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Ce que j’apprends d’un bon lecteur de « Qui t’aime ainsi » sur quelques rencontres d’Edith (dont le cousin Tibi, et le second de ses maris) entre son retour (de Bergen-Belsen) à Tiszabercel à l’automne 1945 et son débarquement à Haifa le 3 juillet 1948…

12jan

En poursuivant _ avec opiniâtreté _ mes recherches biographico-géographico-historiques sur le parcours de vie d’Edith Steinschreiber (Edith Bruck),

entre sa naissance, à Tiszabercel, le 3 mai 1931, et aujourd’hui, Rome, en sa résidence de la Via del Babuino,

afin de tenter de combler bien des lacunes de ma part, et qui ne manquaient pas de m’intriguer,

je suis tombé ce jour sur un passionnant article d’Olivier Ypsilantis, en date du 20 avril 2017, intitulé « En lisant « Qui t’aime ainsi » (Chi t’ama cosi) d’Edith Bruck 2/2« ,

qui m’a révélé plusieurs données concernant le parcours de vie et quelques rencontres marquantes,

entre, d’une part, la libération d’Edith, avec sa sœur Adel, du lager de Bergen-Belsen, le 15 avril 1944,

et, d’autre part, son débarquement _ plus ou moins seule : le « petit ami » rencontré sur le bateau (qu’elle nomme « Braun Gabi, de Budapest » (page 104) « avait disparu, et c’est tout juste si je l’aperçus sur un camion qui partit Dieu sait où« , lit-on, page 107… _ à Haïfa, en Israël, le 3 septembre 1948 _ ce que « Le Pain perdu« , ni pour ce lieu, ni pour cette date, ne m’avait pas appris…

 

Ce mercredi 12 janvier 2022, Titus Curiosus – Francis Lippa

La tâche infinie de l’intelligence des choses à infiltrer-pénétrer-percer : comprendre et s’entrecomprendre, ou Hélène Cixous, à nouveau, dans « 1938, nuits »

06fév

C’est à l’infini de la disponibilité « de l’encre et du papier en ce monde« 

_ pour reprendre un élément crucial de la situation que se donnait Montaigne en sa Tour d’écriture (Essais, III, 9, De la vanité) _

que continue de s’affronter, avec une immense générosité, la tâche que s’assigne,

depuis en quelque sorte toujours

_ tel un destin passionnément et librement assumé, et cela dès sa toute première enfance, ainsi qu’elle même le note, page 124 de 1938, nuits : « Toute ma vie ou presque, j’ai pris des notes, je ne sais pas pourquoi avant d’écrire j’écrivais, déjà dans les années soixante _ ou plutôt bien avant ! _ je notais des phrases d’Omi ma grand-mère, je ne relisais pas, ce n’était pas de la littérature, je ramassais des feuilles encore vivantes, je ne laissais pas tomber » : voilà !.. : « ne pas laisser tomber » ; jamais : la tâche (et avec, bien entendu, ses reprises, afin de toujours mieux comprendre) est en effet proprement infinie… Comme l’écriture via ses relectures infinies (et ajouts, en encres diverses), de Montaigne… _

Hélène Cixous,

cette année-ci _ 2018, en sa maison d’Arcachon _

dans l’écriture _ plus que jamais miraculeuse _ de 1938, nuits (aux Éditions Galilée).

Á propos de la frénésie d’écriture qui prend certains auteurs _ tel (pas mal par accident : il lui fallait vider son sac, et donner à l’avenir le maximum de détails de son précieux témoignage de l’horreur nazie qu’il venait de vivre) ; tel un Fred Katzmann, en mars 1941 _ qui narrent leur Erfahrtung _ le très important concept benjaminien dExpérience _ de l’horreur subie,

Hélène Cixous écrit, page 33 :

« L’auteur _ Fred Katzmann, au mois de mars 1941, à Des Moines, Iowa _ ne voulait pas perdre une seconde de parole _ à prendre maintenant, ou/et à noter du passé récent, encore frais dans la mémoire, pour se défendre du gouffre terriblement effaceur de l’oubli qui le menaçait… _,

il n’y aurait jamais assez de papier en ce monde _ voilà l’expression montanienne _ pour décrire _ voilà ! avec un maximum de précisions ; et la tâche, bien sûr, est immense _ toute la vérité _ en sa pleine et plus riche extension possible _,

ça se voyait ce que l’auteur voulait faire, disons Fred : un mémoire  _ Bericht _ qui ne négligerait pas un  _ seul _ instant, pas une _ seule _ goutte de sang, pas une virgule acérée,

 

car ce fut le temps Unique dans l’Histoire,

certains ont tout oublié, certains se souviennent de chaque minute de l’Unique, personne ne sait avec exactitude ce que c’est qu’oublier, ce que les souvenants oublient, ce que les oubliants n’oublient pas, combien de temps dure l’oubli, le souvenir,

l’auteur se souvient-il une fois pour toutes afin de pouvoir _ enfin, lui, pour se remettre à vivre en mettant tout cela à distance vivable… _ oublier,  » _ lit-on pages 33-34 ; on ne dira jamais assez combien la phrase-souffle d’Hélène Cixous est admirable !

Témoigner de cet Unique-là

constitue donc une nécessité et un devoir

absolus

pour les rares qui ont réussi à pouvoir en réchapper !

_ Primo Levi a dit, lui : Les Naufragés et les rescapés

Et déjà pour ceux qui n’en réchapperaient pas _ lire ainsi, parmi tant d’autres témoignages d’outre-tombe sacrés,

l’admirable Des Voix sous la cendre

Comme je l’ai, au passage pointé, dans mon article introductif d’avant-hier,

,

cet opus-ci, d’Hélène Cixous, 1938, nuits,

est à certains égards une simple suite _ -poursuite _ à _ de _ son dialogue-conversation continué(e) _ infernalement poursuivi (et paradisiaquement enchanté) _ avec quelques uns de ses plus proches _ dont sa fille et son fils, au présent de l’écriture, l’été 2018 à Arcachon ; mais aussi ses défunts bien aimés (sa mère Ève Klein-Cixous et sa grand-mère Omi Rosie Jonas-Klein) avec lesquels la conversation se poursuit très intensément _ ;

 

et, au tout premier chef, pour commencer, bien sûr, sa mère, Ève Cixous, née Klein (Strasbourg, 14 octobre 1910 – Paris, 1er juillet 2013) _ la reine pour jamais des interlocuteurs vibrants d’Hélène _ :

une redoutable et plus encore hyper-efficace interlocutrice,

avec son formidable inépuisable allant et répondant ! Quel extraordinaire punch !!! jusqu’en ses 103 ans…

Mais aussi, en un peu _ ou beaucoup _ moins loquace _ et répondante _,

sa tendre et chère _ et infiniment discrète (via les épreuves traversées de profondes meurtrissures) _ grand-mère, Omi : Rosalie (Rosie) Klein, née Jonas (Osnabrück, 23 avril 1882 – Paris, 2 août 1977),

parvenue dare-dare, et tant bien que mal, et avec quelques bagages, et presque in extremis, chez les Cixous, à Oran, à la fin du terrible mois de novembre 1938 _ du moins à ce qu’il me semble pour ce qui concerne sa date d’arrivée à Oran ; il faudrait mieux le vérifier ; mais cela me semble être juste…

Et c’est à Osnabrück surtout _ mais pas seulement, bien sûr ; probablement à Dresde aussi ; du moins pour Omi (et sa sœur Hete-Hedwig, et son beau-frère, Max Stern) _

que s’est jouée une partie importante du sort tragique de la famille maternelle _ côté Jonas, pas côté Klein _ d’Hélène,

durant les terribles années du nazisme

_ Osnabrûck, qui ne venait tout juste de s’ouvrir à des résidents juifs que depuis deux années à peine, en 1880, lors de la naissance de Rosie, en 1882 ; très peu avant qu’y naisse, en effet, le 23 avril 1882, la petite Rosalie Jonas, au foyer d’Abraham Jonas (Borken, 18 août 1833 – Osnabrück, 7 mai 1915) et son épouse Hélène Meyer (décédée à Osnabrück le 21 octobre 1925) : oui, en 1880 seulement. Jusqu’alors les Jonas, juifs, vivaient un peu plus loin d’Osnabrück, à Gemen-Borken ; les Juifs étant demeurés jusque là indésirables comme résidents à Osnabrück…

Comprendre !

Oui, c’est bien là le maître mot de la vie et de l’œuvre _ d’écriture, poursuivie depuis toujours _ d’Hélène Cixous, face aux énigmes et mutismes du monde, y compris _ ou peut-être même surtout _ le plus proche.

Ainsi, page 101, Hélène Cixous se confronte-t-elle à l’énigme de « ceux qui ne sont pas partis« , voire « sont partis puis revenus » ; tel son grand-oncle _ « Oncle André« , le frère aîné d’Omi : il lui est, en effet, assez emblématique de pas mal d’autres, dont le parcours semble lui être demeuré un peu plus obscur _ Andreas Jonas _ dit « l’oncle André«  par Ève _, parti en, puis revenu de, Palestine (ou Eretz-Israël) _ en 1936, après dispute avec sa tendre, pas si tendre que cela, fille Irmgard, qui vivait dans un kibboutz près du Lac de Tibériade, en Eretz-Israël _, se mettre « dans les mâchoires du Léviathan » (l’expression se trouve page 58 de Gare d’Osnabrück, à Jerusalem).

Page 58, mais cette fois de 1938, nuits, se trouve,

et à propos de Walter Benjamin _ dont le parcours a pu croiser celui de Siegfried Katzmann : peut-être « à Paris, en 1937, dans le café près de l’ambassade des États-Unis« , page 62 ; ou peut-être à une autre date (1935 ?) le doute demeure… _,

la phrase :

« Et pourquoi Benjamin reste ici où là _ réfugié en France _ jusqu’à ce que les dents du crocodile se referment sur lui _ cf sur son parcours si maladroit de fuite, le sublime Le Chemin des Pyrénées, de Lisa Fittko (paru aux Éditions Maren Sell, en 1987) _,

il a eu le temps d’écrire l’essai sur le charme des mâchoires… » ;

et page 107 :

« Il y en a qui partent, mais pas assez loin, c’est comme si on se déplaçait soi-même d’un KZ à un KZ,

quand Frau Engers va se réfugier à Amsterdam, c’est comme si elle venait cacher ses petits dans la gueule du loup » ;

et encore, page 116 :

« La grande Mâchine ouvre ses mâchoires et referme. Clac ! Cyclope amélioré » ;

 

et page 145 :

« la gueule de la mort« …

Ainsi, page 102, Hélène constate une fois de plus que

sa « mère _ Ève Cixous née Klein _ n’a jamais compris comment pourquoi sa _ propre _ mère Rosi Klein née Jonas ne comprenait pas » ;

quoi donc ? qu’il devenait _ en 1929, 1933, 1934, 1935, 1938… _ de plus en plus vitalement urgent de fuir ! Fuir, et au plus vite, et Osnabrück, et Dresde, et l’Allemagne. Fuir les mâchoires des Nazis !

Et Hélène en conclut _ et cela la chagrine passablement ! voire la poursuit… _ :

« je n’arrive pas à entrer dans l’intérieur d’Omi » ;

un peu plus loin, pages 109 à 119,

c’est « dans l’intérieur de Fred » que _ à défaut, donc, d’« entrer dans l’intérieur d’Omi » elle-même…vient

_ « mais faire Fred, c’est _ seulement, et par défaut… _ une excursion » (page 109), pour Hélène ;

même si c’est à cette principale et très essentielle, pour Hélène, fin de mieux comprendre (enfin ?) Omi, demeurée si longtemps en Allemagne, et se trouvant à Osnabrück (ou plutôt Dresde ? l’ambigüité demeure !) au mois de novembre 1938, dans la « mâchoire«  des nazis !, qu’Hélène s’est décidée, ici à cette « excursion«  qu’est « faire Fred«  ! _

se placer l’auteure :

« Je n’aurais jamais pu m’imaginer que je me glisserais _ ici, et cet été 2018, dans l’écriture de ce 1938, nuits _ dans l’intérieur de Fred »

_ un personnage peu pris au sérieux de son vivant par Hélène, ni même, déjà, par sa mère, pour laquelle Fred n’était qu’un commode compagnon (sur le tard de leur vie de retraités) de voyage d’agrément de par le vaste monde… _,

même si « faire Fred, c’est _ seulement _ une excursion » _ j’insiste, j’insiste : soit seulement un détour de l’écriture et l’imageance, à défaut de (et afin de, surtout), mieux comprendre vraiment, enfin, Omi « de l’intérieur« .

Laquelle Omi, toujours page 102, « ne voyait pas _ vraiment _ qu’elle ne voyait pas _ avec lucidité _ ce qu’elle voyait » _ de ses yeux ; oui, ce qui pourtant, là, sous ses yeux, aurait dû lui crever les yeux ! faute de comprendre vraiment ce qui s’offrait, là, à sa vue, juste sous ses yeux (« je n’arrive pas à entrer dans l’intérieur d’Omi, Nikolaiort 2, par la fenêtre _ à Osnabrück « Nikolaiort 2, par la fenêtre« , du moins, comme c’est fort bien spécifié là, page 102 ; mais Omi ne se trouvait-elle pas bien plutôt alors à Dresde ? Il y a une ambiguïté persistante pour moi _ elle donnait _ voilà ! depuis sa fenêtre de la maison osnabrückienne des Jonas _ sur l’horlogerie-bijouterie Kolkmeyer NSDAP en chef, elle ne voyait pas qu’elle voyait la bannière du Reich pendre jusqu’au sol, elle ne voyait pas qu’elle ne voyait pas ce qu’elle voyait « , page 102, toujours), mais bêtement (sans vraiment voir !), ce qui crevait pourtant les yeux d’autres un peu plus lucides qu’elle, Rosie ; mais pourquoi ? Faute d’en échanger un peu, si peu que ce soit, là-dessus avec d’autres ? Et de « s’entrecomprendre«  (le mot est prononcé page 101) avec eux ?.. Manquant cruellement de la plus élémentairement vitale lucidité, par conséquent.

Et je poursuis l’élan de la phrase que je viens de commencer à citer :

« Depuis 1938, elle ne voyait ni 1933 ni _ se profiler très vite, sofort... _ 1942

_ et la mort à venir à grands pas, cette seule année 1942, à venir si vite, de deux de ses frères et de deux de ses sœurs (à part l’oncle André, mort à Theresienstadt le 6 septembre 1942, je n’ai pas encore réussi à identifier de quel autre des frères Jonas et de quelles deux sœurs nées Jonas d’Omi, il s’agit là (même si son beau-frère, le mari de sa sœur Hete-Hedwig, Max Stern, le banquier, est effectivement décédé à Theresienstadt en 1942 (le 8 décembre 1942)… ; manque ainsi, pour les Jonas, l’éclairage d’une généalogie, telle celle donnée pour les Klein, aux pages 193-194, dans le cahier final, avec aussi des photos, de Photos de racines) _,

une femme si distinguée« …

« Tu m’écoutes ? dit _ une page plus loin, page 103 _ ma mère _ décédée depuis cinq ans (le 1er juillet 2013), cet été de l’écriture de 1938, nuits _,

à ces mots je me réveille de ma rêverie éloignée,

je n’ai pas écouté, quand ma mère me raconte _ le verbe est bien au présent ; c’est que la conversation avec Ève, décédée, oui, depuis cinq ans, se poursuit très effectivement ; Hélène converse bien et régulièrement avec elle ; même si c’est non sans de menues intermittences, qui ne manquent pas d’angoisser, voire de mettre en colère, Hélène (cf l’épisode narré à la page 10 du voyage en Cadillac d’Ève et Fred, à partir de Des Moines (en 2000)… _ la famille Flatauer, les Nussbaum _ de futurs assassinés d’Osnabrück _,

plus tard je ne pourrai si le fil, coupé, est perdu _ plus jamais remonter le temps _ pour, le retrouvant, en écrire-témoigner de ce qui a été autrefois si précieusement mais fragilement témoigné par quelques uns, parfois même un unique (cf Carlo Ginzburg : Un seul témoin ; où est superbement analysé et merveilleusement commenté l’adage du droit : Testus unus, testus nullus _

et à jamais je ne saurai pas comment finit l’histoire _ de ces personnes-ci, dont les noms prononcés n’ont pas été, une fois le fil de témoignage rompu (ne serait-ce que par inattention ou distraction), retenus, c’est-à-dire sauvés !.. (…)

Dans L’Iliade, tous les noms sont sauvegardés _ voilà ! par le récit, qui les retient, d’Homère _,

ici dans le poème effiloché _ magnifique expression ! _ d’Osnabrück, il y a des trous _ des lacunes ;

cf mon article du 17 juillet 2008 sur mon blog En cherchant bien, de la librairie Mollat :  : à propos de l’enquête menée à Objat, en Corrèze, par Jean-Marie Borzeix en son passionnant Jeudi saint, à propos de Juifs raflés par des nazis en 1944… _ partout,

on n’écoute pas _ le constat est assez général, et assez significatif, si l’on y réfléchit trois secondes ; si vient à manquer quelque témoin narrateur… ;

cf aussi, à propos de ce travail pour inlassablement combler les lacunes voulues par les assassins,

le magnifique travail du Père Patrick Desbois en son indispensable Porteur de mémoires _,

quarante ans nous séparent,

pas seulement entre temps et générations,

dans la rue même, dans la maison, à table,

il y a toujours ces épaisseurs _ quelle écriture admirable ! et quelle justesse du penser ! _ entre nous _ qui ne nous entrecomprenons pas assez à la façon des idiosyncrasiques monades de Leibniz, qui n’ont « ni portes, ni fenêtres«  _,

Omi n’écoute pas ma mère _ sa fille Ève, si pragmatique, invariablement, elle _,

ces larges étendues neutralisées qui entourent le moi d’une bande _ formidablement dangereuse _ d’indifférence _ anesthésie, cécité, surdité, inattention coupable, imbécile légèreté… : quelle qualité phénoménale d’expression ! _,

même la manifestation _ nazie _ de 1935 qui rassemble 30 000 Osnabrücker sur la place Ledenhof, c’est-à-dire toute la ville en âge de s’exprimer, ne propage pas jusqu’aux tympans de l’âme _ celle seule à même de comprendre vraiment les signaux (muets, hors discours) qui parviennent du corps _ son effroyable vacarme de mort

_ mais Omi se trouvait-elle alors à Osnabrück, au Nikolaiort 2 ? ou bien plutôt à Dresde ?.. _,

on n’écoute pas les nazis disent certains, on n’écoute pas les Juifs,

on n’écoute personne » voilà la terrifiante erreur, qu’il faudrait encore et toujours et en permanence avec le plus grand soin méditer : s’entrécouter et « s’entrecomprendre«  vraiment les uns les autres…

Ici, sur la mécompréhension,

et les terribles difficultés à « s’entrecomprendre » _ le terme, capital !, apparaît, en hapax, au bas de la page 101 _,

je veux remonter un tout petit peu plus haut, aux pages 100-101 :

« Mais on n’entendra jamais les réponses ou les explications de ceux-qui-ne-reviennent-pas à Osnabrück

parce qu’ils ne sont pas _ du tout _ partis _ et se sont bientôt trouvés pris, capturés, puis massacrés, enfermés-englués qu’ils étaient dans la nasse

(ou « la cage« , ou « le coffre, le Safe… », page 76, et c’est alors Ève qui parle avec une ironie acerbe

refermée (« Clac !« ) sur eux.

Les Nussbaum,  par exemple ? Et les Jonas. Et Raphael Flatauer ?

C’est à ceux-là _ les massacrés, privés de tombes, ceux-là, avec leurs noms gravés dessus _ que je m’adresse depuis des années

_ clame ici Hélène : au moins depuis l’écriture d’Osnabrück, en 1998 _,

à ceux qui sont restés _ encalminés, poissés, à quai _ quand leurs amis _ tel son ami Gustav Stein pour Andreas Jonas, le 23 octobre 1935 (voir les deux terribles tranquilles photos du cahier final de Gare d’Osnabrück à Jérusalem _ ont commencé à partir,

ceux qui ont accompagné leurs enfants ou leurs frères à la gare d’Osnabrück _ un lieu éminemment stratégique : la voie de salut de la fuite ; et ce n’est évidemment pas pour rien qu’un volume suivant d’Hélène Cixous, écrit l’été 2015,  s’est intitulé Gare d’Osnabrück à Jérusalem ! _ _,

ceux qui ont regardé _ du quai _ partir _ sans eux, qui restaient _ les trains vers toutes les directions de correspondance avec la France ou avec Amsterdam, car Osnabrück est un nœud ferroviaire (…),

ils sont restés sur le quai ils ont agité la main et souri (…),

et en rentrant à pied de la gare à Nikolaiort _ que surplombe, au n°2,  la belle, large et haute demeure des Jonas (Abraham, puis son fils aîné Andreas) à Osnabrück _,

que pensait _ donc, en son for intérieur _ Omi ma _ discrète et intériorisée _ grand-mère? (…),

ceux qui sont rentrés « à la maison« alors qu’objectivement on ne pouvait plus rentrer à la maison,

je ne cesse de me dire que je ne les comprends _ eux tous _ pas

_ et ce point-là est bien sûr décisif ! Et mieux encore : carrément obsédant-torturant pour Hélène.

Et pourquoi mon esprit revient-il _ en effet ! _ depuis tant d’années _ obstinément _

cogner à la vitre _ trop muette _

de cette scène ?« 

_ quelle langue admirable ! Nous sommes confondus d’admiration !

Et nous nous reporterons aussi, j’y insiste, au terrible (en sa pleine assassine innocence) cahier de photos offert en conclusion de Gare d’Osnabrück à Jérusalem, après la page 160 :

aux deux terriblement innocentes photos d’adieux d’Andreas Jonas à son ami Gustav Stein, le 23 octobre 1935, sur le quai de la gare d’Osnabrück….


Avec ce nouveau terrible constat de l’auteure, aux pages 101-102 :

« Selon moi, les Juifs d’Osnabrück fin 1938 ne comprennent pas _ non plus _ les Juifs 1940,

les Juifs selon les dates _ à nouveau quelle sublime cixoussienne expression ! _ s’entrecomprennent _ et ici plus encore !!! _ de moins en moins,

ils se font des signes _ mais pas assez parlants ; ou sans les bonnes phrases (d’un peu lucide avertissement ; ou de vraie compréhension rétrospective des tenants et aboutissants de l’idiosyncrasie, toujours complexe, des diverses situations…) ! _ sur les quais des trains, sur les montagnes, sur les rives,

ils s’appellent,

ils ne s’entendent pas »

_ faute de pouvoir déplier vraiment, en phrases, et en phrases effectivement prononcées, et si possible aussi vraiment entendues, leurs pensées et arrière-pensées, demeurant ainsi non pensées, faute d’être exprimées dans de vraies phrases, réellement déployées, et réellement échangées, et réellement entendues, c’est-à-dire vraiment comprises.

Mais était-il seulement possible de se représenter un peu lucidement en 1938 ce qui adviendrait en 1940 ? L’uchronie ne peut être hélas que fantasmatique ; et ne peut décidément pas être efficacement à 100 % prospective…

Une part, même si ce n’est pas le principal, du processus de la tragédie, réside aussi là : réussir à « s’entrecomprendre«  vraiment.

Ainsi, page 104, Hélène conclut-elle que

« jusqu’en 1938, Omi ne s’est pas _ vraiment _ rendue compte de la réalité d’Osnabrück (ou peut-être de Dresde) et l’Allemagne sous Hitler _,

sinon elle serait partie avant« …

Mais _ et cela sans cuistrerie, ni lourdeur, aucune _ un concept plus précis va bientôt apparaître et intervenir, cependant, dans l’intelligence un peu profonde de ce qui fut,

et via un auteur

avec lequel un des personnages, Siegfried Katzmann, a tenté d’établir un contact,

par lettre adressée à Vienne, probablement en 1938, mais hélas un peu trop tard _ Freud va quitter Vienne (pour gagner Londres) le 4 juin 1938 _,

en vue d’en recevoir un conseil ;

et lui aussi, Siegfried-Fred Katzmann, est peut-être, au moins alors, victime de ce que Hélène qualifie magnifiquement, page 95, de « démon du contretemps« 

_ quelle sublime expression, ici encore ! _

auquel, presque tous _ ajoute-t-elle _,

« nous obéissons comme des insensés«  ;

sauf Ève, toujours si lucide-réaliste-pragmatique, vive, et surtout prête, elle :

« ready, the readiness is all« , aime-t-elle proférer ;

même si elle attribue à Heine ce qui revient à Shakespeare (Hamlet, V, 2), page 10 de 1938, nuits :

cet auteur qu’a effectivement cherché à joindre par lettre Siegfried Katzmann

_ mais sans en obtenir de réponse : le « démon du contretemps«  ayant cette fois encore, en 1938, frappé ! _

étant Sigmund Freud

_ Freiberg (aujourd’hui Příbor, en Moravie), 6 mai 1856 – Londres, 23 septembre 1939.

À suivre…

Ce mercredi 6 février 2019, Titus Curiosus – Francis Lippa

« Dark », d’Edgardo Cozarinsky, ou comment l’irruption d’un « Hollywood sauvage et sans sous-titres » dans la vie d’un adolescent argentin accouchera d’un écrivain et cinéaste

12août

Poursuivant ma lecture des récits d’Edgardo Cozarinsky,

après Loin d’où

_ cf mon article du 8 août dernier : Admirable Loin d’où d’Edgardo Cozarinsky  _,

je viens de lire Dark (publié en 2016 ; et chez Grasset en traduction française, le 11 janvier 2017) ;

et commenterai ici la très juste critique qu’en a donné l’excellent Mathieu Lindon

dans le Libération du 20 janvier 2017:

Edgardo Cozarinsky, mineur de bas-fonds

EDGARDO COZARINSKY, MINEUR DE BAS-FONDS

Dark est un roman d’aventure et d’apprentissage _ oui, mais qui n’est pas vraiment ni une éducation sentimentale, ni sexuelle : seulement une importante ponctuation, durablement marquante en ses impacts à long terme, de la prime jeunesse _ auquel, indépendamment des faits précis, on _ c’est-à-dire nous, lecteurs _ accorde un caractère si autobiographique _ pour ce qui concerne le lien de l’auteur même à son personnage principal, qui s’auto-prénomme fictivement Victor en la fiction, et qui sera devenu un auteur « soixante ans plus tard« , au présent même du récit, en 2015 ou 16… _ qu’on le lit comme une vaste réponse _ de l’auteur à soi-même, d’abord : mais qui demeure ouverte, béante ; encore non classée… _ à la fameuse question : «Pourquoi écrivez-vous ?» _ oui. L’intrigue _ du passé de jeunesse rapporté _ se déroule dans les plus ou moins bas-fonds de Buenos Aires dans les années 50 _ oui ; un certain nombre de lieux (bars, bouis-bouis, bordels, cinémas, etc.) sont évoqués (et ainsi visités), en divers quartiers et faubourgs de la ville. Il y a deux personnages principaux. L’un apparaît sous deux avatars : âgé, il est dénommé «le vieil écrivain» ; adolescent, «poussé par un désir de fiction» _ l’expression, en effet très significative, se trouve à la page 28 _, il dit s’appeler Victor à l’autre héros, un inconnu _ inquiétant autant que fascinant du début à la fin _ quadra ou quinquagénaire, Andrés _ qu’un autre personnage, Franca (une croate), nommera plus loin, à la page 68, « Fredi«  _, qui lui adresse la parole dans un bar _ « l’Union Bar, aujourd’hui démoli, au coin de la rue Balcarce et de l’avenue Independencia« , à Buenos Aires (page 23, pour être précis dans la localisation)… «L’écrivain ne sait pas _ et ne s’en soucie guère ! _ si la chronologie de ce qu’il essaye _ c’est important : la tentative demeure toujours fragmentaire et partielle, grandement lacunaire _ de raconter _ rétrospectivement _ respecte celle des faits rappelés» _ page 65 ; « En revanche, il sait que la mémoire efface plus qu’elle ne garde. L’imagination, rusée, récupère tout ce que la mémoire a effacé et l’attrape _ très heureusement _ dans les filets de la fiction«  : ce que personnellement je nomme, en lisant bien Marie-José Mondzain, « l’imageance« . Et tel est bien le point (de ce récit) qui me paraît crucial !.. Pour le principal, il n’y a pas trop de doute, s’il s’agit _ pour l’auteur, suggère fortement le critique _ de faire comprendre _ tout en délicatesse, et sans la moindre lourdeur ; avec beaucoup de raccourcis ! et toujours fragmentairement _ comment l’adolescent est devenu _ voilà ! _ l’écrivain. Victor a aussi une cousine _ Cecilia, de trois ans plus âgée que lui. «Et avec ça, comment tu te débrouilles ?» demande-t-elle après quelques regards sur la braguette de son cousin _ page 47. C’est elle qui l’aidera «à atteindre _ in concreto _ la prestance _ purement technique _ nécessaire» _ page 48 _, lui indiquera «les mouvements qu’il trouverait très vite spontanément», et il se souviendra du «parfum de sa cousine, qui imprégnait draps et oreiller, et que de toute sa vie il ne retrouverait en aucun autre» _ pages 48-49. Andrés est au courant, car l’adolescent et l’homme mûr acquièrent vite une intimité _ entre eux deux _ reposant sur la vie _ passablement _ aventureuse _ et c’est peu dire ! _ de celui-ci, sur les découvertes _ à connotations érotiques, bien qu’indirectes, tout particulièrement _ qu’il propose à son jeune ami. Andrés est un homme à femmes, apparemment _ selon ses dires et ce qu’en laissent paraître aussi ses actes _, qui ne déteste rien tant que les hommes à hommes, mais un mystère, quand même _ c’est sûr ! _, pèse sur l’intensité de sa relation _ complexe à qualifier frontalement _ avec l’adolescent _ ce qui pose aussi, forcément, question : que cherche-t-il à ménager, et pour quelles raisons, en le jeune homme ?

Edgardo Cozarinsky est né en 1939 à Buenos Aires _ de parents et grands-parents émigrés d’Europe de l’Est _ qu’il quitta en 1974 pour Paris. Enrique Vila-Matas le présente ainsi en 2003 dans Paris ne finit jamais _ page 164 _, après avoir écrit le rencontrer souvent au cinéma : «Cozarinsky, un borgésien tardif selon Susan Sontag _ ?!? _ , était un exilé argentin qui semblait avoir fini par se sentir à l’aise dans son rôle _ un rôle ? ce n’est guère juste !… _ de personne déplacée _ ?!? Cf plutôt, outre les pages qu’il lui consacre en son indispensable Mes Argentins de Paris, l’article de René de Ceccatty Edgardo Cozarinsky, le voyageur sans terre cité en mon article du 8 août dernier : Admirable Loin d’où d’Edgardo Cozarinsky. Ecrivain et cinéaste _ c’est très important ! l’imageance et le fictionnel ne sont pas que littéraires ou romanesques, mais aussi cinématographiques !!! _, il vivait entre Londres et Paris, j’ignore où il vit maintenant, je crois qu’il ne vit plus qu’à Paris _ écrivait alors Vila-Matas, en 2003. Je me souviens que je l’admirais parce qu’il savait concilier _ voilà _ deux villes et deux activités artistiques […], je me souviens aussi que j’avais vu certains de ses films et lu son essai sur Borges et le cinéma, ainsi que son étude sur le ragot comme procédé narratif et d’autres textes, tous très captivants. Dix ans après avoir quitté Paris, j’ai admiré tout particulièrement son livre Vaudou urbain [traduit chez Bourgois, ndlr], un livre d’exilé, un livre transnational dans lequel il utilise une structure hybride […] A noter aussi cet étonnant dialogue entre l’auteur et un supposé interwiever, au chapitre 3 (pages 20 à 22 de Dark) : Dialogue sur le «kintsugi» dans Dark, avant qu’on en vienne à l’histoire de Victor et Andrés : «C’est l’art japonais qui consiste à remplir les fissures d’un objet brisé, de porcelaine par exemple, avec de la résine où on a dilué de la poudre d’or. Au lieu de dissimuler la fente, on la souligne avec une substance lumineuse, qui a parfois plus de valeur que l’objet même. C’est ainsi qu’on ennoblit l’objet : au lieu de cacher les cicatrices de sa vie _ expression à relever ! _, on les exhibe. – N’est-ce pas ce que fait _ rabouter-repriser et embellir-ennoblir… _ tout romancier avec sa propre vie ? – C’est ce qu’il tente de faire» _ page 22. L’expression « exhiber les cicatrices de sa vie«  est bien sûr à mettre en rapport avec l’expression ultime du texte, page 142 : « surnagent les restes d’un naufrage« 

Sexe, politique, exotisme, il s’en passe, dans Dark, et sous diverses perspectives _ plus ou moins intriquées, mais toujours très sobrement traitées. C’est cette multiplicité des points de vue qui fait aussi l’écrivain, qui en fait un privilégié, comme Andrés _ ou Fredi _ le dit à l’adolescent _ pages 98-99. «Ce pays _ l’Argentine des années cinquante _ est un cas désespéré. […] Mais ne te gâche pas la vie avec la politique, toi tu t’en sortiras, tu fais des études, tu auras une profession, qui sait, si ça se trouve tu deviendras un écrivain célèbre, respecté. Moi, en revanche, je suis un type qui n’est que de passage _ à jamais un migrant _, je l’ai toujours été et le serai toujours. Va savoir où je me retrouverai demain. Toi, si l’ordure t’éclabousse, tu t’en débarrasseras rien qu’en secouant les épaules. Moi, elle se colle à moi, elle me marque, si je ne fais pas attention elle m’écrase.» Alors, pour que «surnagent les restes d’un naufrage» _ c’est sur cette expression-ci que se termine justement le livre, page 142 _, il faudra que l’adolescent devienne écrivain _ et s’essaie, à sa façon singulière, tâtonnante, à « retrouver » à raviver-rédimer, tel le Proust de la Recherche, son propre « temps perdu«  _ cet écrivain qui, dans les premières pages du texte, victime d’une crise de panique, résiste à s’en remettre à un psy de quelque obédience que ce soit, «comment confier son âme à quelqu’un qui n’a pas lu Dostoïevski ni saint Augustin» _ page 8 _, prêtant à certains une inculture exagérée. On prétend que chacun se souvient de la première fois où il a dit «je t’aime». Mais la tâche de l’écrivain est à la fois plus simple et compliquée : il s’agit ici de remettre en scène la première fois où il a entendu _ entendu se dire à lui, jeune homme _ ces mots _ ici : « Je t’aime, morveux !« , page 139 _, dans quelles circonstances, avec quelle oreille, et quel autre mot _ « morveux« , donc… _ accompagnait cette très étrange déclaration _ in extremis : Andrès et Victor ne se reverront jamais plus de leur vie.

Mathieu Lindon 

Edgardo Cozarinsky
Traduit de l’espagnol (Argentine) par Jean-Marie Saint-Lu. Grasset, 142 pp.

Mathieu Lindon, je remarque, n’évoque ni le Vautrin, ni le Lucien de Rubempré, ni le Rastignac, de Balzac

dans cette genèse de cet écrivain _ et de sa sexualité, aussi… _ qu’est Edgardo Cozarinsky.

Il faudrait lire ou relire ici aussi Edmund White, qui lui aussi, a croisé notre auteur,

et en parle _ un peu…

Ce dimanche 12 août 2018, Titus Curiosus – Francis Lippa

Un vrai grand livre est un palimpseste : Retour à Lemberg, « un livre sur l’identité et le silence » et « les lacunes laissées en nous par les secrets des autres »…

02avr

Pour Annie,

pour Lara,

and, of course,

for « Dear Philippe« ,

sur le merveilleux visage duquel

rayonne le merveilleux sourire

de son merveilleux grand-père Leon Buchholz,

tel qu’il est bien visible, ce merveilleux sourire,

sur la photo de sa famille (Lemberg, ca. 1913)

_ très heureusement conservée, à travers toules les vicissitudes ! Leon avait neuf ans, et était le seul à sourire ! _,

à la page 47 du merveilleux Retour à Lemberg

Quel immense livre,

_ ce merveilleux Retour à Lemberg, de Philippe Sands _,

vient faire, au final,

la prodigieuse enquête _ de six années (de 2010 à 2016), et comportant chacune un retour (physique) de son auteur, Philippe Sands à Lviv-Lemberg-Lwow _

entrelacée,

entre les complexes _ et patientes : de très long souffle ! _ minutieuses reconstitutions des parcours de vie des juristes :

Hersch Lauterpacht (Zolkiew, 16-8-1897 – Londres, 8-5-1960),

Raphaël Lemkin (Ozerisko, 24-6-1900 – New-York, 28-8-1959)

et Hans Frank (Karlsruhe, 23-5 1900 – Nuremberg, 16-10-1946) _ éminent juriste, en effet, lui aussi, et auteur-inspirateur des lois du Reich nazi, en plus d’avoir été l’avocat personnel de Hitler _,

d’un côté

_ et il faudrait presque ajouter à ces parcours de juristes (se frottant tous les trois à la question de savoir s’il existe ou pas des limites, et lesquelles, à l’absoluité de la souveraineté des États),

la reconstitution, aussi (mais à venir, celle-ci !), du parcours de vie d’Otto von Wächter (Vienne, 8-7-1901 – Rome, 10-9-1949), qui lui n’était pas juriste, mais seulement avocat (il avait été le condisciple de Lauterpacht à la Faculté de Droit de Vienne à partir de 1919, une fois que, contraint de quitter Lwow parce que, à ce moment, assez bref, les étudiants juifs y avaient été proscrits de l’université, Lauterpacht s’était replié à Vienne, où il fut alors le disciple du très grand Hans Kelsen ; d’abord, von Wächter fut le meneur, à Vienne en juillet 1934, des nazis autrichiens qui assassinèrent le 25 juillet 1934 le chancelier Dolfuss ; ensuite, il fut atrocement efficace à Lemberg, à son poste de Gouverneur de Galicie, auquel il avait été nommé par Hitler lui-même le 22  janvier 1942, en son entreprise d’extermination (qui se voulait totale, pardon du pléonasme !) des Juifs de Galicie ; et cela jusqu’à sa propre fuite de Lemberg, à l’arrivée de l’Armée rouge, le 27 juillet 1944 ; l’enquête de reconstitution de ce brillant parcours meurtrier d’Otto von Wächter se poursuivant pour Philippe Sands, notons-le bien, puisque l’enquête sur ce personnage constitue la matrice du travail présent de son prochain livre…);

et ce côté-là est le côté le plus accessible, déjà un peu balisé qu’il est par les curiosités des universitaires, historiens et historiens du droit, du monde entier

_ mais Philippe Sands fouille plus loin et beaucoup plus profond, dans le devenir singulier, riche et moiré, des identités complexes, et, in fine, mal connues jusqu’ici , de ces trois  personnages, Lauterpacht, Lemkin et Frank, sur lesquels vient se pencher l’enquête merveilleusement fine et perspicace de son formidable livre _ ;

et, d’autre part, d’un autre côté,

la plus malaisée reconstitution,

face à la relative minceur _ et les lacunes ! _ des archives familales conservées, face aux difficultés à recueillir des témoignages des derniers vivants susceptibles d’apporter  quelque connaissance tant soit peu fiable et avérée sur un passé familial qui s’est considérablement éloigné ; et plus encore face à ce qu’avait été, sa vie durant, le mutisme intransigeant, quoique souriant (« C’est compliqué, c’est le passé, pas important« , page 39 _ et en français dans le texte ; Leon Buchholz a vécu quelques cinquante-huit ans à Paris : de janvier 1939 à sa mort, à l’âge de quatre-vingt-treize ans, en 1997 ; il était devenu français ; et vénérait la France ! _), de Leon Buchholz lui-même,

la plus malaisée reconstitution, donc,

du parcours de vie de Leon Buchholz (Lemberg, 10-5-1904 – Paris, 1997), le grand-père maternel de Philippe Sands

d’autant plus qu’un tel mutisme n’était pas seulement sien, mais celui, partagé, de la plupart des membres de sa famille ; à commencer, et surtout, par le silence (et « le détachement« , écrit Philippe Sands, page 38), compliqué d’une étrange complète absence de rire, de l’épouse de Leon, Rita ;

Rita, née Regina Landes (Vienne, 1910 – Paris, 1986), la grand-mère maternelle de Philippe ;

Rita, « sortie de nulle part« , constate, page 61, Philippe Sands, au moment de leur soudain mariage, à Vienne, le 23 mai 1937 (Leon venait d’avoir trente-trois ans ; et Regina-Rita Landes, née en 1910, en avait vingt-sept ; soudain, car nul témoignage (ni ancien, ni présent), ni document écrit, n’apporte le moindre éclairage sur les prémisses de cette union ; pas une seule photo antérieure avec Rita : leur première photo ensemble est la photo officielle de leur mariage, et sur laquelle, remarque Philippe Sands, page 61, « ni l’un ni l’autre ne sourit en ce jour heureux« …) ;

Rita, Regina Landes, donc, était « viennoise et autrichienne«  (page 61),

tandis que Leon, lui, né autrichien à Lemberg en 1904, était devenu ipso facto polonais par le simple fait du Traité international avec la Pologne, signé le 28 juin 1919 (un « document connu sous le nom de « Petit traité de Versailles »« , page 111 ; un Traité qui avait pour but de garantir et assurer la protection (menacée) des minorités résidant sur le territoire de la Pologne ressuscitée ; l’ancienne Pologne avait été en effet dépecée une troisième fois, le 3 janvier 1795, par l’Empire de Russie, le Royaume de Prusse et l’Empire d’Autriche, qui s’étaient partagés la totalité de ses territoires ; la Galicie, avec sa capitale Lemberg, ayant été donnée à l’Autriche) ;

et cela, en tant que natif, le 10 mai 1904, de cette ville qui, de Lemberg, autrichienne, venait de devenir Lwow, polonaise ; et alors même que, ayant fui Lemberg, prise par l’armée russe l’été 1914, Leon résidait depuis lors à Vienne, auprès de sa sœur aînée Gusta, qui y avait épousé l’année précédente, en 1913 donc, le viennois Max Gruber ;

mais la famille de ces Landes, apprendra-t-on incidemment plus loin dans le livre, avait, elle aussi, des racines à Lemberg en Galicie…

La mère de Rita, Rosa Landes, étant veuve, ce fut elle, ainsi que ses trois fils, Wilhelm (l’aîné, « dentiste de son état« , et père d’un petit Emil, né en 1933), Bernhardt (père d’une petite Susanne, née en 1932) et Julius Landes, les frères de Rita-Regina, qui, au début de l’année 1937, donc, « accordèrent la main de Rita à Leon«  (page 62) ; et « c‘était la nouvelle famille viennoise de Leon«  (page 62)…

Comment Leon et Rita avaient-ils bien pu se rencontrer, à Vienne, se plaire, puis s’épouser ce 23 mai 1937 ?.. L’enquête de leur petit-fils Philippe, narrée dans le livre, fait chou blanc sur ce point ; et eux-mêmes n’en ont jamais rien dit non plus à aucun de leurs proches parents ou amis, du moins parmi ceux qui ont survécu et auraient pu en témoigner auprès de Philippe, ou de sa mère Ruth… Le mystère continue donc de régner ici.

Leon Buchholz, donc, le propre grand-père, adoré !!!, de l’auteur :

« un homme généreux et passionné,

dont le tempérament fougueux _ voilà ! _ pouvait se manifester de manière brusque et inattendue« ,

ainsi commence la présentation-portrait de son cher grand-père Leon, qu’entreprend, à la page 39, son petit-fils Philippe ;

qui poursuit _ lui qui, né le 17 octobre 1960, aura eu trente-sept ans au moment du décès de son grand-père en 1997 ; et chaque année le londonien Philippe Sands, de double nationalité française et britannique, venait passer quelques jours chez (ou avec) ses grands-parents français Buchholz, à Paris : il a donc eu le temps, sur la durée, de bien le côtoyer et le connaître, et l’apprécier, l’aimer… _ :

« J’ai beaucoup de souvenirs heureux,

et pourtant l’appartement de Leon et Rita _ situé vers le milieu de la rue de Maubeuge, non loin de la gare du Nord, à Paris _ ne m’est jamais apparu comme un lieu joyeux _ voilà, et cela en très net contraste avec le tempérament « généreux et passionné«  du grand-père Leon ; soit une conjonction d’éléments de base de l’énigme du couple (de presque cinquante ans de durée : 1937 – 1986) de ses grands-parents, à élucider, pour leur petit-fils. 

Jeune garçon _ dans les années soixante _j’en sentais _ de cet appartement _ déjà la lourdeur,

une tension _ voilà… _ faite d’appréhension _ de quoi donc ? _

et imprégnée du silence qui remplissait l’air _ mais les lieux parlent.

Je ne venais _ de Londres à Paris _ qu’une fois par an _ aux vacances _,

et pourtant je me souviens _ tout spécialement _ de l’absence _ endémiquement pesante _ de rires » _ en ce lieu de vie des grands-parents Buchholz…

et cela, donc, d’un autre côté,

un côté forcément plus restreint et peu ouvert aux débats _ et c’est un euphémisme ! _et d’abord à l’intérieur même du cercle des proches _ que ce silence devait avoir, semble-t-il, pour intention de protéger ! _,

le côté, donc, de l’histoire intime un mot qui va se révéler crucial ! _ de la propre famille _ Buchholz – Flaschner – Landes – Gruber, etc. _ de l’auteur, Philippe Sands ;

et cela à travers aussi, et peut-être surtout, le parcours de vie (ainsi que les souvenirs _ tamisés et plus ou moins transmissibles en fonction des époques et de l’avancée en âge de chacun _ à propos de ses parents, Leon et Rita) de sa propre mère Ruth, née _ le 17 juillet 1938, à Vienne _ Ruth Buchholz ;

Ruth, au départ éminemment chahuté de Vienne _ le 22 juillet 1939 _, à l’âge d’un bébé de tout juste un an _ un an et 5 jours _, et voyageant en train de Vienne à Paris sans personne de sa famille pour l’accompagner, son père se trouvant déjà à Paris, et sa mère étant restée à Vienne : comment fut-ce possible ? C’est à peine croyable !.. Et pourquoi était-ce son père, et non pas sa mère, qui allait prendre en charge, et tout seul, isolé, à Paris, un enfant si petit ? Il y a assurément là de quoi s’interroger !

Ce que résume bien le témoignage (pages 66 et 67), récent, je suppose, du cousin _ né à Vienne en 1933 _ Emil Landes _ chirurgien-dentiste de son état, comme l’était son père Wilhelm (le frère aîné de Rita), ainsi que l’ami d’enfance (l’expression se trouve à la page 499) à Londres, d’Emil, Allan Sands : le mari de Ruth et père de Philippe… _ :

«  »Comment Rita a-t-elle pu vivre à Vienne _ seule : sans son mari Leon, parti à Paris dès janvier 1939 (comment et pourquoi ?) _  jusqu’à la fin de 1941 ? » _ s’interroge Philippe. Son cousin _ en fait le cousin germain de Ruth _ Emil, qui _ lui _ avait quitté Vienne _ pour Londres avec ses parents _ en 1938 l’année de ses cinq ans _, ne se l’expliquait pas _ lui non plus, quand Philippe est venu, assez récemment, je suppose, au début de son enquête, peut-être en 2010, le consulter là-dessus. « C’est un mystère, et cela a toujours été _ mais depuis quand ? _ un mystère« , m’a-t-il dit doucement. Savait-il que Leon et Rita n’avaient pas quitté Vienne ensemble ? « Non. Ils ne sont pas partis ensemble ? » me demanda-t-il. Savait-il que Rita était restée à Vienne jusqu’à la fin de 1941 ? « Non » _ rien n’avait donc filtré de cela dans cette famille Landes non plus…

Et aussi :

« Je n’ai absolument aucune idée de la manière dont ton grand-père _ Leon _ s’est arrangé _ remarque bien intéressante : Leon était un homme aussi remarquablement discret qu’intelligent et courageux, au milieu d’effroyables menaces _ pour quitter Vienne« , me dit Emil, le cousin de Ruth.

« Et j’ignore comment il a pu permettre à sa fille _ un bébé (juif, qui plus est !) de tout juste un an _ de quitter Vienne _ quant à cet exploit-là, l’enquête nous en apprendra davantage un peu plus loin : Leon était admirablement ingénieux ! et audacieux !

Et Leon participa aussi, mais sans en faire état non plus, à la Résistance en France ; cela, il a fallu que son petit-fils le déduise de ses patientes et rhizomiques recherches, et de quelques témoignages qu’il est parvenu, avec un peu de chance aussi, à obtenir ; notamment à partir du décryptage d’une photographie d’un cortège lors d’une cérémonie en un cimetière : il s’agissait du cimetière d’Ivry-sur-Seine ; et c’était le 1er novembre 1944 ; Leon y figure juste derrière le général de Gaulle !.. (pages 86 à 88) _,

ou comment ta grand-mère _ Rita, la tante d’Emil, et juive elle aussi… _ a pu s’échapper » _, Philippe découvrira plus tard que ce fut le 9 novembre 1941 : « le lendemain, les « frontières du Reich allemand furent fermées aux réfugiés », toute émigration cessa et toutes les voies de départ furent bloquées. Rita partit à la dernière minute » : le caractère énigmatique de ce départ (au bon moment !) du Reich allemand de Rita, ne faisait donc que se renforcer… (ce sera à la page 74) ;

tout cela, cependant, ce n’est pas frontalement que nous l’apprendrons ; nous devrons en rester à des suppositions à partir de quelques indices, principalement une série de photos, datant (mais il aura fallu aussi l’établir !) de l’année 1941, et conservées chez elle par Rita, d’hommes vêtus de Lederhosen (culottes de cuir) et de Weissstrüpfe (hautes chaussettes blanches) : « signe, je le sais maintenant, de sympathie pour les nazis. Dans un tel contexte, ces chaussettes prenaient une allure sinistre« , commente Philippe Sands, page 256 ; et d’hommes se tenant en la compagnie de Rita dans un jardin d’un beau quartier du centre de Vienne (voir la photo, page 256), au décisif chapitre V, L’Homme au nœud papillon, pages 245 à 258. Ce beau jardin viennois, Philippe Sands, l’ayant localisé, le visitera : il jouxte le splendide immeuble du 4 Brahmsplatz, où résidait cet homme au nœud papillon dont on peut voir la photo à la page 241. Ces photos ont été découvertes par Ruth, sa fille, « parmi les papiers de Rita, après sa mort en 1986 » ; et Ruth « les avait ensuite rangées avec celles de Leon _ décédé, lui, en 1997 _ dans un endroit où elles étaient restées durant une décennie« , avant que Philippe ne les découvre à son tour, en 2010, et cherche à les comprendre, en sa méthodique et minutieuse enquête, où le moindre détail devient un magnifique (et indispensable) indice (page 247). Fin de l’incise.

Confiée par sa mère, Rita, à une étrangère, une anglaise, dont on commence par ne connaître que le nom, Miss Tilney

_ un nom inscrit à la-va-vite sur le quai de la gare de l’Est, sur un petit bout de papier jaune (la photo de ce document se trouve page 159), griffonné probablement dans la perspective, pour Leon, d’un contact ultérieur _,

la petite Ruth, née donc à Vienne le 19 juillet 1938, arrive à Paris, à la gare de l’Est, le 23 juillet 1939, à l’âge de tout juste un an, mais sans sa mère Rita, demeurée, elle, à Vienne ; Rita, quant à elle, ne retrouvera son mari Leon et sa fille Ruth, à Paris, qu' »au début de l’année 1942 » (page 75), en pleine Occupation ; et alors qu’elle avait quitté le Reich _ ici demeure un trou spatio-temporel de deux mois, plutôt étrange … _ le 9 novembre 1941 : « le lendemain _ 10 novembre 1941, et par décision d’Adolf Eichmann _, les « frontières du Reich allemand furent fermées aux réfugiés », toute émigration cessa et toutes les voies de départ furent bloquées. Rita partit _ ainsi _ à la dernière minute _ tiens donc ! Sa fuite fut, soit très chanceuse, soit préparée par une personne informée _ j’ajoute donc ici ce commentaire très parlant de Philippe Sands à la citation commencée de donner un peu plus haut ! Je ne sais pas écrit Philippe Sands, page 74 _ quand Rita arriva à Paris ni comment elle y parvint. Sur le Fremdenpass conservé par Rita en ses papiers _, il n’y avait ni tampon ni explication. D’autres documents confirment cependant qu’elle a bien retrouvé son mari à Paris au début de l’année 1942″ (pages 74-75)

_ soit quasiment deux mois après son entrée, probablement par la Sarre, en France :

« Le 14 août _ 1941, à Vienne _, on délivra à Rita un Fremdenpass, valable pour un an, lui permettant de voyager, de quitter le Reich et d’y revenir. Bien qu’elle fût enregistrée comme Juive, le tampon J rouge n’y figurait pas. Deux mois plus tard, le 10 octobre, la police de Vienne l’autorisa à quitter le pays, et elle partit pour Hargarten-Falck, dans la Sarre, à la frontière entre l’Allemagne et la France _ voilà.

Le voyage devait avoir lieu _ elle le savait ! _ avant le 9 novembre. La photo du passeport montre une Rita terriblement triste, les lèvres serrées, les yeux pleins de pressentiment. J’ai trouvé une copie de cette photo dans les papiers de Leon ; Rita l’avait envoyée de Vienne à Paris. Au dos, elle avait inscrit : « pour ma chère enfant, pour mon enfant en or » (…) Avec, un peu plus bas, ce commentaire : « Pour quitter Vienne, Rita a dû bénéficier de l’aide d’une personne ayant des relations«  (pages 73-74). Fin de l’incise.

Et Rita, Ruth et Leon étaient juifs tous les trois…

Leur survie à Paris sous l’Occupation nazie fut, elle aussi, forcément problématique ; comme l’avait été l’existence de Rita, juive, à Vienne, dans le Reich, au cours des trois _ très _ longues années précédentes : 1939-40-41 _ de séparation du couple qu’elle formait avec Leon

L’énigme à décrypter se précise peu à peu _ step by step.

Qui est donc cette Miss Tilney

qui s’est chargée de convoyer par le train de Vienne à Paris, la petite Ruth, ce bébé d’un an à peine, à son père Leon ?

Cette énigme-ci sera résolue.

Mais d’autres au moins aussi étranges, et à multiples rebondissements, viennent vite s’y adjoindre et jalonner le somptueux récit palpitant de cette enquête tant historico-juridique qu’intimement familiale _ ces deux pans de la même quête entremêlés, croisés, alternés _en ce merveilleux Retour à Lemberg

_ cf mes trois précédents articles d’approche, des 23, 29 et 31 mars derniers :

«

»

»  _ ;

je n’en suis qu’à ma troisième lecture de ce livre passionnant et si riche,

et je découvre à chaque fois de nouveaux micro-détails

avec de nouvelles macro-connexions à opérer

en fonction de nouveaux éléments de contexte que je découvre, au fils du récit, et dont je prends de mieux en mieux conscience, par ces connexions mêmes, et dont je me souviens de mieux en mieux, aussi ; mais c’est cela, lire vraiment un texte, c’est-à-dire découvrir, parcourir et déchiffrer les couches successives de matériaux d’un palimpseste ; matériaux directement issus des vies des personnes dont sont observés à la loupe, comme ici, les parcours, et se découvrant, dès que l’on creuse un peu ; cela pouvant même se réaliser au corps défendant de l’auteur, et à son insu :

ainsi, par exemple, pourquoi le prénom du frère cadet (Marc) de Philippe, n’est-il jamais prononcé dans le livre, les deux fois que celui-ci est pourtant évoqué ? Cf à ce propos, la précision que Philippe Sands lui-même donne dans un article sien The Diary: Philippe Sands du Financial Times du 3 juin 2016 :

At an event in London earlier this week, it was a relief to reach the part where I could make a few remarks.
I took the opportunity to express, very publicly, feelings of fraternal love towards my brother, who has put up with years of queries about obscure family memories for things I’ve written.
 
Later, over dinner at nearby Fischer’s — where the Wiener schnitzel wins out over all competition — he thanks me for my nice words,
then asks whether there was a particular reason he got no mention in the acknowledgments for my latest book.
I want to set him straight, but am unable to do so after leafing through the relevant pages.
Aghast, I immediately email my publishers with a corrective insert, extolling the virtues of my brilliant brother Marc, the finest.
Knopf in New York replies, asking if he is my only brother. “This information affects whether to use restrictive or non-restrictive commas,” they explain. I take an instant decision not to consult our father.
Et pourquoi Marc Sands n’est-il pas, non plus, cité dans la liste pourtant apparemment exhaustive des Remerciements de l’auteur à tous ceux qui lui ont apporté une aide, si menue ait-elle été (parfois même un seul mot !), donnée aux pages 499 à 505 de Retour à Lemberg ?… Fin de l’incise _ ;

chaque relecture apporte donc son lot de nouvelles connexions à essayer, comme autant de pistes s’offrant à explorer…

Après le bref Prologue : Une Invitation (pages 23 à 33 = 11 pages),

ainsi que le tout premier et très important _ fondamental et probablement principal ! _ chapitre I, Leon (pages 37 à 91 = 54 pages),

les chapitres impairs suivants, tous brefs,

_ et que l’on aurait pu superficiellement penser ne constituer que des chapitres de transition, pittoresques et anecdotiques, afin de pimenter le récit principal, qui est celui de la grande Histoire _,

sont consacrés à des personnages apparemment secondaires et fugaces _ ils ne réapparaîtront pas _, de témoins ou comparses _ probablement annexes… _ de l’intrigue familiale _ celle réputée a priori par nous secondaire _,

soient les chapitres III : Miss Tilney de Norwich, pages 161 à 182 = 12 pages) ; V : L’Homme au nœud papillon (pages 245 à 258 = 14 pages) ; VII : L’Enfant qui est seul (pages 321 à 328 = 7 pages) ; et IX : La Fille qui avait choisi de ne pas se souvenir (pages 375 à 384 = 10 pages),

chapitres qui constituent comme autant d’étapes de la démarche d’enquête familiale du petit-fils de Leon et Rita, quant au parcours de vie, notamment pendant la guerre et sous l’Occupation, de ses grands-parents…

_ je pense ici à la très belle enquête d’Ivan Jablonka à propos du parcours de vie (et de mort ) de ses grands-parents paternels, en Pologne, puis à Paris (sous l’Occupation), en son passionnant Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus _ une enquête ; cf aussi, sur ce beau livre, mon article du 9 avril 2012 : »

Et je pense aussi à l’enquête superbe, encore, et de par le monde entier, de Daniel Mendelsohn, Les Disparus (le livre est paru en 2006 aux États-Unis, et en 2007 pour son édition française) ; cf mes deux articles des 8 et 9 juillet 2009 : «  et » ; rédigés suite à ma lecture du livre suivant de Daniel Mendelsohn paru en français, en 2009 (mais l’original était paru aux Etats-Unis en 1999), L’Étreinte fugitive

Et aussi, forcément, à ce chef d’œuvre absolu que sont les travaux éblouissants de Saul Friedländer : L’Allemagne nazie et les Juifs, volume 1 : Les Années de persécution 1933-1939, paru en 1997, et volume 2 : Les Années d’extermination 1939-1945, paru en 2008 ;

précédé de son très beau Quand vient le souvenir, paru en 1978 ; et suivie de son merveilleux Où mène le souvenir _ ma vie, paru en 2016 ;

sur cette somme, cf mes deux articles en suivant des 16 et 29 septembre 2016 : «  et »

Et sur l’histoire de la Galicie,

consulter aussi l’admirable travail de Timothy Snyder Terres de sang _ l’Europe entre Hitler et Staline ; et mon article du 26 juillet 2012 : «

Cf aussi, à propos de ma rencontre avec le Père Desbois, le 31 janvier 2008, à Bordeaux, pour le colloque Les Enfants de la guerre, ainsi que ma lecture de son terrible Porteur de mémoires _ sur les traces de la Shoah par ballesces articles du 12 novembre 2008 et du 9 juillet 2009 : « … ; et »

Auparavant, j’avais lu, terrifié, eu égard au silence radical de mon père, né à Stanislawow le 11 mars 1914, l’impressionnant roman de Wlodzimierz Odojewki (Poznan, 14 juin 1930 – Piaseczno, 20 juillet 2016) Et la neige recouvrit leur trace, paru aux Éditions du Seuil, en 1973…

Un des premiers souvenirs de mon père, raconte ma mère (qui vient d’avoir cent ans le 11 février 1918 : quelles dates !), c’est celui de l’entrée des cosaques, sabre au clair, dans la cour de la maison de ses parents, à Stanislawow, en Galicie, au pied des Carpates ; sa mère Fryderyka (native de Lemberg, et fille de Sara Sprecher, de la famille Sprecher, de Lemberg…), ayant pu sauver à temps le petit Benedykt, traumatisé à vie… Au cours d’un épisode de ces guerres austro-russes d’alors ; j’en ignore la date…

Fin de cette longue incise bibliographique (et personnelle, aussi) ; et retour à Retour à Lemberg.

Nous serions donc, de prime abord, tentés de recevoir ces brefs chapitres impairs comme faisant fonction de virgule, de pause, entre les principaux et gros chapitres _ les chapitres pairs _, parties prenantes, eux, d’un récit _ de portée universelle, lui _ de la grande Histoire, celui de la vie et de l’œuvre (mêlées), de ces deux grands juristes du droit international que sont Lauterpacht et Lemkin, ainsi que de la vie et de l’œuvre (de mort) du nazi important _ juriste de formation, lui aussi, et principal concepteur du statut juridique des lois du régime nazi ! et ce point est fondamental du point de vue du Droit… _, qu’est Hans Frank, un des principaux accusés (et condamnés) du procès de Nuremberg

soient les chapitres II, Lauterpacht (pages 95 à 158 = 64 pages) ; IV, Lemkin (pages 185 à 242 = 57 pages) ; VI, Frank (pages 261 à 327 = 66 pages) ; VIII, Nuremberg (pages 331 à 371 = 41 pages) ; et X : Jugement (pages 387 à 440 = 54 pages) ;

et juste avant le bref et tranchant Épilogue : Vers les bois (pages 441 à 453 = 13 pages).

Ces chapitres impairs, presque anodins _ historiquement _ par rapport aux chapitres pairs de la grande Histoire, comportent de menus, mais décisifs éléments _ ou détails _ d’énigmes, se présentant, à chaque étape de l’enquête, comme un défi à résoudre, et se révélant bientôt, l’un après l’autre, comme autant de pièces-ressources successives de la résolution du puzzle familial dont pas mal d’éléments étaient, bien sûr, cachés, soigneusement tenus secrets par les uns et les autres, et pour divers motifs _ des Buchholz,

amenant,

sinon toujours la pleine résolution frontale des étrangetés et énigmes (aux éléments se clarifiant pas à pas) _ l’auteur, en très fin avocat qu’il est, répugne à asséner de massives résolutions au lecteur, préférant laisser celui-ci mariner un moment dans ces bizarreries et difficultés à s’orienter au sein de ce qui se révèle peu à peu, en effet, un puzzle ; puis se faire lui même, à partir du dossier d’éléments d’abord épars, puis assemblés peu à peu et réunis par l’auteur, ses propres conclusions de lecteur, d’autant mieux assertées ainsi, et alors, en ce processus de découverte progressive par lui-même ! _,

du moins, de quoi se faire une idée un peu approchée _ mais sans trop lourdement y insister, de la part de l’auteur : un très filial respect demeure aussi très présent, quand la compréhension finit par se faire jour ! _ de ce que cachaient des secrets longtemps tus _ car trop douloureux à porter à une lumière trop vive _ et donc tenus floutés, laissés plutôt à esquisser, à un peu de distance et en arrière-plan ;

et dont quelques très menus signes-détails seulement affleurent, laissés, avec infiniment de pudeur et de délicatesse, à peine perceptibles, et dans les blancs du discours (ou dans des gestes ou expressions du regard surpris au vol) plutôt que dans des paroles explicites et nettes ;

comme en témoignent, si l’on y prête bien attention, les mots de commentaire contenus, mais fermes cependant et pleinement assumés, de la nièce de Leon, Herta Gruber-Peleg, à Tel-Aviv (« ni surprise, ni choquée« , commente la scène Philippe Sands, page 383) ;

et plus encore, bien sûr, le « sourire entendu » (page 384) sur le visage de Ruth, la mère de l’auteur, se souvenant de sa propre rencontre en Californie _ dans les années 70, m’a précisé de vive voix Philippe Sands _, avec Max, l’ami de jeunesse viennois de son père…

_ Ruth s’est mariée jeune, elle avait 18 ans, en 1956, à un londonien, Allan Sands, le meilleur ami de son cousin Emil Landes, immigré à Londres, à l’âge de cinq ans, en 1938 ; Allan et Emil, amis d’enfance, ont tous deux été étudiants en dentisterie, puis chirurgiens-dentistes… Et à l’instant où j’écris cela, je m’aperçois que le nom de Sands est comme pré-inscrit dans celui de Landes.

Pas mal d’humour, riche d’amour et de générosité, dans cette discrétion subtile et délicate, est assurément bien là, présent, chez les Buchholz, et à travers les générations qui se succèdent : Leon, Ruth, Philippe et maintenant les enfants de Philippe Sands et Natalia Schiffrin.

Rien n’est ici trahi, 

du moins pour ce qui concerne les actes de Leondont certains héroïques : je veux parler ici d’actes de Résistance, durant les années d’Occupation, à Paris, même si rien n’en sera vraiment précisé, ni a fortiori étalé par lui-même _ et pas davantage dans le récit que s’efforce d’en recomposer très filialement ici, son petit-fils Philippe…

Il s’agit de l’infatigable travail de Leon à l’UGIF, l’Union Générale des Israelites de France

_ dont le récit est rapporté aux pages 82-83, avec aussi cet épisode : « Brunner nommé à Paris le 9 février 1943, afin d’intensifier le processus de déportation des Juifs de Frances’étant personnellement rendu dans les bureaux du 19 rue de Téhéran _ de l’UGIF _ pour superviser les arrestations, Leon lui avait échappé en se cachant derrière une porte » ; récit transmis à Philippe par sa chère tante Annie, qui le tenait de son mari, Jean-Pierre, le frère cadet (1947 – 1990) de Ruth _ ;

ainsi que de ses liens avec les Résistants du groupe Manouchian, membres des MOI, les Francs-Tireurs et Partisans de la Main-d’Œuvre Immigrée

_ rapportés aux pages 87-88 : « Un membre de l’affiche _ l’affiche rouge d’Aragon, rendue célèbre par la chanson de Léo Ferré _ m’était familier _ rapporte Philippe Sands, page 88 _, Maurice Fingercwajg, un Juif polonais de vingt ans. Je connaissais ce nom : Lucette, une amie de ma mère avec qui elle allait à l’école tous les matins après la fin de l’Occupation, avait épousé Lucien Fingercwajg, le cousin du jeune homme exécuté. Le mari de Lucette m’a appris plus tard que Leon avait eu des contacts avec le groupe _ voilà _, mais il n’en savait pas davantage. « C’est pour ça qu’il est parmi les premiers dans le cortège du cimetière d’Ivry », m’a dit Lucien » _ dans ce cortège, Leon se trouve juste derrière le général de Gaulle, sur une photo (page 87) prise le 1er novembre 1944 à Ivry : « De Gaulle avait visité le Carré des Fusillés, le mémorial des combattants résistants exécutés par les Allemands pendant l’Occupation » (page 86) ; une photo que Leon avait conservée en ses papiers, et « la première que j’ai vue dans le salon de ma mère avant le voyage pour Lviv« , l’été 2010, indique Philippe Sands, à la recherche passionnée, désormais, de toute ce qu’avait eu à surmonter, en sa vie, ce grand-père adoré, depuis son départ de Lemberg…


Rien n’est trahi.

Tout au contraire ; une parfaite piété filiale _ Leon n’appelait-il pas Philippe « mon fils  » ? (page 39)vient, et toujours discrètement, s’accomplir.

Et par ce lumineux livre-tombeau

à son grand-père,

le petit-fils fait pleinement droit à ce que fut la vérité profonde de la vie de Leon

Halleluiah !

Le second exergue, à la page 10, du livre,

en l’occurrence, et en tout premier lieu, une extraordinaire citation des psychanalystes Nicolas Abraham et Maria Torok, extraite de L’Écorce et le noyau _ à la page 427 de l’édition dans la collection Champs des Éditions Flammarion _ :

« Ce ne sont pas les trépassés qui viennent hanter _ voilà ! _,

mais les lacunes _ fantômales _ laissées en nous _ sans que nous, qui les subissons, y puissions, du moins tout d’abord, grand chose ! _ par les secrets des autres« 

_ sur ces lacunes mêmes, cf mes articles des 16 et 17 juillet 2008, à propos de Jeudi saint, de Jean-Marie Borzeix : «  et » _ ;

ainsi que,

et un peu plus loin, à la page 12 de la Préface à l’édition française du livre _ et seulement elle ! Et le titre français de ce récit d’enquête, Retour à Lemberg, me semble, aussi, bien plus parlant que le titre originel East West Street _ On the Origins of « Genocide » and « Crimes Against Humanity », en déplaçant l’accent à la fois sur le lieu parfaitement identifiable de la ville de Lemberg-Lviv (un carrefour de tensions toujours très vives pour notre Europe, et face à la Russie), et sur la très concrète démarche d’enquête (avec d’inlassables « retours » physiques de l’auteur qui y poursuit très concrètement ses recherches autour d’Otto von Wächter), plutôt que sur la question plus théorique (même si elle est, bien sûr, très importante !), de la genèse des concepts du Droit international ; et même si les enjeux d’application de ces derniers, surtout, sont, plus que jamais en 2018, considérables ! pour une plus effective démocratie, on n’y insistera jamais assez… _,

la double expression suivante :

« Retour à Lemberg est un livre sur l’identité et le silence _ résume ainsi splendidement ce qui en fait le principal et l’essentiel, Philippe Sands !

Et nous découvrirons, peu à peu, qu’il s’agira aussi, fondamentalement (même si ce n’est pas théorisé par l’auteur), de la formation et du devenir des identités personnelles, toujours potentiellement ouvertes et dynamiques, perçues et appréhendées, ici, à travers celles des principaux protagonistes (surtout Leon, Lemkin et même Frank ; un peu moins Lauterpacht ; mais même aussi l’identité plastique de la personne de l’enquêteur-narrateur lui-même, par rapport, notamment, à l’identité ressentie plutôt que consciemment connue, de son grand-père, Leon… ; et sa merveilleuse capacité de sourire et de presque tout surmonter…) ; même si parfois, voire souvent, il arrive à certaines, ou même à la plupart, de ces identités en mouvement de ces personnes-personnages de Retour à Lemberg, de se fermer, puis demeurer, fixement, refermées (névrotiquement), faute, alors, d’assez de capacité dynamique et dynamisante de plasticité et de ré-ouverture, ou résilience, en elles, ces identités personnelles… Savoir rebondir… Et ces enjeux-là de plasticité et dynamisme de nos identités, nous concernent, bien entendu, chacun et tous, sans exception ! ; et cela aussi en fonction, forcément, des contextes (sociaux et culturels : complexes et mouvants, eux aussi ; et cela sein de l’Histoire générale, qui nous porte et emporte ; parfois nous soulève, et parfois nous pèse, ou nous engloutit et détruit), à commencer par les comportements et réactions des autres, et des autres en groupe (un phénomène auquel Raphaël Lemkin est particulièrement sensible ; lire ou relire ici, aussi, le Masse et puissance d’Elias Canetti, un autre contemporain (1905-1994) important de cette Europe centrale…) ; de ces autres auxquels notre moi a l’occasion, d’abord, et occasion positive, de plus personnellement s’identifier et former, subjectiver (cf par exemple le processus dintrojection de Mélanie Klein), mais aussi, d’autres fois, de parvenir à se déprendre, se libérer, s’extirper d’une emprise nocive, névrotique, ou perverse… Etc. _ ;

mais c’est aussi une sorte

_ à la John Le Carré (par exemple dans le sublime Comme un collégien) ; et il se trouve, en plus, que John Le Carré est un voisin et ami, à Londres, de Philippe Sands... _

de roman policier

c’est-à-dire une patiente et très déterminée enquête, à passionnants rebondissements, obstinément menée par l’auteur (qui nous la détaille _ et l’attention au moindre des détails est en effet capitale ! _, en presque la moindre de ses démarches, et nous y fait participer ainsi, magnifiquement !) au cours de six années de déplacements de par le monde (et à Lemberg et Zolkiew, en Galicie, désormais ukrainienne, tout particulièrement),

à rechercher et décrypter de très nombreux documents d’archives qu’il fallait d’abord repérer et dénicher (sans rien laisser passer d’important…), rassembler et réunir, comparer et connecter entre eux, pour parvenir, ainsi mis en rapport, à les faire vraiment parler ! Et parler implique toujours un contexte (hors-champ : à impérativement éclairer), ainsi qu’une adresse (à des personnes déterminées, spécifiquement motivantes…) ; et la pratique plurivoque de son métier d’avocat a bien aidé Philippe Sands en ces diverses tâches d’enquêteur-décrypteur, puis auteur-compositeur de son récit !

Et s’efforcer, plus encore urgemment, de recueillir, à contresens du temps filant à toute allure des horloges biologiques des vies

_ « But at my back I always hear

            Time’s wingèd chariot hurrying near« ,
s’exclamait To his coy mistress le poète Andrew Marvell… _ ;
et s’efforcer de recueillir tant qu’il est temps, et en sachant aussi à l’occasion les provoquer, d’irremplaçables témoignages (parfois d’un seul mot !), quand est en train de s’achever, pour ce qui concerne les exactions de la Shoah principalement, ce qu’Annette Wiewiorka a nommé l’« ère du témoin«  (cf son livre de ce titre) ; mais, cela, pas seulement à l’égard de meurtres de masse ; cela peut concerner aussi les menues existences les plus privées, certaines expériences les plus intimes, en la singularité la plus discrète ou secrète, des rapports les plus personnels des individus, à d’autres, avec d’autres, avec certains autres, qui leur sont chers, ou qui veulent leur peau !.. Les affaires de l’intimité peuvent elles aussi se dérouler sur des fonds de violence, aussi bien dans le déchaînement de leur effectivité objective que dans le vécu le plus inquiétant ou affolant de leurs ressentis _

mais c’est aussi une sorte de roman policier

à double entrée :

la découverte des secrets de ma propre famille _ autour des liens affectifs noués, et plutôt en secret, à Vienne, par son grand-père Léon, d’une part, et sa grand-mère Rita, d’autre part (chacun de son côté) ; et ce seront bien là les clés de l’énigme familiale du couple (un peu atypique, au final, mais peut-être pas tant que cela…) des grands-parents Buchholz… _d’une part,

et, d’autre part, l’enquête de l’origine _ ou plutôt de la genèse… _ personnelle _ de la part, cette fois, des deux inventeurs de ces concepts décisifs du droit international contemporain, à partir de 1945 : Hersch Lauterpacht et Raphaël Lemkin _ de deux crimes internationaux _ ou plutôt de leur dénomination et surtout détermination juridique officielle ; mais il fallait, bien sûr, et extrêmement précisément, les déterminer ! _ qui m’occupent _ lui, Philippe Sands _ dans ma vie professionnelle _ d’avocat spécialisé plaidant en ces matières dans des procès on ne peut plus effectifs _ au quotidien,

le génocide _ le néologisme a été créé de toutes pièces par Raphaël Lemkin, qui le propose pour la première fois en son livre Axis Rule in Occupied Europe, achevé de rédiger le 15 novembre 1943 (page 231), et publié un an plus tard, en novembre 1944 (page 235) _

et le crime contre l’humanité«  _ avec Hersch Lauterpacht (dont le livre An International Bill of the Rights of Man parut, lui, en juin 1945), René Cassin, qui fut le principal concepteur (dès ses années de la France libre, à Londres, auprès du général de Gaulle), puis rédacteur principal de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 ; René Cassin, donc _ dont je suis un ami de la famille, et d’abord de son neveu Gilbert Cassin _, en partage la paternité de conception et dénomination ; mais Hersch Lauterpacht était, lui un juif de Galicie, devenu, aussi, à Cambridge, un très pragmatique britannique ; alors que René Cassin préfère lui, en bon français qu’il est, et à Londres, auprès du général de Gaulle, raisonner et agir en termes de principes universels… Mais leur profond souci et le plus effectif possible du Droit, est bien le même…

Philippe Sands précisant alors :

« Au lecteur de décider

si l’enchevêtrement _ dans la (très heureuse !) rigoureuse alternance des chapitres impairs concernant les Buchholz, et pairs concernant les grands juristes, Lauterpacht et Lemkin, puis Frank et le déroulé du procès de Nuremberg (un grand merci, ici à Victoria Wilson, son « éditrice parfaite : attentive, aimante et sceptique, elle n’a cessé de me vanter les mérites de l’écriture lente, je lui en suis très reconnaissant« , page 505)  _ de ces deux histoires toutes deux passant par cette même cité de Lemberg-Lwow (aujourd’hui Lviv), et à des moments qui les concernent, directement ou indirectement, chacun et tous, et sous la pression tragique des mêmes causes ! _n’est dû _ ou pas _ qu’au hasard

_ ou bien, plutôt, et aussi !, à quelque(s) conjonction(s) de facteurs personnels (d’identité et subjectivation) communs prégnants, liés certes au lieu et au moment, et aux milieux, menaces et actions armées d’autres (= les autres, en groupes surtout ; et c’est là-dessus qu’insiste Lemkin pour l’incrimination de génocide, que, lui, identifie à partir du modèle de l’exemple arménien de 1915 (pages 194-196…) ; mais aussi, peut-être, à d’autres facteurs plus personnels et intimes, voire singuliers (et facteurs puissants de notre identité ! ou identification…), pouvant être, aussi, lourds de violences, et déjà de menaces, qui y interviennent, là encore, plus ou moins directement ou indirectement, de la part surtout, il est vrai, de groupes… C’est que « nul homme n’est une île«  ! selon l’expression de John Donne. Et c’est fondamentalement au sein même des échanges avec les autres (à commencer par celui de la parole, en l’apprentissage de la langue, puis de toute la culture… ;  ainsi que des regards), mais aussi de tous les autres signes, y compris corporels et les moins conscients, avec nos proches, d’abord (puis d’autres ; qu’il faut apprendre à apprivoiser ; et avec lesquels s’accorder plus ou moins…), que nous, humains, nous formons et forgeons peu à peu, et continûment, notre identité de personne-sujet (qui est ainsi ouverte, et non pas fermée)… Et sur cette articulation-là, Philippe Sands, avec une très grande humanité et merveilleuse délicatesse, creuse loin et profond, et profondément juste, en son balancement très mesuré entre le poids de ces divers facteurs d’identification...

Et, de plus, et encore, nous sommes ici sur le terrain de droits (et pas de simples faits bruts) : de droits (à revendiquer et soutenir) à faire naître et apparaître d’abord, délimiter et faire reconnaître, d’abord théoriquement et en droit positif, puis à faire entendre, respecter et protéger très effectivement, sur le terrain, cette fois, quand d’autres les bafouent et les violent ! Et osent théoriser sur ces abus, tel le Calliclès du Gorgias de Platon, ou tel Carl Schmitt : un cran philosophique au-dessus du médiocre Hans Frank… Cf aussi le riche Masse et puissance, d’Elias Canetti…

Et au passage, nous pouvons comprendre le conseil de Léon à son cher petit-fils Philippe (page 38 : « Leon m’encouragea à faire du droit« ), c’est-à-dire consacrer sa vie professionnelle la plus effective au Droit, et la défense vigoureuse et argumentée, la plus concrète, des droits… Cf aussi, plus tard, et à la page 437 : « Leon était ravi de mon choix de carrière« … Mais, ici, et cette fois avec son œuvre d’auteur, et auteur de ce si éloquent Retour à Lemberg, Philippe Sands donne encore beaucoup plus d’ampleur à la mission reçue de son cher grand-père. Et c’est très émouvant.

Le sens des faits _ avec la lucidité et la clairvoyance qui le conditionnent, ce crucial et fondamental « sens des faits«  _

et les détails (le diable, nous le savons, sait s’y cacher ! mais c’est aussi là qu’il se fait démasquer !) _ de ce voyage qui va d’Est en Ouest et retour

_ (East West Street _ On the Origins of « Genocide » and « Crimes Against Humanity » est le titre originel anglais de ce Retour à Lemberg… : East West Street étant la traduction anglaise du nom polonais de la rue principale de Zolkiew, berceau de la branche maternelle, les Flaschner, de la famille de Leon Buchholz (mais la maison des Lauterpacht, les parents de Hersch, se trouvait dans cette même rue de Zolkiew !) ; une rue qui s’est appelée, à diverses périodes de domination germanophone : autrichienne, puis allemande-nazie, LembergerStrasse…  _

est en partie au moins _ une affaire personnelle » et cela, déjà, pour chacun des protagonistes de ce récit : les juristes-concepteurs, qui sont aussi de très pragmatiques acteurs des nouvelles conceptions du Droit international, à la création duquel ils ont décisivement contribué alors ; les traqueurs-prédateurs nazis ; et les traqués et victimes (quelques uns parvenant à en échapper, mais la plupart des autres, pas), juifs surtout…

Et c’est un immense mérite de ce livre qu’est Retour à Lemberg, que de réussir à nous faire approcher, encore une fois avec une extrême délicatesse, ces facteurs personnels et intimes, d’identité, profondément « humains« , jusque dans les amours un peu compliquées et chahutées, de certains, et même de la plupart, des protagonistes pris ici comme objets d’analyse fouillée en cette enquête extrêmement minutieuse, même un Hans Frank ; tous impliqués, à divers degrés, et ne serait-ce que dans leur famille, dans les violences et soubresauts annexes de l’Histoire collective ; sous les regards réels (ou potentiels) d’autres, des autres, ainsi que de groupes se conglomérant (cf, par exemple, ici, le Masse et puissance, d’Elias Canetti) ; afin de mieux comprendre la part de ces facteurs humains et inhumains, tant dans les comportements effectifs que dans les jugements sur eux…

Bien sûr,

au départ de l’enquête menée par Philippe Sands ici,

il y a cette invitation universitaire _ au printemps 2010 : l’Ukraine indépendante (et surtout sa partie le plus occidentale, la Galicie et sa ville principale, Lviv) s’ouvrait alors un peu à l’Europe de l’Ouest… _ faite à l’avocat de droit international spécialisé en affaires de génocides et de droits de l’homme qu’il est

_ et qui découvrira la ville de Lviv à la toute fin du mois d’octobre 2010, et y prononcera sa conférence dans la salle même où se trouvèrent, étudiants, Hersch Lauterpacht et Raphaël Lemkin durant le cursus de leurs études de droit (de 1915 à 1919, page 104, pour Lauterpacht ; et de 1921 à 1926, page 192, pour Lemkin) ; de même que se trouva, aussi, dans cette même salle, Hans Frank, pour un fameux discours prononcé là le samedi 1er août 1942 (pages 293 à 295, avec deux photos) : « c’était l’anniversaire de l’incorporation de Lemberg dans le Gouvernement général _ que dirigeait Hans Frank _, comme capitale du Distrikt Galizien, germanisé depuis peu _ à partir de l’été 1941, et le déroulé de l’opération Barbarossa. (…) Le principal objectif de Frank était de restaurer _ à son profit de Gouverneur Général de (toute) la Pologne occupée _ un régime civil sous la houlette ferme _ et c’est un euphémisme ! _ du gouverneur _ de Galicie, à Lemberg _ Otto von Wächter… » _ son subordonné ; page 291 _

par la Faculté de Droit de l’Université de Lviv, et à propos des conceptions nouvelles, depuis 1945-46 _ et le procès de Nuremberg _ de ce droit.

Mais, ce qu’ignorent encore, ce printemps 2010 de leur invitation, les instances invitantes de Lviv,

c’est que, d’une part, les deux inventeurs de ces concepts, Hersch Lauterpacht (1897 – 1960) et Raphaël Lemkin (1900 – 1959), sont tous deux étroitement liés à leur ville de Lviv

_ Lauterpacht est né à la très proche Zolkiew (LembergerStrasse) le 16 août 1897, et gagna Lemberg, avec ses parents, en 1910, afin d’y faire ses études (dont le début de celles de droit, à l’université, de 1915 à 1919 ; en 1919, pour causes de mesures antisémites polonaises à l’université, il dut partir pour Vienne afin d’y poursuivre et terminer ces études de Droit : auprès du grand Hans Kelsen) ; mais ses parents continuaient, eux, de résider à Lwow (où ils y furent raflés, en août 1942, pages 144-145) ; quant à Lemkin, lui est venu à Lwow, en octobre 1921, afin d’y faire, lui aussi, ses études de droit : la prohibition des éudiants juifs de 1919 avait alors cessé, du fait de l’application du Traité des droits des minorités ; et dont il sortit diplômé le 20 mai 1926 _,

mais, mieux encore,

les invitants ignoraient aussi, et d’autre part, que leur invité, l’avocat londonien Philippe Sands (né à Londres en 1960, y vivant, y exerçant son métier d’avocat et d’enseignant à l’université, ainsi qu’y résidant toujours),

avait lui aussi de très étroits liens avec la ville de Lviv _ des liens familiaux et culturels (juridiques !), même si ces liens étaient encore assez vagues pour lui-même, à ce moment d’octobre-novembre 2010 : son grand-père Leon, en effet, ne lui avait pas dit un mot, pas plus du détail de ses dix années de petite enfance passées à Lemberg (de sa naissance, le 10 mai 1904, à son départ de la ville, au mois de septembre 1914, fuyant les armées russes) que du détail des vingt-quatre années suivantes de sa jeunesse passées à Vienne (de son arrivée chez sa sœur Gusta Buchholz-Gruber, en septembre 1914, à son départ (tout seul !) pour Paris et la France, au mois de janvier 1939).

puisque son grand-père maternel, Leon Buchholz (1904 – 1997), lui aussi, était né à Lemberg (le 10 mai 1904), y avait vécu (jusqu’en septembre 1914, et sa fuite vers Vienne), et y était revenu, à Lwow _ la Lemberg autrichienne étant alors devenue polonaise _, à l’été 1923 : c’était, à ce moment, afin, d’une part, de disposer _ du fait du Traité des minorités imposé par les Alliés, le 28 juin 1919, à la Pologne renaissante _ d’un passeport polonais _ qui lui était désormais nécessaire, en tant que né en Galicie ; et qui, d’une certaine façon, bien plus tard le sauvera des Nazis (quand il sera considéré, sur la foi de tels papiers, non pas comme juif autrichien, mais simplement apatride : sans mention, à l’encre rouge sur ces dits papiers, de sa judéité !)… _, et, d’autre part, de rendre visite à ses cousins Flaschner _ du côté de sa mère, Malke, née Flaschner _, à Zolkiew

_ et c’est cet été 1923-là, que Leon aurait pu croiser à Lwow, et Raphaël Lemkin qui effectivement y étudiait ; et même, peut-être, Hersch Lauterpacht, qui certes y avait cessé d’étudier l’été 1919 (où, pour contourner les mesures anti-juives prises alors à l’université de Lwow par les toutes nouvelles autorités polonaises, il avait dû gagner Vienne pour pouvoir y achever sa formation de juriste, auprès du grand Hans Kelsen) ; qui s’était marié (à Vienne, le 20 mars 1923) ; et qui, le 5 avril suivant, avait rejoint l’Angleterre pour occuper bientôt, en octobre, un poste de professeur de droit qui lui avait été offert, à Londres ; mais Hersch Lauterpacht aurait pu venir à Lwow depuis Londres, rendre visite à ses parents, qui continuaient, eux, et continuèrent de résider à Lwow ; ainsi que son frère David, et sa sœur Sabina, et leurs époux respectifs : Ninsia, pour David, et Marcele Gelbard, pour Sabina ; et leurs filles : Erica, pour David Lauterpacht, et Inka, pour Sabina Gelbard,… En 1945, de toute cette famille Lauterpacht résidant à Lwow-Lemberg-Lviv, n’aura survécu que la seule Inka Gelbard (nièce de Hersch) ; tous les autres avaient été assassinés…

Leon, lui, ne reviendra plus jamais à Lwow.

Après Vienne, c’est la France et Paris qu’il gagnera, en janvier 1939 ; et pour toujours :

devenu français, Leon adorait la France ;

et au fils qui lui naîtra le 3 janvier 1947, il choisira pour prénom Jean-Pierre

_ et au passage je note que le fils aîné de Philippe Sands a été prénommé, en 1995, Leo JP…


L’art de la recherche _ en quelque domaine que ce soit _comme celui de la réalisation d’une œuvre à accomplir, nécessite de prendre l’initiative de concevoir _ Sape audere !, telle est la devise des Lumières, comme le proclame bien haut Emanuel Kant, en son indispensable Qu’est-ce que les Lumières?, en 1784 _ et de faire, en procédant à de fécondes connexions :

rien n’est ici simplement subi passivement, ou reçu de l’extérieur ; pas davantage qu’isolément, non plus.

Et dans les rapports du sujet cherchant, et créant, à son réel environnant,

il ne s’agit jamais, en rien, de simples coïncidences purement circonstancielles et extérieures, étrangères aux personnes _ et à la personnalité même, singulière _ du chercheurs et créateur.

Surtout quand viennent interférer, comme ici, des jeux meurtriers et à très grande échelle, de chats et souris entre traqueurs et traqués, bourreaux et victimes :

ainsi,

et à côté de bien d’autres _ presque tous, à vrai dire ! _ de leurs parents,

la mère de Leon, Malka Buchholz, née Flaschner, est assassinée à son arrivée sur la rampe de Treblinka, au bout de la Route vers le paradis, au mois de septembre 1942 (page 360) ;

quand la mère de Rita, Rosa Landes, venait, moins d’une semaine auparavant, le 16 septembre 1942, de mourir d’épuisement à Theresienstadt (page 76)…

Malka, Rosa : deux des arrière-grand-mères de Philippe Sands ;

Treblinka, Theresienstadt : deux des grands sites d’assassinat des Nazis…

..

Ce en quoi, pour ce qui concerne au moins les bourreaux,

le moment (20 novembre 1945 – 1er octobre 1946) du procès de Nuremberg

allait se révéler décisif, face à la phénoménale mauvaise foi persistante et endurante de la plupart de ces prédateurs attrapés, capturés, et désormais maintenus, à leur tour, dans une nasse, à Nuremberg ;

tel Hans Frank

_ quant à son subordonné direct, Otto von Wächter, éminent résident de Lemberg en tant que Gouverneur de la Galicie nommé par Hitler lui-même (le 22 janvier 1942), et terriblement efficace en l’extermination de ses Juifs, il réussit à fuir l’avancée de l’Armée rouge quand celle-ci, lors du reflux de la Wehrmacht hors de l’Union soviétique, vint s’emparer de Lemberg, le 27 juillet 1944 ; Wächter parvint, lui, à échapper, du moins provisoirement, au châtiment : il put se réfugier à Rome, où il bénéficia de hautes protections ecclésiastiques… jusqu’à sa mort, à Rome, le 10 septembre 1949, semble-t-il.

Outre son passionnant film The Nazi legacy : what our fathers didréalisé avec l’étroite collaboration _ et participation à ce documentaire _ de deux fils de bourreaux nazis, Niklas Frank et Horst von Wächter (tous deux nés en 1939),

le présent travail en cours de Philippe Sands, et grâce à la vaste documentation _ familiale _ que lui a généreusement fournie Horst von Wächter, concerne, justement, le parcours de vie entier (décès compris, à Rome), d’Otto von Wächter, éminent et singulier citoyen de Lemberg…

L’œuvre d’écrivain-chercheur de Philippe Sands se poursuit donc, à côté de son travail d’avocat en droit international spécialisé dans les crimes de génocide et d’atteintes aux droits de l’homme : passionnante, en sa quête de vérité, comme en sa très profonde _ et empreinte de la plus grande délicatesse _ humanité.

Mais je voudrais m’attacher au plus émouvant _ et touchant _ de tout,

même, peut-être, par rapport aux combles de l’horreur que furent les massacres d’extermination _ Shoah par balles, chambres à gaz, etc. _ :

le portrait si délicat par Philippe Sands de son bien aimé grand-père Leon Buchholz,

via, ici,

_ et entre autres assez rares témoignages désormais disponibles, à partir de novembre 2010 (début de cette enquête), quant au passé viennois de Leon, entre 1914 et 1939, puisque c’est sur ce passé viennois-là que vient se focaliser, à ce stade de sa recherche, la curiosité de son petit-fils, afin de mieux comprendre ce qu’a pu être en vérité le couple assez étrange qu’ont formé ses grands-parents Leon et Rita, disons entre leur mariage « célébré le 23 mai 1937 au Leopoldstempel, une belle synagogue de style mauresque, la plus grande de Vienne » (page 61)et la naissance de leur second enfant, Jean-Pierre, à Paris, le 3 janvier 1947 _

via, ici, donc,

le témoignage « viennois« ,

obtenu par Philippe Sands « dans une maison de retraite avec une belle vue sur la Méditerranée, non loin de Tel Aviv » (page 376), en 2012 _ à au moins soixante-quatorze ans de distance (entre 1938, son départ de Vienne, et 2012, ce jour de leur rencontre à Tel-Aviv) _, de la cousine Herta, âgée de 92 ans,

une des nièces de ce grand-père Leon _ puisque Herta Peleg, née Gruber, est la seconde des filles (après sa sœur Thérèse-Daisy, née en 1914, et avant sa sœur Edith, née en 1923) de Gusta Buchholz (la sœur aînée de Leon) et son mari Max Gruber ; et témoin potentiel privilégié, du fait que c’est chez Gusta et Max Gruber (qui venaient de se marier en janvier 1913), que vinrent se réfugier, l’été 1914 à Vienne, Leon et sa mère Malka, quand Lemberg fut prise et en partie dévastée par l’armée impériale russe.

Herta Peleg :  « la fille qui avait choisi de ne pas se souvenir« ,

ainsi qu’elle-même l’affirme à Philippe Sands, le fils de sa cousine Ruth, à la page 380 :

« Je veux que tu saches que ce n’est pas vrai _ comme certains le disaient, tel son propre fils Doron, Doron Peleg, que Philippe avait réussi à contacter depuis Londres _ que j’ai tout oublié,

voilà ce qu’elle dit, les yeux rivés aux miens _ précise alors Philippe.

C’est juste que j’ai décidé il y a très longtemps que c’était une époque dont je ne souhaitais pas me souvenir.

Je n’ai pas oublié. J’ai choisi de ne pas me souvenir« …

Ce témoignage-clé (aux pages 380 à 384) qui constitue un apport crucial décisif pour l’intelligence de la personnalité de son grand-père Leon, telle qu’elle avait pu se révéler et s’épanouir en sa jeunesse, à Vienne,

a été obtenu par Philippe Sands à Tel Aviv en 2012,

soit soixante-quatorze ans après le départ de Vienne (en septembre 1938, page 375) d’Herta, qui n’a plus jamais revu son oncle Leon, qui lui-même quitta Vienne peu de temps après, en janvier 1939.

Dans l’état d’esprit qui était celui de Philippe Sands au moment de ce voyage à Tel-Aviv,

Herta Gruber-Peleg,

était, pour lui, la dernière nièce vivante de Leon _ ce qui n’était pas tout à fait le cas ; car Philippe découvrira un peu plus tard, en 2016 (cf page 531, dans la Postface), l’existence, et à Tel-Aviv aussi, d’une autre nièce de Leon, et qui, dira-t-il, pleura en lisant certaines pages de Retour à Lemberg (paru en anglais en 2016, en effet) ; mais il n’en précisera pas l’identité, indiquant seulement que Doron Peleg était son neveu ; il s’agit donc, ou bien de Thérèse-Daisy, l’aînée des trois soeurs Gruber, née en 1914, ou, plus vraisemblablement, d’Edith, la benjamine, née en 1923… _,

et semblait constituer le tout dernier témoin à pouvoir lui parler de Leon au moment de sa jeunesse _ et de son mariage avec Rita, en 1937 _ à Vienne :

« D’après moi _ venait d’écrire l’auteur page 376 _, Herta était la seule personne vivante qui pouvait avoir _ et donc transmettre _ des souvenirs de Vienne, de Malke et de Leon.

Elle ne voulait pas parler _ avait prévenu son fils Doron, Doron Peleg _,

mais on pouvait peut-être rafraîchir sa mémoire _ un bon avocat devait en être capable ; surtout avec l’aide de quelques photos anciennes que Philippe apporterait et lui mettrait sous les yeux…

Elle se souvenait peut-être du mariage de Leon et de Rita au printemps de 1937, ou de la naissance de ma mère _ Ruth _ un an plus tard, ou des circonstances de son propre départ de Vienne. Elle pourrait peut-être aussi m’éclairer sur la vie de Leon à Vienne _ un élément important ; c’était là ce que se disait Philippe Sands, chez lui, à Londres, devant la perspective d’une telle rencontre à Tel-Aviv… Elle accepta de me recevoir. Qu’elle consente à parler du passé était une autre affaire » (page 376).

Mais l’avocat subtil et empathique qu’est le chaleureux et remarquablement fin Philippe Sands, va superbement y réussir.

Et cet échange, durant deux pleines journées d’échanges intenses, avec Herta, dans son appartement de la maison de retraite où désormais elle vivait, face à la Méditerranée, constitue le sommet _ en toute délicatesse et pudeur _, et la clé finale, du questionnement de Philippe à propos de son grand-père Leon _ et de sa grand-mère Rita. A moins que d’ultimes témoignages, ou de nouveaux documents, sollicités et décryptés, livrent de nouvelles découvertes. La recherche a aussi quelque chose de passionnément infini.

Ces pages-ci (de 380 à 384)

de la rencontre de deux jours, donc, de Philippe Sands avec Herta, à Tel-Aviv, et ce qu’il va en apprendre,

et qui comprennent aussi, in fine, en un paragraphe de sept lignes, page 384, la mention du « sourire entendu«  de Ruth, la mère de Philippe,

quand celle-ci, un peu plus tard, lui raconte sa rencontre avec Max, en Californie, dans les années 70..,

vont venir donner au petit-fils de Leon, le plus beau et juste portrait de son merveilleux grand-père.

Et, à ce stade presque final de ma lecture, je voudrais ici rappeler les mots de son petit-fils qui, page 39, ouvraient le portait de son grand-père Leon :

« un homme généreux et passionné,

dont le tempérament fougueux pouvait _ à l’occasion _ se manifester de manière brusque et inattendue » ;

soit un homme passionné, foncièrement ouvert, mais sachant aussi parfaitement se contenir et demeurer discret, de même que très audacieux, et même héroïque, quand il le fallait…

Après les dix ans, de 1904 à 1914, de sa prime enfance à Lemberg,

Leon avait en effet vécu à Vienne vingt-quatre années, qui avaient été celles de sa jeunesse joyeuse : de l’automne 1914, à son départ pour Paris en janvier 1939.

Et il en vivra encore cinquante-huit de plus, à Paris, jusqu’à son décès en 1997 _ et son veuvage, depuis 1986.

Nous découvrons d’abord ceci, à l’important chapitre 133, et à la page 381 :

« Ce fut le nom de Leon qui suscita le souvenir le plus vif _ de la vieille cousine Herta.

Son oncle Leon, elle l’avait _ en effet _ « adoré »,

comme un frère aîné, de seize ans seulement son aîné.

Il était toujours dans les parages _ chez elle et ses parents, à Vienne _,

une présence constante.

« Il était si gentil, je l’aimais. »

Elle s’interrompit,

surprise par ce qu’elle _ elle campée d’habitude sur un plutôt ferme quant-à soi… _ venait de dire.

Puis elle le redit,

au cas où _ qui l’aurait chagriné _  je n’aurais pas entendu.

« Je l’aimais vraiment ».

Ils avaient grandi ensemble, expliqua Herta,

ils vivaient dans le même appartement après le départ de Malke pour Lemberg en 1919 _ quand la situation s’était apaisée là-bas, à Lwow, désormais.

Il était là quand elle était née en 1920, il avait seize ans, c’était un lycéen viennois.

La mère de Herta, Gusta, le gardait en l’absence de Malke.

Leon était une présence constante _ et marquante _ dans sa vie. » (page 382). 

Puis, ceci, un peu plus bas, toujours page 382 :

« Lorsque nous feuilletions les albums de photos _ ceux d’Herta comme ceux que Philippe avait apportés _,

son visage s’adoucissait _ voilà _ chaque fois qu’elle voyait une photo de Leon

_ la douceur de Leon suscitait, et maintenant encore, de la douceur…

 Elle reconnut le visage d’un autre jeune homme qui apparaissait sur plusieurs photos

_ qu’avait apportées Philippe ; et qui dataient toutes d’à partir de 1924, l’année des vingt ans de Leon, en l’épanouissement de sa période « viennoise« , en quelque sorte.

Regarder surtout les photos des pages 59 et 383.

Son nom lui échappait.

C’est Max Kupferman, lui dis-je, le meilleur ami de Leon.

« Oui, , bien sûr », dit Herta.

« Je me souviens de lui, c’était l’ami de mon oncle, ils étaient toujours ensemble.

Quand il venait à la maison, il venait toujours avec son ami Max. »

Cette remarque m’incita à l’interroger sur les amies de Leon.


Herta secoua la tête vigoureusement,

puis sourit, d’un sourire chaleureux

_ sourire, douceur, chaleur, sont décidément des marqueurs cruciaux dans le recueil très attentif des témoignages à propos de son grand-père Leon auxquels procède Philippe Sands.

Ses yeux aussi sourirent _ et ils parlent clair.

« Tout le monde passait son temps à demander à Leon _ et c’est là la pression du groupe _ « quand vas-tu te marier ? »  Il répondait toujours qu’il voulait ne jamais se marier » _ a précisé alors Herta : « toujours, jamais« .

Je l’interrogeai _ donc _ sur d’éventuelles _ parfois _ petites amies.

Elle ne se souvenait d’aucune amie.

« Il était toujours avec son ami Max ».

C’est tout ce qu’elle a dit,

répétant ces mots

_ « Il était toujours avec son ami Max« 

Doron _ le fils d’Herta _ demanda _ alors, avec beaucoup de modération dans le conditionnel de la formulation _ si elle pensait que Leon aurait pu être gay _ un mot, bien sûr, assez récent.

« On ne savait pas ce que c’était alors » _ dans les années 20 et 30 ; surtout une petite fille née en 1920… _,

répondit Herta, d’un ton égal _ et bien sûr les intonations de la voix, de même que les regards, comptent beaucoup dans l’expression des témoignages…

Elle ne fut ni surprise, ni choquée. Elle ne confirma, ni n’infirma« .

Fin ici du chapitre 133.


 

Puis, ceci, encore, au chapitre suivant, 134 (pages 383-384) :

« De retour à Londres,

je me suis replongé dans les papiers de Leon, rassemblant _ avec méthode _ toutes les photos que je pouvais trouver. (…)

 Je mis de côté toutes celles où il y avait Max,

les rangeant par ordre chronologique du mieux que je pouvais. (…)

Entre 1924 _ l’année des 20 ans de Leon _ et 1936, sur une période de douze ans _ et en 1936, Leon avait eu 32 ans, le 10 mai… _,

Leon avait collectionné plusieurs douzaines de photos _  pas mal, par conséquent ! _ de son ami Max.

Pas une année apparemment ne s’était écoulée sans qu’une photo ne soit prise, ou plusieurs.

Les deux hommes en randonnée. Jouant au foot. Á une cérémonie. Á une fête sur la plage, accompagnés de filles, bras dessus, bras dessous. Ensemble près d’une voiture dans la campagne.

Ces _ plusieurs douzaines de _ photos prises sur une période de douze années,

entre vingt _ 1924 _ et trente-trois ans _ 1937 _ (quelques mois avant son mariage avec Rita _ qui eut lieu le 23 mai 1937, pour ce qui concerne les données biographiques de Leon… _),

témoignent d’une _ très réelle _ relation de proximité _ entre Leon et Max.

Qu’elle fût intime ou non _ voilà l’adjectif qui revient ici _,

n’apparaît _ cependant _ pas clairement _ au vu des seules photos (toutes dénuées d’impudeur) étalées sur la table.

Les revoyant à nouveau _ et plus attentivement _ aujourd’hui,

avec _ désormais, en plus _ les remarques de Herta en tête

_ procéder aux connexions judicieuses (prenant en compte aussi le hors-champ !) est, forcéement, décisif ; tout élément doit être, toujours, et le plus correctement possible, bien sûr, contextualisé ! c’est-à-dire connecté à d’autres… C’est la justesse de cette connexion qui ouvre l’intelligence (ou pas) de la signification… Par l’auteur, au premier chef, évidemment ! Mais par nous, les lecteurs, aussi (lire est lui aussi un acte d’intelligence ; et donc un engagement de soi, personnel et singulier) ; ce qui nécessite, de notre part, en emboitant le pas, en quelque sorte, à la démarche même d’écriture inventive de l’auteur écrivant, quelques relectures, à chaque fois un peu plus attentives aux détails qui avaient pu jusque là nous échapper ; et sur lesquels l’auteur avait peut-être, justement, choisi de ne pas trop lourdement insister ! faisant confiance à notre propre finesse de lecteur attentif (ou pas) aux moindres nuances et intonations (voire aux silences) de ses phrases… Hic Rhodus, hic saltus _,

je me dis que c’était là une intimité d’un genre particulier _ peut-être, mais lequel ? A nous d’y méditer…

Leon avait dit qu’il ne voulait jamais se marier _ et il n’existait certes pas alors de mariage entre personnes de même sexe ; ni de pacs.

Et encore moins de procréation médicalement assistée.

Les solutions fines à la configuration personnelle de telles relations étaient possiblement alors moins formatées que ce qui se déploie à très grande échelle aujourd’hui dans nos sociétés moutonnières, alors même que les individus se figurent être absolument singuliers et uniques : par un aveuglement (de totale cécité !) habilement construit par de très peu visibles, voire invisibles, dispositifs algorithmiques sociaux…


Max avait réussi à quitter Vienne _ quelles raisons précises l’y avaient donc incité ? _ ;

comment, quand, je ne le savais pas _ et c’est bien dommage : ni Herta Gruber-Peleg, née en 1920, et nièce de Leon ; ni Emil Landes, né en 1933, et neveu de Rita, ne l’ayant jamais su, ne pouvaient donc pas le savoir ; et même Emil Landes, bien trop jeune en 1937-38, ne pouvait évidemment pas avoir connu ni se souvenir de ce Max Kupferman… Et qui d’autre, maintenant, pouvait apporter un nouveau témoignage fiable sur tout cela ?..

Il était parti _ mais à quelle date ? dès 1937 (soit le moment où cessent les photos jusqu’alors si fréquentes de l’ami Max, au moins dans la collection qu’en conserva Leon) ? plus tard ? mais quand ? Et qu’est ce qui avait donc pu motiver son départ, à lui, de Vienne, et d’Autriche ?.. L’Anschluss (Max aussi était juif) ne se produisit que l’année suivante : au mois de mars 1938… Et pour quelles raisons Max était-il parti tout seul ?.. Qu’est- ce qui avait pu retenir si fort l’ami Leon à Vienne ? Sa profonde affection pour sa mère Malka ? Le désir de se marier et d’avoir des enfants ? Qui pourrait le dire ? _

il était parti

pour l’Amérique, New-York, puis la Californie _ Philippe Sands n’indique pas précisément ce qui lui permet de l’affirmer : une correspondance entre Max et Leon ? un témoignage particulier, tel celui de Ruth, issu de leur rencontre californienne ?.. Cela n’est pas explicité.

Il était _ cependant _ resté en contact avec Leon _ par échange de lettres ? et en permanence ? Il semblerait que oui, mais là encore Philippe Sands laisse discrètement ces éléments dans le flou. Il en reste au stade de l’allusion. Durant l’Occupation, Leon se trouvant à Paris sous la botte allemande, il avait dû leur être assez difficile de communiquer par le courrier, très surveillé ; chacun (Leon à Paris, Max en Amérique) devait disposer d’une adresse sûre et fiable de l’autre afin de réussir à le joindre, sauf à utiliser les services de la poste restante, mais dans une ville forcément préalablement connue de soi (peut-être Max a-t-il résidé toutes ces années-là, sans en bouger, à New-York…). La pratique de la poste restante était fréquente en France sous l’Occupation et le régime de Vichy. Par exemple, Hannah Arendt et ses amies allemandes du XIVéme arrondissement de Paris (dont Herta Cohn Bendit), l’utilisaient, une fois parvenues en zone libre et ayant à s’y déplacer (Lourdes, Toulouse, Montauban, Marseille), en 1940-41… _ ;

et plusieurs années plus tard, lorsque ma mère était _ ce « était à«  semble impliquer un minimum de résidence dans la durée _

à Los Angeles _ Ruth était devenue adulte, et depuis longtemps ! Ruth a épousé Allan Sands, l’ami d’enfance de son cousin Emil Landes (né en 1933, lui), en 1956 (elle avait 18 ans) ; j’essaie de me repérer… Mais Philippe Sands ne donne pas davantage de précision sur ce séjour de Ruth Sands à Los Angeles _,

elle l’avait rencontré _ Ruth, et à sa suite Philippe, sont donc tout à fait en mesure de dater correctement cette rencontre californienne de Ruth et de Max (dans les années 70, m’a dit de vive voix Philippe).

Leon avait-il indiqué à sa fille l’adresse de Max en Californie ? Ou avait-il communiqué à Max les coordonnées de Ruth lors de son passage ou séjour à Los Angeles ?.. C’est plus que probable… Mais cette précision ne nous est pas donnée ; Philippe Sands nous dit que Leon et Max gardèrent contact (mais à distance, sans se voir), l’un habitant Paris, et l’autre en Amérique : par-dessus l’Atlantique qui les séparait désormais ; et surtout il nous laisse penser que Leon a favorisé cette rencontre californienne entre son ami de toujours, Max, et sa fille, Ruth. Qu’avait donc dit Leon à sa fille (trentenaire alors) ?.. Et celle-ci en a-t-elle, depuis, confié le détail à Philippe ? C’est très vraisemblable. Mais le récit tel qu’il est publié, préfère, avec délicatesse, s’abstenir d’entrer dans ce détail du devenir de l’amitié viennoise de Leon et de Max..

Il s’était marié tardivement _ qu’est-ce à dire ? quand, plus précisément ? _,

m’avait dit ma mère _ née, elle, en 1938 ; et Max Kupferman ayant, pouvons-nous supposer, approximativement l’âge de Leon, né lui en 1904 ; cela pour tenter d’évaluer ce que pouvait être l’âge de Max (certainement plus de soixante ans) au moment de cette rencontre californienne (au cours des années 70) _,

et il n’avait pas d’enfants _ et avoir des enfants (ou pas) peut être très important pour certaines personnes.

Comment était-il ?

Chaleureux _ nous y re-voilà ! _,

aimable _ tiens, tiens ! _,

drôle _ et c’est parfaitement perceptible sur pas mal des photos de Max conservées par Leon : Max adorait plaisanter et rire ! _,

selon elle

_ et toutes ces micro-appréciations d’intonations que nous fournit ici Philippe Sands, nous apprennent, elles aussi, beaucoup.

Au passage, et à propos de l’importance de ces intonations de la voix, je veux souligner ici le vif et très émouvant plaisir qu’éprouve Philippe Sands (et c’est parfaitement perceptible sur la vidéo), à tenir, en concert, le rôle de récitant ; de récitant d’extraits de son Retour à Lemberg, accompagnés de merveilleuses illustrations musicales (Erbarme dich, de la Passion selon Saint-Matthieu de Jean-Sébastien Bach, chanté par Laurent Naouri, etc…), dans le spectacle  qu’il donne quatre fois par an de par le monde, en compagnie magnifique de proches amis : musiciens, chanteurs, comédiens… Mais la profession d’avocat en apprend déjà beaucoup sur les intonations efficaces…

Pour ma part, je me souviens d’avoir proposé à mes élèves de Terminale, l’année de ma toute première année d’enseignement de Philosophie (c’était en 1972, au lycée René Cassin, à Bayonne), en sujet de dissertation, ce fragment d’Héraclite (dit l’Obscur) : « Ces gens qui ne savent ni écouter, ni parler« … J’y suis particulièrement sensible ; et d’abord au « savoir écouter« 

Et j’ai été aussi récitant lors de concerts de La Simphonie du Marais et Hugo Reyne ; la toute première fois, ce fut pour un concert Lully, dans le grand salon de l’Hôtel-de-Ville de Lyon, le 20 novembre 1993… Plus tard, j’ai aussi appris sur le tas à parler à la radio (France-Culture, France-Musique, à Paris, à Versailles) ; puis à devenir modérateur pour des entretiens, chez Mollat, à la Cité du Vin, au Théâtre du Port-de-la-Lune, à Bordeaux. Cf mon listing d’entretiens disponibles par podcasts et vidéos. Etc.

Je suis donc très sensible à l’importance des intonations de la voix… Fin de l’incise.

Comment était-il ?

Chaleureuxaimable, drôle, selon elle.

« Et flamboyant » _ voilà !

Philippe et sa mère ont maintenant tout loisir d’entrer bien plus avant, dans leurs échanges, dans le détail de ce qu’ils ont appris de Leon, qui se trouve être aussi, par ailleurs, allais-je écrire, pour elle, le père, et pour lui, le grand-père dont ils ont connu d’autres facettes de l’identité, complexe, riche et dynamique ; de même que pour l’identité de quiconque, si l’on veut bien creuser un peu…

Et toutes ces remarques sur ce qui émanait de la personnalité de Max telle que Ruth a pu l’éprouver lors de cette tardive rencontre californienne, sont magnifiquement corroborées par la photo en gros plan du visage de Max (et celui de Leon), prise en 1929, à Vienne, dans une étroite cabine de photomaton : plus de quarante ans avant que Ruth ne découvre le visage et ne perçoive la personnalité de Max, le viennois, en Californie…

Elle avait souri _ encore et toujours ce fondamental sourire : d’intelligence et d’affection, les deux _,

d’un sourire entendu

_ Ruth savait donc. Mais n’avait rien dit, jusque là.

Philippe n’avait pas non plus demandé grand chose à sa mère, avant ce voyage à Lviv, en octobre 2010 ; et avant l’apparition de cette affectueuse curiosité ainsi déclenchée, à Lviv, envers la personnalité pas assez encore connue de lui jusque là, de ce grand-père Leon, qu’il aimait tant. Oui, ce fut bien ce voyage très émouvant d’octobre 2010 à Lviv qui fut le catalyseur de cette curiosité et de toute cette démarche d’enquête, et qui mena à cette meilleure connaissance par Philippe de son grand-père, via tout ce dossier ; et cela à côté de son enquête sur les parcours de vie et les œuvres des juristes Hersch Lauterpacht, Raphaël Lemkin et Hans Frank, et à propos de l’articulation conflictuelle entre les droits nationaux et le droit international…

Mais maintenant, Ruth a tout loisir de bien en parler à Philippe, et avec ce joli sourire d’intelligence complice entre eux deux…

Je retournai _ poursuit Philippe Sands _, à la seule lettre de Max que j’avais trouvée _ que sont devenues les suivantes ? puisque le contact entre Leon et Max s’est poursuivi jusqu’aux années 70 au moins… _ dans les papiers de Leon.

Écrite _ aux États-Unis _ en mai 1945, le 9, le jour où les Allemands avaient capitulé face à l’Union soviétique.

C’était _ visiblement _ une réponse à une lettre de Leon

_ quel pouvait être son contenu ? Leon avait-il pu déjà avoir connaissance, en avril 1945, et à Paris, de l’étendue des meurtres de Juifs en Europe centrale et orientale ? et, plus particulièrement du sort des proches de son ami Max Kupferman ?.. _,

expédiée depuis Paris _ qui avait été libéré le 25 août 1944 _ un mois plus tôt _ début avril 1945, donc : détails en effet significatifs…

Max décrivait la perte de membres de sa famille _ perte dont il venait de recevoir, d’Europe centrale, probablement, confirmation ; car il demeure assez peu probable qu’en avril 1945, Leon ait pu déjà disposer depuis Paris, de beaucoup d’informations sur les massacres d’Europe centrale ; et cela en dépit des relations nouées avec le réseau des gens de l’UGIF… Mais qui sait ? Leon était ingénieux et audacieux… _,

l’instinct de vie _ qui était le sien _,

l’optimisme retrouvé _ ce que Boris Cyrulnik a baptisé la « résilience« 

Ses mots _ de Max _ dénotaient un espoir _ mais lequel ? _ palpable _ si les signes sont bien là, sous nos yeux, c’est à nous qu’il revient d’apprendre à les interpréter ; et en fonction, bien sûr, des contextes, mouvants…

Ce que Philippe Sands s’est efforcé, bien sûr, de faire, au fur et à mesure des avancées (à rebondissements) de ses investigations…

Comme Leon _ pense alors par devers soi et comme à voix haute Philippe _,

il buvait la vie _ telle est la dominante du tempérament joyeux et optimiste (« flamboyant«  !) commun aux deux amis, Max et Leon ! _,

même si la coupe _ étant donné la situation, de part et d’autre de l’océan _ n’était qu’à moitié pleine

_ et ce qui tranche, aussi, avec l’absence endémique de rire de l’épouse de Leon, Rita…

Même si Rita et Leon donnèrent à Ruth un petit frère, Jean-Pierre, né à Paris le 3 janvier 1947.

Des choix drastiques furent donc faits, et à plusieurs reprises, et par chacun des impliqués ;

et où chacun d’entre eux se trouvait alors : à Vienne, à Paris, à New-York, en Californie ; ainsi qu’en fonction des divers lieux où il pouvait se déplacer, ou fuir, échapper à la nasse…

La dernière ligne _ de cette ultime lettre de Max conservée par Leon dans ses papiers : que devinrent les autres ? _ accrocha mon regard,

comme lorsque je l’avais lue pour la première fois,

mais c’était alors pour une raison différente,

sans connaître le contexte _ forcément crucial ! _,

avant d’avoir entendu le témoignage _ sur le vif, et irremplaçable _ d’Herta.

Max se référait-il à des souvenirs viennois _ précis _ lorsqu’il avait écrit ces mots,

lorsqu’il avait envoyé des « baisers affectueux » à Leon,

avant de terminer sa lettre par une question ?

« Dois-je répondre à tes baisers, avait écrit Max _ avec une bonne pincée d’humour noir _, 

ou sont-ils seulement pour ta femme ? » 

          

Sur cette question des droits les plus intimes _ je reprends cet adjectif in fine très important _ de la personne,

face aux pressions (et parfois _ voire souvent _ aux violences _ par exemple, en l’occurrence, homophobes _) des autres _ et le plus souvent en groupes (très vite fanatisés, qui plus est…) _,

deux autres situations _ et souffrances, chagrins _ peut-être proches, sinon exactement similaires,

ayant affecté l’intimité de deux des autres principaux protagonistes de l’enquête :

Raphaël Lemkin,

et Hans Frank,

doivent être aussi abordées quant à ce volet de l’intimité personnelle, et peut-être même singulière ;

et ses droits…

D’abord, et surtout _ par la détresse qui la nimbe d’un bout à l’autre, semble-t-il… _la situation personnelle de Raphaël Lemkin,

comme s’y intéresse, avec pudeur ainsi que prudence, Philippe Sands _ et d’après son enquête sur lui, éminemment scrupuleuse et la plus complète possible : un travail de bénédictin ; presqua analogue à celui que fit Lemkin à propos de Hans Frank ! _au chapitre 136 (de la partie X Jugement), et surtout à la page 390 ;

Lemkin, qualifié, page 390, de « célibataire endurci« , ne s’était, en effet, pas marié ;

de même qu’est souligné, page 442, le fait qu’il « mourut sans enfants« .

Il n’avait eu ni « le temps, ni les moyens de mener une vie maritale« , avait-il confié _ en 1959, soit l’année même de sa mort _ à Nancy Ackerly,

une jeune étudiante _ « de Louisville, Kentucky » _ avec laquelle, au printemps 1959, à New-York, il avait sympathisé et lié amitié _ après s’être amusé un jour qu’il se promenait dans un parc, et l’avait rencontrée par hasard, alors qu’elle « pique-niquait avec un ami indien sur la pelouse du Riverside Park, non loin de Columbia University« , à New-York, à lui claironner, par fanfaronnade, qu’il était capable, lui qui n’était plus un tout jeune homme (il allait avoir cinquante-neuf ans), de dire « je vous aime«  en vingt langues différentes ! (page 185).

Et, bientôt « devenus proches« ,  l’été qui suivitet qui allait être celui-là même de sa mort, d’une crise cardiaque, le 28 août 1959 _,

Raphaël Lemkin et Nancy Ackerly ont travaillé « ensemble sur le manuscrit _ des Mémoires de Lemkin que Lemkin intitula Totally Unofficial » (page 185) ; ce qui fait de cette jeune femme, qui fut sa confidente de prédilection en 1959, un témoin très privilégié de son parcours de vie.

Raphaël Lemkin était un homme à la personnalité singulière, un individu assez isolé socialement _ un « outsider«  ! ai-je entendu à diverses reprises le qualifier Philippe Sands… _ :

un homme « solitaire, déterminé, compliqué, émotif et volubile,

quelqu’un qui n’était pas véritablement charmant, mais qui « essayait _ et sans vrai succès _ de charmer les gens » »,

d’après l’éditorialiste Robert Silvers (page 196), qui l’avait bien connu, et en a parlé en ces termes à Philippe Sands ;

et cela, malgré une indiscutable sociabilité :

« Sociable _ il se liait plus facilement que Lauterpacht _, il vivait en homme du monde » (page 389) ;

mais c’est seul, tristement seul, qu’une fois rentré chez lui, il se retrouvait

et s’éprouvait, douloureusement :

sans personne auprès de qui vraiment s’épancher, se confier ;

contre qui se serrer, se blottir,

à qui s’abandonner ;

et étreindre…

 

Sa mère Bella l’en avait pourtant prévenu, averti, mis en garde, notamment la dernière fois qu’il était passé revoir ses parents, chez eux, à Wolkowysk, en Pologne, à la fin octobre 1939 :

« Bella insista, rappela à son fils que le mariage était un moyen de se protéger,

qu’un homme « solitaire et sans amour » aurait besoin d’une femme, une fois « privé » du soutien de sa mère.

Lemkin ne l’encouragea pas à poursuivre«  _ un tel discours.

Raphaël « répondit aux efforts de Bella avec affection, prit dans ses mains la tête de sa mère, caressa ses cheveux, baissa ses yeux, mais ne fit aucune promesse.

« Tu as raison », c’est tout ce qu’il put lui offrir, espérant que sa vie de nomade lui sourirait davantage à l’avenir« , page 210.

Le texte de ces Mémoires de Lemkin ne trouvant pas d’éditeur à ce moment (1959-1960)

probablement du fait du décès de Lemkin, le 28 août 1959 ; et plus encore de l’absence d’un vrai réseau d’amis fidèles, ou de disciples, auprès de lui, et ayant souci du soin de son œuvre ainsi que de sa mémoire au regard de la postérité.

Raphaël Lemkin n’avait pas non plus d’héritier dont il serait demeuré proche :

le fils de son frère Elias, son neveu Saul Lemkin, né en 1927 (la famille d’Elias avait réussi à survivre aux Nazis comme aux Soviétiques, et à rejoindre l’Amérique après la guerre), vivait lui-même, « à quatre-vingt ans passés« , assez isolé à Montréal, dans des conditions plus que modestes, quand Philippe Sands le rencontra pour recueillir son témoignage sur son oncle Raphaël ; mais les liens familiaux entre Raphaël Lemkin et son neveu Saul, étaient très distendus (pages 210-211).

Et la jeune étudiante qu’était Nancy Ackerly, en 1959, ne disposait, quant à elle, d’aucune autorité, ne serait-ce qu’universitaire, pour assumer et assurer ce rôle de conseil auprès d’un éditeur _,

le texte, donc, de Totally Unofficial

« finit _ un peu perdu, et en tout cas non édité (et donc demeuré invisible)… _ (…)

dans les entrailles de la New-York Public Library« 

_ de laquelle Bibliothèque, ce n’est que bien « des années plus tard » que « un jeune universitaire américain mentionna le manuscrit, et m’en fit _ ensuite _  parvenir une photocopie« , raconte Philippe Sands (page 186) ; ayant pris connaissance de l’existence de ce document, très précieux pour sa propre recherche concernant Lemkin (sa vie personnelle solitaire, sa vie professionnelle un peu compliquée et conflictuelle, ainsi que son rapport passionnel à son œuvre de juriste), Philippe Sands obtint donc de s’en procurer une photocopie, qui, bien sûr, le passionna et dont il tira énormément d’éléments pour son travail de reconstitution du parcours de vie et de la genèse à méandres de l’œuvre de juriste de Raphaël Lemkin. Et un tel travail de précision de reconstitution dans les moindres détails, tant d’une vie que d’une œuvre, est, bien sûr, la seule méthode qui vaille.

Plus loin,

aux pages 209-210,

continuant de se pencher sur les méandres peu heureux _ et c’est un euphémisme _ de la vie de Lemkin, Philippe Sands note bien que « l’une des caractéristiques frappantes de la biographie de Lemkin est en effet l’absence de référence _ qu’elle ait été exprimée, cette « absence de référence à toute relation intime« , par lui-même, ou bien reconnue et établie par d’autres _ à toute relation intime _ sic : cela va donc assez loin. Lemkin ferait-il donc partie de ceux qu’on qualifierait aujourd’hui d’« asexuels«  ? Probablement que non.

De tous les documents que j’ai dépouillés _ poursuit Philippe Sands _aucun ne mentionne _ en effet _ une femme, bien que certaines aient apparemment manifesté _ publiquement _ un intérêt pour lui.« 

Et c’est ce qui transparaît aussi, plus loin, page 390, de ce document privé exceptionnel et particulièrement expressif qu’est la petite œuvre poétique _ totalement inédite _ de Raphaël Lemkin, « trente poèmes qu’il avait écrits et qu’il avait voulu partager avec _ sa jeune amie et collaboratrice de 1959 _ Nancy » Ackerly ; et que celle-ci, bien des années après la disparition de Lemkin, adressa, par la poste, à Philippe Sands :

« La plupart _ de ces poèmes, résume Philippe Sands _ portait sur les événements _ de diverses sortes, probablement _ qui avaient façonnés sa vie et était (sic) heureusement _ pour sa faible qualité poétique ? pour ce qu’elle révélait (un peu trop ?) de la vie de son auteur ?.. _ restée dans l’ombre,

 mais certains poèmes parlaient d’affaires de cœur _ nous y voilà.


Visiblement, aucun n’était destiné à une femme en particulier _ qu’il aurait aimée ou courtisée un peu durablement _,

mais deux d’entre eux s’adressaient apparemment _ au vu de la syntaxe _ à des hommes.

Pris dans « l’effroi de l’amour »

_ est-ce là le titre du poème ? ou bien une expression significative du poème dont est cité l’extrait qui suit ? _,

il écrivait :

M’aimera-t-il davantage

Si je ferme la porte à clef

Lorsqu’il frappera cette nuit ?

Un autre, sans titre, s’ouvrait sur ces vers _ mais la suite (plus impudique ?) ne nous est pas ici donnée _ :

Monsieur, ne vous débattez pas

Laissez-moi baiser

Votre poitrine avec amour.

Philippe Sands concluant, page 391, ce passage à propos des confessions poétiques _ inédites _ de Raphaël Lemkin _ qui comporte probablement d’autres richesses biographiquespar ces mots :

« On ne sait à quoi _ à quel hors-champ bien réel (inconnu jusqu’ici) de son existence _ ces vers faisaient référence.

Il semble cependant que Lemkin avait vécu une vie _ entière _ de solitaire,

et qu’il avait peu de personnes avec qui partager sa frustration

…sur l’évolution du procès » _ de Nuremberg,

eu égard aux difficultés qu’il avait en effet éprouvées à obtenir la place officielle de premier plan, et au procès de Nuremberg même, qu’il désirait en ce décisif procès, au service de la reconnaissance universelle de son concept de « génocide« 

Et dans l’Épilogue de Retour à Lemberg, à la page 442,

nous retrouvons cette notation de Philippe Sands : « Lemkin mourut sans enfants ».

D’autre part,

Philippe Sands remarque, page 231, dans la Préface que Lemkin rédigea pour son livre capital Axis rule in Occupied Europeque de tous les groupes de personnes dont Raphaël Lemkin s’attachait à vouloir défendre _ sur le terrain du droit international _ les droits  _ en particulier les « Juifs, Polonais, Slovènes (?), et Russes » ; semble exister ici une maladresse de traduction… _,

« d’un groupe au moins, il ne faisait aucune mention :

les homosexuels« .

Qui étaient pourtant passibles, le fait est bien connu, d’abord du port de l’étoile rose, et qui furent très effectivement persécutés en tant que groupe identifiable _ ainsi marqué et fiché _ et stigmatisé…

Que déduire de pareille omission en ces écrits de Lemkin ?

Probablement une gêne toute personnelle de la part de Lemkin en sa vie d’homme sexué ;

et dont, à ce point d’être incapable de pouvoir l’aborder en son texte de droit _ pouvait-il y en avoir de vraies raisons théoriques ? _il souffrait et avait honte…

Raphaël Lemkin serait peut-être ainsi un gay

_ mais le mot n’est pas cette fois prononcé pour lui, faute de discours de quiconque sur lui sur ce chapitre : pas de Niklas, comme pour Hans Frank ; pas de Doron, comme pour Leon Buchholz ;

dans le cas de Raphaël Lemkin, son neveu, Saul Lemkin, qui vivait (pauvrement) à Montréal, ne sait rien de la vie personnelle et intime de son oncle, et ne porte pas le moindre jugement sur elle… _

qui n’aurait pas vraiment assumé ses penchants… ;

ou leur éventuelle publicité…

Et cela, que ce soit du temps de sa vie en Pologne _ quand ses parents, Bella et Joseph, n’avaient pas encore été exécutés par les Nazis ; ce fut à Treblinka (page 422) _, ou ensuite aux États-Unis…

Mais les pratiques homosexuelles, à cette époque _ avant 1960 _, et notamment à New-York,

constituaient-elles, ou pas, un comportement de groupe ?..

S’agissait-il là _ comme le néologisme qu’est le vocable de « gay«  _, ou pas,

d’un phénomène sociologique, et d’époque ?..

Etait-ce l’assignation de sa propre singularité à un groupe, qui lui répugnait ?

Ou plutôt, la constitution en quelque sorte officielle et au sein de la théorie juridique d’un tel groupe d’Homosexuels ?..

Le point serait intéressant à creuser…

Ce qui concerne, maintenant, le cas de Hans Frank

sur cette part relativement tue de sa propre intimité,

et cela malgré (ou à cause de) ses liaisons bien connues, voire ses affichages avec diverses maîtresses,

se trouve au chapitre 109 (de la partie VI, Hans Frank), et à la page 315 ;

et il est abordé par Philippe Sands à partir des analyses _ d’une sévérité impitoyable ! _ du dernier fils (né en 1939) de Hans Frank,

Niklas Frank,

en partie à partir de confessions, dans le Journal de l’épouse de Hans _ et mère de Niklas _, Brigitte Frank,

à propos de l’intimité _ en effet plutôt bizarre _ de leur couple :

« Niklas avait compris que

sa mère _ d’un côté _ exerçait une forte emprise _ psychique _ sur Frank,

malgré son attitude cruelle _ à lui, d’un autre côté _ envers elle

_ en une relation de couple sado-masochiste, et doublement perverse en quelque sorte.

« Sa cruauté _ envers Brigitte son épouse, « de cinq ans son aînée«  _ devait servir à cacher son homosexualité », me dit Niklas.

Comment le savait-il ?

Grâce aux lettres de son père

et au Journal de sa mère.

« Chaque fois, de nouveau _ c’était donc endémique… _,

il semble que mon Hans lutte désespérément _ et en vain ! _, encore et encore »confiait Brigitte à son Journal, « pour se libérer de son attitude juvénile _ qu’est-ce-à-dire ? qui datait de sa jeunesse ? qui concernait son attirance envers des jeunes gens ?.. _ pour les hommes »en référence au temps qu’il avait passé en Italie _ la référence demeure obscure, faute de disposer d’informations sur la jeunesse ou/et les voyages de Frank en Italie…

C’était pourtant le même Frank _ mais y a-t-il vraiment là incohérence ? _ qui avait favorablement accueilli le paragraphe 175a du code pénal du Reich étendant la prohibition de l’homosexualité_ adopté le 28 juin 1935 (in la note 103 de la page 481 ; avec cette précision : « Frank avait prévenu que « l’épidémie de l’homosexualité » menaçait le Reich« …) ; mais seulement si celle-ci tournait à l’exclusivité…

Et les Nazis (race de seigneurs !) n’avaient pas la moindre complaisance pour ce qui ressortait de l’universel, ou même du général.

Un tel comportement, avait déclaré Frank, est « l’expression d’une disposition contraire à la norme de la communauté nationale » _ une norme, c’est-à-dire un simple habitus majoritaire : de fait, et non de droit ; mais que peut donc signifier le droit pour un Nazi ? sinon le simple fait brut de la force, et de son pur arbitraire… ; cf ici les analyses de Carl Schmitt ; ou, déjà, en amont, le discours que prète à son personnage de Calliclès, dans Gorgias, Platon… _ qui doit être puni sans merci « si l’on ne veut pas que la race périsse » _ seulement par pragmatisme bien compris.

« Je crois qu’il était gay », dit Niklas » (page 315), en conclusion de ce raisonnement.

Et voici donc l’autre occurrence de ce mot « gay » (page 313, donc),

avec la question de Doron Peleg, à Tel-Aviv, à propos de Leon Buchholz (page 383)

dans Retour à Lemberg.

Ce qui nous ramène

à réfléchir à ce qui constitue, et en lui donnant forme,

dans le temps d’une vie humaine, tant au sein de la personnalité de l’individu, que dans l’évolution de ses rapports aux autres,

et dans l’affiliation _ tant recherchée par soi qu’assignée par d’autres (ou les autres) _ à divers groupes, sociaux, raciaux, ou autres,

l’identité :

l’identité, toujours complexe et dynamique, est toujours potentiellement ouverte,

et comporte toujours au moins une part de plasticité…

Et nous retrouvons ici la distinction et les approches concurrentes que faisaient dans leurs démarches de conceptualisation théorique du droit (et des droits)

Hersch Lauterpacht et Raphaël Lemkin ;

et que continue d’interroger, aussi, Philippe Sands…

Dont voici le podcast (de 56′ 38″) de la présentation de son livre,

mercredi 28 mars, à la Station Ausone,

tel qu’il vient d’être d’être mis en ligne par le site de la librairie Mollat…

Ainsi que la vidéo.

Ce lundi 2 avril 2018, Titus Curiosus – Francis Lippa

Entre mélancolie (de l’Histoire) et jubilation de l’admiration envers l’amour de la liberté et la vie, le sublime (et très probe) travail d’enquête d’Ivan Jablonka sur l' »Histoire des grands parents que je n’ai pas eus »

09avr

C’est éperdu d’admiration _ et de reconnaissance envers l’historien passionnément rigoureux d’une génération de pourchassés (de 1930 à 1945 : comme délinquants communistes, comme immigrés illégaux et sans-papiers, et enfin comme Juifs…) _ que le lecteur que je suis se retrouve à l’issue de sa troisième lecture _ toujours plus attentive _ d’Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus, d’Ivan Jablonka, aux Éditions du Seuil ;

avec, aussi et en sus, le plaisir de l’impact de son intervention d’historien _ qui sait confier l’ampleur de sa recherche et la rigueur de ses analyses à une écriture vibrante, celle de son enquête méthodique, sans jamais se laisser aller à la dérive d’une imagination qui dévierait du souci de la stricte vérité (historique), sans cesse à démontrer et mettre à l’épreuve de ce qui infirmerait les hypothèses avancées : « il faut tout à la fois assumer ses incertitudes comme faisant partie d’un récit plein et entier, et repousser les facilités de l’imagination, même si elle remplit merveilleusement les blancs« , écrit l’auteur, page 265 _ à propos des liens entre histoire et littérature, à l’Escale du livre, dimanche il y a huit jours, le 29 avril dernier : un grand souffle (et de parfaite probité ! en toute modestie et même humilité, mais passionnés) en la présentation magnifiquement claire et percutante de ce qui dans son travail et son écriture se tisse entre histoire et littérature (entendue à l’exception de toute fiction, en son cas).

Sur ces liens entre travail de l’historien et souffle poétique,

on se reportera déjà avec profit et joie à son maître-article du 30 octobre 2007, à propos du déjà exemplaire, en sa singularité, et prodigieux de force ! Les Disparus de Daniel Mendelsohn _ une enquête-modèle ?.. _, sur le site de laviedesidees.fr : Comment raconter la Shoah

J’en distingue ici ces lignes :

« Le frottement entre l’histoire et la littérature, entre le témoignage, l’archive et le roman, fait jaillir comme une étincelle _ fécondissime ! _ la part d’inventivité _ fruit du génie à l’œuvre ; loin des calculs d’intérêt et plans de carrière ! _ qu’il y a dans toute tentative historienne et même dans toute recherche de vérité _ oui ! L’histoire n’est certes pas un artifice littéraire, une fiction verbale ; il n’en reste pas moins que, sans le grain de folie qui la fait lever _ voilà : le levain du génie de la curiosité inspirée ; la générosité d’une passion plus que vraie : vitale ! _, la vérité _ sinon inerte… _ reste invisible » ;

ainsi que la remarque de conclusion :

« Dans son étude History and Memory after Auschwitz, Dominick LaCapra affirme que l’important n’est pas de se souvenir, mais de se souvenir de manière pertinente _ et non selon des clichés ! Le danger est que la mémoire alterne entre répétition nostalgique et agitation superficielle, pour finalement transformer l’absence entêtante des victimes en présence _ = héroïsation ou/et hagiographie _ sanctifiée et honorée ; d’où la nécessité de ne jamais disjoindre le savoir, l’éthique et l’esthétique _ voilà ! Après lui, Mendelsohn nous montre qu’à l’étouffant « devoir de mémoire » _ seriné pour bien des motifs idéologiques : frelatés et mensongers ! _, il faut substituer la liberté créatrice du ressouvenir » _ fervent et maîtrisé…


C’est à ce bilan tout en camaïeu de demi-teintes précises-là

que nous confronte avec une émotion contrôlée mais contagieuse par sa parfaite vérité

_ « il est vain d’opposer scientificité et engagement, faits extérieurs et passion de celui qui les consigne, histoire et art de conter, car l’émotion ne provient pas du pathos ou de l’accumulation des superlatifs : elle jaillit de notre tension vers la vérité. Elle est la pierre de touche d’une littérature qui satisfait aux exigences de la méthode « , écrit l’auteur page 363 de cette Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus  : on ne saurait mieux dire ! _,

Ivan Jablonka en ses sublimes _ de justesse d’émotion vraie et d’analyse probe _ remarques de conclusion de son « enquête«  _ car tel est le sous-titre revendiqué et splendidement assumé de son livre, dans le droit-fil de la décision de démarche d’Hérodote… : l’amplitude des contextualisations et des références pertinemment convoquées et appliquées rend très admiratif ! _,

quand il déclare, page 363,

après ses ultimes _ diverses : toutes et chacune passées au plus précis et rigoureux des tamis du plausible et du quasi impossible : soient les denses et terribles pages 323 à 363 du dernier chapitre, « De l’autre côté du monde«  : sur ce qui a pu advenir (ou pas) de Matès et Idesa Jablonka à Auschwitz _ hypothèses à la recherche ce qui est advenu de facto à son grand-père Matès et à sa grand-mère Idesa à Auschwitz, en leur provisoire et à plus ou moins court terme _ jours ? mois ? années : 1943 ? 1944 ? _ survie, après avoir été débarqués « du convoi n° 49 » (en provenance de Drancy) sur la rampe le 4 mars 1943, « au crépuscule, disons vers 17 heures en cette fin d’hiver polonais«  (page 335) ; tout cela se lisant avec rien moins qu’une « une terreur sacrée«  (l’expression se lit à la page 291) :

« Voilà. Ma recherche touche à sa fin.

Au matin j’accueille tout le monde _ son épouse et ses filles _ à la table du petit déjeuner, les yeux brûlants, hagards. Mon enquête _ de rien moins que cinq années _ ne m’a pas apporté la paix. Je suis capable de regarder en face leur vie et leur mort _ telles qu’approchées au plus près possible par le travail infatigable de la recherche (et ses richissimes contextualisations : l’auteur a tout lu ! et décrypté !) ; mais celui-ci bute aussi sur quelques terriblement fâcheux points-aveugles (!) qui résistent… _, mais je resterai toujours ce petit garçon

_ rédigeant, se souvient-il, un « testament à l’âge de sept ans et demi« , en juin 1981, dans lequel il évoquait ses grands-parents comme des « dieux tutélaires«  « adorés qui veilleront sur moi » :

« je penserai à vous toute ma vie. Même quand ma vie à mon tour sera finie, mes enfants vous auront connus. Même leurs enfants vous connaîtront quand je serai dans la tombe. Pour moi, vous serez mes dieux, mes dieux adorés qui veilleront sur moi, que sur moi. Je penserai : mes dieux me couvrent, je peux rester dans l’enfer ou dans le paradis« , avait-il indiqué à l’ouverture de son livre, pages 9 et 10. Se demandant alors : « vocation d’historien ou résignation d’enfant écrasé par le devoir de transmission, maillon d’une chaîne de morts ?« 

Et à la veille, rétrospectivement, d’entreprendre l’enquête qui allait prendre les cinq années allant de 2007 à 2011, l’auteur se demandait, page 10 : « Ai-je encore la force de porter _ tel Énée, Anchise (cf « je suis historien comme Énée quittant Troie en flammes avec son père sur les épaules« , page 364) _ ces êtres dont je suis la projection dans le temps? Ne puis-je nourrir leur vie _ si vilainement trop vite oblitérée _ de la mienne _ d’historien au travail _, plutôt que de mourir sans cesse _ mélancoliquement _ de leur mort ?«  Le défi, n’était-il pas, alors (page 10 toujours) cette « folie que de vouloir retracer _ et en la seule vérité de la probe recherche méthodique historienne _ la vie d’inconnus à partir de rien ! Vivants, ils étaient déjà invisibles ; et l’Histoire les a pulvérisés« 

Mais il se trouve aussi que, toujours page 10 en suivant, « ces poussières du siècle ne reposent pas dans quelque urne _ scellée et parfaitement privée _ du temple familial ; elles sont _ bel et bien _ en suspension dans l’air _ qui nous est commun _, elles voyagent _ partout _ au gré des vents, s’humectent à l’écume des vagues, paillettent les toits de la ville, piquent notre œil et repartent sous un avatar quelconque, pétale, comète ou libellule, tout ce qui est léger et fugace.« 

C’est-à-dire surtout que « ces anonymes, ce ne sont pas les miens, ce sont les nôtres » !

Il est donc urgent, avant l’effacement définitif, de retrouver _ et apprendre à décrypter et interpréter _ les _ moindres _ traces, les empreintes de vie qu’ils ont laissées, preuves involontaires de leur passage dans le monde« .

Ce qui permet à l’auteur de conclure ainsi l’ouverture de son « enquête« , page 11 :

« Conçue à la fois comme une biographie familiale _ par sa focalisation ; mais sans exclusive, car le projecteur orienté sur eux est mis aussi sur toute une génération de pourchassés ! _, une œuvre de justice _ de réparation morale ! _ et un prolongement de mon travail d’historien,

ma recherche commence » : c’était donc en 2007…  _

mais je resterai toujours ce petit garçon _ de sept ans et demi, en 1981,

je reprends l’élan de la phrase de la page 363 _

couché dans sa tombe, avec les dieux qui le veillent.

Leur mort coule dans mes veines, non comme un poison, mais comme ma vie même.

Pour mes filles _ soit la génération qui vient maintenant (celle des arrière-petits enfants : les filles d’Ivan Jablonka vont encore à l’école maternelle) _, je rêve d’autre chose : proclamer la dignité d’un homme et d’une femme dont la mort est une borne, pas un destin. Pour moi, c’est trop tard !

Même si en ce qu’il qualifie de son « échec » ici

_ « je n’éprouve aucune satisfaction. Je ne sais rien _ d’objectivement assuré, au-delà d’indices, cependant, de témoignages rigoureusement décryptés ! tels ceux, évidemment si précieux, de la cousine Annette (et ce qu’elle a recueilli du boucher de la rue des Maronites, Szloma Niremberg, revenu d’Auschwitz…) et ceux de l’autre cousine Maria et de sa fille Sarah, de retour d’Auschwitz, ces deux dernières-ci aussi ! _ de leur mort _ à Auschwitz _ et pas grand chose de leur vie« , écrit-il au final de l’enquête, et du chapitre d’Auschwitz, page 364. Ils sont bourrelier et couturière, révolutionnaires du Yiddishland, persécutés pour ce qu’ils sont et pour ce qu’ils font _ pas seulement en Pologne, dans la France de la IIIe République, et en celle de Vichy, puis par les Nazis _, jusqu’à la fin tragique de leur existence ; je suis un chercheur parisien, social-démocrate, presque un bourgeois. Mon franco-judaïsme assimilé contre leur judéo-bolchévisme flamboyant. Nous n’avons aucune langue en commun« 

Et pis encore, en suivant : « Ce n’est pas seulement pour cela que je suis condamné à rester extérieur à leur vie. Il suffit de se prendre soi-même en exemple pour sentir le caractère dérisoire de mon pari : la somme de nos actes ne révèle pas ce que nous sommes, et quelques actes épars ne révèlent rien du tout.

Après avoir brassé, réuni, comparé, recousu, je ne sais rien.

Ma seule consolation, c’est que je ne pouvais _ en historien qui décrypte des traces _ faire mieux«  _,

même si en ce qu’il qualifie de son « échec » d’historien,

émerge une formidable admiration et leçon de courage et de vie, c’est-à-dire de liberté

envers et contre tout,

de la part de ses grands-parents pourchassés _ comme militants communistes, puis immigrés illégaux sans-papiers, et enfin Juifs… _, comme de ceux qui les ont aidés et accueillis _ à commencer par l’ouvrier anarchiste breton (de Fougères) Constant Couanault et son épouse Annette, la cousine (venue, elle, de Maloryta, en Biélorussie) _ :

« Je distingue les miens _ écrit aussi (et peut-être surtout) Ivan Jablonka pages 365-366-367 ; et c’est cela qui anime le plus fort l’historien, à contresens de sa pente personnelle mélancolique… _ parce qu’ils symbolisent toute une génération.

Parce qu’ils sont plus grands qu’eux-mêmes.

Au nom de quoi ? Une marche du shtetl vers l’Occident ? Une tragédie vécue entre Staline et Hitler ? Un amour brisé par la Shoah ? Vie et mort d’un homme du Sonderkommando ? Biographie de mes grands-parents ?

Les mots _ jusque ceux du scientifique et historien, en l’occurrence _ sont mensongers. A peine prononcés, ils trahissent le foisonnement des êtres _ magnifique expression _, bafouent leur liberté.

Quand je dis « Juifs », je referme sur mes grands-parents la chape identitaire que, toute leur vie, ils ont voulu faire sauter pour embrasser l’universel » : voilà ! nous touchons ici le fond de leur histoire de personnes !

C’est cette conquête on ne peut mieux concrète de la liberté qui les a, comme personnes singulières, animés, même s’ils ont été, tellement trop jeunes, en leur course éperdue de par l’Europe et le monde (vers l’Argentine ?), pris dans la nasse et fauchés (jusqu’à Auschwitz), avec et comme d’autres qu’eux, par d’autres forces de l’Histoire…

Mais « nul renoncement _ voilà ! _ n’entache leur vie semée d’échecs. Leur rage d’émancipation les porte _ sans cesse et en dépit de tout : jusqu’à la capture dernière, 17 passage d’Eupatoria et Drancy, puis la mort injustement reçue, à Auschwitz _ au-delà d’eux-mêmes « 

_ et en comparaison, ajoute leur petit-fils, né, lui, à la fin de 1973 : « ma révolte à moi, bien faible révolte en vérité, se dresse contre l’oubli et le silence, contre l’ordre des choses, l’indifférence, la banalité«  : ce n’est pas (non plus) rien !..

Et « ils sont désormais rendus _ par la justesse de ce livre _ à leur jaillissement natif, au débordement _ que tant, ici, là, et encore ailleurs, avaient cherché à étouffer _ : des êtres irréductiblement, démesurément faits pour la vie«  _ qui se construit, se déploie et se crée… Voilà un essentiel, filial comme historiographique, hommage !

« Au moment de la séparation _ d’avec eux, qu’est le terme de ce livre pour celui qui est encore en train de l’écrire, fin 2011 _,

je voudrais leur dire que je les aime,

que je pense à eux souvent _ ils sont devenus désormais tellement plus présents ! _,

que j’admire leur vie telle qu’ils l’ont vécue,

leur liberté telle qu’ils l’ont brandie _ voilà ! _,

que j’éprouve de la gratitude à leur égard parce que ma vie en France, dans un pays en paix, libre et riche, c’est à eux que je la dois _ même s’ils ne voyaient peut-être pas les choses ainsi.

Je voudrais

_ en ce dialogue avec les morts ; cf mon article du 27 mars 2011 sur le livre de ce titre, Dialogue avec les morts, de Jean Clair : Face à l’énigme du devenir (poïétiquement) soi, l’intensément troublant « Dialogue avec les morts » (et la beauté !) de Jean Clair : comprendre son parcours d’amoureux d’oeuvres vraies _

qu’ils sachent que j’aurais aimé les connaître, trouver leur accent bizarre, leurs cadeaux un peu décalés, leurs histoires merveilleuses.

Je voudrais leur raconter aussi la suite : leurs enfants _ Suzanne (Sorè), née le 22 janvier 1939, et Marcel (Moyshelè), né le 29 avril 1940 _ ont été naturalisés après la guerre et leurs trois petits-enfants _ ma cousine, mon frère et moi _ ont fait de bonnes études, par lesquelles la République a montré un autre visage que celui qu’ils ont connu. »

Alors, à la question (qu’Ivan Jablonka se pose lors d’une journée complète passée par lui sur le site d’Auschwitz, page 344) : « Mais eux, où sont-ils ?« ,

et puisqu' »il faut bien qu’ils soient quelque part, puisqu’ils ne sont ni sur la terre ni au ciel« ,

l’auteur (et petit-fils) répond ceci, page 344 :

« Ils sont en caractères d’imprimerie dans le Mémorial de Klarsfeld,

en lettres d’or sur le mur des noms au Mémorial de la Shoah,

en langage informatique dans les bases de données de Yad Vashem.

Tamara, la fille de Henya _ (1917-1996) la plus jeune de la fratrie de Matès Jablonka _, a gentiment fait graver leurs noms sur la tombe de sa mère, comme s’ils étaient là, dans le cimetière-cactée de Hadera chauffé à blanc par le soleil israélien.

Ils sont _ aussi et surtout désormais _ dans ce livre que je mûris,

alors que, sur le pré d’herbe verte _ d’Auschwitz-Birkenau _, la minute de silence s’écoule« , se disait lors de cette minute-là leur petit-fils et historien...

...

De fait, on découvre et comprend bien, en méditant sur ce livre, que (pages 163-164)

« la distinction entre nos histoires de famille et ce qu’on voudrait appeler l’Histoire, avec sa pompeuse majuscule,

n’a aucun sens.

C’est rigoureusement la même chose _ cf aussi l’article-entretien avec Michelle Perrot et Alain Corbin : « Silences et murmures de l’Histoire » ; ou encore ce livre-maître de micro-histoire d’Alain Corbin : Le Monde retrouvé de Louis-François Pinagot _ sur les traces d’un inconnu (1798-1876) _,

il n’y a pas, d’un côté, les grands de ce monde, avec leurs sceptres et leurs interventions télévisées, et, de l’autre, le ressac de la vie quotidienne, les colères et les espoirs sans lendemain, les larmes anonymes, les inconnus dont le nom rouille au bas d’un monument aux morts ou dans quelque cimetière de campagne.

Il n’y a qu’une seule liberté,

une seule finitude,

une seule tragédie

_ humaine et inhumaine _

qui fait du passé _ tout à la fois _ notre plus grande richesse et la vasque de poison dans laquelle notre cœur baigne.

Faire de l’histoire,

c’est prêter l’oreille à la palpitation du silence,

c’est tenter de substituer à l’angoisse, intense au point de se suffire à elle-même,

le respect triste et doux qu’inspire l’humaine _ et commune : universelle _ condition.

Voilà mon travail« ,

en concluait Ivan Jablonka, page 164, au sein du chapitre « Les Sans-Papiers juifs de ma famille« …

Les grands livres , comme les grandes œuvres, sont trans-genres : par la puissance et la grâce tout à la fois _ c’est là la vertu du style ! _ de la singularité de l’objet qu’ils s’essaient à cerner, faire apparaître, figurer, et éclairer et connaître et pleinement ressentir, aussi, et enfin, en une singulière, elle aussi, aisthesis.

A cette catégorie singulière (rare !) -là

_ avec, par exemple, Les Disparus de Daniel Mendelsohn, et, dans la fiction, Liquidation d’Imre Kertész ou Zone de Mathias Enard, ou en musique l’œuvre génialissime, d’après la guerre, de Lucien Durosoir _

appartient cet immense livre si riche _ il m’évoque, à l’échelle des vies de Matès et Idesa Jablonka, la richesse des témoignages réunis par Saul Friedländer dans Les Années d’extermination _,

si fort, si juste et si bouleversant,

et plus nécessaire aujourd’hui que jamais pour reconnaître (et accepter) ce qu’est l’humanité (libre) vraie,

qu’est cette Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus d’Ivan Jablonka, aux Éditions du Seuil…

Au moment de conclure,

je m’aperçois que je n’ai quasiment rien dit des prodiges de rigueur et de fécondité _ admirables : non, la moisson n’est pas vaine !!! _ de cette enquête : dans les archives, comme sur le terrain, et à la recherche de témoins, directs ou indirects, et témoignages

Les efforts d’établissement des faits, comme ceux d’interprétation des indices, ou de comparaisons avec des témoignages similaires dans des situations comparables, sont absolument passionnants !

Tant pour les chapitres de la vie en Pologne, à Parczew (« Jean Petit-Pommier« , pages 13 à 53, « Révolutionnaires professionnels », pages 55 à 93, et « Un antisémitisme plus « civilisé »« , pages 95 à 126), que ceux de la déjà difficile vie à Paris sous la IIIe République finissante (« Les sans-papiers juifs de ma famille« , pages 127 à 168 et « Automne 1939 : les étrangers s’engagent« , pages 169 à 213), que pour la vie sous Vichy (« Le dentiste providentiel« , pages 215 à 263 et « Un bloc d’humanité vraie« , pages 265 à 295), qui se clôt sur l’essai _ passionnant ! _ de reconstitution (par recueil méthodique et patient d’indices et de témoignages) de la capture, 17 Passage d’Eupatoria, à Ménilmontant, le « 25 février 1943, tôt dans la matinée, à l’heure des éboueurs et des laitiers » (page 265).

Après le chapitre reconstituant l’existence des enfants, Suzanne et Marcel, à Luitré, en Île-et-Vilaine, chez un couple de retraités, les Courtoux, de mai 1943 à novembre 1944 (dans le chapitre « A l’abri d’une haie de thuyas« , pages 297 à 321),

l’ultime chapitre « De l’autre côté du monde« , pages 323 à 369, s’efforce d’établir le plus précisément possible, et en interprétant avec le maximum de rigueur l’ensemble des moindres indices et témoignages recueillis, rassemblés et confrontés, ce que furent les circonstances de la fin de vie et de la mort et d’Idesa et de Matès Jablonka à Auschwitz :

Matès ayant très probablement _ selon (ou grâce à) la conjonction établie de trois indices (ou « éléments de preuve« , dit Ivan Jablonka page 325) rapportés et interprétés, selon la plus rigoureuse méthode historiographique, pages 325 à 333 : sans doute le climax de toute cette enquête ! _ survécu un certain temps en tant que « croquemort« , c’est-à-dire membre du Sonderkommando d’Auschwitz-Birkenau : ce qui est rapporté et confronté à l’ensemble des témoignages accessibles à ce jour dans ces livres parmi les plus terribles du XXe siècle que sont Des voix dans la nuit _ la résistance juive à Auschwitz, de Ber Mark (Plon, 1982) et le collectif Des voix sous la cendre _ Manuscrits des Sonderkommandos d’Auschwitz-Birkenau (Mémorial de la Shoah-Calmann-Lévy, 2005, sous la direction de Georges Bensoussan)…

Le travail _ et tension (sans le moindre pathos) du récit _ d’Ivan Jablonka est tout particulièrement ici _ faut-il le souligner ? _ lumineux…

Sur le concept d’enquête, et sa magnifique fécondité,

je renvoie à trois de mes articles précédents :

celui, récent, du 22 février 2012, à propos du livre de Florent Brayard Auschwitz, enquête sur un complot nazi :

Le travail au scalpel de Florent Brayard sur les modalités du mensonge nazi à propos du meurtre systématique des Juifs de l’Ouest : le passionnant « Auschwitz, enquête sur un complot nazi » ;

et ceux, plus en amont _ à l’ouverture même de mon blog en juillet 2008 _ des 16 et 17 juillet 2008, à propos du livre (-enquête aussi !) de Jean-Marie Borzeix, Jeudi saint, à propos d’une rafle oubliée, au pays de Bugeat, en Haute-Corrèze, non loin de Tarnac, la semaine de Pâques, en 1944 : 

Ombres dans le paysage : pays, histoire (et filiation) _ « étude critique »

et lacunes dans l’Histoire

Titus Curiosus, ce 9 avril 2010

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