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La tâche infinie de l’intelligence des choses à infiltrer-pénétrer-percer : comprendre et s’entrecomprendre, ou Hélène Cixous, à nouveau, dans « 1938, nuits »

06fév

C’est à l’infini de la disponibilité « de l’encre et du papier en ce monde« 

_ pour reprendre un élément crucial de la situation que se donnait Montaigne en sa Tour d’écriture (Essais, III, 9, De la vanité) _

que continue de s’affronter, avec une immense générosité, la tâche que s’assigne,

depuis en quelque sorte toujours

_ tel un destin passionnément et librement assumé, et cela dès sa toute première enfance, ainsi qu’elle même le note, page 124 de 1938, nuits : « Toute ma vie ou presque, j’ai pris des notes, je ne sais pas pourquoi avant d’écrire j’écrivais, déjà dans les années soixante _ ou plutôt bien avant ! _ je notais des phrases d’Omi ma grand-mère, je ne relisais pas, ce n’était pas de la littérature, je ramassais des feuilles encore vivantes, je ne laissais pas tomber » : voilà !.. : « ne pas laisser tomber » ; jamais : la tâche (et avec, bien entendu, ses reprises, afin de toujours mieux comprendre) est en effet proprement infinie… Comme l’écriture via ses relectures infinies (et ajouts, en encres diverses), de Montaigne… _

Hélène Cixous,

cette année-ci _ 2018, en sa maison d’Arcachon _

dans l’écriture _ plus que jamais miraculeuse _ de 1938, nuits (aux Éditions Galilée).

Á propos de la frénésie d’écriture qui prend certains auteurs _ tel (pas mal par accident : il lui fallait vider son sac, et donner à l’avenir le maximum de détails de son précieux témoignage de l’horreur nazie qu’il venait de vivre) ; tel un Fred Katzmann, en mars 1941 _ qui narrent leur Erfahrtung _ le très important concept benjaminien dExpérience _ de l’horreur subie,

Hélène Cixous écrit, page 33 :

« L’auteur _ Fred Katzmann, au mois de mars 1941, à Des Moines, Iowa _ ne voulait pas perdre une seconde de parole _ à prendre maintenant, ou/et à noter du passé récent, encore frais dans la mémoire, pour se défendre du gouffre terriblement effaceur de l’oubli qui le menaçait… _,

il n’y aurait jamais assez de papier en ce monde _ voilà l’expression montanienne _ pour décrire _ voilà ! avec un maximum de précisions ; et la tâche, bien sûr, est immense _ toute la vérité _ en sa pleine et plus riche extension possible _,

ça se voyait ce que l’auteur voulait faire, disons Fred : un mémoire  _ Bericht _ qui ne négligerait pas un  _ seul _ instant, pas une _ seule _ goutte de sang, pas une virgule acérée,

 

car ce fut le temps Unique dans l’Histoire,

certains ont tout oublié, certains se souviennent de chaque minute de l’Unique, personne ne sait avec exactitude ce que c’est qu’oublier, ce que les souvenants oublient, ce que les oubliants n’oublient pas, combien de temps dure l’oubli, le souvenir,

l’auteur se souvient-il une fois pour toutes afin de pouvoir _ enfin, lui, pour se remettre à vivre en mettant tout cela à distance vivable… _ oublier,  » _ lit-on pages 33-34 ; on ne dira jamais assez combien la phrase-souffle d’Hélène Cixous est admirable !

Témoigner de cet Unique-là

constitue donc une nécessité et un devoir

absolus

pour les rares qui ont réussi à pouvoir en réchapper !

_ Primo Levi a dit, lui : Les Naufragés et les rescapés

Et déjà pour ceux qui n’en réchapperaient pas _ lire ainsi, parmi tant d’autres témoignages d’outre-tombe sacrés,

l’admirable Des Voix sous la cendre

Comme je l’ai, au passage pointé, dans mon article introductif d’avant-hier,

,

cet opus-ci, d’Hélène Cixous, 1938, nuits,

est à certains égards une simple suite _ -poursuite _ à _ de _ son dialogue-conversation continué(e) _ infernalement poursuivi (et paradisiaquement enchanté) _ avec quelques uns de ses plus proches _ dont sa fille et son fils, au présent de l’écriture, l’été 2018 à Arcachon ; mais aussi ses défunts bien aimés (sa mère Ève Klein-Cixous et sa grand-mère Omi Rosie Jonas-Klein) avec lesquels la conversation se poursuit très intensément _ ;

 

et, au tout premier chef, pour commencer, bien sûr, sa mère, Ève Cixous, née Klein (Strasbourg, 14 octobre 1910 – Paris, 1er juillet 2013) _ la reine pour jamais des interlocuteurs vibrants d’Hélène _ :

une redoutable et plus encore hyper-efficace interlocutrice,

avec son formidable inépuisable allant et répondant ! Quel extraordinaire punch !!! jusqu’en ses 103 ans…

Mais aussi, en un peu _ ou beaucoup _ moins loquace _ et répondante _,

sa tendre et chère _ et infiniment discrète (via les épreuves traversées de profondes meurtrissures) _ grand-mère, Omi : Rosalie (Rosie) Klein, née Jonas (Osnabrück, 23 avril 1882 – Paris, 2 août 1977),

parvenue dare-dare, et tant bien que mal, et avec quelques bagages, et presque in extremis, chez les Cixous, à Oran, à la fin du terrible mois de novembre 1938 _ du moins à ce qu’il me semble pour ce qui concerne sa date d’arrivée à Oran ; il faudrait mieux le vérifier ; mais cela me semble être juste…

Et c’est à Osnabrück surtout _ mais pas seulement, bien sûr ; probablement à Dresde aussi ; du moins pour Omi (et sa sœur Hete-Hedwig, et son beau-frère, Max Stern) _

que s’est jouée une partie importante du sort tragique de la famille maternelle _ côté Jonas, pas côté Klein _ d’Hélène,

durant les terribles années du nazisme

_ Osnabrûck, qui ne venait tout juste de s’ouvrir à des résidents juifs que depuis deux années à peine, en 1880, lors de la naissance de Rosie, en 1882 ; très peu avant qu’y naisse, en effet, le 23 avril 1882, la petite Rosalie Jonas, au foyer d’Abraham Jonas (Borken, 18 août 1833 – Osnabrück, 7 mai 1915) et son épouse Hélène Meyer (décédée à Osnabrück le 21 octobre 1925) : oui, en 1880 seulement. Jusqu’alors les Jonas, juifs, vivaient un peu plus loin d’Osnabrück, à Gemen-Borken ; les Juifs étant demeurés jusque là indésirables comme résidents à Osnabrück…

Comprendre !

Oui, c’est bien là le maître mot de la vie et de l’œuvre _ d’écriture, poursuivie depuis toujours _ d’Hélène Cixous, face aux énigmes et mutismes du monde, y compris _ ou peut-être même surtout _ le plus proche.

Ainsi, page 101, Hélène Cixous se confronte-t-elle à l’énigme de « ceux qui ne sont pas partis« , voire « sont partis puis revenus » ; tel son grand-oncle _ « Oncle André« , le frère aîné d’Omi : il lui est, en effet, assez emblématique de pas mal d’autres, dont le parcours semble lui être demeuré un peu plus obscur _ Andreas Jonas _ dit « l’oncle André«  par Ève _, parti en, puis revenu de, Palestine (ou Eretz-Israël) _ en 1936, après dispute avec sa tendre, pas si tendre que cela, fille Irmgard, qui vivait dans un kibboutz près du Lac de Tibériade, en Eretz-Israël _, se mettre « dans les mâchoires du Léviathan » (l’expression se trouve page 58 de Gare d’Osnabrück, à Jerusalem).

Page 58, mais cette fois de 1938, nuits, se trouve,

et à propos de Walter Benjamin _ dont le parcours a pu croiser celui de Siegfried Katzmann : peut-être « à Paris, en 1937, dans le café près de l’ambassade des États-Unis« , page 62 ; ou peut-être à une autre date (1935 ?) le doute demeure… _,

la phrase :

« Et pourquoi Benjamin reste ici où là _ réfugié en France _ jusqu’à ce que les dents du crocodile se referment sur lui _ cf sur son parcours si maladroit de fuite, le sublime Le Chemin des Pyrénées, de Lisa Fittko (paru aux Éditions Maren Sell, en 1987) _,

il a eu le temps d’écrire l’essai sur le charme des mâchoires… » ;

et page 107 :

« Il y en a qui partent, mais pas assez loin, c’est comme si on se déplaçait soi-même d’un KZ à un KZ,

quand Frau Engers va se réfugier à Amsterdam, c’est comme si elle venait cacher ses petits dans la gueule du loup » ;

et encore, page 116 :

« La grande Mâchine ouvre ses mâchoires et referme. Clac ! Cyclope amélioré » ;

 

et page 145 :

« la gueule de la mort« …

Ainsi, page 102, Hélène constate une fois de plus que

sa « mère _ Ève Cixous née Klein _ n’a jamais compris comment pourquoi sa _ propre _ mère Rosi Klein née Jonas ne comprenait pas » ;

quoi donc ? qu’il devenait _ en 1929, 1933, 1934, 1935, 1938… _ de plus en plus vitalement urgent de fuir ! Fuir, et au plus vite, et Osnabrück, et Dresde, et l’Allemagne. Fuir les mâchoires des Nazis !

Et Hélène en conclut _ et cela la chagrine passablement ! voire la poursuit… _ :

« je n’arrive pas à entrer dans l’intérieur d’Omi » ;

un peu plus loin, pages 109 à 119,

c’est « dans l’intérieur de Fred » que _ à défaut, donc, d’« entrer dans l’intérieur d’Omi » elle-même…vient

_ « mais faire Fred, c’est _ seulement, et par défaut… _ une excursion » (page 109), pour Hélène ;

même si c’est à cette principale et très essentielle, pour Hélène, fin de mieux comprendre (enfin ?) Omi, demeurée si longtemps en Allemagne, et se trouvant à Osnabrück (ou plutôt Dresde ? l’ambigüité demeure !) au mois de novembre 1938, dans la « mâchoire«  des nazis !, qu’Hélène s’est décidée, ici à cette « excursion«  qu’est « faire Fred«  ! _

se placer l’auteure :

« Je n’aurais jamais pu m’imaginer que je me glisserais _ ici, et cet été 2018, dans l’écriture de ce 1938, nuits _ dans l’intérieur de Fred »

_ un personnage peu pris au sérieux de son vivant par Hélène, ni même, déjà, par sa mère, pour laquelle Fred n’était qu’un commode compagnon (sur le tard de leur vie de retraités) de voyage d’agrément de par le vaste monde… _,

même si « faire Fred, c’est _ seulement _ une excursion » _ j’insiste, j’insiste : soit seulement un détour de l’écriture et l’imageance, à défaut de (et afin de, surtout), mieux comprendre vraiment, enfin, Omi « de l’intérieur« .

Laquelle Omi, toujours page 102, « ne voyait pas _ vraiment _ qu’elle ne voyait pas _ avec lucidité _ ce qu’elle voyait » _ de ses yeux ; oui, ce qui pourtant, là, sous ses yeux, aurait dû lui crever les yeux ! faute de comprendre vraiment ce qui s’offrait, là, à sa vue, juste sous ses yeux (« je n’arrive pas à entrer dans l’intérieur d’Omi, Nikolaiort 2, par la fenêtre _ à Osnabrück « Nikolaiort 2, par la fenêtre« , du moins, comme c’est fort bien spécifié là, page 102 ; mais Omi ne se trouvait-elle pas bien plutôt alors à Dresde ? Il y a une ambiguïté persistante pour moi _ elle donnait _ voilà ! depuis sa fenêtre de la maison osnabrückienne des Jonas _ sur l’horlogerie-bijouterie Kolkmeyer NSDAP en chef, elle ne voyait pas qu’elle voyait la bannière du Reich pendre jusqu’au sol, elle ne voyait pas qu’elle ne voyait pas ce qu’elle voyait « , page 102, toujours), mais bêtement (sans vraiment voir !), ce qui crevait pourtant les yeux d’autres un peu plus lucides qu’elle, Rosie ; mais pourquoi ? Faute d’en échanger un peu, si peu que ce soit, là-dessus avec d’autres ? Et de « s’entrecomprendre«  (le mot est prononcé page 101) avec eux ?.. Manquant cruellement de la plus élémentairement vitale lucidité, par conséquent.

Et je poursuis l’élan de la phrase que je viens de commencer à citer :

« Depuis 1938, elle ne voyait ni 1933 ni _ se profiler très vite, sofort... _ 1942

_ et la mort à venir à grands pas, cette seule année 1942, à venir si vite, de deux de ses frères et de deux de ses sœurs (à part l’oncle André, mort à Theresienstadt le 6 septembre 1942, je n’ai pas encore réussi à identifier de quel autre des frères Jonas et de quelles deux sœurs nées Jonas d’Omi, il s’agit là (même si son beau-frère, le mari de sa sœur Hete-Hedwig, Max Stern, le banquier, est effectivement décédé à Theresienstadt en 1942 (le 8 décembre 1942)… ; manque ainsi, pour les Jonas, l’éclairage d’une généalogie, telle celle donnée pour les Klein, aux pages 193-194, dans le cahier final, avec aussi des photos, de Photos de racines) _,

une femme si distinguée« …

« Tu m’écoutes ? dit _ une page plus loin, page 103 _ ma mère _ décédée depuis cinq ans (le 1er juillet 2013), cet été de l’écriture de 1938, nuits _,

à ces mots je me réveille de ma rêverie éloignée,

je n’ai pas écouté, quand ma mère me raconte _ le verbe est bien au présent ; c’est que la conversation avec Ève, décédée, oui, depuis cinq ans, se poursuit très effectivement ; Hélène converse bien et régulièrement avec elle ; même si c’est non sans de menues intermittences, qui ne manquent pas d’angoisser, voire de mettre en colère, Hélène (cf l’épisode narré à la page 10 du voyage en Cadillac d’Ève et Fred, à partir de Des Moines (en 2000)… _ la famille Flatauer, les Nussbaum _ de futurs assassinés d’Osnabrück _,

plus tard je ne pourrai si le fil, coupé, est perdu _ plus jamais remonter le temps _ pour, le retrouvant, en écrire-témoigner de ce qui a été autrefois si précieusement mais fragilement témoigné par quelques uns, parfois même un unique (cf Carlo Ginzburg : Un seul témoin ; où est superbement analysé et merveilleusement commenté l’adage du droit : Testus unus, testus nullus _

et à jamais je ne saurai pas comment finit l’histoire _ de ces personnes-ci, dont les noms prononcés n’ont pas été, une fois le fil de témoignage rompu (ne serait-ce que par inattention ou distraction), retenus, c’est-à-dire sauvés !.. (…)

Dans L’Iliade, tous les noms sont sauvegardés _ voilà ! par le récit, qui les retient, d’Homère _,

ici dans le poème effiloché _ magnifique expression ! _ d’Osnabrück, il y a des trous _ des lacunes ;

cf mon article du 17 juillet 2008 sur mon blog En cherchant bien, de la librairie Mollat :  : à propos de l’enquête menée à Objat, en Corrèze, par Jean-Marie Borzeix en son passionnant Jeudi saint, à propos de Juifs raflés par des nazis en 1944… _ partout,

on n’écoute pas _ le constat est assez général, et assez significatif, si l’on y réfléchit trois secondes ; si vient à manquer quelque témoin narrateur… ;

cf aussi, à propos de ce travail pour inlassablement combler les lacunes voulues par les assassins,

le magnifique travail du Père Patrick Desbois en son indispensable Porteur de mémoires _,

quarante ans nous séparent,

pas seulement entre temps et générations,

dans la rue même, dans la maison, à table,

il y a toujours ces épaisseurs _ quelle écriture admirable ! et quelle justesse du penser ! _ entre nous _ qui ne nous entrecomprenons pas assez à la façon des idiosyncrasiques monades de Leibniz, qui n’ont « ni portes, ni fenêtres«  _,

Omi n’écoute pas ma mère _ sa fille Ève, si pragmatique, invariablement, elle _,

ces larges étendues neutralisées qui entourent le moi d’une bande _ formidablement dangereuse _ d’indifférence _ anesthésie, cécité, surdité, inattention coupable, imbécile légèreté… : quelle qualité phénoménale d’expression ! _,

même la manifestation _ nazie _ de 1935 qui rassemble 30 000 Osnabrücker sur la place Ledenhof, c’est-à-dire toute la ville en âge de s’exprimer, ne propage pas jusqu’aux tympans de l’âme _ celle seule à même de comprendre vraiment les signaux (muets, hors discours) qui parviennent du corps _ son effroyable vacarme de mort

_ mais Omi se trouvait-elle alors à Osnabrück, au Nikolaiort 2 ? ou bien plutôt à Dresde ?.. _,

on n’écoute pas les nazis disent certains, on n’écoute pas les Juifs,

on n’écoute personne » voilà la terrifiante erreur, qu’il faudrait encore et toujours et en permanence avec le plus grand soin méditer : s’entrécouter et « s’entrecomprendre«  vraiment les uns les autres…

Ici, sur la mécompréhension,

et les terribles difficultés à « s’entrecomprendre » _ le terme, capital !, apparaît, en hapax, au bas de la page 101 _,

je veux remonter un tout petit peu plus haut, aux pages 100-101 :

« Mais on n’entendra jamais les réponses ou les explications de ceux-qui-ne-reviennent-pas à Osnabrück

parce qu’ils ne sont pas _ du tout _ partis _ et se sont bientôt trouvés pris, capturés, puis massacrés, enfermés-englués qu’ils étaient dans la nasse

(ou « la cage« , ou « le coffre, le Safe… », page 76, et c’est alors Ève qui parle avec une ironie acerbe

refermée (« Clac !« ) sur eux.

Les Nussbaum,  par exemple ? Et les Jonas. Et Raphael Flatauer ?

C’est à ceux-là _ les massacrés, privés de tombes, ceux-là, avec leurs noms gravés dessus _ que je m’adresse depuis des années

_ clame ici Hélène : au moins depuis l’écriture d’Osnabrück, en 1998 _,

à ceux qui sont restés _ encalminés, poissés, à quai _ quand leurs amis _ tel son ami Gustav Stein pour Andreas Jonas, le 23 octobre 1935 (voir les deux terribles tranquilles photos du cahier final de Gare d’Osnabrück à Jérusalem _ ont commencé à partir,

ceux qui ont accompagné leurs enfants ou leurs frères à la gare d’Osnabrück _ un lieu éminemment stratégique : la voie de salut de la fuite ; et ce n’est évidemment pas pour rien qu’un volume suivant d’Hélène Cixous, écrit l’été 2015,  s’est intitulé Gare d’Osnabrück à Jérusalem ! _ _,

ceux qui ont regardé _ du quai _ partir _ sans eux, qui restaient _ les trains vers toutes les directions de correspondance avec la France ou avec Amsterdam, car Osnabrück est un nœud ferroviaire (…),

ils sont restés sur le quai ils ont agité la main et souri (…),

et en rentrant à pied de la gare à Nikolaiort _ que surplombe, au n°2,  la belle, large et haute demeure des Jonas (Abraham, puis son fils aîné Andreas) à Osnabrück _,

que pensait _ donc, en son for intérieur _ Omi ma _ discrète et intériorisée _ grand-mère? (…),

ceux qui sont rentrés « à la maison« alors qu’objectivement on ne pouvait plus rentrer à la maison,

je ne cesse de me dire que je ne les comprends _ eux tous _ pas

_ et ce point-là est bien sûr décisif ! Et mieux encore : carrément obsédant-torturant pour Hélène.

Et pourquoi mon esprit revient-il _ en effet ! _ depuis tant d’années _ obstinément _

cogner à la vitre _ trop muette _

de cette scène ?« 

_ quelle langue admirable ! Nous sommes confondus d’admiration !

Et nous nous reporterons aussi, j’y insiste, au terrible (en sa pleine assassine innocence) cahier de photos offert en conclusion de Gare d’Osnabrück à Jérusalem, après la page 160 :

aux deux terriblement innocentes photos d’adieux d’Andreas Jonas à son ami Gustav Stein, le 23 octobre 1935, sur le quai de la gare d’Osnabrück….


Avec ce nouveau terrible constat de l’auteure, aux pages 101-102 :

« Selon moi, les Juifs d’Osnabrück fin 1938 ne comprennent pas _ non plus _ les Juifs 1940,

les Juifs selon les dates _ à nouveau quelle sublime cixoussienne expression ! _ s’entrecomprennent _ et ici plus encore !!! _ de moins en moins,

ils se font des signes _ mais pas assez parlants ; ou sans les bonnes phrases (d’un peu lucide avertissement ; ou de vraie compréhension rétrospective des tenants et aboutissants de l’idiosyncrasie, toujours complexe, des diverses situations…) ! _ sur les quais des trains, sur les montagnes, sur les rives,

ils s’appellent,

ils ne s’entendent pas »

_ faute de pouvoir déplier vraiment, en phrases, et en phrases effectivement prononcées, et si possible aussi vraiment entendues, leurs pensées et arrière-pensées, demeurant ainsi non pensées, faute d’être exprimées dans de vraies phrases, réellement déployées, et réellement échangées, et réellement entendues, c’est-à-dire vraiment comprises.

Mais était-il seulement possible de se représenter un peu lucidement en 1938 ce qui adviendrait en 1940 ? L’uchronie ne peut être hélas que fantasmatique ; et ne peut décidément pas être efficacement à 100 % prospective…

Une part, même si ce n’est pas le principal, du processus de la tragédie, réside aussi là : réussir à « s’entrecomprendre«  vraiment.

Ainsi, page 104, Hélène conclut-elle que

« jusqu’en 1938, Omi ne s’est pas _ vraiment _ rendue compte de la réalité d’Osnabrück (ou peut-être de Dresde) et l’Allemagne sous Hitler _,

sinon elle serait partie avant« …

Mais _ et cela sans cuistrerie, ni lourdeur, aucune _ un concept plus précis va bientôt apparaître et intervenir, cependant, dans l’intelligence un peu profonde de ce qui fut,

et via un auteur

avec lequel un des personnages, Siegfried Katzmann, a tenté d’établir un contact,

par lettre adressée à Vienne, probablement en 1938, mais hélas un peu trop tard _ Freud va quitter Vienne (pour gagner Londres) le 4 juin 1938 _,

en vue d’en recevoir un conseil ;

et lui aussi, Siegfried-Fred Katzmann, est peut-être, au moins alors, victime de ce que Hélène qualifie magnifiquement, page 95, de « démon du contretemps« 

_ quelle sublime expression, ici encore ! _

auquel, presque tous _ ajoute-t-elle _,

« nous obéissons comme des insensés«  ;

sauf Ève, toujours si lucide-réaliste-pragmatique, vive, et surtout prête, elle :

« ready, the readiness is all« , aime-t-elle proférer ;

même si elle attribue à Heine ce qui revient à Shakespeare (Hamlet, V, 2), page 10 de 1938, nuits :

cet auteur qu’a effectivement cherché à joindre par lettre Siegfried Katzmann

_ mais sans en obtenir de réponse : le « démon du contretemps«  ayant cette fois encore, en 1938, frappé ! _

étant Sigmund Freud

_ Freiberg (aujourd’hui Příbor, en Moravie), 6 mai 1856 – Londres, 23 septembre 1939.

À suivre…

Ce mercredi 6 février 2019, Titus Curiosus – Francis Lippa

L’altérité de la personne de l’autre : pourquoi un tel abîme entre pratique et discours ?..

24mai

A l’occasion du colloque à Bordeaux L’Âge classique dans les fictions du XXIe siècle,

ce matin au Studio Ausone,

deux communications d’universitaires auxquelles j’ai assisté :

La Carte de Tendre dans L’Eveil de Line Papin (2016), par Frédéric Briot ;

La Chine dans La Blessure et la soif  (2009), par Laurence Plazenet.


La communication de Frédéric Briot m’a au moins appris l’existence d’au moins trois Cartes de Tendre au sein de l’œuvre de Madeleine de Scudéry

_ dont la plus célèbre, la seconde, se trouve dans son roman Clélie (10 volumes, publiés de 1654 à 1660) _ ;

alors que l’usage qui est fait de cette fameuse Carte, dite _ de façon bien erronée ! _ « du tendre« ,

est d’un extraordinaire succès à travers les siècles ;

et toujours aujourd’hui…

Il faudrait aussi s’interroger sur le succès, en 1668, des Lettres de la religieuse portugaise,

et du thème des Bérénice de Racine et de Corneille…












La communication de Laurence Plazanet porte, elle, sur son propre roman, La Blessure et la soif, de 2009.

Et nous y apprenons que son goût, ici, pour la très grande estrangeté _ ou estrangèreté ? _ de la Chine (au XVIIe siècle,

au moment très précis de la violente disparition de la dynastie des Ming ; en 1644, Pékin est conquise par les Mandchous)

fonctionne, en la singularité de son imaginaire d’auteur de fictions _ à distinguer de ses fonctions (annexes) d’universitaire, prend-elle bien soin de préciser… _,

comme un analogue de son goût pour l’estrangeté profonde _ et fascinante _ de l’augustinisme _ et du jansénisme de Port Royal _,

exactement au même moment en France (sous la Fronde et ses suites) : de 1648 à 1662…

Et la conférencière de citer comme exemple d’écrivain admiré par elle

en ses méthodes comme en ses goûts d’écriture,

Pascal Quignard _ dont elle a rencontré l’œuvre au moment du film Tous les matins du monde ; avant de la lire goulûment in extenso très vite…

Il se trouve que j’ai moi aussi lu presque tout Quignard,

du moins jusqu’à un certain moment _ celui (2009) du film Villa Amalia

Film et livre m’ont profondément agacé. Le charme était rompu.

Cf mon article du 26 avril 2009 : 

De même que j’ai fini par m’agacer de la thématique (de l’altérité _ sacralisée en paroles _) de François Jullien,

que j’avais fait inviter à de nombreuses reprises chez Mollat et à la Société de Philosophie de Bordeaux,

avant de m’apercevoir de la très profonde cécité _ narcissique ; et en actes… _ à l’autre de cet auteur…

Les yeux se décillent. 

A ma question sur les rapports entre son goût de la passion et le masochisme _ un mot électrique ! _, le sadisme _ qui évoque déjà le raffinement (extatique ! ) de cruauté de certains supplices chinois, au moins dans nos imaginaires… _, la pulsion de mort et les pulsions de vie _ et autres concepts freudiens ! _,

Laurence Plazanet a choisi de botter immédiatement en touche,

en avançant que toute référence postérieure au XVIIème siècle

tombait forcément hors de propos _ pour profond anachronisme ; et incapacité d’approcher la singularité historique et civilisationnelle visée par son approche documentaire extrêmement rigoureuse et poussée, mais aussi fictionnelle… _ pour elle…

Dont acte.

Son dolorisme se trouve ainsi placé comme au-dessus de toute approche, et par conséquent hors d’atteinte.

Dogmatiquement : il n’a pas à être _ confusément et hors de propos _ discuté.

J’ai trouvé cette position archi-romantique…

J’ai relevé aussi l’aveu de la conférencière de sa vive passion des ruptures…

Ah ! bon…

Pour ma part, je préfère Montaigne à Pascal _ et Augustin et l’augustinisme _,

et j’aime la subtilité sobre et infiniment fine de Marivaux.

Ce jeudi 24 mai 2018, Titus Curiosus – Francis Lippa

 

Pour aborder le continent Cixous III _ lecture de « Gare d’Osnabrück à Jérusalem »

14mai

Pour continuer et poursuivre, approfondir, mon approche du continent Cixous,

après mes articles des 24 avril et 9 mai derniers :  et 

et cette fois rompant avec ma remontée de l’ordre chronologique de publication des livres que j’ai choisis _ soient pour les dates de publication : 2014, 2009, 2007, 2006, 2004, pour les livres de mes lectures successives, en remontant le temps de leur réalisation, respectivement : Homère est morte…, Eve s’évade _ la Ruine et la Vie, Si près, Hyperrêve et Tours promises _,

j’ai élu maintenant une œuvre publiée postérieurement à Homère est morte (en 2014) Eve Cixous, la mère de l’auteur, étant décédée le 1er juillet 2013, à Paris _ :

Gare d’Osnabrück à Jérusalem, paru le 14 janvier 2016.

C’est un chef d’œuvre !

Renversant de puissance

et de beauté…

Même si ma lecture _ entée pourtant sur la lecture de René de Ceccatty _ risque d’être un peu personnelle

du fait de quelques points communs marquants entre ma propre démarche _ et histoire _ de chercheur _ de traces _

et celle _ démarche, comme histoire _ d’Hélène Cixous,

eu égard à quelques uns des secrets de (sa) famille qu’elle finit par découvrir _ par sérendipité _ sans seulement les rechercher, ceux-ci _ elle les rencontre sur son chemin, et ils lui tombent dessus : du moins semble-t-il cela au lecteur,

qui n’est lui-même pas tout à fait clairement à même de démarquer ce qui ressort indubitablement du réel historiquement advenu, de ce qui sourd de l’imageance fictionnelle musante (et amusée) de l’auteur, jouant (se jouant, et nous jouant, avec elle) à brouiller un peu ses propres cartes… ; et c’est d’ailleurs là un des charmes profonds, à la fois léger comme une gaze, et ironique, et néanmoins intense et vibrant, en son flottement vaporeux, de la lecture par nous de cette part de l’œuvre Cixous à laquelle ses (ces) livres successifs nous donnent, uns à uns et séparément, à approcher, et peut-être arriver à accéder…

Cf ceci :

« Tout ce que j’écris ici est

peut-être vrai, peut-être plus vrai

que je ne m’autorise

à l’espérer

Dès que je vêts les faits et lieux

de chairs et de passions,

la vérité augmente,

prend de la profondeur,

mais au même pas que l’erreur« , lisons-nous à la page 64 de Gare d’Osnabrück à Jérusalem _ ;

je continue ici de procéder à ma méthode de commentaire-farcissure (en vert),

qui est de commenter le commentaire de lecture _ déjà ; mais, tous, nous nous entrelisons… _ de notre ami commun, René de Ceccatty, expert s’il en est _ et profondément amicalen lectures…

C’est donc 

à partir de ma lecture de Gare d’Osnabrück à Jérusalem, paru aux Éditions Galilée le 14 janvier 2016,

que je place ce jour à mon dossier d’approche de tout l’œuvre Cixous

cet article

Entre les mâchoires des ténèbres

de notre ami René de Ceccatty,

publié dans Les Lettres françaises, le 17 janvier 2016

_ article au sein duquel j’intercale, au passage, ainsi que j’aime tout particulièrement le faire (en forme de triple dialogue, donc), quelques menues farcissures de commentaire (ou précisions factuelles) de mon cru, en vert.

Si ces farcissures dérangent, le lecteur a, bien sûr, et toujours, à tout moment, parfait loisir de les shunter.

Entre les mâchoires des ténèbres

Hélène Cixous (…) se tourne _ ici _ vers le nazisme dont elle dénonce _ sur cas très précis (et très proches d’elle : familiaux pour la plupart) _ la monstrueuse machinerie. Hélène Cixous, née à Oran en 1937 _ le 5 juin _, revient _ mais y est-elle déjà allée (avec sa grand-mère Omi, quand elle avait quatorze ans, en 1951, page 93) ?.. Elle n’en est pas du tout sûre, tant elle finit par faire vraiment corps (et chair) avec certains récits (et aussi, bien sûr, certains non-dits !) de sa mère Eve et de sa grand-mère (Omi) Rosie… _ à Osnabrück, la ville _ d’enfance (avant son départ, en 1929, pour Paris, puis Londres, et retour à Paris) de sa mère, Eve Klein, elle-même fille de Rosie Jonas, épouse (et veuve, depuis 1916) Klein, et native, elle, d’Osnabrück, le 23 avril 1882 ; car c’est à Strasbourg, alors allemande depuis la guerre de 1870, que le 14 octobre 1910 est née la petite Eve Klein, future épouse (le 15 avril 1936, à Oran) Cixous ; à Strasbourg où s’étaient installés ses parents, Michaël Klein (mort à la guerre, en Pologne alors russe, et aujourd’hui en Biélorussie, le 27 juillet 1916) et Rosie Jonas, immédiatement après leur mariage à Osnabrück, en 1910 _ de sa mère, Eve Klein, dont une partie _ environ la moitié pour ce qui concerne déjà les Jonas : « si un nombre important a disparu dans plusieurs camps de concentration _ ou extermination ! _ différents _ Auschwitz, Theresienstadt, Sobibor, etc. _, un nombre égal a survécu au naufrage« , page 159 _ de la famille maternelle _ les Klein et les Jonas, et parents _ a été exterminée _ à Theresensienstadt, Auschwitz, Sobibor, etc. Elle y « revient » _ littérairement _ parce que, à la fin du siècle dernier _ le 12 février 1999 _, elle avait déjà consacré à cette ville et à tout ce qu’elle représentait un livre important _ en effet : Osnabrück, aux Éditions Des Femmes _ qui allait, avec Or _ paru le 3 mars 1997, lui aussi aux Éditions Des Femmes _, donner une autre orientation _ plus intime (et charnelle) _ à son œuvre _ et c’est là un regard important et très avisé de René de Ceccatty sur la genèse et le parcours de tout l’œuvre Cixous _, l’ancrant dans un contexte familial _ oui _ très déterminant _ très concret et même, j’insiste, charnel ; et qui personnellement me touche beaucoup ; contexte probablement lié aussi à la grande vieillesse de sa mère (née le 14 octobre 1910), et sa  proximité profonde et intense avec sa personne… Eve devenait une protagoniste littéraire _ voilà _ et prenait une place centrale parmi d’autres figures mythiques _ elles _ et pourtant incarnées _ elles aussi, via le verbe et la formidable vertu d’imageance de l’écrivain. Eve devenait une interlocutrice _ elles ne vont plus cesser de converser-dialoguer dans les livres qui viennent _ plus que privilégiée _ centrale ! Et c’est ce dialogue-conversation-là qui va se poursuive en ce nouvel opus, post-mortem (de sa mère, décédée le 1er juillet 2013), cette fois, qu’est ce Gare d’Osnabrück à Jérusalem ; de même que le dialogue-conversation avec l’ami décédé (le 9 octobre 2004), Jacques Derrida, se poursuivait dans Hyperrêve, dont il constituait, selon moi, le principal (mais pas unique) centre de focalisation : exemplaire.

Dotée d’une autre langue (l’allemand) et d’un autre langage (un parler plus populaire, un humour, un bon sens _ oui ! _ dont l’écrivain jouerait non dans un esprit de dérision, mais comme d’une arme d’autocritique _ mais oui ! : dans un registre d’humour (appliqué à soi-même : pardon du pléonasme) très quotidien, en effet, et non métaphysique _), elle _ Eve donc _ dialoguait _ mais oui : et Hélène Cixous, sa fille, se déploie toute dans leur mutuelle permanente interlocution : comme Montaigne ! _ dans les livres _ qui sont et deviennent les tours promises d’Hélène Cixous… _, comme elle n’avait cessé de le faire _ au quotidien des jours ainsi que des nuits _ dans la vie de sa fille. Eve, sa sœur Eri _ Erika, réfugiée en Palestine – Eretz Israël en 1936 _, leur mère Omi _ qui avait pu gagner Oran en novembre 1938 grâce à son passeport français (de strasbourgeoise) _, ont échappé au massacre _ nazi ; à la différence de la moitié Jonas de leur famille, pour ne rien dire du nombre des Klein engloutis eux aussi. Ce ne fut pas le cas _ tout particulièrement ici, en cet opus-ci _ de l’Onkel Andreas Jonas _ mort, ainsi que son épouse Else, à Theresienstadt ; lui en 1942, elle en 1944 _, qui apparaît ici comme le protagoniste secret _ voilà _, puis explicite _ en effet _ de l’enquête _ lui dont des secrets amers (ayant trait à ses rapports à leur fille Irmgard), aussi, vont être bientôt approchés et révélés. Et qui n’a rien, nul échec, nul sentiment de culpabilité, à cacher ?


Pour raconter son retour _ physique, si elle y avait accompagné sa grand-mère en 1951 : Hélène ne parvient pas à s’en souvenir… ; littéraire sinon… _ à Osnabrück, retour officiel _ et en grandes pompes _ qui sera célébré _ à l’hôtel de ville d’Osnabrück _ le jour anniversaire de la naissance de Hitler _ un 20 avril ; le 20 avril 2015, page 100 _, coïncidence qu’Anne, la fille de l’auteur, trouve plutôt malvenue — mais cela fait partie des plaisanteries _ oui ! il joue aux dés et s’amuse… _ du hasard —, Hélène  Cixous procède comme elle a coutume de le faire : en entremêlant _ et c’est là l’essence même du réel, et de sa richesse, merveilleusement explorés par elle en son écriture polyvocale _ des réflexions sur les maîtres de la littérature, qui sont comme des guides mythologiques _ oui, remontant profond _  permettant de sonder l’inconscient _ voilà _  (Homère, Shakespeare, Balzac, Proust, Joyce), à un dépouillement d’archives familiales ou historiques, et _ aussi _ à des souvenirs personnels parfois évoqués dans d’autres livres _ et il faut à cela tout un art (virtuose, mais sans nulle gratuité, forcément ! ) des liaisons de la part de l’auteur. Comme il faut aussi un art du suivi chez le lecteur…

Qu’a-t-il fallu pour que l’entreprise nazie _ de persécution, puis d’extermination, pour reprendre les mots de Saul Friedländer en les deux volumes (1933-1939 et 1939_1945) de son chef d’œuvre L’Allemagne nazie et les Juifs… ; sur Friedländer, cf mes deux articles des 16 et 29 septembre 2016, à l’occasion de la publication de son Où mène le souvenir ? ma vie :  et  _ se réalise _ passant du stade de fantasme paranoïaque d’un groupuscule de fanatiques ravagés à celui de catastrophe mondiale historique _ dans la petite ville _ fonctionnant ici comme une nasse sans la moindre échappatoire pour les traqués _ d’Osnabrück ? Quelle équipe, quelle topographie, quels moyens matériels, quel « esprit du temps » _ zeitgeist _ ? Des photos, des coupures de journaux, des circulaires, des papiers administratifs, des formulaires, des affiches _ scrupuleusement donnés dans le livre : le cahier de ces documents est inséré entre les pages 160 et 161 du livre ; et la plupart issus du « remarquable » (page 168) recueil de documents intitulé Stationnen aud den Weg nach Auschwitz. Entrechtung, Vertreibung, Vernichtung. Juden in Osnabrück 1900-1945, de Peter Junk et Martina Sellmeyer, Stadt Osnabrück/Rasch Verlag, 1988… : « qui de nous , lorsqu’on apprenait la belle langue allemande à l’école, aurait pu imaginer que cet amical et honorable suffixe -ung, dont la vocation consiste à transformer un verbe en substantif, un agent dévoué, le petit génie du désir d’agir, de continuer, de poursuivre, tout ce qu’il y a de plus souhaitable, donc, deviendrait, dans les années de feu, l’auxiliaire inquiétant de toutes les inventions persécutoires. Vertreibung, Vernichtung, Entrechtung« , lisons-nous, page 69  _ rappellent _ opportunément et à leur manière brute _ un certain nombre de faits incontestables. Ce retour _ en quelque sorte familial et mémoriel de l’auteur en la ville des parents Jonas de sa mère _ est une traversée de l’Histoire, et d’une histoire familiale que la géographie rend _ d’autant plus _ complexe. Comme presque toutes les familles juives, celle d’Eve Klein s’est répandue dans le monde, en Palestine, au Chili, en Angleterre, en France _ et ailleurs : Afrique du Sud, Brésil, Uruguay, Australie, Nouvelle-Zélande, Canada, Etats-Unis, Irlande, Israël, et même, pour un, en Chine, à Shangaï, page 159 _ ; et Hélène communique avec ses cousines et tantes éparpillées _ dont Inès et Marga _, pour comprendre _ plus spécialement _ le destin tragique d’Andreas Jonas _ Onkel André, le frère aîné de sa grand-mère (Omi) Rosie ; mort, lui, à Theresienstadt le 6 septembre 1942 : page 107 ; et la photo, page 157 _, et d’autres comme lui. Car Hitler et son administration n’auraient _ en effet _ pas suffi. Il fallait _ en Allemagne comme ailleurs, par exemple dans la France de Vichy _ d’autres mains _ complices et actives _, volontaires ou pas _ et bien des esprits, aussi, peu à peu gagnés et conquis _, pour parfaire _ matériellement, en mettant la main à la pâte ! _ le crime. Un enfant de trop, une _ simple _ antipathie ou un égoïsme familial _ et les exemples viennent : ainsi celui de l’horloger (et Ortsgruppenleiter) Erwin Kolkmeyer, ou ceux de « ses doubles Gauinspektor Wehmeyer et Kreisleiter Münzer« , page 49 _, et la tragédie se boucle _ factuellement.

En rapprochant du Roi Lear _  « Onkel André, c’est le roi Lear à Osnabrück« , page 59 ; ou « Ce n’est pas que Cordelia est devenue Regan, a pensé Onkel André, c’est qu’elle l’a toujours été« , page 63 _ ou de la Comédie Humaine _ et son « arbre généalogique« , page 123 _ le destin des victimes de l’extermination raciale, Hélène Cixous propose une vision intérieure _ et intime, voilà _ de l’Histoire : le travail d’historien est trop mécanique et trop simpliste _ dans les causalités générales retenues à des fins de résumé surligné ! _ pour permettre de comprendre _ vraiment _ certains événements _ issus de misérables ruisselets de vieilles haines personnelles recuites. La littérature, de tous temps, a dû intervenir _ pour sa part, et très impérativement (il s’agit là de la culture profonde des humanités…) _, parce qu’elle fait converger _ voilà : confluer _ l’intime et le collectif, et introduit la dimension imaginaire _ ce que je nomme, d’après mon amie Marie-José Mondzain, l' »imageance » visionnaire et lucidissime de l’artiste… _ et donc mythique dans _ et en plein dans _ le réel _ même ; et il n’existe probablement pas d’accès personnel vrai au réel sans ce travail visionnaire-là. Elle n’est pas là pour se substituer _ certes pas ! _ au réel (en l’occurrence la destruction _ effective _ d’un peuple), mais pour le placer _ et contribuer à donner à le ressentir _ sous une autre lumière _ avec une focale archi-supérieure en visibilité et intensité de lucidité _ et l’approfondir _ absolument.


Aussi, les anticipations (la vie algérienne, les rapports familiaux qui ont suivi, l’œuvre même de l’auteur) ne sont-elles pas des anachronismes _ mais des visions à dimension d’éternité lucides _, mais au contraire donnent tout son sens au regard rétrospectif, ici essentiel _ voilà, lequel regard est devenu, écriture de livre après écriture de livre, de mieux en mieux apte à l’intelligence fine de ces liens au travers de l’épaisseur de chair des divers temps vécus _ pour éclairer des événements certes mondialement connus _ c’est-à-dire grossièrement repérés _ et déjà analysés _ décomposés _ dans leur généralité visible _ et un peu trop commodément résumée _, mais demeurés _ in fine _ indicibles et obscurs dans la réalité individuelle _ vraiment vécue par les sujets : voilà _ de chaque déportation _ en sa singularité ; et c’est ce regard lucidissime-là, de l’intérieur de ce qui est ressenti, ou même pas consciemment ressenti, mais qui nous est ici néanmoins aidé à approcher par quelques menus signes-indices physiques à peine manifestes, à peine perceptibles, mais bien réels, et à l’efficace terrible surtout dans le réel de ce qui est advenu, et qui n’ont pas échappé au regard de l’écrivain, qui se (et nous) les représente, presque mine de rien (je veux dire sans didactisme pesant, surtout), qu’offre la vraie et belle et profonde littérature. « Fin 1938, Omi _ la mère d’Eve, sortant d’Allemagne avec un passeport français, et parvenant en Algérie, à Oran, chez sa fille Eve et son gendre Georges Cixous : Hélène était née le 5 juin 1937, et son frère Pierre le 11 novembre 1938 _ était seulement sauvée. Frères et sœurs _ plusieurs _ deportiert. Ensuite ermodiert ? Mais cela se passait dans le livre qui s’écrivait en allemand _ en actes dans le Reich, et ses dépendances. Dans le livre d’Osnabrück à Oran, ma grand-mère se mettait un peu vite _ au français, son gendre (mon père) se jetait à l’allemand, on tentait le trilingue avec l’espagnol, on riait _ Georges Cixous avait en effet un remarquable don pour ce genre d’humour (ou cette forme verbale virtuose de « versatilité » ; cf la remarque de la page 199 de Photos de racines…). Le mot nazi sonne dans mes premiers cauchemars, mais comme je n’en ai jamais vu aucun _ de nazi, en Algérie vichyste _, le rêve peint « les-nazis » comme une forêt de dents dense et noire, les nazis devenus invisibles et sans corps, entre la double rangée desquelles nous cherchons à nous glisser _ échapper. Ma grand-mère et moi nous nous tenons par la main et nous courons à toutes jambes entre les mâchoires des ténèbres_ soit l’expression que retient René de Ceccatty pour le titre Entre les mâchoires des ténèbres de son article à propos de ce splendide Gare d’Osnabrück à Jérusalem. Comme deux petites filles » _ lisons-nous page 32 ; et nous prenons bien ici la mesure du génie verbal de l’auteur magnifique qu’est Hélène Cixous.


Hélène Cixous va à Osnabrück _ le 20 avril 2015 _ « comme si maman _ décédée depuis le 1er juillet 2013 _ était devenue _ désormais _ Osnabrück _ toute la ville ! _, voilà comment j’y vais, comme si elle m’y attendait, comme si je m’attendais à la voir venir vers moi au coin de la Grande-Rue ». Eve Klein, morte il y a _ presque _ deux ans, vit _ donc _ encore _ voilà ; de même que Jacques Derrida, dans d’autres livres, dont Hyperrêve, continue de converser vigoureusement avec Hélène Cixous… _ dans ce livre, puisque les morts ne cessent _ voilà ! _ de nous parler, de nous chercher _ et cela, de leur initiative ; et de s’entretenir ainsi encore et toujours, toujours, avec nous, tant que nous vivons et sommes en capacité de nous souvenir, ou d’user de notre capacité d’imageance, pour ceux qui, tels Homère, Virgile et Dante visitant le pays des morts, en ont (ou avons) le courage.

(…) 

Le livre d’Hélène Cixous aurait dû, par un concours de circonstances de sa vie professionnelle qui la conduisait à être _ peu après _ invitée _ en une université _ à Jérusalem, se poursuivre en Israël, ce qui explique son titre. Mais elle a préféré _ à très juste titre : Jérusalem va demeurer ici en pointillés pour Hélène Cixous la voyageuse ; et n’oublions pas qu’Oncle Andreas et Tante Else s’y étaient rendus, eux, à Jérusalem ; mais en étaient revenus : ils étaient retournés à Osnabrück _ s’en tenir _ pour ce récit-ci _ à son séjour _ d’avril 2015 _ à Osnabrück. Son grand-oncle était _ en effet _ allé en Israël, mais en fut renvoyé _ par le choc très amer d’un échec douloureux _, pour vivre _ le 6 septembre 1942 _ sa mort tragique à Terezin _ Theresienstadt : le camp en trompe-l’œil des Nazis, en Bohème. Les documents fournis en annexe _ voilà ! _ sont, dans leur cynisme _ innocemment _ assumé (affiches ou petites annonces) _ de leurs producteurs de l’époque _, porteurs des marques _ indélébiles, pour nous qui les avons ici maintenant sous notre nez ; et peut-être pour quelques uns de leurs innocents descendants ; mais les vents de l’Histoire tournent ; et pas forcément dans le meilleur des sens… _ de cette même chiennerie _ voilà _ dont profita Værnet _ un médecin nazi : Carl Vaernet (28 avril 1893 – 25 novembre 1965) est un médecin danois arrivé en Allemagne en 1942. Il se livra à des expériences hormonales (!) sur des détenus du camp de Buchenwald afin de trouver un traitement permettant de « soigner » l’homosexualité, nous apprend wikipedia… _ et qui était la complice nécessaire _ voilà _ à la machine nazie.

(…) Hélène Cixous conduit _ à nouveau ici, dans ce Gare d’Osnabrück à Jérusalem paru en 2016 _ le lecteur dans le labyrinthe _ somptueusement riche _ de la mémoire familiale, arrachant la tragédie

_ « Il y a une tragédie cachée dans la Tragédie dont personne _ dans la famille _ n’a la force de parler. C’est une tragédie naine entrelacée de péchés et d’innocence où tous les personnages ont des reproches à faire à tous les personnages, la rage souffle, à l’idée de dieu, à l’idée d’amour, des reproches à se faire, il n’y a aucun pardon, seulement des chagrins et de cruelles surprises. Qu’il y ait une tragédie cachée _ celle d’Irmgard _ dans un plan noirci de la Tragédie _ de l’Histoire _, c’est cela le tragique. Si je n’écrivais pas, dit le livre _ s’écrivant _, personne ne saurait rien de la véritable Passion d’Andreas« , lit-on, page 68. « Tout le monde l’enterrerait sous les décombres de la mémoire. Omi était sous un parasol à Paradis plage. Elle redoutait le coup de soleil«  : un passage-clé… _

à la _ froide ; et l’enfer, nous le savons, est glacé _ scène objective des archives, pour la replacer sur la _ brûlante _ scène intime, où les mystères _ certes en partie _ demeurent, se nichant _ offrant dans ces menus détails-là une chance, pour nous, de repérage, d’abord, puis, et surtout, d’exploration _ dans un appel téléphonique, dans une lettre retrouvée, dans une réminiscence, dans un rêve _ aussi : l’Inconscient insiste, en ignorant, qu’il est, des variables de la temporalité, nous apprend Freud _, sur une photographie, dans une notule _ marginale _, dans un fragment _ tronqué _ de dialogue _ auxquels nous rend si bien sensibles l’attention intense et sans la moindre lourdeur, jamais, d’Hélène Cixous. Comme chez Marivaux, ce sont les (très brefs) silences (voire rires) entre deux mots qui parlent le plus. Et quiconque cherche si peu que ce soit avec obstination et patience, finit par trouver un minimum de pépites livrées au jeu en partie aléatoire de la sérendipité… Là-dessus, cf mon article du 3 mars 2014 :

René de Ceccatty

Gare d’Osnabrück à Jérusalem :

un livre très important. Merveilleux. Et magnifique !

Ce lundi 14 mai 2018, Titus Curiosus – Francis Lippa

Les enjeux de pouvoir de la curiosité libre et ouverte : le passionnant « Sérendipité _ Du conte au concept » de Sylvie Catellin, un livre salutaire !

03mar

Rien n’est plus important pour le devenir même _ en qualité ! _ de la culture et cela en sa vérité même : contre les impostures de ce qui veut se faire passer (mensongèrement) pour « culture«  _,

pour la poursuite à vaste échelle de son enrichissement au lieu de son appauvrissement (auto-destructeur) dans le crétinisme de masse du (misérable) psittacisme que savent si efficacement former et développer, à échelle mondiale, les publicitaires stipendiés, faiseurs d’addictions stupides _ d’achats, pour commencer, et pour finir (car c’est bien là leur alpha et leur omega !). ; cf Dany-Robert Dufour : Le Divin marché _ la révolution culturelle libérale _,

que de cultiver vraiment _ et c’est un art ouvert, pas une technique fermée ! _, à commencer dans la pratique quotidienne de l’enseigner : l’enseignant doit apprendre, et sur le tas, en le faisant, à enseigner (how to teach) aux élèves comment eux-mêmes ils peuvent apprendre (how to learn) ! tout en mettant à leur disposition des références les plus judicieuses qui soient ! _ cf là-dessus le tout récent Transmettre, apprendre, de Marie-Claude Blais, Marcel Gauchet et Dominique Ottavi ; et L’École, question philosophique, de Denis Kambouchner _,

et à cela à tous les niveaux (sans exception) d’écoles, de formations, comme d’institutions de recherche,

et de manière fondamentalement ouverte,


la faculté si méconnue et l’art _ étouffé, asphyxié ; mais aussi masqué et nié, en empêchant toute prise de conscience réelle et authentique _ de la sérendipité.

Au point que l’histoire du mot même qui réussit à les repérer, mettre en évidence et d’abord désigner, est terriblement récente : en usage en anglais, d’abord parmi les cercles de bibliophiles, depuis 1875 (plutôt que 1754, date de sa création _ et hapax pendant plus d’un siècle ! _ en une lettre privée de Horace Walpole à son ami et cousin Horace Mann, à partir du très vieux conte tamoul des Trois Princes de Sarendip, qui inspira aussi le Zadig de Voltaire, en 1748) ; en français depuis 1952, d’abord dans des cercles scientifiques soucieux d’épistémologie ; avant de devenir, mais non sans ambiguïté, fort à la mode au tournant des années 2000, via le web.

C’est à la double histoire de cette notion et de ce mot, et sa possibilité d’advenir peut-être enfin au statut de concept _ mais un concept fondamentalement paradoxal, comme sont déjà les concepts de génie et de création : l’étrangeté de ce mot exotique de « sérendipité« , tant géographiquement (Serendip = Ceylan) que historiquement (le récit d’origine remontant à la nuit des temps…), connotant fortement l’étrangeté de la chose même qu’il désigne, voisine d’un trafic de l’imagination complexe et probablement risqué, réservé à très peu d’initiés ; voire carrément tabou… _,
que s’attache le livre très important et absolument passionnant _ tant par ses enjeux (y compris, et peut-être surtout) politiques et économiques, dans la répartition des pouvoirs (dont celui, capital, de créativité) auxquels accepter de consentir de partager avec davantage d’autres…), que par ses apports et analyses _ de Sylvie Catellin, Sérendipité _ du conte au concept, qui paraît ce mois de janvier aux Éditions du Seuil, collection Science ouverte.

La sérendipité est la faculté, ainsi que l’art infiniment précieux (de pratiquer celle-ci), de chercher et de trouver « par hasard et sagacité » _ une qualité cruciale ! et un mot lui-même trop bien oublié : Descartes s’y arrêtait fort justement… _ des choses que l’on ne cherchait pas au départ ;
ou encore l' »art de prêter attention _ un processus crucial ! de focalisation… _ à ce qui surprend et _ surtout _ d’en imaginer une interprétation pertinente » _ soit le raisonnement même que le génial Peirce qualifie d’« abduction«  _,
grâce à « l’importance de la prise de conscience par le dialogue ou l’écriture, dans la découverte » même _ au lieu de tout laisser filer dans l’inaperçu à jamais.

D’où le « triptyque conceptuel qui pourrait devenir la devise d’une future _ heureusement féconde _ République des Lettres, des Arts et des Sciences : sérendipité / indisciplinarité / réflexivité » ;
en mettant l’accent sur l’importance, dans la libido sciendi, de « la recherche comme implication subjective _ d’un soi qui entreprend de s’engager vraiment à rechercher sérieusement plus avant… _, qui sert _ aussi _ aux autres par cela même qu’elle est _ intensément, passionnément _ personnelle« .


Ce point est capital :

le processus très riche de découverte par sérendipité implique en effet l’engagement personnel et singulier (et passionné) de la personne pensante _ et cela, chacun, un par un, et existentiellement ; à la fois à part soi, en même temps qu’en échangeant avec les autres ! et surtout avec les mieux qualifiés et ouverts (cf Kant : « Penserions-nous beaucoup et penserions-nous bien si nous ne pensions pas pour ainsi dire en commun avec d’autres qui nous font part de leurs pensées et auxquels nous communiquons les nôtres ?..« …), ainsi que dépourvus d’imposture (cf Roland Gori, La Fabrique des imposteurs…) _, en la formation _ nécessairement précise et nécessairement contextualisée en une culture apprise, mais aussi toujours mouvante, jamais arrêtée ni figée : soit une culture vraiment vivante, toujours ouverte, sur le qui-vive, en chantier actif, et pleinement à vif… _ de son expérience propre et, in fine, unique.

Et qui sera à essayer _ aussi _ de partager avec d’autres personnes-sujets (et non individus-objets techniquement manipulables par d’autres !) en des récits précis et toujours relativement détaillés _ faisant place aux accidents et circonstances empiriques ; à l’ordre triomphant du contingent…

C’est en cela que « le récit d’enquête _ dans le conte déjà par exemple, tel celui des Trois Princes de Sarendip auquel se référait le curieux et érudit Walpole en 1754 ; ainsi que Voltaire, en 1748 _ est la meilleure démarche _ sans aller jusqu’à forcément passer par l’analyse conceptuelle _ pour transmettre _ in concreto dans une pratique, et en une adresse à des personnes chaque fois bien précises _ l’art de la sérendipité » :

un art ouvert, subtil et délicat, non strictement duplicable tel quel (mais à transposer, avec esprit…), ni a fortiori massivement programmable par des machines… Et impossible de faire l’impasse de la formation, chacun un par un, de la personne propre !

En cela, et à quelque niveau que ce soit _ scientifique ou pédagogique, pour reprendre ne seraient-ce que ces deux niveaux cruciaux-là _,

« il n’y a pas d’autres voies pour susciter la recherche _ à la fois en donner le désir et en esquisser des formes de premières pistes… _, que de raconter _ en son détail empirique et toujours particulier, voire singulier _ comment on cherche _ et, de fait _ on trouve » : soit « enseigner l’art de la recherche en la racontant«  _ ainsi que fait, par exemple, le magnifique récit de François Jacob La Statue intérieure

Et cela, face aux tenants des œillères dogmatiques étroites et obtues d’un utilitarisme de rentabilité à courte vue et à tout crin, qui s’obstine, très paradoxalement, à ignorer « l’aspect _ fondamentalement _ imprévisible et non planifiable de la sérendipité«  _ ce qu’illustre, en France, le conflit qui opposa, dans l’entre-deux-guerres, Jean Perrin, partisan d’une science désintéressée et libre, à Henry Le Chatelier, tenant d’une conception utilitaire de la science industrielle ou appliquée, dirigée.

Car, et cela à toute échelle _ dans la plus modeste petite salle de classe, comme dans le laboratoire de recherche scientifique le plus pointu _,
« la sérendipité justifie le _ fondamental et vital ! _ besoin de liberté et d’autonomie _ d’imageance active et ouverte à l’inconnu : un concept que m’a inspiré l’œuvre de mon amie Marie-José Mondzain _ des chercheurs » : face à ce qu’ils ignorent et vont pouvoir trouver _ chercheurs que doivent eux aussi être (ou devenir), et fondamentalement, en en prenant le goût, les élèves à l’école : « Edgar Morin _ page 25 de La Tête bien faite Penser la réforme, réformer la pensée, en 1999 _ a suggéré avec raison d’initier dès l’école l’art de la sérendipité« 

De même que « faire découvrir _ à d’autres _ la sérendipité, c’est _ leur _ faire comprendre que lorsque la science _ c’est-à-dire le chercheur qui tâtonne _ découvre,

elle _ la science _ est un  art  » :

celui qu’apprend à mettre en œuvre, et pas à pas, la personne même, singulière, de ce chercheur se livrant courageusement à sa patiente recherche _ un art complexe et jouissif (intensif, passionné) d’artisan qui invente et découvre (avec passion joyeuse et le plus grand sérieux cognitif, ensemble), donc, et non quelque technique mécanique programmable par quelque algorithme, aussi ingénieusement raffiné soit-il par les prouesses renouvelées et avancées de l’ingénierie informaticienne…

Là-dessus, lire l’ouverture génialissime du Métapsychologie de Freud, par lequel celui-ci,

tout en offrant, en 1915, à ses détracteurs (qui lui déniaient la moindre légitimité scientifique), de premières formulations de concepts fondamentaux « clairs et rigoureusement définis« , ainsi que doit être en mesure de les fournir toute discipline revendiquant, au-delà du seul fétichisme du mot, le statut authentique de « science« , en l’occurrence ici une formulation des concepts de « Pulsion« , de « Refoulement« , d’« Inconscient« … ;

par lequel Métapsychologie, donc, Freud fait très hautement entendre la priorité définitivement permanente et absolue du travail de recherche inventive du chercheur, à l’encontre des crispations arc-boutées sur le maintien sacro-saint de la théorie acquise ! ; autrement dit la priorité de l’activité créatrice et infiniment ouverte à jamais en son chantier, génialement féconde à cette condition, de la sérendipité !..

Et à cette priorité décisive de la recherche dans le devenir des sciences (du moins en leurs moments de « révolutions scientifiques« , selon Kuhn), Sylvie Catellin consacre des pages utiles aux apports (et limites) de Thomas Kuhn par rapport aux thèses de Karl Popper : La structure des révolutions scientifiques versus La Logique de la découverte scientifique

Par là,

« la sérendipité justifie le besoin de _ grande _ liberté et d’autonomie des chercheurs«  _ que tous, et pas seulement les scientifiques, nous humains sommes, dés le simple fait, largement ouvert et inventif (sauf niaiserie indurée à se contenter de répéter les clichés figés et arrêtés du discours dominant), du fait même de parler (et créer, et pas simplement répéter-reproduire, passivement et mécaniquement, nos phrases, comme le montre si bien Noam Chomsky : c’est en effet sur le champ, hic et nunc, que nous avons à construire nos phrases en les improvisant (voilà !) à partir des structures syntaxiques ouvertes et du vocabulaire de la langue reçue et partagée ; ensuite, « le style«  (quand « style » du discours il y a et advient : mais assez vite…) « est l’homme même« , comme l’a bien marqué Buffon… _, en favorisant « ces qualités les plus précieuses que sont la curiosité et la sérendipité, l’audace et la prise de risque » _ même si cela dérange certaines positions (arrêtées) de pouvoir acquises par certains…

Par ce qu’il est à même de modifier dans le partage _ toujours mouvant _ des pouvoirs entre les individus,

cet enjeu culturel et pédagogique pleinement humain (et humaniste) de promouvoir l’ouverture puissante de la créativité par une culture de la sérendipité _ mais combien, a contrario, s’en méfient, et agissent pour la raréfier et stériliser, ou au moins réduire à des jeux insignifiants et suffisamment contrôlés… _,

est donc rien moins que civilisationnel !

Titus Curiosus, ce 24 février 2014

Ecole et culture de l’âme : le sens du combat de Denis Kambouchner _ appuyé sur le « fait du bon professeur »…

13mar

Alors, réfléchissons un peu au choix par Denis Kambouchner de ce titre même : L’École, question philosophique… _ je poursuis ma méditation.

D’abord « question » plutôt que « problème« ,

parce que c’est au plus large et plus profond questionnement actif et effectif, en même que le plus basique et plus fondamental (à mener…) sur l’école _ les objets à savoir choisir de donner à enseigner, ainsi, plus encore, que les méthodes, les procédures, les plus vivantes et subtiles possibles, de conduire ce processus si riche et si vivant d’enseigner _, que Denis Kambouchner « invite » à « contribuer«  (page 15) par la publication, la lecture attentive et la méditation active et créative, par chacun d’entre nous, de ce livre-ci, en nous incitant, tous les lecteurs de cette méditation sienne de dix années (de l’automne 2004 à janvier 2013), à d’abord revenir (afin de les penser vraiment !) aux fondamentaux des procédures _ au premier chef desquelles, toutes celles que, et en leur diversité, met en œuvre l’école ! en l’enseigner sur le terrain et sur-le-champ, des enseignants _ instituant au fil des travaux et exercices auxquels ces procédures pratiquées donnent lieu, rien moins que l’humanité même des hommes, ces animaux, de fait, dénaturés _ qui avons perdu au fil de la très longue durée de l’existence et des mutations génétiques de l’espèce, les instincts (aveugles d’intelligence, et de capacité d’adaptation et surtout accommodation, en leurs mécanismes automatiques de réactions formatées de simples réflexes à des stimuli statistiquement prévisibles) : remplacés par des pulsions, plastiques, complexes et ouvertes, elles ; cf là-dessus Freud, par exemple in Pulsions et destin des pulsions, qui ouvre le recueil (présentant les concepts fondamentaux de la théorie psychanalytique s’élaborant peu à peu toujours alors) qu’est Métapsychologie, en 1915, après (et au milieu : d’autres suivront ! en un chantier en fait infini…) de longs tâtonnements théoriques, qui ne sont pas non plus, en effet, alors (ni jamais) achevés : ces outils que sont les concepts théoriques s’élaborant au fil du penser actif et créatif de la recherche, demeurant aux yeux du chercheur Freud toujours, toujours, à la fois à l’infini en même temps que par étapes, step by step, si l’on veut, et patiemment, toujours de fait améliorables… _,

ces animaux dénaturés, donc, que nous et nos enfants présents comme à venir, sommes, tout à la fois, avec fragilité, subtilité, complexité et force ; et avec la responsabilité nous en incombant …


Et « question philosophique« , parce qu’elle renvoie à une base principielle tout à fait indispensable, qui est la pratique effective et très exigeante du « questionnement philosophique » lui-même revenant très activement et effectivement sans cesse aux fondements des concepts _, en l’occurrence, et tel qu’il s’est développé dans sa pratique continuée en même temps que rénovée aussi en permanence, depuis les Grecs, pour ce qui concerne la civilisation de notre Occident ;

une base fondamentale conceptuelle (en ce « questionnement » permanent)

bien plus importante et puissante, ainsi que mieux et davantage éclairante !, que les savoirs ponctuels partiels, fermés, et trop souvent, dogmatiques qu’ils sont _ en leurs résumés un peu trop vite commodes… _, insuffisamment autocritiques envers eux-mêmes et leurs propres fondements _ et donc insuffisamment fondés ainsi (en raison) _, de ce qui a pris l’habitude de s’auto-proclamer « sciences humaines« , au premier chef desquelles, ici, la sociologie ; mais aussi les dites « sciences de l’éducation« …

C’est ainsi que François Dubet _ au chapitre « Les principes d’une école juste« , surtout _, Pierre Bourdieu _ au chapitre « Crise de l’enseignement et critique de la culture« , surtout _ et Émile Durkheim _ au chapitre « Durkheim et la crise des humanités« , surtout, et en remontant dans le temps _ subissent ici la critique, mais toujours extrêmement fine et magnifiquement nuancée, d’une analyse particulièrement attentive et scrupuleuse, de leurs thèses sur l’école ;

de même que Jean-Jacques Rousseau _ au chapitre « Rousseau et le temps des livres« …

Ces auteurs étant choisis ici comme exemples des références, analyses et thèses des théoriciens les plus hostiles à l’éducation humaniste : à la Montaigne et Érasme, comme « culture de l’âme« , d’après l’expression et l’analyse fondatrices de Cicéron _ dont les thèses sont magnifiquement analysées, elles aussi, au chapitre « Éclaircissements sur « la culture »«  surtout…

Si l’on veut résumer le propos général du livre, cela peut donner quelque chose comme ceci :

L’École, question philosophique constitue une approche philosophique _ vivante ! _ de la notion d’école et de l’éducation.

Constatant que, à quelques exceptions près _ Jacques Rancière, in Le Maître ignorant, en 1989 ; Marcel Gauchet, in La démocratie contre elle-même, en 2002, Pour une philosophie politique de l’éducation, en 2002 et Conditions de l’éducation, en 2008 ; Alain Renaut, in La Libération des enfants, en 2002 et La Fin de l’autorité, en 2004 _, les philosophes se sont globalement désintéressés de la question éducative,

Denis Kambouchner montre que les principes à la base de l’éducation sont, par nature, philosophiques.

Et il met en évidence le fait que la philosophie est elle-même une façon d’enseigner _ par son souci (de curiosité fondamentale) presque obsessionnel de préciser-distinguer ce qui se présente à penser, afin de vraiment comprendre !!! et apprendre à « bien conduire son esprit«  afin de toujours mieux « juger«  et se conduire, en un idéal exigeant d’actes libres et responsables…

Et voici ce que propose la particulièrement claire Quatrième de couverture :


« Presque tous les problèmes cruciaux de notre école sont en un sens des problèmes philosophiques : autorité pédagogique, « sens des savoirs », laïcité et rapport entre les cultures, définition d’un système éducatif juste, transformations liées au numérique, etc. Pourtant, les philosophes de notre époque parlent peu de l’éducation, encore moins de l’éducation scolaire. La philosophie doit reprendre sa part dans l’approche publique de la « crise » de l’école. C’est à quoi ce livre veut inviter.

Ces problèmes sont philosophiques dans la mesure où ils touchent aux principes censés régir l’institution scolaire. Ces principes sont aujourd’hui confus ou introuvables, s’agissant notamment de ce qui est à enseigner et de ce qui est à évaluer. Tous les acteurs et partenaires de l’institution scolaire sont sensibles à cette déficience, d’où s’ensuivent, à un degré trop élevé pour n’être pas ruineux, perplexités, inquiétudes, malentendus, découragements et rejets.

Mais rétablir pour l’école des principes solides suppose qu’on prenne en compte les complications modernes et tout particulièrement françaises de la relation au savoir et à la culture. C’est le double objet de ce livre. Il faut relire Rousseau, Durkheim, Foucault, Bourdieu, pour remonter aux origines de notre crise intellectuelle, mais aussi pour remarquer ce que les pensées les plus provocantes doivent encore à la notion classique de la culture de l’esprit.

« Rien ne s’apprend plus facilement que ce qu’il y a de meilleur ». Si Érasme a raison, alors l’urgence est toujours de faire que le meilleur soit offert à tous les enfants.« 

Est particulièrement admirable _ et je désire le citer _ le passage à propos de l’autorité pédagogique, précisant très finement ce que Denis Kambouchner nomme « le fait _ car c’en est un : constatable _ du bon professeur« , pages 50 à 52

_ et ce passage est lui-même précédé de ce titre-présentation-ci, page 50 :

« L’autorité pédagogique, considérée au niveau individuel comme au niveau collectif,

possède des conditions empiriques (particulières, concrètes, liées aux personnes et aux actes des personnes),

mais aussi, pour ainsi dire _ et en même temps _, des conditions transcendantales (générales et indépendantes des personnes, des actes et des situations déterminées).

Autrement dit, cette autorité repose non seulement sur des données de fait,

mais sur des postulats«  _ qui, les conditionnant, rendent la réalisation effective de ces faits non seulement possible, mais on ne peut plus réelle, ainsi que cela s’expérimente on ne peut davantage concrètement et très précisément dans la pratique infiniment heureuse ! de l’enseigner, quand cela advient ; et c’est, de fait, jubilatoire ! autant qu’heureusement contagieux… :

« Si l’autorité pédagogique d’un enseignant _ telle qu’elle est reconnue, de fait et grosso modo (à divers degrés), au quotidien de la classe, par ses élèves _ peut être définie par le degré auquel il remplit certaines attentes _ mais comble aussi, très paradoxalement, d’absolues totales surprises, dont les élèves n’avaient jusqu’alors pas formé la moindre idée, si peu claire que ce soit ; et c’est alors pour eux un bonheur ! une grâce qui advient quasi miraculeusement… _,

ce que l’on peut désigner comme la crise de l’autorité pédagogique _ phénomène qui recouvre toujours de fortes disparités locales _

est loin de signifier la disparition de toute forme d’attente.

Au contraire, l’aggravation de cette crise, pourrait bien aller de pair avec l’intensification d’une attente qu’il faudra se représenter nouvellement complexe, peut-être contradictoire, sans doute largement inexprimée, et chargée de passions, sinon même convulsive :

plus il en sera ainsi, moins cette attente sera facile à remplir ou fréquemment remplie _ même si enseigner ne saurait, non plus, se borner à remplir des attentes, quelle qu’elles soient, et de qui que ce soit ; ni satisfaire à des normes fixées (cf là-dessus les analyses de Roland Gori, in La Fabrique de imposteurs, La folie évaluation, etc.. Cela comporte bien davantage de liberté, de générosité, d’invention et d’initiatives, d’esprit d’imagination et de création exigeantes…

En toute hypothèse, le mode sur lequel cette attente peut être remplie

ne peut pas être purement aveugle _ ni entièrement aléatoire ; une expérience de cet « art » (d’enseigner) peu à peu, et à des rythmes divers selon les personnes, se construit, et au fur et à mesure d’une « expérience«  pédagogique ayant aussi à « se bricoler«  artisanalement joyeusement ; sur ce terme de « bricolage« , l’ami Élie During m’a un jour très opportunément rapporté des analyses incisives de Claude Lévi-Strauss…

Non seulement une attente dormante ou incrédule _ non consciente de constituer une attente ; et non attendue, en conséquence ! ce qui va advenir se révélant sur le mode de la surprise ! _

doit être réveillée _ voilà ! enseigner, c’est éveiller, et puis nourrir et entretenir la flamme et le feu réactivé (à des rythmes divers) de la pensée active… _

par une certaine action,

mais l’attente en général

comme les attentes particulières (attente d’explication sur tel point, etc.)

doivent être largement enregistrées

et même incorporées _ voilà ! _ à l’enseignement _ avec la vivacité d’une capacité d’improviser et d’apprendre soi-même ainsi, sur-le-champ et dans le vif de l’urgence, dans l’échange sur-le-champ, auprès des élèves et dans la classe, qu’est l’action riche d’enseigner _,

moyennant, de la part du professeur, une forme particulière d’attention _ extrême ! _,

la même qui s’entendra, comme disait Montaigne, à « allécher l’appétit et l’affection » _ de l’élève, soit le sujet à aider (avec affection aussi) à « s’accomplir« .

Toute habileté pédagogique, de même que toute habileté rhétorique, reposera dans une mesure notable sur la prise en compte et sur l’organisation _ d’abord, mais pas seulement : existe aussi la générosité heureuse des surprises… _ des attentes _ certaines, et même beaucoup, d’abord non conscientes _ des destinataires _ et il y a là tout un art de savoir surprendre et combler, au-delà de ce qui était au cas par cas précisément identifié comme attendu ou demandé…

Mais le jugement concernant les attentes,

l’imagination _ déterminante en ces opérations _ de la bonne manière _ et il n’y en pas qu’une seule : le processus est beaucoup plus ouvert… _ d’y répondre,

la prévision et la gestion des mêmes attentes

en tant qu’elles se définissent par rapport à une prestation déterminée

et sont ainsi sujettes à modification de moment en moment _ cette donnée essentiellement mouvante de plasticité du rapport pédagogique, étant elle aussi cruciale à prendre en compte _,

tout cela restera impossible au professeur qui n’aura pas une idée précise _ un tant soit peu distincte, au lieu de confuse… _ de sa propre tâche _ de ce qu’est proprement enseigner, donc : de ses objets comme de ses méthodes… Il ne peut pas se diriger totalement à l’aveuglette, même si sa conduite doit comporter aussi éminemment de capacité de souplesse…

Et il y a moyen de s’approcher _ par focalisations progressives _ de cette idée, considérée généralement,

en essayant à cerner analytiquement le fait _ voilà ! _ du bon professeur _ en le détail précis et très concret, de son effectivité même, si je puis dire : dans le détail même de la variété très riche de ses opérations.

L’exercice _ de distinction par l’analyse : qui en découpe et dégage, un à un, les éléments… _ n’est pas des plus pratiqués. : il n’est pourtant pas des plus difficiles,

et en reprenant le vieux style d’Aristote (celui des traités d’éthique et de la Rhétorique), on peut, par exemple, risquer _ voilà ce que propose alors on ne peut plus positivement Denis Kambouchner _ les formulations suivantes :

Le bon professeur (…) parle de manière claire et nette _ en se souciant, tel un musicien, des conditions les plus concrètes et effectives de l’audibilité (et pas seulement acoustique ; l’attention est aussi archi-décisive !!!) : la sienne, bien sûr, mais aussi celle des élèves qui prendront la parole ; idem pour l’aptitude du professeur à savoir écouter, et d’abord simplement entendre : les conditions acoustiques étant rien moins que basiques ; mais la gestion de l’attention des uns et des autres est aussi, et même encore plus, capitale !… _,

avec une assurance _ et une confiance, et une foi en ce qu’il fait _ qui repose sur beaucoup de travail _ à la fois en amont (pour ce qui concerne le savoir et les contenus à mobiliser de sa propre culture, mais aussi les méthodes complexes et variées à mettre en action, et être capable de mobiliser, voire savoir improviser très vite) et au présent de la conduite même du cours, au sein de la classe et en direction des élèves, et avec eux, bien sûr ! _, y compris de travail sur soi _ voilà ! et c’est une toute praxis, en plus de reposer sur une theoria et de constituer une poiesis ! ; de même que, en préparant ses élèves à un travail scolaire (dynamique) fait à la fois de theoria et de poiesis, que ce soit dans la prise de parole ou dans l’exercice écrit, il les prépare eux aussi à un tel travail (dynamique) de praxis sur eux-mêmes !..

Il fait ce qu’il dit _ avec cohérence et consistance le plus et le mieux possible _,

et peut montrer un certain coefficient _ ludique et jouissif _ de détachement par rapport à ce qu’il fait _ = une dose d’humour… Il ne doit jamais coller totalement (= purement et simplement ; de manière caricaturale !) à sa pratique, au point de lui-même (via ses tics éventuels ; et qui n’en a pas ?..) s’y réduire dans l’esprit des élèves ; la perception par eux de son propre recul est donc importante dans la confiance et l’admiration, peut-être, qu’ils porteront à son travail pédagogique avec eux et sur eux…

Sur les matières qu’il a en charge et qu’il aborde directement _ du fait de l’autorité que très officiellement l’institution lui confère _,

il n’est pas pris en défaut _ ce qui, lui faisant perdre la face, ruinerait, peut-être sans remède, son autorité effective…

Il en connaît d’autres que celles qu’il a en charge _ en ce que la pratique de sa discipline, ainsi que la culture perpétuellement en chantier qui l’anime (et doit l’animer ! et c’est même là un réquisit capital !), ne se réduit pas (non plus qu’elle ne le réduit lui-même) à ce que lui confère grosso modo le statut de sa fonction officielle…

Il connaît l’Histoire et les horizons _ en leur riche « relief« , au moins dans une certaine mesure : il dispose donc, et dynamiquement (le chantier étant vraiment, et très heureusement, sans fin…) d’une culture assez large et si possible un peu profonde… Cela formant « exemple«  (mais sans la moindre pesanteur !) dynamique et ludique (= joyeux !) de ce que doit être pour chacun, sans exception, le chantier (culturel, donc…) infini (à vie !) de sa propre humanisation, à l’aune des capacités et désirs à éveiller quant à son propre accomplissement, de chacun d’entre ses élèves : avec affection et confiance…

Il sait résumer _ avec un recul suffisant _

et développer _ si nécessaire et ad libitum _,

entrer dans le détail _ qui peut être et éclairant, et jouissif ; tout en étant sans lourdeur, ni danger de confusion et de perte du fil de l’essentiel, pour qui suit le récit de ce détail… _

et schématiser _ en un sens ou dans l’autre, et les deux toujours avec aisance _,

interroger bien sûr _ avec discernement et sens de l’opportunité ; et plaisir du jeu, même quand il est exigeant, et révèle inattention ou incompréhension non redressée…

Il pratique les rapprochements et les comparaisons _ ad libitum, comme qui s’amuse (ainsi que sait amuser)… : toute culture authentique est capacité de telles liaisons et comparaisons dynamiques et par là potentiellement créatives, au lieu de savoirs ponctuels sèchement coupés stérilement les uns des autres _,

use raisonnablement _ sans abus, ni auto-complaisance, qui seraient contre-productifs _ d’images et d’exemples _ avec un art plaisant du récit qui sache instruire en illustrant de façon imagée et mémorable d’une autre manière que le plaisir de la pure et simple théorie (conceptuelle seulement), ce qu’il donne à tâcher de comprendre, en même temps qu’il sait attiser la curiosité et le plaisir d’apprendre en s’amusant, en y prenant de plus en plus et de mieux en mieux le goût _

dont il montre à la fois la vertu _ illustrative _ et les limites _ le concept (auquel se hisser et à assimiler et comprendre) se distinguant de l’illustration et de la métaphore, qui aident cependant à l’approcher, cerner et incorporer sans raideur intellectuelle (qui serait un peu trop austère et janséniste) ; et tout cela avec le recul nécessaire sur chacun de ces divers plans et modalités de représentation mentale, d’« imageance«  de l’esprit en chantier _,

explique les mots _ c’est fondamental : le maître ne doit laisser (ni ne perdre) personne de ses élèves en chemin par incompréhension de mots, d’expressions ou de phrases ; pour cela il n’hésitera pas à varier ses propres formulations, en cherchant à vérifier d’un coup d’œil rapide leur incompréhension par certains, afin d’essayer d’au plus vite y remédier, dans la mesure du possible, et sans trop perdre de temps… _,

insiste sur les distinctions _ c’est crucial, en fixant utilement, en des déterminations effectivement assimilables, les esprits qui hésiteraient et demeureraient dans un flou les amenant à décrocher _,

signale à l’avance _ et prévient ainsi en partie _ les fautes et les mésinterprétations possibles _ fort utilement : on l’en remerciera !

Changeons de mode :

la personne qui sait enseigner

s’assure ponctuellement _ et quasi en permanence : le regard y suffit _ qu’elle est comprise _ la qualité du regard de l’élève servant ici de témoin, sur-le-champ ; afin de rectifier au plus vite le tir, sinon.

Elle répond aux questions _ cette aide-ci est plus qu’élémentaire ! elle est sacrée… _, tantôt amplement, tantôt brièvement _ selon l’estimation la plus objective et pertinente possible du besoin pédagogique du moment.

Elle parle pour tous les élèves _ du groupe-classe _ et non seulement pour quelques uns _ à nul moment ne laisser en chemin, ni perdre, personne ! Bien revenir chercher ceux qui sont en voie de s’égarer, en perdant le fil du cours…

Elle peut admettre en souriant _ toujours se mettre les rieurs de son côté… _ qu’elle ne sait pas tout _ nul n’a la science infuse ; tout savoir sans exception s’acquiert en devant toujours, en partie au moins, se construire (jamais seulement par pure réception passive, d’un autre, et tel quel ! ; une telle donnée ne pouvant jamais, ainsi passivement, « s’accrocher«  et demeurer en l’esprit, avec une réelle consistance et cohérence ; car il lui faut, pour demeurer disponible à l’intelligence du jugement en action, et très nécessairement, un champ (d’implantation) riche et vivant d’interactions et interconnexions entre données du savoir et d’une réelle et vraie culture ! qui s’étaye ainsi, par de telles interconnexions permanentes et vives, progressivement ; et accroît aussi ainsi la confiance (de même que la curiosité !) de celui qui apprend vraiment, dans cette situation joyeusement électrique de l’enseignement dans la classe… _,

mais montre toutefois qu’elle sait l’essentiel _ pour la leçon en cours, du moins, toujours forcément  partielle, ne serait-ce que dans un temps forcément toujours limité parce qu’imparti, au sein d’un ensemble qui le déborde et l’englobe _,

car elle sait formuler des règles _ de portée tant soit peu générale (réutilisables ou adaptables, ailleurs) _,

tirer des leçons _ ré-utilisables (et adaptables) pour (et par) l’élève _ de ce qu’elle expose _ toujours avec un recul suffisant _,

et faire le rapport entre ce qu’elle expose et ce que les élèves sont enclins _ au départ _ à penser _ c’est-à-dire opiner et seulement croire : afin de les en redresser quand c’est nécessaire, et ça l’est fréquemment, et toujours ludiquement et avec amabilité…

Elle réfléchit,

parfois tout haut _ le penser a bien des allures ; et on doit savoir prendre le temps de méditer (voire laisser l’esprit chercher, plus ou moins à l’aventure, en montrant l’effort et la joie de la patience, et d’expression-formulation, et intellectuelle (de constitution, rarement immédiate et simple) des thèses du penser-juger-expliquer un tant soit peu complexe mais fécond, démarqué des évidences premières, stériles) ; et avec de plus en plus de vivacité, si possible, au fur et à mesure de l’étoffement et approfondissement de l’expérience…) avant de se mettre en capacité de poser-exposer l’état alors (et toujours améliorable) de son juger _,

à la meilleure façon d’exposer les choses _ penser et exposer, dans le processus même de l’enseigner, n’est pas simplement réciter (ce qu’on sait, pour l’avoir simplement déjà appris ailleurs, et souvent de quelque autre, auparavant), mais savoir prendre le temps d’analyser, raisonner, réfléchir et juger, dynamiquement , et en le passant au tamis (méditatif activé) de ce que l’on devient capable alors, et ainsi, d’asserter et assumer ; et il n’existe assurément pas qu’une seule manière d’y procéder… Et en donner (à ses élèves, au sein du cours de la classe) un exemple vivant, est absolument essentiel à la dynamique éducative et à sa fécondité, tant à court, qu’à long terme, à l’aune de l’existence des adultes qu’ils seront, longtemps après, aussi…

Sur ces facteurs et leur très riche nouage, Denis Kambouchner donne de particulièrement passionnantes analyses en son magnifique chapitre « L’enseignement selon Foucault« , aux pages 301 à 329…

Elle n’est prisonnière d’aucune expression _ mais sait se détacher (parfois avec virtuosité, et toujours avec gourmandise, à partager…) de toutes : les varier sur-le-champ forme un excellent exercice et exemple de richesse à apprendre à forger, eux aussi, par les élèves ; cela devant ridiculiser l’obsession souvent totalitaire en son terrorisme du seul savoir (et réciter) par cœur…

Elle connaît diverses manières d’enseigner _ qu’elle est capable d’alterner, au besoin, comme pour le plaisir… _,

fait varier les exercices _ sachant jouer et surprendre, et d’abord ne jamais lasser _,

ménage des différences de temps et des rythmes _ la conscience de quiconque n’étant jamais uniforme ; cf ici encore l’exemple et modèle de ce que réussit le musicien en sa musique.

Elle montre qu’elle n’est pas la seule à enseigner _ l’élève pouvant toujours se référer, aussi, déjà, aux livres ; je suis personnellement partisan de la comparaison, à l’occasion et comme en s’amusant, avec ce que proposent les (meilleurs) manuels, et en les comparant, entre eux aussi : nul n’est jamais une perfection ; étant entendu que le jugement (de chacun) doit toujours demeurer vigilant et actif, ne devant jamais rien prendre (nulle thèse, nulle opinion) pour immédiat argent comptant ! _

et peut enseigner avec d’autres _ en un « horizon des esprits«  qui peut être réjouissant, y compris à travers ses différences, voire divergences : à chacun d’apprendre peu à peu à sereinement en juger…

Le bon professeur, dira-t-on encore,

traite ses élèves avec énergie _ il en faut beaucoup, en effet : mieux vaut ne pas être dépressif, ni trop mélancolique ; malheur à celui que sa forme du jour ou de l’heure trahit… _

mais aussi avec gaieté _ apprendre (comme vivre, exister ; mais les deux sont si intimement liés !..) doit toujours être une fête ! Cf le sublimissime passage que Montaigne consacre, avec beaucoup d’humour et d’ironie, à la fois !, à l’expression « passer le temps » dans l’ultime chapitre de ses Essais (III, 13, De l’expérience) : j’y reviens souvent ! _,

en tous les cas sans brutalité _ en s’efforçant de ne jamais céder aux impulsions d’énervement, voire de colère un peu trop chaude ! Prendre sur soi fait partie du sang-froid élémentaire nécessaire…

Il connaît la vie _ avec, si possible, largesse _,

au moins de manière intuitive _ sans débarquer de trop frais en terrain dangereusement un peu trop neuf alors pour lui… _,

c’est-à-dire qu’il sait _ avec un minimum d’avance, à fin de piloter-ajuster un peu mieux sa propre pratique, avec responsabilité ! _ ce qui résulte des gestes, des paroles, des événements _ et il doit s’efforcer de l’apprendre vite (avec toujours un poil d’avance sur ses élèves les plus vifs : et il y en a !)…

Il est précis et exigeant dans ses appréciations _ orales comme écrites : qui doivent être, en conséquence, justement détaillées, afin de se faire suffisamment comprendre (= avec assez d’efficacité pédagogique : c’est un facteur capital de l’autorité pédagogique à forger !).

Il peut moquer _ mais gentiment, et sans blesser jamais ! _ les manies,

mais ne déprécie jamais les personnes _ de ses élèves, auxquelles il doit toujours laisser leurs chances : demain sera un autre jour, comme pour tout un chacun, si elles apprennent à mieux s’y prendre… _ ;

autrement dit, il n’est jamais blessant _ c’est même là la première ligne jaune pédagogique !

Il pense que les voies d’une démarche rigoureuse _ de l’esprit _ ne sont fermées _ ad vitam æternam _ à personne _ certains élèves ayant (seulement…) besoin d’un peu plus de temps, ou d’effort de concentration, que d’autres ; mais rien n’est jamais absolument fermé ! Il est même des rétablissements spectaculaires, même s’ils ne sont peut-être pas le cas le plus fréquent ; mais tout professeur digne de ce nom doit vraiment travailler pour ces miracles-là… _,

et que chacun peut être amené à s’intéresser _ maintenant ou plus tard _ à ce qu’il reconnaît lui-même _ de son autorité professorale : responsable et crédible ; et on apprendra à lui faire confiance ! _ intéressant _ et qui l’est objectivement et universellement en droit ; le maître étant ici l’initiateur, le pédagogue au sens propre, qui met sur le chemin (celui d’une culture authentique et consistante)… Et on ne comprend que trop combien Denis Kambouchner doit durablement ferrailler avec les positions sinistrement relativistes d’un Bourdieu, ainsi que de celles de communautaristes, et leurs dégâts endémiques dans le fonctionnement de fait du système d’enseignement français, ces récentes années…

Il dit en somme à ses élèves : « tels que je vous vois, voici ce que je dois _ en conscience et probité : éducative, culturelle et civilisationnelle,  d’un même mouvement _ vous montrer.« 

Denis Kambouchner en déduit, page 53, que

« le bon professeur » (…) « réfléchit constamment _ voilà ! le processus est positivement infini… _ aux conditions dans lesquelles ce savoir (qu’il communique) est effectivement _ concrètement et hic et nunc _ communicable,

et ce, sous une forme qu’il faut concevoir _ pédagogiquement dans la pratique au quotidien du cours _ comme d’emblée _ oui ! et dans la richesse potentiellement infinie de sa complexité-subtilité dans le nouage des contenus, des méthodes et des relations interpersonnelles _ dynamique.

A quoi il faut immédiatement ajouter deux précisions :

d’une part si la certitude (certitude plénière et non simple appréhension _ la nuance est d’importance… _) de la nécessité _ voilà ! _ de cette communication _ en l’esprit du maître _ ne suffit pas toujours à emporter d’emblée _ et il y a tout de même toujours une certaine urgence : le temps de l’enseignement n’étant certes pas (jamais…) infini ; pas davantage qu’aucune vie… _ la conviction des destinataires _ les élèves _,

elle est néanmoins absolument nécessaire _ en l’esprit et la conduite du maître _ à l’installation de cette conviction _ en les esprits et les comportements de ses élèves.

D’autre part, dans la mesure où ce qui est à communiquer d’un certain savoir inclut des considérations d’histoire et d’horizon _ tant pour ce qui concerne ces savoirs eux-mêmes, en quelque sorte objectivement pris en eux-mêmes ; que pour ce qui concerne leur assimilation-incorporation par les élèves, en la variété de leurs situations respectives _,

ce savoir ne supporte aucune délimitation arbitraire ou conventionnelle _ déterminable, pas plus a priori qu’a posteriori : tout cela nécessite infiniment de souplesse et de liberté.

Non qu’il soit une totalité, et moins encore qu’il soit infini _ ce savoir _ :

mais, par définition, il ne peut être enfermé dans des limites déterminées _ parce que l’apprentissage-incorporation de cela (de ce savoir-là), au sein de la relation pédagogique d’apprentissage (impliquant le savoir lui-même, le maître, l’élève, le groupe-classe, ainsi que tout le reste du contexte de cette situation pédagogique, et qui fait partie du monde et du moment de l’Histoire et de la culture), ne peut pas être clos a priori, ni a fortiori une fois pour toutes.

Il ne peut pas s’agir d’un enseignement fermé _ voilà ! L’ouverture y est essentielle ! et même consubstantielle !

..

Ce qui précède suffit à montrer combien est arbitraire et forcée _ et fautive _ dans son principe l’opposition que l’on avance _ sinistrement _ encore aujourd’hui avec complaisance, entre le culte du savoir et le souci des élèves » _ qui constitueraient les priorités inconciliables et exclusives des uns et des autres _, pages 53-54.

Et à propos de ce qui « mobilise ainsi l’attention et les soins du bon professeur« ,

Denis Kambouchner poursuit, page 54 :

« pour autant qu’il s’agit à la fois _ et le nouage est déterminant ! _

de la substance d’un savoir,

des procédures qui en sont constitutives

et des formes de sa communicabilité

_ les trois à la fois ! il faut en effet bien mettre l’accent sur cette essentielle et consubstantielle liaison ! _,

ce qui préoccupe à titre générique _ de sa pratique d’« enseigner«  _ le bon professeur,

pourrait être appelé précisément _ très cartésiennement _ la Mathesis _ cf la Règle IV des Regulae ad directionem ingenii, à laquelle renvoie la note 2, aux pages 54-55 _ dans l’ensemble _ en leur nouage même _ de ses dimensions,

autrement dit l’élévation de sa matière à son plus haut degré de communicabilité

_ ce (processus d’« élévation« ) qui doit s’apprendre et se façonner progressivement, pour le maître, et dans la situation même (irremplaçable et au jour le jour) de l’« enseigner« , en face de, et avec, ses élèves, in concreto : cette « élévation de sa matière à son plus haut degré de communicabilité« -là se forgeant peu à peu, au fur et à mesure de l’« expérience » infiniment complexe, riche et subtile s’élaborant, jour après jour, heure après heure, moment après moment (et avec tels et tels élèves, toujours particuliers quelque part…), de l’« enseigner«  effectif…

C’est cette communicabilité _ du savoir (à enseigner) en toute la complexité et richesse de ses modalités concrètes d’enseignement sur le terrain (et sur-le-champ !) _ qui s’éprouve _ on ne peut davantage in concreto _ dans des moments déterminés _ et toujours spécifiquement typés, oui ! _ de l’enseignement ;

mais il n’est pas question qu’elle soit obtenue ou réalisée _ ni en quelque sorte « capitalisée«  sur papier _, par le maître ;

cf sur cela les absolument passionnantes analyses de Pascal Chabot, en son tout récent (magnifique ! je lui consacrerai un prochain article !) Global burn-out, pages 74 à 79 :

le «  »progrès subtil » qui concerne l’individu, son éducation, sa manière de vivre et de se soigner, d’enrayer ses névroses et d’imaginer la joie«  (page 75),

est de fait distinct du « progrès utile qui a cours dans les sciences, les technologies et la culture concrète » qui «  fonctionne par capitalisation. (…) Les artefacts forment un capital en accroissement constant que l’humanité exploite pour augmenter ses connaissances et son bien-être. Le caractère exponentiel et multilinéaire du progrès technique s’explique par le mécanisme du plus qui engendre du toujours plus, comme une boule de neige » (page 74) ;

or,  « à côté de ce progrès utile, il existe un type de développement « subtil », dont les lois obéissent à l’esprit de finesse plutôt qu’à celui de géométrie, et dont le terrain d’application n’est pas la matière, mais l’humain » (page 75) ;

il est donc « sensé de réhabiliter et de soutenir _ et ces termes sont encore bien faibles !!! _ , à côté du progrès utile, un « progrès subtil » _ voilà la distinction principielle ! dans le premier, il y a « capitalisation » mécanique ; alors que dans l’autre il y a « initiation » toujours recommençante ! ; ce qui ne veut pas dire pour autant inefficace, stérile, ni sans progrès…  _ qui concerne l’individu, son éducation, sa manière de vivre et de se soigner, d’enrayer ses névroses et d’imaginer la joie. Ces œuvres-là sont aussi _ voilà ! _ le lieu d’un progrès, même s’il est moins tangible _ et exposable matériellement _ que le précédent » (page 75) ;

car « ce progrès subtil ne bénéficie pas de la robustesse d’un processus qui se base sur un capital exponentiel. Au lieu de fonctionner par capitalisation, il opère par initiation _ voilà une autre distonction principielle ! _, car il faut à chaque fois tout reprendre au début. Ce progrès est le lieu des commencements (…)

Le savoir, dans les matières humaines, s’acquiert toujours longuement, car il n’est rien sans l’expérience. On ne peut progresser dans ce qu’il y a de plus subtil en la personne, à savoir la recherche d’un équilibre passionné et serein dans la relation au monde, sans y consacrer du temps. L’éducation est le fruit de la patience. Elle est le contraire d’un don instantané.

Il n’est pas possible (…) de télécharger le contenu du cerveau d’un enseignant dans celui de ses élèves. La solution n’est pas technologique. Et du reste, il n’y a pas de « solution », car il n’y a pas de « problème » ; mais seulement la vie qui passe à travers les générations, et qui est la matière de tous les humanismes«  (page 76) ;

or, de nos jours (ceux de notre post-modernité ultra-libérale), « la sphère fragile de l’humain connaît une pression énorme _ dépréciative : idéologiquement aussi _ de la part des puissances techniques et économiques. Elle ne peut pas se prévaloir de résultats aussi manifestes qu’un pont superbe, ou qu’une usine performante. On n’ y fait pas de profit _ financier, pour la poche des actionnaires _, on ne peut y prétendre à des rendements énormes.

Au contraire, le subtil frôle toujours le néant. Il est confronté aux extrêmes, aux commencements et aux fins.

La jeune mère se penche vers un enfant qui balbutie ses premiers mots. L’enseignant transmet un savoir à des élèves distraits, baladés dans l’immensité de la mémoire du monde où ils se cherchent en vain. Le médecin tente d’expliquer à son patient que toute chose a un terme. Il paraphrase la maladie, il verbalise le caractère cyclique de la vie.

Ce qu’ont de commun ces professions, c’est qu’elles aident à vivre. Elles accompagnent la personne dans ses progressions subtiles _ une subtilité que bien des cyniques feignent d’ignorer ! afin de mieux exploiter ceux qui la soignent et la cultivent… _ sur le chemin de l’existence, en ne s’épargnant pas la rencontre du tragique de notre condition : ignorance, mort, oubli, bêtise.

Toutefois, dans une société extasiée _ de plus en plus totalitairement, faute d’équilibres ! _ devant le triomphe du progrès utile, cette confrontation avec la fragilité des commencements paraît intempestive et d’un autre âge. Le progrès utile, lui, ne connaît pas le néant. Il ignore les cycles et ne se confronte pas aux délicats problèmes de l’origine. Il prospère _ et enrichit ses servants _ dans un développement exponentiel ; ce qui n’estpas sans conséquences. Car cette idéologie et ses tenants sont parfois fatigués _ et c’est là un euphémisme : excédés, carrément ! _ de l’humain, pour dire les choses sans détour » (pages 76-77) ;

« habitués aux ordinateurs et aux techniques rigoureuses, ils regardent _ de haut ! _ nos tentatives de vivre comme des œuvres _ ridicules et infructueuses _ d’amateur«  (page 78) ;

alors que, de leur côté, « les professionnels de l’aide ne sont pas dupes. Ils savent qu’ils s’investissent dans le secteur le plus difficile. Ils n’ignorent pas que la sphère des commencements, sécrétée par la cyclicité de la vie, est l’un des refoulés majeurs de l’humanité contemporaine. Ils en ressentent la pression morale, eux, les défenseurs légitimes d’un humanisme de plus en plus problématique.

Car l’impatience métaphysique _ en plus de socio-économique, des servants et thuriféraires de l’utilitaire et du profit financier sans limites… _ face à la condition humaine est grande. On ne manque d’ailleurs pas de leur signaler que leur participation au véritable (!) progrès de l’humanité est assez minoritaire, notamment en leur offrant des salaires qui permettent tout juste de payer les factures. L’argent reste _ lui, avec les perspectives de profit comptable le plus grand _ dans l’orbe du progrès utile : les capitalismes s’épaulent.

La logique instrumentale impose en outre à ces métiers de l’aide des tâches administratives supplémentaires et des logiques de rentabilité financière pour évaluer les prestations. Le subtil est _ ainsi _ colonisé. Ses défenseurs, parfois, ont les traits tirés«  (page 79) : des analyses qui viennent magnifiquement à l’appui de de celles de Denis Kambouchner, de même que de celles de Roland Gori, ce n’est pas la peine de le souligner… Fin de l’incise consacrée à l’excellent travail de Pascal Chabot à propos de l’idée de la communicabilité « non capitalisable » d’un savoir (ou penser) à enseigner. _

..

C’est cette communicabilité _ du savoir en l’art même de son enseignabilité, elle-même complexe et très riche ! _ qui s’éprouve dans des moments déterminés de l’enseignement,

mais il n’est pas question qu’elle soit obtenue ou réalisée _ ni « capitalisée« , et je reprends ici l’élan de ma phrase _

une fois pour toutes,

ni du reste qu’elle soit accessible _ à quiconque : élève ou apprenti maître… _

sur un mode purement impersonnel _ et transférable mécaniquement (voire algorithmiquement), et c’est crucial ! Cf Buffon : « Le style, c’est l’homme même« … Et c’est en cela que l’« enseigner«  est proprement un art, et sans cesse en chantier, comme toute créativité… ; et au cœur de ce qu’est l’humanité même, à son plus vivant, de l’humanité elle-même…

Le bon professeur approfondit

ou perfectionne continûment _ voilà ! _

la communication de sa matière _ parler (composer des phrases) comportant l’élan permanent, la dynamique d’un créer (le discours ; et cela en direction de quelque destinataire, plus ou moins présent, au moins à l’esprit du locuteur, quand ce destinataire du discours n’est que potentiel, parce que non physiquement présent, actuel) ;

parler comportant l’élan permanent, la dynamique du créer son discours (qui devra, au final de la phrase, afin d’être positivement recevable, s’avérer cohérent et consistant ; et il le sera !) grâce aux structures (syntaxiques) ouvertes et cohérentes et consistantes, au final, de ses phrases, comme le montre excellemment Chomsky _

dans un style qui lui est propre _ artistement, en fait, donc ;

et parler ne peut ainsi qu’être un art, même quand il n’est encore, ou reste, que malhabile et guère gracieux…

La Mathesis qu’il _ le bon professeur, donc _ a en vue _ en son « enseigner« … _

n’est pas elle-même une théorie

ni une connaissance

qu’on pourrait exposer  _ et par exemple résumer…

Il s’agit d’une Idée

au sens que Kant a donné à ce mot

_ d’une représentation puissamment régulatrice,

d’un « concept de la raison »

qui a avant tout une valeur dynamique _ oui ! _

et qu’aucun objet _ circonscrit, lui _ ne peut remplir.

Et dans la mesure où cette Mathesis n’est pas donnée,

ni telle qu’elle puisse être _ jamais _ donnée,

une forme d’idéalisme _ avec toujours le risque d’un accident, puisque sans filet de rattrapage absolument assuré _ restera au principe de tout enseignement dynamique« …

De l’admirable analyse par Denis Kambouchner du questionnement de Michel Foucault sur l' »enseigner« 

par rapport à l’aventure, plus libre et « érotique« , du « chercher« ,

notamment à propos des scrupules foucaldiens vis-à-vis de ses propres Cours (libres : ouverts à tous publics…), et aussi par rapport à l’agrément éprouvé aux Séminaires (aux participants-intervenants plus choisis), et les deux, Cours comme Séminaires, au Collège de France,

in le superbe chapitre « L’enseignement selon Foucault« , aux pages 301 à 329,

je pointerai ici ces magnifiques remarques de la conclusion, pages 328-329,

quant à la « leçon à retenir _ in fine _ de la part de Foucault«  _ selon la formulation de Denis Kambouchner page 328 _,

et contre la tentation de penser, pour Foucault lui-même (page 325) que : « enseigner, c’est _ seulement _ communiquer, avant de s’assurer _ pour validation quasi mécanique… _ qu’il est acquis, un savoir d’essence impersonnelle.

Pour l’essentiel, ce savoir est l’héritage ou le résultat d’un enseignement _ lui-même, pour l’essentiel, et seulement, déjà _ reçu.

Il est chose instituée _ et figée.

L’enseignant, qui reproduit _ seulement _ ce savoir,

et le reproduit afin qu’on le reproduise _ encore _,

ne veut rien savoir _ s’aveuglant en quelque sorte lui-même ainsi, par refus de s’auto-questionner si peu que ce soit à propos de ce savoir ; qui n’est plus, ainsi, que de l’ordre de la croyance et du croire… _

de ce qui serait de nature à le renverser _ invalider sa valeur de vérité.

Il est donc fermé à l’invention

et à la découverte _ péché suprême contre l’esprit !

Dire ce qu’on vient de découvrir _ de frais, en une recherche vivante _,

avancer _ courageusement _ des hypothèses,

dresser la carte _ vivante et en relief _ d’un travail en cours _ à la façon, par exemple de la Métapsychologie freudienne _,

c’est, à chaque fois, autre chose qu’enseigner :

c’est s’aventurer, provoquer, faire événement _ et voilà ce que valorise jubilatoirement Foucault.

La recherche est ici érotique par excellence _ voilà ! _,

elle ne fait qu’un avec le mouvement de la vie et de la pensée

_ l’enseignement et les savoirs scolaires sont du domaine, non pas proprement de la mort, mais des choses mortes et du renoncement à la vie  » ;

et alors même que,

et contre la lettre même de ce qu’a pu écrire Foucault,

Denis Kambouchner déduit de ses prises de position que (page 325 toujours)

« ce que Foucault a répugné à admettre, y compris dans son propre cas,

est que cette opposition elle-même _ entre « enseigner » et « chercher«  _ est abstraite et caricaturale ;

que « rendant compte » publiquement comme il le fait de sa recherche,

lui-même soit en réalité un maximum d’enseignant

_ et pas du tout « un minimum« , ainsi qu’il l’affirme et proclame : « je suis (…) un minimum d’enseignant » ! in l’entretien avec Jacques Chancel de Radioscopie, le 3 octobre 1975, page 318 (d’après Dits et écrits, tome I, page 1654) _ ;

et que,

d’une manière générale,

il soit pratiquement impossible d’enseigner sans chercher _ mais oui !

Et aussi bien, ce que Foucault semble avoir refusé d’envisager, s’agissant en tout cas de l’école,

c’est qu’un appareil « disciplinaire » tel qu’il le décrit

n’ait pas seulement des agents, des opérateurs, des mécaniciens… _ objets, courroies de transmission pure et simple, absolument passifs _

mais que tous ses agents soient en même temps ce qu’on appelle des sujets _ actifs et créatifs : oui ! _,

c’est-à-dire n’en soient pas absolument captifs«  !..

Voici donc « la leçon à retenir » de Foucault :

« Il y a d’abord de lui une leçon permanente et générale,

qui tient au refus foudroyant des rhétoriques ineptes,

à la profusion et à l’acuité des vues,

et à l’agilité d’esprit sans pareille

qui font, par exemple, de la lecture des Dits et écrits une expérience comparable à celle des Essais de Montaigne _ rien moins !!!


Mais on peut aussi faire état d’une leçon plus particulière

concernant l’école,

avec l’idée que là où il y a le plus de savoir,

il y a aussi _ oui ! et comment !! et ô combien !!! _ le plus de liberté et de libéralité.

Si l’on recherche un fonctionnement de l’école qui ne soit ni désuet, ni autoritaire, ni aveugle,

on l’obtiendra en rendant le savoir offert par l’école aux élèves

plus substantiel, plus dynamique, plus généreux

et comme tel plus réel _ wirklich, au sens de Hegel.

Cela ne suppose aucunement, tout au contraire, qu’on conçoive la culture scolaire comme une totalité fermée.

Avec son caractère nécessairement _ du moins en partie, statutairement _ normé,

cette culture _ de l’école et à l’école _ ne peut être _ pour reprendre les termes de l’Antiquité _ qu’une « culture préparatoire » _ propédeutique _

destinée à ouvrir sur une « culture perfective » _ plus poussée (et créative, potentiellement), ensuite, mais dans l’élan de la dynamique engagée ! _

de régime plus individuel et plus libéral.

Il faut donc qu’elle admette, sur un mode autre que conjuratoire,

qu’il y a quelque chose _ de vraiment substantiel (et parfaitement objectif) _ au-delà d’elle,

et d’une certaine façon qu’elle le montre

et le préfigure _ cette « culture scolaire« , déjà, dans ses contenus abordés comme dans les modalités joyeuses de sa découverte curieuse… _,

moyennant quoi sa propre normativité

sera aussi réfléchie, mesurée, raisonnable

qu’elle peut être _ et non aveuglément fermée et figée, ainsi qu’intimidante et paralysante, voire terrorisante _,

en même temps qu’elle fera place dans une certaine mesure

à la dimension « initiatique » _ oui ; nous retrouvons ici une autre intuition de Pascal Chabot, dans le tout récent (janvier 2013, lui aussi) Global burn-out _

qui hante _ mais comme une belle muse véritablement inspiratrice, non comme une sirène dangereusement traitresse _

et soutient encore

tout enseignement digne _ en effet ! _ de ce nom« , pages 328-329.

Tout cela,

dans la précision de sa probité patiente très éclairante,

et renouvelée de contribution en contribution, année après année,

est, à son tour, merveilleusement inspirant

et dynamisant…

En attendant, peut-être, un chapitre nouveau de Denis Kambouchner

sur ce qu’est l' »enseigner » selon Montaigne,

et un autre

sur ce qu’est l' »enseigner » selon Alain :

deux grands maîtres joyeux et positifs de la modernité réaliste

mais non machiavélique,

à propos de ce que doit être la place _ cruciale ! _ de la « culture de l’âme« 

dans la formation accomplie

de « sujets » vraiment « humains« 

épanouis…

Titus Curiosus, ce 14 mars 2013

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