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A propos du « Défions l’augure » d’Hélène Cixous : un article et deux interviews

02mar

Hélène Cixous vient de faire paraître, aux Editions Galilée, Défions l’augure

_ le titre reprend un mot de Hamlet, avant son duel avec Laerte, à l’acte V de la pièce de Shakespeare.

Le supplément littéraire du Monde consacre sa dernière page à Hélène Cixous,

avec un bel article de Bertrand Leclair _ auteur de l’excellent La Guerre sans fin aux Éditions Maren Sell _

intitulé « La Digression est l’âme de la littérature« .

D’autre part,

on peut écouter la belle et si juste voix d’Hélène Cixous, à propos de ce même Défions l’augure,

dans deux entretiens radiophoniques :

l’un (de 31′), sur France-Inter, dans l’émission Boomerang, le 7 février,  avec Augustin Trapenard :

De bon augure 

_ à l’audition, je ne suis pas du tout sûr que l’interlocuteur ait vraiment lu le livre ;

il l’a probablement seulement survolé, comme le font les journalistes pressés… _ ;

l’autre (de 59′), sur France-Culture, dans l’émission Par les temps qui courent, le 19 février, avec Marie Richeux :

L’Amour ne survit pas dans la société, il faut le tenir secret, dans l’abri

_ la rencontre, là, cette fois-ci, est tout à fait passionnante ;

non seulement l’interlocutrice est véritablement entrée dans le livre, et pose de justes questions, ou propose de légitimes relances,

mais, surtout, la parole (parfaitement libre, et très inspirée) de l’auteur se déploie absolument merveilleusement !!! Un très, très beau moment…

En forme d’introduction à tout cela,

ce bel article, La Peau du temps, de René de Ceccatty, le 8 septembre 2006 dans Le Monde des livres,

à propos de ce que celui-ci qualifiait alors de « la limpidité de ses derniers livres parus« 

dans le livre Hyperrêve, en 2006 _ il y aura bientôt douze ans _ :

La peau du temps

Hélène Cixous explore les tragédies
de l’intime dans Hyperrêve, un récit habité par le vieillissement de sa mère
et le deuil du philosophe Jacques Derrida


Certains lecteurs ont perdu le sens musical _ remarque et expression justissimes ! _, celui qui leur permettrait de retrouver, chez un auteur, les tonalités familières _ immédiatement reconnues à l’oreille de la lecture _ qui leur donneraient le sentiment d’être en sécurité _ c’est-à-dire en terrain de reconnaissance ! mais pour aller bien plus loin que le déjà su… _, le temps de la lecture _ « Le style, c’est l’homme même« , avait excellemment compris Buffon, dès la fin du XVIIIe siècle. Les mélomanes connaissent bien cette sensation _ oui _ qui fait que, entendant pour la première fois une pièce musicale, ils l’attribuent sans difficulté _ avec amour (ou haine) : en tout cas par passion bien incarnée en eux _ à un compositeur. Hélène Cixous, pour être lue et aimée, demande que les lecteurs récupèrent cette faculté _ d’oreille musicale, donc. Elle a construit son œuvre, contrairement aux préjugés qui traînent encore et qui en ont interdit l’accès à ceux qui seraient prêts à y entrer, avec une parfaite liberté _ celle des vrais créateurs (et non des suiveurs, profiteurs de modes…).

Joyce, auquel elle a consacré sa thèse, lui a montré une voie. Puis Kafka, puis Proust. Et il y a l’ami « pour toujours » _ d’éternité, donc _, Jacques Derrida, avec lequel elle a entretenu un dialogue constant, qu’elle prolonge _ tout naturellement _ au-delà de la mort du philosophe _ un vrai dialogue ne s’interrompt jamais : il marche de plain-pied dans l’éternité de ce qui fait (et ouvre) nourricièrement sens : le plus essentiel parmi ce qui peut se rencontrer de vraiment substantiel en une vie… La mort, donc, n’y peut rien, tant que survit la mémoire de l’autre ; voire que vit et resplendit l’œuvre, pour qui sait apprendre à la lire, l’écouter, la regarder, se prêter, jour après jour, à sa lumière… Là est la puissance (et le critère implacable) de tout art vrai, au regard du public. Et le théâtre, pratiqué essentiellement avec Ariane Mnouchkine et parfois avec Daniel Mesguich, l’a incitée à adopter une autre forme de communication, se tournant vers d’autres mondes, sans se couper d’elle-même.

Depuis quelques livres, on dit qu’Hélène Cixous est devenue « plus facile ». Elle a rendu plus directe _ voilà _ une réflexion sur son père, sur sa mère, sur son fils né handicapé et disparu très petit, sur ses ascendances juive et allemande _ ses proches, auxquels elle est profondément reliée _, sur sa jeunesse algérienne. Mais les thèmes _ à variations à venir _ étaient tous là, dès les premiers livres. De même que demeure toujours ici l’usage très vif _ qui nous incombe aussi, à tous ! _ de la mythologie, de la psychanalyse, de la littérature aimée (Stendhal, Montaigne, Balzac et bien d’autres). Toujours, Hélène Cixous a parlé de sa vie familiale _ à la fois très ouverte et durement bousculée par l’Histoire (avec l’enjeu de la survie) _, de ses rencontres, du monde extérieur et intérieur – les guerres, les violences politiques, l’existence quotidienne, les liens affectifs, et quelques lieux _ mais oui : ceux où l’esprit souffle (et qu’on le ressent) ! _, près d’Oran, près d’Arcachon, dont la tour du château de Montaigne _ qui m’est viscéralement chère : de chez moi, dès ma petite enfance, je m’y rendais à pied _, au sens symbolique très fort – dans un monologue que suspendent parfois des saynètes oniriques ou que viennent tempérer des dialogues très simples, très vivants, très drôles : avec son frère qu’elle avait un peu prématurément décidé, dans un livre précédent, de réduire au silence, et avec sa mère.

Stupéfiante digression

Cette mère, Eve Klein, d’origine allemande, est le centre de ce récit. Disons plutôt que c’est un thème _ au sens musical, donc _ principal _ mais pas unique. Ce n’est pas la première fois, mais jamais il n’avait été traité avec autant de présence, de ferveur, de précision _ remarque puissante et cruciale pour le lecteur que nous allons être aussi : qu’attendons nous donc d’un livre, d’une œuvre, d’un chef d’œuvre ? Présence et ferveur ; via la plus grande précision. Elle est atteinte d’une maladie de peau, rarissime, auto-immune, qui n’affecte que les nonagénaires et exige des soins quotidiens (que sa fille, Hélène, lui prodigue). Cette intimité ne provoque chez le lecteur aucun sentiment de gêne. Pas plus que la réflexion de l’auteur, qui la sait « avant la fin », c’est-à-dire au seuil de la mort. Le lecteur n’est pas embarrassé, parce qu’il ne s’agit pas d’impudeur : tout est _ en effet ici, au fil superbe des divers flux du texte _ matière à approfondissement, à intériorisation, à connaissance de soi et de l’autre _ voilà : l’aventure risquée d’une connaissance exploratoire hyper-attentive de (et à) ce qui est là, rendant pleinement grâce, par dû, mais aussi pleine reconnaissance de ce dû, à ces vies. Ne sont gênants _ en effet _ en littérature que les allusions _ opaques _, les appels usurpés à une basse _ par sa vulgarité _ complicité, les demi-mesures. Le traitement frontal d’un sujet ne suscite aucun malaise _ c’est juste. « Je serai cette peau demain » _ voilà ! un augure… _, tranche l’auteur en oignant le corps de sa mère. Cela suffit à déchirer le voile de distance _ de notre part aussi _ que pourrait tendre une excessive crudité.

Le vieillissement d’un être cher ne peut être aussi que le nôtre _ en effet ! La peau d’Eve devient alors l’image visible _ et qui nous est commune, générale _ du temps. « Tu es le temps », répète Hélène à sa mère _ le temps si précieux (quans nous accédons à la grâce inespérée de moments, parfaitement sensibles, d’éternité) de la vie. Et le livre tout entier apparaît comme un chant lyrique _ une célébration _ adressé au temps _ même. « Quand je peins ma mère, je peins la peau du siècle. Ce vingtième siècle si grand vu de loin, si petit vu de l’intérieur quand on est dans son wagon archiplein à ramper pour trouver une couchette et qui n’a pas arrêté un instant de faire l’histoire de ma mère _ comme d’autres parmi nos proches : pour moi, au premier chef, mon père. Chaque fois qu’un ulcère cicatrise il y en a un autre qui prend la suite du pus. On ne peut pas guérir. » De ce temps circulaire _ si cruellement répétitif ! _ se détachent quelques dates, quelques événements. Non pas seulement l’année 1971 où Eve Klein a dû quitter l’Algérie où elle avait vécu, en exerçant le métier de sage-femme. Mais des dates qui appartiennent à un « patrimoine de l’humanité ». La particularité du « ton Cixous » est qu’avec le plus grand naturel _ voilà ; et ô combien poétique sans le moindre pathos ! _, l’écrivain passe de tableaux intimes et familiaux à des analyses politiques et culturelles. De la scène intime à la scène publique. C’est, du reste, une des leçons du Théâtre du Soleil, qui pour toute évocation d’un drame historique ou politique a, en général, préféré le langage individuel, de personnages obscurs à la représentation démonstrative des grands de ce monde.

Un événement familial très étrange (la récupération d’un sommier de Walter Benjamin, à la fin des années 1930 _ était-ce dans le quartorzième arrondissement, où vivait Benjamin ? _) est le point de départ d’une stupéfiante digression. « Ton livre est sur Benjamin ? dit mon frère. – Sur les astres du déménagement dis-je, sur les trous dans les murs du dernier refuge, sur l’état des tapisseries. – C’est étrange, dit mon frère. J’aimerais comprendre. »

Le deuil de Jacques Derrida envahit, bien sûr, ces pages. Mais d’une autre manière que dans les essais que l’écrivain lui a consacrés (Portrait de Jacques Derrida en Jeune Saint Juif, Voiles, ou, plus récemment, Insister). Le philosophe est là, avec quelques-unes de ses phrases qui résonnent encore douloureusement : « On peut toujours perdre encore plus. » Ou « Moi, je suis toujours et chaque fois en train de lui rappeler, de mon côté, qu’on meurt à la fin, trop vite. » Ou le commentaire de la phrase de saint Augustin « Sero te amavi » (« Je t’ai aimée trop tard »). Il faut lire ces pages comme des échos d’analyses plus discursives que l’on trouvera ailleurs. Comme des échos tremblants d’émotion _ voilà : « admirable tremblement du temps« , a dit Chateaubriand… _, dans cette zone intermédiaire entre les visions du sommeil et leur description éveillée. Hélène Cixous a rédigé son livre, ses livres, dans cette marge-là _ nourricière, inspiratrice, ô combien vivante en sa vibrante et douce intensité.

René de Ceccatty

….

Relire Hélène

Bien que l’on ait dit qu’Hélène Cixous avait « changé de style » avec Or, Les lettres de mon père, suivi par Osnabrück (éd. Des femmes, 1997 et 1999) et par Les Rêveries de la femme sauvage (Galilée, 2000) qui ouvre un véritable cycle autobiographique – Le Jour où je n’étais pas là (ibid. 2000), Benjamin à Montaigne (2001), etc. –, il n’est pas d’œuvre plus fidèle au projet initial, lancé par sa thèse sur Joyce, L’Exil de Joyce ou l’art du remplacement (Grasset, 1968). Si, depuis son premier recueil, paru chez Grasset en 1967 (Le Prénom de Dieu), suivi par son prix Médicis, Dedans (ibid. 1969), ses publications se sont divisées en « fictions », « théâtre » et « essais », croisant souvent son travail d’enseignante à l’université de Vincennes (qu’elle a cofondée), puis de Nanterre, poursuivi par son séminaire au Collège international de philosophie et ses activités de dramaturge dans la compagnie d’Ariane Mnouchkine, elles ne sont jamais fermées sur elles-mêmes, mais se renvoient l’une à l’autre.

Et l’on est en présence d’un ensemble d’une rare cohérence : chaque livre pouvant servir de filtre ou de clé aux précédents. La multiplication de ses éditeurs (outre ceux qui ont été cités, Gallimard, pour La, 1976, et Le Livre de Promothéa, 1983, le Seuil pour Tombe, 1973, Prénoms de personne, 1974, Révolution pour plus d’un Faust, 1975) est à l’image non de ses hésitations, mais des incertitudes éditoriales _ hélas _ et des influences internes _ tristement parasites _ aux grandes maisons. Il est temps de relire les premiers livres d’Hélène Cixous, Neutre, Illa, Souffles, Angst (disponibles pour la plupart aux éditions Des femmes), à la lumière limpide des derniers (parus chez Galilée).

R. de C.

 

Ce vendredi 2 mars, Titus Curiosus – Francis Lippa

 

 

Pour décrypter ce que peut être « un savoir gai » : un travail d’exploration de William Marx

15jan

Pour explorer et décrypter ce que peut être, en sa spécificité et son étrangement  _ qui est ici un substantif _, l’être-au-monde _ toujours en décalage et toujours au moins en léger déport de situation et vision _ d’un homosexuel _ lambda _,

par rapport à la situation et vision majoritaire et dominante des hétérosexuels _ si tant est que généraliser ait du sens : un peu, au moins, probablement ; et aboutisse à ce qui peut, au-delà de l’expression nietzschéenne de « gai savoir« , se nommer authentiquement un « savoir » un tant soit peu efficace et utile _,

vient à point, ce mois de janvier 2018, aux Éditions de Minuit,

Un savoir gai, de William Marx,

en 33 courts et vifs et alertes _ et ardents militants de la cause… _  chapitres, classés par ordre alphabétique (Altérité, Cabinet secret, Communauté _ voilà _, Communion virile, Contingence, Couples, Désastre, Égalité Liberté, Espérance de vie, Esthétique, Étrangement, Évangile, Fascination, Faux départs, Hypersexualisation _ certes ! _, Invisibilité, Libido sciendi, Littératures, Mathématiques, Mimétisme, Modèles, Pédophilie, Permutabilité, Prostitution, Refuges, Scepticisme, Signes et symétrie, Surface/profondeur, Taille _ du pénis _, Terreur, Urgence _ oui ! _, X, Zeus),

et un Préambule _ tout à fait judicieux, et intitulé, lui, Sexe et pensée.

« La sexualité informe ton esprit : elle lui donne forme.

Elle contribue à la singularité _ voilà _ de ton point de vue sur le monde«  ;

Avec encore cette précision informative sur la perspective de ce livre, page 9 :

« Ce n’est pas tout le sexe qui sera pensé ici, ni tout le sexe qui pensera.

Plutôt la partie désir _ voilà _ de la vie sexuelle,

la façon dont elle informe _ et forme aussi, en le dé-conformant du modèle majoritaire dominant _ l’individu, et dont elle l’informe sur le monde. Sur la culture et sur la société en particulier.

La sexualité implique un rapport particulier au vrai, au beau, au bien ;

autrement dit une épistémè, une esthétique, une éthique, une politique« .

… 

Avec pour conséquence que, page 10 :

« cette différence _ celle qui « t’a fait naître ou devenir amant de ceux de ton propre sexe » et qui « te sépare du plus grand nombre« est le levier _ voilà _ par lequel tu mettras en évidence l’imbrication _ oui _ du sexuel et de l’intellectuel. Toute connaissance _ et tout « savoir« , donc _ t’arrive transformée par cette orientation différente«  ;

si bien que, « à tout prendre, tu prétends davantage expliquer _ ici même _ aux hétérosexuels l’hétérosexualité _ qui, bien trop évidente, leur demeure impensée _ par le simple jeu des différences : on ne se connaît singulier que par la comparaison.

Le monde autour de soi est tellement univoque que les hétérosexuels n’ont guère l’occasion _ quant à eux _, à moins de la chercher, de se confronter à l’altérité« .

Et, page 11 :

« pour _ enfin un peu _ savoir il fallait d’abord ignorer, être perdu, désorienté _ et s’en apercevoir, le découvrir, en prendre peu à peu ou soudain conscience.

La note fondamentale de ton expérience, c’est _ donc _ l’étrangement »…

Et qui, pour le lecteur que je suis,

vient prolonger _ mais sur un tout autre mode d’écriture : analytique et disons sociologique, ici ; assez loin d’une investigation de la singularité idiosyncrasique (et littéraire) de l’auteur ! _ ce que j’ai pu découvrir et apprendre ces six derniers mois, en parcourant de fond en comble l’œuvre autobiographique passionnant à décrypter de René de Ceccatty,

à commencer, tout particulièrement, par cet extraordinaire et sidérant récit très détaillé, publié en septembre 1980 aux Éditions de la Différence, qu’est Jardins et rues des capitales, dont les trois chapitres s’intitulent respectivement : Hugues, Jacques ; Samuel en Samantha ; et Roma-Fanfilù _ une entreprise probe et courageuse de lucidité comme il en existe bien peu. Un chef d’œuvre !!!

Voir là-dessus mon article de synthèse, le 12 décembre dernier, sur Enfance, dernier chapitre : Lire, vraiment lire, ce chef d’œuvre qu’est « Enfance , dernier chapitre », de René de Ceccatty (et au-delà : à propos de tout l’œuvre autobiographique de René de Ceccatty) ;

et écouter le podcast de notre entretien sur ce merveilleux livre, tout de singularité, ainsi que sur la traduction de la Divine Comédie de Dante. 

L’entreprise, ici, de William Marx, a en effet d’abord et surtout, me semble-t-il,  une visée défensive de ce que je nommerai la communauté homosexuelle,

et cela en un temps d’offensives virulentes d’homophobie _ par exemple de la part de la-dite « manif’ pour tous«  à l’égard de ce qui a été nommé « le mariage pour tous« 

William Marx n’aborde pas frontalement ses expériences personnelles _ car tel n’est pas l’objet de son livre _ même s’il lui arrive, à l’occasion, de le faire : quand il s’agit de prendre des exemples précis…

En son important et fort intéressant chapitre « Scepticisme » (pages 139 à 142),

qui débute par ces phrases :

« Longtemps tu n’as pas su que tu étais gai.

Du moins en as-tu douté voilà _, alors même que tu as toujours été attiré par les jeunes gens un peu plus âgés que toi. Tu voulais les imiter dans leur façon de s’habiller. Tu cherchais les occasions de voir des corps masculins nus. Leurs organes sexuels te fascinaient. Par ailleurs, tu n’éprouvais aucun de ces sentiments à l’égard des jeunes filles et des femmes, qui te laissaient indifférent.

Pour autant, tu ne croyais pas _ voilà _ que ton attirance pour les hommes et les jeunes gens fût en rien sexuelle _ mais seulement pré-sexuelle, en quelque sorte. A tes yeux _ voilà _, cette attirance montrait justement que tu n’étais pas encore entré dans le monde _ actif et pragmatique _ de la sexualité, avec ses désirs et ses besoins _ efficients _ propres«  ;

et d’ajouter même, à la page 140 :

« Il n’est pas impossible que cette conviction ait _ carrément _ freiné l’épanouissement de ta sexualité physiologique. Tu ne découvris en effet la masturbation que vers la fin de ta dix-septième année _ en 1983 _, bien que tu en connusses l’existence théorique _ livresque seulement _ justement par ce livre d’éducation sexuelle _ que ses parents lui avaient en effet offert « vers l’âge de onze ou douze ans », soit dès 1977 ou 78. Mais tu ne savais pas comment procéder _ dans la pratique effective de la chose _ malgré tes efforts (…), et puis sans doute ce besoin organique ne se manifestait-il pas avec suffisamment de force pour t’obliger à trouver la solution ; celle-ci ne t’apparut que fort tard, donc » ;

au point même d’avoir cru « que ce retard _ physiologique _ était dû à ta suractivité intellectuelle, au fait que ta vie disparaissait tout entière dans les livres que tu lisais avec boulimie, arrêtant ainsi _ rien moins ! _ ton développement physiologique. »

Et ce n’est qu' »une fois découvert _ un peu plus tard _ le plaisir sexuel » que « tu sus alors fort bien que ton désir te portait vers ceux de ton sexe, puisque c’étaient les seuls _ par contre-épreuve _ qui excitassent ta sensualité. Mais longtemps _ encore _ tu n’osas croire à la réalité et au caractère définitif _ voilà le principal point d’incertitude alors _ de ton propre désir. (…) Tu pensas longtemps _ encore, par conséquent _ que ton développement sexuel _ normal, attendu : selon les normes du manuel de sexualité qui faisait autorité ! _ ne se terminerait pas là et que tu finirais par aimer les femmes. »

en son important et trés intéressant chapitre « Scepticisme« ,

William Marx narre, en effet, alors, page 140-141, un épisode charnière de sa vie affective et sexuelle, survenu en 1988, alors qu’il avait 22 ans, et qui allait asseoir enfin la conviction de son orientation sexuelle :

« A l’âge de vingt-deux ans _ en 1988, donc _, je voulus voir ce que donnerait l’amour avec une femme : l’acte fut accompli, at par deux fois même, mais sans désir et sans plaisir particulier.

Ce fut la preuve que tu attendais : tu n’aimais et n’aimerais jamais que des hommes, et tu en pris ton parti. Tu crus enfin en ton désir _ au-delà de ce qui pouvait n’apparaître que comme un pur et simple fantasme.

Ta vision du monde en fut _ totalement _ changée. Quelques semaines plus tard _ en 1988, donc _, tu déclaras ta flamme à celui _ Erwann ? _ qui deviendrait le compagnon de ton existence _ pour un moment ? pour jamais ? l’auteur ne le précise pas _ et autour duquel tu tournais depuis de longs mois déjà.« 

Avec ces bien intéressantes déductions, à la page 141 :

« Pour toi, l’apprentissage de la sexualité gaie coïncida avec celui d’un scepticisme généralisé. 

Scepticisme à l’égard de mon propre désir, d’abord, auquel tu n’osais pas accorder ta confiance.

Scepticisme à l’égard des discours, ensuite. De tous les discours, de tous les maîtres, même les plus autorisés ou, plus exactement, surtout ceux-là, c’est-à-dire ceux qui prétendent dicter ta vie : maîtres et discours politiques, religieux, philosophiques, scientifiques, dont, même si certains peuvent t’attirer, tu te sens toujours séparé, comme par une cloison mince quoique infranchissable. A la base de tout discours sur le monde, tu perçois _ du fait de cet étrangement de cette homosexualité hors normes dominantes ? _ une illégitimité. Tu te méfies des autorités. Tu te méfies des théories, de toutes les théories.

Mais tu te méfies également de toi-même, de ce que tu peux penser _ réduit ainsi à l’incertitude foncière et sans fond et sans fin du croire : sans jamais parvenir à la légitimité d’un savoir objectivement assuré.

Tu n’es pas certain de détenir une vérité.

A chaque phrase que tu écris, tu voudrais apporter un correctif, une concession _ à la Montaigne (« tant qu’il y aura de l’encre et du papier au monde« ), à la Proust, à la Shakespeare _,

parfois même écrire la phrase inverse.

Ecrire, c’est s’engager dans une instabilité profonde : tu dois croire au moins un instant à ce que tu penses pour pouvoir l’écrire.

Or pour toi le moteur de l’écriture réside au contraire dans la méfiance _ oui : le doute actif _ à l’égard de ce qui est jeté sur le papier, dans le besoin d’ajouter _ voilà ! _ pour corriger et compléter _ les deux !! _ ; et ainsi avance _ en effet ! _ le texte _ la ligne, la phrase, la page _, parce que, tu en as le sentiment profond, aucune phrase ne dit jamais _ à elle seule _ la vérité _ même celle-ci.« 

Je veux aussi m’arrêter aux remarques du chapitre « Terreur » (aux pages 153 à 155),

rédigées à l’occasion d’un rêve, ou plutôt un cauchemar, la nuit du 29 novembre 2015 :

« la date importe« , souligne William Marx en ouverture du chapitre, page 153 _ rappelant, à la page suivante, les « terroristes du 13 novembre 2015, quinze jours plus tôt » que ce cauchemar : « les terroristes de novembre ont pris ton inconscient en otage : tu découvres qu’il y a, tapie au fond de toi, la peur d’être visé en tant que gai, parce que gai«  _ ;

en voici le détail :

« Rêve cette nuit (29 novembre 2015 _ la date importe). Dans un paquebot, avec les officiers du commandement. (…) Tu te rends compte que tout l’équipage est gai. Un sentiment de familiarité _ communautaire, William Marx y revient à d’autres reprises, notamment à propos des sentiments (à la fois rassurants et euphorisants) que suscite en lui la Gay Pride, en son chapitre « Communauté«  (pages 27 à 30) _, de connivence, de joie tendre, d’excitation t’envahit.

Mais tu n’as pas le temps de profiter de ce bonheur. Tout à coup, les lumières s’éteignent au fond de la salle, puis de plus en plus près de toi, comme si des rangées de néon étaient mises successivement hors circuit. Tu entends des cris angoissants. L’ombre s’avance vers toi.  Elle va bientôt tout recouvrir. Au dernier moment, sur le point d’être atteint par la nappe d’obscurité, tu vois dans le noir une silhouette masquée poignarder _ voilà _ chaque participant à la fête, l’un après l’autre. Elle se précipite sur le nouveau commandant et son copain, les assassine, avance vers toi et te donne un coup de couteau dans le ventre. Tu te réveilles.

Le récit de ce rêve, que tu te lis, te terrorise encore.


Tu y trouves beaucoup d’échos
_ en tant que « restes diurnes » du rêve… _ de la journée précédente, où tu avais écrit un texte comparant la Cité radieuse de Le Corbusier _ à Marseille : ville portuaire… _ à un paquebot sans commandement ni équipage ; tu y évoquais le souvenir d’un bal masqué organisé sur le toit-terrasse. La veille au soir, tu avais également aperçu au théâtre _ à Marseille, aussi ? _ le beau Tancrède avec son copain, assis juste derrière toi. Tout ce vécu du jour d’avant explique parfaitement le rêve _ jusqu’à la scène finale exclusivement.

A partir de ce moment,

le rêve a associé spontanément la vie gaie _ ainsi donc raisonne, en cet essai, William Marx ; à la différence, me semble-t-il, de René de Ceccatty, en ses récits autobiographiques ; qui sont en permanence seulement au singulier, eux ; à l’exclusion de considérations communautaristes de quelque sorte que ce soit, y compris sexuelles… _

à la menace homophobe _ très vivement ressentie par William Marx _,

aux terroristes du 13 novembre 2015, quinze jours plus tôt,

à la Troisième Intifada (celle des couteaux),

et il a tourné instantanément au cauchemar.

La perception d’un bonheur gai idéal a créé d’elle-même son négatif, cédant la place à un sentiment de terreur.

Ce songe effrayant te révèle une peur que tu croyais ignorer : sans que tu t’en rendes compte, tu as assimilé confusément l’idée d’une menace _ générale _ planant sur les gais _ pris en tant que communauté. La terreur a gagné à ton insu. Le sentiment d’insécurité triomphe alors même que tu ne te savais pas en danger. Les terroristes de novembre ont pris ton inconscient en otage : tu découvres qu’il y a, tapie au fond de toi, la peur d’être visé en tant que gai, parce que gai.

Tu te souviens d’un soir dans ton quartier _ je suppose à Paris, cette fois, et non plus à Marseille _, il y a quelques années, où tu rentrais du cinéma en compagnie d’Erwann _ le compagnon de William Marx. Il était tard, il n’y avait personne, croyiez-vous, et vous vous teniez par la main. Tout d’un coup, dans le noir, des cris, des insultes : c’était un groupe de jeunes au fond de la rue, que vous n’aviez pas vus. Vous vous êtes lâché la main, vous avez pressé le pas, vous vous êtes demandé s’ils allaient vous poursuivre. C’était en plein Paris _ voilà.

Il y a toujours pour les gais _ du moins identifiés et repérés comme tels : sortis du placard… _, dans le noir, une menace _ de mort ! _ qui rôde, invisible, prête à surgir au dernier moment, à l’instant où ils s’y attendent le moins« …

Avec ces remarques de conclusion du chapitre, page 155 :

« Au cas où vous l’oublieriez, il se trouve toujours des gens de haute moralité _ et d’extrême et totale et parfaite bonne conscience d’eux-mêmes, et d’un déchaînement de haine proprement hallucinant : les haineux sauvages bon chic bon genre de la manif pour tous ! Jamais je n’avais vu dans des regards et entendu proférer dans des cris tant de haine qu’en croisant, par hasard, leur manifestation, place Gambetta, à Bordeaux ! Cf aussi le merveilleux portrait du Tartuffe de Molière… _ pour vous rappeler que vous vivez sous un régime d’excessive _ pour la parfaite suffisance fermée de leur absolue bonne conscience ! _ tolérance : ils défilent parfois sous des bannières à la gloire de la famille dite traditionnelle.

Tu as presque hont d’écrire cela en France aujourd’hui, dans cette ville et ce pays où deux hommes ou bien deux femmes peuvent se marier devant madame ou monsieur le maire, où chacun peut vivre sa sexualité plus librement que presque partout ailleurs dans le monde. Tu l’écris comme soulagé d’avoir échappé _ provisoirement du moins ; mais le limes ressenti demeure ineffaçable : il fonctionne comme avertissentent envers la menace des haineux : ah les excellents paroissiens ! _ à la traque, avec l’espoir que le cauchemar ne reste qu’un cauchemar.

A ta grande surprise la peur t’a rattrapé« .

Un regard assurément très intéressant.

Je dois cependant encore un peu affiner, compléter, corriger à la marge mon commentaire de ce très intéressant essai de William Marx ;

notamment commenter son excellente expression de « myriade de décalages », à propos de ce qu’il nomme « l’existence gaie », aux pages 27 -28 (dans la rubrique « Communauté ») :
pour lui, « un gai » n’est pas « qu’un homme qui aime les hommes en lieu et place des femmes, et rien de plus. Comme si cette différence était du même ordre qu’une préférence alimentaire ou esthétique. (…) Comme si cela n’engageait pas une myriade de décalages _ voilà _ qui font de cette vie tout autre chose que la vie d’un amateur de polars, de jaune canari ou de poires conférence ».
 
Ainsi, élargissant son éloge du jour de la Gay Pride, dit-il aussi, et là je tique un peu : « Tu ne diras jamais assez l’importance des amis gais. Tu en as d’hétérosexuels, bien sûr, et qui savent que tu es gai. Pourtant la communion _ voilà un terme qui me gêne _ ne sera jamais aussi complète _ quel étrange idéal ! _ qu’avec des gais, quand les sous-entendus et les implicites partagés autorisent la compréhension parfaite _ tiens donc ! _, celle qui n’a pas besoin de mots _ halte là ! _ et se contente d’un rire ou d’un regard complice _ c’est commode, mais c’est aussi assez superficiel, et ce peut être lourd de mé-compréhensions : pour ma part, je me méfie beaucoup de ce qui prétend faire l’économie du dicible et faire l’éloge de l’ineffable. Toute zone d’ombre a alors disparu : vous vivez alors, le temps d’une soirée, dans une transparence nouvelle _ vraiment ? _, celle-là même dont vous avez soif _ vraiment ? cette idée ne m’agrée pas du tout : ni l’amour vrai, ni l’amitié vraie n’ont pour but la transparence ou la fusion : seulement l’entente profonde de l’autre en son altérité (aimée et respectée, et en partie, mais dans la différence de l’altérité (aimée) de l’autre, partagée) _ le reste du jour et de la semaine. Ces moments-là sont délicieux. Les amis ont beau t’être chers, ce ne sont que des amis _ ah ! bon ! _, peu nombreux, triés sur le volet _ comme si faire nombre était ce qui importait ici à l’affaire ! Non ! La Gay pride, c’est la société tout entière. Elle en donne du moins l’illusion _ ici un éclair de lucidité… (…) Ce jour-là et lui seul, tu fais corps _ tiens donc ! _ avec autrui _ quelle illusion ! _, simplement, directement, totalement, comme le font _ tiens donc ! _ sans le savoir _ qu’est ce que cela peut-il donc être ? _ les hétérosexuels. (…) La vraie joie (…) est celle d’avoir aboli le limes qui te séparait du mondeComme s’il s’agissait d’être majoritaire… Cela me rappelle l’expérience forte et inoubliable (tout, et partout, dansait !!!) des fêtes de Pampelune (au terme de ma première année d’enseignement à Bayonne, au mois de juillet 1972, avec un ami basque, décédé depuis) : un très gai luron ! Sur la fête, lire les percutants et décapants Essais de Philippe Muray.
D’autre part, cette « myriade de décalages » de la part des écrivains qui me plaisent tout spécialement, et que je trouve chez certains écrivains ouvertement homosexuels, tels un Christopher Isherwood (par exemple en Un Homme au singulier) ou un E. M. Forster (par exemple en Maurice) ;  je la trouve aussi chez certains _ mais pas tous _écrivains juifs, tel un Joseph Roth (par exemple en La Marche de Radetsky ou La Crypte des Capucins), ou un Philip Roth (par exemple en Patrimoine, ou  Ma vie d’homme) ; et chez certains écrivains noirs, tel un Percival Everett (en Blessés ou Effacement). En chacun de ces regards d’écrivains, c’est la singularité de ces « myriades de décalages » qui est proprement irremplaçable à suivre et découvrir, et passionnante à partager…

Titus Curiosus – Francis Lippa, ce lundi 15 janvier 2018

Sur la liberté d’écriture du récit : les conquêtes du travail de René de Ceccatty en son « Enfance, dernier chapitre »

08jan

La réponse d’Aharon Appelfeld, le 19 mars 2008

_ que voici :  » La différence entre un roman, entre l’écriture romanesque et l’écriture de mémoire, par exemple, c’est que l’écriture du roman mobilise toute la personne _ voilà _, mobilise ses sens, sa sensibilité, son imagination et sa mémoire. Si on se contente d’écrire ou de raconter ses mémoires, son autobiographie, on s’intéresse à, et on part surtout de, la dimension chronologique de l’être ; on se cantonne à ça _ l’alternative se situe donc entre se mobiliser et être cantonné. Si on n’écrit qu’à partir des sens, on fait de la littérature pornographique. Si on n’écrit qu’à partir du sentiment, c’est de la littérature sentimentale. Si on écrit uniquement à partir de l’intellect, c’est de la philosophie, et ce n’est plus de la littérature. Et si on n’écrit qu’à partir de son imagination, c’est de la science-fiction _ toutes écritures de cantonnement et d’immobilisation. Le roman, lui, fait la synthèse, et mobilise tout mon être«  _,

à ma question

_ que voici, à 36′ 33 du podcast au sein de l’article Ré-écouter la voix d’Aharon Appelfeld : à Bordeaux le 19 mars 2008   » Merci d’être présent. Je voudrais vous demander ce que vous apporte votre écriture, en particulier romanesque, par rapport à ce que vons avez vécu ; puisque La Chambre de Mariana reprend ce que vous avez raconté dans Histoire d’une vieAlors je voudrais vous demander ce que vous apporte cette écriture de type romanesque, qui n’est pas de l’ordre du divertissement, par rapport au sens de votre vie.«   _

sur ce qu’apportait l’écriture romanesque au sens qu’il donnait, lui, à sa vie,

la réponse d’Aharon Appelfeld

a réactivé mon attention au « principe flottant
sur la nature particulière de cet objet qu’est l’enfance » (ces expressions se trouvent à la page 350)
qui anime fondamentalement le récit d’Enfance, dernier chapitre, de René de Ceccatty ;

et par opposition à ce que René de Ceccatty, lui, nomme « une narration linéaire, événementielle, chronologique »

(cf aussi ce passage page 394 :

« mes réticences à m’en tenir à une _ simple _ chronologie linéaire
ne relèvent pas de ce qu’on pourrait présenter négativement comme un désordre structurel
ou une négligence de construction,
ni d’un aléatoire soumis au système de l’association d’idées,
ni encore d’une « manière » que j’ai adoptée dans certains de mes livres _ des biographies _ consacrés à des personnalités dites complexes dont j’ai tracé le portrait en m’autorisant une libre circulation temporelle _ voilà l’expression cruciale : « en m’autorisant une libre circulation temporelle«  _,
mais _ bien plus essentiellement _ de la nature même _ voilà ! _ de cet objet de réflexion qu’est l’enfance.
Non seulement « objet de réflexion », mais essence même _ voilà ! qui consiste en un questionnement ouvert par des va-et-vient permanents (et sans fin), allant de l’inconnu, déroutant, à l’un peu mieux connu (et retour)…  _ de la réflexion. ») ;

ou encore par rapport à ce qu’aurait pu être un récit « par listes » (page 198 :
« On pourrait raconter une enfance par les odeurs (…). Par les vêtements. Par les lectures.
Par listes.
Mais ce serait renoncer au système d’associations d’idées _ en permanence ouvert sur de l’à découvrir, lui… _ qui préside _ voilà ! _ à la rédaction de ce livre,
dont aucun chapitre ne se ferme définitivement _ comme pour un Montaigne (« tant qu’il y aura de l’encre et du papier au monde« ) ou pour un Proust ne cessant d’abouter et accoller à son texte déjà écrit, de nouvelles  « paperolles«  _, ni aucune scène ne peut _ en sa singularité _ être classée _ rangée, bouclée, enfermée en une catégorie délimitée à jamais _ »).


Tout demeurant, et en permanence, ouvert et questionnant,

taraudant l’auteur ;

comme plus tard le lecteur, en un dialogue se poursuivant, lui aussi, à l’infini.

L’œuvre est fondamentalement ouverte.

La méthode, parfaitement ajustée à la complexité même de l’objet qu’il s’est assigné : « l’enfance » comme « essence même de la réflexion »,

est donc pleinement et parfaitement assumée par l’auteur, qui s’y déploie avec bonheur…

Car, page 370 :

« C’est le propre de la mémoire
de ne pas plus épuiser ou pâlir les images qui lui reviennent,
que de pouvoir s’y arrêter ».


Ce penser ne cessant de bouger

et s’étendre en une pluralité de directions, elles-mêmes nécessaires…

Ainsi ce « travail » de remémoration-écriture lui-même ne peut-il être qu’infini :


« Le travail n’est pas terminé. Par qui _ d’autre _ pourra-t-il l’être jamais ? » termine ainsi René de Ceccatty, page 405, ce très riche et principal chapitre « Enfance » de ce merveilleux livre…

Il me semble _ est-ce une question d’âge de l’écrivant ? ou une question d’époque (« modernité«  me paraîtrait incongru ici) de l’écriture ? ou tout simplement une affaire de degré de liberté conquise peu à peu en son œuvre même (et en sa vie ?) par l’auteur ? _
que René de Ceccatty parvient
_ et cela quelles que soient ses propres « réticences », voire « remords », ou scrupules
(qui même parfois, je l’avoue, m’agacent un peu, ô très légèrement ! : qu’il soit donc un peu plus confiant en lui-même et en son merveilleux pouvoir d’auteur ! il s’en est donné pleinement et magnifiquement, opus après opus, le droit effectif)… _ ;

il me semble qu’il parvient ici _ en dépit de ces doutes et inquiétudes qui le taraudent ! il craint un peu trop, parfois, de ne pas être à la hauteur de son défi d’auteur, par rapport à d’autres qui l’ont impressionné… _
à une merveilleuse liberté de circulation (d’« imageance ») d’une image à l’autre,
qui me séduit tant comme lecteur, appréciant cette magnifique mobilité (et justesse !) :

parfaitement « dansante », aurait dit sa mère (cf page 242)…

Et à l’image du funambule de Genet, que partagent et Marie-José Mondzain et René de Ceccatty,

il me faut ajouter celle, sublime elle aussi, du « danseur de cordes«  _ voilà ! _ du magistral Prologue d’Ainsi Parlait Zarathoustra de Nietzsche, comment pourrais-je ne pas y penser ?..  


« En m’autorisant une libre circulation temporelle », disait donc René de Ceccatty _ c’était alors à propos de ses travaux de biographies d’auteurs _, à la page 394.

Aisance et hyper-mobilité dansante de « circulation »

à laquelle n’a pas, me semble-t-il, tout à fait osé se rendre plus souvent un Aharon Appelfeld (Jadova, 16-2-1932 – Petah Tikva, 4-1-2018) en son écriture mémorielle,
réservant, lui, cette écriture dansée-là, à sa seule écriture de fictions…

Pardon de sans cesse ramener à ce livre déjà ancien pour lui, René de Ceccatty, qu’est Enfance, dernier chapitre, paru le 2 février 2017,


mais ses échos sont toujours tellement présents pour moi _ le livre ne quittant, d’ailleurs, pas mon bureau, il demeure à portée de ma main et de mes relectures ! Et continue de me travailler : je m’y réfère… _,
me rendant même d’autres lectures _ telle celle du Classé sans suite de Claudio Magris, comportant, pourtant, lui aussi bien des déplacements dans l’espace comme dans le temps _ un peu trop lourdes, et même par moments plombées…

Idéalement,

il me plairait de voir désormais René de Ceccatty auteur pousser un peu plus loin la confiance en lui-même,

et se révéler encore un peu plus serein et heureux en son écriture, si porteuse,

si « télétransporteuse » même…

Mais ce serait probablement aller à l’encontre de sa foncière humilité personnelle,
et de son infini auto-questionnement d’auteur, travaillé au tréfonds de sa quête d’écriture, par l’insatisfaction de l’à-peu-près, de l’améliorable, sur la voie qu’il a empruntée vers toujours _ de même qu’en son travail de traduction ! _ davantage de précision et pertinence,
parce que perpétuellement et sans fin dans le souci et la recherche active de constants nouveaux progrès de justesse…
Et cela n’est bien sûr en rien reprochable !..

A quel moment doit-on donc décider qu’une œuvre a atteint enfin son point d’achèvement ?..

Tout au contraire : nous nous sentons comme en devoir de le rassurer _ il sait nous transporter ! _ et de l’en épauler…

Ce lundi 8 janvier 2018, Titus Curiosus – Francis Lippa

Lire, vraiment lire, ce chef d’oeuvre qu’est « Enfance, dernier chapitre », de René de Ceccatty

12déc

Quand j’ai commencé _ à peine ! une unique phrase… _ mon article du 31 juillet dernier Les chemins indirects de l’enfance en sa singularité : une recherche exigeante et passionnée de René de Ceccatty à propos de ce chef d’œuvre absolu _ oui ! _ qu’est Enfance, dernier chapitre, de René de Ceccatty (riche de 432 pages, aux Éditions Gallimard),

je ne soupçonnais pas que mes lectures-relectures successives de ce si riche récit _ je ne les compte pas _, puis mes échanges de mails avec René de Ceccatty,

dureraient quasiment six mois _ mais oui !.. _, et seraient d’une telle fécondité ; et pas que littéraire : mieux encore, amicale…

Et que lire, après un tel chef d’œuvre _ et c’est très froidement que j’assume devant quiconque de par le monde, Paris compris, ce jugement serein et tout à fait argumenté de chef d’œuvre, de la part du lecteur attentif et scrupuleux que je suis, tout enthousiaste que je puisse paraître (et suis) en ma lecture, et chaleureux dans la vie _,

et afin de _ mais oui ! _ m’en sevrer ?

Ainsi, viens-je de lire, hier après-midi, les 25 premières pages de Classé sans suite, de Claudio Magris _ un auteur dont l’œuvre m’est chère _ :

eh bien !, à côté de la « vie » tellement vibrante et nourrie

_ à presque chaque ligne, telle une surprise, un renvoi

(ainsi, par exemple, à la page 306, René de Ceccatty évoque-t-il « le cérémonial secret _ musical, celui du gagaku _ qui accompagne une télétransportation«  au Japon ; et je retiens ce mot ; et m’avise aussitôt qu’il me faut absolument citer en entier ce passage proprement sublime :

« Vite, vite ! Il ne reste plus _ chez lui, René, à Montpellier _ que quelques centimètres de soleil sur un coin de table, sur le pan d’un volet replié sur le balcon, dans les plis d’un rideau.

Mais, grâce à Dieu, le mauve _ du ciel hivernal _ continue à triompher _ voilà ! « Triompher«  est le mot qui magnifiquement convient ! Et le verbe « continuer«  rend grâce, lui, à ce qui dure (un peu), mais aussi fidèlement se renouvelle, à travers la diversité, parfois très grande, et des temps et des lieux, fort divers pourtant, comme si tous ces lieux et temps s’entr’appelaient directement les uns les autres, et se mettaient à dialoguer entre eux tous, avec cependant aussi, nécessairement, forcément, quelque témoin fidèle, lui aussi, qui soit à même de témoigner de ce dialogue magique ! passant à l’occasion par lui, aussi. Comme ici : par la remémoration de la sensibilité (« intérieure« ) et surtout l’écriture de l’auteur, et le pouvoir de sa magie, miraculeusement trouvée : comme ici… _

au-dessus des cyprès méditerranéens de la cour.

Nous sommes _ et nous lecteurs avec, plongés et immergés _ dans la merveilleuse lumière hivernale du Languedoc

_ celle qu’a aussi si bien su saisir le pinceau du montpelliérain Frédéric Bazille (8-12-1841 – 28-11-1870) dans ses merveilleux La Robe rose, en 1864, et Vue du village, en 1868 (il s’agit du village de Castelnau-le-Lez, en face de la propriété familiale des Bazille, le Domaine de Méric) :

 …
Voir aussi, toujours saisie au domaine familial de Méric, face à Castelnau-le-Lez, mais clairement en été, cette fois, et non plus en hiver, sa justement célèbre très belle Réunion de famille, en 1867 : quel chef d’oeuvre encore !
Résultat de recherche d'images pour "Frédéric Bazille"
mais, cette « merveilleuse lumière hivernale du Languedoc« , que n’a pas su saisir, en 1854, Gustave Courbet, en son bien connu Bonjour, Monsieur Courbet, un tableau conservé au Musée Fabre de Montpellier _,
Gustave Courbet - Bonjour Monsieur Courbet - Musée Fabre.jpg
Nous sommes _ et après ces superbes images de Bazille, nous donnant à nous perdre (flotter, baigner) à notre tour dans le « triomphe du mauve«  bleu pervenche de ce doux, et un peu mélancolique aussi, ciel hivernal languedocien,
je reprends donc ici l’élan de la phrase de René de Ceccatty _ ;
nous sommes _ plongés et immergés, donc _
dans la merveilleuse _ voilà qui est parfaitement reconnu, et loué ! : en une action de grâce idéalement adéquate… _ lumière hivernale du Languedoc,
cousine _ voilà encore !
et nous voici maintenant dans la semblance chère aux intuitions poétiques si justes de Michel Deguy, Marie-José Mondzain et Baldine Saint-Girons : cette semblance télétransportante _
de la merveilleuse _ voilà, voilà ! _ lumière hivernale de la Tunisie _ aussi et encore : celle où avaient baigné les sept premiers hivers de la prime enfance de René de Ceccaty : de sa naissance, le 1er janvier 1952, à son départ pour la France, le Languedoc et Montpellier, en juin 1958.

La cour _ ici, à Montpellier _ ménage une échappée _ bienvenue _ d’ombre chaleureuse _ oui _ poméridienne _ oui :

ce moment qui succède, plus ou moins langoureusement, à cet instant de pondération que le sétois Paul Valéry, en ouverture de son Cimetière marin, nomme « Midi le juste ! » :

Ce toit tranquille, où marchent des colombes,
Entre les pins palpite, entre les tombes ;
Midi le juste y compose de feux
La mer, la mer, toujours recommencée !
Ô récompense après une pensée
Qu’un long regard sur le calme des dieux !

Tout est suspendu _ et nous voici soulevés dans l’éternité même de l’instant : une grâce (et qui n’est pas sans m’évoquer la vision radieuse, sublime, du poète madrilène Jorge Guillen en son trop méconnu Cantico)…

Il me semble _ mais oui : la semblance des sensations en acte se déploie miraculeusement… _

entendre _ ici et maintenant, à Montpellier même _

le souffle d’un orgue à bouche _ japonais.

Parfaitement _ dont acte ! Et nous-mêmes, en lecteurs enchantés que nous voilà, nous suivons : nous entendons parfaitement à notre tour cet instrument pourtant jusqu’alors totalement inouï de nous, faute de nous être jamais rendus au Japon.

Parfaitement : un concert de gagaku s’improvise _ mais oui, ce midi mauve bleu pervenche d’hiver à Montpellier ;

et la notation « s’improvise«  de ce « concert«  (rien moins !) de musique, est, elle aussi, absolument essentielle ! Tout, dans ce court-circuit sauvage du transport, ici, de la « semblance«  physiquement ressentie et éprouvée, résidant dans la neuveté absolue même de l’instant tant coloré que musical ! Cet instant-ci de Montpellier, comme cet instant-là, jadis et il y a longtemps, à Tokyô, mais que voici miraculeusement transporté ici et maintenant à Montpellier même, en une souveraine et « triomphale«  évidence : mauve… _,

et me voici _ et nous avec ! _

non plus à Montpellier, ni à Mégrine _ en Tunisie _,

mais au sommet de la colline de Kagurazaka, au centre de Tokyo,

et à Schichirigahama, au bord du Pacifique :

je suis _ et nous avec ! _

à la fois projeté _ oui : instantanément _

et scindé _ puisqu’encore ici même, aussi, et en même temps, à Montpellier _

au Japon

 

_ mais nous aussi, lecteurs, « sommes à la fois projetés et scindés« , puisque nous sommes nous aussi tout à la fois et dans le même temps, comme l’auteur l’est, tout entiers présents (et transportés), dans et par l’impact émotionnel si fort de notre lecture, à la fois, et oxymoriquement, au présent et au lieu actuels de cette lecture, hic et nunc, et dans les divers lieux et dans les divers temps dans lesquels viennent maintenant, aussi, nous transporter, nous aussi, et à sa suite, les phrases magiciennes et magiques de l’auteur !   

A qui cela dit-il quelque chose ? _ s’inquiète alors ici l’auteur. Mais à nous, ses lecteurs : car nous voici nous aussi totalement transportés (faut-il dire déjà, en anticipant sur le mot de la phrase qui va suivre, et nous marquer : « télétransportés » ?) par la grâce merveilleuse du danser-voyager fulgurant de cette écriture magicienne de René de Ceccatty ! Une écriture capable de signifier (et nous faire ressentir, à notre tour, lecteurs) ces transports tant locaux que temporels du narrateur, nous foudroyant, nous aussi, à notre tour, sur le champ, par cette « semblance » que met en œuvre, ici (comme plusieurs autres fois ailleurs aussi, dans ce merveilleux livre), cet incroyable auteur magicien qu’est René de Ceccatty, par ces « va-et-vients » si puissants de sa mémorielle et « imageante«  écriture…

Revoici _ donc, pour René de Ceccatty, au moins ; ou plutôt pour lui le premier _ le gagaku.

Flûtes, orgues à bouche, tambour !

Cérémonial secret _ voilà, déjà _ qui accompagne une télétransportation

_ nous, lecteurs, découvrons ici, d’un même mouvement de lecture, et les instruments de musique japonais accomplissant ce rite sacré, et ce très remarquable hapax du texte.

Soyons réalistes _ se morigène alors l’auteur _ : ce doit être une équipe d’ouvriers qui scient du métal.

Et pourtant _ oui, et pourtant : la « télétransportation » sur nous aussi, lecteurs, comme sur lui l’auteur qui se souvient, parfaitement fonctionne…

Rien n’est changé _ et tel est bien le régime même (et spécial, ou oxymorique : à la fois pleinement temporel et totalement a-temporel) de l’éternité. Hors le temps singulier et en même temps donné dans la trame du temps même.

Je l’ai su immédiatement en arrivant au Japon _ l’été 1977 _ et en scribouillant _ cet élément conjoint est lui aussi très important : décisif, même ! C’est dire le rôle capital ici de l’écriture ! _ dans mes carnets, carnets qui sont devenus _ par travail poursuivi _ tout de même trois livres _ précisément la troisième et dernière partie (Fanfilù-Roma) de Jardins et rues des capitales (paru aux Éditions de la Différence en septembre 1980) et Esther (ibidem, 1982), que René de Ceccatty vient de m’offrir afin de m’aider à m’imprégner aussi des bases de tout son œuvre ! ; ainsi que Plusieurs ronds de fumée (paru, lui, sous le pseudonyme de Shinobu Watanabé, toujours aux Éditions de la Différence, en 1980 aussi) _, mine de rien.

Je me mettais en contact _ ainsi : René de Ceccatty se l’explicite _ avec une partie de moi _ demeurant, avec constance et obstination, de l’enfance… _ qui avait _ encore ! _ une ou deux choses à dire _ c’est-à-dire révéler enfin _, devant _ car il y faut aussi la situation et la circonstance : le lieu et le moment convoquant, tel un rite discret (ou secret), la révélation ! _ le ciel de Tokyo, puis devant l’océan Pacifique« 

_ le recul de ce « devant » constituant la « scène » propice à ce recul lucide de la semblance : que ce soit à Tokyô, à Montpellier, comme everywhere in the world où pareil processus de « semblance » survient, est capté (« scribouillé« ) et puis « devient livre«  _) ;

à presque chaque ligne, donc,

et je reprends à nouveau l’élan de ma phrase, après cette merveilleuse longue citation empruntée à la page 306 de cet éblouissant Enfance, dernier chapitre,

telle une surprise, un renvoi

(ou une télétransportation : un mystère physico-sensible de la famille, peut-être, de la trans-substantiation…)

un renvoi mieux que parlant : poétique et merveilleux, de semblance (par analogies, nécessairement, voire très rigoureusement judicieuses : nous baignons dans l’oxymore)

à d’autres sensations-émotions-analyses qui déboulent, surviennent et s’emparent de nous, en un constant tonique et sensuel (et parfois, sinon angoissé ou anxieux, du moins interrogateur, questionnnant…) dialogue mémoriel sans cesse, inépuisablement, repris, avec soi-même :

« Le travail n’est pas terminé. Par qui pourra-t-il l’être jamais ?« , viendra ainsi conclure, page 405, son très long premier chapitre Enfance, René de Ceccatty ; le second et dernier (autour du décès de la mère de René et de Jean, survenu le 21 juin 2015, et de ses simplissimes obsèques), le-dit Dernier chapitre, ne comportant, lui, que 23 pages, très volontairement sobres, et presque seulement factuelles _ le régime (poétique) des semblances ne pouvant être enclanché qu’avec assez de temps de recul _, en un très saisissant contraste avec les voyages (constamment palpitants et sous dense tension poétique) de remémoration de la partie première et principale : Enfance ;

et dialogue d’abord avec sa mémoire,

mais aussi avec son Inconscient, comme en ses rêves nocturnes,

et encore avec son imageance d’auteur écrivant,

une imageance constamment ouverte, en même temps que rigoureusement soucieuse de la plus grande justesse possible en ces analogies et constats d’abord subis, et sensitivement éprouvés, de télétransportations… ;

en un irradiant dialogue présent-passé-présent de l’auteur ;

cf là-dessus ce très éclairant passage à propos de ce fécond régime mémoriel, page 260 :

« Chaque souvenir ne tient sa vie _ voilà : « sa vie«  ; car sans cette « vie« -là qui l’anime, le souvenir s’isole, fige, stérilise et meurt _

que de sa relation vibrante, changeante, palpitante _ et c’est absolument décisif : ces trois qualificatifs de la « relation«  que l’auteur a à établir et maintenir, faire vivre aussi, pour lui-même comme pour le lecteur (qui doit en ressentir les vibrations), disent ici l’essentiel _

avec la totalité des autres souvenirs _ de l’auteur, certes, forcément ; mais aussi, chez le lecteur, de ceux qui peuvent faire office d’analogues-semblances de sensations-émotions, et qui soient tout aussi vibrants, mobiles, palpitants, chez ce lecteur, à son tour _

parmi lesquels certains se détachent de la mémoire _ globale _ du passé pour lui être associés«  :

une « relation«  qu’il reste encore, en direction du lecteur (qu’il s’agit, pour l’auteur, de ne pas perdre en route), à devoir aussi, et avec soin, « mettre en scène«  dans le récit ; dans et par l’écriture donc, quand on écrit (et qu’on ne peint pas, ou ne compose pas de musique) ; et une écriture qui, en son style (peu à peu découvert et trouvé au fur et à mesure de ses écritures, par l’auteur), fasse vraiment et très simplement, même si c’est indubitablement complexe et non immédiat, œuvre ; et œuvre vraie… ;

avec le souci, donc, quelque part aussi, et constant lui encore,

de la réception accueillante et relativement aisée, fluide, en sa complexité, aussi, à préparer, par l’auteur, de son lecteur ;

une réception accueillante à l’égard des énigmes (parfois d’un mot unique de ce type rare au sein de la phrase, voire d’un hapax au sein de l’œuvre entier) qu’en défi tranquille, de même qu’à lui-même, l’auteur ne manque pas d’adresser-lancer aussi, en un très amical, mais très audacieux aussi, défi-jeu, avec un brin d’ironie (protectrice ? mais de qui, ou de quoi ?), à son lecteur, via sa ligne la plus claire possible, à travers le souffle tenu, telle une note ou une phrase que le chanteur a à tenir, et qui sera tenu, ce souffle, et non pas tendu (sans la moindre crispation maligne ni hautaine) de ses longues, immenses, embrassantes et généreuses phrases accompagnantes ouvertes, en l’habitude que lui, l’auteur, René de Ceccatty, a déjà prise, ailleurs, en des essais ou des articles, de bannir les notes-de-bas-de-pages, qui coupent trop le fil fluide de ce que doit être le flux souple et chantant de la bonne lecture, à la fois large et très précise (attentive au moindre détail ; et ils ne manquent certes pas) _

à côté, donc, de la vie tellement vibrante et nourrie de l’écriture chantée et dansée de René de Ceccatty, dans le déroulé souple et riche de surprises (les « télétransportations«  !) de son phraser

_ cf ces lucidissimes remarques, page 242, sur sa propre écriture en ses débuts, à l’âge de quinze ans, sous le regard de sa mère :

« Maman a été, après une première stupeur, confortée dans d’anciennes certitudes :

je me détachais  _ moi aussi _  du sol (…)

j’avais, oui, quitté le sol

Je dansais _ voilà _ ,

comme elle, comme papa.

Il ne s’agissait pas d’un envol, non pas ce genre de stéréotype satisfait :

il s’agissait d’une dérive flottante ou aérienne _ celle de la semblance mobile, fluide, mobilisante et transportante de l’art.

Ce que cherchait papa dans ses paysages _ peints _,

sur son clavier  _ aussi.

Ce que cherchait maman dans ses lectures  _ et ce sont-là des exemples de « recherches«  que très concrètement, et sur son mode à lui,  René suivra. (…)

Elle remontait alors dans le temps

et s’interrogeait  _ ouvertement _  sur le hasard  _ facétieux ou tragique, ou les deuxde sa  _ propre _  vie«  _

eh bien ! pour le moment, je trouve _ n’ayant, il est vrai, lu que les seuls deux premiers chapitres _, l’écriture, en ce Classé sans suite, de Claudio Magris _ italien pourtant (de Trieste) _, un peu lourde, terne, grise, pas assez sensuelle, ni aérienne ou fusante _ germanique aurais-je la tentation, injuste, de dire…

Il va donc me falloir entrer davantage dans la pulsation propre de l’écriture de Magris _ mais dès le chapitre III, lu dès le lendemain, cette pulsation-là, de l’écriture de Claudio Magris, déboule, et aussitôt enchante : je le retrouve ! Ouf ! Et en ce genre de dédale lancinant et touffu (et qui demande un peu de perspicacité à déchiffrer) qui me plaît ; et qui caractérise en particulier le personnage de Lisa, confrontée aux terribles taches aveugles de l’histoire, à Trieste même, de sa famille juive… _,

un peu trop bien ancré et bercé-chahuté que je suis encore, pour le moment,

dans l’écriture, tellement vive, dansante, mobile et imprévisible, à surprises permanentes, fusante, donc, de René de Ceccatty ;

une écriture si bien accueillante,

et donc si bien accordée à mon propre mode passionné, boulimiquement curieux _ virevoltant, mais non gratuitement, d’une expression à une autre, d’une page à une autre, d’un livre à un autre : selon le principe, parfaitement sien aussi, des « télétransportations«  _, de lecture, de ce lecteur toujours questionnant, sur le qui-vive et aux aguets, que, dans une joie profonde _ non dilettante, non hédoniste, mais à la Spinoza _, je persiste plus que jamais à être. Face aux énigmes du monde : à percer.

De même que Zone de Mathias Enard _ sur ce chef d’œuvre, cf mon article Emerger enfin du choix d’Achille !.. du 21 septembre 2008 _

m’est apparu le plus grand livre _ rien moins ! _ de la décennie littéraire 2000 en France _ cf mon article Le miracle de la reconnaissance par les lecteurs du plus « grand » roman de l’année : « Zone », de Mathias Enard du 3 juin 2009 _,

et de même que L’Enfant éternel (1897) et _ plus encore ! _ Toute la nuit (1999) de Philippe Forest _ que complète l’essai Tous les enfants sauf un (paru, lui, en 2007) ; essai qu’a préfacé en italien notre amie (romaine) commune à René de Ceccatty et moi-même, Elisabetta Rasy ; et sur le très beau Entre nous d’Elisabetta (paru en traduction française aux Éditions du Seuil en août 2004), lire, au sein de mon article du 22 février 2010, , article rédigé, lui, à propos de L’Obscure ennemie, d’Elisabetta Rasy, mon texte Tombeau de Bérénice avec jardin ; ce qui me donne l’occasion de m’aviser que l’article immédiatement précédant celui-là sur mon blog En cherchant bien, daté du 22 février 2010, était, rédigé par moi le 19 février 2010, celui-ci : «  Autrement dit, une boucle qui se boucle au sein d’un blog assez cohérent !!! _

me sont apparus les deux plus grands livres de la décennie littéraire 1990 en France,

de même,

ce merveilleux et magnifique chef d’œuvre _ pourquoi craindre le mot ? ou l’éloge ? je ne le gaspille pas, tout gascon pourtant que je suis _ qu’est Enfance, dernier chapitre

me paraît illuminer du miracle de sa force de vérité, et de sa considérable richesse et densité _ sans cesse dansante et virevoltante, traversée qu’elle est des lumineuses fulgurances, parfaitement dynamisantes, de ses « télétransportations«  : voilà, peut-être ai-je ici mis le doigt sur une clé décisive de son écriture-inspiration ! _ toute la décennie littéraire 2010 :

rien moins que ça ! Et j’insiste !

Parviendrais-je, pour ma modeste part, à assez le faire bien entendre ? _  j’y tiens beaucoup.

Partager ce qu’on place haut est un devoir d’honnête homme prioritaire : je n’aimerais pas demeurer seul dans la joie de mon admiration de lecteur ! Face à la misérable prospérité journalistique ignare, si aisément satisfaite de tant d’impostures grossières en littérature, cyniquement reposée sur le critère chiffré du « puisque ça se vend« , et partie prenante pseudo-culturelle du nihilisme régnant…

En effet, quasiment six mois de lectures-relectures hyper-attentives, plume à la main _ et qui encore se poursuivent _,

car j’ai très vite pris conscience que cet Enfance, dernier chapitre reprenait et prolongeait, en un très vaste geste de grande cohérence et d’archi-lucide approfondissement,

rien moins que l’œuvre entier,

ainsi que, plus fondamentalement encore _ puisque c’est l’intelligence sensible de celle-ci, la vie, qui constitue le fond de la visée de son écriture _, la vie entière de René de Ceccatty

vie entière reprise et éclairée, et magnifiée, par le travail hyper-scrupuleux (de la plus grande honnêteté) et d’une stupéfiante lucidité, de son extraordinairement vivante et palpitante écriture, sans temps mort, tunnel, lourdeur, ni faiblesses ! Quels défauts peut donc bien trouver encore René de Ceccatty à son livre ? Je me le demande… Montaigne trouvait-il, lui aussi, des défauts à ses Essais ? Ou Proust à sa Recherche ? Et que René de Ceccatty ne se sente pas accablé par ces comparaisons pour son livre !

Sur cet enjeu majeur de la lucidité de la visée de fond de l’intelligence même de sa vie _ sur ce sujet, se reporter au sublime raccourci, si essentiel, de Proust : « La vraie vie, c’est la littérature«  _,

l’enquête la plus probe et fouillée qui soit que mène ici René de Ceccatty, recherche rien moins que ce qu’il nomme son « enfance intérieure »en s’employant non seulement à débusquer-révéler-mettre au jour (et comprendre !) sinon ce que factuellement celle-ci fut, en son bien lointain désormais ressenti, au moins via quelques approximations ou équivalences de celui-ci, ce ressenti passé et enfui ; mais aussi esquisser ce que peuvent et pourront en être de coriaces effets dévastateurs, encore, à long terme, tels que ceux-ci parfois persistent en l’âge adulte, et souvent pour le pire ;

voici, extraite du Temps retrouvé, la citation proustienne en son entier :

« La grandeur de l’art véritable,

au contraire, de celui _ parasite _ que M. de Norpois _ le diplomate _ eût appelé un jeu _ superficiel et facteur de superficialité _ de dilettante _ adepte du plaisir à condition que ce soit sans la moindre peine _,

c’était de retrouver, de ressaisir, de nous faire connaître _ et explorer _ cette réalité loin de laquelle nous vivons,

de laquelle nous nous écartons de plus en plus au fur et à mesure que prend plus d’épaisseur et d’imperméabilité la connaissance conventionnelle que _ hélas _ nous lui substituons,

cette réalité que nous risquerions fort de mourir sans avoir connue, et qui est tout simplement notre vie _ en sa singularité de fond vraie.

La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue _ voilà ! _, c’est la littérature ;

cette vie qui, en un sens, habite à chaque instant _ insue _ chez tous les hommes aussi bien que chez l’artiste.

Mais ils _ la plupart _ ne la voient pas _ anesthésiés qu’ils se veulent _, parce qu’ils ne cherchent _ surtout _ pas à l’éclaircir préfèrant la misérable cécité de leur illusoire (faussement rassurant) brouillard collectif. 

Et ainsi leur passé est encombré _ oui _ d’innombrables clichés _ voilà _ qui restent inutiles _ certes _ parce que l’intelligence ne les a pas “ développés ” _ voilà…

Notre vie, et aussi la vie des autres ; car le style _ auquel l’auteur vrai doit parvenir en chassant sans pitié ces clichés _ pour l’écrivain, aussi bien que la couleur pour le peintre, est une question non de technique, mais de vision _ oui ! la peinture est « cosa mentale« , disait Léonard.

Il est la révélation _ oui, qui appert dans l’œuvrer de l’artiste vrai au travail comme dans l’œuvre réalisée _, qui serait impossible par des moyens directs et conscients, de la différence qualitative _ singulière, donc ; cf ici la monadologie de Leibniz _ qu’il y a dans la façon dont nous apparaît le monde, différence qui, s’il n’y avait pas l’art, resterait le secret éternel _ voilà _ de chacun _ inconnu de lui-même le premier, aussi et d’abord.

Par l’art seulement _ et en une œuvre réalisée : hors de soi _, nous pouvons _ par l’expression-création de l’auteur, d’abord ; mais aussi, ensuite, par la contemplation du regardeur, en phase avec l’auteur via l’œuvre vraiment regardée _ sortir de nous _ voilà _, savoir _ atteindre, découvrir, apprendre, connaître, explorer _ ce que voit un autre de cet univers _ sien _ qui n’est pas le même que le nôtre, et dont les paysages _ le mot est donc présent ici sous la plume aussi de Proust ! _ nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu’il peut y avoir dans la lune _ et donc, « le style, c’est l’homme-même« , selon l’intuition très lucide de Buffon.

Grâce à l’art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier, et, autant qu’il y a d’artistes _ vraiment _ originaux _ et sans artifices pour s’en donner seulement l’apparence trompeuse, sur le marché de l’art _, autant nous avons de mondes _ via nos regards ainsi descillés _ à notre disposition, plus différents les uns des autres _ en leur singularité et leur style unique _ que ceux qui roulent dans l’infini _ cosmique _, et qui, bien des siècles après qu’est éteint le foyer dont il émanait, qu’il s’appelât Rembrandt ou Ver Meer _ ou Sophocle, dans la parole de Marx ; ou Mozart, ou Schubert _, nous envoient encore leur rayon spécial  » _ à nous d’apprendre à le capter…

Fin de la citation.

car j’ai très vite pris conscience _ je reprends l’élan de ma phrase _

que cet Enfance, dernier chapitre reprenait et prolongeait, en un très vaste geste de grande cohérence et d’archi-lucide approfondissement, rien moins que l’œuvre entier, ainsi que, plus fondamentalement encore, la vie entière de René de Ceccatty _ lui-même me le confirmant très vite, au passage d’un échange nourri de courriels _,

remontant, donc, jusqu’à ses tous premiers écrits de jeunessequ’il me fallait, en conséquence, impérativement lire _ du moins ceux publiés, à partir de septembre 1979 (pour Personnes et personnages) _ pour les vraiment connaître, ligne à ligne en quelque sorte, eux aussi :

d’abord, la série _ passionnante et magnifique ! _ consacrée à ses amours malheureuses (de novembre 1993 à octobre 2002) avec celui qu’il nomme Hervé : Aimer (paru en 1996), Consolation provisoire (1998), L’Éloignement (2000), Fiction douce (2002) et Une Fin (2004) ;

puis, celle consacrée à ses amours encore bien compliquées et bien déceptives avec celui qu’il nomme Raphaël : L’Hôte invisible (2007) et Raphaël et Raphaël (2012) ;

mais aussi le riche recueil de nouvelles, paru en mars 1993 au Mercure de France, Le Diable est un pur hasard ;

la très engagée _ et cruciale ! _ biographie de Violette Leduc, sous-titrée Éloge de la Bâtarde, parue chez Stock en 1994, et ré-éditée en 2013, qui comporte de multiples et très précieuses indications autobiographiques de la part de René de Ceccatty ; indications qui témoignent, aussi, de la place éminente et cruciale _ j’insiste _ à la fois, de la lecture, au cours de la décennie 70, de l’œuvre de Violette Leduc par René, et du rôle décisif de cette entreprise biographique _ qui fut d’abord, et c’est à relever, une thèse de philosophie, sous la direction, si l’on peut dire, du leibnizien Yvon Belaval, qui fut soutenue à la Sorbonne, en décembre 1980 _ dans le devenir écrivain de René de Ceccatty ! C’est là un travail absolument décisif ! ;

et, surtout, ses trois _ assez extraordinaires ! _ premières œuvres signées de son nom _ dont, geste merveilleux, René de Ceccaty m’a adressé un exemplaire de chacune _, publiées aux Éditions de la Différence _ lesquelles viennent hélas de mettre la clef sous la porte : ces œuvres ne sont donc plus disponibles en librairie… _, et consacrées à ses toutes premières amours _ Hugues, Jacques, à défaut de son premier amour, Norman : du moins c’est ainsi que René de Ceccatty les prénomme en faisant des personnes rencontrées (et désespérément aimées de lui), des « personnages«  _Personnes et personnages (publié en septembre 1979), Rues et jardins des capitales (septembre 1980) _ une œuvre stupéfiante qui m’a époustouflé ! un pur chef d’œuvre… _et Esther (février 1982). .

Car Enfance, dernier chapitre entreprend _ pour peut-être enfin comprendre vraiment… _ de reprendre à la base, c’est-à-dire à la petite enfance de l’auteur _ d’abord en Tunisie, de sa naissance le 1er janvier 1952 à son départ, fin juin 1958 ; puis à Montpellier, jusque vers 1963, année de la probable « sortie de la petite enfance« , à la fin de sa classe de 6e, comme l’estime René de Ceccatty lui-même… _, les constituants _ voilà ! _ de base et référentiels cruciaux de toute son expérience de toute sa vie.

Car « l’enfance,

insiste René de Ceccatty page 349 d’Enfance, dernier chapitre,

se poursuit _ mais oui ! _ à l’âge adulte,

qu’elle nourrit _ terme capital : elle donne les modèles des principaux comportements qui seront à suivre ; et, presque en aveugles, le plus souvent imités et copiés _

et qui ne cesse _ aussi, cet âge adulte _ de la revivre _ dans des répétitions étranges, plus ou moins pathologiquement subies _

ou de la réinterpréter » _ quand on parvient à enfin un peu mieux la comprendre, cette enfance _ ;

de même qu' »elle _ cette enfance, toujours _ cherche dans les enfances des autres (parfois plus jeunes, parfois plus vieux, parfois ayant vécu dans d’autres cultures et d’autres milieux) son propre écho« 

_ de normalité-conformité, en quelque sorte ; et de même, encore, qu’elle cherche cet écho dans, si possible, de grands livres : quand les « analogies«  ou « semblances«  esquissées et tentées, pourraient nous devenir vraiment pertinentes et vraiment éclairantes, au lieu des confusions projectives paresseuses et complaisantes, désastreuses, elles, voire pathologiques : fi des illusions des grossiers amalgames trompeurs et des clichés !..

Et cela _ cette résurrection, donc, de l’enfance _  advient tout particulièrement dans la proximité _ physique des corps, et essai de tendresse : quand on se livre entièrement et vraiment _ amoureuse.

Lisons ce très beau passage, aux pages 400 et 401 :

« L’intimité sentimentale, la violence des sentiments _ les deux sont très proches, voire coexistent _, font resurgir _ voilà _ l’enfance.

Les premiers rapprochements des corps sous l’emprise conjuguée du désir et de l’amour,

appellent aux confidences, érotisant _ dont acte _ l’enfance.« 

Et cet autre, à nouveau page 401 :

« Dans l’amour,

à l’âge adulte (si jeune ou vieux soit-on),

l’enfance redevient _ les verbes sont tous très importants _ cruciale.

Elle revient _ rien moins ! _sur un mode tantôt mièvre et complaisant, tantôt tragique.

Nul amour ne remédie _ certes _ aux peines inconsolables _ c’est dit _ de l’enfance.

Et c’est même, cette confrontation,

l’épreuve contre laquelle s’écrasent _ voilà _ tant d’illusions _ de soi à soi : un phénomène terriblement ravageur. Que de dégâts !

Incapables de se mesurer _ et résister victorieusement _ aux forces indestructibles _ à ce point ! _ de l’enfance,

combien d’amours ont été défaites _ sans relevailles réussies _ au terme de ce combat

qui _ de même que l’Inconscient _ ignore le temps,

et fait resurgir _ le verbe revient donc _ dans l’étreinte des amants,

le spectre _ terriblement assassin _ d’une enfance _ irréversiblement et irrémédiablement _ meurtrie.

C’est dans cette réapparition _ spectrale _,

et dans cette incapacité,

parfois toutes deux _ confuses et perturbantes qu’elles sont _ à l’insu des amants (l’inconsolable et celui qui échoue à consoler _ à preuve, ici, Consolation provisoire, paru en 1998 : le second volume des péripéties de la relation à Hervé, avant (et chaque titre parle !) L’Éloignement, Fiction douce et Une Fin _),

que se niche le secret des _ incompréhensibles sinon _ échecs amoureux, des ruptures, des désespoirs _ subis et atterrants : dévastateurs.

(…)

L’amoureux étant une ombre vide _ sans pouvoir ! _,

et l’inconsolé, un spectre terrifiant _ et non résistible…

C’est ainsi que je m’explique mes défaites amoureuses _ reconnait et assume l’auteur.

Je parle (…) des liaisons qui se sont _ inexorablement _ délitées _ celle avec Hervé, et celle avec Raphaël, singulièrement _

et qui m’avaient mis en présence de démons,

non pas venus de mon enfance,

mais de celles de mes partenaires _ qui les subissaient, sans remèdes _ :

je n’étais _ cependant _ pas _ non plus moi-même _ à la hauteur« 

_ cette situation, très durablement prolongée, qui plus est, ces deux fois-là, ne manquant pas, non plus, en lecteur engagé en sa lecture que je suis, de m’interroger…

L’écriture formidablement vivante de cet Enfance, dernier chapitre procède d’une nécessité personnelle très puissante de la part de l’auteur :

« Je suis piégé.

Piégé par le gouffre d’un passé qui m’aspire«  _ lit-on, avec gravité et même effroi, page 27 :

l’injonction (de mémoire,

et donc d’œuvre à réaliser comme moyen de tenter de domestiquer si peu que ce soit cette surpuissante mémoire,

et affronter pour le vaincre le « gouffre«  aspirant des impressions, « ombres«  et « spectres«  tellement vivaces, issues du passé tel qu’il a été vécu et ressenti…),

est donc au moins aussi forte que l’« aspiration«  vertigineuse du « gouffre«  même de ce passé gravement blessé  !

Mais c’est aussi sans doute, quelle que soit son inefficacité, la moins mauvaise des solutions ; du moins pour quelqu’un qui écrit. René de Ceccatty consacre à cette réflexion quelques pages elles aussi extrêmement lucides. Biaiser et fuir lâchement est encore plus sûrement contreproductif.

Nécessité personnelle étroitement liée aussi, conjoncturellement _ et ce point est bien sûr très important _ au moment _ d’assez étroite fenêtre temporelle _ de l’écriture de cet immense livre, au devenir-détérioration-naufrage du vieillissement de sa mère (née le 22 mai 1924), qui allait s’accélérant, ces années-là de la décennie 2000, avec tout particulièrement la dégradation catastrophique de sa mémoire immédiate, et un relatif maintien _ mais pour combien de temps encore ? _ de bribes-lambeaux de sa mémoire la plus ancienne ;

sa mère : sa plus étroite confidente de toujours, et son témoin affectivement le plus proche et le plus sûr

_ le cas de son frère Jean, lui aussi écrivain, étant à mettre bien à part ; leur lien est lui aussi, ultra-sensible, et la mise en regard de leurs regards respectifs sur leur mère (et leur père), mais aussi sur leurs vies (ainsi que leur œuvre à tous deux) demande les plus grandes précautions ; dont acte _

qui demeurait encore, la dernière _ autour de lui _ de cette plus lointaine petite enfance… ;

et à laquelle René, de Paris, venait régulièrement rendre visite à Montpellier _ où résidaient et sa mère et son frère :

« Je vais et je viens _ par de constants allers-retours _ dans ma mémoire

à la fois ravivée _ par les questions de sa mère _

et éteinte _ par la survenue de nouveaux souvenirs-écranspar mes visites aux Violettes _ la maison de retraite où finit par entrer sa mère en 2011.

Maman, attendue et inattendue, prévisible et imprévisible, fait _ donc, elle aussi  _ renaître des souvenirs _ mais oui ! _ en me posant les mêmes questions sur les protagonistes de son passé, qui ont échappé _ mais pour combien de temps ? _ à la destruction _ progressive et implacable _ de sa mémoire«  _ lit-on page 29 :

ce sont là, pour René, des éléments incitateurs de mémoire à propos de son enfance, tant en Tunisie qu’à Montpellier…

Quant à sa propre mémoire,

et aux lieux

_ divers, en effet, de par le monde, et donc ailleurs même, bien sûr, qu’à Montpellier ou Mégrine, en Tunisie (où René vécut les deux périodes de son enfance effective, objective : de 1952 à 1958, puis de 1958 à 1963…) :

nous allons comprendre pourquoi et comment de nouveaux lieux plus tardifs et extérieurs à ceux où fut effectivement et objectivement vécue l’enfance, voire carrément à leurs antipodes géographiques,

viennent pourtant pleinement participer, poétiquement et sensitivement, à l’élaboration la plus véridique de l’authentique « paysage intérieur«  ayant constitué et constituant encore, à l’âge adulte, l’enfance, au final inachevable, telle que singulièrement ressentie (et reconnue comme telle par lui) de René de Ceccatty _

auxquels cette mémoire essaie de (et parvient, et réussit, à _ mais est-ce entièrement volontaire ? non ! l’alchimie poétique est bien plus riche, ouverte et complexe ! _) s’accrocher,

Ainsi René écrit-il superbement, et de toute sa foncière honnêteté, et dès la page 36 de son Enfance, dernier chapitre :

« Quelques lieux _ auxquels tenter, alors, au moment de l’écriture, d’arrimer l’effort de sa mémoire _ tiennent _ et secourent _ encore.

Comme les cyprès de la cour _ du petit appartement de René à Montpellier, où il réside quand il vient rendre visite à sa mère (et à son frère Jean) ; ces cyprès tendus tels de longs doigts vers le ciel… _,

comme l’appartement de ma grand-mère maternelle _ à Montpellier aussi (celle-ci est décédée en 1983) _, devant lequel je passe en me rendant aux Violettes _ la maison de retraite où réside sa mère depuis 2011 _,

comme le pavillon de la colline de l’Aiguelongue _ toujours à Montpellier _ où vivait ma grand-mère paternelle _ décédée à Montpellier en 1995 _,

comme

_ et nous voici maintenant ailleurs, dans l’espace comme dans le temps, de l’enfance telle qu’elle s’est effectivement passée et a été intérieurement vécue _

la maison de Brosses en Bourgogne _ non loin de Vézelay _ où j’ai écrit pendant dix ans _ durant les années 80 et 90 _,

comme la Villa Kagurazaka de Tokyô où j’ai séjourné dix-huit mois _ en 1977-78-79 ; et sur un tout autre continent, l’Asie, que l’Afrique et l’Europe de l’enfance objective et intérieurement vécue de René :

« habiter, écrire, ne se feraient désormais que sur le modèle _ et c’est décisif ! _ japonais, face à _ voilà _ la fenêtre donnant _ celle-ci la toute première _ sur un paysage _ offert au regard, ouvert sur des lointains clairs (et potentiellement maritimes), à l’inverse complet du vertige aspirant d’un « gouffre«  noir… _ aéré, aérien, dominé par le ciel, le soleil, la lumière, l’espace nu, qu’il soit urbain ou champêtre« , doit-on bien remarquer et retenir, à la page 37 : cette vue ouverte sur le ciel aidant considérablement l’imageance de l’artiste _,

dans le quartier d’Iidabashi,

comme _ enfin, découvert le plus récemment, en avril 2014 _ les collines d’Oulhaça El Gheraba près de Beni Saf

_ un lieu où vient de, très brièvement, se rendre René ce printemps récent-là (à l’occasion d’une commémoration du poète Jean Senac) en une Algérie où ni lui, René, ni sa mère, n’avaient jusqu’alors jamais porté leurs pas, et dont la rencontre (éblouie : « à demi aveuglé par le contrejour, parmi les ânes et les tombes« , lira-t-on, plus loin, page 382) constitue probablement la clé (découverte presque par hasard, et quasi involontairement, sans préméditation, du moins : une grâce de la vie tardive) de tout (rien moins !..) cet immense livre-recherche qu’est Enfance, dernier chapitre, et de la pacification irénique (pardon du pléonasme !) qui a merveilleusement suivi cette miraculeuse « visite«  algérienne… Les Irène (dont le prénom, grec, signifie « paix« ), aidant à apaiser la douleur des blessures (par flèches reçues) des saint-Sébastien…

Saint-Sébastien soigné par Irène est un sublime tableau du peintre arlésien Trophime Bigot, conservé au Musée des Beaux-Arts de Bordeaux _,

Et je reprends ici l’énumération des « lieux qui tiennent encore » de la phrase de la page 36 :

« Quelques lieux tiennent encore,

comme les cyprés de la cour,

comme l’appartement de ma grand-mère maternelle devant lequel je passe en me rendant aux Violettes,

comme le pavillon de la colline de l’Aiguelongue où vivait ma grand-mère paternelle,

comme la maison de Brosses, en Bourgogne, où j’ai écrit pendant dix ans,

comme la villa Kagurazaka de Tokyo où j’ai séjourné dix-huit mois, dans le quartier d’Iidabashi,

comme

_ aussi, et tout particulièrement, même si (et alors que), à ce moment encore précoce, page 36, de son récit-enquête, rien encore de spécifique ne vient signaler au lecteur la singularité et l’importance (très grande) de ce lieu-là, pour l’avancée de la conquête du dessin de ce « paysage intérieur«  de son enfance, dont il cherche si fort à dessiner et clarifier les traits ! _

les collines d’Oulhaça El Gheraba, près de Béni Saf,

car maintenant le paysage algérien est venu ajouter _ et très positivement, il faut y insister ! Et c’est même tout bonnement, la clé principale du « paysage intérieur«  découvert in fine, et s’étant élaboré tout au long de l’enquête personnelle, singulière, idiosyncrasique, que constitue aussi ce merveilleux livre… _

son filtre, son « transparent »«  

aux filtres et « transparents » déjà présents, et successifs, rajoutés _ positivement déjà, eux aussi _ au fil des années, séjours et voyages, de la mémoire de René, et de l’écriture inspirée et respirante de ce merveilleux livre.

Car, en effet, de nouveaux lieux, conducteurs, électriques, d’émotions mémorielles de son enfance vécue  _ ou en fournissant, du moins, d’efficients sinon équivalents, du moins analogues ; et même de stupéfiantes nouvelles clés : miraculeusement éclairantes ! _sont venus s’ajouter, et qui, paradoxalement, aident le narrateur de cette quête, René de Ceccatty, à accéder _ quelques magiques « télétransportations«  aidant _,

à travers et en dépit de l’éloignement paradoxal des lieux et des années,

à accéder à la découverte de ce qu’il nomme superbement, pages 101 et 382, son « paysage intérieur » personnel

(page 248, il utilise aussi l’expression de « mon paysage« ),

qui se peaufine et s’améliore ainsi ; et vient de mieux en mieux, de plus en plus précisément et justement, se dessiner, au fil des découvertes mémorielles successivement rafraîchies et des pages successivement rédigées.

De même qu’il use, page 341 ,

de l’expression aussi très significative _ à la fois géographique et mentale : dans l’espace, le temps, la mémoire, et aussi ce que je nomme « l’imageance«  _ de « voyage intérieur« 

pour désigner ce processus d’enquête mémorielle (et d' »imageance« , donc) de son livre ;

et page 382,

de l’expression capitale, cette fois, de « visite intérieure« ,

afin de spécifier, cette fois très singulière, l’apport véritablement unique _ et totalement inouï les heures précédant cette « visite« , qui seulement là va se révéler, en son intimité si chaleureuse, quasi familiale _ de cette rencontre algérienne _ rencontre irénique : pacifiée et heureuse, enfin ! après toutes ces années tourmentées (et même violentes) _ de son « paysage » _ pas seulement un paysage géographique, mais aussi un paysage affectif ; en cette « visite intérieure«  passant par le « cimetière familial«  (page 382) de la famille de Julien (qui n’y est jamais venu), « un petit cimetière qui ne comptait qu’une dizaine de tombes blanches, limitées, chacune, par deux stèles dont l’une portait le nom du défunt en caractère romain et l’autre en arabe«  (page 383), et où repose « Khadra, la mère de Julien«  (page 383) _,

qui est aussi le paysage d’Oulhaça El Gheraba :

« Or, je n’ai éprouvé cette sensation _ voilà _

de visite intérieure _ de ce qui demeurait en lui (à pacifier !) de son « enfance intérieure » qui fut si angoissée…  _

dans aucun des paysages _ revus en y retournant plus tard, par exemple ceux de Tunisie, mais pas seulement eux _

de ma propre enfance » ;

et encore, page 346,

de l’expression de « musée intérieur« ,

employée pour désigner à nouveau _ mais cette fois lui-même se trouvant, et se représentant, en la situation d’écrire, en son petit appartement de Montpellier _ le lieu principal sans doute où se déploie le processus d’enquête mémorielle et d’écriture qui lui est attachée, constitutif de tout ce livre :

« J’édifie _ à Montpellier, donc, et chez lui, dans son petit appartement avec, dans la cour, des cyprès dressés vers le ciel mauve pervenche _

et je meuble

un musée intérieur

ici même » _ et en particulier ce jour (d’hiver) d’écriture, mémoire et imageance-là : parmi les photos, les tableaux, quelques objets et meubles (mais très, très peu, en fait, ont été conservés par René) et les archives familiales, surtout, que René a recueillies et conserve, sans forcément procéder, non plus, à leur dépouillement exhaustif…

Un peu plus haut, en cette même page 346,

René de Ceccatty avait repris cette situation-cadre _ liant fenêtre ouverte sur le ciel, arbres verts, et écriture _ qui constitue comme le cadre-fil rouge du livre _ au fil de ses quelques télétransportations outremer (et outreterre aussi : par exemple vers les forêts denses de la Creuse, ou le Tarn-et-Garonne natal de son père, un paysage riant) _ :

« Je vois par le balcon _ de son petit appartement montpelliérain _ le ciel mauve pervenche de la deuxième moitié de l’hiver, et je confirme que Courbet _ à la différence de Frédéric Bazille _ a manqué cette nuance _ de mauve pervenche ;

cf plus haut mes illustrations de cette nuance de mauve pervenche si bien saisie par le languedocien Bazille, et qu’a manquée, dixit René, le jurassien Courbet (et c’est dans ce même Jura qu’étaient installés, depuis le XVIIe siècle, venus de Vénétie, les ancêtres Pavans de Ceccatty de la branche paternelle de René et de Jean).

L’un des cyprès découpe habilement à contre-jour _ un élément qui revient, et marque le regard _ ses doigts de sorcière dressés vers le soleil dont les rayons déposent sur les rideaux des paillettes insolentes _ sur le mode anomique du clinamen lucrétien _ et des ombres molles _ légèrement mouvantes : « vibrantes, changeantes, palpitantes« , pour reprendre les trois qualificatifs de la page 260.

Et un rectangle de lumière crue sur les carreaux polychromes _ sont-ce les mêmes ou bien en sont-ce d’autres que ceux d’un des (quatre successifs) appartements de Montpellier (peut-être le dernier, aux Marronniers ?) de ses parents ? _ des années 1960 de mon enfance. »

Et juste en suivant la phrase « J’édifie et je meuble un musée intérieur ici même« ,

ceci encore, aux pages 346 et 347 :

« J’ai ouvert les fenêtres _ du petit appartement _ :

un vent tiède anime les reliques _ familiales (photos, paysages peints, de son père, correspondances, journaux intimes de ses parents) que l’appartement recèle et que René conserve précieusement : d’où le choix ici de ce terme de « musée«  _, caresse le carrelage,

fait virevolter élégamment les poussières dans le faisceau du soleil _ à la façon, ici encore, du clinamen de Lucrèce.

Au loin, quelques nuages bas rappellent la menace _ d’orage _ qui pèse sur le miracle _ un terme à souligner : en effet, ils existent et sont toujours fugaces et fragiles : à nous d’apprendre, avec Kairos, à les saisir _ de transparence matinale.

Une petite fille arabe _ qui est-elle ? _ balbutie sur le trottoir en sautillant.

Me revoici _ comme soudain télétransporté ! _ de l’autre côté de la Méditerranée _ en Tunisie ? en Algérie ?

Je m’éloigne des Indes, du Jura, de cette part connue et inconnue d’une ascendance _ côté paternel, ici : celui des Pavans de Ceccatty _ que j’ai en commun avec une petite foule _ de parents, et encore aujourd’hui de cousins. Encore que les branches mortes _ à chaque génération _ n’aient pas manqué« 

_ l’Algérie, elle, se trouvant,

sauf l’épisode paternel de préparation militaire d’Arzew (en 1943-44 : les mois précédant le départ de son père pour les Etats-unis : ses parents se connaissaient depuis l’été 1943, et s’étaient promis l’un à l’autre, mais ils ne se marièrent, à Tunis, qu’en février 1946),

du côté de l’ascendance maternelle ; et cela depuis l’arrière grand-mère Gabrielle qui avait débarqué en Algérie, au Telargh, en 1884 (cf page 34 du livre) ;

mais aussi, nous venons de le voir, du côté d’Oulhaça El Gheraba et de la famille de son ami Julien, même si celui-ci est « né en France« , et n’a pas encore posé un pied en Algérie.

Mais l’Algérie, c’était aussi et surtout le pays de la guerre, et des violences qui y font fait rage dès 1945, et tout le temps de l’enfance de René en Tunisie, à Mégrine (de 1952 à 1958) ; et même a continué de planer sur sa famille la noire ombre portée de ces violences d’Algérie, après leur installation bousculée à Montpellier l’été 1958… 

Émotions mémorielles « intérieures » :

inéchangeables avec quiconque aurait pu au même moment, et en même temps que lui, les vivre : pas même avec son frère Jean.

C’est en effet la singularité de cette « enfance intérieure » qui intéresse très spécifiquement, et exclusivement, René de Ceccatty ; et non ce qu’il peut y avoir de commun avec d’autres, fut-ce avec son frère Jean.

Car ces émotions mémorielles « intérieures » sont de l’ordre de ce qui est singulièrement ressenti _ que ce soit de fait, ou potentiellement, en puissance _, et qui donc ne peut pas être commun ; pas plus qu’objectif, ni objectivable : sinon, peut-être, justement, mais très médiatement alors, en cette matière signifiante très subtile (et génialement conductrice) qu’est le miracle obtenu et réalisé par l’écriture des sensations et émotions personnelles en pareil _ ou de semblable pouvoir _ chef d’œuvre d’art à réaliser…

Un « paysage intérieur« 

qui n’est,

pas davantage que ceux que peignait son père, dans la Creuse,

réalisé ici _ en l’écriture _pour lui non plus, à son tour, directement et immédiatement « sur le motif« 

(et même carrément immergé en ce « motif« ,

comme il le fallait probablement au départ, pour les premières impressions « motivantes » et inspirantes,

pour les paysages _ vraiment peints ensuite seulement, un peu plus loin et un peu plus tard que sur le vif de ce « motif« , en atelier et au calme gagné par ce recul spatial et temporelde son père),

mais seulement et plus tard, médiatement,

d’après _ d’après seulement, et à partir de _ ce « motif« 

_ ce « motif«  premier émouvant et premier moteur, qui, ayant, en tel lieu particulier inspirant, effectivement ému et touché la sensibilité de l’artiste, a continué, par les harmoniques allongées de ses résonances singulières en lui, de provoquer et mouvoir la dynamique du geste d’art qui est venu seulement ensuite, un peu après (et en suite de cela) pour exprimer quelque chose plus ou moins directement issu de ce « motif«  de départ, en quelque œuvre plus ou moins complexe (et jamais une pure et simple copie brute) réalisée :

tel, autrefois, le geste « dansé«  de peindre du père de René, et, comme, il y a peu, le geste aussi, et « dansé« , d’écrire de René, en la lente et riche gestation-maturation de son livre ; gestes dont les traces, les œuvres, peut-être à leur tour, émouvront, plus tard encore, à la lecture, le lecteur du livre, au regard, le regardeur du tableau ou de l’image, à l’écoute, l’écouteur mélomane du disque ou du concert de musique, se mettant à son tour, lui, à « danser«  ; lecteur-regardeur-écouteur qu’à l’occasion, nous pourrons nous trouver, les uns ou les autres, en concordance et résonance vraie avec une œuvre, avoir quelque jour à être : modestement « dansant » à notre tour et dans son prolongement vibrant… _

et toujours avec un minimum de retard, de recul, et au calme (celui du silence vibrant aussi de rumeurs et de lumière d’une chambre-cellule d’écriture ou/et lecture : et si possible avec vue sur le ciel et les nuages, « les merveilleux nuages » baudelairiens…),

avec, en l’œuvre, ce qui va demeurer (et continuer d’agir sur nous) d’un minimum de « recul » de « composition » (ou « mise en scène » _ et ici René de Ceccatty, auteur, s’inspire de l’exemple de la rédaction des trois volumes de mémoires, de son ami Hector Bianciotti, à partir de (et après) son expérience acquise, auparavant, de romancier de fiction _) qui l’éclaire, ce « paysage intérieur » de l’enfance, et le rende, ainsi, un poil plus lisible, mieux ressenti et enfin mieux compris…

Par l’art, toujours à conquérir _ et c’est un processus sans fin : « tant qu’il y aura de l’encre et du papier au monde« , écrit Montaigne en son essai De la Vanité, III, 9 ; René de Ceccatty le sait bien lui aussi… _, de la littérature et de la poésie.


Le regardeur du paysage peint, comme le lecteur du livre de littérature imprimé, ou comme l’écouteur mélomane de musique enregistrée au disque (ou écoutée au concert), a besoin, pour une vraie et profonde lecture-réception active-imprégnation empathique de l’œuvre de « paysage » rencontrée et abordée sur le terrain _ et cela, en quelque art que ce soit _d’une certaine (haute) qualité de recul, de retard, de silence subtil _ y compris au milieu d’autres _ de sa propre imageance, de sa propre réflexion et de sa propre méditation _ à l’écart le plus possible des mortels clichés qui éliminent les singularités _ ;

il a besoin du plus large spectre de résonances et harmoniques adéquates, lesquelles seules permettent l’accès vrai _ par « télétransportation« , donc : le mot-hapax, à la page 306 de ce merveilleux Enfance, dernier chapitre, me devient familier ! _ à ce qui, via l’œuvre, va, à nous aussi, nous parvenir, par ces étranges transports _ « télétransportations«  donc, pour nous aussi : il y a vraiment quelque chose de magique là-dedans… _ de l’alchimie sensitive des toutes premières impressions _ inspiratrices et mobilisatrices de l’imageance _ vécues et ressenties en première ligne c’est-à-dire éprouvées « sur le motif » premier, originaire et mobilisateur, voire dans quelque pleine et presque totale immergeance en lui : je pense ici à un Cézanne face au (et dans le) paysage s’imposant à lui de la Sainte-Victoire, un peu plus haut que son atelier, et entre les oliviers, au-dessus d’Aix.; comme notre Frédéric Bazille de Montpellier, au Méric… _ par les artistes-auteurs, ayant nécessité déjà elles-mêmes, ces toutes premières « impressions » étranges et mobilisatrices, une certaine qualité de recul et de résonance _ à laisser sonner, ou dissoner _, de leur propre part, à eux _ ne serait-ce que de bien vouloir consentir, eux, à se prêter à elles, de bien vouloir accepter, eux, de les accueillir, elles, en leur étrangèreté anomique singulière, le plus pleinement et justement possible, quand la plupart, au contraire, redoutent et fuient cela ! _ ;

ainsi que d’une opération, par l’artiste, de mise en perspective, ensuite, en l’œuvre se réalisant _ en toute sa matérialité physico-chimique, cette fois _ par laquelle le processus de transfiguration-transmission, maintenant en cette nouvelle étape, passe ; et à laquelle, provisoirement, il aboutit ; en attendant que la « vision » ainsi captée, saisie et notée, en mode « paysage« , ne vienne, à notre tour, nous lecteurs-spectateurs-auditeurs, nous toucher-émouvoir, en quelque sorte en bout de bout de ligne. Et à charge pour nous, encore, d’aider, comme on le peut, à partager cela : avec d’autres, élargissant ainsi, avec rigueur, et sans confusionnisme, le spectre qualitatif des résonances singulières _ c’est du moins ainsi que je le ressens…

Le « défi » de la consonance des âmes s’atteint en effet seulement au prix de la satisfaction des exigeants et subtils réquisits qualitatifs, à chacune des étapes de cette très improbable _ improbable déjà, et au moins, en son étrange impulsion de départ, mais improbable encore à chacune des étapes… _, chaîne d’émotions et gestes (d’art) s’alignant et se mettant d’étape en étape en phase…

Voici in extenso, aux pages 101, 382 et 248 d’Enfance, dernier chapitre,

le détail des phrases des trois références _ cruciales _ à propos de ce « paysage intérieur » de René de Ceccatty,

auxquelles je viens de me rapporter :

_ la première phrase se trouve à la page 101 :

« Le paysage intérieur de l’enfance  _ telle est l’expression capitale ! il s’agit du « paysage«  ressenti, en soi (et singulier), des émotions et sensations _

ne se présente-t-il pas à nous  _ remarquons la prudence et la modestie de la forme interrogative choisie _

comme une langue étrangère,

un chaos onirique _ c’est à la fois très mystérieux et très déroutant et déstabilisant ! _,

qui réclament tous deux voilà ! _

pour être traduits

_ et c’est bien à une telle transposition poétique, avec visée de la plus grande vérité accessible de sensations ressenties, que nous avons ici à faire, afin de nous faire accéder, dans toute leur magie, aux impressions-sensations auxquelles mènent les « télétransportations«  du récit… ;

page 37, René de Ceccatty (grand traducteur, principalement de l’italien et du japonais) parle aussi, à son propos d’auteur, du geste d« accueillir en moi un système de traduction visuelle et intérieure,  fabriqué _ pour ce qui le concerne, lui _ durant mon séjour à Tokyo _ où débutèrent ses travaux de traduction du japonais _ sur la colline de Kagurazaka, dans l’îlot de Fukuromachi, où mon petit appartement allait, par ailleurs, inscrire en moi une forme définitive _ et c’est absolument crucial pour lui ! _ de l’habitation et de l’écriture«  (liés, comme on le voit ici)… _

un curieux mélange _ assurément ! _ 

d’oublis,

de faux sens,

d’à-peu-près

_ et revoici la semblance flottante (cet improbable bricolage de fou !) dont parlent si bien, et Marie-José Mondzain, et Michel Deguy, très fins hellénistes tous deux ; cf la vidéo et le podcast de mes merveilleux entretiens avec eux deux, le 7 novembre 2017 avec Marie-José Mondzain, au Théâtre du Port-de-la-Lune, et le 9 mars 2017 avec Michel Deguy, à la Station Ausone de la librairie Mollat ; qui complètent en beauté mon entretien si riche et magnifique (cela dit en toute humilité et modestie) avec René de Ceccatty au Studio Ausone de la librairie Mollat, le 27 octobre dernier, dont re-voici le lien au podcast _

qui, cahin-caha

_ par un sublime invraisemblable bricolage inspiré on ne sait par quelles improbables conjugaisons, plus ou moins cahotées (!), d’intuitions-inspirations essayées et tentées, avec « diastole et systole«  (Marie-José Mondzain), ou un « admirable tremblement du temps«  (Chateaubriand, puis Gaëtan Picon) ; René de Ceccatty parle, lui (page 260), de « relation vibrante, changeante, palpitante«  des souvenirs entre eux… _,

parviennent _ par quelle paradoxale transmutation ? mais elle advient ! _

à une forme _ seulement un peu étrange, mais étonnamment juste ! _

de vérité _ mais oui ! le résultat de l’œuvre terminale est incommensurable avec les données très parcellaires et fort décousues, et d’abord inertes (car isolées), de départ… _ 

miraculeusement _ et dynamiquement, grâce à ces archi-vivantes mises en connexion _

restituée ?« , page 101 ;

et c’est là rien moins que la clé majeure, si paradoxale soit-elle, mais justement !.,

de toute la poiesis merveilleuse de René de Ceccatty, il faut le souligner !!!

La seconde suite de phrases se trouve à la page 382 :

« Lorsque, conduit par deux amis algériens, Hamir Nacer et Mourad (je ne connaissais le second que depuis la veille), j‘ai découvert les hauts plateaux d’Oulhaça El Gheraba,

il m’a semblé que j’entrais dans _ et c’est à prendre à la lettre : sur le modèle de son père pénétrant le paysage très dense des épaisses forêts de la Creuse ; et s’y immergeant carrément !.. _

un paysage intérieur _ sien, propre _,

un arrière-pays _ et ici, nous retrouvons le mot et l’intuition sublimes d’Yves Bonnefoy ; lire son magique L’Arrière-pays _,

qui réunissait _ fraternellement _   

mon enfance

(qui pourtant n’avait _ en effet ! _ pas connu un tel paysage, puisqu’elle se divisait entre la nudité marine du Nord tunisien, le Languedoc, et les forêts touffues traversées de torrents et éclairées de pâturages montueux du centre de la France _ dans la Creuse, autour de Bourganeuf _)

à d’autres enfances _ d’autres personnes que soi _,

et à une Bourgogne _ aussi : serait-ce celle de la maison du village de Brosses ? mais là René de Ceccatty demeure elliptique et choisit de n’en pas développer les raisons : quelque chose peut-être de l’ordre d’une « plaie« , probablement toujours à vif en lui : comme à l’égard du Japon, ou de la Corée… ; ou bien plutôt, et bien plus positivement, il s’agit plutôt ici de la Bourgogne des « craus » situées du côté du Creusot (dans le département de Saône-et-Loire, où s’étaient installés les parents de son ami Julien)… Il m’aura fallu plusieurs lectures (et mises en relation d’éléments épars dans le livre, et ailleurs) pour m’en rendre compte : « lire, vraiment lire » demande un minimum de patience, continuité et perspicacité empathique !

le prénom « Julien » apparaît à huit reprises, et très disséminées dans le récit :

pages 30, 56, 212, et ces trois fois dans la même expression « mon ami Julien« 

(page 30, à propos d’Oulhaça El Ghera, le « village de l’arrière-pays d’où est originaire la famille de mon ami Julien«  ;

puis page 56, à propos d’une conversation de René avec sa mère, aux Violettes (où celle-ci est entrée en 2011), dans laquelle « nous commentions l’existence des trois enfants de Julien«  ;

et page 212, à propos de l’invincible différence, entre René et son frère Jean, du « regard sur nos expériences partagées«  : « Que dire alors de mon ami Julien et ses dix frères et sœurs ?« … ;

puis page 269, lors de la perte brutale (« qui m’a déchiré« , écrit-il)  de son amie Catherine Lépront, dans l’expression « j’ai pu, en partie, amoindrir le deuil en le vivant avec Julien _ voilà _ près de moi et près d’elle qui l’aimait beaucoup «  : la mort de Catherine Lépront est survenue le 19 août 2012 ; René de Ceccatty venait d’écrire à la phrase qui précède : « La mort de mes amis (Gillles Barbedette, Clarisse Nicoïdski, Elisabeth Gille, Hector Bianciotti) m’a plongé dans un état de stupeur qui prouvait le caractère inattendu de sa violence » ; et à la page précédente, René de Ceccatty avait écrit : « le deuil de l’amour est paradoxalement moins cruel que celui de l’amitié qui repose sur la réciprocité, sur le partage, sur l’échange. Dans le cas d’un amour partagé, la mort du partenaire produit _ il est vrai _ un effet analogue (et sans doute plus désespérant _ encore _) à celui que produit la mort d’un ami avec qui on échangeait analyses, émotions, confidences, rires tentant d’atteindre la vérité. Mais souvent l’amour se vit dans la solitude que la mort de l’autre ne fait que confirmer » : René évoquant ici ce que fut pour lui la mort d’Hervé en octobre 2002… ;

puis à la page 382, au moment de cette renversante « visite intérieure«  à Oulhaça El Gheraba,  avec la bouleversante émotion de « cette hospitalité dont le prénom de Julien avait été le sésame«  magique ! ;

et deux fois encore, à la page suivante, la page 383, toujours lors de la visite à Oulhaça El Gheraba : dans la mention d’abord de « la tombe de Khadra, la mère de Julien« , sur laquelle « nous venions de nous recueillir » dans le « petit cimetière (familial) qui ne comptait qu’une dizaine de tombes blanches, limitées, chacune, par deux stèles dont l’une portait inscrit le nom du défunt en alphabet romain et l’autre en arabe«  ; puis, sept lignes plus bas, dans la mention de « la maison du père de Julien, abandonnée depuis plus d’un demi-siècle«  et « tombée en ruine, dominant la vallée en friche et des flancs rocheux, et, sur la gauche, les contreforts habités du village voisin (Souk El Tenine, à moins que ce ne soit Sidi Rahmoune) » ;

et l’ultime fois, dans le « dernier chapitre« , à la page 423, lors des obsèques de la mère de Jean et René, dans l’expression : « Julien, qui partage ma vie«  : « Jean avait décidé qu’il n’y aurait aucun rituel funèbre autre que les gestes nécessaires à la mise en bière, la fermeture du cercueil et l’inhumation. Il ne voulait aucun autre témoin que nous deux, Julien, qui partage ma vie, et Eilathan, et Laszlo s’il avait pu venir (…) Nous avions dissuadé les autres membres de notre famille d’assister à ce qui n’était pas un cérémonial. Nous voulions l’inhumation crue parce que la mort l’était « 

Voilà donc pour ces huit occurrences, discrètes et disséminées, de ce prénom « sésame«  de « Julien«  au cours des 432 pages de ce si merveilleux Enfance, dernier chapitre… _

 

il m’a semblé que j’entrais dans un paysage intérieur, un arrière-pays ,qui réunissait mon enfance à d’autres enfances

et à une Bourgogne  _ je reprends donc ici l’élan de la phrase _

que je voyais par transparence,

à demi aveuglé par le contre-jour _ algérien de ce si lumineux jour d’avril 2014 _

parmi les ânes et les tombes.

Reçus _ ce mot est capital _ (nous étions quatre, Hamid Nacer, Mourad et Camille, une jeune Ivoirienne)

par des fermiers dont je connaissais _ seulement _ le nom et possédais une adresse imprécise,

et qui, eux, ne me connaissaient pas _ pas du tout _,

nous étions émus très fortement _  

de cette hospitalité _ voilà ! _ 

dont le simple prénom de Julien _ l’ami de René ; et qui, lui-même, Julien, n’était jamais de sa vie venu là ! _

avait été le sésame _ existent donc des sésames, dans nos vies !.. Quelle chance ! _ :

une famille qui ouvrait sa maison _ oui _,

arrêtait le temps _ en un moment très simple et évident d’éternité _

de la journée pour nous,

préparait un repas, 

nous amenait au cimetière familial _ où repose « Khadra, la mère de Julien«  (page 383).

… 

H’mimet _ oncle de Julien _,

sa deuxième femme, sa jeune fille, sa petite-fille, _ les Irène

nous recevaient _ voilà _

comme si nous étions des intimes,

parce que j’avais prononcé _ en sésame, ouvre-toi ! _

le prénom de son neveu _ Julien _

né en France _ et jamais venu, lui, en Algérie.

Or, je n’ai éprouvé cette sensation de visite intérieure  _ une expression capitale ! : une découverte idiosyncrasique interne à sa propre sensibilité, et absolument non programmée, sur le terrain géographique de ce qui semblait lui convenir et surtout l’accueillir de toute éternité, du fait de sa propre histoire personnelle, lentement déroulée et un peu cabossée, au fil des cahots de toutes ces années, et, surtout, de toutes (les heureuses comme les malheureuses) rencontres advenues… _

dans aucun des paysages de ma propre enfance« soit une clé (décisive !) de la « démarche«  d’écriture et d’efforts d’imageance de René de Ceccatty, du moins pour le lecteur un peu attentif que je m’efforce d’être ; je reprends ici volontiers ce terme d’imageance que j’ai forgé pour caractériser ce que Marie-José Mondzain nomme, elle, les « opérations imageantes«  ; et qui convient parfaitement, selon moi, aux « démarches«  d’écriture et mémoire ouvertes (avec apports enrichissants de « transparents«  et « va-et-vients«  divers) de René de Ceccatty… _, page 382 ;

Et la troisième phrase se trouve à la page 248 :

« La mer, la mer.

Près d’elle, j’ai vécu toute mon enfance et mon adolescence _ à Mégrine, en Tunisie, puis à Montpellier, dans le Languedoc.

A moins de dix kilomètres, accessible en train, à vélo, en voiture.

Le rendez-vous estival (et même hivernal) était inévitable. 

Elle fait à tel point partie de mon paysage _ l’adjectif possessif est donc à souligner _

que lorsque je vois s’étendre un vaste espace blanc par dessus les toits de la ville (à Paris, à Tokyô),

je m’attends  _ voilà !  _

à voir se profiler _ à l’horizon _

la ligne bleue qui la signale cette mer _,

comme

_ et revoilà la semblance (!) de ce processus d’imageance dont je me suis entretenu avec Marie-José Mondzain au Théâtre du Port-de-la-Lune, à Bordeaux, le 7 novembre dernier : cf la passionnante vidéo de cet entretien magnifique ! _,

comme je l’avais vu _ effectivement, cette fois _ apparaître, en me promenant en forêt, dans les monts de Seoraksan, à Sokcho, en Corée. Il s’appelle maintenant, l’hôtel où j’étais allé en 1977, pour les fêtes de fin d’année, le Hanwha Resort Seorak Sorano.

En écrivant ces noms coréens,

je fais resurgir _ car telle est la puissance, mêmee involontaire ici, d’un art vrai _

plus que la ligne bleue de la mer du Japon (entre la Corée et le Japon), que j’ai souvent appelée par erreur mer Intérieure, qui en est une autre, entre les îles de Kyûshû, Shikoku et Honshu.

Ce n’est pas seulement la Méditerranée qui réapparaît,

mais ce séjour coréen très bref « , page 248 ;

que suit encore ce passage, lui aussi essentiel, page 249 :

« Il en est toujours ainsi _ pour nous, pour nos rapports à elle _

de l’enfance.

 

A travers combien de filtres et d’anticipations temporelles (c’est-à-dire de souvenirs ultérieurs)

faut-il passer _ voilà _

pour parvenir _ voilà _

à une zone qui ne sera plus jamais _ mais l’a-t-elle jamais été ? et est-ce rédhibitoire ?.. Non ! Bien au contraire. Même si ce n’est pas à n’importe quelles conditions non plus... _

vierge ?

 

Car que reste-t-il en moi de _ ce qu’avait été pour lui, alors, en cette prime enfance effective, en Tunisie _

la plage de Saint-Germain, de Hammamet,

déjà détrônée _ mais est-ce complètement ? _ par tous les étés passés de l’autre côté, en Languedoc ?

Détrônée aussi par le Pacifique vu à partir de Shichirigahama, la côte de Kamakura, avant Enoshima.

Sans parler des étés plus récents.

En écrivant le mot « transparent« ,

écrit René de Ceccaty, page 36 _ et c’est un passage très important à propos de sa « démarche » générale de méthode _,

je pense _ en auteur _

aux écrans qui se dressent _ avec une ambivalence qui est loin d’être seulement ou surtout négative, comme le redoute un peu trop dans ce passage-ci, me semble-t-il du moins, ce pessimiste rigoureux presque invétéré (mais pas vraiment !) René de Ceccatty _

entre ma mémoire présente et son objet qu’elle invente _ par imageance ouverte (et féconde !) _

plus qu’elle ne se le remémore _ mais qui, paradoxalement, aident, ces « écrans« , ces « transparents« , à réussir à mieux approcher, ressentir (et mieux faire ressentir, aussi) l’enfance vécue pourtant sans et loin d’eux, et bien antérieurement à eux, ces « écrans«  qui se sont, depuis l’enfance vécue, interposés.

Et je sais que désormais il ne faut plus _ idéalement _ espérer faire renaître _ telles qu’ils et elles furent effectivement vécues alors par le très jeune Re-né ! en sa prime enfance _ ces images, ces visages, ces paysages, ces impressions, ces angoisses _ tout spécialement : René demeure presque un anxieux atavique… _, ces attentes, ces déceptions, ces illusions, ces désenchantements _ qu’il lui faudrait, au moins partiellement, conjurer pour être un peu plus et un peu mieux pleinement heureux ; mais il y vient, il y vient : la paix arrive !.. _ de mon enfance,

mais que,

tout au plus,

je recomposerai _ voilà, et même avec bonheur ! _

un tableau

aussi composite _ certes _ qu’une courtepointe,

fait de fragments hétéroclites _ et alors ? c’est bien davantage, ici, un enrichissement qu’une altération-détérioration : bien des choses disparates viennent (ou finissent par) prendre leur place et curieusement s’harmoniser en une vie assez longue et assez cohérente, au final, par-delà cette surprenante, d’abord, mais enrichissante diversité _

et empruntés  _ mais infiniment positivement ! pourvu que soit dans la plus grande justesse de « semblance« …  _

à de multiples expériences _ voilà : le terme d’« expériences » étant à prendre à la lettre et au sérieux : il faut les cultiver ! _

qui se sont intercalées _ pas seulement donc en parasites nocifs et opaques, mais en tremplins au pouvoir magique de vision comme rétrospective… _

entre le passé et moi.

Et ce passé _ tel qu’il avait été vécu, lui : plus pauvrement, dans bien davantage d’ignorance _

n’attendait sans doute

_ mais oui !

et c’est même là l’acquis principal de l’« expérience«  (le titre de l’ultime essai des Essais (III, 13) de Montaigne est justement « De l’expérience« ) de toute une vie vraiment vécue : cf ici Proust,

ou Montaigne, avec sa ludique et très jouissive méthode (de « semblances«  et « télétransportations« ) « à sauts et à gambades » et dans l’interlocution permanente et questionnante avec, via ses livres; comme via les maximes peintes par lui sur les poutres de sa librairie, l’amitié vivante des auteurs disparus, certains depuis presque la nuit des temps (dans l’Antiquité gréco-romaine, principalement) mais aux pensers toujours bien actifs pour lui : à revenir « conférer« , discuter, contester, régulièrement, et avec fermeté, avec lui, au présent de la méditation et de l’écriture, afin de penser avec (et aussi contre) eux, avec toujours un plus de justesse, en affinant les détails (où le diable se cache !) : par rapport à eux, et contre eux, si nécessité s’en faisait ressentir !

Tel saint Jérôme en sa cellule de méditation (vu ici par Jan van Eyck),

Jan van Eyck (about 1395-1441)  Saint Jerome in his Study  Oil on linen paper on panel, about 1435  20.6 x 13.3 cm (panel), 19.9 x 12.5 (painted surface)  Institute of Arts, Michigan, Detroit, USA

Montaigne n’était donc pas sans interlocuteurs de qualité, en sa librairie solitaire… _

Et ce passé n’attendait sans doute

que toutes ces expériences à venir _ tel est le paradoxe à accepter, et auquel il faut faire confiance, en cette vie à venir…  _

qui lui donneraient  _ enfin, parce que convoquées ou reçues avec le plus grand souci de la justesse ! et avec l’« à-propos«  qu’il faut _

son sens,

_ demeuré forcément _ inachevé _ faute d’assez de points de comparaison ; et c’est là le lot de la pauvreté d’expérience de toute enfance (et pas seulement de l’enfance, d’ailleurs) ; « Infans«  : qui ne parle pas encore ; privé de parole et privé de culture… Et il n’y a pas que les enfants qui manquent de culture ; et de points de comparaison un tant soit peu judicieux (cela s’appelle « l’expérience«  se constituant ; pour qui, du moins, a appris à se la bâtir-élever avec un tant soit peu de sagacité) _

au moment où il était _ aphasiquement en quelque sorte, alors : l’infans est celui qui n’a pas encore appris à parler (et élaborer sa perception du réel) ! et, cette incapacité est une forme d’infirmité qu’il faudra absolument tenter de corriger ! Et l’ignorance ne concernant certes pas que les enfants !!! _

vécu«  _ et lequel passé vient enfin (hourrah ! ou alleluhia ! comme on voudra) trouver et achever son sens, voilà, comme ici, en ce sublime (mais oui !) travail d’écriture et de semblance sans cesse s’ajustant qu’est ce merveilleux Enfance, dernier chapitre !

Le résultat positif paradoxal de l’apport de ces quelques « transparents » successifs bricolés et ajointés « cahin-caha« ,

étant que « le paysage d’enfance » est alors, et alors seulement, mieux approché et « visité » que jamais

et enfin _ ou presque _ compris.

Ajointé, ici, à l’effet tellement crucial pour René, des trois syllabes enfin pacifiées _ voilà ! _, par sa visite printanière éblouie à Oulhaça Et Gheraba, du mot « Al-gé-rie«  :

résolvant d’un coup, et pour toujours, l’énigme de ses terribles crises d’angoisse subies au long de sa petite enfance, et au-delà…

On remarque aussi que

le tout début du précédent récit-roman (paru au mois de mars 2012) de René de Ceccatty, Raphaël et Raphaël _ en partie autobiographique pour le dire un peu vite, et pas très exactement _,

entamait très concrètement l’arpentage, par le narrateur-auteur lui-même, de certaines rues de Montpellier _ ce chapitre premier est intitulé « La Promenade«  _

à la recherche de traces _ venant relancer et inspirer sa mémoire _ qui soient encore visibles sur le terrain de cette enfance sienne,

entre juin 1958 _ l’arrivée de René à l’âge de six ans, par avion, à Marignane, en France, ayant quitté, avec sa mère et son frère, la Tunisie ; son père ayant préparé leur accueil à Montpellier dès la fin de l’automne 1957 _

et, disons, septembre 1963 _ qui pourrait rétrospectivement marquer le passage (mais, forcément, c’est plus flou) à quelque pré-adolescence, pubertaire : soit un début de sortie de l’enfance proprement dite ; le narrateur-auteur ayant alors onze ans et demi, et allant entrer en classe de 5ème _ :

« Le continent noir _ sic : c’est par ces mots très forts, voire terribles, que s’ouvre le récit, page de Raphaël et Raphaël _

s’est rouvert _ le phénomène est donc récurrent et impressionnant, tant par sa taille gigantesque que sa couleur très sombre.

Il suffit de peu _ une occasion _

et il faut tout _ pour s’y livrer vraiment et à plein.

Je l’ai voulu, je ne m’en étonne pas.

Tant de détermination à creuser en moi une brèche _ dans le présent pour laisser émerger quelque chose du passé _

qui ne demandait _ elle-même, cette « brèche«  : comment l’interpréter ? Ne serait-ce qu’une pulsion masochiste persistante ? Non ! un appel à la résilience, au contraire… _

qu’à s’élargir et s’approfondir  _ mais pour le meilleur ! dans l’œuvre vraiment accomplie par cet ample et très riche travail de remémoration et d’écriture ! _,

devait bien donner quelques résultats :

ils se sont fait attendre,

mais ils sont là désormais, incontestables.

J’accueille _ afin de les expérimenter et aider à s’épanouir alors et explorer _

de vieilles sensations assoupies :

elles se réveillent _ telle quelque sombre belle-au-bois-dormant_,

elles n’étaient pas mortes, ni parties _ mais attendaient comme en stand-by leur délivrance, leur révélation…

Je suis allé dans cette rue pavillonnaire _ non nommée ici, et que le lecteur curieux que je suis, n’était pas tout à fait parvenu, à lui seul, à identifier : René m’y a aidé _

d’une ville _ Montpellier _

que je n’ai jamais visitée _ pour simplement y avoir tout simplement vécu et habité au quotidien, et n’y revenir que pour des raisons familiales très fortes : venir tenir compagnie à sa mère, surtout : elle vieillit, et partira un peu plus tard, en 2011, en maison de retraite, aux Violettes ; et pas du tout en touriste visiteur visitant…

J’y suis allé un lundi de pluie avortée, de ciel poisseux, d’août _ 2008  _ moite » :

tel est donc le début, page 7, du récit de Raphaël et Raphaël.

Et page 8, très explicitement :

« J’étais trop _ sic _

décidé à visiter _ avec ce que ces mots comportent d’organisé et de méthodique, et d’abord de volontaire ! ; mais aussi d’« intérieur« , pas seulement via la géographie physique… _

mon enfancevoilà donc déjà exprimé alors, cet été 2008, le projet même d’Enfance, dernier chapitre, commencé, donc, d’être spatialement préparé pedibus (avant sa pleine mise en œuvre par l’écriture qui va suivre) en ces journées montpélliéraines d’août orageux 2008, de ce Raphaël et Raphaël (qui paraîtra en mars 2012, aux Éditions Flammarion) ; alors que Enfance, dernier chapitre, achevé courant 2016, paraitra en janvier 2017 aux Éditions Gallimard _

pour qu’elle _ cette enfance elle-même, donc : sponte sua, en quelque sorte ; tels les processus nocturnes de l’Inconscient ! _

me fasse le cadeau d’une visite _ seulement _ inopinée _ et seulement par surprise et hasard, sans disponibilité véritable, non plus pour vraiment la saisir, et explorer vraiment, et comprendre : comprendre ! _,

elle-même « .

Et, en effet, page 9 :

« Je faisais une « démarche«  _ voilà : d’auteur, d’écrivain-explorateur (de sensations anciennes à rafraîchir vraiment !) _

en marchant dans cette lumière orageuse » :

«  »Démarche » est en effet le terme administratif _ la notation est bien sûr pleine d’humour vis-à-vis de soi-même de la part de l’auteur déambulant… _

qui convient à mes raisonnements très volontaristes« ,

vient juste de préciser René de Ceccatty _ le très courageux, en son œuvre comme en sa vie _, page 9, de ce qui s’avère constituer, en ce lundi menaçant du mois d’août 2008,  un tout premier moment de préparation _ voilà _  sérieuse et ouverte de l’enquête beaucoup plus exhaustive que va déployer en une splendide déambulation mémorielle de très vaste et lumineuse ampleur ce merveilleux _ pardon de tant me répéter ! _ Enfance, dernier chapitre

Mais le hasard, la chance _ de quelques rencontres effectives vraiment positives _,  ainsi que la faculté grande ouverte d’imageance de l’auteur écrivant qu’il est aussi, et très conjointement _vont aussi intervenir…

Nous attendons désormais avec beaucoup d’empathie et la patience qui convient : sans précipitation ! _ et nous mesurons aussi l’ampleur de la tâche qui cette fois à nouveau s’ouvre : René de Ceccatty la qualifiera-t-il, une nouvelle fois aujourd’hui, de « continent noir«  ?.. _,

ainsi que de confiance,

la prochaine étape à venir de cette démarche poétique et visionnaire d’investigation probe, vaillante et courageuse

de ce qui avait été, en 2008, qualifié, avec le pessimisme d’un anxieux non encore pacifié, de « continent noir » de la mémoire _ fragmentaire, forcément, en même temps qu’inquiétant _, de son passé,

de la part de l’audacieux explorateur ultra-sensible et ô combien poétique, qu’est René de Ceccatty

de ce passé sien ;

et de son Inconscient ;

ainsi que des incidents des rencontres d’altérité _ certaines bonnes et heureuses, cela s’avère aussi ! _ advenues,

ainsi que cela ne manque pas d’advenir  en toute vie humaine un peu poursuivie et tenue.

Car il n’est pas de vie humaine sans un minimum de rencontres _ cf mon article du printemps 2007, re-publié le 26 octobre 2016 : Pour célébrer la rencontre _ d’au moins quelques autres que soi…

Assisterons-nous à de nouvelles « télétransportations » ?

Nous verrons bien…

Titus Curiosus, ce mardi 12 décembre 2017

« Pour célébrer la rencontre » : un texte mien de 2007 « retrouvé » !

26oct

Revoici un texte provisoirement égaré,

et retrouvé.

Pour célébrer la rencontre

Les rencontres changent forcément les vies _ tel le clinamen de Lucrèce.

Des rencontres, il en des de fâcheuses, voire de tragiques, en tout cas de mauvaises. On s’en voudra toujours, forcément, de n’être pas ce jour-là resté bouclé chez soi, ou, au moins, sur son quant à soi. Mais c’est trop tard.
Des rencontres, il en est, en foule _ c’est même le tout-venant _, d’insipides et vides, affectées seulement de leur propre bulle de vacuité _ nullité et néant de remplissage qui s’étonne même, stupidement, d’exister.

En fait, la rencontre, ici, n’a pas lieu. Il y a erreur de vocabulaire. Ce ne sont que des ombres qui se croisent et se manquent _ comme les parallèles d’Euclide, sans le choc bien physiquement sensible du clinamen…
Et il s’en trouve aussi quelquefois d’heureuses _ un amour, une amitié qui se découvre _ qui ne courent tout de même pas les rues, même s’il faut bien sortir un peu pour faire des rencontres.

Car, avec la rencontre, avec ce moment improbable, et imprévu, d’une rencontre avec une personne singulière devenant soudain quelqu’un de plus ou moins important pour soi, voilà que le monde, qui paisiblement vient de prendre sans à-coup quelque millimètres à peine d’expansion _ à moins que ce ne soit le monde environnant qui se soit gentiment écarté, reculé _, voilà donc que le monde se met à laisser bruire, sans doute par l’interstice infime qui vient d’advenir, telle des lèvres, dans le sol, dans la croûte terrestre, ou dans le bleu du ciel, un murmure champêtre, un air infinitésimalement plus léger, une harmonie douce et discrète comme un secret qu’on ne devine qu’à la puissance de quelques lointains effets : l’air à l’entour, comme par un apport d’oxygène, se colore maintenant d’un vivifiant éclat, d’une lumière caressante un peu plus chaleureuse, conférant à tout ce qui remue une allure quasi dansée, chaloupée, comme réenchantée _ même si on ne s’en rend pas forcément tout de suite compte. Il vaudrait mieux cependant, tout va si vite…

L’elfe Ariel vient de manifester ses pouvoirs musicaux éoliens dans l’île tempêtueuse où se désolait dans son errance tournoyante de presque lion en cage l’exilé Prospero, de neuf débarqué…

Mais rencontre il y a, à la double condition de savoir et d’oser saisir l’occasion (de rencontrer quelqu’un), occasion peu détectable, qui risque même de passer trop vite quand elle survient _ pour laquelle commencer par ouvrir grand tous ses sens.


De savoir et d’oser la retenir, cette occasion qui passe, en la tenant un peu dans la main _ comme Montaigne nous le raconte superbement, nous livrant, à la fin de son livre (et de sa vie) son art de jouir du présent, en son dernier essai (Essais, livre III, chapitre 13, « de l’expérience« ) à propos de l’expression « passer le temps« .


Je ne résiste pas au plaisir de citer le passage : « J’ai un dictionnaire tout à part moi : je passe le temps, quand il est mauvais et incommode ; quand il est bon, je ne le veux pas passer, je le retâte, je m’y tiens » _ retâter, s’y tenir. « Il faut courir le mauvais et se rasseoir au bon » _ se rasseoir : quelle superbe litanie de verbes actifs ! Je poursuis la lecture : « Cette phrase ordinaire de passe-temps et de passer le temps représente l’usage de ces prudentes gens _ ah! l’humour et l’ironie de Montaigne ! _, qui ne pensent point avoir meilleur compte de leur vie que de la couler et échapper, de la passer, gauchir _ voilà les antonymes _, et, autant qu’il est en eux, ignorer et fuir, comme chose de qualité ennuyeuse et dédaignable. Mais je la connais autre, et la trouve, et prisable, et commode, voire en son dernier décours, où je la tiens ; et nous l’a Nature mise en mains _ mise en mains, ce n’est pas moi qui le lui fait dire ! _, garnie de telles circonstances, et si favorable, que nous n’avons à nous plaindre qu’à nous si elle nous presse et si elle nous échappe inutilement. » C’est magnifique !

Je reprends : rencontre il y a, à la condition de ralentir un peu le passage, la course affolée du temps.


La rencontre fournit une telle occasion, si et quand on se dit que quelque chose de singulier est en train d’advenir, avec une personne devenant là sous nos yeux quelqu’un de définitivement singulier pour nous. On n’en revient pas, c’est le cas de le dire. Il faut s’y arrêter, y prêter toute l’attention que cela, et d’abord que la personne de l’autre, méritent.

Et même, rencontre il y a, à la condition de retenir le moment, comme un instant encore, et toujours, hébété, qui s’ébroue, et doit, le premier tout étonné, comme s’extirper de la course aveugle et précipitée des secondes trop uniformes d’avant, d’avant cette rencontre, et accédant étrangement, mais royalement, lui, le moment, au hors-temps de l’éternité.

Car le temps nous offre _ ce n’est un paradoxe qu’en apparence _ l’expérience de l’éternité _ du moins à qui sait l’expérimenter, la « cultiver« , dit Montaigne…


Nous n’expérimentons, en effet, l’éternité, que dans le temps, que dans ce que le moment présent tout d’un coup vient nous offrir de possibles, quand le moment se met, à toute allure, à bourgeonner et fleurir, et nous offre la fenêtre, plus ou moins étroite ou large, de l’épanouissement de ce qui n’était qu’en germe. Dans la rencontre, précisément. En ce relativement bref laps de temps, mais qui s’élargit incommensurablement, jusqu’à une dimension d’éternité.

« Nous sentons et nous expérimentons _ ajoute-t-il même _ que nous sommes éternels« , dit, d’expert, le cher Spinoza en son Ethique.

Saisir, tenir, retenir ce moment présent. Afin de se réjouir alors de cette grâce (de la rencontre de cet autre, devenant, ici et maintenant même, important pour soi, important pour nous) comme il convient.

« Tout bon, il a fait tout bon« , se réjouit Montaigne, un peu plus loin que le passage cité plus haut :

« Pour moi donc, j’aime la vie et la cultive _ voilà le mot tout aussi décisif _ telle qu’il a plu à Dieu de nous l’octroyer » _ Dieu ou la Nature : les dispensateurs de la vie… « Je ne vais pas désirant que soit supprimée la nécessité de boire et de manger, et me semblerait faillir non moins excusablement de désirer qu’elle l’eût double ( » Le sage recherche avec beaucoup d’avidité les richesses naturelles« ), ni que nous nous sustentassions mettant seulement en la bouche un peu de cette drogue par laquelle Epiménide se privait d’appétit et se maintenait, ni qu’on produisît stupidement des enfants par les doigts ou les talons, mais, parlant en révérence, plutôt qu’on les produise encore voluptueusement _ bien entendu ! _ par les doigts et par les talons, ni que le corps fût sans désir et sans chatouillement » _ toujours l’humour de Montaigne. « Ce sont plaintes ingrates et iniques. J’accepte de bon cœur et reconnaissant _ c’est le principal ! _ ce que nature a fait pour moi, et m’en agrée et m’en loue. On fait du tort à ce grand tout puissant donneur de refuser ce don, l’annuler et défigurer. Tout bon, il a fait tout bon ( » Tout ce qui est selon la nature est digne d’estime« ) »

Montaigne, ou la célébration de la gratitude, du moins pour qui s’est forgé _ il emploie, je l’ai souligné au passage, le verbe « cultiver » _ l’art de jouir de la vie. A chacun _ Dieu, César, soi-même, la vie, ou la Nature_, et équitablement, son dû.


Et Haendel, lui aussi bientôt au final de sa vie et de son oeuvre :

« Whatever is, is right« , est-il proclamé sublimement au grand choeur conclusif de l’acte II de l’oratorio Jephté, un des sommets, sans nul doute, avec l' »Alleluhia » du Messie, de l’œuvre haendélien.

Saisir, tenir, retenir_ et se réjouir, dans la rencontre initiale.


Mais pas comme un prédateur, anxieux, brutal et agressif : l’autre n’existe plus, il s’en empare et le croque. Ni comme un malotru, importun et indélicat, qui, sans la distance de l’égard et du respect, abuse déjà du temps de l’autre.

Et il faut, de surcroît, la grâce de l’évidence joyeuse de ceux qui, là, à l’instant, « se trouvent ».


Ou qui se sont trouvés : mais il est forcément bien plus aisé de le reconnaître et de s’en réjouir rétrospectivement, une fois confortés, voire rassérénés, par l’expérience et l’habitude éprouvées par un vécu ensemble prolongé _ qu’il s’agisse de l’amour, mais qu’il s’agisse aussi de l’amitié, toujours aussi neuve et fraîche, elle aussi, à chaque retrouvaille _ que pour l’étonnement tout neuf de la rencontre première et initiale. Celle qui, sans préméditation, vient d’ouvrir un champ fécond et de l’appétit pour une suite… La plongée dans la confiance accordée lors de la rencontre initiale _ cette expression me convient bien _ est un pari sur le présent et l’avenir qu’il ouvre, un don gratuit, une avancée méritoire, un pas confiant et audacieux.

Je reviens à ce moment béni, à cette grâce heureuse de la rencontre initiale.


Il faut le miracle du même hors-monde, dans ce moment réellement partagé _ et pas simplement des parts de temps croisées, échangées.


Outre l’improbabilité physique de la chance (statistique) de cette rencontre, parmi tant de gens, cet art de la reconnaissance du miracle de la rencontre d’ouverture demande infiniment de tact, et cela plurivoquement.

Car ce n’est pas là une présomption. Ce n’est pas là un contrat : ce n’est pas conditionnel. Ce n’est pas là un échange. Encore moins marchand, et a fortiori marchandisé, comme on nous transforme toute relation inter-personnelle désormais. Si nous n’y résistons pas…

Nous ne sommes pas, pour une fois, dans l’univers mesquin du calcul, dans l’aire truquée du donnant-donnant qui se répand toujours davantage sur la planète, sous la pression dupeuse de régimes capitalisant leurs profits.


Nous voici, au contraire, transportés hic et nunc au pays, fragile et fort, fugace et éternel, de la grâce, où règne sans partage la générosité. Où chacun est roi en son royaume, et le roi de son temps à donner.

Apprendre, non-touristes que nous sommes, à ne pas le manquer, ce royaume en voie de raréfaction, cet Etat menacé de disparition pour obsolescence…

Que d’improbables conditions, ou de handicaps, pour pareille rencontre !


Et pourtant, elle advient, elle est là. Elle impose son évidence _ si on ne la rejette pas, si on ne la craint pas, si on veut bien s’y donner. Car on peut aussi redouter pareille grâce. Ainsi que la refuser si elle se propose. S’en détourner.


Ainsi la peur se répand-elle aujourd’hui, sous les pressions organisées en permanence des propagandistes de tous poils de la crainte, voire de la terreur, sous couvert de « sécurité« …

Le divin Kairos _ le génie inspirateur-dispensateur de l’occasion favorable _, lui, est un dieu coureur aussi vif et alerte qu’espiègle, qui chemine et même danse en courant éperdument, d’autant plus vite qu’il est muni d’ailes aux chevilles.


Une longue mèche touffue se balance en permanence sur son front et balaie ses yeux rieurs, son visage mobile. Alors qu’il est complètement chauve sur le derrière du crâne et la nuque…

C’est qu’une fois que Kairos nous a croisés et dépassés, il ne nous est plus possible de lui courir après pour espérer le rattraper par la chevelure, afin de le retenir et ressaisir, ou capitaliser les opportunités qu’il offrait…


Kairos a filé comme une anguille, offrir ailleurs et à d’autres ses dons instantanés.

Il y a de l’irréversible dans le temps.


D’autant que Kairos tient à la main un rasoir effilé, emblème de son pouvoir tranchant. Avec lui, c’est sur le champ qu’il faut se décider à prendre _ ou plutôt recevoir, accueillir ce qui se tend vers nous _ la chance qu’il propose : c’est maintenant ou jamais. Comme les fruits à la saison. Après, c’est trop tard.


Cela s’apprend, à l’expérience : nous avons une vie pour nous y faire…

Ces choses-là, si douces _ l’élection mutuelle, incalculée, de la rencontre _, sont aussi formidablement vives _ comme l’éclair de la foudre _, le temps du clignement des regards, et ne tolèrent bien sûr pas la moindre lourdeur, indélicatesse _ a fortiori vulgarité. C’est l’échange dépouillé, direct et à vif des regards qui crée d’abord, et quasiment à soi seul _ si l’on peut dire pour une rencontre, où des liens riches instantanément commencent à se tisser ! _, qui crée donc l’accroche, la mutualité de l’égard, et l’absolu _ sans conditions, souverain, sans appel _ de l’accueil, de l’ouverture, du seuil franchi, et pour toujours, de la confiance : sur ce regard terriblement exposé, sans apprêts, et qui demande, sans le dire _ comme nous l’a appris Emmanuel Levinas _ : « ne me tue pas ! » Echange de regards assorti, bien sûr forcément, de paroles, et de leur qualité, ainsi que du tissu _ soie, velours et toute matière qu’on voudra… _ de leur ton et de tout ce qui peut y transpirer, au timbre, au rythme, ainsi qu’au contenu, évidemment aussi, de leur fiabilité, car c’est elle qui va finir par trancher… La part du regard, et la part du discours et de la voix, les plus exposés, se mêlant, encore, à l’arrière-fond, important, lui aussi, de la part des postures… Quelle intensité foudroyante et décisive l’espace rapide de telles rencontres ! Car on n’a guère de temps pour s’expliquer, et encore moins déballer ce qui pourrait nous justifier, en cette rencontre initiale…

Ne pas abuser du temps _ de la patience _ de l’autre, de l’effort en tension de son écoute, pour le moment consenti à accorder à cette rencontre… Même un hors-temps prend donc du temps _ y compris pour qui dispose à peu près librement de son temps. Faire bref est donc la plus élémentaire des urbanités. L’art, assez français, de la conversation a su s’employer autrefois à cela…


L’emblème du rasoir de Kairos est donc très finement saisi.

Avec la rencontre heureuse, nous voici donc d’emblée et de pleins pieds dans l’éternité _ contrée, par essence, vierge de touristes, et non stipendiée.

Il faut d’abord avoir su s’y préparer, d’autant que cette chose advenant _ pareille rencontre _ est statistiquement assez improbable, risquant même _ et c’est la norme de fait, pour beaucoup _ de n’arriver jamais.


Ainsi, est-ce tout un art, subtil, qui s’apprend _ ou pas : cela plutôt se découvre, cela s’improvise, sur le tas, et avec les moyens du bord, l’irradiation de la joie aidant aussi, comme un doux lubrifiant, et modeste. Un art qui s’apprend avec l’âge _ mais chaque âge a ses atouts et ses capacités. C’est tout un art, donc, que d’être doucement attentif et ouvert, et d’abord d’être infiniment délicatement disposé à la rencontre _ voire en être a priori désireux et a posteriori friand… Tout dépendant aussi, bien sûr, de la personne singulière de l’autre : tel un continent tout neuf à découvrir _ mais qui s’en plaindrait ? Après, il faut apprendre à la vivre, à la godille en quelque sorte, à vue, au ressenti. Un cabotage raffiné au ras des côtes, chacun auprès de la sensibilité de l’autre qu’on apprend d’autant plus vite à connaître qu’on l’apprécie, qu’il nous étonne et nous enchante chaque fois.

Et, pour mettre un peu plus de piment à l’affaire, nous avons, tous et chacun, nos jours, nos heures, nos minutes d’indisponibilité ou d’indisposition, quand il nous arrive d’être mal lunés. Ces jours-là, autant demeurer claquemuré chez soi. A moins qu’on sache le dépasser…

La jeunesse fait longtemps preuve de timidité, ou d’audaces à contresens. Si jeunesse savait, si vieillesse pouvait…


Cependant, bien que ce soit à son corps défendant, et rarement sans nulle offense, vivre s’apprend, tant bien que mal. on peut sans doute y progresser.

La vieillesse, quant à elle _ que vaut le mot ? convient-il à la chose ? _, a souvent le défaut de trop se résigner, et cesse trop tôt, et bien à tort, de croire au Père Noël ou au Prince charmant… Trop tôt flétrie, la vieillesse, devenant alors en effet un désastre, se meurt à petit feu, en se survivant sans joie, bien avant la disparition sans retour.


Mais il y a aussi bien des vieillards qu’habite encore et toujours la flamme de la jeunesse :

le désir et la joie qui les habitent, les animent, qui leur donnent le goût et la passion de continuer à vivre, les entretiennent dans la joie de rencontres continuées, même raréfiées.

Enfin, il y a aussi tous les pressés, tous les stressés.


Sans compter ceux qui, trop blessés, sont déjà eux aussi, dans leur mornitude, comme déjà morts, fossilisés dans leurs déceptions, ou de mécaniques habitudes. Feront-ils de vieux os, ces acédiques en voie de dessèchement ?

Charge donc à la maturité de conserver et entretenir le feu de la jeunesse, de ré- enflammer sa belle flambée, en demeurant décidément toujours plus ouvert à la nouveauté inépuisable du présent, à sa magnifique singularité, dans la rencontre toujours renouvelée de l’autre, afin de l’accueillir comme le présent généreux qu’il (le présent) et elle (la rencontre) se révèlent être, du moins dans les cas heureux _ sous l’espèce d’un frère humain, d’une amitié ou d’un amour. Un présent ouvert, riche et habité.

Savoir être neuf chaque matin et tous les matins que Dieu, ou la Nature, fait, au jour nouveau qui advient, qui nous échoit, qui se présente, qui s’offre, en cadeau des vivants aux vivants, pour qu’ils se rencontrent.

Mozart à son père (le 4 avril 1787) :

« Je ne me mets jamais au lit sans me rappeler que peut-être, si jeune que je sois, le lendemain je ne serai plus. Et néanmoins personne, parmi tous ceux qui me connaissent, ne pourra dire que je manifeste la moindre humeur maussade ou triste. Et de cette félicité, je rends grâce tous les jours à mon Créateur, et je la souhaite de tout cœur à chacun de mes semblables. »

Les génies créateurs, Mozart, Haendel, Spinoza, Shakespeare _ dont je n’ai rien dit, me concentrant plutôt sur l’amitié, du sublime sonnet par lequel il nous donne à entendre encore plus qu’à regarder la rencontre-découverte déjà parfaitement énamourée, at first sight, de ses héros Romeo et Juliette, parmi le virevoltant et assourdissant, de poussière et de fumée, bal masqué des Capulet _, Montaigne, Nietzsche aussi _ le penseur de l’éternel retour du même et de l’amor fati _, ainsi que, c’est même, tout bien pesé, sans doute le plus fin (car le plus à vif et piaffant de sa nervosité électrique rentrée) de tous les analystes du kairos, Marivaux, dont je n’ai non plus rien dit _ tant il sait aussi se faire furtif et discret _, ce cousin, virtuose en art du rythme et du silence, de Mozart, Marivaux, ce benêt peseur d’ « œufs de mouche dans une balance en toile d’araignée » dont se gaussait, mais c’est par jalousie, le déjà vif pourtant, mais moins subtil en son écriture, Voltaire, tous ces génies créateurs, donc, non seulement sont des généreux sans compter de leur temps et de leur énergie, mais savent, et ô combien, faire preuve de gratitude en rendant au centuple à la vie, par leurs œuvres sublimement fines et détaillées, le feu joyeux que la vie ne cesse de leur prodiguer…


Suite, en forme de commentaire, au texte précédent :

Il y a, certes, rencontre et rencontre.

Toutes ne sont pas du même ordre, de la même qualité, de la même importance : cela en composant toute une variété.


Il faudrait donc relativiser, « bémoliser » en quelque sorte, ce que je viens d’en dire, en ma « célébration de la rencontre« , en « m’emballant » un peu _ un peu trop : « un brin superlatif, mais pas antipathique« , vient, maintenant, de qualifier l’article de mon blog consacré à mon compte-rendu de sa rencontre avec lui, le 28 mai dernier, au Festival Philosophie de Saint-Emilion : L’intelligence très sensible de la musique du magnifique Karol Beffa : de lumineuses Leçons au Collège de France. Peut-être emporté par l’emphase d’un beau titre : « Célébration de LA rencontre« …


Il n’y aurait donc pas tout à fait rien entre l’absolu de la « vraie rencontre » _ en particulier de la « rencontre initiale » _ et le néant de rencontres qu’est la vie de beaucoup _ la plupart ? _, et sans qu’ils en aient forcément une conscience claire _ le supporteraient-ils ? _, la majorité préfère à la rudesse sauvage de la solitude, d’être leur vie durant plus ou moins bien accompagnés, avec coups et blessures même, ou alors par les reality shows de la télé qui scintille jusqu’à des heures très tardives dans la salle- à-manger…

Existerait donc, plutôt, tout un nuancier de rencontres.


Même s’il s’agit en majeure partie plutôt d’illusions de « rencontres« …

La rencontre, ou plutôt son idée, l’idée qu’on s’en fait par avance, déjà, et qui, souvent, ne formate que trop ce qu’on va vivre ensuite d’une rencontre effective _ mais peut-être pas « vraie » _, l’idée de la rencontre, donc, a tant d’attraits, tant de promesses de charmes… Trop de séductions a priori…

Que serinent donc les chansons ?.. « Un jour, mon prince viendra… Et il m’emportera… » L’amour, toujours l’amour…


Ainsi, d’abord, peut-être parle-t-on trop de « rencontres« , réduisant malencontreusement alors la rencontre effective, pour ce qui finira hélas par en advenir, à ce qu’on s’en promettait, sans assez de largeur _ qui doit être, tout simplement, infinie _ d’ouverture et d’accueil au surprenant de la rencontre, à la singularité infinie de la personne rencontrée.

Une imagination trop étroite, et trop formatée, lâche ici les amarres et prend trop vite le large : pour ne se mirer, au final, qu’en elle-même, et à sa pauvreté ; et réussir à manquer la splendeur de l’altérité de la personne rencontrée !


Voilà ce qu’il advient de trop lâcher la bride au petit, tout petit, ego, et à son égocentrisme triste et ballot : une vacuité pornographique, avec une ivresse de négation (et de mort), dont on constate ces temps-ci les sinistres avancées.

Le triomphe spectaculaire du nihilisme.

Alors qu’il faut apprendre, comme les héros de Homère, l’envol plus audacieux du cabotage en humanité, assez près, mais pas trop non plus _ au risque de le gêner ou l’étouffer _ auprès de l’autre… A la distance, aérée et sereine, de l’égard et d’une vraie curiosité : attentive et attentionnée. Ainsi que de ce qu’il faut d’accommodation dans le regard pour qu’il y ait vraiment la distance justement estimée du re-spect en même temps que d’une vraie connaissance (ainsi que re-connaissance)… Tout ici doit joyeusement re-spirer…

Il nous faut donc, en la rencontre, apprendre à nous méfier de ce que y mettrions trop de nous-mêmes, au lieu de laisser advenir le miracle vrai de l’altérité.


Miracle, car inhabituel, voire sur-naturel. Surtout pour une espèce dénaturée _ je veux dire qui a perdu le mécanisme spécifique des instincts, au profit du dressage et de l’apprentissage culturel (voir ce qu’en dit Peter Sloterdijk dans Règles pour le parc humain).

Cette rencontre qui _ c’est à la fois son essence et son épreuve de vérité _ survient, nous déborde, nous prend à l’improviste, de plein fouet, et par surprise, avec toute la gamme des embruns divers que cela implique _ et cela, quoi qu’on puisse, ou qu’on ait pu, en attendre ou en espérer, quand la dite-rencontre était programmée, planifiée, nos agendas sont si complexes, il nous faut bien nous organiser un peu ; ou rêvée. C’est que la « rencontre vraie » est toujours surprenante, et même brusquante. Dérangeante. Bousculante. Urticante. Il est normal que nous soyons par elle sortis, extraits, extirpés de nos gonds coutumiers, de nos habitudes établies à la va-comme-je- te-pousse… Et cela, par le principal, par l’essentiel : par la nouveauté radicale et fondamentale de l’autre.

L’autre : terra incognita, « continent » vierge et immense, ai-je avancé tout à l’heure…

Ne pas s’enivrer trop, par conséquent, rien qu’à supposer (supputer = calculer) ces attraits, comme esquissés, et ces charmes, comme subodorés, de la rencontre, ou plutôt de l’inconnu de la rencontre, je veux dire le caractère insu, ignoré de celui ou celle _ une personne, un sujet _ à découvrir dans son altérité puissante, absolue, et donc forcément étrange : à apprivoiser _ ou plutôt s’apprivoiser mutuellement. Comme en amour, le rituel des fiançailles.

Préférer donc, pour hygiène du vivre, à la tentation de l’imaginaire, la franchise plus rude, voire à l’occasion quasi sauvage, mais rassurément consistante, et heureusement pleine de répondant, elle, du réel : car charnelle. La vraie chair ne trompant pas.

Je me suis donc focalisé, dans cette « célébration de la rencontre » _ puisque c’est sur elle que j’esquisse ici ce petit « commentaire » _, sur des moments un peu plus cruciaux que d’autres dans une vie, sur des instants dynamiques, dynamisants, voire parfois même enthousiasmants, même si les « débuts » ne sont naturellement pas _ ce serait bien présomptueux _ « en fanfare« , ces premiers moments, ressentis cependant comme prémisses encourageantes, constituant ainsi des sortes de « tournants » _ en musique baroque, on parle d' »hémioles » : le changement _ aussi impératif que subtil _ n’est pas noté sur la partition, mais les interprètes, avertis, expérimentés, savent (et il le faut absolument !) le comprendre… Cela impulse un rythme. Soit le principe radical de tout ce qui vit _ nous ne quittons décidément pas le charnel.

Ainsi qualifiai-je ces « moments« -là de « rencontre initiale« , parce que de telles rencontres ouvrent d’elles-mêmes, par une simple et belle évidence, la voie d’un désir d’approfondissement, d’une suite, comme avec la kyrielle des danses des « suites » de la musique baroque, ces rencontres-là n’étant, ni se contentant pas de demeurer rencontres sans lendemain.

Or, c’est le paradoxe, l’étrangeté de ces « rencontres initiales » _ étrangeté qui, je le constate, devient de plus en plus consciente, riche, nourrie, avec l’âge, avec « l’expérience » qui tout simplement, strate à strate, se compose, construit et s’accumule _, c’est cette étrangeté paradoxale, donc, qui m’intéresse, avec un regard de plus en plus rétrospectif, et, forcément, aussi savant, culturé, de tout l’appris _ oserais-je qualifier ce regard de proustien ? _, en même temps que de plus en plus immédiat, rapide, vif, curieusement, et sans doute aussi plus lucide ; ainsi, encore, qu’un peu décalé _ et tout cela, mêlé, défilant à toute allure dans l’espace formidablement intensifié, lui aussi, de l’instant.

Avec pour couronner le tout, une pincée d’auto-ironie _ ça s’appelle l’humour, mais il y a trop de mauvais goût à y prétendre si peu que ce soit, lourdaudement. Nous sommes dans l’ordre incomparablement léger et magique de la sprezzatura… Nietzsche, que j’ai un peu négligé jusqu’ici, disait : « Je ne croirais qu’en un dieu qui sache danser »

La peste du pataud qui me colle aux basques, et que donc je demeure !..

D’un autre côté, j’y reviens, tout _ sinon beaucoup _ est aussi, d’une certaine façon « rencontre« , selon une échelle comportant des degrés, et, en quelque sorte, à l’infini…
J’évoquais, en début de texte, les « non rencontres » des zombies… Mais là, c’est de l’ordre du tout ou rien _ et donc du rien !

Alors qu’il faudrait envisager, à côté du cas désolé de ces privés absolus de toute vraie « rencontre« , tout un nuancier délicat de diverses qualités de rencontres, avec leur coefficient respectif de vérité, qui se découvre à l’expérience, telle une gamme plus ou moins concentrée ou étendue _ comme on dit d’une solution chimique qu’elle est plus ou moins étendue (d’eau ?) _, ou un camaïeu délicat et subtil…

Ce régime assez divers de tonalités diverses de « rencontres« , je l’éprouve particulièrement pour ce qui me concerne dans mon métier et mon travail, au quotidien, de professeur de philosophie, avec la diversité _ grande _ de mes élèves ; et des progrès que j’en attends, que j’en espère, et qui me ravissent quand ils se sont en effet _ car cela, mais oui, arrive ! _ comme hegeliennement réalisés (= passés de la puissance à l’acte). Même si j’œuvre _ heureusement ! _ à plus longue échéance que celle de l’examen de fin d’année _ et de ses statistiques habilement manipulées pour la galerie, qui on ne peut plus complaisamment, et avec courbettes, s’y laisse prendre.

La classe de philosophie est cependant, et en effet, pour moi, sans contrefaçon aucune pour quelque galerie que ce soit _ les élèves à ce jeu n’ont heureusement pas, eux la moindre fausse complaisance ! _ un vrai lieu d’activité permanent ; et donc privilégié, éminemment chanceux, selon, bien sûr, l’inspiration des jours, et de chacun, et de tous ; tous ayant droit à la parole et plus encore à l’écoute, ainsi qu’à la critique bienveillante, encourageante, joyeuse, mais aussi exigeante, des autres, et d’abord, bien sûr du professeur, responsable de l’entité « classe » et de sa « vérité » _ un lieu, donc, de rencontres, un lieu vibrant et aimanté de sens, un lieu électrique où doit progresser, et progresse la conscience…

Entrer dans la classe, s’approcher de la chaire, et après avoir déballé l’attirail plus ou moins nécessaire ou contingent, après « l’appel » _ au cours duquel je m’avise avec soin de l’état de chacun par ce qu’annonce son visage, son teint, sa posture, ainsi que la voix qui répond, mais d’abord de son regard, en avant de tous les autres signes _, et dans l’échange vivant de nos regards, commencer à parler. A convoquer le sens _ « Esprit, es-tu là ? Viens ! Consens à descendre parmi nous, et en nous : et à nous animer de ta raison !«  _, à partir de notre commun questionnement, notre socratique _ et « pentecôtique » ? _ dialogue.

Voilà qui réclame infiniment de présence, c’est-à-dire d’attention, de ré-flexion, de chacun et de tous _ et d’abord du professeur, qui conduit les opérations. Un exercice exigeant. A l’aune de l’idéal de la justesse. Et sur un mode le plus joyeux possible _ le professeur, tout le premier, doit être le plus constamment possible en grande forme ! Car ici et maintenant, en cette salle de classe, tout _ ou presque _ se met à tourner autour du règne de la parole. Qui doit être aussi, bien sûr, ou plutôt devenir le règne de la pensée : sommée _ ou plutôt invitée, encouragée : elle n’est pas aux ordres ! _ de s’interroger, de réfléchir, de méditer. Afin d’oser, en confiance, à s’essayer _ voilà ! _ à juger _ oser juger. Et puis justifier ses raisons. Dans l’espace public et protégé de la classe, qui comprend, entre l’espace formidablement libre de ses murs, et dans une acoustique qu’il faut espérer adaptée, l’échange de nos paroles, de nos phrases, s’essayant et se mesurant, par l’effort du « penser » à la justesse ardemment désirée du bien pesé, du bien jugé, du bien pensé… Emmanuel Kant : « Penserions-nous bien et penserions-nous beaucoup, si nous ne pensions pas pour ainsi dire en commun avec d’autres, qui nous font part de leurs pensées et auxquels nous communiquons les nôtres ? » (dans La Religion dans les limites de la simple raison _ vigoureux opuscule contre la censure). Soit une rencontre avec l’idéal de vérité et de justesse du jugement, dans l’échange à la fois inquiet et joyeux du « juger« .

De même que pour Montaigne, instruire, c’est essentiellement former le jugement. Exercice pédagogique exigeant.


Voilà ce qu’est la rencontre pédagogique philosophique.


Entre nous. Autour de la parole. Autour de, et par l’échange _ et cette « rencontre » de vérité. Et pour _ c’est-à-dire au service de _ la réflexion, et dans la tension vers sa justesse. Chacun, comme il le peut. Avec un style qui va peut-être se découvrir, pour chacun. Car, « le style, c’est l’homme même » _ en sa singularité, quand il y parvient _, nous enseigne Buffon en son Traité du style.

Comment accéder à « son » style ? Comment accomplir une œuvre qui soit vraiment « sienne » _ et sans se complaire dans de misérables égocentriques illusions ? Là, c’est l’affaire d’une vie, pas seulement d’une année de formation de philosophie.


Celle-ci peut et doit encourager et renforcer un élan _ même si elle n’est pas capable de le créer de toutes pièces _ ainsi que l’aider de conseils à ne pas s’égarer dans de premières voies qui aliéneraient ; afin de découvrir soi-même, en apprenant à le tracer, pas à pas et positivement, son propre chemin. « Vadetecum« , recommandait Nietzsche dans Le Gai savoir à qui désirait un peu trop mécaniquement devenir son disciple, le suivre : « Vademecum, vadetecum« … La réussite du maître, et c’est un paradoxe bien connu, c’est l’émancipation _ autonome _ de l’élève.

J’adore, pour cela, cette situation « pédagogique« , bien particulière, sans doute, à l’enseignement de la philosophie _ ou plutôt du « philosopher » : « on n’enseigne pas la philosophie, on enseigne à philosopher« , disait encore Kant, après Socrate, et d’autres. C’est que c’est un art, et pas une technique. Un art un peu « tauromachique » _ c’est-à- dire n’hésitant pas à s’exposer mortellement à la corne du taureau _, à l’instar de la mise en danger qu’évoque si superbement Michel Leiris dans sa belle préface à L’âge d’homme. Situation particulière encore, aussi, peut-être, à ma pratique personnelle _ si tant est que j’ose une telle expression _ de cet enseignement « philosophique« , tel que je le conçois, comme je l’ai bricolé, cahin-caha, tout au long de ces années, avec les générations successives d’élèves. Car j’ai aussi bien sûr beaucoup appris d’eux, par eux, avec eux, dans ce ping-pong d’une classe vivante, où vraiment, avec certains, sinon tous, nous nous « rencontrons« par le questionnement vif et exigeant de la parole _ et des regards.

Comme j’ai moi-même au lycée vraiment rencontré mon professeur de philosophie de Terminale, Madame Simone Gipouloux : un modèle d’humanité, dans toute sa modestie, et son sourire _ parfaitement intact dans son grand âge ; Simone est décédée le 14 février 2014, juste un mois avant d’accomplir ses cent ans… _, une personne simplement épanouie dans une gravité joyeuse.

Avec les élèves : voilà, j’aime ça.


Ainsi est-ce une grande chance pour moi que d’avoir _ et d’être rétribué pour cela _ à « rencontrer » ainsi, en mon service hebdomadaire, mes élèves…


En partie indépendamment de son efficacité, certes assez inégale, je prends à cet effort un plaisir important. Mieux : une joie portante. Une vivifiante jeunesse.


Même si pour certains, voire beaucoup d’entre ces élèves _ et au pire, mais c’est quand même très rare, une classe entière : alors quel boulet ! _ rien, ou pas grand chose, vraiment ne se passe, rien d’intéressant n’advient durant tout ce temps. Pas d’étincelle, pas de lueur s’allumant au moins dans la prunelle de l’œil, pas d’enthousiasme, pas de progrès… Les dieux, qui sont « aussi dans le foyer » _ ainsi que le montrait du geste Héraclite cuisinant _, se taisant désespérément alors, n’inspirant aucune pensée, n’éveillant aucun éclair d’intelligence, désertant tristement les tentatives d’échanges… Le grand Pan est mort pour ceux-là. Je n’aurai pas réussi à éveiller-réveiller ces dormeurs d’Ephèse…

C’est aussi, en partie, le lot de cet enseignement, il faut en convenir. On se console alors en se disant qu’on sème _ et qu’on aura semé _ pour l’avenir…


Mais c’est déjà, objectivement, le jeu statistique de la vie, en dépit des occasions qui nous sont encore offertes _ pour combien de temps, les budgets (et le service public) se réduisant ? _ par la configuration des espaces et constructions scolaires et des emplois du temps… Jeu statistique aidé, accéléré ou retardé, par l’évolution _ ce mot trop souvent trompeur _ politico-économique des « structures« … « L’acteur« , se démenant, échouant parfois à dynamiser, à sa modeste mais nécessaire place et par sa modeste mais nécessaire contribution, « le système » dont il fait partie ; « système » pourtant grosso modo à peu près maintenu en état, et qui continue à présenter une apparence _ rassurante ou illusoire ? _ de solidité… Pour combien de temps ? Et avec quelles énergies ?

Dans la vie, c’est pareil : j’aime « rencontrer« , j’aime « échanger« , j’aime cette situation électrique de « désirs » (curiosités) « croisés » _ même, et c’est la règle, de fait comme de droit, peu érotisés : cela m’arrange, je suis plutôt un chaste. Cela n’empêchant pas une vive et permanente dimension « esthétique » du vivre, de l’ordre même du jubilatoire _ jusqu’à l’éclat de rire joyeux…

Même si la plupart du temps, je dois en convenir, j’ai le sentiment de croiser pas mal d’ombres. Et pas de celles, errantes, qui enchantent de leurs émois le monde musical si pleinement vivant d’un François Couperin.

D’un autre côté, encore, il y a aussi la rencontre amoureuse.
Mais sur ce terrain-là, je suis « saturé« , si j’ose dire : j’ai la chance d’avoir à mon côté une femme absolument merveilleuse _ et c’est déjà beaucoup trop parler…

Et puis, il y a aussi _ pour baliser toute la gamme des rencontres _, ne pas nous le cacher, les « retombées« , les déceptions, tout ce qui part en eau de boudin dans nos relations y compris d’amitié (?) avec les autres.


Voire, heureusement moins fréquent, le coup de couteau de la trahison.

Expérience terrible. Qui force, forcément, à réfléchir…


Qu’en est-il de notre capacité à nous illusionner, à nous bercer d’histoires, de chansons ? _ nous revoilà en pays de connaissance, et j’entends d’ici les rires de plusieurs… Dans ce cas-là, est-on jamais sorti de soi ? A-t-on jamais vraiment rencontré quelqu’un d’autre ? C’est à se casser la tête contre le mur.


Diogène avec sa lanterne cherchait vainement un homme. Faut-il diriger cette lanterne vaine d’abord sur soi-même ?


« Personne » est le nom qu’Ulysse le très habile a donné, pour s’évoquer lui-même, au Cyclope qu’il venait d’éborgner-aveugler…

En conséquence de quoi, il faut peut-être relativiser _ à la Bernard Plossu _ les magiques « instants décisifs » des « rencontres initiales« , à la Cartier-Bresson, sur lesquelles je m’étais focalisé d’abord dans ma « célébration« .
Et mettre un peu d’eau dans le vin de ces « rencontres décisives« .

Tout est alors « rencontre« , à des degrés, cependant et certes, divers. Avec une infinie variété de tons, dans le doux camaïeu _ patient, ralenti, profus _ de la gamme, riche en beiges et en gris, qui va du blanc surexposé le plus éblouissant, au risque d’aveugler, au noir d’encre le plus âcre et profond, selon les bonheurs, ou caprices, de la lumière puis du papier, pour le photographe au sortir du cabinet de développement.

Comme nous le montre la variété parfaitement heureuse de l’œuvre généreux et libre de Bernard Plossu _ qu’on contemple son album « Rétrospective« , à défaut des cimaises de son expo synonyme du Musée des Beaux-Arts de Strasbourg (c’était au printemps 2007).

Au delà de la prise et de la découpe de la photo singulière, c’est alors la « séquence » qui est intéressante, comme la suite _ musicale _ des phrases ou des chapitres d’un livre _

avec le « blanc » de la « tourne« Et comme la disposition-montage d’une exposition de photos, encadrées ou pas, sur les cimaises. Ou d’un livre de photos dont le lecteur-spectateur tourne, lui aussi, forcément, les pages. De même que nous clignons naturellement des yeux, et battons des paupières. C’est le passage qui fait rythme _ le temps est bien présent, offert, et pleinement coopératif : il faut apprendre à le mettre avec soi, l’avoir de son côté. Et c’est alors un allié considérable.


Comme dans la vie, la succession qualitative, syncopée, des moments, à partir du passage des jours _ et, forcément, des nuits.

Qu’on écoute ici les voix des poètes : à propos du rythme des saisons, Arthur Rimbaud : « Ô saisons, ô châteaux ! Quelle âme est sans défauts ? » signalait, pour une fois un plus rêveusement, le garnement batteur ivre de percussions.


Ou, à l’inverse des syncopes, la grâce liquide, le ballet lisse et lentement kaléidoscopique des nuages dans le ciel : « les nuages, les merveilleux nuages« , du spleen baudelairien.


Ou, encore, à la croisée du martellement rimbaldien des syncopes et de la liquidité baudelairienne _ du clock et du cloud ligetien (et de Karol Beffa) _, la mélancolie du spectateur Guillaume Apollinaire, se laissant fasciner, à la rambarde du pont Mirabeau, par les remous abyssaux du fleuve qui avance, et brodant sa chanson sur le tissu effiloché de sa vie, à la croisée de plus en plus mal rapiécée de ce qui passe et de ce qui demeure _ en témoin désolé et contrit, et pour combien de temps encore ? _, pour, héraclitement _ « tout coule«  _, déplorer _ et se plaindre _ du passage :

« Sous le pont Mirabeau coule la Seine

Et nos amours
Faut-il qu’il m’en souvienne
La joie venait toujours après la peine

Vienne la nuit sonne l’heure

Les jours s’en vont je demeure
Les mains dans les mains restons face à face

Tandis que sous le pont de nos bras passe
Des éternels regards l’onde si lasse

Vienne la nuit sonne l’heure

Les jours s’en vont je demeure

L’amour s’en va comme cette eau courante

L’amour s’en va
Comme la vie est lente
Et comme l’Espérance est violente

Vienne la nuit sonne l’heure

Les jours s’en vont je demeure

Passent les jours et passent les semaines

Ni temps passé

Ni les amours reviennent
Sous le pont Mirabeau coule la Seine

Vienne la nuit sonne l’heure

Les jours s’en vont je demeure« …

En face d’Héraclite le « déplorateur« , Démocrite, l’atomiste, est le philosophe rieur et réjoui _ Montaigne reprenant dans ses Essais la symétrie de ces deux figures qu’avait marquée Diogène Laërce.


Nous retrouvons alors, avec le philosophe abdéritain, la lignée joyeuse, éminemment plus charnelle _ c’est celle de ceux qui cultivent leur jardin : Epicure, Lucrèce, Spinoza, Nietzsche, comme aussi La Fontaine, Diderot et notre cher Montaigne _, une lignée réconciliée avec son corps et les conditions de la vie,

je veux dire la lignée du clinamen

Francis Lippa, ce mercredi 26 octobre 2016

 

 

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