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la justesse ludique d’un photographe « à l’air libre » : Bernard Plossu en deux entretiens, « L’Abstraction invisible », avec Christophe Berthoud ; et la conversation avec Francis Lippa, dans les salons Albert-Mollat, le 31 janvier 2014

16fév

A Nathalie Lamire-Fabre et Michèle Cohen : deux fées

_ galerie Arrêt sur l’Image, Bordeaux ; galerie La Non-Maison, Aix-en-Provence

 

L’œuvre photographique de Bernard Plossu

est à la fois formidablement saisissante _ en sa double puissance de justesse et de poésie vis-à-vis du réel à expérimenter (enfin !) _ pour quiconque accepte d’y accrocher un instant plus ou moins long, et surtout intense, son regard _ ici, toujours en revenir à ce que mes amies Baldine Saint-Girons, en son L’Acte esthétique, et Marie-José Mondzain, en son Homo spectator, nomment , l’une, « l’acte esthétique« , et, l’autre,  l’« imageance« .. _ et s’en délecte avec profondeur,

et extraordinairement insaisissable

pour qui tente de la décrire et s’essaie à en proposer quelques (toujours trop pauvres et insuffisants) critères d’identification : la tâche en est joyeusement infinie, tant l’œuvre singulière de Plossu est elle-même, en son unicité, prodigalement _ c’est-à-dire avec une générosité sans fond ! _ inépuisable.

Non immobilisable.

Ce qui est le cas de tous les chefs d’œuvre de l’art vrai,

mais l’auteur-artiste, afin d’accéder à ce pouvoir (de maîtrise sans maîtrise : c’est la voie de la création vraie !) si singulier-là, doit, et cela à chaque fois, réussir à, en sa poiesis créatrice, s’abstraire de tout ce qu’il a déjà pu apprendre, et des autres, et de soi, quasi virginalement, comme toujours la première fois vraie, et qui menace endémiquement de le guider un peu trop, jusqu’à venir, se rigidifiant, se figer en recette un peu trop mécanique,

pour surmonter librement et avec fécondité ce tout à jamais provisoire et en sursis (de dépassement à venir) de son précieux bagage ; ce tout qui tout à la fois l’aide, et dont il a, en même temps, toujours à s’alléger…

La probité étant une condition absolue de la justesse !

On ne saurait badiner là-dessus…


C’est au mystère de cet oxymore somptueux plossuïen

que s’attaquent _ si j’ose le dire ainsi ; mais c’est aussi un vrai défi de l’aisthesis ! _, à la fois,

et le merveilleux livre d’entretien qu’est L’Abstraction invisible _ entretien avec Christophe Berthoud, de Bernard Plossu et Christophe Berthoud, paru aux Éditions Textuel en septembre 2013,

« fruit de plusieurs conversations qui ont eu lieu à La Ciotat et à Marseille entre novembre 2012 et mai 2013, complétées par de très nombreux échanges de courriels. Elles se sont nourries d’un important corpus de textes, articles, préfaces, notes du photographe, cités en bas de page, qui couvre plus d’une quarantaine d’années de la carrière de Bernard Plossu. Ce dialogue s’inscrit dans une relation d’amitié et de confiance qui a débuté à Paris le 16 juin 1994 sur un quai de la gare de Lyon, au départ d’un train de nuit pour Marseille » _ page 13, en conclusion du superbe et très éclairant Avant-Propos de Christophe Berthoud _ :

ce livre est un somptueux et très précieux (et rare !) sésame pour l’œuvre entier de Plossu, en son complexe et richissime parcours de par, et l’histoire existentielle de l’individu Bernard Plossu, et la géographie du monde et des personnes rencontrés et photographiés par le « photographe à l’air libre » _ ainsi que l’ont inscrit on ne peut plus officiellement les Espagnols, lorsqu’il s’est agi d’indiquer sur des papiers très officiels le statut professionnel de l’individu Bernard Plossu, lors des années qu’il a passées en Andalousie... _,

et l’entretien de Francis Lippa avec Bernard Plossu, une joyeuse heure durant, dans les salons Albert-Mollat, le vendredi 31 janvier dernier,

dont voici un lien vers le podcast (de juste une heure).

Bernard et moi nous sommes rencontrés le 22 décembre 2006, à 18h 15 très précisément, au rayon Beaux-Arts de la librairie Mollat, où Bernard était venu pour une séance de signature _ elle dura un quart d’heure… _ du merveilleux Bernard Plossu Rétrospective 1963-2003, un ouvrage crucial !, accompagnant la très importante exposition éponyme conçue par Gilles Mora, qui allait se tenir au Musée d’Art moderne et contemporain de Strasbourg, du 16 février au 28 mai 2007 ; et début décembre, en liaison avec les travaux de mon atelier Habiter en poète, et de son projet de voyage napolitain, après Rome et Lisbonne, j’avais acheté son merveilleux, aussi, L’Europe du sud contemporaine, dont je me délectais… :

trois-quart d’heure durant, ce 22 décembre 2006-là, nous avons alors parlé passionnément de l’Italie _ j’avais donc en projet d’amener mon atelier Habiter en poète à Naples, prendre des photos autour du stupéfiant Je veux tout voir, de Diego De Silva _ de littérature et d’écrivains italiens _ et tout particulièrement d’Elisabetta Rasy, que nous avions longuement rencontrée à Rome, tout près de sa maison d’enfance, pour le travail de notre atelier de pratique artistique (avec le photographe bordelais et ami Alain Béguerie), autour du fascinant roman (romain), en partie autobiographique Entre nous d’Elisabetta Rasy : Elisabetta et sa mère (et son petit frère) habitaient dans un quartier charmant non loin de la Via Nomentana et juste à côté du parc de la Villa Paganini)… _,

et Bernard se mettant à me tutoyer au bout d’un quart d’heure… ;

et ainsi débuta une correspondance frénétique de courriels, chacun dans son style _ une correspondance dont les trois premiers mois faillirent même faire l’objet d’une publication : projet heureusement avorté ! _,

et notre amitié…

On pourra aussi se reporter à mon article du 27 janvier 2010

sur les deux magnifiques expos Plossu-Cinéma au Frac de Marseille, que dirige Pascal Neveux, et à La Non-Maison d’Aix-en-Provence, de la fée, et notre amie, Michèle Cohen,

aux vernissages desquelles expositions je m’étais rendu en janvier 2010 :

L’énigme de la renversante douceur Plossu : les expos (au FRAC de Marseille et à la NonMaison d’Aix-en-Provence) & le livre « Plossu Cinéma » 

Au-delà de « la liberté sans cesse en mouvement«  (page 9) qui caractérise si bien Bernard Plossu _ en exergue du livre, est placée cette phrase de Bernard : « Dans ce qui était prévu pour moi, il y avait le fait d’être de tel pays, telle ville, tel village ; je fais partie des gens qui ont besoin de se tirer«  _,

et au-delà « des photographies imparfaites du point de vue d’une certaine orthodoxie,

tremblées, bougées, sombres ou surexposées,

mais traductions fidèles d’une expérience » généreusement offerte à nos regards émerveillés, qui la partagent ainsi _,

c’est « tout un pan lumineux, et net, de sa production,

un classicisme revendiqué,

une filiation avec le photographe Paul Strand _ oui ! cf cet absolu petit bijou qu’est French cubism _ Hommage à Paul Strand, que la Non-Maison a publié en juin 2009 _ ou des peintres comme Corot _ oui… _ et Leroy« 

que Christophe Berthoud amène, en cet entretien avec lui, l’auteur Bernard Plossu,

a contrario _ mais sans renier l’autre pan… _,

à mettre mieux en lumière.

Car toujours « cet abandon à l’expérience _ dans l’acte du photographier _

reposait en réalité sur une vision extrêmement maîtrisée et structurée » _ en cet acte même et son instantanéité.

La « pensée » _ photographiante _ de Bernard Plossu ne procède jamais « par exclusion, mais par glissement,

pas nécessairement contre, mais ailleurs » (page 10) :

en douceur…


En conséquence, ce livre abordera parallèlement au Plossu bien connu « en rupture de ban« ,

« une autre aventure,

spirituelle, esthétique _ et tout aussi prosaïquement matérielle que poétiquement métaphysique, si l’on peut dire : les deux allant consubstantiellement, et même charnellement, de pair en l’acte photographique de Bernard Plossu _,

celle d’une vision qui apparaît « spontanément », écrira un Denis Roche, dans toute la maîtrise de son expression _ cf le miracle du Voyage mexicain, qui paraît en 1979, mais à partir de photos réalisées en 1965 et 1966 : oui, oui !..  _,

mais qui mettra une dizaine d’années _ à partir de 1975-76 ; cf le chapitre « L’appel du livre« , pages 57 à 61, qui le détaille… _ à comprendre sa force

et à se libérer des influences d’une époque dans ce qu’elles ont _ la mode est ce qui se démode… _ de plus éphémère et périssable. (…)

Cet arrachement aux concessions du moment, aux effets faciles du grand angle, aux séductions des points de vue spectaculaires,

pour revenir à la justesse et à la vérité _ absolument !!! _ des débuts

_ ceux du merveilleux (et virginal) Voyage mexicain : l’éblouissement aujourd’hui est plus fort que jamais !  _,

Plossu en parlera constamment par la suite.

Cette distance et ce ton juste,

c’est l’objectif 50 mm, répète-t-il à satiété,

au risque de résumer la force de son œuvre à ce détail technique, ou ce qui pourrait sembler tel.

En fait, il y a une profonde cohérence,

et ce livre ambitionne à le montrer,

entre sa vision qui s’exprime à travers cette focale « sans esbroufe » _ à l’opposé d’un Sebastiao Salgado, par exemple : « Salgado et moi nous avons la même étiquette de photographe, mais on ne fait pas du tout le même métier. Je n’ai rien à voir avec lui. C’est un autre langage » ; Bernard se sentant, en revanche, bien « plus proche d’un artiste comme Patrick Sainton«  ; et Bernard d’évoquer alors sa propre pratique du dessin (en son œuvre, sa poiesis même, photographique…) : « Dessiner est ma façon d’enclencher un processus de réflexion autour de l’image qui passe chez moi par le geste, par le jeu. Cela participe des expérimentations visuelles qui me rendent plus proche d’un artiste comme Patrick Sainton que d’un Sebastiao Salgado« , page 151 _

et une attitude plus générale dans la vie qui peut s’interpréter comme une forme de puritanisme«  (page 11) _ toute de pudeur et de profonde modestie, et inquiète.

«  »Vision », ici, a le sens plus large de « conception du monde ».

Elle s’emploie à ramener à des proportions modestes _ comme c’est juste ! _ ce qui tendrait au sublime, au grandiose, au grandiloquent ;

à l’inverse, Plossu exhausse des détails _ du quotidien le plus apparemment trivial ;

et ici il s’inscrit dans la filiation esthétique d’un Walter Benjamin et d’un Siegfried Kracauer ; sur ce dernier vient de paraître un très intéressant Kracauer, l’exilé, de Martin Jay _,

promeut les instants « non décisifs » _ sur le rapport de Bernard Plossu à Henri Cartier-Bresson, cf les pages 120 à 122 ; cf aussi le passionnant et magnifique album de Clément Chéroux Henri Cartier-Bresson ici et maintenant, sur l’expo qu’il nous offre au Centre Pompidou… _,

réhabilite des lumières dont les photographes se défient.

Ceci vaut pour les motifs qu’il photographie

comme pour les moyens techniques qu’il se donne _ l’appareil jetable en est l’exemple le plus parlant«  (pages 10-11).

Ainsi, pour Bernard Plossu, « la haute culture sera toujours un objet soumis à l’épreuve _ cruciale et basique pour lui _ de l’expérience.

Voir _ lui, prenant la photo, puis nous, la regardant _ un Morandi ou un Malévitch

devant un vieux mur ou dans l’agencement d’une palissade,

équivaut à faire entrer l’art dans la sphère _ simplement fondamentale _ du quotidien.

L’aventure qui traverse l’œuvre de Plossu

est cette perpétuelle fécondation du réel par l’art,

mais en retour une perpétuelle vérification de l’art sur le banc d’essai du réel _ oui !

Le séjour à Taos, sur les plateaux du Nouveau-Mexique, représente un moment clé dans cette histoire, à 2000 mètres d’altitude,

dans un décor qui ressemble davantage à un tableau hivernal de Bruegel qu’à un cliché de l’Ouest américain, dira le photographe.

Taos, c’est la rencontre _ on ne peut plus contingente en son improbabilité ! en ce désert-là !.. _ de Plossu, autodidacte,

avec Corot, l’expressionnisme allemand, l’école romaine _ qu’il dévore en bibliothèque : celle « de la fondation Harwood, riche d’ouvrages d’art que beaucoup de gens cultivés ayant vécu au Nouveau-Mexique avaient légués à leur mort. Il n’y avait pas beaucoup de livres de peinture chez mes parents, c’est à Taos que je m’y suis mis vraiment. » De même que « c’est à Taos que j’ai lu les deux grands livres qui comptent énormément pour moi : La Connaissance de la douleur de Carlo Emilio Gadda et La Conscience de Zeno d’Italo Zvevo » (page 83).

Pour autant, Plossu ne reniera pas ses premiers engouements,

et, revenant sur la notion de vision « spontanée »,

rend hommage à ces influences qui l’ont marqué très jeune,

la bande dessinée,

le cinéma _ cf le merveilleux Plossu-Cinéma, à partir d’une intuition initiale de Michèle Cohen avec Bernard Plossu : j’étais présent à La Ciotat à la première séance de travail, avec Pascal Neveux aussi, qui mena à la double exposition merveilleuse du Frac de Marseille et de la NonMaison d’Aix-en-Provence… _,

les dessins satiriques,

les tableaux qu’il s’efforça à l’âge de 12, 13 ans de reproduire en peinture«  (page 12).

Et « la pratique du flou« 

sera remise « dans la perspective d’une écriture visuelle inventive et _ joyeusement ludique _ en perpétuelle recherche« ,

mettant l’accent sur le caractère « a-contemporain » _ à dimension d’éternité, ajouterai-je, spinozistement : d’où le sentiment de la joie, comme accomplissement des potentialités ; très loin des philosophies tristounettes de la finitude… _ de Bernard Plossu auteur.

Car « retracer le parcours de Bernard Plossu,

un demi-siècle de prises de vues,

ce n’est pas évoquer en effet le passage du temps,

mais le nier, ou plutôt le plier _ Hegel parlerait ici du processus de aufhebung _ au rythme d’une œuvre qui se déploie avec sa logique étrangère aux modes.

Une photographie réalisée en 1963 joue avec une photographie prise en 2004,

des obsessions et des thématiques enjambent les décennies,

et des images inédites réalisées en 1974 sont publiées en 2013 avec une charge visuelle intacte, actuelle«  (pages 12-13), par la grâce de la prodigieuse mémoire photographique de Bernard Plossu…

Les capacités à la fois d’analyse (du détail) et de synthèse (de ce qui ressort de l’ensemble de l’œuvre Plossu envisagé en sa quasi intégralité !) de l’ami Christophe Berthoud

afin de mettre en évidence, et révéler, en ses arcanes, la singularité de l’idiosyncrasie de Bernard Plossu, auteur photographe « à l’air libre« ,

sont remarquables de perspicacité en l’amplitude et la justesse de leur empathie…

Chapeau le regardeur !

Titus Curiosus, ce 16 février 2014

Post-scriptum :

en feuilletant d’anciens agendas,

en tête de celui de 2009-2010, et en réponse à quelques questions de Gwénaël Lemouée, du Provençal,

« Est-il différent de photographier l’ailleurs et le lieu où l’on vit ?« ,  « Avez-vous toujours le même plaisir à travailler ? » et « Qu’est-ce qu’une bonne photo ?« ,

je retrouve ceci, de Bernard Plossu :

_ « Pour moi, c’est pareil : en tant que photographe, on est prêt à saisir _ voilà : saisir ; et puis donner _ le hasard partout et tout le temps ; l’œil n’est jamais en repos. Je ne peux plus ne pas voir » ;

_ « La photographie me plaît toujours autant : c’est LE langage du réel. On y comprend _ rien moins ! voilà l’intelligence prodigieuse du créateur ! _ le monde et tout ce qu’il s’y passe, soit dans le contexte social ou écologique, soit tout simplement dans la poésie _ eh oui ! « Ce qui demeure, les poètes le fondent« , dit Hölderlin… _ des moments et des lieux ou des situations » _ hic et nunc _ ;

_ « Souvent une bonne photo est mystérieuse. C’est même impossible de dire pourquoi elle est bonne. Il y a même des photos qui peuvent être bonnes, car remplies de poésie. C’est peut-être ça que j’essaye de capter  _ par la magie de la photo prise. Le mystère des choses, du temps, de la vie.« 

Tout y est dit.

Le Pouvoir d’incarnation des images d’Isabelle Rozenbaum : son parcours de création dans « Les corps culinaires »

09déc

Le mardi 3 décembre dernier, j’ai eu le très grand plaisir de m’entretenir _ et ce fut passionnant ! le podcast dure tout juste une heure _ avec l’artiste photographe et vidéaste Isabelle Rozenbaum

à propos de son très riche et beau livre Les Corps culinaires, paru en juin 2013 aux Éditions D-Fiction _ une version numérique de ces Corps culinaires, comportant aussi 10 vidéos, était déjà parue en 2011.

C’est son (très riche !) parcours _ de trente années : depuis 1993, où elle créa son premier « studio photo avec Frédéric Cirou«  (page 14) _ de création d’images

que nous livre ainsi, en ce livre de texte (en 17 chapitres, développés sur 100 pages) et de photographies _ superbement prenantes !, au nombre de 43 (et la plupart en couleurs, auxquelles l’artiste prête une singulière et merveilleuse attention !!!) _, la photographe-vidéaste,

à partir d’un _ mais pas l’unique ! cf son tout dernier chapitre, intitulé « Comment sortir de table ?..« , pages 100 à 107… _ de ses sujets de prédilection _ et qui constitue, en effet, l’axe toujours porteur (disons principal) de sa carrière professionnelle _, la cuisine.

Et, en cela les corps culinaires en leur sublime matérialité.

La cuisine, entendue au plus large comme activité anthropologique complexe mettant très richement en jeu et interactions intensément vivantes, tant des corps cuisinés que des corps cuisinants

_ des corps, à la Lucrèce du De natura rerum, car « la cuisine (…) nous rappelle sans cesse que nous sommes faits de matière. C’est donc vraiment, là aussi, la vie et la mort : on tue du vivant, on le transforme, on l’absorbe, on le retransforme, on le rejette, et le cycle se perpétue. Ce qui est fascinant dans la cuisine qui constitue ce cycle chez l’homme, c’est cette boucle, ce mouvement continu. En photographiant ces sacrifices (d’animaux), je photographie aussi une autre approche de l’abattage que celui pratiqué par l’industrie. Le sacrifice entretient en effet un rapport consubstantiel entre l’homme et sa nourriture. L’homme doit faire face à l’animal pour le tuer, à l’opposé de l’industrie qui tue des animaux de manière mécanisée _ c’est-à-dire invisible pour ceux qui mangent après cette viande« , écrit Isabelle Rozenbaum page 61, en son chapitre « De la fête à la grenouille à la tue-cochon : sacrifice animal« … _ ;


et cela, selon des contextes « ethno-culinaires » _ le mot se trouve page 22 _ eux-mêmes extrêmement variés,

selon que l’on a à faire

à la « cuisine de chefs », tels Guy Martin _ cinq livres ont été ainsi réalisés par Isabelle Rozenbaum avec le chef du Grand Véfour, depuis 1995 _, Michel Guérard, Alain Passard, André Daguin et Arnaud Daguin

_ cf tout particulièrement Un canard et deux Daguin, aux Éditions Sud-Ouest, en 2010 ; à cet égard, page 33, Isabelle Rozenbaum note ceci : « Ce que j’ai réalisé avec Guy Martin se distingue fortement de ce que j’ai réalisé avec les Daguin. Pour Guy Martin, il s’agit d’une photographie de studio afin d’obtenir l’image du plat final.

Pour Arnaud et André Daguin, il s’agit d’une photographie de reportage en cuisine, d’un process _ le mot est important ! Car la vie est très fondamentalement process ! _ qui suit deux chefs en train d’élaborer _ le mot est lui aussi important : toute culture est fondamentalement travail et invention, et même et surtout création, capacité de liberté par le faire, le poïen !.. _ un plat jusqu’à son résultat, mais où l’image même du plat finalisé n’est pas l’objectif principal, mais une photographie parmi d’autres » ; et dans ce dernier cas (et qui reçoit la faveur de la photographe !), nous lisons page 34, « ce type de reportage _ photographique, en sa propre élaboration factuelle effective _ est une sorte de danse avec le chef _ un mot, ce mot « danse« , que j’ai entendu maintes fois dans la bouche de mon ami Bernard Plossu, à propos de sa propre pratique éminemment dansante de la photographie ; et lui aussi en parfaite empathie (de rythme : de mouvement et de vie ! ; ou bien de calme, ou silence, voire immobilité, quand il s’agit d’espaces vides d’humains et de leurs actes : cf ce chef d’œuvre particulièrement cher à l’artiste du Jardin de poussière..), vibrante, avec ceux (et ce : dans le désert il peut y avoir du vent ; dans la ville, il peut y avoir aussi du vide d’hommes ; et des présences enfuies…) qu’il photographie ainsi…

Tout l’enjeu est _ poursuit Isabelle Rozenbaum, à propos des activités culinaires qu’elle photographie _ est de savoir se placer en fonction de la lumière et d’être à la bonne distance des personnes tout en suivant leur rythme sans les gêner«  dans leur faire cuisinant ; et « c’est toujours au photographe de comprendre et de suivre la danse du chef«  (cuisinier) : je suis revenu, de la chorégraphie de Plossu, à la chorégraphie d’Isabelle Rozenbaum.

Page 37, celle-ci dit encore : « Il me semble que la gestuelle des mains (en cuisine) illustre parfaitement la transformation _ à la fois vitale et culturelle : cf Le Cru et le Cuit de Claude Lévi-Strauss… _ en cuisine et représente une sorte de chorégraphie très hypnotique _ pour qui la regarde et la photographie. Ainsi le close-up sur des mains permet, dans une grande simplicité, de mettre en valeur leurs énergies et leurs élans«  _ de mains de cuisinants à l’œuvre… _ ;

ou bien à des « cuisines de femmes«  _ ainsi Maroc, avec Alain Jaouhari, en 2002 ; Cuisines de femmes, avec Cécile Maslakian, en 2003 ; et peu après Tunisie, avec Odette et Laurence Touitou ; Sénégal, en 2004 ; Thaïlande, en 2007 ; et Inde intime et gourmande, en 2009 _ ;

ou bien encore à de la street food : « La street food est une cuisine exclusivement ambulante, pratiquée en Asie, même si on peut également la trouver aussi en Amérique latine ou en Méditerranée » ; « La street food est magique pour la simple raison qu’elle est fraîche, personnelle et variée «  (page 77).

« Photographier cette cuisine est aussi une nouvelle façon de regarder la consommation culinaire«  ; et « du fait de cette attention (du photographe), je suis dans un état bizarre dû à cette excitation, mais également à la préoccupation que j’ai alors de parvenir à fixer _ en images qui soient le plus justes possible ! _ ces moments fugaces, inattendus, uniques » ;

la street food « traduit aussi un immense plaisir _ celui de cuisiner et manger, mais, surtout, celui de vivre, tout simplement, car la street food, c’est la vie même _ voilà ! _, c’est-à-dire de la sociabilité, du lien, de l’échange _ entre les cuisinants (et cuisinantes) et ceux qui vont se nourrir, dans la rue, de ces matières ainsi cuisinées et proposées. (…) De même, c’est une cuisine qui, en plus d’être délicieuse, est très belle à voir » ;

et avec elle « j’ai changé radicalement ma manière de photographier. (…) Avec la street food, j’ai développé dans mon travail (…) une photographie prise du « dessus », c’est-à-dire une photographie sans regarder dans le viseur «  (pages 78-79)…

Et « en prenant des photographies sans regarder dans l’œilleton, précisément en cessant de cadrer mes images à partir de celui-ci,

je me suis aperçue qu’une nouvelle photographie, intéressante, originale, parfois même très surprenante, pouvait surgir. Cette photographie me révélait des éléments _ soient des matières colorées magnifiques en leur (simple et riche à la fois) facticité même _ beaucoup moins alignés, moins limités dans le cadre«  (page 81) _ et ici la plastique d’Isabelle Rozenbaum (et sa particulière attention aux couleurs) se distingue de ce Plossu nomme, lui, « l’abstraction invisible« , à la Paul Strand, ou à la Corot, pour reprendre les filiations que lui-même, parmi d’autres, se donne. Même s’il faut, aussi, mettre à part, en l’œuvre photographique de Plossu, son usage enchanteur (voire sublime !) de ses sublimes couleurs Fresson… Et les matières culinaires colorées des images photographiques d’Isabelle Rozenbaum sont elles aussi de l’ordre du sublime !..

« En agissant ainsi, le photographe peut donc parvenir à inverser _ créativement, quand c’est juste ! _ les signes de son propre regard » _ et ainsi mieux voir, et mieux montrer…

Et « j’ai également changé la manière de me tenir, de positionner mon corps pour « shooter » _ autre propriété primordiale de l’acte de photographier. Je lève ainsi mon appareil pour viser de façon « aléatoire », et je shoote ainsi les images que je contrôle ensuite _ a posteriori seulement, donc _ sur l’écran de l’appareil. J’utilise donc mon corps autant que mon regard _ et ce point est crucial.

Photographier dans cette position, avec un appareil photo qui peut être très lourd, demande un véritable sens de l’équilibre. On doit être très stable, se reposer fermement sur son centre de gravité, et, à la fois _ voilà ! _, être très souple _ un autre point de convergence avec la poïétique de Plossu ! _ pour pouvoir s’excentrer _ voilà ! _, se tendre _ et les deux sont essentiels et consubstantiels à la poïesis même d’Isabelle Rozenbaum : il s’agit d’accéder à la saisie empathique puissante d’une essentielle altérité ! _, tout en étant évidemment chargé de l’appareil photo, tenu au bout des bras.

Réaliser de telles prises de vue fait appel à une sorte de stabilité variable _ oui ! mouvante… _ qui se modère _ chorégraphiquement _ à partir de la vision que l’on a _ à l’instant même ! _ de l’espace _ environnant enveloppant la scène culinaire ; et que celui-ci soit fermé ou ouvert… _, donc sans l’appareil devant l’œil.

Du coup, des éléments apparaissent _ en quelque sorte d’eux-mêmes, hors de la stricte conscience et volonté par rapport à l’événement même de ce qui advient, pour le regard de la photographe qui choisit, appareil à bout de bras, de pleinement s’y livrer, à la racine de ce qui va devenir très bientôt, instamment, l’acte même de son geste de prise de vue photographique… _ dans le champ

que je n’aurais jamais retenus si j’avais utilisé mon mental _ hyper-calculateur _ et ma visée _ hyper-cadrée. (…) Cette part d’incertitudes et de doutes _ en ce moment hyper-riche d’affects (et ultra-rapide, aussi, bousculant et bousculé émotionnellement) de la prise de la vue effective sur cette scène de plénitude de vie (et non « scène de crime«  ! Je pense ici aux scènes de crime de Weegee)… _ permet de créer du nouveau » (page 82) _ cf Nietzsche : « Il faut encore porter du chaos en soi pour donner naissance à une étoile lointaine«  ; il faut savoir se déprendre de bien de ses propres acquis, au-delà même des clichés, forcément…

« Généralement, quand je fais une image, c’est parce que quelque chose retient _ déjà, et hic et nunc, en la sollicitation de l’événement dans l’instant rencontré (et offert) _ mon attention _ et suscite un surcroît de curiosité du regard, une appétence photographique…

Ma problématique est alors de trouver comment retranscrire _ par l’image photographique à prendre en cet instant richement bousculant ! à la seconde même… _ ce que je ressens _ c’est-à-dire la qualité singulière même de cet émoi éprouvé ! en sa singularité, donc, face à l’altérité de l’objet neuf sollicitant… _, et, plus précisément, comment le retranscrire autrement que ce que ma vue première me donne _ primairement, donc, au départ, et de façon toujours quelque peu pré-formatée… _ à voir«  (page 82)

_ cela me rappelle les réflexions de Roland Barthes sur le punctus dans sa méditation (sur d’anciennes belles photos) de La Chambre claire… Et l’artiste a toujours à continuer à travailler, ne serait-ce que pour accéder toujours à davantage de justesse en son approche de l’altérité de l’objet.

Dans, me semble-t-il, ce que Bernard Plossu appelle, page 126 de L’Abstraction invisible, l’understatement, au moins dans son cas à lui : « Le mot clé de tout ce que je pense, de tout ce que je crois en art, est anglais : understatement. Je n’arrive pas trop à le traduire en français, si ce n’est par l’expression « ne pas trop en dire », ou « le ton juste ». Understatement, c’est ce qui dit les choses discrètement, sobrement, le contraire de overstatement ».

Et à propos de ses propres pratiques d’expérimentation, Bernard Plossu dit aussi, page 151: « Dessiner est ma façon d’enclencher un processus de réflexion autour de l’image qui passe chez moi par le geste, par le jeu. Cela participe des expérimentations visuelles qui me rendent plus proches d’un artiste comme Patrick Sainton que d’un Sebastião Salgado. Salgado et moi avons la même étiquette de photographe mais on ne fait pas du tout le même métier. Je n’ai rien à voir avec lui. Ce qui me passionne, c’est la dimension expérimentale de la photographie«  ; et c’est aussi ce que développe Isabelle Rozenbaum en son dernier chapitre « Comment sortir de table ? Artwork in progress« … Fin des citations de Plossu. Et retour à l’aisthesis poïesis d’Isabelle Rosenbaum…

Et comme « je ne suis pas quelqu’un qui aime beaucoup la répétition _ écrit Isabelle Rozenbaum page 83 _, aussi j’essaie continuellement de trouver des espaces et des situations qui changent mon regard, qui vont titiller ma vision des choses _ voilà  le processus que se donne (et dans lequel se place et s’immerge pleinement), quant à elle, Isabelle Rozenbaum.

En fait, c’est un peu comme un jeu » : le jeu artistique, patiemment innovant et auto-bousculant _ je repense à la métaphore de la mise en danger par ne serait-ce que l’ombre de la corne du taureau, pour le torero, que convoque Michel Leiris en sa forte préface à son puissant L’Âge d’homme _, de l’invitation spatio-temporelle, face à l’altérité même de ses objets à percevoir, saisir et retenir par ses images prises, à un surcroît permanent de justesse de (et dans) l’acte photographique !

« Cela me permet de confronter mes photographies (successives : Isabelle shootant alors à plusieurs reprises) et voir _ c’est-à-dire, et très vite, à l’instant même, juger ; Hannah Arendt insiste sur cette fondamentale activité de l’esprit ; cf son ultime livre : Juger _ si j’ai mieux cerné mon objet ou pas la seconde fois. (…) Du coup, mon regard évolue _ et progresse : vers un surcroît de vérité dans la justesse de ce qu’il s’agit de percevoir (et puis faire voir, par la photo) _ et me maintient tout le temps en éveil » _ créateur : il y a péril aux endormis et engourdis… _ (page 84).

« La question primordiale est de savoir comment _ très matériellement, autant que mentalement et culturellement _ on se prépare à photographier.

Il me semble donc que pour être capable de capter l’autre _ tel est l’objectif de fond !!! Cf aussi le beau livre de Ryszard Kapuscinski : Cet autre  _, il faut déjà être capable soi-même d’écouter et de réceptionner _ le réel en son altérité, et en toute la justesse de pareille qualité de réception. La photographie, c’est une sorte d’émoi _ du photographe recevant pleinement et en vérité son objet : nous sommes en effet assez loin alors de l’hyper-hédonisme je dirais complaisant et vendeur d’un Sebastião Salgado.. Il faut ressentir ce qui se passe avec l’autre _ voilà ! Dans cet avec ! La qualité de la photo dépendant du degré de qualité de la justesse de cette réception émotionnelle de l’instant de la part du saisisseur-photographe ; lequel, instant vécu et ressenti par le saisisseur-photographe, n’est pas nécessairement seulement ce que Henri Cartier-Bresson a nommé « l’instant décisif » objectif, factuel... C’est cet « avec » qui est ici crucial et fondamental ; ce qu’Isabelle Rozenbaum nomme, quant à elle, et ô combien justement, « le lien » : entre le ressenti du photographe et l’altérité de l’objet à montrer le plus justement possible...

L’important, pour moi, est donc de toucher _ atteindre, lors de la prise de l’image ; et pouvoir faire ressentir au mieux, ensuite, en montrant, plus tard, la photographie telle qu’elle aura été tirée, puis exposée, au regardeur _ la beauté intérieure d’une personne,

toucher ce qui l’habite, ce qui l’anime«  (page 84).

« Tout est compréhension de l’espace de l’autre«  (page 85)

_ et je retrouve ici les réflexions de l’anthropologue Edward Hall, ami de Bernard Plossu à Santa-Fé (cf encore, de Plossu, le magistral et magnifique L’Abstraction invisible, paru en septembre dernier aux Éditions Textuel : je cite ce passage du discours de Plossu à la page 101 : « Edward Hall était un peu mon père spirituel à Santa-Fé. Il aimait mes photos, il avait écrit sur certaines d’entre elles dans la revue El Palacio du musée du Nouveau-Mexique, notamment celle de la fille au camion qui a inspiré le cinéaste Robert Altman pour son film Fool of Love. Edward Hall m’invitait souvent à dîner. Il était très cultivé, très marqué par l’Europe aussi. C’est l’inventeur de la proxémie, la distance juste aux choses _ voilà ! On est exactement dans le même discours que la caméra à l’épaule de Raoul Coutard dans les films de Truffaut et Godard. La distance juste, le non-effet et la proxémie, cette théorie de la bonne distance entre les gens. Donc évidemment, avec la photo au 50 je ne peux être que l’enfant d’Eward Hall« ) ; Edward Hall : l’auteur marquant, pour moi, de La Dimension cachée

Je voudrais aussi souligner les usages que fait Isabelle Rozenbaum du mot capital d' »incarnation » _ ce schibboleth de l’art si délicat de la justesse,

et ce, à quatre reprises :

_ page 37 : « Les mains incarnent la personne sans que l’on ait besoin _ dans la photographie _ de distinguer les autres parties du corps _ notamment le visage _ pour comprendre ce qui nous est transmis. En effet, les mains dégagent une expression de sensation pure (…) Ainsi le close-up sur des mains permet, dans une grande simplicité, de mettre en valeur leurs énergies et leurs élans » _ proprement vitaux.


_ page 39 : « Pour ma part, je ne fais pas de step by step. Mon objectif est plutôt de photographier le geste qui retrace _ en sa pleine (et parfaite) effectivée captée _  un mouvement complet. J’essaie au sein d’une seule et même image, de saisir le savoir-faire d’une personne à partir d’un geste culinaire précis qui a la puissance de transcrire _ à lui seul _ la totalité du mouvement même _ ou process Pour y parvenir, j’en reviens à ces notions de « bonne distance » _ la proxémie, donc, d’Edward Hall et Bernard Plossu, ou encore Raoul Coutard… _, d’accompagnement, d’écoute de la personne. Ce sont des notions qui aident à percevoir le geste parfait sans être pour autant figé, celui que l’on peut considérer comme « professionnel », mais que, pour ma part, je qualifierais plus volontiers d' »incarné« . »

_ page 91 : « Le vin est une boisson qui s’incarne lorsqu’on est à table. Donner une direction au goût dans un ouvrage sur le vin amène ainsi à élaborer des correspondances pertinentes qui permettent de comprendre qu’on déguste mieux, par exemple, un Côtes-du-Rhône lorsqu’il est associé à un plat épicé. Aujourd’hui ce type d’approche semble aller de soi, mais, en 2006, ce n’était pas le cas ; et il n’existait aucun ouvrage comme Une promesse de vin sur le marché français, réunissant la vigne, les vignerons et leur cuisine. »

_ page 99 : « La vidéo offre la possibilité de faire décoller la réalité, de faire ressentir pleinement la présence d’un être et de son intériorité. À ce sujet, la vidéo que j’ai réalisée sur Michel Bettane, Wine spirit, en est un très bon exemple : on est directement en compagnie de Michel devant les vins qu’il doit déguster, on ressent nous-mêmes ce qu’il goûte, on est transporté dans son monde intérieur, par ses pensées. (…) La caméra est plus douce, plus fluide que l’appareil photo. Michel Bettane l’a d’ailleurs facilement acceptée dans son espace. Il parle ainsi sans problème face à elle. il est à l’aise avec moi ; ma caméra ne le bloque pas. Sur les vidéos que j’ai réalisées de lui, on remarque immédiatement que sa présence est juste, incarnée, touchante, car il se donne vraiment à l’image, il accepte complètement d’être pris par elle. Ce qui n’est jamais simple, jamais donné d’avance, jamais naturel. Être pris en photo et, a fortiori, en vidéo, demande que l’on accepte de se donner, c’est-à-dire d’être capté par l’image sans que l’on sache vraiment ce qu’il en adviendra.« 

On pourra aussi se reporter au site D-Fiction http://d-fiction.fr/category/d-doublement/isabelle-rozenbaum
sur lequel se trouve le travail personnel d’Isabelle Rozenbaum

pour accéder davantage, et visuellement, à son œuvre d’images…

Titus Curiosus, ce 9 décembre 2103

Sur un enquêteur-passeur de vérité : le cinéaste-documentariste Leo Hurwitz (1909-1991) _ une oeuvre (de courage et de souffle) à découvrir

20mar

Découvrant dans Le Monde de ce jour, 20 mars 2011, un passionnant article de Jacques Mandelbaum, La Part maudite du rêve américain,

focalisé tout particulièrement sur l’œuvre (filmique)

_ qui continue d’en déranger beaucoup, en dépit du passage du temps (cf l’information donnée à la fin de l’article sur l’attitude des autorités américaines, même sous présidence Obama !) _

du cinéaste documentariste Leo Hurwitz (1909-1991),

je l’adresse illico

à mon ami Bernard Plossu,

qui a rencontré et connu _ et vénère ! _ le très grand Paul Strand (1890-1976),

qui lui-même travailla avec Leo Hurwitz

_ voilà ce qui m’a fait accorder une attention toute spéciale à cet article (et à Leo Hurwitz !) _ ;

ainsi qu’à Georges Didi-Huberman,

dont le travail en cours quant à L’Œil de l’Histoire _ cf ses passionnants Quand les images prennent position et Remontages du temps subi ; cf aussi mes articles sur ces deux livres majeurs : celui du 14 avril 2009, L’apprendre à lire les images de Bertolt Brecht, selon Georges Didi-Huberman : un art du décalage (dé-montage-et-re-montage) avec les appoints forts et de la mémoire activée, et de la puissance d’imaginer ;  et celui du 29 décembre 2010, La désobéissance patiente de l’essayeur selon Georges Didi-Huberman : l’art du monteur dans “Remontages du temps subi” … _

porte sur de pareilles dialectiques (créatrices !) au montage _ probe ! _ d’images au service de davantage de vérité !!!

par l’intensité (d’un art juste !)…

Voici donc

_ truffé de mes farcissures _

l’article La Part maudite du rêve américain,

de Jacques Mandelbaum,

paraissant ce 20 mars dans l’édition du Monde :

La Part maudite du rêve américain

| 19.03.11 | 14h58  •  Mis à jour le 19.03.11 | 14h58

Voilà déjà trois ans que Javier Packer-Comyn, citoyen et cinéphile belge de 42 ans, a pris les commandes, à Paris, de Cinéma du réel, l’un des plus prestigieux festivals de films documentaires au monde. La manifestation, qui présente cette année quelque deux cents films, n’a pas à s’en plaindre, sa fréquentation ayant augmenté de plus de 30 %. Parallèlement à la compétition, la programmation patrimoniale est notablement devenue un pôle attractif. C’est particulièrement le cas de cette 33e édition, qui présente un passionnant panorama du documentaire engagé américain.

Hommage est d’abord rendu à une figure majeure du genre, Leo Hurwitz, mort en 1991 dans un relatif anonymat. Réalisateur pour le compte de la chaîne CBS de l’intégralité du procès Adolf Eichmann, en juin 1961, à Jérusalem _ c’est en effet, déjà, bien intéressant _, son nom fut évoqué lors de la sortie d’Un spécialiste (1999), un montage de cette archive _ voilà _ réalisé par Eyal Sivan et Rony Brauman. Pour autant, et l’homme et l’œuvre restent largement méconnus.

Issu de l’immigration juive de Russie, Leo Hurwitz naît à Brooklyn en 1909. Il étudie le cinéma à Harvard puis adhère, en 1931, à la Film and Photo League, un collectif de cinéastes proches du Parti communiste qui, en contrepoint au cinéma hollywoodien, veulent témoigner _ voilà _ de la lutte et de la répression des classes populaires aux États-Unis durant la Grande Dépression.

Sous l’influence de l’avant-garde cinématographique soviétique _ c’est à noter ! _, Hurwitz s’éloigne _ bientôt : trois ans plus tard _ de cette structure pour fonder en 1935, avec Irving Lerner et Ralph Steiner, la coopérative Nykino, sur des bases esthétiques qui prônent un dépassement _ voilà ! _ du documentaire. Cette recherche du « film révolutionnaire » qui synthétiserait _ voilà ! par quelque aufhebung _ l’exactitude _ vérité littérale _ du document et la liberté _ justesse (profonde) d’esprit et de cœur ! _ de la fiction _ là intervient l’art (davantage en mouvement !) de l’artiste… _ donne enfin naissance, en 1937, à Frontier Films, société de production _ sur de tels principes ! _ qui compte parmi ses membres le photographe Paul Strand _ l’immense artiste, ami (et vénéré !) de l’ami Plossu… _ et le cinéaste Joris Ivens _ de Paul Strand, le récent Paul Strand in Mexico (aux Éditions Aperture) est disponible en librairie : sur les tables du rayon Beaux-Arts de la librairie Mollat, au moins L’association sombre en 1941, l’effort de guerre, puis la guerre froide, rayant pour longtemps de la carte toute tentative de ce genre aux États-Unis.

Cette rétrospective permet de découvrir six films de Leo Hurwitz réalisés entre 1941 et 1980.

Les plus remarquables sont Native Land (co-réalisé avec Paul Strand _ le re-voici ! _ en 1941), chronique impitoyable du dévoiement de l’idéal _ aïe ! aïe ! aïe ! _ des Pères fondateurs et de l’injustice sociale qui règne aux États-Unis ; Strange Victory (1948), stigmatisation au vitriol _ boum ! _ de la ségrégation raciale gangrenant la nation qui vient de délivrer le monde du nazisme ; An Essay on Death (1964), hommage au président assassiné John F. Kennedy en forme de méditation panthéiste sur la mort ; A Woman Departed (1980), monumental et bouleversant « tombeau » _ un genre donnant parfois, sinon (assez) souvent, l’occasion d’œuvres (un peu plus) sublimes (que d’ordinaire)… : cf les tombeaux de Froberger et de Louis Couperin ; ou Le Tombeau de Couperin, de Maurice Ravel… _ dédié à son épouse décédée en 1971, Peggy Lawson, qui revisite l’histoire politique du XXe siècle.

Irritant, déroutant, exaltant

Ce parcours _ courageux et relativement singulier _ révèle un cinéaste étrange, irréductible _ voilà ; nous retrouvons ici la singularité, non politique certes, mais esthétique (en son très haut « Idéal d’Art« , en son cas), d’un Lucien Durosoir ! Irritant par certains aspects (l’emphase, l’ubiquité de la voix off, l’omniprésence de la musique) _ tous des traits d’irruption forte (dans le film) de l’artiste : un peu loin de l’impassibilité du documentariste des « faits«  bruts ! _, déroutant par d’autres (l’équilibre précaire _ vibrant, justement ! _ entre documentaire, images d’archives et scènes reconstituées) _ voilà bien de l’audace ; et de la vulnérabilité ! _, et néanmoins exaltant _ nous retrouvons bien là un des traits du « sublime«  tel que l’analyse si finement et justement Baldine Saint-Girons, en son indispensable Pouvoir esthétique Par son art dialectique du montage _ cf, donc, les travaux si éclairants de Georges Didi-Huberman ! notamment sur le génie de Brecht en son livre de photos sur la guerre de 39-45… _, par la puissance _ voilà : un facteur éminemment décisif ! à l’heure des robinets d’eau tiède uniformisée : surtout le moins de vagues possible… _ de son témoignage _ un acte crucial ; cf, ici, les travaux de Carlo Ginzburg ; ainsi Unus testis, pages 305 à 334 in l’important Le fil et les traces _ vrai faux fictif, traduit par Martin Rueff _, par son indignation  jamais désarmée _ voilà _, pour employer un mot redevenu d’actualité _ bonjour, Monsieur Stéphane Hessel !.. La collision _ oui ! _ entre vision personnelle et ambition unanimiste _ oui ! au nom du « peuple » entier : il n’est pas encore tout à fait assassiné… _, élégie intime et embrasement politique _ intimement unis, tissés… _, patriotisme et internationalisme, fait de cette œuvre au génie bancal _ oui : le « génie«  (cf ce qu’en dit Kant, en sa Critique de la faculté de juger…) l’est toujours si peu que ce soit, « bancal« , en ses avancées fortement singulières… _, perpétuellement à contre-courant, le lieu d’une utopie _ vive : au (haut) nom de l’Homme, et a contrario des bassesses utilitaristes ; cf Ernst Bloch, Le Principe-Espérance, et Cornelius Castoriadis, L’Institution imaginaire de la société

Au programme également _ de ce festival Cinéma du réel au Centre Pompidou… _, un document inédit entouré d’un grand mystère : Henchman Glance (Le Regard du bourreau). Il s’agit d’un remontage _ coucou, Georges Didi-Huberman ! _ réalisé récemment par Chris Marker d’une bande filmée par Hurwitz _ toujours lui _ durant le procès Eichmann, mais non intégrée _ alors _ à son film. Celle-ci fut tournée hors audience alors que le maître d’œuvre de la « solution finale » _ Adolf Eichmann, en l’occurrence _ découvrait en compagnie de son avocat le film d’Alain Resnais, Nuit et brouillard, qui devait être produit plus tard comme pièce du procès. Cette séance (samedi 2 avril, à 18 h 15 _ à noter ! au Centre Pompidou, pour ce visionnage du Regard du bourreau, donc, de Chris Marker re-montant ce qu’avait filmé, « hors audience« , Leo Hurwitz, en juin 1961… _) sera présentée par les historiennes Sylvie Lindeperg et Annette Wieviorka, ainsi que par le fils du cinéaste, Tom Hurwitz.

On trouve enfin dans la programmation intitulée « America is hard to see« , un plus large échantillon de ces documentaires alternatifs américains.

Entre les contre-actualités _ voilà ! _ de la Film and Photo League

et les œuvres de Frontier Films,

ces archives sont précieuses,

car elles sont les seules à dévoiler _ voilà ! _ un pan occulté _ encore… _ de l’histoire contemporaine américaine, depuis les grandes marches de la faim des années 1930 jusqu’à la répression qui frappe les syndicalistes, en passant par les exactions commises contre la minorité noire.

On notera _ encore aussi _ dans cet ensemble _ riche et original _,

la première projection française de With the Abraham Lincoln Brigade in Spain (1938), saisissant court-métrage _ merci ! _ du photographe Henri Cartier-Bresson _ 1908-2004 _ retrouvé en 2010, consacré aux volontaires américains sur le front de la guerre civile espagnole.

Ce riche ensemble, qui fait partie intégrante du patrimoine américain, n’en a pas moins suscité une étonnante réaction :

contrairement à l’habitude, l’ambassade des États-Unis a refusé _ tiens, tiens ! sur quelles consignes ? _ toute participation financière aux frais de cette présence américaine au festival,

faisant savoir à Javier Packer-Comyn que la programmation « n’est pas conforme à l’image que veut donner le pays« … _ le souci de la vérité ne l’emporte donc pas encore sur une palette, somme toute, toujours bien étroite d’« intérêts«  ! Nonobstant le président Obama !.. De quoi donc ce « refus«  est-il l’indice ?.. Ah ! la realpolitik !!!

Cinéma du réel.

Centre Pompidou,

place Georges-Pompidou, Paris 4e,

M° Rambuteau. Tél. : 01-44-78-45-16.

Du 24 mars au 5 avril.

Cinemadureel.org

Jacques Mandelbaum

Article paru dans l’édition du 20.03.11

Un article et une manifestation

décidément

bien intéressants :

sur l’œuvre

assez singulière : encore dérangeante par ses audaces,

et « vraie« 

d’un Leo Hurwitz :

à aller découvrir…

Titus Curiosus, ce 20 mars 2011

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