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Le Pouvoir d’incarnation des images d’Isabelle Rozenbaum : son parcours de création dans « Les corps culinaires »

09déc

Le mardi 3 décembre dernier, j’ai eu le très grand plaisir de m’entretenir _ et ce fut passionnant ! le podcast dure tout juste une heure _ avec l’artiste photographe et vidéaste Isabelle Rozenbaum

à propos de son très riche et beau livre Les Corps culinaires, paru en juin 2013 aux Éditions D-Fiction _ une version numérique de ces Corps culinaires, comportant aussi 10 vidéos, était déjà parue en 2011.

C’est son (très riche !) parcours _ de trente années : depuis 1993, où elle créa son premier « studio photo avec Frédéric Cirou«  (page 14) _ de création d’images

que nous livre ainsi, en ce livre de texte (en 17 chapitres, développés sur 100 pages) et de photographies _ superbement prenantes !, au nombre de 43 (et la plupart en couleurs, auxquelles l’artiste prête une singulière et merveilleuse attention !!!) _, la photographe-vidéaste,

à partir d’un _ mais pas l’unique ! cf son tout dernier chapitre, intitulé « Comment sortir de table ?..« , pages 100 à 107… _ de ses sujets de prédilection _ et qui constitue, en effet, l’axe toujours porteur (disons principal) de sa carrière professionnelle _, la cuisine.

Et, en cela les corps culinaires en leur sublime matérialité.

La cuisine, entendue au plus large comme activité anthropologique complexe mettant très richement en jeu et interactions intensément vivantes, tant des corps cuisinés que des corps cuisinants

_ des corps, à la Lucrèce du De natura rerum, car « la cuisine (…) nous rappelle sans cesse que nous sommes faits de matière. C’est donc vraiment, là aussi, la vie et la mort : on tue du vivant, on le transforme, on l’absorbe, on le retransforme, on le rejette, et le cycle se perpétue. Ce qui est fascinant dans la cuisine qui constitue ce cycle chez l’homme, c’est cette boucle, ce mouvement continu. En photographiant ces sacrifices (d’animaux), je photographie aussi une autre approche de l’abattage que celui pratiqué par l’industrie. Le sacrifice entretient en effet un rapport consubstantiel entre l’homme et sa nourriture. L’homme doit faire face à l’animal pour le tuer, à l’opposé de l’industrie qui tue des animaux de manière mécanisée _ c’est-à-dire invisible pour ceux qui mangent après cette viande« , écrit Isabelle Rozenbaum page 61, en son chapitre « De la fête à la grenouille à la tue-cochon : sacrifice animal« … _ ;


et cela, selon des contextes « ethno-culinaires » _ le mot se trouve page 22 _ eux-mêmes extrêmement variés,

selon que l’on a à faire

à la « cuisine de chefs », tels Guy Martin _ cinq livres ont été ainsi réalisés par Isabelle Rozenbaum avec le chef du Grand Véfour, depuis 1995 _, Michel Guérard, Alain Passard, André Daguin et Arnaud Daguin

_ cf tout particulièrement Un canard et deux Daguin, aux Éditions Sud-Ouest, en 2010 ; à cet égard, page 33, Isabelle Rozenbaum note ceci : « Ce que j’ai réalisé avec Guy Martin se distingue fortement de ce que j’ai réalisé avec les Daguin. Pour Guy Martin, il s’agit d’une photographie de studio afin d’obtenir l’image du plat final.

Pour Arnaud et André Daguin, il s’agit d’une photographie de reportage en cuisine, d’un process _ le mot est important ! Car la vie est très fondamentalement process ! _ qui suit deux chefs en train d’élaborer _ le mot est lui aussi important : toute culture est fondamentalement travail et invention, et même et surtout création, capacité de liberté par le faire, le poïen !.. _ un plat jusqu’à son résultat, mais où l’image même du plat finalisé n’est pas l’objectif principal, mais une photographie parmi d’autres » ; et dans ce dernier cas (et qui reçoit la faveur de la photographe !), nous lisons page 34, « ce type de reportage _ photographique, en sa propre élaboration factuelle effective _ est une sorte de danse avec le chef _ un mot, ce mot « danse« , que j’ai entendu maintes fois dans la bouche de mon ami Bernard Plossu, à propos de sa propre pratique éminemment dansante de la photographie ; et lui aussi en parfaite empathie (de rythme : de mouvement et de vie ! ; ou bien de calme, ou silence, voire immobilité, quand il s’agit d’espaces vides d’humains et de leurs actes : cf ce chef d’œuvre particulièrement cher à l’artiste du Jardin de poussière..), vibrante, avec ceux (et ce : dans le désert il peut y avoir du vent ; dans la ville, il peut y avoir aussi du vide d’hommes ; et des présences enfuies…) qu’il photographie ainsi…

Tout l’enjeu est _ poursuit Isabelle Rozenbaum, à propos des activités culinaires qu’elle photographie _ est de savoir se placer en fonction de la lumière et d’être à la bonne distance des personnes tout en suivant leur rythme sans les gêner«  dans leur faire cuisinant ; et « c’est toujours au photographe de comprendre et de suivre la danse du chef«  (cuisinier) : je suis revenu, de la chorégraphie de Plossu, à la chorégraphie d’Isabelle Rozenbaum.

Page 37, celle-ci dit encore : « Il me semble que la gestuelle des mains (en cuisine) illustre parfaitement la transformation _ à la fois vitale et culturelle : cf Le Cru et le Cuit de Claude Lévi-Strauss… _ en cuisine et représente une sorte de chorégraphie très hypnotique _ pour qui la regarde et la photographie. Ainsi le close-up sur des mains permet, dans une grande simplicité, de mettre en valeur leurs énergies et leurs élans«  _ de mains de cuisinants à l’œuvre… _ ;

ou bien à des « cuisines de femmes«  _ ainsi Maroc, avec Alain Jaouhari, en 2002 ; Cuisines de femmes, avec Cécile Maslakian, en 2003 ; et peu après Tunisie, avec Odette et Laurence Touitou ; Sénégal, en 2004 ; Thaïlande, en 2007 ; et Inde intime et gourmande, en 2009 _ ;

ou bien encore à de la street food : « La street food est une cuisine exclusivement ambulante, pratiquée en Asie, même si on peut également la trouver aussi en Amérique latine ou en Méditerranée » ; « La street food est magique pour la simple raison qu’elle est fraîche, personnelle et variée «  (page 77).

« Photographier cette cuisine est aussi une nouvelle façon de regarder la consommation culinaire«  ; et « du fait de cette attention (du photographe), je suis dans un état bizarre dû à cette excitation, mais également à la préoccupation que j’ai alors de parvenir à fixer _ en images qui soient le plus justes possible ! _ ces moments fugaces, inattendus, uniques » ;

la street food « traduit aussi un immense plaisir _ celui de cuisiner et manger, mais, surtout, celui de vivre, tout simplement, car la street food, c’est la vie même _ voilà ! _, c’est-à-dire de la sociabilité, du lien, de l’échange _ entre les cuisinants (et cuisinantes) et ceux qui vont se nourrir, dans la rue, de ces matières ainsi cuisinées et proposées. (…) De même, c’est une cuisine qui, en plus d’être délicieuse, est très belle à voir » ;

et avec elle « j’ai changé radicalement ma manière de photographier. (…) Avec la street food, j’ai développé dans mon travail (…) une photographie prise du « dessus », c’est-à-dire une photographie sans regarder dans le viseur «  (pages 78-79)…

Et « en prenant des photographies sans regarder dans l’œilleton, précisément en cessant de cadrer mes images à partir de celui-ci,

je me suis aperçue qu’une nouvelle photographie, intéressante, originale, parfois même très surprenante, pouvait surgir. Cette photographie me révélait des éléments _ soient des matières colorées magnifiques en leur (simple et riche à la fois) facticité même _ beaucoup moins alignés, moins limités dans le cadre«  (page 81) _ et ici la plastique d’Isabelle Rozenbaum (et sa particulière attention aux couleurs) se distingue de ce Plossu nomme, lui, « l’abstraction invisible« , à la Paul Strand, ou à la Corot, pour reprendre les filiations que lui-même, parmi d’autres, se donne. Même s’il faut, aussi, mettre à part, en l’œuvre photographique de Plossu, son usage enchanteur (voire sublime !) de ses sublimes couleurs Fresson… Et les matières culinaires colorées des images photographiques d’Isabelle Rozenbaum sont elles aussi de l’ordre du sublime !..

« En agissant ainsi, le photographe peut donc parvenir à inverser _ créativement, quand c’est juste ! _ les signes de son propre regard » _ et ainsi mieux voir, et mieux montrer…

Et « j’ai également changé la manière de me tenir, de positionner mon corps pour « shooter » _ autre propriété primordiale de l’acte de photographier. Je lève ainsi mon appareil pour viser de façon « aléatoire », et je shoote ainsi les images que je contrôle ensuite _ a posteriori seulement, donc _ sur l’écran de l’appareil. J’utilise donc mon corps autant que mon regard _ et ce point est crucial.

Photographier dans cette position, avec un appareil photo qui peut être très lourd, demande un véritable sens de l’équilibre. On doit être très stable, se reposer fermement sur son centre de gravité, et, à la fois _ voilà ! _, être très souple _ un autre point de convergence avec la poïétique de Plossu ! _ pour pouvoir s’excentrer _ voilà ! _, se tendre _ et les deux sont essentiels et consubstantiels à la poïesis même d’Isabelle Rozenbaum : il s’agit d’accéder à la saisie empathique puissante d’une essentielle altérité ! _, tout en étant évidemment chargé de l’appareil photo, tenu au bout des bras.

Réaliser de telles prises de vue fait appel à une sorte de stabilité variable _ oui ! mouvante… _ qui se modère _ chorégraphiquement _ à partir de la vision que l’on a _ à l’instant même ! _ de l’espace _ environnant enveloppant la scène culinaire ; et que celui-ci soit fermé ou ouvert… _, donc sans l’appareil devant l’œil.

Du coup, des éléments apparaissent _ en quelque sorte d’eux-mêmes, hors de la stricte conscience et volonté par rapport à l’événement même de ce qui advient, pour le regard de la photographe qui choisit, appareil à bout de bras, de pleinement s’y livrer, à la racine de ce qui va devenir très bientôt, instamment, l’acte même de son geste de prise de vue photographique… _ dans le champ

que je n’aurais jamais retenus si j’avais utilisé mon mental _ hyper-calculateur _ et ma visée _ hyper-cadrée. (…) Cette part d’incertitudes et de doutes _ en ce moment hyper-riche d’affects (et ultra-rapide, aussi, bousculant et bousculé émotionnellement) de la prise de la vue effective sur cette scène de plénitude de vie (et non « scène de crime«  ! Je pense ici aux scènes de crime de Weegee)… _ permet de créer du nouveau » (page 82) _ cf Nietzsche : « Il faut encore porter du chaos en soi pour donner naissance à une étoile lointaine«  ; il faut savoir se déprendre de bien de ses propres acquis, au-delà même des clichés, forcément…

« Généralement, quand je fais une image, c’est parce que quelque chose retient _ déjà, et hic et nunc, en la sollicitation de l’événement dans l’instant rencontré (et offert) _ mon attention _ et suscite un surcroît de curiosité du regard, une appétence photographique…

Ma problématique est alors de trouver comment retranscrire _ par l’image photographique à prendre en cet instant richement bousculant ! à la seconde même… _ ce que je ressens _ c’est-à-dire la qualité singulière même de cet émoi éprouvé ! en sa singularité, donc, face à l’altérité de l’objet neuf sollicitant… _, et, plus précisément, comment le retranscrire autrement que ce que ma vue première me donne _ primairement, donc, au départ, et de façon toujours quelque peu pré-formatée… _ à voir«  (page 82)

_ cela me rappelle les réflexions de Roland Barthes sur le punctus dans sa méditation (sur d’anciennes belles photos) de La Chambre claire… Et l’artiste a toujours à continuer à travailler, ne serait-ce que pour accéder toujours à davantage de justesse en son approche de l’altérité de l’objet.

Dans, me semble-t-il, ce que Bernard Plossu appelle, page 126 de L’Abstraction invisible, l’understatement, au moins dans son cas à lui : « Le mot clé de tout ce que je pense, de tout ce que je crois en art, est anglais : understatement. Je n’arrive pas trop à le traduire en français, si ce n’est par l’expression « ne pas trop en dire », ou « le ton juste ». Understatement, c’est ce qui dit les choses discrètement, sobrement, le contraire de overstatement ».

Et à propos de ses propres pratiques d’expérimentation, Bernard Plossu dit aussi, page 151: « Dessiner est ma façon d’enclencher un processus de réflexion autour de l’image qui passe chez moi par le geste, par le jeu. Cela participe des expérimentations visuelles qui me rendent plus proches d’un artiste comme Patrick Sainton que d’un Sebastião Salgado. Salgado et moi avons la même étiquette de photographe mais on ne fait pas du tout le même métier. Je n’ai rien à voir avec lui. Ce qui me passionne, c’est la dimension expérimentale de la photographie«  ; et c’est aussi ce que développe Isabelle Rozenbaum en son dernier chapitre « Comment sortir de table ? Artwork in progress« … Fin des citations de Plossu. Et retour à l’aisthesis poïesis d’Isabelle Rosenbaum…

Et comme « je ne suis pas quelqu’un qui aime beaucoup la répétition _ écrit Isabelle Rozenbaum page 83 _, aussi j’essaie continuellement de trouver des espaces et des situations qui changent mon regard, qui vont titiller ma vision des choses _ voilà  le processus que se donne (et dans lequel se place et s’immerge pleinement), quant à elle, Isabelle Rozenbaum.

En fait, c’est un peu comme un jeu » : le jeu artistique, patiemment innovant et auto-bousculant _ je repense à la métaphore de la mise en danger par ne serait-ce que l’ombre de la corne du taureau, pour le torero, que convoque Michel Leiris en sa forte préface à son puissant L’Âge d’homme _, de l’invitation spatio-temporelle, face à l’altérité même de ses objets à percevoir, saisir et retenir par ses images prises, à un surcroît permanent de justesse de (et dans) l’acte photographique !

« Cela me permet de confronter mes photographies (successives : Isabelle shootant alors à plusieurs reprises) et voir _ c’est-à-dire, et très vite, à l’instant même, juger ; Hannah Arendt insiste sur cette fondamentale activité de l’esprit ; cf son ultime livre : Juger _ si j’ai mieux cerné mon objet ou pas la seconde fois. (…) Du coup, mon regard évolue _ et progresse : vers un surcroît de vérité dans la justesse de ce qu’il s’agit de percevoir (et puis faire voir, par la photo) _ et me maintient tout le temps en éveil » _ créateur : il y a péril aux endormis et engourdis… _ (page 84).

« La question primordiale est de savoir comment _ très matériellement, autant que mentalement et culturellement _ on se prépare à photographier.

Il me semble donc que pour être capable de capter l’autre _ tel est l’objectif de fond !!! Cf aussi le beau livre de Ryszard Kapuscinski : Cet autre  _, il faut déjà être capable soi-même d’écouter et de réceptionner _ le réel en son altérité, et en toute la justesse de pareille qualité de réception. La photographie, c’est une sorte d’émoi _ du photographe recevant pleinement et en vérité son objet : nous sommes en effet assez loin alors de l’hyper-hédonisme je dirais complaisant et vendeur d’un Sebastião Salgado.. Il faut ressentir ce qui se passe avec l’autre _ voilà ! Dans cet avec ! La qualité de la photo dépendant du degré de qualité de la justesse de cette réception émotionnelle de l’instant de la part du saisisseur-photographe ; lequel, instant vécu et ressenti par le saisisseur-photographe, n’est pas nécessairement seulement ce que Henri Cartier-Bresson a nommé « l’instant décisif » objectif, factuel... C’est cet « avec » qui est ici crucial et fondamental ; ce qu’Isabelle Rozenbaum nomme, quant à elle, et ô combien justement, « le lien » : entre le ressenti du photographe et l’altérité de l’objet à montrer le plus justement possible...

L’important, pour moi, est donc de toucher _ atteindre, lors de la prise de l’image ; et pouvoir faire ressentir au mieux, ensuite, en montrant, plus tard, la photographie telle qu’elle aura été tirée, puis exposée, au regardeur _ la beauté intérieure d’une personne,

toucher ce qui l’habite, ce qui l’anime«  (page 84).

« Tout est compréhension de l’espace de l’autre«  (page 85)

_ et je retrouve ici les réflexions de l’anthropologue Edward Hall, ami de Bernard Plossu à Santa-Fé (cf encore, de Plossu, le magistral et magnifique L’Abstraction invisible, paru en septembre dernier aux Éditions Textuel : je cite ce passage du discours de Plossu à la page 101 : « Edward Hall était un peu mon père spirituel à Santa-Fé. Il aimait mes photos, il avait écrit sur certaines d’entre elles dans la revue El Palacio du musée du Nouveau-Mexique, notamment celle de la fille au camion qui a inspiré le cinéaste Robert Altman pour son film Fool of Love. Edward Hall m’invitait souvent à dîner. Il était très cultivé, très marqué par l’Europe aussi. C’est l’inventeur de la proxémie, la distance juste aux choses _ voilà ! On est exactement dans le même discours que la caméra à l’épaule de Raoul Coutard dans les films de Truffaut et Godard. La distance juste, le non-effet et la proxémie, cette théorie de la bonne distance entre les gens. Donc évidemment, avec la photo au 50 je ne peux être que l’enfant d’Eward Hall« ) ; Edward Hall : l’auteur marquant, pour moi, de La Dimension cachée

Je voudrais aussi souligner les usages que fait Isabelle Rozenbaum du mot capital d' »incarnation » _ ce schibboleth de l’art si délicat de la justesse,

et ce, à quatre reprises :

_ page 37 : « Les mains incarnent la personne sans que l’on ait besoin _ dans la photographie _ de distinguer les autres parties du corps _ notamment le visage _ pour comprendre ce qui nous est transmis. En effet, les mains dégagent une expression de sensation pure (…) Ainsi le close-up sur des mains permet, dans une grande simplicité, de mettre en valeur leurs énergies et leurs élans » _ proprement vitaux.


_ page 39 : « Pour ma part, je ne fais pas de step by step. Mon objectif est plutôt de photographier le geste qui retrace _ en sa pleine (et parfaite) effectivée captée _  un mouvement complet. J’essaie au sein d’une seule et même image, de saisir le savoir-faire d’une personne à partir d’un geste culinaire précis qui a la puissance de transcrire _ à lui seul _ la totalité du mouvement même _ ou process Pour y parvenir, j’en reviens à ces notions de « bonne distance » _ la proxémie, donc, d’Edward Hall et Bernard Plossu, ou encore Raoul Coutard… _, d’accompagnement, d’écoute de la personne. Ce sont des notions qui aident à percevoir le geste parfait sans être pour autant figé, celui que l’on peut considérer comme « professionnel », mais que, pour ma part, je qualifierais plus volontiers d' »incarné« . »

_ page 91 : « Le vin est une boisson qui s’incarne lorsqu’on est à table. Donner une direction au goût dans un ouvrage sur le vin amène ainsi à élaborer des correspondances pertinentes qui permettent de comprendre qu’on déguste mieux, par exemple, un Côtes-du-Rhône lorsqu’il est associé à un plat épicé. Aujourd’hui ce type d’approche semble aller de soi, mais, en 2006, ce n’était pas le cas ; et il n’existait aucun ouvrage comme Une promesse de vin sur le marché français, réunissant la vigne, les vignerons et leur cuisine. »

_ page 99 : « La vidéo offre la possibilité de faire décoller la réalité, de faire ressentir pleinement la présence d’un être et de son intériorité. À ce sujet, la vidéo que j’ai réalisée sur Michel Bettane, Wine spirit, en est un très bon exemple : on est directement en compagnie de Michel devant les vins qu’il doit déguster, on ressent nous-mêmes ce qu’il goûte, on est transporté dans son monde intérieur, par ses pensées. (…) La caméra est plus douce, plus fluide que l’appareil photo. Michel Bettane l’a d’ailleurs facilement acceptée dans son espace. Il parle ainsi sans problème face à elle. il est à l’aise avec moi ; ma caméra ne le bloque pas. Sur les vidéos que j’ai réalisées de lui, on remarque immédiatement que sa présence est juste, incarnée, touchante, car il se donne vraiment à l’image, il accepte complètement d’être pris par elle. Ce qui n’est jamais simple, jamais donné d’avance, jamais naturel. Être pris en photo et, a fortiori, en vidéo, demande que l’on accepte de se donner, c’est-à-dire d’être capté par l’image sans que l’on sache vraiment ce qu’il en adviendra.« 

On pourra aussi se reporter au site D-Fiction http://d-fiction.fr/category/d-doublement/isabelle-rozenbaum
sur lequel se trouve le travail personnel d’Isabelle Rozenbaum

pour accéder davantage, et visuellement, à son œuvre d’images…

Titus Curiosus, ce 9 décembre 2103

Hannah Arendt et l’impérieux devoir de penser « vraiment » ce qui advient : ce qu’en montre magnifiquement le film superbe de Margarethe Von Trotta

07mai

Hannah Arendt de Margarethe Von Trotta est un film magnifique, d’une suprême élégance et d’une très grande justesse, sur une femme singulièrement admirable _ forte en sa fragilité _ en sa vie _ de « déplacée« .

Jusqu’ici, je ne l’ai regardé qu’une seule fois…

Mais il m’a donné, aussi, le très vif désir de me plonger dans la lecture précise de l’œuvre _ Écrits juifs, pour commencer, puisque le film tourne autour de la séquence 1960-1963 de la vie de Hannah Arendt (1906-1975), autour du procès d’Adolf Eichmann à Jérusalem, de l’écriture d’Eichmann à Jérusalem, et des polémiques virulentes que la réception de ce livre-« rapport«  a suscitées ; j’ai aussi acheté son Journal de pensée _ 1950-1973 ; ainsi que l’édition Quarto des Origines du totalitarisme (comportant aussi Eichmann à Jérusalem _ rapport sur la banalité du mal), avec une excellente Introduction générale intitulée Hannah Arendt entre passions et raison, pages 11 à 91, et de remarquables Introductions spécifiques (aux Origines du totalitarisme, pages 143 à 175, à ses textes complémentaires, pages 841 à 844, ainsi qu’aux Correspondances et Dossier critique y ayant trait, pages 941 à 945 ; puis à Eichmann à Jérusalem, pages 979 à 1013, et aux Correspondances et Dossier critique y ayant trait, pages 1309 à 1312), par l’excellent Pierre Bouretz (oui ! Quelle admirable finesse d’appréciation jointe à une quasi infinie érudition de sa part ! : son travail de recherche et de présentation constitue chaque fois une caverne d’Ali-Baba, un trésor de données et nouvelles pistes de recherche, dont on ne saurait dire jamais assez tout le bien qu’il mérite)… _

et de la correspondance de cette philosophe cruciale : celle avec Kurt Blumenfeld (1933-1963) et celle avec Mary McCarthy (1949-1975), au tout premier chef _ et aussi les Souvenirs de Hans Jonas (1903-1993) ; et je ne saurais parler de la correspondance de Hannah avec son mari Heinrich Blücher, sur laquelle je n’ai hélas ! pas réussi à mettre la main : le tirage de la première édition ayant été épuisé, à quand une ré-édition ?.. _,

puisque le film de Margarethe Von Trotta a choisi de mettre sa focale sur la présence intensément attentive _ quel regard ! quel être-au-monde ! _ de Hannah Arendt _ à la très élémentaire fin d’accomplir un simple « reportage«  ! : à la seule fin de « rendre (très honnêtement) compte » de ce qui advenait en ce tribunal, entre accusation, défense et juge ayant au final à trancher… _ au procès Eichmann à Jérusalem

_ du moins le premier mois de celui-ci : Hannah Arendt est à Jérusalem le 9 avril 1961, et quitte « Israël le 7 mai après avoir assisté au début du procès qui s’achèverait le 14 août« , soit trois mois et une semaine après son départ ; « puis elle mettrait près de deux ans pour écrire les articles qui paraîtraient en cinq livraisons dans le New Yorker entre le 16 février et le 16 mars 1963, puis sous la forme d’un livre en mai de la même année« , pour reprendre la formulation de Pierre Bouretz, page 28 de sa belle présentation, Portait de groupes avec dames, de la correspondance de Hannah Arendt et Mary McCarthy : soit une autre richissime mine d’informations ! ; la préface de Pierre Bouretz va de la page 7 à la page 40, et les notes de cette préface (au nombre de 113 !) vont de la page 40 à la page 53... _

et le scandale provoqué par la publication des cinq articles, dans le New-Yorker, les 16 et 23 février, les 2, 9 et 16 mars 1963, de ce qui est devenu l’essai-reportage Eichmann à Jérusalem _ rapport sur la banalité du mal, paru (réuni en sa totalité) en mai 1963 ;

ainsi que les réactions riches et complexes de ses proches et amis : Kurt Blumenfeld (à Jérusalem), Mary McCarthy et Hans Jonas (à New-York et New-Rochelle) _ quant à Gershom Scholem (à Jérusalem) et Karl Jaspers (à Bâle), autres correspondants capitaux de la chère Hannah, ils n’apparaissent dans le film : faute de rencontres physiques (filmables, donc) pour le premier, et de débats assez vraiment contradictoires pour le second, probablement : c’est du moins l’impression que j’ai retirée de mes lectures à parcourir leur correspondance avec Hannah…

Sur le regard de Hannah Arendt _ qu’interprète magnifiquement Anna Sukowa dans le film de Margarethe Von Trotta : une performance admirable !!! En un très bel article sur ce film, Hannah Arendt, celle qui voulait penser sans garde-fou, (l’expression « Denken  ohne Geländer«  provient du livre de Melvyn A. Hill, Hannah Arendt : The Recovery of The Public World, où elle est citée, page 314, indique Elisabeth Young-Bruehl, à la page 595 de sa biographie Hannah Arendt), Pierre Assouline remarque très justement que vers la fin du film (probablement la séquence de la conférence devant ses étudiants), le spectateur se prend à tousser quand le personnage à l’écran fume !.. _,

lire ces expressions de Mary McCarthy lors de l’hommage funèbre rendu à l’amie le jour de son enterrement, le 8 décembre 1975,

telles que les rapporte Pierre Bouretz, page 39 de sa très belle préface à la correspondance de Hannah Arendt avec Mary McCarthy

_ mieux encore : lire le texte intégral Pour dire au revoir à Hannah, publié le 22 janvier 1976, tel que le donnent, en forme de (très belle !) préface, les Considérations morales de Hannah Arendt, données, elles, d’abord en conférence en 1970, puis remaniées pour leur publication en 1971, aux Éditions Rivages ; un texte important qu’une note page 24 de cette édition en Rivages poche donne comme « le premier écrit du projet, dont Hannah Arendt n’a laissé à sa mort que des notes, rassemblées et éditées par Mary McCarthy sous le titre La Vie de l’esprit (en 2 vol. PUF, 1981-1983)«  _ :

« On peut laisser à Mary McCarthy _ écrit donc Pierre Bouretz en sa préface à cette correspondance _ les derniers mots : ceux prononcés le 8 décembre 1975 dans la chapelle du Riverside Memorial lors d’un hommage funèbre _ Hannah est morte le 4 décembre _ où elle parle aux côtés de Hans Jonas _ ami de 51 années, depuis l’automne 1924 à Marburg _, William Jovanovich _ l’éditeur de Hannah Arendt, aux Éditions Harcourt Brace Jovanovich _ et Jerome Kohn _ le dernier assistant de recherche de Hannah Arendt à la New School for Social Research, et responsable du Hannah Arendt Literary Trust.

Alors que Hans Jonas _ qui rompit avec Hannah Arendt lors de cette affaire des retombées de ce Eichmann à Jérusalem, avant de se réconcilier avec elle, « deux ans, je crois » plus tard, dit-il, page 220 de ses Souvenirs (« Jusqu’à ce qu’enfin Lore me dise de façon péremptoire : « Hans, c’est dément ce que tu fais là. On ne laisse pas une amitié comme celle que tu avais avec Hannah se briser ainsi, fût-ce en raison d’une divergence d’opinion extrêmement profonde. Finalement, ce n’est jamais qu’un livre. Tu ne peux pas purement et simplement éliminer sa personne de son existence. Tu devrais te rapprocher d’elle à nouveau ». Et c’est ce que je fis« …) ;

page 221 de ces Souvenirs, Hans Jonas dit encore : « elle était un génie de l’amitié »… _

alors que Hans Jonas

se souvient de l’arrivée au séminaire de Heidegger _ à Marburg, l’automne 1924 _ d’une jeune fille « timide et réservée, avec des traits d’une étonnante beauté et des yeux esseulés » _ voilà ! déjà… _ qui pratiquait déjà « une recherche tâtonnante de l’essence » et répandait « une aura magique autour d’elle »

_ page 11 de son Introduction générale Hannah Arendt entre passions et raisons à l’indispensable Quarto des Origines du totalitarisme, Pierre Bouretz rapporte, cette fois sans coupure, un plus long extrait de ce tout premier souvenir de Hannah, en 1924, par Hans Jonas, dans le discours d’éloge de celui-ci lors de ce « service funèbre d’Hannah Arendt au Memorial Chapel de Riverside de New-York le lundi 8 décembre 1975 » :

« Timide et réservée, avec des traits d’une étonnante beauté et des yeux esseulés _ expression admirable ! _, elle apparaissait d’emblée _ oui ! _ comme quelqu’un d’exceptionnel, d’unique, de façon pourtant indéfinissable. Le brio intellectuel n’était pas chose rare en ces lieux. Mais il y avait en elle une intensité _ oui _, une direction intérieure _ voilà _, une recherche instinctive _ est-ce la traduction adéquate ? _ de la qualité _ un trait capital _, une recherche tâtonnante _ mais infiniment patiente et déterminée, que rien n’arrête… _ de l’essence _ au-delà de ses apparitions et attributs fluctuants _, une façon d’aller au fond des choses _ voilà _, qui répandaient une aura magique autour d’elle _ l’usage par Jonas de ce terme benjaminien n’a rien, lui non plus, d’aléatoire… On ressentait une détermination absolue _ de sa volonté et de son intelligence unies ; voilà (cf aussi le tryptique arendtien penser-vouloir-juger, de La Vie de l’esprit) : d’une puissance indomptable _ à être elle-même _ s’accomplir : en esprit et en actes _, une volonté tenace qui n’avait d’égale que sa grande vulnérabilité« 

Et Pierre Bouretz commente magnifiquement, pages 11-12 de cette importante présentation :

« Désormais et jusqu’à la fin de ses jours, Hannah Arendt cherchera à se protéger de cette fragilité _ qu’aggraveront les exils successifs de la « déplacée«  qu’elle devient pour jamais… _ par l’amitié _ un facteur capital de la vie (et donc de la biographie ; cela valant aussi, forcément !, pour ce film magnifique de justesse de Margarethe Von Trotta !) de Hannah Arendt _ :

garantie d’une pensée qui ne peut s’élaborer tout à fait dans la solitude _ d’abord ! Voilà ! cela dans le dialogue vrai et au risque (qu’elle assumera) des blessures (mais sur lesquelles il est possible de passer) de la polémique ; cf Kant : « Penserions-nous beaucoup et penserions-nous bien, si nous ne pensions pas pour ainsi dire en commun avec d’autres qui nous font part de leurs pensées et auxquels nous communiquons les nôtres » par le dialogue, la discussion, le débat (en toute sincérité, authenticité et bienveillance, et si possible et encore beaucoup mieux amitié !), in La Religion dans les limites de la simple raison, un texte au départ contre la censure… ; cf aussi le concept de l’« ami«  comme « meilleur ennemi«  dans le merveilleux De l’ami, de Nietzsche, au livre premier d’Ainsi parlait Zarathoustra _,

par l’amitié _ donc _

garantie d’une pensée qui ne peut s’élaborer tout à fait dans la solitude _ mais dans l’échange le plus exigeant avec de vrais amis ! _,

rempart contre la violence du siècle _ ce point est bien sûr vitalissime ! _,

refuge aux époques de polémique _ encore et aussi : ce qui permet non seulement de parvenir à survivre dans les « temps sombres« , mais aussi de surmonter tant affectivement qu’en pensée se renforçant (« Ce qui ne me tue pas, me renforce« …), la pénibilité rongeuse des épreuves… ;

je pense ici, d’abord face à la terrible « violence du siècle« , aux pas assez connues très difficiles conditions de la survie de Hannah en France en 1940, à partir de la décision, le 5 mai 1940, pendant la « drôle de guerre« , « du Gouverneur Général de Paris : tous ceux qui étaient âgés de dix-sept à cinquante-cinq ans, hommes et femmes célibataires, femmes mariées sans enfants, originaires d’Allemagne, de Sarre ou de Dantzig, devaient se faire connaître pour être rassemblés (sic) soit dans des camps de prestataires, soit dans des camps d’internement, les hommes le 14 mai au stade Buffalo et les femmes le 15 au Vélodrome d’Hiver. (…) Le 23 mai, elles _ les femmes internées une semaine au Vel d’Hiv _ furent transportées par autobus, à travers Paris, le long de la Seine, jusqu’à la gare de Lyon. (…) On les conduisit _ en train jusque dans les Basses-Pyrénées _ à Gurs, un camp qui accueillait depuis 1939 des réfugiés _ républicains _ espagnols et des militants des Brigades internationales », pages 197-198 de l’indispensable biographie d’Elisabeth Young-Bruehl, Hannah Arendt ;

et je pense en particulier au séjour (pas encore assez documenté !) de Hannah Arendt à Montauban, entre sa fuite (à pied et seule : cf infra…) du camp d’internement de Gurs, fin juin 1940 (probablement le 24, lors de la panique qui a suivi la connaissance de la capitulation de Pétain, le 17 juin à Bordeaux, et des conditions de l’armistice, le 22 juin à Rethondes : tous les Allemands réfugiés en France seraient livrés à la Gestapo !), et son départ, si difficile à réaliser, de Marseille (avec son mari Heinrich Blücher) en train vers Lisbonne, en janvier 1941, sans plus de précision sur les jours de ce voyage ferroviaire ;

quand elle séjourne d’abord dans le quartier périphérique du Carreyrat, 558 chemin des Cabouillous, chez M. Beaufauché, où Hannah réussit à retrouver (comment ???) « Lotte Klenbort, son fils _ Daniel, né à l’hôpital de Rambouillet en novembre 1939 _, le fils des Cohn-Bendit, Gabriel, Renée Barth et sa fille«  (apprenons-nous à la page 202 de la biographie décidément indispensable d’Elisabeth Young-Bruehl, Hannah Arendt) ;

et que, ensuite, elle y est rejointe par son mari Heinrich Blücher : « un jour, par l’un de ces tours dont l’Histoire du Monde a le secret (!!!) , ils finirent par se rencontrer. Dans la rue principale de la ville _ de Montauban _, ils s’étreignirent au comble de la joie, en plein milieu d’un désordre de matelas et d’un flot de gens en quête incessante de nourriture, de cigarettes et de journaux«  ; « Blücher était atteint d’une mauvaise affection à l’oreille interne qu’il fallait faire soigner à Montauban (et pas ailleurs ?), mais à part cela il était en bonne santé. Son camp _ lequel ? celui du Vernet en Ariège, près de Pamiers, qu’il réussira à fuir ? ; ou bien, auparavant, celui de Villemalard, dans le Loir-et-Cher, où Heinrich Blücher avait été interné avec Peter Huber (beau-frère de Natasha Jefroikyn, la seconde femme de Heinrich Blücher) et Erich Cohn-Bendit ?.. Il se connaissaient depuis le « cercle«  qui se réunissait autour de Walter Benjamin, au 20 de la rue Dombasle à Paris ; cf page 157 de la biographie d’Elisabeth Young-Bruehl ; ce « cercle«  (amorce de la future « tribu«  arendtienne) comprenait, outre Walter Benjamin, Heinrich Blücher, Peter Huber et le juriste Erich Cohn-Bendit, « le psychanalyste Fritz Fränkel ; le peintre Karl Heindenreich ; enfin Chanan Klenbort, le seul Ostjude au milieu de tous ces berlinois. Les discussions qui avaient lieu d’habitude chez Benjamin au 10 de la rue Dombasle, rassemblaient des amis communs à Hannah Arendt et à Henrich Blücher ; ils formèrent le noyau de « pairs » qui entourèrent Arendt et Blücher les trente-cinq années qui suivirent« …  _ ;

son camp

_ en fait il s’agit du camp du Ruchard, en Indre-et-Loire, comme l’indique Christophe David en son excellente et très précieuse Introduction, L’envers de l’Histoire contemporaine, ou rêveries sur les vies parallèles et croisées de quelques femmes et hommes illustres ou non à partir des lettres que Walter Benjamin écrivit en français, aux Lettres françaises de Walter Benjamin : pour le Vernet, Heinrich Blücher n’y a pas été interné (en son panorama biographique, Vie et œuvre, des pages 95 à 140 du Quarto des Origines du totalitarisme, Jean-Louis Panné confond, page 116, les noms de Heinrich Blücher et Heinrich Mann, qui, lui, fut interné au Vernet, près de Pamiers en Ariège ; de même que c’est à tort que Jean-Louis Panné affirme que Walter Benjamin fut interné au Vernet, alors qu’il fut dispensé d’internement alors, pour raisons de santé et sur intervention de M. Hoppenot, après intervention amicale d’Adrienne Monnier ; et demeura à Paris, avant de rejoindre Lourdes par le dernier train au départ de Paris-Austerlitz lors de l’arrivée des Allemands à Paris, le 14 mai 40 ; quant à Villemalard, Heinrich Blücher y avait été enfermé « près de deux mois« , de la mi-septembre à la mi-décembre 1939 ; le 16 janvier 1940, Hannah Arendt et Heinrich Blücher purent ainsi se marier à la mairie du XVe arrondissement : « Martha Arendt et Lotte Klenbort, l’épouse du grand ami Chanan Klenbort, sont les témoins du couple« …) _

son camp _ Le Ruchard, donc, non loin de Tours _ avait été évacué quand les Allemands avaient atteint Paris » _ le 14 juin, donc ; sur ce point des divers camps d’internement en France, compléter la biographie d’Elisabeth Young-Bruehl par le travail de Denis Peschanski La France des camps _ l’internement 1938-1946. Il faut aussi rééditer Les Camps de la honte _ les internés juifs des camps français (1939-1944) d’Anne Grynberg, aux Éditions de La Découverte…

Je poursuis la lecture de la biographie d’Elisabeth Young-Bruehl, pages 202-203 :

« Les Blücher vécurent peu de temps aux environs de Montauban, puis se fixèrent dans un petit appartement de la ville, situé au-dessus du studio d’un photographe. Ils recevaient la visite des membres de la maisonnée Klenbort, qui s’était encore élargie, et celle d’autres amis récemment parvenus à s’évader des camps. Ainsi Peter Huber, qui avait été interné avec Blücher. Erich Cohn-Bendit à son tour vint rejoindre sa femme _ Herta _ et son fils _ Gabriel _, que Lotte Klenbort avait emmené avec elle en quittant Paris (Hannah ne fit la connaissance du second fils Cohn-Bendit, Daniel, né en 1945, que bien plus tard, après la guerre, aux États-Unis). Montauban vit également le passage de Fritz Fränkel avant son départ pour le Mexique, et d’Anne Weil _ née Mendelssohn et épouse d’Éric Weil, le philosophe (1904-1977) ; amie de Hannah de toujours (depuis le temps de Königsberg) et pour toujours (elles se virent pour la dernière fois l’été 1975, à Tegna, près de Locarno, en Suisse)… _ avec sa sœur Katherine, qu’elle avait pu faire sortir de Gurs, car elle était _ par son mariage avec Éric Weil, français depuis sa naturalisation en 1938 _ de nationalité française. Les deux sœurs étaient parvenues à trouver un refuge assez sûr près de Souillac, dans un pigeonnier abandonné. Éric Weil, quant à lui, était comme tant de soldats français, prisonnier de guerre en Allemagne.

Les Blücher passaient leur temps aux aguets, scrutant chaque changement dans les mesures du gouvernement de Vichy dont l’antisémitisme devenait chaque jour plus patent« 

J’ai cherché davantage de précision dans les ouvrages passionnants

de Varian Fry « Livrer sur demande » _ Quand les artistes, les dissidents et les Juifs fuyaient les nazis (Marseille, 1940-1941), mais Varian Fry ne mentionne hélas pas les noms ni de Hannah Arendt, ni de Heinrich Blücher, pas connus à l’époque de la rédaction du livre de Fry, en 1945, bien que ceux-ci aient bien obtenu leurs visas pour les États-Unis grâce à l’action de l’Emergency Rescue Commitee que Varian Fry avait mis sur pied à Marseille ! ;

et d’Ulrike Voswinckel et Frank Berninger, Exils méditerranéens _ Écrivains allemands dans le sud de la France (1933-1941) :

ainsi peut-on trouver page 185 de cet ouvrage, un témoignage de Lisa Fittko sur Hannah Arendt, rencontrée (par un nouvel étrange hasard !) par Lisa Fittko fuyant elle aussi, avec deux autres évadées, le camp d’internement de Gurs, lors de sa fuite entre Gurs et Montauban, dans un village voisin de Pontacq, non loin de Lourdes :

« _ « Voulez-vous nous accompagner à Lourdes ? » proposâmes-nous.  _ « Je me sens plus en sécurité toute seule », répondit-elle. « En bande, on a moins de chance de s’en tirer »…  » (in Le Chemin des Pyrénées _ Souvenirs 1940-1941) ;

et pages 226-227 : « À la mi-août 1940, Walter Benjamin arrive à Marseille et retrouve des amis comme Hannah Arendt et Heinrich Blücher, à qui il confie le manuscrit de sa thèse historico-philosophique (Sur le concept d’Histoire)«  ;


ce que confirme la lettre de Hannah Arendt à Gershom Scholem, du 21 octobre 1940, écrite à Montauban (pages 12-13 de leur correspondance) : « Cher Scholem, Walter Benjamin a mis fin à ses jours, le 26 septembre, à Port-Bou, près de la frontière espagnole. Il avait un visa américain, mais depuis le 23 les Espagnols ne laissent plus passer que les détenteurs de passeports « nationaux ». _ Je ne sais pas si ces nouvelles arriveront jusqu’à vous. J’ai vu Walter à plusieurs reprises ces dernières semaines et ces derniers mois, en dernier lieu à Marseille. _ Cette nouvelle nous est parvenue, à nous comme à sa sœur _ Dora, internée et évadée, elle aussi à (et de) Gurs _, après quatre semaines de retard » ; la lettre de Hannah Arendt a été « reçue le vendredi 8 novembre 1940 (écriture de Gershom Scholem)«  : un témoignage capital…

Quant à la passion de comprendre,

elle sera bientôt et pour longtemps détournée du royaume des concepts _ qui régnait à Marburg en 1924 _

vers l’empire plus obscur _ et très souvent brutal _ de l’événement _ surtout quand il broie !.. _,

arrachée _ en 1933, puis en 1940 : par deux arrestations (la première à Berlin, la seconde à Paris) et deux fuites éperdues (hors de la police de Berlin, puis hors du camp d’internement de Gurs) et deux exils (via Prague, vers la France et Paris, en 1933 ; et, via Montauban, Marseille et Lisbonne, vers les États-Unis et New-York, en 1940) _ à la quiétude de la spéculation _ purement philosophique _

pour s’adapter à _ et surmonter _ l’anxiété _ le mot est ici un peu faible _ suscitée par l’Histoire _ et les ravages à très grande échelle du totalitarisme nazi, dans son cas à elle (elle n’eut pas directement à subir le totalitarisme stalinien)… _,

privée de l’insouciance d’une contemplation de l’Être

au nom de la responsabilité _ éthique et plus encore politique : Hannah met en garde contre les très graves périls de l’« acosmisme«  _ envers le monde _ une réalité absolument décisive et primordiale pour elle : fondamentale quant au sens même de l’« humainement exister« .

Mais elle trouvera un jour le loisir de s’exprimer : viendra le temps des livres après celui de la guerre.

On pourrait ainsi résumer l’expérience d’Hannah Arendt : formée à la vie de l’esprit et happée par l’Histoire «  ; Pierre Bouretz sait magnifiquement dégager l’essentiel ! Fin de l’incise sur ce discours de Hans Jonas ; et retour à celui de Mary McCarthy _,

Mary McCarthy _ quant à elle,

et je reprends enfin ici l’élan de ma phrase, ce même 8 décembre 1975 au Memorial Chapel de Riverside, en reprenant le texte de Pierre Bouretz à la page 39 de son Portrait de groupes avec dames, en ouverture de la correspondance 1949-1975 de Hannah Arendt et Mary McCarthy _

évoque « une femme très belle, attirante, séduisante, féminine« ,

avec « des yeux brillants,

étincelants comme des étoiles quand elle était heureuse et passionnée,

mais aussi des étangs ténébreux, profonds et lointains dans leur intériorité«  _ voilà pour la double dimension de ce si intense regard (sur le monde et les autres)…


Chacun peut se faire son idée de l’idée d’Hannah que Mary avait

à la lecture de ce texte grave et serein, presque gênant d’intimité dans sa dernière phrase.

Elle est à l’évidence bien vue lorsque décrite comme pensant tout haut _ voilà : le penser même en acte ! en toute l’exigence (et vivacité !) de la plus radicale justesse ! _ en public _ les autres étant conviés, bien sûr, eux aussi (et c’est un euphémisme !) à « oser penser«  ! _ dans ses conférences _ ici ses cours à l’université, comme nous en montrent, avec une magnifique intensité sur l’écran, plusieurs séquences du lumineux (et serein, au final) film de Margarethe Von Trotta _,

arpentant l’estrade en fumant si possible une cigarette _ vers quoi s’élance ici la fumée ? _,

parsemant les textes d’apartés _ ouvrant sur l’instant de nouvelles voies du penser ;

cf aussi une importante (et magnifique) remarque de la traductrice Martine Leibovici, page 1014 du Quarto des Origines du totalitarisme, et à propos de la révision ici par ses soins de la traduction dEichmann à Jérusalem, sur la phrase même, c’est-à-dire le style ! (et c’est aussi et surtout le style même de son penser en acte !!!) de Hannah Arendt :

« La structure des phrases posait aussi problème. Des phrases très longues, entrecoupées de parenthèses, des phrases « à l’allemande », mais pas seulement _ en effet.

On a l’impression d’être devant une partition à deux voix _ voilà ! _, l’une interrompant constamment la première _ ce mode ( en effet « constant«  !) de penser-juger, analyser-commenter, par un dialogue exigeant permanent avec soi-même et le réel, pour toujours davantage de justesse, est bien fondamental chez elle ! _, pour apporter des précisions ou des corrections _ cf ici la pratique d’écriture (par rajout de précisions) de Montaigne, ou de Proust… _, pour indiquer une autre piste, un autre point de vue, ou des commentaires«  _ un mode d’alerte du penser décisif ! pour ouvrir la liberté de ce qui doit venir, et « commencer«  vraiment de nouveau, mais sans rien oublier non plus du passé… _ ;

et Martine Leibovici d’ajouter ce point précis-ci :

« Lorsque Arendt cite ou paraphrase _ très scrupuleusement _ les propos d’Eichmann, elle ne cesse _ aussi : polyphoniquement ; la seconde voie vient doubler la première et lui donner le relief qui fait parler sa vérité ! _ d’intervenir, de traquer ses omissions, les défaillances de sa mémoire.

Ainsi resituées _ voilà ! le « rapport » de Hannah Arendt n’est ni plat, ni vide ; il est en permanence contextualisé… _,

les déclarations d’Eichmann,

qu’Arendt choisit de ne pas considérer a priori comme mensongères _ elle les prend au mot ! _,

deviennent la pièce centrale _ la base même : scrupuleuse donc _ d’une « longue étude _ analysée, mais aussi méditée et commentée, en cette polychoralité de son écriture inquiète d’une ultra-vigilance ; qui n’est jamais un simple et plat, ni univoque, « rapport » journalistique !.. _ sur la méchanceté humaine »,

délivrant la leçon « de la terrible, de l’indicible, de l’impensable banalité du mal »… Fin de la belle citation de Martine Leibovici. _ ;

parsemant les textes d’apartés _ donc, je reprends le fil de la citation par Pierre Bouretz du discours de Mary McCarthy _

similaires à des notes de bas de page,

laissant percevoir « les mouvements de l’esprit rendus visibles dans les actions et les gestes » _ penser est une joyeuse sommation de mouvements généreusement sans fin ; à l’image de la très joyeuse (et infinie : « tant qu’il y aura de l’encre et du papier » et que l’auteur sera vivant !..) cavalcade « à sauts et à gambades«  de Montaigne, elle aussi… (…)

Se souvenant avoir imaginé voir Sarah Bernardt ou la Berma de Proust la première fois qu’elle l’avait entendue,

elle _ Mary McCarthy, donc _ suggère que ce qu’il y avait chez elle de théâtral

_ et même de génie ! _ à être saisie _ voilà ! physiquement : et cela afin de très sérieusement les « cultiver » _ par une pensée, une émotion, un pressentiment » _ qu’elle donnait ainsi (un peu spectaculairement : et c’est aussi ce qu’est enseigner !) à partager… _ ;

persuadée qu’elle était le témoin le plus profond _ voilà ! _ des « sombres temps » _ de l’Histoire présente _,

elle considère que cela s’attachait à son expérience juive

et son statut de « personne déplacée ».

Ce portrait d’une femme « impatiente et généreuse » _ voilà : passionnément ! _ qui avait voyagé entourée d’amis « comme une passagère _ presque _ solitaire dans un train de pensées »

sonne juste et paraît fidèle.

C’est donc bien le mot « amitié » _ oui ! _ que l’on gardera à l’esprit _ très effectivement ! _ en refermant ce volume« ,

conclut fort justement cette présentation de la correspondance de Hannah Arendt avec Mary McCarthy, page 40, Pierre Bouretz, en juillet 2009…

C’est sur la qualité de ce profond regard (passionnément actif et pénétrant, et riche de divers degrés de penser en son chantier permanent) de Hannah Arendt

que je veux à mon tour mettre l’accent ;

et c’est encore ce regard (ainsi que ces gestes, tant physiques que de pensée, aussi, de cet inlassable « penser » en acte lui-même, tellement intensément liés, les uns comme les autres, à ce regard mobile si profondément vif !),

qui se ressent si fortement

à lire les longues phrases puissantes et polyphoniques de Hannah Arendt ;

et que le film de Margarethe Von Trotta,

comme l’incarnation vibrante de Barbara Sukowa,

réussissent si magnifiquement à nous montrer,

et faire ressentir et comprendre _ ensemble ! et en relief… _, en profondeur…

Le film débute sur la seule séquence _ d’abord lente, puis abrupte en sa chute _ où Adolf Eichmann _ mais on n’a pas le temps de vraiment s’apercevoir que c’est de lui qu’il s’agit ; on le comprend à la chute _ est incarné par un acteur. Du personnage, un vieillard semble-t-il, on ne perçoit dans l’opacité de la nuit _ australe _ déjà épaisse qui règne, que la frêle silhouette (et pas le visage), alors que descendu (seul) de l’autobus qui le ramenait vers son domicile _ l’autobus roulait (normalement…) vers la droite de l’écran : dans le sens de l’histoire… _, l’homme maintenant chemine (en revenant à contre-sens _ frêle piéton dans la nuit… _ de la direction où l’emmenait l’autobus _ il revient donc (= s’en retourne) vers la gauche de l’écran... _) sur le bas-côté _ passablement hasardeux : on perçoit l’herbe maigre vaguement poussiéreuse du bas-côté _ d’une route on dirait de campagne _ aucune habitation en vue _, s’éclairant d’une faible lampe-torche de poche _ on craint même pour lui : il est dangereux de cheminer la nuit si mal éclairé par une trop faible lampe-torche sur pareille route… D’ailleurs un petit camion _ survenant de la droite de l’écran : de derrière lui, dans son dos… _ le dépasse et s’arrête en un violent crissement de freins, et un petit groupe d’hommes qui en sautent _ après avoir soulevé la bâche arrière du camion, qui les cachait… _ s’empare en un éclair de l’homme et l’emporte dans la soute arrière, en le tenant baillonné _ le camion reprend la route sans perdre un instant en filant à vive allure vers la gauche de l’écran. Comme dans un film policier. À cet instant, le spectateur est du côté de la victime. Nous n’avons même pas encore tout à fait achevé de comprendre qu’il s’agissait là de l’enlèvement d’Adolf Eichmann en Argentine.

C’est le 11 mai 1960 que le film débute :  dans une banlieue de Buenos Aires, Adolf Eichmann vient d’être enlevé par les services secrets israéliens ; qui réussiront en déjouant la police argentine à transporter loin d’ici leur très précieuse prise, pour l’y livrer à la Justice d’Israël.

En son Introduction à Eichmann à Jérusalem, page 979 du Quarto des Origines du totalitarisme, Pierre Bouretz résume :

« Buenos Aires, 11 mai 1960, dix-huit heures trente _ la nuit tombe tôt dans les contrées australes. Comme tous les soirs, un homme descend de l’autobus pour rentrer à son domicile après le travail. Trois individus se précipitent vers lui, le jettent dans une voiture _ une camionnette plutôt, avec une bâche à l’arrière _ et le conduisent vers une lointaine banlieue de la ville. Interrogé sur son identité, il répond : « Ich bin Adolf Eichmann », ajoutant qu’il est certain d’être « entre les mains des Israéliens ». (…) Le 22 mai, Eichmann est à Jérusalem…

« Formée à la vie de l’esprit et happée par l’Histoire« ,

ai-je plus haut relevé sous la plume de Pierre Bouretz à la page 12 de son Introduction aux Origines du totalitarisme, au tout début de sa superbe présentation Hannah Arendt entre passions et raison :

ainsi en va-t-il de l’écriture de « ce livre » qui « n’était pas prévu » (est-il précisé page 38 de cette même Introduction)Eichmann à Jérusalem ; « envisagé sous la forme d’un reportage, il sera présenté _ en effet ! _ comme un « rapport » _ c’est un point important ! Hannah Arendt ne revendique pas un statut d’historien… _ ; et « tandis que ceux qui l’avaient précédé avaient été accueillis dans une relative quiétude _ philosophique, pourrait-on dire _, il déchaînera une tempête« , résume Pierre Bouretz pages 38-39.

« En acceptant de se lancer _ personnellement _ dans l’aventure du procès Eichmann, Arendt avait toutefois fourni une indication sur son état d’esprit, en parlant d’une « obligation à l’égard de son passé »… » _ soit envers elle-même et le fait (à assumer pleinement !) de sa judéité _ , note Pierre Bouretz, page 39.

Dans son Introduction à Eichmann à Jérusalem (aux pages 979 à 1013 de ce même volume Quarto), Pierre Bouretz précise ainsi :

« Le 23 octobre 1960, Hannah Arendt fait part à Kurt Blumenfeld _ cf la lettre intégrale pages 327-328 de leur correspondance _ d’une décision annoncée à Karl Jaspers quelques jours plus tôt :

« J’ai cédé à la tentation de venir en Israël pour le procès Eichmann »… _ le 14 octobre, Karl Jaspers l’avait pourtant amicalement mise en garde : « Le procès Eichmann ne vous fera pas plaisir. Je pense qu’il ne pourra pas se dérouler de façon satisfaisante. Je crains votre critique ; et pense que vous la garderez autant que possible pour vous même« , peut-on, par ailleurs, relever page 133 des extraits de la correspondance Hannah Arendt/Karl Jaspers, intitulée « la philosophie n’est pas tout à fait innocente« , dans la Petite Bibliothèque Payot…

Confiée à Mary McCarthy

_ par exemple en la lettre du 20 juin 1960 : « Je caresse l’idée _ comme avec gourmandise _ de me faire envoyer en reportage sur le procès Eichmann par un magazine. Je suis très tentée. Il était un des plus intelligents du lot. Ça pourrait être intéressant _ l’horreur mise à part » ;

et encore, presque quatre mois plus tard, en la lettre du 8 octobre 1960 : « J’ai décidé _ c’est fait ! _ que je voulais suivre le procès Eichmann et ai écrit au New Yorker. (Juste trois lignes, rien d’élaboré). Shawn _ le rédacteur en chef du New Yorker _ m’a appelée et semble être d’accord pour que je sois leur envoyée spéciale, étant entendu qu’il n’aurait pas à publier tout ce que je produirais, mais couvrirait mes frais, ou du moins la plus grande partie. Cela me convient. Quand irai-je, je l’ignore. Le procès, qui devait démarrer en mars, a été reporté, et l’on pense qu’il durera une année, ou peu s’en faut ! Je ne sais pas encore comment je me débrouillerai ; mais je ne resterai certainement pas en Israël tout ce temps. Par conséquent, il est probable que je serai de retour _ d’Europe, où un voyage a été programmé par elle et son mari pour le mois de janvier 1961 _ à NY début février, irai passer une semaine à Vassar en mars pour une conférence internationale, puis deux mois à Northwestern, m’envolerai enfin pour Israël en juin où je resterai plusieurs semaines« , pages 166 et 183-184 de la correspondance Hannah Arendt – Mary McCarthy _,

l’idée germait depuis un an, attendant pour se réaliser que la direction du New Yorker accepte _ par contrat formel dûment signé _ le « reportage » d’une « envoyée spéciale » inattendue

_ mais très tôt appréciée de journalistes suffisamment sagaces pour déceler ce talent particulier-là et aider à le développer-cultiver…

(et cela montre fort bien que le génie philosophique spécifique, voire peut-être singulier, de Hannah Arendt réside précisément, du moins en grande partie, dans cette capacité très remarquable sienne, et qui devient même, avec elle, un « art« , d’articuler merveilleusement à ce degré de finesse, efficacité et admirable justesse-là, vita contemplativa et vita activa, en sachant ô combien excellemment ! « penser « vraiment » ce qui advient« ,

et cela, en l’occurrence même du fait très objectif de sa judéïté et de ce qu’il en advenait tragiquement dans les faits politiques et historiques, sous les griffes des nazis, à cet interminable moment-là de l’Histoire…) :

ainsi, dans sa biographie (de référence) Hannah Arendt, Elisabeth Young-Bruehl met-elle fort bien en évidence que quand, « en novembre 1941« , Hannah Arendt « fut engagée comme éditorialiste par le journal de langue allemande, Aufbau », à New-York, le rédacteur en chef Manfred George s’était immédiatement parfaitement « rendu compte, à l’occasion d’une « lettre ouverte » qu’elle avait soumise au journal, de son éventuel don de provocation« .., pages 220 et 221.

« Sa lettre _ lettre-ouverte, donc _ s’adressait au littérateur français Jules Romains qui, mis en accusation dans les colonnes de Aufbau, y avait répondu de façon virulente. Certes, comme beaucoup d’autres intellectuels européens, il avait tout d’abord essayé d’éviter la guerre contre Hitler par des concessions négociées : sa réponse faisait l’inventaire de ses hauts-faits antifascistes et rappelait à la mémoire des lecteurs de Aufbau l’aide qu’il avait apportée aux réfugiés juifs en France. Elle s’achevait par une note tout à son honneur : « j’espère que les Juifs français n’ont pas oublié »

Hannah Arendt entretint, devant ce mouvement d’humeur, un tir ininterrompu de sarcasmes. Sans aucun doute, chaque Juif « rejeté et mal aimé » ne se devait-il pas de regretter toute atteinte aux sentiments d’un tel ami ? Mais elle prenait soin de ne pas embrouiller par la moquerie ce qui lui tenait le plus à cœur ; la solidarité politique nécessaire à la lutte contre un ennemi commun est minée quand ceux qui luttent ensemble ne se reconnaissent pas égaux _ ce qui, au passage, personnellement me rappelle la si belle (et plus encore nécessaire !) Méthode de l’égalité de Jacques Rancière. Parce qu’il situe les protecteurs au-dessus des protégés, le désir de gratitude est un obstacle pour comprendre que tous les militants sont égaux. Jules Romains se comportait comme ces philanthropes dont Arendt avait appris à se méfier à Paris, ou comme ces intellectuels corrompus « connus du monde entier », que l’Allemagne de Weimar lui avait appris à déceler.

Ce besoin d’égalité et de solidarité dans la lutte politique était aussi le thème du premier article publié par Arendt dans Aufbau, « L’armée juive _ le commencement d’une politique juive ? ». Mais elle y insistait surtout sur le fait que ceux qui sont également engagés dans la lutte contre Hitler ne sont pas pour autant mus par d’identiques besoins. Parce qu’il a derrière lui deux cents années d’assimilation et d’absence de conscience nationale (völklisch), et parce qu’il a l’habitude de se soumettre à la direction de notables, le peuple juif a besoin d’une armée autant pour des besoins d’identité que pour des raisons de défense. Arendt espérait qu’une lutte politique du peuple juif signerait le début de sa vie politique« , pages 221-222.

En conséquence de quoi le rédacteur-en-chef d’Aufbau « Manfred George fut _ très lucidement _ aussi convaincu par son article qu’il l’avait été par sa lettre : tous les deux manifestaient, pensait-il _ en la personne et l’art de penser et écrire (les deux sont très étroitement liés !) de Hannah Arendt _, « une puissance et une fermeté d’homme ».

Elle devint une collaboratrice régulière du journal « , page 222 ;

fin ici de l’incise sur les débuts journalistiques de Hannah Arendt à New-York en 1941… _,

Confiée à Mary McCarthy,

l’idée _ de témoigner « vraiment » et de près du procès d’Adolf Eichmann, qui allait se tenir à Jérusalem _ germait depuis un an, attendant pour se réaliser que la direction du New Yorker accepte le « reportage »

d’une « envoyée spéciale » inattendue _ je reprends ici l’élan de ma phrase _,

bien connue dans les milieux intellectuels

et qui s’était spontanément présentée » _ auprès de la direction du New Yorker, en l’occurrence son rédacteur-en-chef, William Shawn _, précise encore Pierre Bouretz, pages 979-980.

Ayant à modifier son agenda auprès de la Northwestern University de Chicago, de la Columbia University à New York, et du Vassar College,

Hannah Arendt

« s’expliquant auprès de ses différents interlocuteurs,

exprime incidemment ses motivations intimes :

« Vous comprenez, je pense, pourquoi je dois couvrir ce procès ;

je n’ai pu assister au procès de Nuremberg,

je n’ai jamais vu ces gens-là en chair et en os,

et c’est probablement ma seule chance de le faire » ;

« je sais que, d’une certaine façon, assister à ce procès est une obligation que je dois à mon passé » _ voilà, et rien moins ! mais ce n’est pas d’un passé seulement individuel qu’il s’agit ici ; les enjeux d’un tel « devoir«  sont tout simplement et éminemment « politiques » ; c’est au fait de la judéïté de tous les siens (et pas seulement la sienne !) qu’elle le doit, et comme réponse appropriée de sa part, à elle, la philosophe, mais aussi la citoyenne active, à l’immensité du crime subi ; face au silence et au mensonge, c’est du devoir de « vérité«  qu’il s’agit en effet… ; comme il s’agit aussi de laisser le plus ouvert possible l’avenir, et le crucial « pouvoir des commencements » : libérateur... _, lit-on page 980 de l’Introduction à Eichmann à Jérusalem par Pierre Bouretz, in le magnifique Quarto des Origines du totalitarisme.

Et sur un ton badin _ dont on lui a beaucoup reproché de faire aussi usage dans son « reportage«  ! _, elle ajoute un peu plus tard, en une nouvelle lettre à Karl Jaspers, en date du 2 décembre 1960 :

« N’oubliez pas que j’ai quitté l’Allemagne très tôt

et combien j’ai peu vécu cela directement » ;

« Je compte en tout cas ne pas consacrer plus d’un mois à cette « plaisanterie » »… » _ de « reportage« , donc… _, page 980 du Quarto, toujours…

C’est sur les relations (complexes et le plus souvent très houleuses, jusqu’au scandale médiatique…) avec l’opinion publique,

via les échanges avec les proches, les amis

_ cet angle-ci est fondamental aussi dans le regard que porte ce très beau film de Margarethe von Trotta sur la personne radieuse, fragile et forte à la fois, mais jamais solitaire ni repliée sur soi, de Hannah Arendt au milieu de sa « tribu » d’amis, et en une perspective que la philosophe nommait, positivement, « politique« , très distinctement de ce qu’elle nommait , négativement cette fois, « social«  !.. _,

que se focalise de façon très intéressante (et très vivante pour nous qui le regardons) le très beau film de Margarethe Von Trotta,

qui nous transporte magnifiquement en ce début des années 60, à New-York (par exemple l’appartement si vivant de Manhattan) et ses environs, aussi, d’une part, et à Jérusalem, d’autre part, principalement…


Le film de Margarethe Von Trotta sait superbement nous transporter par ses images dans ces lieux et dans cette époque du début des années 60 :

personnellement, j’y ressens quelque chose qui émane _ au moins pour moi _ des films américains des années 50 et 60 :

par exemple, et un peu au hasard, le Breakfast at Tiffany’s de Blake Edwards, en 1961… ;

mais aussi, de films réalisés plus récemment par d’autres réalisateurs américains, dont l’action est peut-être nostalgiquement située en ces mêmes lieux et à ces mêmes moments :

par exemple, Far from Heaven, de Todd Haynes, en 2002…

Et si l’on file davantage encore la comparaison, la performance de Barbara Sukowa peut rappeler celles d’Audrey Hepburn comme celle de Jullian Moore, à deux époques bien différentes de réalisation cinématographique…

Bref,

un film avec beaucoup de charme,

un charme profond,

à la hauteurtoutes proportions gardées, bien sûr _, de la personne,

et de la vie et et de l’œuvre,

de Hannah Arendt ! l’inspiratrice de cela…

Chapeau !

Titus Curiosus, ce 7 mai 2013

La décidément obligeante question « Qu’est-ce que l’homme ? » dans le numéro de mars-avril 2010 de la revue Esprit : « L’Etat de Nicolas Sarkozy »

20mar

Un passionnant numéro de réflexion de philosophie et histoire (contemporaine !) politiques, que le numéro de mars-avril 2010 de la revue Esprit _ que dirige Olivier Mongin _, intitulé « L’État de Nicolas Sarkozy« 


J’y relève tout particulièrement les contributions du philosophe Michaël Foessel, l’auteur de « La Privatisation de l’intime« , aux Éditions du Seuil _ cf mon article du 11 novembre 2008 « la pulvérisation maintenant de l’intime : une menace envers la réalité de la démocratie«  _ :

outre

deux très remarquables entretiens _ passionnants et cruciaux ! _ l’un avec la philosophe Myriam Revault d’Allonnes et l’autre avec la juriste (et professeur au Collège de France, à la chaire d’études juridiques comparatives et internationalisation du droit, depuis 2002) Mireille Delmas-Marty :

« Le Sarkozysme est-il la « vérité » de la démocratie ?« , pour le premier de ces deux entretiens, pages 43 à 53 ;

« Détruire la démocratie au motif de la défendre« , pour le second, pages 145 à 162 (Michaël Foessel étant accompagné ici, aux questions, par Clémence Lalaut et Olivier Mongin),

ainsi que la présentation générale (avec Marc-Olivier Padis, rédacteur en chef de la revue) de ce numéro de mars-avril de la revue Esprit, intitulée, elle, « Les Nouveaux contours de l’Etat. Introduction« , pages 6 à 11 ;

Michaël Foessel présente une très remarquable contribution personnelle, aux pages 12 à 23, intitulée « La Critique désarmée« , et sous-titrée « L’Antisarkozysme qui n’ose pas se dire » ;

et dont voici les titres des étapes du cheminement :

_ après une présentation (sans titre) du « problème » à explorer (et formuler, penser, cerner, identifier), aux pages 12 à 14 ;

_ « L’Antisarkozysme qui ose se dire«  _ sur ce qui est le moins instructif, mais seulement superficiellement médiatique, journalistique : cf le livre récent de Thomas Legrand : « Ce n’est rien qu’un Président qui nous fait perdre du temps«  (paru aux Éditions Stock au mois de janvier 2010) que critique au passage Michaël Foessel… _, aux pages 14 à 16 ;

_ « Critique du sarkozysme et autocritique de la gauche«  _ probablement une contribution majeure ! qui m’a particulièrement impressionné ! et rencontre quelques unes de mes intuitions… _ :

« la gauche ne peut parvenir à retrouver son rôle d’opposition sans faire au préalable l’autocritique de ses propres conceptions du pouvoir, de l’économie et des réformes« , résume fort pertinemment l’auteur lui-même, page 1, au début du sommaire des articles ;

ajoutant : « Mais pourquoi est-ce si difficile ?«  Et il y répond ! ; cela, aux pages 16 à 21 ;

_ « Les Nouveaux horizons du conflit« , aux pages 21 à 23 ; dont je retiens surtout ceci :

« La crise de la social-démocratie dont on parle beaucoup est aussi une crise de ses élites qui s’étonnent de ne pas avoir perçu les effets néfastes de la globalisation, alors même qu’elles profitaient _ ces dites élites de la social-démocratie… _ de ses bienfaits. A cet égard, le devenir professionnel de Blair ou de Schröder (le premier dans la finance internationale, le second chez le géant russe de l’énergie gazière) est un peu plus qu’un détail _ comme c’est parfaitement jugé ! Même si une telle promiscuité avec les milieux d’affaires affecte moins _ à y regarder, tout de même, d’un peu près… c’est toujours dans les détails que le diable se cache… _ la gauche française, les pratiques hexagonales du « (rétro)pantouflage » ne garantissent pas un point de vue lucide sur le prix politique de la culture de marché« , page 22.

Le questionnement avance encore un pas plus loin, page 23, non sans s’être référé juste auparavant au travail (important !) de la philosophe américaine Wendy Brown (« Les Habits neufs de la politique mondiale« )… :

« Au-delà de la fausse alternative entre l’horreur économique et les vertus émancipatrices de l’individualisme, le débat se situe au niveau des normes que l’homo œconomicus fait peser sur la citoyenneté. Pour éviter la « mélancolie », la gauche réformiste devrait se pencher sur ce qui, dans le monde contemporain, s’est décidé sans elle en termes de valeurs » _ voilà bien le cœur du débat !!! comme c’est excellemment perçu, cher Michaël !

Et encore un peu plus loin,

après une réflexion sur « retrouver le sens de la conflictualité » _ la plus authentiquement démocratique ! le débat et la discussion véritablement informés : sur les fins et les moyens mis à leur service ; sans faire erreur sur leur hiérarchie ! à rebours des divers réalismes seulement machiavéliques ! _

et sur le caractère on ne peut plus « indésirable«  de « phénomènes indésirables«  tels que ceux que défend et promeut l’action du sarkozysme et des sarkozyens avec la mise en place d’un « système libéral-autoritaire« 

(avec « l’invocation de l’Etat en même temps que la culture de l’entreprise, le dirigisme régalien accordé à l’affaiblissement des institutions _ démocratiques _, le discours sécuritaire au service de la liberté _ débridée _ d’entreprendre : tous ces paradoxes s’éclairent lorsqu’on les confronte à la mise en place d’un système libéral-autoritaire« ),

ceci : « L’antisarkozysme conséquent devrait prendre la mesure des bouleversements que son adversaire exprime plus qu’il ne les cause. Cela veut peut-être dire inventer une nouvelle langue _ ou encore : problématiser à nouveaux frais… _ capable de traduire l’exigence de justice _ un point capital ! _ en d’autres termes que ceux de la maximisation des profits« .

Soit « à l’opposition, il revient désormais _ la tâche et le travail : c’est tout un ! _ de redécrire le réel _ = mieux le penser et ainsi mieux le faire comprendre ! toujours une affaire du mieux juger ! _ pour empêcher qu’une seule voix puisse s’en réclamer. Dans ce domaine aussi les territoires abandonnés sont irrémédiablement perdus ».


Michaël Foessel a on ne peut mieux raison de prendre à cet endroit-ci la question.

Je me permets de reprendre aussi ici la « présentation » (telle que la propose et résume le sommaire de la revue) des entretiens avec Myriam Revault d’Allonnes et Mireille Delmas-Marty,

dont les deux récents livres _ tout fraîchement parus, aux Éditions du Seuil, tous deux _ sont très importants, tout à la fois urgents et admirables, tous deux, chacun en son domaine :

« Pourquoi nous n’aimons pas la démocratie«  ;

et « Libertés et sureté dans un monde dangereux«  !

Pour l’entretien de Michaël Foessel avec Myriam Revault d’Allones, cela donne ceci, page 1 :

« L’exercice actuel du pouvoir nous apprend-il quelque chose sur la démocratie ? Si le sarkozysme bouscule les équilibres instables de notre régime, n’est-ce pas vers celui-ci qu’il faut tourner les critiques? Les nouvelles formes de « gouvernementalité » et les conceptions sous-jacentes de l’individu qu’elles expriment vont-elles transformer, au-delà des pratiques du pouvoir, notre conception même de la démocratie ? Comment, dès lors, défendre notre attachement à ce régime ?«  ;

et pour l’entretien de Michaël Foessel, Clémence Lalaut et Olivier Mongin avec Mireille Delmas-Marty, ceci, encore, page 3, cette fois, du sommaire :

« En partant de l’analyse d’une décision troublante, la création d’une « rétention de sûreté », la juriste montre comment celle-ci témoigne d’une transformation internationale du rapport au droit et à la sûreté dans un monde plus dangereux. Si cette évolution est frappante dans le cas français, elle n’est néanmoins pas isolée et traduit une évolution plus large des grands régimes juridiques à travers le monde« 

_ ce qui n’excuse certes rien ; mais au contraire justifie les luttes et les résistances démocratiques, et sur tous les fronts, notamment celui du droit et celui de l’action politique dans les démocraties telles qu’elles existent encore…

Bref, comme on le constate, j’espère, à cette lecture de présentation rapide de ce numéro

« L’Etat de Nicolas Sarkozy« 

de la revue Esprit de mars-avril 2010,

une contribution particulièrement notable à la réflexion et au débat démocratique

de l’état présent et à venir (= à construire) de notre Etat, de notre république, de notre démocratie française !

L’enjeu de fond

étant de définir (sans réduction !!!) ce qu’il en est de l’homme.

Soit redéployer, pour aujourd’hui, une réflexion anthropologique ;

d’où la question « Qu’est-ce que l’homme ? » de mon titre…

Ici, je veux relever quelques mots particulièrement essentiels de l’analyse que mène Myriam Revault d’Allonnes, page 50 :

A la question de Michaël Foessel : « On a coutume d’interpréter le culte de la performance, la valorisation de la concurrence et du profit (« travailler plus pour gagner plus ») d’un point de vue économique ou moral. En quoi de telles pratiques jouent-elles aussi un rôle politique dans les formes contemporaines de « subjectivation » de l’homme démocratique ?« ,

voici ce que répond Myriam Revault d’Allonnes :

« Cette perspective va très loin. Certes elle tend à induire, comme je viens de le dire, un certain type de comportement économique et moral. Mais elle ouvre aussi la voie à l’élaboration d’une nouvelle anthropologie _ c’est cela qui me sollicite, et même passionnément ! _ où les notions d’intérêt et de concurrence régleraient aussi bien l’action individuelle que l’action collective, restreignant ainsi _ très gravement !!! mortellement ; c’est une régression barbare ! _ la pluralité des formes d’existence des individus.

Les modes de subjectivation des individus n’engagent pas seulement leur rapport au pouvoir, mais leur rapport à eux-mêmes, la façon dont ils se constituent _ rien moins ! nous touchons ici au fondamental de l’humanisation ! _ à travers ces rapports de pouvoir. Ce culte de la performance, de l’efficacité, de la rentabilité vise à instaurer un nouveau type de normativité morale et politique _ rien moins !

C’est ainsi que sous couvert de produire de la certitude, elle tend à effacer la figure du sujet-citoyen au bénéfice d’un sujet calculant, entièrement _ et pauvrement, misérablement même, par cette « réduction«  terrible et proprement terrifiante pour si peu qu’on se mette à y réfléchir… _ rationnel _ = comptable ! _, entrepreneur de lui-même, déconnecté de l’horizon du « commun » _ partagé.

Par exemple, la notion de « responsabilité » qui se caractérise classiquement par l’imputation d’un acte à son auteur _ encore un concept-clé ! _ est vidée de son sens au profit d’un calcul rationnel des conséquences (qu’ai-je _ moi, moi seul ; sans les autres, réduits, eux, à de stricts moyens ; ou concurrents ; voire ennemis ! voici venir un monde « sans autrui«  ; vide de « personnes » (et de ce qu’elles sont, les unes vis-à-vis des autres, et avec elles, et ensemble ; un monde sans amitié ni amour, donc ; qu’on y médite !.. _ à gagner ? qu’ai-je à perdre ?). Toute l’épaisseur morale _ ainsi qu’existentielle ; est-ce séparable ? _ de la responsabilité _ avec les dilemmes qui l’accompagnent _ disparaît au profit de choix purement stratégiques voire tactiques.

Cette tentative pour « conduire les conduites » est une rationalité globale qui vise à uniformiser _ voilà ! _ nos manières d’être et nos pratiques et à réduire la pluralité de nos expériences _ ici, on relira « L’Homme unidimensionnel » de Herbert Marcuse, écrit aux États-Unis en 1964 et paru en traduction française (aux Éditions de Minuit) en 1968 : une anticipation lucide de ce qui se profilait déjà ; il est vrai que Marcuse (Berlin, 19 juillet 1898 – Starnberg, 29 juillet 1979) avait été témoin de l’Allemagne sous le totalitarisme nazi…

Dans quel « monde » serions-nous si cette rationalité venait à s’accomplir : un tel « monde » _ à la Carl Schmitt (1888 – 1985 ; lui n’a pas quitté l’Allemagne nazie…) ; cf « Le Nomos de la Terre«   _ serait-il encore habitable ? « …

Myriam Revault d’Allonnes prend donc position, page 52, et au nom de « l’exigence démocratique« , en faveur d’« une anthropologie de l’indétermination _ souple face à la pluralité ouverte des possibles _, de la pluralité et du conflit«  _ de la discussion et du débat informés et pacifiques _ ;

une « exigence démocratique«  qui « ne s’épuise pas dans la forme procédurale«  _ avec ses dangers de pragmatisme utilitariste à courte vue _ ; même si cette dernière « est fondamentale, car, au-delà d’arguments strictement défensifs (défense des libertés individuelles, du principe de l’équilibre _ et d’abord de la séparation et de l’indépendance _ des pouvoirs) elle porte en elle le principe de l’affirmation des droits.« 

On ne peut donc certes pas « se débarrasser de la démocratie«  !

conclut Myriam Revault d’Allonnes cet entretien avec Michaël Foessel , page 53.

Les conclusions de l’entretien avec Mireille Delmas-Marty vont aussi dans ce sens :

« En somme, une communauté de destin, dans un monde imprévisible, c’est une communauté capable d’anticiper sans renoncer à l’indétermination _ voilà : celle de sujets existentiels libres et responsables… _ et de s’adapter _ mais aussi accommoder le réel à leurs projets  _ en innovant, dans le domaine technologique, mais aussi juridique _ et d’autres : je pense ici aux thèses de Cornelius Castoriadis en sa magnifique « Institution imaginaire de la société«  Dépasser la contradiction entre liberté et sûreté, entre anthropologie guerrière et anthroplologie humaniste, entre droits et devoirs, c’est le défi lancé aux « forces imaginantes du droit »« ,

comme aux autres « forces imaginantes » (et civilisationnelles), aussi, du génie humain…

Une lecture éminemment conseillée donc

en ce moment, ce samedi, de réflexion électorale aussi

que ce numéro de mars-avril 2010 de la revue Esprit : « L’État de Nicolas Sarkozy« 


Titus Curiosus, ce 20 mars 2010

Sur le constructivisme du savoir, un passionnant questionnement sur ses conditions de validité : un éclairant article sur le livre de Paul Boghossian « La Peur du savoir. Sur le relativisme et le constructivisme de la connaissance », par Michel Daccache sur laviedesidees.fr

09fév

Alors que dans un courriel

vient de me parler de ce livre de Paul Boghossian, « La Peur du savoir. Sur le relativisme et le constructivisme de la connaissance » _ paru aux Éditions Agone, à Marseille _,

l’excellent bloguiste _ de « Norwich » : « Du temps et des lieux, chez W. G. Sebald et quelques autres«  : voilà ses objectifs… _ Sébastien Chevalier :

Sébastien Chevalier,

auquel j’avais soumis la toute première version de mon article comportant mention de notre échange (privé) de courriels, en lui proposant de modifier ce qui ne lui convenait pas de voir ainsi publié,

me demande de bien vouloir effacer toute expression privée sienne ;

et de me réduire à bien vouloir ne reproduire ce que lui-même a choisi (et contrôlé) de publier sur son blog.


En conséquence de quoi, et par la plus élémentaire courtoisie _ plus que légitime _ à son égard,

je vais me contenter d’évoquer d’un peu loin,

sans donner à entendre sa « voix« , son « souffle« , son « style » _ mais un auteur de blog se veut-il nécessairement un écrivain ?.. sans doute que non ! même si ce n’est pas mon cas ! mais tout le monde n’est pas moi… _ quelques éléments (culturels _ et relativement impersonnels _ seulement) de la teneur de notre conversation…


Sébastien me confiait avoir gardé de ses études un certain goût de la philosophie : au point de regretter de ne pas avoir pu (vraiment) « éterniser » sa fréquentation studieuse…

Ainsi évoque-t-il plus particulièrement la personnalité de Jacques Bouveresse et le caractère « limpide » de ses textes _ oui ! de grands livres ; d’un homme plus que honnête et plus que passionnant ! _ ; le travail de Vincent Descombes ; et ce « monde » à lui tout seul qu’est le « philosopher » de Ludwig Wittgenstein _ pour qui veut bien, du moins, faire l’effort soutenu de s’y mettre « vraiment » et le « suivre » en sa complexité…

Et puis, « dernièrement ce merveilleux livre de Paul Boghossian, « La Peur du savoir »

_ nous y voilà ! Bravo, Sébastien ! Et ce sera là la seule expression littérale de l’expression privée de Sébastien Chevalier que je conserverai ici ; j’espère qu’il ne m’en voudra pas !

Soit, Bouveresse, Descombes, Wittgenstein, Boghossian,

une tradition analytique, certes pas aisée du tout à suivre, le plus souvent _ pour moi non plus, bien que philosophe de formation et de profession ; mais formé à (et bien plus à l’aise dans) d’autres traditions, démarches et méthodes du « penser« « chercher«  :

ainsi ai-je lu jusqu’au bout, mais non sans quelque difficulté, l’important « Le Complément de sujet« , de Vincent Descombes ;

mais, pour ce qui concerne Jacques Bouveresse, m’attend, comme par hasard, sur ma table de travail, à portée de mon bras, notamment son « La Voix de l’âme et les chemins de l’esprit : dix études sur Robert Musil«  : pour bien comprendre ce qui se joue aux lendemains de la « Grande Guerre« 

(et cela, dans la perspective de ma « préparation«  de contributions au « colloque Lucien Durosoir«  à la Fondation Bru-Zane à Venise en février 2011 ; cf mon article du 4 juillet 2008 : « Musique d’après la guerre« …).

Sébastien me parle, aussi, de son goût vif de la sociologie, à commencer par celle de Pierre Bourdieu, et celle de Bernard Lahire _ là-dessus, « Bourdieu« , je « tique«  un peu ; et ma réponse (privée, elle aussi, donc) embrayera sur une critique du « sociologisme » appliqué avec œillères aux lectures de l’Art, type « La Distinction«  _ dont le sous-titre est, on ne peut plus clairement en référence à la troisième (sublime, elle !) « Critique«  de Kant : « la critique sociale du jugement » ; j’exècre, pour ma part, ce livre de Bourdieu ! et surtout les mésusages qu’il a trop copieusement semés en son sillage ; mésusages tant pratiques que théoriques (c’est-à-dire idéologiques, hélas…) ; j’en excepte, cependant, les analyses, toujours de la plus grande finesse, elles, de Nathalie Heinich ; même si je n’ai pas été jusqu’à lire son « Pourquoi Bourdieu« … De Nathalie Heinich, lire en priorité, à mon avis : « La sociologie à l’épreuve de l’art. Entretien avec Julien Ténédos« , en 2 tomes, aux Éditions Aux lieux d’être, parus en 2006 et 2007…


Pour conclure,

Sébastien Chevalier me « remerciait » pour mon « enthousiasme« 

_ je le remercie lui aussi pour la qualité, tant de ses lettres, que de son blog !

Et m’étonne un peu aussi, au passage, de la « réserve«  exprimée par Sébastien (ou demeurée au stade de l’implicite) quant à tout enjeu de « style«  en son écriture, sur son blog, si soigné…

Même s’il s’en défend,

ainsi que l’analysait Buffon, en son beau discours de réception à l’Académie Française,

« le style _ quand il se met à « exister« … : et c’est le cas pour lui ! _, c’est l’homme même« 

Qui s’y exprime !

alors, donc _ je reprends l’élan de ma phrase initiale !!! _ que dans un courriel

vient de me parler de ce livre de Paul Boghossian, « La Peur du savoir. Sur le relativisme et le constructivisme de la connaissance«  _ paru aux Éditions Agone, à Marseille _,

l’excellent bloguiste _ de « Norwich » : « Du temps et des lieux, chez W. G. Sebald et quelques autres«  : voilà ses objectifs… _ Sébastien Chevalier

et alors que je viens de rencontrer, à Marseille même

_ où je m’étais rendu, vendredi 22 janvier, pour découvrir l’exposition « Plossu Cinéma » au FRAC, que dirige Pascal Neveux, et sur le chemin aixois de La NonMaison (de mon amie Michèle Cohen, à la source de ce tout ce projet et ces réalisations : Bernard Plossu peut être fier d’elle !), pour le vernissage, le samedi 23, de l’autre volet de cette merveilleuse expo « Plossu Cinéma » (cf mon article du 27 janvier « L’énigme de la renversante douceur Plossu : les expos (au FRAC de Marseille et à la NonMaison d’Aix-en-Provence) & le livre “Plossu Cinéma”« …) _,

l’historienne Emmanuelle Picard (qui dirige une collection à ces mêmes _ je le constate _ Éditions Agone)

que je viens de rencontrer, donc,

dans le cadre de la préparation de la conférence qu’elle viendra _ sur ma proposition agréée par le comité de pilotage (et à partir d’une idée que m’a soumise Alexandre Lafon) _ animer à la librairie Mollat : le jeudi 25 mars à 18 heures, autour du livre qu’elle a co-dirigé, avec Laurence De Cock, « La Fabrique scolaire de l’Histoire« , « Illusions et désillusions du roman national » est son sous-titre, (paru aux Éditions Agone, toujours…),

voici que je découvre ce petit matin-ci, du mardi 9 février,

que l’article du jour de laviedesidees.com _ j’y suis abonné : quelle mine d’analyses d’essais de la plus grande qualité ! _,

et sous la plume (digitale) de Michel Daccache,

est consacré

à ce livre même de Paul Boghossian « La Peur du savoir. Sur le relativisme et le constructivisme de la connaissance » _ paru aux Éditions Agone, à Marseille _

dont Sébastien Chevalier m’a parlé avant-hier soir, à 18h29 !

Voici cet article dense et passionnant de Michel Daccache :

 La querelle du relativisme

La querelle du relativisme

par Michel Daccache [08-02-2010]

La question du relativisme n’a cessé d’agiter les sciences sociales au cours des dernières années voici le sujet d’analyse…  Ne constituant pas un front homogène, mais plutôt une nébuleuse réunissant sous un même label des démarches différentes, aucune réfutation systématique n’avait pu en _ de ces conceptions relativistes du savoir scientifique exprimées dans le champ des sciences sociales _ être proposée jusqu’ici. C’est cette lacune que propose de combler Paul Boghossian, philosophe de la connaissance, du langage et de l’esprit.

Recensé : Paul Boghossian, « La Peur du savoir. Sur le relativisme et le constructivisme de la connaissance« , Marseille, Agone, collection « Banc d’essais », 2009, 193 pages.

Exceptés quelques coups d’éclats symboliques, telle l’affaire Sokal, qui dénonçaient en pratique une option épistémologique dont les arguments restaient largement à l’abri d’une critique rigoureuse, aucune réfutation systématique du relativisme _ dont acte _ n’avait été proposée jusqu’ici. C’est cette lacune que propose de combler Paul Boghossian, philosophe de la connaissance, du langage et de l’esprit, qui a occupé la chaire de philosophie de l’université de New York de 1994 à 2004 et dont les travaux s’inscrivent clairement dans la lignée de ceux de Frege. Dans un ouvrage récemment paru en français, « La Peur du savoir. Sur le relativisme et le constructivisme de la connaissance« , Paul Boghossian se demande si l’on peut trouver, du côté des tenants du relativisme, des arguments nous conduisant à la remise en question _ générale _ des concepts de vérité, de réalité et de connaissance, tels qu’ils sont utilisés par la science _ voilà l’enjeu de fond du débat  ! Comme le rappelle Jean-Jacques Rosat dans une éclairante préface, ce n’est donc pas le constructivisme en tant que tel qui est pris pour objet, mais le constructivisme dans ce qu’il a de plus de radical _ en ses conséquences. Reprenant la distinction opérée par Bernard Williams, il montre que le constructivisme sociologique, découlant d’un souci de véracité, c’est-à-dire de la volonté d’atteindre les motivations et les intérêts réels qui se cachent derrière certaines « vérités », gagne sans peine l’assentiment de l’auteur. C’est la défiance à l’égard de la vérité elle-même _ voilà ! _ qui lui pose question. Car, contrairement au scepticisme, ce n’est pas la possibilité d’accès à la vérité _ enjeu phénoménologique et gnoséologique seulement… _ mais le concept même de vérité _ voilà : avec ses enjeux ontologiques, au-delà de son statut épistémologique _ qui est mis en doute par le relativisme généralisé. Ce dernier prétend montrer non seulement que l’activité scientifique est une construction sociale, mais que ses résultats peuvent être soumis à _ et irrémédiablement affectés par _ une analyse en termes de construction sociale. Ce que cherche _ en ce livre _ à prouver Paul Boghossian, c’est que « cette extension à la vérité, à la connaissance et à la science en tant que telles  _ voilà ! _ d’une défiance initialement tournée vers ce qui a trop longtemps passé pour vérité [n’est pas] fondée logiquement et philosophiquement » (p. XII). Pour cela, il propose de déduire du vaste corpus constructiviste une série d’arguments qui seront reconstruits avant de voir leur validité testée. C’est que le relativisme ne repose pas sur une architecture argumentative explicite. La charge de l’argumentation en sa faveur revient donc à l’accusation. C’est cette tâche que s’attribue l’auteur, qui en distingue trois variantes tour à tour discutées.

Faits, justification et raison

La première version identifiée par Paul Boghossian est le constructivisme des faits (chap. 3 et 4). Pour ses partisans, les faits n’existent pas en tant que tels. Ils dépendent _ sans s’en émanciper jamais _ du langage au moyen duquel ils sont exprimés ; ce qui peut signifier deux choses différentes : soit qu’ils sont produits par nos descriptions (on a affaire dans ce cas à une variante de l’idéalisme radical de George Berkeley) ; soit qu’ils ne peuvent être distingués de leur description (une affirmation sur un fait n’est pas vraie en soi, mais en relation à l’ensemble des concepts et théories au moyen desquels le fait est décrit : c’est le relativisme généralisé). Paul Boghossian en propose un exemple évocateur, celui de l’origine du peuplement de l’Amérique. Alors que les scientifiques pensent que les premiers Indiens sont arrivés en Amérique par le détroit de Béring, les tribus indiennes pensent, elles, qu’ils sont magiquement sortis de terre. Pour le relativiste accompli, on est ici en présence de deux théories incommensurables, chacune produisant les faits et concepts qui vont lui servir à répondre à la question posée. Écartant le contre-argument classiquement opposé au relativisme (celui de l’auto-réfutation), dont il juge qu’il serait aisé pour un relativiste de venir à bout, Paul Boghossian développe un contre-argument original : « Un relativisme cohérent ne peut être que local […]. Rendre relatif un énoncé qui était absolu, c’est en effet le mettre en relation avec un nouvel énoncé qui, lui, est nécessairement absolu […]. Ainsi, l’opération de relativisation suppose, par définition, l’existence d’une classe d’énoncés non-relatifs » (p. XIV). Dans le cas de l’origine du peuplement indien, le relativiste admet fatalement des faits de niveau supérieur, posés comme des absolus. Par exemple, c’est pour lui un fait qu’il existe deux théories concurrentes. Et même si ce fait-là était relativisé, d’autres prendraient sa place. Il faut donc renoncer au constructivisme général des faits.

La seconde version décrite n’est pas, contrairement à la première, métaphysique, en ce sens qu’elle ne porte plus sur les relations entre les faits et le discours, mais épistémologique, se concentrant sur les modalités d’administration de la preuve. C’est le constructivisme de la justification (chap. 5 à 7). Ce qui est ici en question, c’est le processus de connaissance en ce qu’il établit des liens entre faits de manière à constituer un véritable système épistémique. L’auteur en donne différents exemples. Celui des fossiles d’abord. Pour qu’une simple pierre se trouve transformée en fossile, avec tout ce que cela implique, il faut qu’elle puisse s’inscrire dans un système épistémique général qui en fasse une donnée empirique pertinente pour la compréhension de l’évolution de la vie sur terre. Il faut donc disposer de principes épistémiques adaptés à cette vision des choses. Un autre exemple est celui de la dispute opposant Galilée au Cardinal Bellarmin au sujet de la configuration des astres. Dans le système épistémique proposé par Galilée, la véracité d’une proposition se démontre par une expérience empirique. Par exemple, l’hypothèse de l’héliocentrisme peut être confirmée par un simple coup d’œil jeté dans une lunette astronomique. Le problème est que ce qui vaut pour Galilée comme norme épistémique ne vaudrait en rien pour le Cardinal. Celui-ci aurait beau regarder dans la lunette, il n’y verrait _ de fait, en sa « vision« , en fonction de sa « focalisation«  propre : comportant de l’exclusion ; une zone « aveugle«  : le « Ciel«  _ aucune preuve de quoi que ce soit, seule comptant _ et intangiblement !  « Noli me tangere » !.. _ pour lui la fidélité _ sacro-sainte ! _  aux Écritures. Nous serions ici face à deux systèmes de justification parfaitement incommensurables _ voilà ! À l’appui de cette vision, le relativiste arguera qu’il est impossible de justifier un énoncé si l’on se trouve confronté à un système épistémique radicalement étranger.

Mais un tel système existe-t-il ? ou ne s’agit-il que d’un cas limite purement théorique ? Paul Boghossian fait remarquer qu’une société ayant recours à des procédés logiques radicalement différents n’existe probablement pas. Comme Galilée, Bellarmin se fiait _ certes _ à ses yeux en matière de connaissance. Seul le ciel constituait une exception notable _ et incontournable pour lui ! Exception qui, suite à un débat _ long, long, long ! _ au cours duquel les partisans de Galilée l’ont emporté _ in fine _ en mobilisant des arguments valables dans les deux camps, a fini par être remise en question _ à quelle date ? Il existe donc, selon l’auteur, des principes épistémiques de base, universels, tels que le « principe d’observation » (p. XVIII). Par ailleurs, il montre que le constructivisme de la justification est incapable d’offrir une épistémologie cohérente. En effet, si les principes de justification « doivent être compris comme des propositions (c’est-à-dire comme des énoncés susceptibles d’être vrais ou faux), le constructivisme de la justification doit les tenir pour faux puisque aucun fait, selon lui, ne leur correspond. Mais si tous les principes de n’importe quel système épistémique sont faux, pourquoi y recourir pour justifier des croyances ? » (p. XIX).

La troisième version étudiée est le constructivisme de l’explication rationnelle (au chapitre huit) selon lequel les croyances sont en dernière instance motivées par des facteurs extra-scientifiques ou extra-rationnels (intérêts, désirs, passions, etc.). Face à cet ultime argument, l’auteur se demande si, alors que personne ne pense à mettre en question l’influence de facteurs externes dans le processus de production de la science, ce constat doit fatalement nous conduire à abandonner le concept de vérité. La question étant plutôt pour lui, comme pour Jacques Bouveresse, de savoir à quelles conditions peut être atteinte une vérité transhistorique malgré l’extrême variabilité des situations et des intérêts, nous invitant ainsi à distinguer _ voilà l’apport de l’analyse philosophique _ entre contextes de découverte et de justification.

Trois exemples : Foucault, Latour, Stengers

Une fois explicitées et discutées les différentes versions du constructivisme, l’auteur en propose trois cas exemplaires (étudiés en annexes) : Bruno Latour, Isabelle Stengers et Michel Foucault. Bruno Latour incarnerait parfaitement le constructivisme des faits. Dans un texte ancien, il affirme par exemple que le bacille de Koch ne peut être tenu responsable de la mort de Ramsès II, contrairement à ce qu’affirment les scientifiques ayant expertisé en 1976 la momie du Pharaon. Et pour cause : le bacille n’existait pas au deuxième millénaire avant J.-C. dans la mesure où il n’avait pas encore été découvert. Paul Boghossian de rétorquer que les instruments de la médecine moderne, loin de le faire exister, ne font qu’identifier un bacille qui était déjà là _ mais seulement insu. Avec Isabelle Stengers, c’est la pertinence de la méthode expérimentale qui est mise en doute, puisqu’elle ne s’appuierait aucunement sur des faits positifs indépendants des savants. Ce sont ces derniers qui, maîtres du processus, s’auto-attribueraient le droit de parler au nom de la nature dont ils deviennent ainsi les « ventriloques ». Le dispositif du savant, véritable « faitiche » (pour reprendre le jeu de mots qu’elle emprunte à Bruno Latour) révèle en réalité la nature magique _ thaumaturgique _ de la pensée scientifique. Paul Boghossian d’affirmer en retour que « pour prétendre que ce sont les faits qui sont construits et pas seulement le langage dans lequel nous les décrivons _ distinguo crucial _, il faut croire que le langage est tout et décide de tout _  ce qui pourrait bien être une forme occidentale et contemporaine de la pensée magique » (p. 171) _ car les faits existent bel et bien indépendamment du discours qui les énonce et du jugement qui les établit : ils leur pré-existent… La pensée de Michel Foucault, enfin, combine constructivisme de la justification et de l’explication rationnelle. La vérité ne désigne pas, selon lui, une adéquation entre faits et énoncés, mais un ensemble de procédures et de normes soutenu par un dispositif de pouvoir constituant un régime épistémique. L’adoption de telle ou telle « vérité » dépendrait donc non pas de motifs rationnels mais d’intérêts de toutes sortes _ qui les posent et les font adopter. Or une telle position, affirme Paul Boghossian, a pour défaut de ne pas tenir compte de la distinction nécessaire  _ voilà sa position, sa thèse _ entre ce qui est vrai et ce qui est _ seulement _ tenu pour vrai.

En définitive, Paul Boghossian montre que rien ne nous conduit _ ni oblige et force _ à remettre en question les concepts traditionnels de vérité, de réalité et de connaissance _ le voilà rassuré ! Reste donc à identifier les raisons _ historiques _ du succès _ seulement de fait ; sinon de mode ; et non de droit ! _ de l’option relativiste. « Pourquoi cette peur du savoir ? », s’interroge l’auteur (p. 162) _ cette réticence-résistance ?.. Le relativisme séduirait _ certains esprits : fragiles ? _ pour deux raisons, l’une n’étant « qu’apparemment bonne » et l’autre « foncièrement mauvaise » (p. XXV). La première concerne les droits des dominés : ceux-ci seraient _ apparemment seulement _ mieux garantis _ en tant que « droits«  _ par une approche semblant _ voilà _ donner même statut _ de légitimité _ à toutes les visions du monde _ en leur « diversité » (aujourd’hui menacée)… Mais « si les puissants ne peuvent plus critiquer les opprimés parce que les catégories épistémiques fondamentales sont inévitablement liées à des perspectives particulières, il s’ensuit également que les opprimés ne peuvent plus critiquer les puissants. Voilà qui menace d’avoir des conséquences profondément conservatrices » (p. 162). La seconde raison, plus inavouable, c’est que l’option relativiste « donne du pouvoir » (p. 162), notamment au sein de l’univers académique _ cela me rappelle le  (malin) plaisir éprouvé jadis à la lecture de l’« autobiographie«  intellectuelle du « disciple » dissident (et « anarchiste » _ cf aussi son vibrant « Contre la méthode : esquisse d’une théorie anarchiste de la connaissance« …) de Karl Popper, Paul Feyerabend, dans ce livre très incisif qu’est « Tuer le temps » (paru en traduction française aux Éditions du Seuil en 1996 : deux ans à peine après la mort de ce brillant épistémologue). Son premier effet serait de rabaisser _ la légitimité de fond de _ l’ensemble des connaissances disponibles, permettant ainsi _ stratégiquement ! _ au penseur relativiste de s’attribuer _ en utilitariste pragmatique, sur le terrain chaud-brûlant de la course aux places et aux subventions de tous ordres… _ un point de vue supérieur _ tel le chat Grippeminaud (ou Raminagrobis) de la fable de La Fontaine, « Le Chat, la belette et le petit lapin » (« Fables mises en vers », VII, 16) :

« Grippeminaud le bon apôtre
Jetant des deux côtés la griffe en même temps,
Mit les plaideurs d’accord en croquant l’un et l’autre.
Ceci ressemble fort aux débats qu’ont parfois
Les petits souverains se rapportants aux Rois.
« 

L’ouvrage de Paul Boghossian a donc pour vertu de valider les indéniables acquis du constructivisme (il « révèle les contingences _ voilà : empiriques et historiques _ de certaines pratiques sociales qui ont pu être considérées à tort comme _ voici le péché de présomption : _ fondées en nature », p. 161), tout en critiquant ses excès (« il s’égare quand il aspire à devenir _ indument ! _ une théorie générale de la vérité ou de la connaissance », p. 161). Outre le fond, le texte se signale par un style sobre et clair, typique de la philosophie analytique anglo-saxonne.

Un relativisme construit ?

La méthode employée dans l’ouvrage peut cependant être discutée. En effet, critiquer un argumentaire que l’on a soi-même constitué (selon des modalités qui ne sont à aucun moment _ réellement _ explicitées) pose quelques problèmes. Par exemple, on peut se demander si, à trop vouloir reconstituer des arguments relativistes jamais énoncés tels quels dans la réalité, l’auteur ne finit pas par construire un front de lutte certes homogène mais en partie imaginaire. Par ailleurs, en qualifiant de « relativistes » ou de « constructivistes » des approches extrêmement variées _ sous prétexte d’embrasser large pour mieux passer au crible l’ensemble des arguments relativistes _, l’auteur inclut peut-être dans la cible de sa critique des courants de pensée qui n’y ont pas leur place. Ainsi, certains ont souligné que l’on pouvait être « anti-factualiste » (c’est-à-dire contester l’existence de faits indépendants) sans pour autant être relativiste (Deroy, 2008) _ à méditer ! Dans le même ordre d’idées, on peut faire grief à l’auteur d’interpréter certaines positions intellectuelles dans un sens relativiste alors que cela ne va pas de soi. C’est notamment le cas de sa lecture de la pensée Michel Foucault, que d’autres (on pense ici à Paul Veyne _ en son « Foucault, sa pensée, sa personne« , en _  2008 _ je l’ai lu _) qualifieraient plus volontiers de sceptique, se méfiant non pas de la vérité en général, mais des vérités générales ; alors que d’autres encore verraient dans son œuvre une interrogation constante sur les conditions historiques et sociales d’apparition d’une vérité transhistorique. Sur le plan épistémologique, certains auteurs ont également souligné que l’on pouvait tout-à-fait « concevoir que la réalité aille de pair avec l’accessibilité épistémique, mais, s’il s’agit là aussi d’une thèse relativiste, toute philosophie anti-réaliste (au sens dumettien du terme [c’est-à-dire considérant qu’un énoncé n’est vrai que s’il est vérifiable et faux s’il est réfutable]) se voit placée dans l’obligation de se démarquer explicitement du relativisme » (Deroy, 2008). On peut par ailleurs reprocher au texte, malgré une véritable logique dans la construction de l’argumentation, d’affirmer certains points qui, sans être réellement étayés, ressemblent plus à des énoncés apodictiques qu’à de véritables arguments. C’est notamment le cas au niveau de la critique de l’inconsistance et de l’instabilité de l’épistémologie du constructivisme de la justification (développée au chap. 6 et reprise en annexes, p. 176-177, pour critiquer la démarche foucaldienne). Enfin, au lieu de les laisser pour les annexes (où ils sont d’ailleurs abordés de manière rapide), on aurait souhaité voir l’auteur discuter dans le corps du texte les arguments de tel ou tel auteur. Car, à trop vouloir dépersonnaliser l’objet de sa critique, l’auteur manque parfois une véritable discussion avec les textes constructivistes.

C’est pour toutes ces raisons que cet ouvrage semble, pour le moment, avoir plus agité le camp anti-relativiste, qui y reconnaît volontiers ses options théoriques, que les relativistes eux-mêmes, qui restent indifférents à la critique d’une argumentation qu’ils n’ont jamais revendiquée en tant que telle. « La Peur du savoir«  n’en reste pas moins un ouvrage important qui contribuera certainement à clarifier le débat autour du constructivisme de la connaissance. Il s’agit par ailleurs d’un texte fondamental pour les sciences sociales _ voilà _ ; et cela pour au moins deux raisons. D’abord, parce qu’il permet une meilleure maîtrise de leur épistémologie _ ce n’est pas peu ! j’y suis personnellement très sensible ! d’où mon très vif intérêt à cet aspect, aussi, du travail de « La Fabrique scolaire de l’Histoire » de Laurence De Cock et Emmanuelle Picard ; et à mon investissement dans l’organisation de la conférence du jeudi 25 mars prochain, à 18 heures, dans les Salons-Albert-Mollat, rue Vital-Carles, à Bordeaux _ par les chercheurs en sciences humaines et sociales. Ensuite, parce qu’il a une portée politique réelle _ notamment en ce qui concerne les droits des dominés _ qui ne peut laisser sociologues et historiens indifférents.

par Michel Daccache [08-02-2010]

Aller plus loin


- La page web de Paul Boghossian : http://philosophy.fas.nyu.edu/object/paulboghossian.html.

- Paul Boghossian, « What the sokal hoax ought to teach us. The pernicious consequences and internal contradictions of “postmodernist” relativism », Times Literary Supplement, 13 décembre 1996, p. 14-15.

- Paul Boghossian, « Blind Reasoning », Aristotelian Society, Supplementary volume, 77, 1, 2003, p. 225–248.

- Paul Boghossian, Christopher Peacocke (dir.), « New Essays on the a priori« , Oxford, Oxford University Press, 2000.

- Pierre Bourdieu, « Science de la science et réflexivité« , Paris, Seuil / Raison d’agir, coll. « Cours et travaux », 2000.

- Jacques Bouveresse, « Rationalité et cynisme« , Paris, Minuit, coll. « Critique », 1984.

- Jacques Bouveresse, « Le Philosophe et le Réel. Entretiens avec Jean-Jacques Rosat« , Paris, Hachette, 1998.

- Ophélia Deroy, « Des menaces postmodernistes au défi relativiste. À propos de « Fear of Knowledge » de Paul Boghossian », Tracés. Revue de Sciences humaines, 2008, n° 12 : (http://traces.revues.org/index220.html)

- Jean-Jacques Rosat, « Le constructivisme comme outil de pouvoir aux mains des intellectuels », Agone, 41/42, 2009, p. 245-261.

- Alain Sokal, « Pseudo-science et post-modernisme« , Paris, Odile Jacob, 2005.

- Alain Sokal, Jean Bricmont, « Impostures intellectuelles« , Paris, Livre de Poche, 1999.

- Paul Veyne, « Foucault, sa pensée, sa personne« , Paris, Albin Michel, coll. « Bibliothèque des idées », 2008.

- Crispin Wright, « Intuitionism, realism, relativism and rhubarb », in P. Greenough, M. Lynch, « Truth and Realism« , Oxford, Oxford University Press, 2006, p. 38-60.

Un dossier (épistémologique) passionnant, comme on voit et mesure bien.

Et ouvert : à suivre !

Et creuser un peu plus, même…

Titus Curiosus, ce 9 février 2010

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