rapport«  a suscitées ; j’ai aussi acheté son Journal de pensée _ 1950-1973 ; ainsi que l’édition Quarto des Origines du totalitarisme (comportant aussi Eichmann à Jérusalem _ rapport sur la banalité du mal), avec une excellente Introduction générale intitulée Hannah Arendt entre passions et raison, pages 11 à 91, et de remarquables Introductions spécifiques (aux Origines du totalitarisme, pages 143 à 175, à ses textes complémentaires, pages 841 à 844, ainsi qu’aux Correspondances et Dossier critique y ayant trait, pages 941 à 945 ; puis à Eichmann à Jérusalem, pages 979 à 1013, et aux Correspondances et Dossier critique y ayant trait, pages 1309 à 1312), par l’excellent Pierre Bouretz (oui ! Quelle admirable finesse d’appréciation jointe à une quasi infinie érudition de sa part ! : son travail de recherche et de présentation constitue chaque fois une caverne d’Ali-Baba, un trésor de données et nouvelles pistes de recherche, dont on ne saurait dire jamais assez tout le bien qu’il mérite)… _

et de la correspondance de cette philosophe cruciale : celle avec Kurt Blumenfeld (1933-1963) et celle avec Mary McCarthy (1949-1975), au tout premier chef _ et aussi les Souvenirs de Hans Jonas (1903-1993) ; et je ne saurais parler de la correspondance de Hannah avec son mari Heinrich Blücher, sur laquelle je n’ai hélas ! pas réussi à mettre la main : le tirage de la première édition ayant été épuisé, à quand une ré-édition ?.. _,

puisque le film de Margarethe Von Trotta a choisi de mettre sa focale sur la présence intensément attentive _ quel regard ! quel être-au-monde ! _ de Hannah Arendt _ à la très élémentaire fin d’accomplir un simple « reportage«  ! : à la seule fin de « rendre (très honnêtement) compte » de ce qui advenait en ce tribunal, entre accusation, défense et juge ayant au final à trancher… _ au procès Eichmann à Jérusalem

_ du moins le premier mois de celui-ci : Hannah Arendt est à Jérusalem le 9 avril 1961, et quitte « Israël le 7 mai après avoir assisté au début du procès qui s’achèverait le 14 août« , soit trois mois et une semaine après son départ ; « puis elle mettrait près de deux ans pour écrire les articles qui paraîtraient en cinq livraisons dans le New Yorker entre le 16 février et le 16 mars 1963, puis sous la forme d’un livre en mai de la même année« , pour reprendre la formulation de Pierre Bouretz, page 28 de sa belle présentation, Portait de groupes avec dames, de la correspondance de Hannah Arendt et Mary McCarthy : soit une autre richissime mine d’informations ! ; la préface de Pierre Bouretz va de la page 7 à la page 40, et les notes de cette préface (au nombre de 113 !) vont de la page 40 à la page 53... _

et le scandale provoqué par la publication des cinq articles, dans le New-Yorker, les 16 et 23 février, les 2, 9 et 16 mars 1963, de ce qui est devenu l’essai-reportage Eichmann à Jérusalem _ rapport sur la banalité du mal, paru (réuni en sa totalité) en mai 1963 ;

ainsi que les réactions riches et complexes de ses proches et amis : Kurt Blumenfeld (à Jérusalem), Mary McCarthy et Hans Jonas (à New-York et New-Rochelle) _ quant à Gershom Scholem (à Jérusalem) et Karl Jaspers (à Bâle), autres correspondants capitaux de la chère Hannah, ils n’apparaissent dans le film : faute de rencontres physiques (filmables, donc) pour le premier, et de débats assez vraiment contradictoires pour le second, probablement : c’est du moins l’impression que j’ai retirée de mes lectures à parcourir leur correspondance avec Hannah…

Sur le regard de Hannah Arendt _ qu’interprète magnifiquement Anna Sukowa dans le film de Margarethe Von Trotta : une performance admirable !!! En un très bel article sur ce film, Hannah Arendt, celle qui voulait penser sans garde-fou, (l’expression « Denken  ohne Geländer«  provient du livre de Melvyn A. Hill, Hannah Arendt : The Recovery of The Public World, où elle est citée, page 314, indique Elisabeth Young-Bruehl, à la page 595 de sa biographie Hannah Arendt), Pierre Assouline remarque très justement que vers la fin du film (probablement la séquence de la conférence devant ses étudiants), le spectateur se prend à tousser quand le personnage à l’écran fume !.. _,

lire ces expressions de Mary McCarthy lors de l’hommage funèbre rendu à l’amie le jour de son enterrement, le 8 décembre 1975,

telles que les rapporte Pierre Bouretz, page 39 de sa très belle préface à la correspondance de Hannah Arendt avec Mary McCarthy

_ mieux encore : lire le texte intégral Pour dire au revoir à Hannah, publié le 22 janvier 1976, tel que le donnent, en forme de (très belle !) préface, les Considérations morales de Hannah Arendt, données, elles, d’abord en conférence en 1970, puis remaniées pour leur publication en 1971, aux Éditions Rivages ; un texte important qu’une note page 24 de cette édition en Rivages poche donne comme « le premier écrit du projet, dont Hannah Arendt n’a laissé à sa mort que des notes, rassemblées et éditées par Mary McCarthy sous le titre La Vie de l’esprit (en 2 vol. PUF, 1981-1983)«  _ :

« On peut laisser à Mary McCarthy _ écrit donc Pierre Bouretz en sa préface à cette correspondance _ les derniers mots : ceux prononcés le 8 décembre 1975 dans la chapelle du Riverside Memorial lors d’un hommage funèbre _ Hannah est morte le 4 décembre _ où elle parle aux côtés de Hans Jonas _ ami de 51 années, depuis l’automne 1924 à Marburg _, William Jovanovich _ l’éditeur de Hannah Arendt, aux Éditions Harcourt Brace Jovanovich _ et Jerome Kohn _ le dernier assistant de recherche de Hannah Arendt à la New School for Social Research, et responsable du Hannah Arendt Literary Trust.

Alors que Hans Jonas _ qui rompit avec Hannah Arendt lors de cette affaire des retombées de ce Eichmann à Jérusalem, avant de se réconcilier avec elle, « deux ans, je crois » plus tard, dit-il, page 220 de ses Souvenirs (« Jusqu’à ce qu’enfin Lore me dise de façon péremptoire : « Hans, c’est dément ce que tu fais là. On ne laisse pas une amitié comme celle que tu avais avec Hannah se briser ainsi, fût-ce en raison d’une divergence d’opinion extrêmement profonde. Finalement, ce n’est jamais qu’un livre. Tu ne peux pas purement et simplement éliminer sa personne de son existence. Tu devrais te rapprocher d’elle à nouveau ». Et c’est ce que je fis« …) ;

page 221 de ces Souvenirs, Hans Jonas dit encore : « elle était un génie de l’amitié »… _

alors que Hans Jonas

se souvient de l’arrivée au séminaire de Heidegger _ à Marburg, l’automne 1924 _ d’une jeune fille « timide et réservée, avec des traits d’une étonnante beauté et des yeux esseulés » _ voilà ! déjà… _ qui pratiquait déjà « une recherche tâtonnante de l’essence » et répandait « une aura magique autour d’elle »

_ page 11 de son Introduction générale Hannah Arendt entre passions et raisons à l’indispensable Quarto des Origines du totalitarisme, Pierre Bouretz rapporte, cette fois sans coupure, un plus long extrait de ce tout premier souvenir de Hannah, en 1924, par Hans Jonas, dans le discours d’éloge de celui-ci lors de ce « service funèbre d’Hannah Arendt au Memorial Chapel de Riverside de New-York le lundi 8 décembre 1975 » :

« Timide et réservée, avec des traits d’une étonnante beauté et des yeux esseulés _ expression admirable ! _, elle apparaissait d’emblée _ oui ! _ comme quelqu’un d’exceptionnel, d’unique, de façon pourtant indéfinissable. Le brio intellectuel n’était pas chose rare en ces lieux. Mais il y avait en elle une intensité _ oui _, une direction intérieure _ voilà _, une recherche instinctive _ est-ce la traduction adéquate ? _ de la qualité _ un trait capital _, une recherche tâtonnante _ mais infiniment patiente et déterminée, que rien n’arrête… _ de l’essence _ au-delà de ses apparitions et attributs fluctuants _, une façon d’aller au fond des choses _ voilà _, qui répandaient une aura magique autour d’elle _ l’usage par Jonas de ce terme benjaminien n’a rien, lui non plus, d’aléatoire… On ressentait une détermination absolue _ de sa volonté et de son intelligence unies ; voilà (cf aussi le tryptique arendtien penser-vouloir-juger, de La Vie de l’esprit) : d’une puissance indomptable _ à être elle-même _ s’accomplir : en esprit et en actes _, une volonté tenace qui n’avait d’égale que sa grande vulnérabilité« 

Et Pierre Bouretz commente magnifiquement, pages 11-12 de cette importante présentation :

« Désormais et jusqu’à la fin de ses jours, Hannah Arendt cherchera à se protéger de cette fragilité _ qu’aggraveront les exils successifs de la « déplacée«  qu’elle devient pour jamais… _ par l’amitié _ un facteur capital de la vie (et donc de la biographie ; cela valant aussi, forcément !, pour ce film magnifique de justesse de Margarethe Von Trotta !) de Hannah Arendt _ :

garantie d’une pensée qui ne peut s’élaborer tout à fait dans la solitude _ d’abord ! Voilà ! cela dans le dialogue vrai et au risque (qu’elle assumera) des blessures (mais sur lesquelles il est possible de passer) de la polémique ; cf Kant : « Penserions-nous beaucoup et penserions-nous bien, si nous ne pensions pas pour ainsi dire en commun avec d’autres qui nous font part de leurs pensées et auxquels nous communiquons les nôtres » par le dialogue, la discussion, le débat (en toute sincérité, authenticité et bienveillance, et si possible et encore beaucoup mieux amitié !), in La Religion dans les limites de la simple raison, un texte au départ contre la censure… ; cf aussi le concept de l’« ami«  comme « meilleur ennemi«  dans le merveilleux De l’ami, de Nietzsche, au livre premier d’Ainsi parlait Zarathoustra _,

par l’amitié _ donc _

garantie d’une pensée qui ne peut s’élaborer tout à fait dans la solitude _ mais dans l’échange le plus exigeant avec de vrais amis ! _,

rempart contre la violence du siècle _ ce point est bien sûr vitalissime ! _,

refuge aux époques de polémique _ encore et aussi : ce qui permet non seulement de parvenir à survivre dans les « temps sombres« , mais aussi de surmonter tant affectivement qu’en pensée se renforçant (« Ce qui ne me tue pas, me renforce« …), la pénibilité rongeuse des épreuves… ;

je pense ici, d’abord face à la terrible « violence du siècle« , aux pas assez connues très difficiles conditions de la survie de Hannah en France en 1940, à partir de la décision, le 5 mai 1940, pendant la « drôle de guerre« , « du Gouverneur Général de Paris : tous ceux qui étaient âgés de dix-sept à cinquante-cinq ans, hommes et femmes célibataires, femmes mariées sans enfants, originaires d’Allemagne, de Sarre ou de Dantzig, devaient se faire connaître pour être rassemblés (sic) soit dans des camps de prestataires, soit dans des camps d’internement, les hommes le 14 mai au stade Buffalo et les femmes le 15 au Vélodrome d’Hiver. (…) Le 23 mai, elles _ les femmes internées une semaine au Vel d’Hiv _ furent transportées par autobus, à travers Paris, le long de la Seine, jusqu’à la gare de Lyon. (…) On les conduisit _ en train jusque dans les Basses-Pyrénées _ à Gurs, un camp qui accueillait depuis 1939 des réfugiés _ républicains _ espagnols et des militants des Brigades internationales », pages 197-198 de l’indispensable biographie d’Elisabeth Young-Bruehl, Hannah Arendt ;

et je pense en particulier au séjour (pas encore assez documenté !) de Hannah Arendt à Montauban, entre sa fuite (à pied et seule : cf infra…) du camp d’internement de Gurs, fin juin 1940 (probablement le 24, lors de la panique qui a suivi la connaissance de la capitulation de Pétain, le 17 juin à Bordeaux, et des conditions de l’armistice, le 22 juin à Rethondes : tous les Allemands réfugiés en France seraient livrés à la Gestapo !), et son départ, si difficile à réaliser, de Marseille (avec son mari Heinrich Blücher) en train vers Lisbonne, en janvier 1941, sans plus de précision sur les jours de ce voyage ferroviaire ;

quand elle séjourne d’abord dans le quartier périphérique du Carreyrat, 558 chemin des Cabouillous, chez M. Beaufauché, où Hannah réussit à retrouver (comment ???) « Lotte Klenbort, son fils _ Daniel, né à l’hôpital de Rambouillet en novembre 1939 _, le fils des Cohn-Bendit, Gabriel, Renée Barth et sa fille«  (apprenons-nous à la page 202 de la biographie décidément indispensable d’Elisabeth Young-Bruehl, Hannah Arendt) ;

et que, ensuite, elle y est rejointe par son mari Heinrich Blücher : « un jour, par l’un de ces tours dont l’Histoire du Monde a le secret (!!!) , ils finirent par se rencontrer. Dans la rue principale de la ville _ de Montauban _, ils s’étreignirent au comble de la joie, en plein milieu d’un désordre de matelas et d’un flot de gens en quête incessante de nourriture, de cigarettes et de journaux«  ; « Blücher était atteint d’une mauvaise affection à l’oreille interne qu’il fallait faire soigner à Montauban (et pas ailleurs ?), mais à part cela il était en bonne santé. Son camp _ lequel ? celui du Vernet en Ariège, près de Pamiers, qu’il réussira à fuir ? ; ou bien, auparavant, celui de Villemalard, dans le Loir-et-Cher, où Heinrich Blücher avait été interné avec Peter Huber (beau-frère de Natasha Jefroikyn, la seconde femme de Heinrich Blücher) et Erich Cohn-Bendit ?.. Il se connaissaient depuis le « cercle«  qui se réunissait autour de Walter Benjamin, au 20 de la rue Dombasle à Paris ; cf page 157 de la biographie d’Elisabeth Young-Bruehl ; ce « cercle«  (amorce de la future « tribu«  arendtienne) comprenait, outre Walter Benjamin, Heinrich Blücher, Peter Huber et le juriste Erich Cohn-Bendit, « le psychanalyste Fritz Fränkel ; le peintre Karl Heindenreich ; enfin Chanan Klenbort, le seul Ostjude au milieu de tous ces berlinois. Les discussions qui avaient lieu d’habitude chez Benjamin au 10 de la rue Dombasle, rassemblaient des amis communs à Hannah Arendt et à Henrich Blücher ; ils formèrent le noyau de « pairs » qui entourèrent Arendt et Blücher les trente-cinq années qui suivirent« …  _ ;

son camp

_ en fait il s’agit du camp du Ruchard, en Indre-et-Loire, comme l’indique Christophe David en son excellente et très précieuse Introduction, L’envers de l’Histoire contemporaine, ou rêveries sur les vies parallèles et croisées de quelques femmes et hommes illustres ou non à partir des lettres que Walter Benjamin écrivit en français, aux Lettres françaises de Walter Benjamin : pour le Vernet, Heinrich Blücher n’y a pas été interné (en son panorama biographique, Vie et œuvre, des pages 95 à 140 du Quarto des Origines du totalitarisme, Jean-Louis Panné confond, page 116, les noms de Heinrich Blücher et Heinrich Mann, qui, lui, fut interné au Vernet, près de Pamiers en Ariège ; de même que c’est à tort que Jean-Louis Panné affirme que Walter Benjamin fut interné au Vernet, alors qu’il fut dispensé d’internement alors, pour raisons de santé et sur intervention de M. Hoppenot, après intervention amicale d’Adrienne Monnier ; et demeura à Paris, avant de rejoindre Lourdes par le dernier train au départ de Paris-Austerlitz lors de l’arrivée des Allemands à Paris, le 14 mai 40 ; quant à Villemalard, Heinrich Blücher y avait été enfermé « près de deux mois« , de la mi-septembre à la mi-décembre 1939 ; le 16 janvier 1940, Hannah Arendt et Heinrich Blücher purent ainsi se marier à la mairie du XVe arrondissement : « Martha Arendt et Lotte Klenbort, l’épouse du grand ami Chanan Klenbort, sont les témoins du couple« …) _

son camp _ Le Ruchard, donc, non loin de Tours _ avait été évacué quand les Allemands avaient atteint Paris » _ le 14 juin, donc ; sur ce point des divers camps d’internement en France, compléter la biographie d’Elisabeth Young-Bruehl par le travail de Denis Peschanski La France des camps _ l’internement 1938-1946. Il faut aussi rééditer Les Camps de la honte _ les internés juifs des camps français (1939-1944) d’Anne Grynberg, aux Éditions de La Découverte…

Je poursuis la lecture de la biographie d’Elisabeth Young-Bruehl, pages 202-203 :

« Les Blücher vécurent peu de temps aux environs de Montauban, puis se fixèrent dans un petit appartement de la ville, situé au-dessus du studio d’un photographe. Ils recevaient la visite des membres de la maisonnée Klenbort, qui s’était encore élargie, et celle d’autres amis récemment parvenus à s’évader des camps. Ainsi Peter Huber, qui avait été interné avec Blücher. Erich Cohn-Bendit à son tour vint rejoindre sa femme _ Herta _ et son fils _ Gabriel _, que Lotte Klenbort avait emmené avec elle en quittant Paris (Hannah ne fit la connaissance du second fils Cohn-Bendit, Daniel, né en 1945, que bien plus tard, après la guerre, aux États-Unis). Montauban vit également le passage de Fritz Fränkel avant son départ pour le Mexique, et d’Anne Weil _ née Mendelssohn et épouse d’Éric Weil, le philosophe (1904-1977) ; amie de Hannah de toujours (depuis le temps de Königsberg) et pour toujours (elles se virent pour la dernière fois l’été 1975, à Tegna, près de Locarno, en Suisse)… _ avec sa sœur Katherine, qu’elle avait pu faire sortir de Gurs, car elle était _ par son mariage avec Éric Weil, français depuis sa naturalisation en 1938 _ de nationalité française. Les deux sœurs étaient parvenues à trouver un refuge assez sûr près de Souillac, dans un pigeonnier abandonné. Éric Weil, quant à lui, était comme tant de soldats français, prisonnier de guerre en Allemagne.

Les Blücher passaient leur temps aux aguets, scrutant chaque changement dans les mesures du gouvernement de Vichy dont l’antisémitisme devenait chaque jour plus patent« 

J’ai cherché davantage de précision dans les ouvrages passionnants

de Varian Fry « Livrer sur demande » _ Quand les artistes, les dissidents et les Juifs fuyaient les nazis (Marseille, 1940-1941), mais Varian Fry ne mentionne hélas pas les noms ni de Hannah Arendt, ni de Heinrich Blücher, pas connus à l’époque de la rédaction du livre de Fry, en 1945, bien que ceux-ci aient bien obtenu leurs visas pour les États-Unis grâce à l’action de l’Emergency Rescue Commitee que Varian Fry avait mis sur pied à Marseille ! ;

et d’Ulrike Voswinckel et Frank Berninger, Exils méditerranéens _ Écrivains allemands dans le sud de la France (1933-1941) :

ainsi peut-on trouver page 185 de cet ouvrage, un témoignage de Lisa Fittko sur Hannah Arendt, rencontrée (par un nouvel étrange hasard !) par Lisa Fittko fuyant elle aussi, avec deux autres évadées, le camp d’internement de Gurs, lors de sa fuite entre Gurs et Montauban, dans un village voisin de Pontacq, non loin de Lourdes :

« _ « Voulez-vous nous accompagner à Lourdes ? » proposâmes-nous.  _ « Je me sens plus en sécurité toute seule », répondit-elle. « En bande, on a moins de chance de s’en tirer »…  » (in Le Chemin des Pyrénées _ Souvenirs 1940-1941) ;

et pages 226-227 : « À la mi-août 1940, Walter Benjamin arrive à Marseille et retrouve des amis comme Hannah Arendt et Heinrich Blücher, à qui il confie le manuscrit de sa thèse historico-philosophique (Sur le concept d’Histoire)«  ;


ce que confirme la lettre de Hannah Arendt à Gershom Scholem, du 21 octobre 1940, écrite à Montauban (pages 12-13 de leur correspondance) : « Cher Scholem, Walter Benjamin a mis fin à ses jours, le 26 septembre, à Port-Bou, près de la frontière espagnole. Il avait un visa américain, mais depuis le 23 les Espagnols ne laissent plus passer que les détenteurs de passeports « nationaux ». _ Je ne sais pas si ces nouvelles arriveront jusqu’à vous. J’ai vu Walter à plusieurs reprises ces dernières semaines et ces derniers mois, en dernier lieu à Marseille. _ Cette nouvelle nous est parvenue, à nous comme à sa sœur _ Dora, internée et évadée, elle aussi à (et de) Gurs _, après quatre semaines de retard » ; la lettre de Hannah Arendt a été « reçue le vendredi 8 novembre 1940 (écriture de Gershom Scholem)«  : un témoignage capital…

Quant à la passion de comprendre,

elle sera bientôt et pour longtemps détournée du royaume des concepts _ qui régnait à Marburg en 1924 _

vers l’empire plus obscur _ et très souvent brutal _ de l’événement _ surtout quand il broie !.. _,

arrachée _ en 1933, puis en 1940 : par deux arrestations (la première à Berlin, la seconde à Paris) et deux fuites éperdues (hors de la police de Berlin, puis hors du camp d’internement de Gurs) et deux exils (via Prague, vers la France et Paris, en 1933 ; et, via Montauban, Marseille et Lisbonne, vers les États-Unis et New-York, en 1940) _ à la quiétude de la spéculation _ purement philosophique _

pour s’adapter à _ et surmonter _ l’anxiété _ le mot est ici un peu faible _ suscitée par l’Histoire _ et les ravages à très grande échelle du totalitarisme nazi, dans son cas à elle (elle n’eut pas directement à subir le totalitarisme stalinien)… _,

privée de l’insouciance d’une contemplation de l’Être

au nom de la responsabilité _ éthique et plus encore politique : Hannah met en garde contre les très graves périls de l’« acosmisme«  _ envers le monde _ une réalité absolument décisive et primordiale pour elle : fondamentale quant au sens même de l’« humainement exister« .

Mais elle trouvera un jour le loisir de s’exprimer : viendra le temps des livres après celui de la guerre.

On pourrait ainsi résumer l’expérience d’Hannah Arendt : formée à la vie de l’esprit et happée par l’Histoire «  ; Pierre Bouretz sait magnifiquement dégager l’essentiel ! Fin de l’incise sur ce discours de Hans Jonas ; et retour à celui de Mary McCarthy _,

Mary McCarthy _ quant à elle,

et je reprends enfin ici l’élan de ma phrase, ce même 8 décembre 1975 au Memorial Chapel de Riverside, en reprenant le texte de Pierre Bouretz à la page 39 de son Portrait de groupes avec dames, en ouverture de la correspondance 1949-1975 de Hannah Arendt et Mary McCarthy _

évoque « une femme très belle, attirante, séduisante, féminine« ,

avec « des yeux brillants,

étincelants comme des étoiles quand elle était heureuse et passionnée,

mais aussi des étangs ténébreux, profonds et lointains dans leur intériorité«  _ voilà pour la double dimension de ce si intense regard (sur le monde et les autres)…


Chacun peut se faire son idée de l’idée d’Hannah que Mary avait

à la lecture de ce texte grave et serein, presque gênant d’intimité dans sa dernière phrase.

Elle est à l’évidence bien vue lorsque décrite comme pensant tout haut _ voilà : le penser même en acte ! en toute l’exigence (et vivacité !) de la plus radicale justesse ! _ en public _ les autres étant conviés, bien sûr, eux aussi (et c’est un euphémisme !) à « oser penser«  ! _ dans ses conférences _ ici ses cours à l’université, comme nous en montrent, avec une magnifique intensité sur l’écran, plusieurs séquences du lumineux (et serein, au final) film de Margarethe Von Trotta _,

arpentant l’estrade en fumant si possible une cigarette _ vers quoi s’élance ici la fumée ? _,

parsemant les textes d’apartés _ ouvrant sur l’instant de nouvelles voies du penser ;

cf aussi une importante (et magnifique) remarque de la traductrice Martine Leibovici, page 1014 du Quarto des Origines du totalitarisme, et à propos de la révision ici par ses soins de la traduction dEichmann à Jérusalem, sur la phrase même, c’est-à-dire le style ! (et c’est aussi et surtout le style même de son penser en acte !!!) de Hannah Arendt :

« La structure des phrases posait aussi problème. Des phrases très longues, entrecoupées de parenthèses, des phrases « à l’allemande », mais pas seulement _ en effet.

On a l’impression d’être devant une partition à deux voix _ voilà ! _, l’une interrompant constamment la première _ ce mode ( en effet « constant«  !) de penser-juger, analyser-commenter, par un dialogue exigeant permanent avec soi-même et le réel, pour toujours davantage de justesse, est bien fondamental chez elle ! _, pour apporter des précisions ou des corrections _ cf ici la pratique d’écriture (par rajout de précisions) de Montaigne, ou de Proust… _, pour indiquer une autre piste, un autre point de vue, ou des commentaires«  _ un mode d’alerte du penser décisif ! pour ouvrir la liberté de ce qui doit venir, et « commencer«  vraiment de nouveau, mais sans rien oublier non plus du passé… _ ;

et Martine Leibovici d’ajouter ce point précis-ci :

« Lorsque Arendt cite ou paraphrase _ très scrupuleusement _ les propos d’Eichmann, elle ne cesse _ aussi : polyphoniquement ; la seconde voie vient doubler la première et lui donner le relief qui fait parler sa vérité ! _ d’intervenir, de traquer ses omissions, les défaillances de sa mémoire.

Ainsi resituées _ voilà ! le « rapport » de Hannah Arendt n’est ni plat, ni vide ; il est en permanence contextualisé… _,

les déclarations d’Eichmann,

qu’Arendt choisit de ne pas considérer a priori comme mensongères _ elle les prend au mot ! _,

deviennent la pièce centrale _ la base même : scrupuleuse donc _ d’une « longue étude _ analysée, mais aussi méditée et commentée, en cette polychoralité de son écriture inquiète d’une ultra-vigilance ; qui n’est jamais un simple et plat, ni univoque, « rapport » journalistique !.. _ sur la méchanceté humaine »,

délivrant la leçon « de la terrible, de l’indicible, de l’impensable banalité du mal »… Fin de la belle citation de Martine Leibovici. _ ;

parsemant les textes d’apartés _ donc, je reprends le fil de la citation par Pierre Bouretz du discours de Mary McCarthy _

similaires à des notes de bas de page,

laissant percevoir « les mouvements de l’esprit rendus visibles dans les actions et les gestes » _ penser est une joyeuse sommation de mouvements généreusement sans fin ; à l’image de la très joyeuse (et infinie : « tant qu’il y aura de l’encre et du papier » et que l’auteur sera vivant !..) cavalcade « à sauts et à gambades«  de Montaigne, elle aussi… (…)

Se souvenant avoir imaginé voir Sarah Bernardt ou la Berma de Proust la première fois qu’elle l’avait entendue,

elle _ Mary McCarthy, donc _ suggère que ce qu’il y avait chez elle de théâtral

_ et même de génie ! _ à être saisie _ voilà ! physiquement : et cela afin de très sérieusement les « cultiver » _ par une pensée, une émotion, un pressentiment » _ qu’elle donnait ainsi (un peu spectaculairement : et c’est aussi ce qu’est enseigner !) à partager… _ ;

persuadée qu’elle était le témoin le plus profond _ voilà ! _ des « sombres temps » _ de l’Histoire présente _,

elle considère que cela s’attachait à son expérience juive

et son statut de « personne déplacée ».

Ce portrait d’une femme « impatiente et généreuse » _ voilà : passionnément ! _ qui avait voyagé entourée d’amis « comme une passagère _ presque _ solitaire dans un train de pensées »

sonne juste et paraît fidèle.

C’est donc bien le mot « amitié » _ oui ! _ que l’on gardera à l’esprit _ très effectivement ! _ en refermant ce volume« ,

conclut fort justement cette présentation de la correspondance de Hannah Arendt avec Mary McCarthy, page 40, Pierre Bouretz, en juillet 2009…

C’est sur la qualité de ce profond regard (passionnément actif et pénétrant, et riche de divers degrés de penser en son chantier permanent) de Hannah Arendt

que je veux à mon tour mettre l’accent ;

et c’est encore ce regard (ainsi que ces gestes, tant physiques que de pensée, aussi, de cet inlassable « penser » en acte lui-même, tellement intensément liés, les uns comme les autres, à ce regard mobile si profondément vif !),

qui se ressent si fortement

à lire les longues phrases puissantes et polyphoniques de Hannah Arendt ;

et que le film de Margarethe Von Trotta,

comme l’incarnation vibrante de Barbara Sukowa,

réussissent si magnifiquement à nous montrer,

et faire ressentir et comprendre _ ensemble ! et en relief… _, en profondeur…

Le film débute sur la seule séquence _ d’abord lente, puis abrupte en sa chute _ où Adolf Eichmann _ mais on n’a pas le temps de vraiment s’apercevoir que c’est de lui qu’il s’agit ; on le comprend à la chute _ est incarné par un acteur. Du personnage, un vieillard semble-t-il, on ne perçoit dans l’opacité de la nuit _ australe _ déjà épaisse qui règne, que la frêle silhouette (et pas le visage), alors que descendu (seul) de l’autobus qui le ramenait vers son domicile _ l’autobus roulait (normalement…) vers la droite de l’écran : dans le sens de l’histoire… _, l’homme maintenant chemine (en revenant à contre-sens _ frêle piéton dans la nuit… _ de la direction où l’emmenait l’autobus _ il revient donc (= s’en retourne) vers la gauche de l’écran... _) sur le bas-côté _ passablement hasardeux : on perçoit l’herbe maigre vaguement poussiéreuse du bas-côté _ d’une route on dirait de campagne _ aucune habitation en vue _, s’éclairant d’une faible lampe-torche de poche _ on craint même pour lui : il est dangereux de cheminer la nuit si mal éclairé par une trop faible lampe-torche sur pareille route… D’ailleurs un petit camion _ survenant de la droite de l’écran : de derrière lui, dans son dos… _ le dépasse et s’arrête en un violent crissement de freins, et un petit groupe d’hommes qui en sautent _ après avoir soulevé la bâche arrière du camion, qui les cachait… _ s’empare en un éclair de l’homme et l’emporte dans la soute arrière, en le tenant baillonné _ le camion reprend la route sans perdre un instant en filant à vive allure vers la gauche de l’écran. Comme dans un film policier. À cet instant, le spectateur est du côté de la victime. Nous n’avons même pas encore tout à fait achevé de comprendre qu’il s’agissait là de l’enlèvement d’Adolf Eichmann en Argentine.

C’est le 11 mai 1960 que le film débute :  dans une banlieue de Buenos Aires, Adolf Eichmann vient d’être enlevé par les services secrets israéliens ; qui réussiront en déjouant la police argentine à transporter loin d’ici leur très précieuse prise, pour l’y livrer à la Justice d’Israël.

En son Introduction à Eichmann à Jérusalem, page 979 du Quarto des Origines du totalitarisme, Pierre Bouretz résume :

« Buenos Aires, 11 mai 1960, dix-huit heures trente _ la nuit tombe tôt dans les contrées australes. Comme tous les soirs, un homme descend de l’autobus pour rentrer à son domicile après le travail. Trois individus se précipitent vers lui, le jettent dans une voiture _ une camionnette plutôt, avec une bâche à l’arrière _ et le conduisent vers une lointaine banlieue de la ville. Interrogé sur son identité, il répond : « Ich bin Adolf Eichmann », ajoutant qu’il est certain d’être « entre les mains des Israéliens ». (…) Le 22 mai, Eichmann est à Jérusalem…

« Formée à la vie de l’esprit et happée par l’Histoire« ,

ai-je plus haut relevé sous la plume de Pierre Bouretz à la page 12 de son Introduction aux Origines du totalitarisme, au tout début de sa superbe présentation Hannah Arendt entre passions et raison :

ainsi en va-t-il de l’écriture de « ce livre » qui « n’était pas prévu » (est-il précisé page 38 de cette même Introduction)Eichmann à Jérusalem ; « envisagé sous la forme d’un reportage, il sera présenté _ en effet ! _ comme un « rapport » _ c’est un point important ! Hannah Arendt ne revendique pas un statut d’historien… _ ; et « tandis que ceux qui l’avaient précédé avaient été accueillis dans une relative quiétude _ philosophique, pourrait-on dire _, il déchaînera une tempête« , résume Pierre Bouretz pages 38-39.

« En acceptant de se lancer _ personnellement _ dans l’aventure du procès Eichmann, Arendt avait toutefois fourni une indication sur son état d’esprit, en parlant d’une « obligation à l’égard de son passé »… » _ soit envers elle-même et le fait (à assumer pleinement !) de sa judéité _ , note Pierre Bouretz, page 39.

Dans son Introduction à Eichmann à Jérusalem (aux pages 979 à 1013 de ce même volume Quarto), Pierre Bouretz précise ainsi :

« Le 23 octobre 1960, Hannah Arendt fait part à Kurt Blumenfeld _ cf la lettre intégrale pages 327-328 de leur correspondance _ d’une décision annoncée à Karl Jaspers quelques jours plus tôt :

« J’ai cédé à la tentation de venir en Israël pour le procès Eichmann »… _ le 14 octobre, Karl Jaspers l’avait pourtant amicalement mise en garde : « Le procès Eichmann ne vous fera pas plaisir. Je pense qu’il ne pourra pas se dérouler de façon satisfaisante. Je crains votre critique ; et pense que vous la garderez autant que possible pour vous même« , peut-on, par ailleurs, relever page 133 des extraits de la correspondance Hannah Arendt/Karl Jaspers, intitulée « la philosophie n’est pas tout à fait innocente« , dans la Petite Bibliothèque Payot…

Confiée à Mary McCarthy

_ par exemple en la lettre du 20 juin 1960 : « Je caresse l’idée _ comme avec gourmandise _ de me faire envoyer en reportage sur le procès Eichmann par un magazine. Je suis très tentée. Il était un des plus intelligents du lot. Ça pourrait être intéressant _ l’horreur mise à part » ;

et encore, presque quatre mois plus tard, en la lettre du 8 octobre 1960 : « J’ai décidé _ c’est fait ! _ que je voulais suivre le procès Eichmann et ai écrit au New Yorker. (Juste trois lignes, rien d’élaboré). Shawn _ le rédacteur en chef du New Yorker _ m’a appelée et semble être d’accord pour que je sois leur envoyée spéciale, étant entendu qu’il n’aurait pas à publier tout ce que je produirais, mais couvrirait mes frais, ou du moins la plus grande partie. Cela me convient. Quand irai-je, je l’ignore. Le procès, qui devait démarrer en mars, a été reporté, et l’on pense qu’il durera une année, ou peu s’en faut ! Je ne sais pas encore comment je me débrouillerai ; mais je ne resterai certainement pas en Israël tout ce temps. Par conséquent, il est probable que je serai de retour _ d’Europe, où un voyage a été programmé par elle et son mari pour le mois de janvier 1961 _ à NY début février, irai passer une semaine à Vassar en mars pour une conférence internationale, puis deux mois à Northwestern, m’envolerai enfin pour Israël en juin où je resterai plusieurs semaines« , pages 166 et 183-184 de la correspondance Hannah Arendt – Mary McCarthy _,

l’idée germait depuis un an, attendant pour se réaliser que la direction du New Yorker accepte _ par contrat formel dûment signé _ le « reportage » d’une « envoyée spéciale » inattendue

_ mais très tôt appréciée de journalistes suffisamment sagaces pour déceler ce talent particulier-là et aider à le développer-cultiver…

(et cela montre fort bien que le génie philosophique spécifique, voire peut-être singulier, de Hannah Arendt réside précisément, du moins en grande partie, dans cette capacité très remarquable sienne, et qui devient même, avec elle, un « art« , d’articuler merveilleusement à ce degré de finesse, efficacité et admirable justesse-là, vita contemplativa et vita activa, en sachant ô combien excellemment ! « penser « vraiment » ce qui advient« ,

et cela, en l’occurrence même du fait très objectif de sa judéïté et de ce qu’il en advenait tragiquement dans les faits politiques et historiques, sous les griffes des nazis, à cet interminable moment-là de l’Histoire…) :

ainsi, dans sa biographie (de référence) Hannah Arendt, Elisabeth Young-Bruehl met-elle fort bien en évidence que quand, « en novembre 1941« , Hannah Arendt « fut engagée comme éditorialiste par le journal de langue allemande, Aufbau », à New-York, le rédacteur en chef Manfred George s’était immédiatement parfaitement « rendu compte, à l’occasion d’une « lettre ouverte » qu’elle avait soumise au journal, de son éventuel don de provocation« .., pages 220 et 221.

« Sa lettre _ lettre-ouverte, donc _ s’adressait au littérateur français Jules Romains qui, mis en accusation dans les colonnes de Aufbau, y avait répondu de façon virulente. Certes, comme beaucoup d’autres intellectuels européens, il avait tout d’abord essayé d’éviter la guerre contre Hitler par des concessions négociées : sa réponse faisait l’inventaire de ses hauts-faits antifascistes et rappelait à la mémoire des lecteurs de Aufbau l’aide qu’il avait apportée aux réfugiés juifs en France. Elle s’achevait par une note tout à son honneur : « j’espère que les Juifs français n’ont pas oublié »

Hannah Arendt entretint, devant ce mouvement d’humeur, un tir ininterrompu de sarcasmes. Sans aucun doute, chaque Juif « rejeté et mal aimé » ne se devait-il pas de regretter toute atteinte aux sentiments d’un tel ami ? Mais elle prenait soin de ne pas embrouiller par la moquerie ce qui lui tenait le plus à cœur ; la solidarité politique nécessaire à la lutte contre un ennemi commun est minée quand ceux qui luttent ensemble ne se reconnaissent pas égaux _ ce qui, au passage, personnellement me rappelle la si belle (et plus encore nécessaire !) Méthode de l’égalité de Jacques Rancière. Parce qu’il situe les protecteurs au-dessus des protégés, le désir de gratitude est un obstacle pour comprendre que tous les militants sont égaux. Jules Romains se comportait comme ces philanthropes dont Arendt avait appris à se méfier à Paris, ou comme ces intellectuels corrompus « connus du monde entier », que l’Allemagne de Weimar lui avait appris à déceler.

Ce besoin d’égalité et de solidarité dans la lutte politique était aussi le thème du premier article publié par Arendt dans Aufbau, « L’armée juive _ le commencement d’une politique juive ? ». Mais elle y insistait surtout sur le fait que ceux qui sont également engagés dans la lutte contre Hitler ne sont pas pour autant mus par d’identiques besoins. Parce qu’il a derrière lui deux cents années d’assimilation et d’absence de conscience nationale (völklisch), et parce qu’il a l’habitude de se soumettre à la direction de notables, le peuple juif a besoin d’une armée autant pour des besoins d’identité que pour des raisons de défense. Arendt espérait qu’une lutte politique du peuple juif signerait le début de sa vie politique« , pages 221-222.

En conséquence de quoi le rédacteur-en-chef d’Aufbau « Manfred George fut _ très lucidement _ aussi convaincu par son article qu’il l’avait été par sa lettre : tous les deux manifestaient, pensait-il _ en la personne et l’art de penser et écrire (les deux sont très étroitement liés !) de Hannah Arendt _, « une puissance et une fermeté d’homme ».

Elle devint une collaboratrice régulière du journal « , page 222 ;

fin ici de l’incise sur les débuts journalistiques de Hannah Arendt à New-York en 1941… _,

Confiée à Mary McCarthy,

l’idée _ de témoigner « vraiment » et de près du procès d’Adolf Eichmann, qui allait se tenir à Jérusalem _ germait depuis un an, attendant pour se réaliser que la direction du New Yorker accepte le « reportage »

d’une « envoyée spéciale » inattendue _ je reprends ici l’élan de ma phrase _,

bien connue dans les milieux intellectuels

et qui s’était spontanément présentée » _ auprès de la direction du New Yorker, en l’occurrence son rédacteur-en-chef, William Shawn _, précise encore Pierre Bouretz, pages 979-980.

Ayant à modifier son agenda auprès de la Northwestern University de Chicago, de la Columbia University à New York, et du Vassar College,

Hannah Arendt

« s’expliquant auprès de ses différents interlocuteurs,

exprime incidemment ses motivations intimes :

« Vous comprenez, je pense, pourquoi je dois couvrir ce procès ;

je n’ai pu assister au procès de Nuremberg,

je n’ai jamais vu ces gens-là en chair et en os,

et c’est probablement ma seule chance de le faire » ;

« je sais que, d’une certaine façon, assister à ce procès est une obligation que je dois à mon passé » _ voilà, et rien moins ! mais ce n’est pas d’un passé seulement individuel qu’il s’agit ici ; les enjeux d’un tel « devoir«  sont tout simplement et éminemment « politiques » ; c’est au fait de la judéïté de tous les siens (et pas seulement la sienne !) qu’elle le doit, et comme réponse appropriée de sa part, à elle, la philosophe, mais aussi la citoyenne active, à l’immensité du crime subi ; face au silence et au mensonge, c’est du devoir de « vérité«  qu’il s’agit en effet… ; comme il s’agit aussi de laisser le plus ouvert possible l’avenir, et le crucial « pouvoir des commencements » : libérateur... _, lit-on page 980 de l’Introduction à Eichmann à Jérusalem par Pierre Bouretz, in le magnifique Quarto des Origines du totalitarisme.

Et sur un ton badin _ dont on lui a beaucoup reproché de faire aussi usage dans son « reportage«  ! _, elle ajoute un peu plus tard, en une nouvelle lettre à Karl Jaspers, en date du 2 décembre 1960 :

« N’oubliez pas que j’ai quitté l’Allemagne très tôt

et combien j’ai peu vécu cela directement » ;

« Je compte en tout cas ne pas consacrer plus d’un mois à cette « plaisanterie » »… » _ de « reportage« , donc… _, page 980 du Quarto, toujours…

C’est sur les relations (complexes et le plus souvent très houleuses, jusqu’au scandale médiatique…) avec l’opinion publique,

via les échanges avec les proches, les amis

_ cet angle-ci est fondamental aussi dans le regard que porte ce très beau film de Margarethe von Trotta sur la personne radieuse, fragile et forte à la fois, mais jamais solitaire ni repliée sur soi, de Hannah Arendt au milieu de sa « tribu » d’amis, et en une perspective que la philosophe nommait, positivement, « politique« , très distinctement de ce qu’elle nommait , négativement cette fois, « social«  !.. _,

que se focalise de façon très intéressante (et très vivante pour nous qui le regardons) le très beau film de Margarethe Von Trotta,

qui nous transporte magnifiquement en ce début des années 60, à New-York (par exemple l’appartement si vivant de Manhattan) et ses environs, aussi, d’une part, et à Jérusalem, d’autre part, principalement…


Le film de Margarethe Von Trotta sait superbement nous transporter par ses images dans ces lieux et dans cette époque du début des années 60 :

personnellement, j’y ressens quelque chose qui émane _ au moins pour moi _ des films américains des années 50 et 60 :

par exemple, et un peu au hasard, le Breakfast at Tiffany’s de Blake Edwards, en 1961… ;

mais aussi, de films réalisés plus récemment par d’autres réalisateurs américains, dont l’action est peut-être nostalgiquement située en ces mêmes lieux et à ces mêmes moments :

par exemple, Far from Heaven, de Todd Haynes, en 2002…

Et si l’on file davantage encore la comparaison, la performance de Barbara Sukowa peut rappeler celles d’Audrey Hepburn comme celle de Jullian Moore, à deux époques bien différentes de réalisation cinématographique…

Bref,

un film avec beaucoup de charme,

un charme profond,

à la hauteurtoutes proportions gardées, bien sûr _, de la personne,

et de la vie et et de l’œuvre,

de Hannah Arendt ! l’inspiratrice de cela…

Chapeau !

Titus Curiosus, ce 7 mai 2013

comprendre les micro-modulations de l’écoute musicale en son histoire : l’acuité magnifique de Martin Kaltenecker en « L’Oreille divisée »

02août

Sur le passionnant et très riche L’Oreille divisée _ L’écoute musicale aux XVIIIe et XIXe siècles,

de Martin Kaltenecker,

aux Éditions MF.

Parmi les Arts non directement (= non étroitement) dépendants du langage _ de la parole, du discours _,
la musique est celui dont le formidable pouvoir de sens

et sur les sens : de l’esthésique à l’esthétique, pour dire l’essentiel !,
est probablement le plus étrange, complexe,

et donc délicat, voire difficile _ et d’autant passionnant : ce à quoi réussit parfaitement en ce travail auquel il s’est attelé Martin Kaltenecker _ à analyser,
en même temps que puissamment fascinant en l’étendue _ et intensité _ de ses pouvoirs ;

de même aussi que ce qui en échappe

peut devenir insidieusement troublant, dérangeant,

et bientôt importun, voire dangereux et à proscrire !

pour (et par) qui veut surtout, techniquement alors _ et pas artistiquement _ « s’en servir » :
l’homme est décidément et statistiquement  _ en tenant pour grosso modo « quantité négligeable » les singularités qualitatives _ bien davantage qu’un artiste,

un homo faber, et plus récemment un homo œconomicus, réductivement…

C’est là-dessus que raisonnent les statisticiennes disciplines dites assez improprement « sciences humaines »,
généralement peu sensibles, en leur minimalisme quantitatif méthodologique _ souvent sectaire _, au facteur qualitatif spécifiquement « humain » _ distinguer cependant ici l’approche beaucoup plus fine, bien que toujours encore (forcément !) statistique, d’une Nathalie Heinich, par rapport à celle d’un Pierre Bourdieu, en sociologie de l’Art : de Nathalie Heinich, lire les passionnants deux volumes La Sociologie à l’épreuve de l’art. Entretiens avec Julien Ténédos, Aux lieux d’être, 2006 [vol. 1], 2007 [vol. 2]…

D’où un certain asservissement _ cf les usages dominants des médias : idéologiques _ de l’esthétique, depuis le siècle dernier ; et pas seulement, ni le plus, loin de là, de la part des États totalitaires : l’esthétique _ en sa version de l’« agréable«  : cf par exemple le travail d’Edward Bernays (par ailleurs neveu de Freud), dès la décennie 1920, aux États-Unis : Propaganda _ comment manipuler l’opinion en démocratie _ est trop aisément bonne fille…

Et, sur l’autre versant (que celui de l’émetteur-compositeur de musique,
comme du détenteur de pouvoir(s) ! en tous genres, et pas seulement artistiques, donc,
tous s’imbriquant les uns dans les autres en leurs usages de fait !,

la musique comporte aussi
d’infinies _ pour qui veut y regarder d’un peu près _ micro-modulations de réception-accueil

_ plaisir, goût, jouissance (proprement esthétiques, et pas seulement esthésiques : Paul Valéry l’a très clairement signalé en ses cours de Poïétique au Collège de France dès 1937 ; cf mon article du 26 août 2010 : Vie de Paul Valéry : Idéal d’Art et économie du quotidien _ un exemple) :

selon un jeu lui-même délicat et complexe,

se formant seulement à l’expérience renouvelée et creusée, et approfondie, de l' »écoute musicale« 

de ce qui est alors « reçu« , activement, de la part du mélomane comme « œuvres«  (d’artistes) ;

selon un jeu, donc, d’activité(s)-passivité(s) de la part du récepteur-mélomane
ayant à « accueillir » (= recevoir activement : avec attention-concentration ! à ce qu’il écoute…) ce jeu-là de la musique (et des musiciens) _,

micro-modulations de réception-accueil dynamique éveillée
les plus étranges _ assez peu et assez mal identifiées par beaucoup, la plupart y demeurant carrément insensibles… _,
et devenant parfois chez quelques uns _ plus rares _, peu à peu,

et parfois même assez vite, depuis la marge d’abord floue et flottante du premier discours et des échanges-conversations,
sujettes à discussion, voire disputes s’exacerbant passionnément en s’énonçant
jusqu’à s’écrire

en quelques textes,

voire essais publiés _ plus ou moins difficiles (qui s’y intéresse vraiment et de près ?) à dénicher : Martin Kaltenecker l’a fait,
principalement dans des archives et bibliothèques germaniques qu’il s’est donné à parcourir et fouiller-explorer de toute sa curiosité très éminemment, déjà, cultivée :

c’est sur ces essais publiés, donc, (et non traduits jusqu’ici en français) qu’il se penche tout particulièrement, et c’est tout simplement passionnant ! (et pas sur « les revues musicales, les correspondances et journaux intimes » « qu’il a dû écarter«  (page 15) : la tâche (de recherche) aurait, sinon, pris une ampleur (et un temps) considérable(s)... _

quand l’époque devient, lentement, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle,
celle du marché _ concurrentiel _ de l’Art

_ concurrentiel (c’est un pléonasme !) lui aussi, car n’échappant pas, lui non plus, aux progrès (assez peu résistibles, pour le plus gros) de la « marchandisation«  de toutes choses (« produits« ) et services : l’Art a toujours (lui aussi !) contexte et Histoire ! pourquoi et comment leur échapperait-il ?.. Même si existent aussi (en certains des artistes) des résistances (et au contexte et à l’Histoire) non négligeables… _,
et celle aussi _ par là même _ de carrières d’artistes  : dont celles des musiciens ;

pour la plupart d’entre eux du moins : qui, de fait, parmi ceux-ci, se contente de composer seulement pour lui-même ?

Cf cependant, ici, cette remarque de Martin Kaltenecker, page 9, à propos de « Carl-Philipp-Emanuel Bach,

qui se plaint _ en son autobiographie _ d’avoir été obligé _ sic _ d’écrire la plupart _ voilà ! _ de ses œuvres

« pour certaines personnes  _ soient quelques commanditaires _ et pour le public _ toujours particulier ; et ainsi donc à « cibler » ; à l’époque des « musiques adressées«  _,
si bien que j’ai été beaucoup plus limité _ alors _
que dans celles écrites uniquement pour moi-même _ avec le déploiement-envol enthousiaste de l’idiosyncrasie, en toute l’inventivité de la fantaisie, de son génie ;

soit, au moins en partie, une nouveauté à ce moment-ci de l’Histoire.
J’ai même dû suivre parfois des prescriptions ridicules« ,
indique très utilement Martin Kaltenecker,
à partir d’analyses (avec citations judicieuses incorporées) de George Barth, in The Pianist as Orator. Beethoven and the Transformation of Keyboard Style (en 1992)…

Une nouvelle civilité _ bourgeoise ? _ se développe en effet alors _ son expansion allant prendre assez vite pas mal d’ampleur _ à la Ville ;

et plus seulement rien qu’à la Cour :

Carl-Philipp-Emanuel lui-même a quitté _ en 1768 _ le service royal _ un peu trop fermé (et « serré«  aux entournures) _ de Frédéric II à la cour de Potsdam

pour la cité bourgeoise _ plus ouverte sur le reste du monde _ de Hambourg

en quelques postes _ un peu plus tolérants au brillant et à l’inventivité du génie même du compositeur _ que lui léguait son parrain _ lui-même très fervent inventif _ Georg-Philipp Telemann ;

une nouvelle civilité, donc, se développe alors

dont témoigne, par exemple _ et comme en modèle _, l’essor de la vie des salons parisiens _ ils ont débuté sous Louis XIII avec celui de (la romaine : sa mère est une Savelli) Madame de Rambouillet (cf là-dessus les passionnants travaux de Benedetta Craveri, L’Âge de la conversation et Madame du Deffand et son monde) _ le long du XVIIIe siècle ;
ainsi que ce qui, un peu à leur suite _ et à celle des gallerie des palazzi italiens : Louis XIV qui offre une partie du palais du Louvre aux peintres, fut le filleul (et l’héritier des collections d’Art) du romain Giuliano Mazzarini (cf, par exemple, le Louis XIV artiste de Philippe Beaussant) _, devient « Salon de peinture », dans les Arts plastiques ;
ou encore, en musique cette fois, un peu plus que ce qui avait commencé par n’être que le « coin du Roi » et le « coin de la Reine« , à l’Opéra, sous le règne de Louis XV…

Commence ainsi

ce que l’on peut identifier comme « l’ère de l’Esthétique« 

_ cf et Jean-Marie Schaeffer, L’Art de l’âge moderne _ l’esthétique et la philosophie de l’Art du XVIIIe siècle à nos jours, et Yves Michaud, L’Art à l’état gazeux _ essai sur le triomphe de l’esthétique _
et l’expansion de ce que Jacques Rancière nomme, lui, « le partage du sensible« …

Et c’est précisément le cas de ce marché de l’Art,
tout comme de ce déploiement d’une civilité

davantage civilisée, urbaine (« la civilisation des mœurs« , ainsi que la nomme, en sa _ aussi _ fragilité _ face à la régression de la barbarie _, Norbert Elias),
de (et en) la période
sur laquelle se penche l’analyse serrée et ultra-fine,
à la fois au microscope et au télescope _ pour reprendre le jeu des métaphores de Proust dans Le Temps retrouvé _, de Martin Kaltenecker ici :

aux XVIIIe et XIXe siècles,
dans le domaine de la musique,
dans laquelle les musiciens (de profession) vont avoir
_ mais ce n’est pas nouveau : la pratique de la musique (par des professionnels) s’inscrit elle aussi, forcément, et s’insère, dans les échanges fonctionnels de toute société _
à faire commerce
de leurs pratiques, tant la composition que l’interprétation,
sur un marché qui se restreint de moins en moins, alors

à ce moment de l’Histoire,

à un tout petit nombre de commanditaires (= une élite de très privilégiés, à beaucoup d’égards, et pas seulement « culturels » _ cf ici, sur le « culturel« , les remarques décisives de Jean Clair, notamment en son lucidissime L’Hiver de la culture ; ou celles de Michel Deguy, par exemple en l’admirable Le Sens de la visite _),
mais se met _ passablement _ à s’élargir _ de moins en moins virtuellementà une foule de plus en plus copieuse d’amateurs payants à conquérir (= charmer) :
soit à un « public » (!) de mélomanes
à amener à se rendre, et s’affilier, en se fidélisant..,
à l’opéra _ les premiers théâtres d’opéra naissent à Venise, cité marchande, vers 1650, à la suite du Teatro San Cassiano ouvert, lui le premier, en 1637 _, ou au concert public _ tel le Concert spirituel ouvert à Paris en 1725 _ ;

ensuite, à l’autre bout _ la fin _ de la période étudiée dans cet essai : après 1930,

ce sera bientôt l’expansion du marché de la musique enregistrée ;
et désormais celui _ personnellement j’y résiste ! _ des ventes-achats dématérialisées électroniques ;
mais Martin Kaltenecker fait le point seulement jusque vers 1920-1930 _ avec un bref aperçu sur ce qui va suivre, aux pages 373-376 de l’avant-dernier chapitre, « Théories de l’écoute à la fin du XIXe siècle« ).

Après de passionnants aperçus (rapides, mais très parlants) sur l’Antiquité gréco-romaine,
dont, par exemple, le De musica du pseudo-Plutarque, écrit au IIe siècle de notre ère, avec la notion de « jugement (krisis) des éléments de la musique » (page 7) allant bien au-delà de la simple perception physico-acoustique ;
et le De Institutione musica de Boèce (vs. 480-524), mieux connu, page 19 ;
puis le Moyen-Âge, le Renaissance,
et le Baroque,

âge spécialement florissant de ce que Martin Kaltenecker nomme (et c’est le titre de son chapitre premier, pages 19 à 78) « la musique adressée«  : « la « rhétoricisation  » de l’univers musical reflète la promotion plus vaste _ voilà _ depuis la Renaissance des techniques d’argumentation (…) qui investit _ oui _ l’ensemble du domaine intellectuel » _ mis, lui aussi, « à contribution«  par les divers pouvoirs « en lice«  (lire ici Machiavel, Descartes, Hobbes, Locke, Adam Smith…) _, page 23,

démarre (page 59) le travail pointu merveilleusement passionnant de l’analyse focalisée de Martin Kaltenecker

sur « l’évolution de l’écoute musicale« 
au moment où va se trouver débordé et dépassé le distinguo (qui était encore celui de Carl-Philipp-Emanuel Bach, dans le second versant du XVIIIe siècle) entre « amateurs » et « connaisseurs« 

« On pourrait schématiser à grands traits l’évolution des discours sur l’écoute _ fait excellemment le point Martin Kaltenecker page 219, à l’entrée de son chapitre 5 « Écoutes romantiques«  _ en distinguant (1) une ère de l’effet, où les théoriciens grecs en particulier, s’interrogent sur l’impact vif et même dangereux de la musique dont il faut bien souvent protéger les auditeurs, moyennant un usage modéré de l’émotion.
Dans (2) l’ère de l’affect, l’auditeur doit surtout être persuadé, atteint et touché grâce à l’imitation et une disposition formelle claire et efficace.
A la fin du XVIIIe siècle, quand la musique prend une place nouvelle, naît (3) l’idée de l’œuvre comme interrogation : ce sera la conversation de la symphonie haydnienne qui joue avec les codes formels, puis l’avancée fulgurante de la musique de Beethoven, dont les œuvres les plus expérimentales apparaissent comme une question adressée à la musique ou au langage musical lui-même : dans ce cas-là, l’écoute musicale (…) devient question sur une question » :

nous y voici donc…


Peu à peu, tout au long de ce XVIIIe siècle, s’était ainsi fait jour, avant de s’élargir (et faire quelques polémiques jusqu’à s’écrire en quelques libelles, puis essais dûment publiés !),
une faille
entre l’écriture simplifiée et facile du « style galant« 

qui se répand alors comme une traînée de poudre parmi les compositeurs

depuis Naples _ Leo, Vinci, Pergolese, Jommelli : ce dernier et bien d’autres partent travailler dans les cours allemandes… _, en toute une Europe des « goûts » de plus en plus « réunis« 

_ ainsi en 1737, Johann-Sebastian Bach voit-il se lever une critique virulente de sa musique (accusée d’archaïsme) de la part de Johann-Adolf Scheibe… _,
et une écriture plus « stricte » _ ou « sévère«  _, selon une remarque de ce même Carl-Philipp-Emanuel Bach dans la préface _ page 23 de la traduction par Denis Collins _ de son célèbre Essai sur la vraie manière de jouer des instruments à clavier (note page 43 de L’Oreille divisée) :

pour soi-même, d’abord ;
mais aussi pour une « écoute » un peu plus « avertie« , de plus en plus et de mieux en mieux « réfléchie« , de la part d’un cercle grandissant de mélomanes devenant alors un cran mieux que « connaisseurs« ,

de la part des compositeurs…

Et ce serait bien là, sinon le tout-début, du moins l’émergence

de plus en plus et de mieux en mieux

_ de plus en plus consciemment, au moins : jusqu’à s’exprimer pour elle-même ; ici Martin Kaltenecker, en une très remarquable Introduction à son travail (pages 7 à 15) emprunte à Michel Foucault ses concepts de « discours«  (in L’Inquiétude de l’actualité, un entretien en juin 1975) et d’« archive«  (in L’Archéologie du savoir, en 1965) _,

ressentie

de l' »écoute » spécifiquement « musicale« …

De même que tous les autres Arts,

la musique est bien sûr sujette à sa propre historicité,
à la fois mêlée à, et dépendante de, toutes les historicités, fines et complexes, des diverses fonctionnalités, elles-mêmes complexes et entremêlées, des divers autres pouvoirs qu’elle côtoie, parmi toutes les manifestations sociétales de la culture,
et de leurs divers effets, parfois collaborant et s’entr’aidant, s’épaulant, parfois se dérangeant :

ce qui a pour conséquence _ forte _ la nécessité _ à qui veut mieux comprendre _ d’une méthode d’analyse à la fois historique et contextualisée

_ cf ici mon précédent article du 15 juillet dernier Comprendre les musiques : un merveilleux gradus ad parnassum _ les « Eléments d’Esthétique musicale : notions, formes et styles en musique » aux éditions Actes-Sud / Cité de la musique, sous la direction de Christian Accaoui  à propos de cet autre travail majeur (qu’on se le dise !) que sont les Éléments d’Esthétique musicale _ Notions, formes et styles en musique, sous la direction de Christian Accaoui aux Éditions Actes-Sud/Cité de la Musique, parus en mars 2011 _

de cette « évolution d’une écoute » spécifiquement « musicale« 

de ce que devient la musique _ artiste _ des compositeurs,

offerte à des « publics » eux-mêmes toujours diversifiés, jamais uniformes,

jusqu’à comporter une « oreille » elle-même « divisée« 

_ sur ce concept, lire le passage crucial où cette expression apparaît dans le livre, page 127 :

différer, au concert, la conversation sociale, « celle, parfois bruyante et agitée, entre sujets qui brûlent de formuler leur jugement ou de parler de leurs affaires, cette rumeur sociale qui entoure encore à l’époque de Haydn la réunion musicale comme le moment d’une sociabilité« ,

« signifie se diviser,

accepter d’endosser le rôle d’auditeur idéal prévu par l’œuvre,

plier les pulsions et les émotions de l’auditeur que l’on est « réellement »

à celui d’un narrataire,

et donc faire effort sur soi-même : l’oreille est divisée » _ ;

ce à quoi _ = la mise en œuvre de cette méthode d’analyse _ s’emploie avec une parfaite efficacité en son très éclairant détail,
l’excellent Martin Kaltenecker,
en ce très beau, très fin, très riche, passionnément éclairant, travail d’analyse et synthèse de l’histoire de notre aisthêsis musicale, de 455 pages, dans la collection Répercussions des Éditions MF

qu’est L’Oreille divisée _ L’écoute musicale aux XVIIIe et XIXe siècles,
pour une période « de l’évolution du langage musical

allant du style galant,
tentative de simplification contemporaine de l’opposition entre amateur et connaisseur,
jusqu’aux derniers feux du wagnérisme,
parallèle à la construction _ voilà _ d’un auditeur hypersensible, à l’affût _ voilà encore _ des sonorités mystérieuses, de timbres frappants » _ expression capitale, page 15, au final de la très éclairante Introduction _ :

soit de 1730 environ,
jusqu’aux deux premières décennies du XXe siècle :
le livre se termine, au chapitre 8 « Vers l’écoute artiste« ,
par une analyse de « L’Écoute selon Proust » (pages 406 à 425) ;

et cela à partir d’un travail principalement d’exploration (et analyse ultra-fine) de sources allemandes,
la plupart non traduites et inaccessibles jusqu’ici au lectorat de langue française :
car c’est pour beaucoup en Allemagne
que ces micro-modulations de l’écoute musicale surviennent, entre 1730 _ la fin de vie de Bach (1685-1750), avec la (significative) querelle de Scheibe en 1737 _ et 1920 _ « les derniers feux du wagnérisme«  _ :
autour de Beethoven et des écoutes romantiques ; puis le wagnérisme triomphant de la fin du XIXe siècle…

Même si Martin Kaltenecker ne l’aborde pas,

il aurait pu se pencher aussi

sur la perception-évaluation (critique) du baron Grimm de la situation artistique (et musicale) française _ en fait parisienne (ou versaillaise) _ au temps de l’Encyclopédie et de Diderot (de 1753 à 1773 pour les chroniques du Baron Grimm) ; puisque c’est le moment où s’élargit la faille des perceptions (et évaluations-jugements de goût) esthétiques dont Martin Kaltenecker va détailler le devenir assez vite de plus en plus « européen« ,
dont le centre se déplace en bonne partie, au XIXe siècle, dans le monde germanique ; et qui affecte ces capitales de la culture que sont toujours Paris et Londres _ Mozart et Haydn déjà s’y étaient rendus…

L' »écoute musicale«  telle que l’entend Martin Kaltenecker

est, bien sûr, « l’écoute d’une œuvre«  (page 8) appréhendée en tant que telle :

soit l’œuvre d’un artiste qui l’a composée ;

et œuvre de son génie en acte _ la part de fonctionnalité de l’œuvre diminuant en proportion de cette nouvelle valorisation en la musique de l’individu-auteur qui quitte bientôt sa livrée de domestique

et peut oser exposer une certaine singularité (inquiète et questionnante) : artiste…

Or, il s’est trouvé

_ je vais suivre ici l’excellente (très synthétique) Introduction au livre (pages 7 à 15) _

que « dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, la confiance accordée à l’ouïe _ organe que l’on doit perfectionner parce qu’il découvre des richesses échappant au « froid regard », comme dit Johann Gottfried Herder _ va étayer une nouvelle conception de la concentration _ voilà _ sur des œuvres musicales compliquées _ et de plus en plus longues.

De tels changements peuvent être interprétés comme le reflet des évolutions d’une civilisation : « L’éducation des cinq sens est le travail de toute l’histoire passée de l’humanité », écrit Karl Marx (dans ses Manuscrits de 1844) ; les sens sont éduqués _ civilisés _ par les productions artistiques, si bien que l’activité sensorielle de l’homme en tant qu’être socialisé diffère _ en effet _ de celui qui n’a jamais été confronté à une œuvre.« 

Et « selon une première approximation _ mais pas assez précise ni rigoureuse : c’est contre cette approximation grossière-là que se construit tout le travail d’analyse de ce livre-ci, si l’on veut… _, l’évolution des discours sur l’écoute musicale pendant la période qui nous occupera ici

suggère _ d’abord, et au musicologue _ une césure que l’on peut situer à la fin du XVIIIe siècle.

Décrite pour une large part grâce aux notions empruntées à la rhétorique, donc à l’art de persuader,

une œuvre musicale doit au XVIIIe siècle chercher l’auditeur, le convaincre, l’atteindre grâce à des affects qu’il pourra aisément saisir et une disposition formelle intelligible sur le champ.

À partir de Beethoven en revanche,

c’est à l’auditeur de faire un effort

et de régler son écoute _ voilà l’exigence sine qua non _ sur une œuvre éventuellement trop complexe pour être saisie sur l’instant.« 

(…)

Avec ce « surcroît d’effort« , il devient alors « possible de comprendre

_ c’est en effet aussi une activité « intellectuelle«  (« geistig« ) et d’« esprit vif«  ; cf les très éclairantes remarques de Hans Georg Nägeli (en 1826) données aux pages 127-128 : « Le sentiment d’art suprême ne représente un plaisir exaltant que là où il s’accompagne de la nostalgie de quelque idéal _ d’élévation. Or cette nostalgie n’est satisfaite que par la capacité de comprendre les sons tels qu’ils sont reliés les uns aux autres afin de former une œuvre d’art. De cela, même le sentiment _ même _ le plus vif est incapable ; seulement l’esprit vif. Il doit préparer ce plaisir pour le sentiment« . Aussi ce type précis d’amateur de musique « trouve (-t-il) son élément dans une vie qui s’élève _ voilà _ et s’efforce d’atteindre de la hauteur. (…) C’est à dessein que (cet amateur) qualifie d’intellectuel (geistig) son goût pour la musique ; avec précaution et circonspection, il veut augmenter celles de ses facultés que l’on nomme communément facultés intellectuelles, la raison pure et la raison pratique, grâce aux représentations et aux idées. Son activité intellectuelle consiste à saisir dans chaque œuvre d’art l’élément isolé dans son rapport au tout ; son effort vise seulement la cohérence, la structure planifiée, la multiplicité dans l’unité, la richesse des idées. Son activité consiste ainsi à comparer sans cesse, à distinguer, à mettre en relation, à relier, subsumer et intégrer _ opérations cruciales. Dans l’œuvre musicale, cette activité nous est inculquée en premier lieu par la composition supérieure, ce qu’on nomme en notre jargon une écriture développée (Ausarbeitung) et une disposition parfaitement calculée _ du compositeur _ ; même ce qui est nouveau dans l’œuvre d’art, tout ce que l’esprit humain ne peut calculer par avance, mais qu’il invente _ en son génie même ainsi sollicité _, sera ainsi saisi _ en aval : par cette « écoute musicale » spécifique nouvelle alors _ par cet amateur intellectuel dans le contexte de l’œuvre d’un calcul artistique«  _

il devient alors « possible de comprendre

des œuvres

qui peuvent (…) se présenter _ elles-mêmes _ comme une expérience, une énigme ou une question _ pour le compositeur en son propre créer…

L’écoute (…) devient alors question _ du mélomane _ sur une question _ du compositeur _

_ d’où l’importance croissante des textes _ voilà _ qui _ alors _ s’en inquiètent,

de toute une tension nouvelle _ sérieuse, voire grave _ qui entoure l’écoute« , page 9.

« Qu’en est-il cependant des pratiques _ d’écoute ; et, en amont, des compositions qui s’en soucient _ réelles ? Peut-on là aussi parler de changements, d’une coupure radicale _ univoque et générale _ autour de 1800 ?

« Plusieurs auteurs ont répondu par l’affirmative«  _ les musicologues Lydia Goehr (en 1992), Peter Kivy (en 1995), James H. Johnson (en 1991), cités page 9.

Mais « face à cette approche _ historico-musicologique _ par évolutions, stades successifs et ruptures,

on peut rappeler qu’une évaluation esthétique à travers l’écoute concentrée

_ qui dépasse (ou qui se combine avec) l’appréciation de la fonction (voilà !) qu’une œuvre remplit avec plus ou moins de bonheur, afin de rehausser des moments de sociabilité ou ponctuer des événements solennels _

est avérée _ ponctuellement, déjà au moins _ dès la Renaissance« , page 10.

« Ce n’est donc pas parce qu’elle n’est pas explicitement thématisée _ en des témoignages ; et si possible congruents ; cf Carlo Ginzburg : l’important (sur la méthodologie de l’historiographie) Unus testis (in Le Fil et les traces _ vrai faux fictif, pages 305 à 334) _

que l’écoute musicale _ dans laquelle l’œuvre est l’« objet d’une attention « soutenue et exclusive », comme dit James O. Young » (en son article The « Great Divide » in Music, en 2005) _ n’a guère existé avant la fin du XVIIIe siècle.

On peut _ donc : et telle est l’hypothèse de travail vecteur de ce livre !  _ préférer à l’hypothèse de ruptures et divisions radicales _ nettes, irréversibles, totales _

l’idée _ fine, souple et surtout combien plus juste ! _ de la coexistence _ le mot est ainsi souligné _ depuis toujours d’une pluralité _ voilà ! _ d’attitudes

et de visées _ mot souligné aussi : il s’agit là d’« intentionnalités«  ! _  d’écoute

_ celle par exemple qui procède par libre association d’images,

celle qui veut saisir la structure d’un morceau,

celle réceptive à la beauté du son

_ ces trois modalités d’écoute étant rien moins que centrales et capitales (!!!)

dans l’analyse raffinée très lucide que donne en ce livre important pour l’Histoire de l’aisthêsis, Martin Kaltenecker.

Il reste à expliquer cependant la densité croissante des réflexions _ mais il faut noter que l’écriture ainsi que la publication se multiplient aussi considérablement alors, en ce siècle des Lumières _ sur l’écoute musicale _ en tant que telle _ à partir du XVIIIe siècle.

Des témoignages comme celui du De Musica _ du Pseudo-Plutarque au « IIe siècle de notre ère« , page 9 _ sont frappants

mais restent isolés _ singuliers et très minoritaires _ et ne forment pas de masse critique _ statistiquement : soit un certain courant d’opinion un tant soit peu partagée socialement : ce à quoi s’intéressent les sociologues et les historiens (surtout s’ils n’ont pas assez lu Carlo Ginzburg) _ ; l’écoute musicale n’a pas, pour ainsi dire, acquis _ encore _ de visibilité _ sociale et historique : elle demeure pour l’heure seulement privée (voire peut-être singulière en son isolement) ; pour bien des musicologues aussi, en conséquence…


Dès qu’il est possible en revanche de parler d’un ensemble significatif de remarques
_ attestées en quelques textes (souvent « à dénicher » ! en quelques bibliothèques ou archives : ces textes ne courent pas les éditions les mieux diffusées !.) et qui soient, si peu que ce soit, un minimum congruents _, qui affirment par exemple, que telle écoute est la « bonne »,

cet ensemble peut constituer _ avec une consistance se remarquant dès lors _ ce qu’on nommer un discours,

au sens où l’entend Michel Foucault :

(…) «  »le discours » _ que ce dernier distingue de « ce qui«  seulement « se dit«  ici où là de manière éparse seulement _,

parmi tout ce qui se dit,

c’est l’ensemble des énoncés qui peuvent entrer à l’intérieur d’une certaine systématicité _ et pas se singulariser, seulement ; et demeurer inaperçu… _ ;

et entraîner _ en un effet de chaîne _ avec eux un certain nombre d’effets de pouvoir réguliers » _ soient se répétant : voilà qui aide davantage le repérage…

Au critère quantitatif (la masse critique)

s’ajoute donc celui d’une certaine cohérence _ ou congruence _,

ainsi que des effets concrets : un « ensemble discursif » cohérent devient alors actif _ productif d’effets très effectifs et repérables par leurs répétitions… _, page 12.

Surtout, « un discours peut étayer des pratiques compositionnelles.

Un compositeur ne crée _ voici un élément décisif de l’Histoire même de la musique comme Art ! _ pas seulement

à partir de techniques d’écriture

ou une vision poétique

_ telle celle de Lucien Durosoir sur laquelle je me suis (personnellement) penché en la première de mes interventions au colloque Un compositeur moderne né romantique : Lucien Durosoir (1878-1955) ; compositeur (singulier !) dont le début de la période de composition prend place, en 1919, juste à la lisière de ce long XIXe siècle (1789-1914, si l’on voulait) où Martin Kaltenecker clôt son enquête sur « l’évolution de l’écoute musicale«  qui l’intéressait : les Actes de ce colloque qui s’est tenu au Palazzetto Bru-Zane à Venise (le Centre de Musique Romantique Française) les 19 et 20 février derniers, paraîtront aux Éditions Symétrie ; et j’ai intitulé cette contribution Une Poétique musicale au tamis de la guerre : le sas de 1919 _ la singularité Durosoir _,

mais aussi à partir de discours,

dont la trace se repère _ à qui sait (et apprend à) la décrypter, du moins _ dans ses œuvres

à l’instar d’une citation ou d’une allusion musicale :

il y a construction réciproque _ l’expression est très justement soulignée ! _ entre la partition _ même _ et la parole critique,

va-et-vient entre une pratique et ce qui, discursivement, la sertit« , page 13 _ et c’est un tel « sertissage«  que Martin Kaltenecker dégage en ce travail très précis et fouillé, lumineusement.

« L’utilisation de la notion _ foucaldienne, donc, ici _ de discours

nous paraît _ ainsi _ mieux situer _ voilà : en la complexité diversifiée elle-même des « contextes«   _

la question de la continuité et des ruptures _ s’entremêlant _ d’une histoire de l’écoute _ proprement « musicale« , et pas seulement acoustique ; cf la différence qui s’ensuit aussi, entre esthésique et esthétique… ;

et cela, mieux que les coupures abruptes et ultra-nettes (cf le concept de « Great Divide«  de James O. Young, « ce « partage des eaux » dont parle Peter Kivy« , page 11) des auteurs cités plus haut… _ :

ce modèle permet de saisir

qu’à certains moments,

tel ou tel type d’écoute est _ doucement _ écarté _ au risque de devenir lentement, à terme, si celui-ci advient jamais,  obsolète… _,

ou non thématisé _ à la lisière de la plupart des  consciences _,

et qu’il devient prédominant _ pour ces mêmes consciences (devenant ainsi, par un phénomène de seuil, « visible« , voire majoritaire, ce type d’écoute-ci) _ à d’autres

sans que, dans la pratique, les autres _ pour autant _ s’évanouissent«  _ et disparaissent du jour au lendemain et à jamais : ils demeurent et « co-existent«  (voire « se combinent«  au nouveau type d’écoute prédominant) souvent très longtemps, au contraire : le goût (et ses critères) ne se montre(nt) jamais univoque(s) (ni totalitaires) dans l’Histoire des Arts et des pratiques y afférant.

A comparer à ce que Baldine Saint-Girons, en son si pertinent Le Pouvoir esthétique, nomme le « trilemme«  du Beau, du Sublime et de la Grâce, par exemple ;

ou au distinguo nietzschéen de l’Apollinien et du Dyonisiaque dans La Naissance de la tragédie

« À la fin du XVIIIe siècle par exemple,

le discours sur la concentration au concert

peut être « couplé » _ voilà _

avec le discours _ spiritualiste _ du recueillement religieux,

ou avec l’idée d’une gymnastique _ empirique, voire matérialiste _ des sens,

et gagner par là une autre visibilité _ sociale ; puis historique _ :

ce qui signifie qu’une telle concentration a de grandes chances d’avoir toujours _ au moins si peu que ce soit ; cf l’exemple du De Musica au IIe siècle de notre ère ; et Martin Kaltenecker de citer, pages 10 et 11, plusieurs exemples en l’ère baroque _ existé,

mais qu’elle est à cette époque-là instrumentée _ voilà ! l’utilitarisme (cf Adam Smith) commence aussi à se répandre alors ! _ différemment

et qu’elle acquiert, par son amplification discursive, une puissance _ très effective en ses effets, divers : tant sur l’écoute que sur la composition même _ nouvelle« , page 13.

« Foucault a proposé (in L’Archéologie du savoir, en 1965) de nommer « archive »

cette « loi de ce qui peut être dit _ socio-historiquement _,

le système _ l’époque est au structuralisme _ qui régit l’apparition _ et l’amplitude de réception et ré-utilisation-amplification _ des énoncés comme événements singuliers _ qui ne le restent pas, mais font « histoire«  ; et « société« 

Mais l’archive c’est aussi ce qui fait que ces choses dites _ d’abord plus ou moins singulièrement _

ne s’amassent pas indéfiniment dans une multitude amorphe (…)

mais qu’elles se regroupent en figures distinctes,

se composent _ voilà _ les unes avec les autres

selon des rapports multiples _ à repérer, détailler-analyser : ce à quoi s’emploie excellemment ce livre ! rétif en cela à l’exercice du résumé (ainsi qu’au trop aisément résumable)… _,

se maintiennent

ou s’estompent _ lentement ; rarement brusquement du jour au lendemain : le réel est plus subtil en sa complexité résistante _

selon des régularités spécifiques«  _ fin de la citation de Michel Foucault, page 14.

Et Martin Kaltenecker d’en déduire, toujours page 14 de sa remarquable Introduction,

et avec une modestie d’auteur qui l’honore :

« Nous tenterons (…) au moins de dessiner quelques unes _ en effet _ de ces « figures distinctes »,

elles-même formées d’énoncés dont on peut suivre _ magnifiquement ! c’est un des objets de ce travail très fin _ le cheminement et les métamorphoses _ subtiles, en effet ; et parfois même surprenantes.

Dans la période qui nous occupe,

chaque ensemble discursif s’appuie _ voilà _ à son tour _ chaque fois particulier _ sur des notions qui reviennent _ au moins dans le vocabulaire, qui n’est pas infini : ce sont ses usages qui sont « modulés » ! en fonction des variations (comportant toujours une part d’aléatoire : selon le jeu de quelques créations du génie humain) des contextes _ très souvent :

l’effet, l’affect, le sublime, l’image évoquée par la musique, l’organisme, la structure… _ sans être pour autant des invariants massifs et grossiers ; il faut ainsi aussi relever leurs propres métamorphoses, en fonction des combinaisons et des contextes mouvants : avec sagacité…

Au cours du temps, ces termes _ en effet _ changent de sens

ou d’éclairage

_ à la façon dont l’excellent Michaël Foessel a très brillamment analysé dans son formidable essai de philosophie politique État de vigilance _ critique de la banalité sécuritaire, les métamorphoses parfois surprenantes au premier regard, de termes (cachant des concepts cependant in fine bien distincts) tels que « État« , « sécurité« , « peur«  ou « souveraineté« , depuis, par exemple, Hobbes jusqu’aux régimes (ultra-)libéraux-autoritaires de maintenant ; ainsi que celles des avatars, aussi, du terme « démocratie«  ; cf là-dessus mon article du 18 janvier dernier : « Faire monde » face à l’angoisse du tout sécuritaire : la nécessaire anthropologie politique de Michaël Foessel _ :

l’effet musical sublime d’une musique

peut être analysé dans une perspective théologique

ou bien référé aux émotions physiques suscitées par un opéra de Rossini ;

la « conversation » éclairée _ et avec quelques « surprises », ou « scherzi »…  _ entre Haydn et l’auditeur de ses symphonies, comme appréciation partagée d’un jeu avec des codes formels,

se transformera

en une théorie de l’écoute « pré-analytique«  chez certains zélateurs de Beethoven.

Ces notions récurrentes peuvent enfin _ et surtout _ se combiner et se mêler :

Berlioz construit un univers où l’image et l’impact du timbre font alliance,

Wagner présente la puissance physiologique du son comme un effet sublime » ;

etc.

« Pour bien saisir ces termes _ en leurs emplois et efficace quant à l’écoute musicale des œuvres en leur historicité _,

il nous a semblé qu’il fallait à chaque fois _ en chaque situation particulière, sinon singulière _ tenir compte du contexte _ voilà ! _ des énoncés

_ là-dessus, cf mon article du 15 juillet dernier à propos du plus que très remarquable, indispensable !, ouvrage dirigé par Christian Accaoui Éléments d’Esthétique musicale _ Notions, formes et styles en musiqueComprendre les musiques : un merveilleux gradus ad parnassum _ les « Eléments d’Esthétique musicale : notions, formes et styles en musique » aux éditions Actes-Sud / Cité de la musique, sous la direction de Christian Accaoui

avec son art splendide des contextualisations… _,

afin de mesurer _ à l’optimum (qualitatif !) de justesse ! _ le poids et la place _ et le sens même _ qu’ils prennent chez les auteurs _ des textes (sur l’écoute musicale) à analyser _,

qu’ils soient théoriciens (de la musique), critiques musicaux, philosophes, romanciers, ou compositeurs. (…)

On ne traitera _ forcément : le temps de la recherche (ainsi que celui d’une vie) n’est pour personne illimité… _ (…) que d’une partie infime _ certes : ceux que le chercheur estime en son âme et conscience (et dans le laps de temps à lui-même imparti !) pertinents et suffisants (sans suffisance !) à son analyse (lui-même, ou d’autres auront, à sa suite, loisir de la compléter, ou corriger…) _ des textes où pourrait se dessiner un discours _ juste ! _ sur l’écoute :

l’auteur fait _ cependant _ le pari _ en donnant à paraître son travail en cet état-ci _,

sans lequel aucun projet de synthèse _ tel que celui de ce livre _ ne se conçoit _ en effet ! _,

que ceux des textes qu’il ignore _ tout savoir demeurant partiel _ ou qu’il a dû écarter _ en particulier les revues musicales, les correspondances et journaux intimes (car tout lire n’est pas possible quand le gisement de documentation éventuelle abonde…) _

pourront tout de même s’insérer _ sans contradiction, mais comme complément _ dans les classements, les regroupements, le dessin même du parcours historique proposé, sans le détruire« , pages 14-15 :

un grand parcours de l’histoire de l’écoute musicale du long XIXe siècle, dès la fin du Baroque jusqu’au début de la modernité plus expérimentale d’après la Grande Guerre, en somme,

se dessine fort clairement ainsi

dans les 456 pages de ce si riche, mais aussi très éclairant, grand livre

qu’est L’Oreille divisée _ L’écoute musicale aux XVIIIe et XIXe siècles

L’apport principal de ce travail de sertissage minutieux et lumineux de Martin Kaltenecker ici

concerne donc le choix

(et la traduction : de l’allemand _ Martin Kaltenecker a précédemment traduit L’Idée de la musique absolue _ une esthétique de la musique allemande, de Carl Dahlhaus : une entrée fort précieuse dans le domaine à explorer ici ! _)

de ces textes de « théoriciens, critiques musicaux, philosophes, romanciers _ ceux-ci aussi : leur intuition pouvant témoigner excellemment du retentissement en profondeur des micro-modulations (à la limite du perceptible ; et du perçu de la plupart) du ressenti esthétique : tout particulièrement en la période du XIXe siècle analysée ici : jusqu’à Proust, au dernier chapitre _ ou compositeurs« 

qui permettent de dégager ces métamorphoses de « l’écoute musicale » au cours de la période choisie, c’est-à-dire « aux XVIIIe et XIXe siècles« …

Je dois noter ici l’apport fondamental

de l’articulation mise en œuvre par Martin Kaltenecker

entre les textes de Johann Georg Sulzer (1720-1779), Johann Nikolaus Forkel (1749-1818), Karl Friedrich Zelter (1758-1832), Hans Georg Nägeli (1773-1836), Christian Friedrich Michaelis (1780-1834), Adolf Bernhard Marx (1795-1866), Wilhelm Heinrich von Riehl (1823-1897), Eduard Hanslick (1825-1904), Hermann Kretzschmar (1848-1924), Hugo Riemann (1849-1919), Heinrich Schenker (1868-1935) ou Heinrich Besseler (1900-1969)

et l’activité même de composition

de compositeurs tels que Beethoven, Berlioz ou Wagner

_ « sans doute le premier compositeur qui ait produit un discours sur l’écoute, et qui, de surcroît, l’ait traduit dans l’élaboration d’un lieu spécifique » (à Bayreuth), page 307 _ , principalement,

en leur souci _ pour Berlioz et Wagner _ (ou désespoir _ pour Beethoven _) de l’écoute la plus adéquate de leur œuvre

par le public…

Pour aller vite,

voici comment Martin Kaltenecker lui-même « tente de résumer« , au début de son chapitre 5 (« Écoutes romantiques« ), aux pages 223 et suivantes,

en quatre rubriques,

« l’évolution des différents discours sur l’écoute

dans la période qui va de Beethoven à Wagner« 

_ le chapitre 6 sera consacré à « Wagner«  ; le chapitre 7, aux « Théories de l’écoute à la fin du XIXe siècle«  ;  et le chapitre final (le huitième), à ce que Martin Kaltenecker caractérise comme un passage « Vers l’écoute artiste«  : je les aborderai ensuite… _ :

« 1. L’écoute réflexive était associée au XVIIIe siècle à l’idée d’une participation de l’entendement qui clarifiait les affects confus,

puis à celle d’une conversation avec l’auditeur idéal.

Elle évolue au cours du siècle suivant vers la notion d’écoute structurelle

visant une organicité ;

c’est aussi d’une certaine façon une « écoute allemande », qui tend vers une perception préanalytique, et qui déconsidère l’affect ;

elle se déploie dans l’espace de la concentration et de l’écoute répétée

et relève d’un travail ;

son genre est emblématiquement le quatuor à cordes

_ et elle fera l’objet d’analyses en terme de « musique absolue«  (ou, plus improprement traduite, « pure« ) : cf le livre majeur à cet égard d’Eduard Hanslick, en 1864, Von Musikalisch Schönen (Du Beau dans la musique, aux Éditions Christian Bourgois, en 1986) ; et l’analyse panoramique et pointue, tout à la fois, de Carl Dahlhaus, en 1978, Die Ideen der absoluten Musik (L’Idée de la musique absolue _ une esthétique de la musique allemande, aux Éditions Contrechamps, en 1997).

2. L’imagination avait été définie de façon double au XVIIIe siècle, comme une activité à la fois synthétique et centrifuge,

comme un décodage inventif, réalisé cependant au moyen d’images adéquates.

Elle évolue au siècle suivant vers une herméneutique musicale,

elle-même parallèle à l’usage d’appliquer des textes aux œuvres instrumentales,

tels les poèmes que Pauline Viardot inventera pour transformer certaines Mazurkas de Chopin en mélodies.

La cohérence d’une œuvre apparaît à l’écoute par projection

ou par détection

d’une narration imaginaire,

soit par association libre pendant l’exécution,

soit sous une forme plus systématique et fixée par écrit, comme on la trouvera dans les Guides de concert de Hermann Kretzschmar à la fin du siècle.

Il s’agit donc la plupart du temps de la transformation possible de toute musique, grâce à la projection sur elle d’un « moi » ou d’un « nous », et d’une histoire ;

toute symphonie est transformée en poème symphonique.

3. La musique ineffable, liée à l’Andacht comme attente passive de messages venant d’un au-delà diffus,

entre en harmonie avec la valorisation au XIXe siècle de l’élément religieux de l’art.

(…) Dès que la musique est considérée comme ayant trait au mystère,

un lien s’établit entre écoute mystérieuse et écoute esthésique.

(…) L’écoute mystérieuse et l’écoute esthésique sont reliées par une attitude qui consiste à « être à l’affût » _ ce lauschen que Nietzsche fait remonter à l’instinct du chasseur, et qui serait selon lui à l’origine même de la musique _ ;

elles visent toutes deux, davantage que la compréhension d’une forme, une épiphanie du Son _ via la thématique et le motif du son qui arrive de loin : aus der Ferne

4. Dans l’écoute sublime, l’auditeur est comme envahi : une passivité s’y joint à une dimension quasi corporelle et à un débordement de l’entendement qui n’arrive plus à synthétiser des effets de pure quantité ;

le sublime nous coupe le souffle.
Cette écoute est d’abord liée à l’œuvre symphonique de Beethoven, qui est parfois incompréhensible, voire laide pour certains, mais dont l’impact est incontestable.
 »

Martin Kaltenecker ajoute à cette présentation synthétique des (quatre premières) diverses formes d’ »écoutes musicales« ,

cette importante remarque-ci, page 225 :

« La plupart des discours portant sur l’écoute apparaissent encore à cette époque _ avant Riemann, dont la thèse de doctorat, en 1873, s’intitule Sur l’écoute musicale ; de même qu’en 1888, il prononce une conférence intitulée Comment écoutons-nos la musique ? (cf pages 354 à 363) _ sous une forme fragmentée,

et non comme une théorie complète ;

et ils se rapportent principalement aux trois types d’auditeurs dont parle Henri Blanchard

_ en un article, « D’un nouveau genre et d’un nouveau plaisir de l’audition musicale », paru dans la Revue et Gazette musicale, le 22 octobre 1843, dont nous sont donnés quatre très parlants extraits, aux pages 221-222 :

Blanchard distingue en effet les « dilettanti qui ne fréquentent guère que l’opéra et sont réfractaires à toute innovation ou expérimentation musicale risquant de troubler le plaisir pris à l’expression de la parole chantée.

Face à eux, les auditeurs pour qui l’écoute musicale relève d’un effort«  (« un véritable travail« , dit Blanchard, page 222 ; car « saisir au passage les hardiesses harmoniques, les riches détails de l’instrumentation, les finesses mélodiques répandues çà et là dans l’orchestre, les beautés de ce style compliqué d’imitations qui constituent les œuvres des maîtres que nous venons de citer, n’est pas chose facile« ).

Et « entre ces deux groupes, le gros des auditeurs utilise la musique comme support à une projection d’images«  ;

Blanchard disant à propos de ces derniers : « Tout cela se confond dans un ensemble vaporeux pour les auditeurs ordinaires qui forment le plus grand nombre de l’auditoire musical ; et c’est des gens composant ce plus grand nombre que nous viennent les définitions vagues, la métaphysique sur la science des sons, les comparaisons avec les autres arts, source de cette esthétique bourgeoise« , cité toujours page 222 ;

et Blanchard de conclure ce panorama des « auditeurs de musique » : « Il est certain que le bonheur le mieux choisi, le plus complet de l’audition musicale pour un excellent musicien, c’est celui qu’il éprouve, comme exécutant ou comme auteur, à savourer un beau quatuor de Haydn, de Mozart ou de Beethoven (…). Il est vrai que c’est chose très rare à Paris, où ce genre de musique est presque tout-à-fait abandonné par les artistes et les amateurs«   _

et ils _ ces « discours sur l’écoute » _ se rapportent principalement aux trois types d’auditeurs dont parle Henri Blanchard :

l’auditeur sérieux de la symphonie,

celui qui laisse libre cours à son imagination,

l’amateur d’opéra« , page 225.

Et Martin Kaltenecker de très utilement préciser encore, juste en suivant :

« Souvent, deux formes d’écoute sont couplées :

l’imagination et une écoute formelle ne s’excluent guère pour Schumann ;

Berlioz mêle l’imaginaire à l’esthésique ;

et Wagner vise autant l’ineffable que le sublime. »

En revanche, d’autres expriment « des oppositions plus ou moins tranchées entre telle ou telle attitude.

Ainsi George Sand s’exprime avec condescendance à propos de Meyerbeer, qui ne propose selon elle que des « images »,

alors que Beethoven susciterait des émotions et des pensées ayant trait aux sentiments intimes du moi

_ c’est donc le monde superficiel de l’opéra qui contraste _ pour elle _ avec l’écoute intense que permet la symphonie.

Chez Hanslik, (…) c’est tout à la fois la divagation imaginaire et la réception voluptueuse de l’opéra

qui seront déclarées inférieures à l’écoute structurelle du « jeu des formes en mouvement ».


Très souvent, une seule attitude est _ sectairement _ considérée comme appropriée,

et le mélange de plusieurs,

leur tressage _ terme particulièrement approprié ! _ au sein de l’écoute d’une même œuvre

n’est guère théorisé _ même s’il peut être constaté : on feint de s’étonner qu’un seul et même auditeur apprécie, par exemple, les opéras de Mozart et la partition « bruyante et confuse » des Bardes de Lesueur, ou qu’une foule « mélangée et écervelée » puisse s’enchanter aussi bien de Beethoven que de Rossini« , pages 225-226…

Puis, voici que triomphe bientôt en Allemagne un cinquième type d’ »écoute musicale » :

« un effet d’extase »  (page 304) sur « l’auditeur soumis »  (page 305) à rien moins qu‘ »une discipline esthétique«  (page 318),

tel que prôné _ cet effet _ et mis en place _ à Bayreuth _ par Wagner _ longuement détaillé au chapitre 6 (« Wagner« , aux  pages 293 à 341) _ : « Wagner est sans doute le premier compositeur qui ait produit un discours sur l’écoute, et qui, de surcroît, l’ait traduit dans un lieu spécifique » ad hoc, page 307 ;

« l’écoute wagnériste » peut « être caractérisée par deux aspects : un entraînement qui s’appuie sur la reconnaissance des leitmotivs, à travers une écoute dirigée, exercée au sein des cercles wagnériens, mais cela en vue de la pleine révélation de l’œuvre à Bayreuth même, lieu de l’extase et de l’hypersensibilité », page 318 ;

et « ce n’est qu’après 1900 qu’une nouvelle écoute de Wagner s’installera, qui ne s’efforcera plus, en se « crispant », de reconnaître les motifs dans l’orchestre, comme le remarque Richard Sternfeld en 1901« , page 319.

Un peu plus tard dans le XIXe siècle se développeront enfin de véritables « théories de l’écoute musicale« 

_ celles de Riemann, de Schenker, de Kretzschmar, de Gurney _

que Martin Kaltenecker détaille précisément en son chapitre 7 : « Théories musicales à la fin du XIXe siècle« , pages 343 à 376 _ juste avant un tout dernier chapitre, « Vers l’écoute artiste« , pages 377 à 425.

Ainsi, identifie-t-il successivement :

_ pour commencer, une « écoute cernée par l’histoire » (pages 343 à 354) :

« l’élargissement progressif de l’horizon historique

_ dans la connaissance progressive des œuvres du passé : musicalement ressuscitées, peu à peu ;

« et c’est peut-être Brahms qui incarne pour la première fois cette figure du compositeur responsabilisé par la culture.

Ami de Friedrich Chrysander, qui dirigea la première édition monumentales des œuvres de Haendel, d’érudits comme Eusebius Mandyczewski, mais aussi collectionneur de manuscrits, abonné aux volumes que publie la Bachgesellschaft à partir de 1850, sous la direction de Philipp Spitta, grand brahmsien quant à lui, et des œuvres anciennes comprises dans les Denkmäler der Tonkunst,

Brahms lit et et étudie des œuvres de Marenzio, Eccard, Muffat, Buxtehude, Froberger, des fils de Bach, il éditera lui-même des pièces de Couperin et de Haendel, réfléchissant également sur la manière de réaliser la basse continue dans les cantates de Bach.

Le compositeur est dorénavant submergé par l’histoire musicale, à laquelle il ne peut plus tourner le dos ; il y a du musicologue en lui,

tout comme l’auditeur dispose d’un nombre croissant de références historiques, et donc de comparaisons possibles, qui forment une nouvelle condition de l’écoute musicale« , pages 348-349 _

l’élargissement progressif de l’horizon historique

_ Martin Kaltenecker prend appui ici sur les Études culturelles de trois siècles, de Wilhelm Heinrich von Riehl (en 1859), qui « s’inscrit ainsi dans le tournant réaliste (lui-même « typique de l’anti-romantisme et de l’anti-subjectivisme qui caractérise les années 1850« , remarque Martin Kaltenecker, page 345) qui gagne l’art et le mouvement intellectuel qui installe l’étude de l’histoire comme référence absolue, marquant le triomphe de l’historisme : toutes les époques et civilisations forment un objet d’étude égal en droit » ; « Riehl se dit confronté (…) à un » chaos d’oreilles diverses« , ce qui signifie en même temps l’égalité en droit d’expressions artistiques que l’on ne comprend plus, mais que l’on étudie attentivement. Riehl se tient dans la contradiction entre l’écoute impossible de la musique du passé et l’injonction de l’étudier de près«  ; Riehl écrivant : « la culture historique n’est pas seulement la simple connaissance de faits et de dates, mais la capacité, acquise par l’étude inlassable des sources, c’est-à-dire des œuvres d’art de toutes les époques, de rendre justice à tous les styles et à toutes les manières de voir, afin de pouvoir en tirer un plaisir complet. C’est dans ce sens qu’il faut pratiquer l’histoire de la musique dans les conservatoires supérieurs, en tant qu’enseignement régulier« , pages 345 à 347 _

l’élargissement progressif de l’horizon historique

infléchira de plus en plus l’écoute des mélomanes vers une classification des musiques :

chaque nouvelle œuvre _ qu’elle soit tirée du répertoire, mais encore inconnue de l’auditeur, ou création nouvelle _

est alors cataloguée, comparée à des repères de plus en plus nombreux, insérée dans une évolution générale ;

mouvement qui culminera avec l’avènement du gramophone, dans la possibilité de se constituer un « musée imaginaire » sonore« , page 349.

Ensuite, Martin Kaltenecker détaille

_ une »écoute de la tonalité » (pages 354 à 366)

à travers les thèses-analyses de Hugo Riemann (1849-1919) et de Heinrich Schenker (1868-1935).


Dans sa thèse de 1873 Sur l’écoute musicale, « la thèse développée par Hugo Riemann consiste à comparer ce que l’on entend en le raccordant toujours à un point fixe, qui est la tonique » (page 355) ;

mais « dans une conférence prononcée en 1888 sous le titre Comment écoutons-nous la musique ?, Riemann proposera une thèse beaucoup plus ample, qui définit l’œuvre musicale par trois éléments (qui peuvent fonder chacun un genre de musique), reliées à chaque fois à un besoin ou à une pulsion (Trieb).

Il y a tout d’abord en musique des facteurs élémentaires _ hauteurs, dynamiques, agogiques _, des énergies dont s’empare le désir de communiquer et de s’exprimer (c’est le Mitteilungstrieb).

Il  y a ensuite tout ce qui permettra de constituer une forme, provenant de la pulsion de jeu (Riemann reprend ici le terme de Spieltrieb de Schiller), lié à l’harmonie et au mètre, au découpage des sons en unités rythmiques.

Enfin, ce sont les éléments susceptibles de produire des associations, tout ce qui relève de la caractérisation, du pittoresque et qui vient du désir d’imiter (Nachahmungstrieb).

Par ailleurs, Riemann distingue deux principales modalités d’écoute, qu’il réfère à Schopenhauer : « (l’une) vit la musique comme la manifestation de sa propre volonté (subjectivation totale), alors que l’autre l’objective au moins en partie, pour produire une représentation« .

Une musique où l’élément formel prédomine ne sera donc qu’imparfaitement « subjectivée », alors que l’auditeur s’identifiera par exemple avec le contenu d’une musique à programme, qui nous émeut « par sympathie ».

(…) Riemann précise ce qu’il entend par objectivation : elle ne se compare pas à un « jeu de formes sonores » à la Hanslick, mais sera située tout au contraire du côté de la musique à programme et d’une imitation extérieure : « Dès que la musique veut objectiver, elle se détache de ce qui est sa sphère et son rayon d’action propre ». L’objectivation est donc une participation émotionnelle et un « vivre avec » (Mitterleben) les mouvements sonores :

(…) « L’activité de l’oreille _ écrit Riemann page 16 de cet essai _ ne se déploie pleinement qu’à travers l’activité d’enchaînement d’une succession d’impressions sonores, (…) dans le suivi du déroulement temporel de ce qui résonne. Or, ce n’est pas de l’examen des causes ce qui résonne et de ses transformations que provient  le plaisir esthétique de l’écoute musicale, mais de la poursuite gratifiante (lustvoll) des états qu’il provoque, de l’abandon entier vers les affects sans objet qu’il suscite. Il semble même que (…) le souvenir de ce que l’on a vécu soi-même, la sensation de notre propre corporéité joue un rôle central également  dans l’impression sonore.« 

Cette description aux accents déjà phénoménologiques met alors en avant tout ce qui correspond en musique à des attitudes et à des gestes. » (…)

« On doit constater, quand nous suivons ces états _ écrit Riemann, cité ici page 359 _, un affinement et une spécification presque merveilleux de la sensation, telle que nous ne pourrions guère l’obtenir, ne fût-ce qu’approximativement, par une simple réflexion au sujet de nos émotions. »

« L’ »objectivation » des éléments musicaux peut réussir ou échouer. Ainsi le timbre du hautbois, de la clarinette et de l’alto, rappelant les voix de femmes, attireront l’oreille des hommes, alors que le violoncelle, masculin, sollicitera l’empathie féminine ; en revanche des sonorités trop puissantes peuvent bloquer l’identification :

« La puissance extraordinaire du fortissimo de tout l’orchestre (…) produit sans nul doute aussi un effet élémentaire sur notre sensibilité, mais ne peut guère être subjectivé comme expression de notre vie psychique ; il se dresse devant nous comme une puissance située hors de nous-mêmes, qui nous est  supérieure, qui nous écrase et nous anéantit avec un effet sublime, mais que nous admirons cependant avec ravissement, alors que le sentiment d’être minuscule nous fait frissonner face à sa grandeur »  _ écrit Riemann, cité ici encore page 359.

(…) Le second domaine est celui du jeu formel, représentant un besoin fondamental chez l’homme qui aime à diviser et qui prend plaisir à « une suite bien ordonnée et agréable ». C’est lui qui exige le plus grand effort :

« Songeons à l’un des adagios de Beethoven si magnifiquement développés (ausgesponnen) : il y a là une telle variété formelle, une telle multiplicité de sentiments différenciés, une telle abondance de nuances, que l’on peut en effet comparer la participation active et compréhensive à un tel mouvement, à l’écoute et la vision d’une tragédie, qui mène également notre âme au travers d’une succession d’émotions logiquement enchaînées qui nous élèvent et nous purifient. Une grande part du charme qu’opère une telle œuvre d’art sur l’auditeur tient à la beauté de sa forme, si bien que les sentiments forts, profonds et sains nous atteignent par sympathie ; cette belle forme n’opère pas sur tous les hommes avec la même détermination, car elle exige la compréhension, une concentration assidue et une attention pleine et entière _ écrit Riemann page 40 et les suivantes. La « capacité de formation infinie de l’oreille », selon la formule de Wagner, consiste dans la faculté, augmentée par l’exercice, de saisir le rapport entre les sons (…). Les personnes qui ne s’occupent pas ou très peu de musique, prennent plaisir aux tournures harmoniques et mélodiques les plus simples, à une division thématique la plus simple et la plus claire possible, à une rythmique simple et facile à saisir ; et les œuvres d’un Bach, d’un Schumann, Wagner, Brahms sont pour eux, selon leur expression, trop savantes, c’est-à-dire trop compliquées. Ce n’est là qu’une manière de parler, et avec les meilleures raisons du monde, on n’inculquera pas à ces profanes, comme ils se nomment eux-mêmes, l’amour des compositeurs cités. Je souligne encore une fois qu’il faut de l’exercice et de la bonne volonté pour comprendre une grande œuvre musicale complexe. Si l’ensemble ne doit pas se décomposer en une série d’impressions isolées reliées de manière lâche, dont chacune n’est que de faible intensité, si l’une doit au contraire soutenir, élever, démultiplier l’autre, que ce soit par analogie ou par contraste, il faut à la fois saisir le détail isolé et suivre la cohérence formelle en toute conscience ; il faut donc une très bonne mémoire et mobiliser une activité intellectuelle synthétique. En d’autres termes, là où commencent les formes artistiques supérieures, là s’arrête aussi la possibilité de se débrouiller (durchkommen) avec une simple passivité, avec un abandon aussi docile soit-il aux impressions, et il devient nécessaire de collaborer _ voilà ! _ à l’œuvre. (…) L’exercice est indispensable, et une préparation par l’écoute d’une musique plus simple.« 

(…) « Tout ce domaine est donc placé sous le signe d’un dépassement de l’identification et de l’empathie psychologique immédiate, source d’un nouveau « plaisir esthétique ».« 

« Riemann ne dévalorise pourtant pas le troisième aspect, celui de la pulsion mimétique : imiter représente une constante anthropologique qui veut que l’auditeur « ajoute quelque chose » à la musique, qu’il tire de son « imagination (Phantasie) une activité productrice ». La capacité mimétique de la musique opère par analogies ou évocations, donc par un détour réflexif (celui de la subjectivité du créateur et celle de l’auditeur). L’œuvre qui veut activer, objectiver tel élément extramusical, va jouer avec les « éléments associatifs » des instruments (le trombone majestueux, le chalumeau pastoral), du registre (les aigus évoquent la lumière) ou du timbre (harmoniques des violons au début de Lohengrin).

Il est remarquable _ commente alors Martin Kaltenecker page 362 _ que Riemann résiste autant que possible dans ce texte de 1888 à une hiérarchisation des trois domaines musicaux qu’il délimite et des musiques orientées sur _ rien que  _ l’un d’eux : le monde de l’affect n’est pas associé à la sphère de l’opéra, l’approche formelle n’est pas érigée en modèle absolu, et l’imitation n’est pas dépréciée ; de même, conclut Riemann, il n’y a aucune raison de préférer les œuvres classiques à celles du Romantisme, de Liszt ou de Wagner : le théoricien doit se tenir au-dessus des querelles esthétiques et des camps.

Cette position est rendue possible en particulier grâce à l’aggiornamento physiologique de l’ancienne notion d’empathie, qui remonte au moins à Horace : l’intensité émotionnelle que le créateur infuse à son œuvre parce qu’il est lui-même ému, garantira l’intensité de l’identification du récepteur avec le compositeur ; l’auditeur peut ainsi participer au monde du génie _ voilà : encore faut-il qu’il y consente et le désire _, approfondir et enrichir sa propre vie émotionnelle _ en s’y passionnant même : c’est le cadeau de la grâce de l’Art !..

Pour que cette interaction _ voilà ! _ soit fructueuse, il faut mobiliser cependant une écoute concentrée au sein de chacun des domaines délimités : empathie avec les éléments premiers, attention méticuleuse à la structure, mais aussi un contrôle mimétique qui n’est pas de l’ordre de l’association libre, mais d’un effort : il faut une « saisie si possible précise _ voilà _ des images qui défilent », afin de

« comprendre _ ici, c’est à nouveau Riemann qui écrit, page 90 de son essai _ le détail les intentions du compositeur, en laissant travailler son imagination selon la direction qu’il nous a _ lui _  indiquée _ ainsi doit fonctionner l’interaction : avec souplesse (subjective) et exigence (à visée d’objectivité) tout à la fois. Que cela soit parfois une affaire très délicate, personne ne le contestera ; car là où la parole ne se joint pas à la musique comme un guide sûr, conférant à ses figures ambiguës un sens déterminé, l’imagination de l’auditeur s’emballera inévitablement de temps à autre et perdra le fil du programme, suite à quelque malentendu sur les intentions du compositeur ; tout cela ne relève pas de l’incompréhension, mais s’explique par la polysémie«  _ de ce qui n’est pas le discours (plus univoque, lui) de la langue

Quant à Heinrich Schenker,

« autre théoricien important » (page 363),

« au fil de ses travaux« , il « précisera progressivement la notion de « ligne génératrice » (Urlinie) qui définit selon lui toute musique classique : l’unité et la cohérence de toute œuvre remarquable reposent sur un Ursatz, une « configuration de base » qui rassemble une ligne supérieure descendant toujours vers la tonique en partant de la quinte, de la médiante ou de l’octave supérieure, et qui est toujours étayée par un mouvement de basse I-V-I.

Chaque analyse devra saisir l’œuvre comme une immense extension et un déploiement multiforme de ce mouvement cadentiel projetée sur un mouvement entier. (…) L’auditeur doit d’une certaine manière prendre « la place » du compositeur :

« la contemplation la plus parfaite de l’œuvre d’art musicale _ ici c’est Schenker qui s’exprime en son essai À l’écoute de la musique (1894), page 96 _ est et demeure celle qui intègre non seulement l’ensemble du matériau musical, mais qui reconnaît et ressent aussi entièrement les lois (propres ou étrangères) du compositeur qui y sont à l’œuvre, en somme la providence de la pièce. Mis à part les différences de l’arrière-plan psychique, une telle contemplation n’est pas sans ressemblances avec celle qu’effectue le compositeur lui-même, à partir du moment où l’effusion de son œuvre s’est achevée et où il est enfin capable de se l’approprier lui-même de l’extérieur, l’ayant soustraite pour tout jamais à ses émotions intérieures ».

« Schenker _ continue Martin Kaltenecker, page 364 _ récuse l’idée que l’auditeur tirerait d’une première écoute l’ »impression globale » d’un morceau : comment être vraiment sûr que l’on en ait saisi les « éléments principaux », a fortiori dans une musique où il y a « plusieurs éléments principaux » ?  C’est au contraire une écoute répétée qui nous habitue aux arcanes : « L’habitude seule aura aidé l’inexpérience de la première imagination créatrice à vaincre l’impuissance de l’oreille réceptrice« . Une telle écoute sera comme une visualisation de l’œuvre : Schenker reprend ici le thème classique de l’auditeur ou du lecteur qui se déplace « en avant et en arrière » dans l’œuvre :

« Ce qui représente dans l’écoute d’une œuvre d’art _ écrit Schenker page 101 de son essai _ le triomphe suprême, le délice dont on sera le plus fier, c’est d’élever, d’entraîner en somme l’oreille vers la puissance de l’œil. (…) Il existe situé quelque part très au-dessus de l’œuvre d’art, un point d’où l’esprit peut clairement dominer du regard et de l’ouïe tous ces chemins, ces points d’arrivée, ces repos et ces tempêtes _ tels que ceux d’un paysage _, toute la multiplicité et ses délimitations. Celui qui a trouvé ce point élevé _ et c’est à partir d’un tel point que le compositeur doit dérouler son œuvre _ pourra dire en toute tranquillité qu’il a « écouté » l’œuvre. Il est vrai que peu d’auditeurs de cette sorte existent.« 

Schenker _ commente alors ce passage Martin Kaltenecker, page 365 _ « installe l’écoute en surplomb comme un idéal absolu, et les musiques qui l’exigent comme des chefs-d’œuvre incontestables ; le pot-pourri est ainsi défini comme « allégeance à ceux qui ont l’oreille courte ».

Il s’ensuit une ligne directrice pour _ déjà _ l’interprétation musicale : le musicien ne doit pas faire ressortir les beaux thèmes et « atomiser » la musique ; face à la jeunesse, dira Schenker en 1919 dans une conversation avec Wilhelm Furtwängler, l’interprète a un « devoir de synthèse ». Car la jeunesse trop souvent est du côté du moment présent, auquel elle s’abandonne : l’écoute musicale du chef-d’œuvre en saisit au contraire la part intemporelle, et elle résiste à la séduction de beaux passages éphémères :

« Aujourd’hui précisément _ écrivait Schenker vers 1925 _, alors que la vie nue et tourbillonnante du jour, de l’heure même, est vantée comme étant le but suprême de l’existence _ au lieu d’arracher la vie au chaos _, aujourd’hui cet état d’esprit est devenu fatal aussi à la perception de l‘œuvre de génie. L’œuvre de génie se distingue pourtant de la vie par un projet improvisé sur l’instant et qui donne à l’ensemble un sens univoque ; il est donc contradictoire de vouloir nier, au nom de la vie et du présent, dont le dessin reste insondable aux hommes, celui qui se tient derrière toute œuvre d’art.« 

Ensuite, Martin Kaltenecker aborde un huitième type d’ »écoute « ,

qu’il caractérise comme « l’autre de la structure« ,

étudiée à travers les thèses de Hermann Kretzschmar (1848-1924) et Edmund Gurney (1847-1888),

aux pages 366 à 373.

Cette expression « l’autre de la structure » s’éclaire immédiatement quand Martin Kaltenecker présente cette forme d’écoute musicale en son opposition frontale aux « écoutes structurelles » qu’il vient d’analyser,

dont le modèle est peut-être la caractérisation de Hanslick, en son Du Beau en musique de 1854, page 366 ; et il en retrace, cette fois à nouveau, les racines historiques  :

« Nous avons vu que le discours sur l’écoute se fige au début du XIXe siècle

dans un face-à-face

entre une écoute structurelle,

alliée la plupart du temps à une production d’images cohérentes _ non arbitraires, non divagantes _ qui ne sont pas toujours ressenties comme antinomiques d’une saisie de la forme,

et l’écoute affective,

cernée parfois encore par la notion de sublime. »

Et ce conflit s’exacerbe en référence « à Hanslick, dont le livre _ en 1854 _ eut un si grand impact« .

Aussi, « les théories anti-hanslickiennes de l’écoute dans le dernier quart du siècle

valorisent(-t-elles) donc souvent l’image.

Ce que Hermann Kretzschmar (1848-1924) nommera « herméneutique musicale »

se comprend comme l’élaboration systématique et scientifique de l’imagination productrice.

Les trois volumes de son Guide de concert (Führer durch den Konzertsaal, 1888- 1890) sont certes conçus dans un but pédagogique : il s’agit d’éduquer « l’auditeur non entraîné », de le « préparer à des œuvres difficiles », puisque la « musique instrumentale est devenue plus compliquée » et le public « plus large et plus mélangé ». Mais l’herméneutique est aussi définie comme « art de la traduction » et inscrite dans la tradition prestigieuse de l’exégèse,

qui consiste à

« sonder le sens et le contenu intellectuel (Ideengehalt) que les formes renferment _ écrit Kretzschmar _, à chercher partout l’âme dans le corps, à dégager dans chaque phrase d’un texte, dans chaque membre d’une œuvre d’art, le noyau de la pensée, d’expliquer et d’interpréter le tout à partir de la connaissance la plus claire des détails les plus subtils, en utilisant tous les moyens fournis par le savoir spécialisé, la culture générale et le talent personnel. »

« La notion centrale de Kretzschmar

est celle d’émotion ou affect

qu’il s’agit de tirer au clair au moyen d’une paraphrase imagée«  _ commente Martin Kaltenecker, page 367.


« Composer et écouter de la musique _ en miroir _ n’a rien à voir avec de quelconques états ou talents somnambuliques _ écrit Kretzschmar _, c’est au contraire une activité qui exige une clarté d’esprit extrême. (…) La tâche de l’herméneute consiste donc en ceci : isoler les affects _ comme discrets _ dans les sons et traduire en paroles l’ossature de leur enchaînement. Maigre résultat en apparence, mais en vérité un acquis précieux ! Car celui qui traverse les sons et les formes sonores pour atteindre les affects, élève le plaisir sensuel, le travail formel au niveau d’une activité spirituelle, et il s’immunise contre les dangers et la honte d’une réception purement physique et animale de la musique.

S’il dispose de l’imagination et d’un certain degré _ aussi _ de talent artistique, tel qu’il est toujours présupposé quand on s’occupe de l’art, le squelette _ un peu décharné d’abord _ des affects s’animera infailliblement pour lui de façon subjective _ c’est-à-dire subjectivée : c’est une opération riche _, grâce à des figures et à des événements tirés de sa propre mémoire et de son expérience, aux univers _ vraiment vivants _ de la poésie, du rêve et des pressentiments.

Tout le matériel d’interprétation dont disposent l’esprit et le cœur défilera en un éclair et comme au vol _ telle une clé immédiate ainsi de l’incarnation affective de la musique défilant (elle-même) et perçue _ devant l’œil intérieur d’un tel auditeur ;

et il est prémuni contre de vraies rêveries _ divagantes et rebelles à la visée d’objectivité _ par l’attention portée aux affects, et sauvé d’un abandon pathologique à ceux qui le touchent personnellement _ en une mauvaise subjectivité, en quelque sorte : hors sujet _ et le fascinent de manière particulière _ éloignant par trop de la visée d’objectivité de l’œuvre _, par le devoir d’observer leur enchaînement, de contrôler l’art et la logique _ objective et objectivement _ du compositeur.« 

..

Ce que Martin Kaltenecker commente, page 368 :

« Kretzschmar situe donc l’herméneutique entre deux écoutes qu’il renvoie dos à dos : purement sensuelle pour l’une, purement formelle pour l’autre.

Afin d’étayer l’activité herméneutique, Kretzschmar préconise alors une réactualisation de la théorie des affects du XVIIIe siècle. (…) Si l’œuvre propose à l’écoute un « squelette » ou une « enveloppe » qu’il faut animer _ d’une chair vive d’affects _, Kretzschmar n’affirme pas pour autant que l’interprétation soit univoque : une multiplicité d’images et d’affects, pourvu qu’elles rendent l’affect fondamental _ de l’œuvre _, est concevable ; il serait « présomptueux de tenir et de déclarer qu’une de ces images est juste et valable exclusivement.«  (…) On opère avec des correspondances et des analogies en puisant dans un stock d’images qui sont dans une certaine mesure interchangeables (…) ; leur nature est « indifférente », c’est leur cohérence qui importe. Kretzschmar souligne (…) qu’il ne faut pas projeter _ en une opération divagante à l’excès _ sur une composition instrumentale « des histoires, des romans, de petits drames », mais saisir l’enchaînement _ sinon en quelque sorte objectif, du moins le plus possible conforme aux opérations mêmes du compositeur lui-même _ des affects, à l’aide d’exemples cohérents tirés de la culture et de l’expérience de l’auditeur« , page 369.

Soit un travail sérieux par ses efforts vers de la légitimité, même plurielle en la diversité de ses réalisations possibles…

De même,

« une théorie complète de la musique ajustée à l’auditeur et non pas au spécialiste, a été élaborée dans le grand ouvrage The Power of Sounds (1880) d’Edmund Gurney (1847-1888).

Pour l’Anglais, c’est le paramètre mélodique qui doit primer : une mélodie est comme un « visage », elle est « une unité organique qui forme une individualité » ;

et cette unité-là est plus forte que celle de la forme globale :

« car le tout _ écrit Gurney dans son livre _, en tant que combinaison de parties que nous goûtons successivement (et pour beaucoup d’entre elles, de façon indépendante), ne peut être saisissant que pour autant que les parties nous frappent. Ce caractère impressionnant ne peut être perçu que si notre attention se concentre _ en l’écoute _ sur chaque partie successivement _ tour à tour, et chacune à son tour _ et il ne peut être appréhendé (summed up) par des coups d’œil rapides.« 

Marin Kaltenecker commente : « Les unités mélodiques _ ainsi ressenties grâce à cette écoute attentive des parties successives _ sont des unités émotionnelles _ pour l’auditeur. Contrairement à l’architecture, dit Gurney, dont l’impact est global, l’effet _ dans le sujet qui écoute _ d’une musique est _ très concrètement _ tributaire de tels éléments individualisés : « Pour une partie à cause de l’extrême liberté et de l’individualité des formes mélodiques séparées, et pour partie à cause du fait que, comme elles se succèdent, et que nous devons surtout être occupés par une seule à chaque instant, il se trouve que les effets musicaux sont plutôt individuels que généraux.«  (…) La mélodie représente par ailleurs ce qui concentre toute la singularité de l’art musical, celle d’être forme en mouvement _ donc à la fois un processus, une avancée dans le temps, et une unité stable. Gurney désigne pour cette raison la mélodie du nom d’ideal motion, où l’adjectif « idéal » renvoie à l’idée platonicienne en tant que forme :

« C’est la fusion totale (oneness) de la forme et du mouvement qui fait la grande particularité de la mélodie et de la faculté par laquelle nous l’appréhendons » _ écrit Gurney.

L’écoute musicale réalise ainsi quelque chose dont l’œil est incapable : « La faculté effective de relier entre elles une longue série d’impressions qui s’évanouissent pour en tirer une unité.« 

Mais le trait essentiel de l’écoute est d’être progressive : elle relie et noue point par point, et non pas en procédant par rétroactions ou anticipations :

(…) « Même si telle ou telle partie d’un mouvement _ précise Gurney _ peut dans une mesure importante tirer son sens (owe its point) d’un autre, soit par un contraste qui inclut une vague représentation idéale de cet élément, soit par une ressemblance effective ou par référence à lui, cette relation s’établira au mieux avec une autre partie, et non avec le tout, et son effet sera d’augmenter le plaisir que nous tirons de cette partie-là. Certes le tout peut être (ou devenir tel quand nous nous serons familiarisés avec lui) si authentiquement organique, que chacune de ses parties pourra nous sembler comme la phase inaltérable d’un mouvement continu : malgré cela, c’est du plaisir que nous prenons aux parties, l’une après l’autre, que cette qualité d’organisme vivant et cohérent tire son effet.

Ainsi, le plaisir qui naît de l’ensemble n’a aucune signification, sauf à exprimer la somme _ voilà : patiente  _ des jouissances prises à la succession des moments, somme qui sera augmentée dans la mesure où augmentera le principe organique qui s’empare du tout.

En vérité, dire que les parties sont ce qu’il y a de plus important, signifie affirmer simplement notre incapacité à réaliser ce qui est une contradiction dans les termes _ prendre plaisir à quelque chose dont l’essence est une succession d’impressions par une saisie (review) simultanée de toutes ces impressions«  _ détaillait Gurney en son essai.

« La bonne écoute _ en déduit Martin Kaltenecker page 372 _ ne consiste donc guère dans l’approximation d’un parcours formel global,

mais dans la saisie _ successive _ de petites unités _ discrètes _ et de leur enchaînement. C’est là que réside la source de l’organicité de l’œuvre, et non pas dans la construction de grandes arches ou de rapports dialectiques : le schéma abstrait n’a aucune valeur en soi. Le « plaisir » pris aux parties est fonction d’une attention qui doit capter _ sans relâche _ toutes les sollicitations : « La musique est par excellence l’art dont les occasions sont brèves et délimitées (definite), et les appels qu’elle adresse à l’oreille sont frappants et péremptoires (arresting and peremptory).« 

Et Martin Kaltenecker de souligner, page 373 : « Cette attention rappelle la concentration riemanienne, mais elle ne vise pas ici les lois métriques ou la fonction harmonique des sons, seulement des unités affectives d’ordre mélodique.

Il s’ensuit que plusieurs dangers guettent la musique : la mélodie peut être brouillée, l’œuvre devenir un labyrinthe compliqué ou une pure mosaïque, dans lequel se perdra « le sentiment de la véritable unité de l’enchaînement et du développement » _ tous dangers illustrés selon Gurney par la musique de Wagner.

La mélodie véritable n’est pas celle qui est « infinie » _ elle est, comme le dit Gurney en une belle formule, une « affirmation qui ne demande pas tant des cris d’admiration que l’urgence d’un assentiment passionné ».« 

Apparaîtra alors, aussi,

un neuvième type d’ »écoute musicale« , à la fin du XIXe siècle,

baptisé l’ »écoute par effluves« ,

« qui s’empare d’une forme musicale quelconque pour la transformer en voile ou nuage musical » ;

et « qui peut ensuite être elle-même transposée dans une œuvre et en commander la structure » ; « la musique religieuse de Liszt, qu’il faudrait relire sous cet angle, obéit précisément à un tel ajustement d’une technique d’écriture à un certain type d’écoute. Ainsi, dans la Via Crucis (1879), d’où le contrepoint est éliminé, il n’y a pas de parcours de modulation construit, mais uniquement des affaissements et des atterrissages doux dans une autre tonalité ; la modalité désamorce la vectorisation tonale et la musique, pour traduire l’attente, la suspension, la compassion méditative« , page 396.

Et, quant au « dispositif proustien » de la perception (« artiste« ), sur lequel s’achève cet ample parcours d’exploration-analyse de Martin Kaltenecker,

« il y a ainsi (en lui) la matrice d’une valorisation de la perception qui sera l’une des nervures du discours sur l’art du XXe siècle :

la saisie en soi du sensible _ le son, le scintillement, la nuance, la différence _ s’entoure de l’aura d’un écart, d’un « pas de côté », d’un geste réfractaire même au sens politique, exécuté par défi contre les schématisations, les représentations et les structures.

Le caractère quasi religieux de la visée phénoménologique, en tant que succédané d’une transcendance, forme ainsi le cadre général du passage, depuis la fin du XIXe siècle, d’une métaphysique de la musique vers une phénoménologie de l’effet sonore.

Par là, peut-être, les fins de siècle se ressemblent« , conclut, page 425, ce chapitre

et son très beau livre,

Martin Kaltenecker

Titus Curiosus, le 4 août 2011

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