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De l’élégance : l’oeuvre de clarinette de Carl Maria von Weber (par Martin Fröst) ; et l’oeuvre de portraits d’Antoon Van Dyck

17fév

En ces temps un peu rudes, et passablement chahutés, avec bien de la vulgarité dans les manières,

je propose deux petites cures de touche d’élégance : l’une, plastique (picturale) ; l’autre musicale _ même si les œuvres dont il s’agit sont d’époques dissemblables.

Il s’agira, d’une part, de l’interprétation éblouissante du clarinettiste Martin Fröst, avec, merveilleusement au diapason, le Tapiola Sinfonietta, dirigé de façon particulièrement sensible, juste et vivante, par Jean-Jacques Kantorow, des deux « Concertos pour clarinette« , opus 73 & opus 74 ; du « Concertino pour clarinette & orchestre« , opus 26 ; ainsi que d’une adaptation pour orchestre à cordes _ par les soins de Jean-Jacques Kantorow _ du « Quintette pour clarinette et quatuor à cordes«  opus 34, de Carl Maria von Weber (Eutin, près de Lübeck, 18 novembre 1786 – Londres, 5 juin 1826) _ en un sublime CD BIS-SACD-1523 « Weber Clarinet Concertos & Quintet«  ;

et d’autre part du livre-catalogue de l’exposition qui vient de s’achever au Musée Jacquemart-André (du 8 octobre 2008 au 25 janvier 2009) « Portraits d’Antoon Van Dyck » (Anvers, 22 mars 1599 – Londres, 9 décembre 1641) : « Antoon Van Dyck  _ Portraits« , sous la direction d’Alexis Merle du Bourg, publié par le Fonds Mercator…

C’est à l’occasion de la parution d’un nouveau CD de l’excellent clarinettiste suédois Martin Fröst, dans l’excellent catalogue _ suédois aussi _ Bis, je veux dire le CD « Crusell Clarinet Concertos« , avec le Gothenburg Symphony Orchestra, dirigé par Okko Kamu,

que j’ai passé en revue les CDs en ma possession de ce clarinettiste _ sur le dessus du panier desquels je place aussi  le CD (de chambre, cette fois) « Brahms Clarinet Sonatas & Trio« , par Martin Fröst, donc et Roland Pöntinen, au piano, et Torleif Thedéen au violoncelle : une splendeur aussi ! _,

que j’ai rencontré l’enchantement de ces interprétations-ci de ces œuvres-là de Weber

_ composées en 1811 pour le « Concertino » et les deux « Concertos« , et de 1811 à 1815 pour le « Quintette » ;

et toutes dédiées au « premier clarinettiste de Sa Majesté le Roi de Bavière« , l’exceptionnel Heinrich Baermann (1784-1847).

Par exemple, l’Allgemeine Musikalische Zeitung d’octobre 1819 déclare :

« Monsieur Baermann joue avec infiniment de délicatesse et de grâce ; la suavité de son piano et le decrescendo opéré en retenant le son lui gagnent le cœur des dames« …

Quant à Weber, voici ce que lui-même écrivait à son interprète de prédilection à l’occasion de sa fête, la Saint Henri, le 15 juillet de cette année 1811 :

« Les souhaits se bousculent en moi

comme fenouil, comme cumin et coriandre,

Je ne sais par quoi commencer,

Je suis , pour ainsi dire, troublé par l’émotion.
Je vous souhaite avant tout une langue diabolique,

A laquelle se rattachent des poumons infatigables,

Les lèvres, aussi durables que le cuir,

Les doigts aussi souples que les ressorts d’une horloge 

(…)

Munich, le quinze juillet

Le nom du saint du jour du génie de la clarinette. »

« Depuis que j’ai composé le « Concertino » pour Baermann _ créé à Munich le 5 avril 1811 _, tout l’orchestre est emballé ; et veut avoir des « Concertos » de moi« , écrit Weber le 30 avril…

Le livrettiste du CD, Jean-Pascal Vachon, écrit :

« Le premier « Concerto pour clarinette », opus 73, achevé dès le 17 mai 1811, sera créé le 13 juin à Munich ; alors que le second, opus 74, sera créé le 25 novembre, toujours à Munich _ et, toujours, bien sûr, par Baermann, son dédicataire _ ; et, selon le compositeur, joué « divinement » par ce même Baermann. Le compositeur et le soliste présenteront également ces concertos à Prague et à Berlin« …

Tous ces qualificatifs s’appliquent à la performance ici de Martin Fröst, porté à une incandescence (juste !) _ jusque dans les trois cadences improvisées (magnifiques !!!) à l’enregistrement par le clarinettiste dans les trois œuvres concertantes ! _ par toute la troupe des musiciens du Tapiola Sinfonietta, dirigée par un Jean-Jacques Kantorow tout pareillement « divinement » inspiré !!!

Une merveille dont on ne se lasse pas ! Un charme fou ! La légèreté vive dans la profondeur _ des débuts (encore mozartiens…) du romantisme _ de la grâce… Et je ne dirai rien de la réussite de l’adaptation concertante du « Quintette » par Jean-Jacques Kantorow, captant le génie de Weber même à la source, en quelque sorte…

A côté, les œuvres de Crusell paraissent bien moins inspirées ; et l’interprétation des chefs d’œuvre de Mozart demeure, hélas, cette fois-là, plates… Il faut un tel rassemblement d’énergies et de grâces pour se hisser, lors de l’interprétation, à l’improvisation du créateur aux instants (bénis des Dieux) de la composition _ et de leur écriture, alors _ sans rien dire des cadences à, si possible, improviser au concert, pour le virtuose soliste…Tout doit se mettre au diapason du génie qui dicta la coulée de l’œuvre… Et les auditeurs, aussi, forcément : il leur faut, à eux aussi, une sorte d’ascèse : d’abord en s’efforçant de se couper des bruits toujours trop dissonants _ du moins pour cette grâce-là _ du monde alentour ; ensuite, ce que Baldine Saint-Girons nomme « l’acte æsthétique« …

Quant au choix, au sein de « l’œuvre de portraits » d’Antoon Van Dyck, réuni par l’exposition du Musée Jacquemart-André ; et que présente le livre-catalogue « Antoon Van Dyck  _ Portraits« ,

quelle joie promise celui-ci rend-il au centuple !!!

Cet œuvre (de portraits) d’Anton Van Dyck _ celle d’un homme jeune (sa création, commencée à l’âge de dix-sept ans, en 1616, à Anvers, sera fauchée par la mort en pleine gloire, à la cour de Londres, en 1641 _ est, en effet, contemporain de l’éclosion de la musique baroque, elle-même témoin de l’avènement (progressif, au sortir des guerres de religion) de l’individu, appelé à devenir singulier, brillant et virtuose : artiste…

Ce n’est donc pas pour rien que cette exposition-ci, à Jacquemart-André _ peut se permettre de se concentrer sur le seul « œuvre de portraits » de Van Dyck, au service

et du roi Charles Ier Stuart d’Angleterre ;

et d’une aristocratie _ flamande, gênoise, anglaise _ plus ou moins de vieille souche (jusque, carrément, des « parvenus » que Van Dyck présente en « grands seigneurs » : par exemple l’époustouflant  « Portrait de Philippe Le Roy« , en 1630 (de la « Wallace Collection », à Londres) ; ou le « Portrait d’homme« du « Museu Calixte Gulbenkian », à Lisbonne ;

comme, aussi _ et sans façons _ d’amis peintres : tel le double, merveilleux de vie, « Portrait de Lucas et Cornelis de Wael« , de la « Pinacoteca Capitolina », à Rome…

Me touche tout particulièrement beaucoup, aussi, l’extrême délicatesse du « Portrait de profil de la reine Henriette-Marie« , du « Memphis Brooks Museum of Arts »…

Même si je regrette _ en bordelais que je suis… _ de ne pas avoir trouvé ici le « Portrait de la reine Marie de Médicis » au (bref) moment anversois (4 septembre-16 octobre 1631) de son exil-déchéance, un des joyaux du Musée des Beaux-Arts de Bordeaux…


En son précis et subtil texte de présentation « Du portrait vandyckien » _ aux pages 25 à 41, Alexis Merle du Bourg, commissaire de cette exposition, met l’accent _ voici l’intitulé de ses « chapitres » : « animation et expressivité » et « ennoblissement des modèles et exaltation de la noblesse » _ ;

met l’accent sur l’art de la sprezzatura de Van Dyck :

à propos du sublime « Portrait de Charles Ier « à la chasse », du Louvre, il commente :

« Au sommet de son art, Van Dyck seul parvient à réaliser, à ce degré, la combinaison d‘éthoi contradictoires :

la conscience de la permanence de l’être ; et celle de la fugacité du moment ;

la grandeur ; et la nonchalance ;

la majesté ; et la sprezzatura, cette aisance désinvolte qui résulte du sentiment de sa propre supériorité, dont Baldassar Castiglione, dans son « Livre du courtisan » (1528), l’un des ouvrages les plus influents de la période moderne, fait procéder la grâce.

La notion de sprezzatura, attitude éminemment aristocratique qui caractérise les modèles de Van Dyck vaut aussi pour toute sa peinture qui ne sent jamais l’effort, alors même que l’on sait qu’elle lui en réclama beaucoup. C’est dans l’union des contraires _ l’oxymore, décidément comme principe clef de l’âge dit « baroque » _ qu’il apparaît insurpassé » _ sublime.

On pourra comparer le choix des œuvres de cette exposition ; ainsi que celui d’illustrations complémentaires de ce livre-catalogue « Antoon Van Dyck  _ Portraits » ;

avec celui _ impressionnant en sa richesse _ du beau livre « Antoine van Dyck 1599-1641« , sous la direction de Christopher Brown et Hans Vlieghe, à l’occasion de l’exposition de même titre au « Koninklijk Museum voor Schone Kunsten » d’Anvers (15 mai – 15 août 1999) et à la « Royal Academy of Arts » de londres (11 septembre – 10 décembre 1999), publié aux Éditions Le Ludion & Flammarion :

la grâce de Van Dyck _ artiste majeur  _ est irrésistible…

Titus Curiosus, ce 17 février 2009

Aimer les villes-monstres (New-York, Los Angeles, Tokyo, Buenos Aires, Londres); ou vers la fin de la flânerie, selon Régine Robin

16fév

Après un très riche « Berlin chantiers _ un essai sur les passés fragiles«  (aux Éditions Stock, en mars 2001)
_ dans lequel à la manière de Walter Benjamin, elle nous propose, comme elle l’écrit, des flâneries qui recomposent une ville en pleine mutation à travers une réflexion sur la mémoire et l’oubli :
« Je suis, avant tout, un flâneur sociologique. Je propose ici des balades, aussi bien dans l’histoire que dans l’espace urbain, dans le discours social que dans la littérature. Flâneries mi-théoriques, mi-descriptives, déambulations dans mes lectures et mes lieux, dans Berlin… » _ ;

et « La mémoire saturée«  (toujours aux Éditions Stock, en mars 2003), une saturation trop proche de l’oubli dans ce que pareille mémoire _ pas assez intime, personnelle ; mais « officielle » _ risque d’avoir de figé,

Régine Robin poursuit son exploration benjaminienne
et du devenir des (très très) grandes villes du monde ;
et du devenir de la « flânerie » du promeneur

_ pas du touriste, ou de l’homme d’affaire (« ni Venise, ni Dubaï, ni Shanghai« , conclut-elle son livre, page 377 : « et pourquoi pas Montréal ?« , où elle a choisi de résider…) _,
avec « Mégapolis _ les derniers pas du flâneur« , toujours dans la belle collection que dirige Nicole Lapierre, « un ordre des idées« , aux Éditions Stock, donc, ce mois de janvier 2009.

La « quatrième de couverture » me semble assez parlante
pour que je la reproduise ici,
avant de me livrer à ma propre-lecture-commentaire ; puisque je suis aussi un amoureux passionné de certaines villes…

Voici :
« J’habite une mégapole depuis ma naissance _ Paris, où Régine Robin est née en 1939 _ et depuis ma naissance la ville m’habite _ poétiquement _ ; depuis ma naissance, la ville me dévore _ un peu monstrueusement : forcément, une ville, ça « marque » ! _ et je dévore _ avec un joyeux appétit (presque d’ogre, toutes proportions gardées, forcément) _ la ville. Pour moi, elle n’est pas un objet _ à portée de mains, et d’instrumentalisation _, mais une pratique _ plurielle : des pieds (qui arpentent), des yeux, de tous les sens convoqués et passionnément activés _, un mode d’être, un rythme, une respiration _ du corps _, une peau _ en émoi _, une poétique«  _ pour sûr ! A la Hölderlin : « c’est en poète que l’homme habite cette terre«  (et ces villes : humaines-inhumaines…). Ou « la ville comme autobiographie«  (page 28).

Régine Robin, poursuit la « quatrième de couverture », nous fait ici partager son amour _ et c’est un euphémisme _ des grandes villes, ces cités monstres, mutantes, aux contours indécis.
Infatigable
_ la vie est éphémère _ et passionnée, elle les parcourt _ de ses pas _, s’y attarde _ c’est nécessaire pour les connaître un peu (au-delà des clichés-écrans qui nous les dérobent : « volent » !) _, s’y égare parfois _ et c’est un charme précieux…

Dans ses déambulations, tout la fascine, l’authentique et le toc _ en voie de multiplication, mondialisation commerciale (et numérisation) « poussant »… _, les néons ou la lumière d’un couchant _ à Los Angeles, par exemple _, le monumental comme l’atmosphère d’un coin de rue, la mélancolie d’un quartier déglingué, et les rubans enchevêtrés des échangeurs routiers _ à Tokyo, par exemple, où ce « feuilletage » semble le plus dense…

Nouvelle flâneuse de la postmodernité
_ du XXIème siècle _, elle nous entraîne _ déjà quelque peu « migrante » elle-même… _ ainsi de Tokyo à New-York en passant par Londres, Los Angeles et Buenos Aires, dans des périples improbables _ heureusement ! que de découvertes ainsi ! _ et des circuits insolites _ au gré des « programmes de découverte et exploration (ludiques) de la ville » qu’elle-même se donne : un peu à la Georges Perec…

A Londres, la surprise est au bout _ vers la campagne _ de chaque ligne de métro ;
à Los Angeles, Harry Bosch, l’inspecteur de police des romans de Michaël Connelly est un guide imprévu ;
à Buenos Aires, la réalité rejoint la fiction des films de gangsters lors d’une tentative d’enlèvement à main armée
_ à laquelle la voici, à son corps défendant, malencontreusement mêlée : les balles sifflent ! _ ;
à Tokyo, le virtuel se confond
_ impérieusement ! _ avec le réel, dessinant un paysage fantastique.

Car ces balades urbaines sont aussi des voyages
_ mentaux (et poétiques) _ entre imaginaire _ collectif, aussi bien qu’intime et éminemment personnel (ainsi les péripéties de l’enquête, à Buenos Aires, sur les traces d’un « secret de famille« , concernant Haim Eiserstein , grand-oncle paternel, devenu Jaime Tiempo, pages 308 à 317… _, littérature et cinéma _ très présents, en effet : et qui peuvent être d’excellents médiateurs de compréhension sensible, face aux clichés-écrans qui, de par le monde, colonisent les imaginaires…

« Je suis un travelling permanent », affirme celle qui arpente inlassablement les mégapoles de notre temps« 

Et maintenant,
ma propre lecture de
« Mégapolis« …

« Je ne suis que dans et par les villes, mais elle me fuient, je les aime parce qu’elles m’échappent constamment« , dit Régine Robin page 11, en son chapitre d’introduction, « L’Amour des villes«  : on ne parvient jamais à en faire tout à fait le tour, à les étreindre complètement _ sans compter qu’elles ne cessent, et combien rapidement, de changer aussi (un peu, à la marge)… « Ni archéologie, ni hiéroglyphes, la vie comme une déambulation urbaine«  ; au milieu de tous ceux qui, eux aussi, se déplacent d’un lieu à un autre (de _ ou au dehors de _ cette ville) ; et portent quelque chose de l’air de cette ville ; en un échange de « bons procédés » (du moins quand la ville est positivement inspirante, en vertu du (bon) « génie du lieu »..


« Une image pour chaque ville comme un immense collage. Budapest, c’est une longue marche dans les feuilles mortes sur l’île Marguerite ; Prague un bruit de tramway brinquebalant dans une banlieue triste _ oui ! _, Vienne, une odeur de café dans une ruelle, Berlin, le silence autour de la synagogue reconstruite de l’Oranienburger Strasse. Il y a aussi le clapotis de l’eau au détour d’un pont, à Venise, près de l’Académie, la couleur du ciel au crépuscule à Buenos Aires, et les matins de givre, à la Bruno Bakery dans le Village, à New-York » _ liste à laquelle j’ajouterai, personnellement, la splendeur des platanes en montant vers Haghia Sophia, à Istamboul ; et les pavés des venelles autour de Campo dei Fiori, à Rome… Ou quelque balcon _ splendide dans sa simplicité _ sur le Tage, à Lisbonne…

« Mais comment entre-t-on dans une ville, comment débarque-t-on dans une ville inconnue ? _ question que je me suis maintes fois posée, et avec quel plaisir, quand j’ai eu à faire découvrir Rome, et Prague, et Lisbonne... C’est la question qui obsède Olivier Rolin _ dans son spendide « Sept villes«  (aux Éditions Rivages, en février 1988) _ à la rencontre de sept villes qu’il a aimées :

« Mais par où commencer ? Par le centre, comme tout le monde ? La jalousie de la passion souffre de cette promiscuité. Par la périphérie ? C’est tout de même frustrant. Et d’ailleurs, quel principe d’investigation adopter ? Progresser en spirale ? Carré par carré ? On se convainc vite que cette méthode est impratiquable. Reste alors l’empire du hasard : prendre une ligne de métro et descendre à toutes les stations, ou à une station sur deux, ou à toutes celles qui commencent par l’initiale du prénom de la femme aimée, etc. »

La solution qu’il choisit est de s’en remettre aux hasards des parcours littéraires : chercher à Prague tous les lieux, les domiciles de Kafka ; à Dublin, ceux de James Joyce ; à Lisbonne, ceux de Pessoa. Pourquoi pas ? _ pour ma part, j’avais choisi de faire découvrir Lisbonne à travers le « Traité des Passions de l’âme » d’Antonio Lobo Antunes ; et Rome, à travers « Entre nous » d’Elisabetta Rasy _ ainsi que Naples, à travers « Je veux tout voir« , de Diego De Silva ; mais ce dernier projet-là, lui, ne s’est pas réalisé… J’avais aussi, dans mes cartons, la Trieste (et environs) de « Microcosmes » de Claudio Magris ; et l’Istamboul d’Orhan Pahmuk (par son « Istanbul _ souvenirs d’une ville« )…

On peut aussi entrer dans une ville en tombant amoureux de son plan, de sa forme, du tracé de ses rues et de leur nom« , page 14.

« Entrer dans la ville encore par quelques facettes insolites. Un jour, une de mes amies, tout juste arrivée à Istanbul et ne sachant pas comment « l’entamer », était allée voir un ami _ la seule adresse qu’elle avait manifestement _ qui tenait une petite librairie francophone dans un quartier reculé. Il lui montra une étagère sur laquelle il avait regroupé des romans policiers de langue française dont l’intrigue se passait à Istanbul. C’est comme ça qu’elle a vu la ville, en suivant les personnages, leurs itinéraires, dans un Istanbul qui n’avait rien de touristique _ ouf ! _, m’a-t-elle expliqué en souriant, sachant que j’allais apprécier le propos » _ mettre ses pas dans les pas (poétiques) d’autres (qui ne soient pas des commerciaux), page 15…

« Désir d’arpenter _ oui ! _, d’explorer _ oui, encore ! _, de flâner _ prendre tout son temps, c’est capital ! (et malheur aux pressés ! ils vont passer à côté du « principal » : à réveiller, telle une « belle-au-bois-dormant », dans les détails !!!) _, de parcourir _ de long et en large _, de monter et descendre _ dans tous les sens _ des avenues, des rues

en bus, en tramway, en trolley,

désir de traverser _ vraiment la ville _ en métro, en taxi,

de filmer, de photographier _ pour ceux qui le souhaitent : pas moi ! je préfère le pari fou et flottant de la mémoire… _,

de voir des films dans les grands cinémas ou des cinémas de quartier _ quand on demeure un temps certain dans une grande ville _,

de rester au fond des bistrots  _ ou aux terrasses de café, s’il y en a… _,

de rencontrer _ surtout ! _ des gens,

de vivre _ soi-même aussi, par capillarité _ de cette pulsation, de ce rythme _ un point fondamental : cette respiration-souffle de la ville ! _ de la mégalopole,

d’expérimenter, de « performer » _ absolument : Régine Robin retrouve ici les concepts cruciaux d' »acte esthétique » et de « Homo spectator » de mes amies Baldine Saint-Girons, en son « Acte esthétique » ; et Marie-José Mondzain, en son « Homo spectator » : deux ouvrages irremplaçables pour mieux ressentir les enjeux civilisationnels (si décisifs pour notre avenir collectif d' »humains non in-humains« ) de la perception et de l’être-au-monde aujourd’hui !.. _ page 18.

Survient alors

_ en la première partie du livre, intitulée « Vers une poétique des mégapoles«  _

une inquiétude, suggérée à Régine Robin par une réflexion de (l’ami) Bruce Bégout, à propos de son « expérience de Las Vegas«  (in « Dans la gueule du Léviathan. Mon expérience de Las Vegas« , in « Fantasmopolis. La ville contemporaine et ses imaginaires« , aux Presses universitaires de Rennes, en 2005, page 31 :

« Que voit-on exactement _ mais la justesse (et vérité) du regard est-elle exactement affaire d' »exactitude » ?.. _ quand on traverse une ville, qu’on y séjourne, que ce soit pour une halte brève ou pour un long moment ? A cette question _ de l’acuité de la perception _ Bruce Bégout, qui s’est installé à Las Vegas dans un motel miteux à la lisière de la ville, jouant à fond le jeu de cette moderne Babylone, répond :

« Mais qu’ai-je vu ? Beaucoup et pas grand chose ; ou plutôt un « beaucoup » qui est un « pas grand chose » _ mais tout regard est nécessairement partiel, d’après un (leibnizien : monadique) point de vue ! Beaucoup d’enseignes, d’attractions, de machines à sous, de tables de jeu, de joueurs survoltés ou exténués, de serveurs aigris, moroses, ou tout simplement munis du sourire stéréotypé tout juste sorti du congélateur. Beaucoup de signes et d’images, de symboles et de spectacles. Beaucoup de bruits, de lumières et de secoussses. Beaucoup d’argent et de frime. Beaucoup trop de beaucoup » _ d’où le sentiment de la nécessité probable d’avoir (et pas mal !) à décanter et filtrer de ce « trop » là…


Ces propos me hantent _ confie alors, page 19, Régine Robin. Et si moi aussi dans mes périples urbains à travers le monde, j’allais voir « beaucoup trop de beaucoup » _ aveuglants et assourdissants : brouillant la perception ! _, sans savoir qu’en faire, sans rien assimiler » _ décanter et filtrer, donc.

Voici alors une réflexion cruciale, page 19 :

La poétique des mégapoles que je cherche à traquer _ voilà l’objectif méthodologique de ce livre tout simplement existentiel… _

n’est en rien une saturation _ cf le titre de l’ouvrage précédent de Régine Robin : « La Saturation de la mémoire« , en 2003 _ du regard.« 

Elle réagit alors à la provocation de sa propre question-inquiétude :

« J’aime les néons, les décors kitsch, le carton-pâte

et cette collision _ oui, elle aime les collisions ! _ entre le passé et le présent,

l’authentique et le pastiche,

le postmoderne et l’ancien » _ jusqu’à un peu trop (vertigineusement) s’en étourdir ? s’en soûler ?..

Mais : « Le trop-plein ne m’empêche pas de voir,

de penser,

de comparer _ soient les « actes æsthétiques » de l' »Homo spectator » actif ! et pas (trop) passif, ni dupé (aveuglé) ! _ ;

et je m’épanouis _ oui ! le ton est intensément jubilatoire ! _ dans ces excès et rencontres de contraires _ qui engagent à prendre la distance minimale critique d’un recul ; pour une focalisation lucide, même en bougé (cf le flou si justement éloquent, en son « dansé », de mon ami Bernard Plossu…

Et, en effet, « je m’intéresse aux villes monstres, qu’on ne sait plus comment nommer« , met bien les points sur les i Régine Robin, page 21 de ce chapitre introductif, « L’amour des villes« …

… »

Régine Robin revendique sa pleine liberté de « flâneur sociologique« , ainsi qu’elle l’écrivait elle-même dans « Berlin chantiers« , ou d’« écrivain indisciplinaire« , comme cela a été récemment écrit à son endroit, in « Une Œuvre indisciplinaire : mémoire, texte et identité chez Régine Robin« , ouvrage collectif paru aux Presses de l’université Laval _ coucou, l’ami Denis Grenier ! _ , à Québec, en 2007 : la précision est intéressante _ et je la fais (parfaitement) mienne aussi ; si je puis me permettre ce parasitisme parfaitement inopportun !

« Je me promène _ oui ! et Nicole Lapierre, la directrice de la collection « un ordre d’idées« , pratique elle aussi (cf son superbe « Pensons ailleurs« , paru en 2004) cet art de « se promener » aussi par l’écriture ! un art montanien !!! l’expression est d’ailleurs « tirée » des « Essais » de Montaigne : « Nous pensons toujours ailleurs » (in « De la diversion« , Livre III, chapitre 4) _ entre les disciplines, les formes, les esthétiques, les textes et les images,

au courant certes de ce que les spécialistes écrivent sur le sujet,

mais sans être dans l’obligation _ universitaire ? _ de les suivre, d’adopter leur terminologie ou leur point de vue. Si ce livre s’appuie sur un certain nombre de lectures et de références,

il tente de les laisser à l’arrière-plan _ n’étant jamais que des outils _, de ne pas s’encombrer _ le regard, en voyage, doit être le plus alerte (fin et léger) et vif possible ! _ de leur cortège.« 

Quant au choix des mégapoles (à aller regarder),

Paris a été écartée « par trop grande proximité« , alors que Régine Robin veut « être une anonyme dans les villes, une ombre, une passante« . Elle veut « se laisser surprendre et ne pas avoir de souvenirs à chaque carrefour, à chaque station de métro, à chaque arrêt de l’autobus« , page 23.

Pourquoi avoir écarté « Le Caire, Lagos, Johannesburg« , « Istanbul« , « Bombay« , « Séoul« , « Jakarta« , et « surtout Mexico«  ; « São Paulo« , « Pékin, Shangai«  ? Parce que « il ne s’agit pas pour moi d’une étude exhaustive,

mais de rencontres existentielles, subjectives _ et donc assumées avec ce fort coefficient-ci ! existentiel-subjectif, donc ; gage de voie vers la vérité ! _, avec une mégapole,

d’une rêverie _ en partie, un peu _ ;

d’une expérience, d’une performance _ vécues un peu longtemps sur le terrain…

Et elle précise : « J’ai choisi des villes que je connaissais déjà, où j’étais déjà allée, parfois plus de quatre ou cinq fois pour de courts ou de longs séjours (comme à Buenos Aires, Los Angeles ou Londres), où j’avais vécu (New-York), où je pouvais comparer les impressions d’une première fois avec celles d’une deuxième (Tokyo).

J’ai choisi des villes dont je connaissais la littérature et le cinéma _ le filtre de regards d’artistes est rien moins qu’anodin ! et enrichit et l’exploration de la découvreuse-arpenteuse, hic et nunc, sur le terrain ; et le plaisir du lecteur !!! _,

où j’avais des amis _ c’est important : avoir à qui parler : manifester et échanger des impressions en s’adressant à quelqu’un qui vous répond vraiment _, quelques points d’appui,

où je pouvais être accompagnée, attendue, accueillie _ sans avoir à subir, trop frontalement et de plein fouet, la violence d’une solitude prolongée dans la jungle de la ville… Car « traverser les mégapoles, maintenir contre vents et marées la spécificité du flâneur, nécessite _ bien sûr ! _ quelques _ élémentaires _ précautions. Les mégapoles, même celles du « premier monde » génèrent _ en effet _ la peur. Le fait que je sois une femme entre deux âges, pas forcément une touriste mais une étrangère à coup sûr, une flâneuse insolite, n’est pas indifférent aux difficultés que je rencontre. Cela m’expose, me fragilise. Je dois à tous moments en tenir compte. Ces villes recèlent d’immenses zones de pauvreté, de même que des zones de crime ; et elles exigent un code _ à maîtriser _ pour s’aventurer hors des sentiers battus. A New-York, dans le métro, en 1974, j’ai failli me faire assassiner. A Los Angeles, un jour, dans l’autobus 20, le long de Wilshire Boulevard, un « fou » est monté et, sous la menace d’un revolver, a dévalisé tout le monde, à commencer par le chauffeur. Buenos Aires est une mégapole intermédiaire dans laquelle j’aime me promener ; pourtant, en 2005, en plein quartier chic de la Recoleta _ le quartier de mon cousin Adolfo Bioy Casares et de son épouse, Silvina Ocampo _, j’ai été témoin d’une tentative d’enlèvement à main armée, digne d’une scène de film de gangsters », page 24.

En ressort, page 26, « une poétique des mégapoles, une poétique de ces temps où l’aura nous a définitivement _ c’est la thèse de Régine Robin, américaine de Montréal _ quittés ; et où la reproductibilité technique, dans sa modalité _ benjaminienne _ de simulation, a fait s’évanouir l’original à tout jamais _ cela, cependant, doit se discuter : Régine Robin, un peu trop sociologue et pas assez philosophe, cédant un peu trop vite (à mon goût du moins !) à la pression (médiatitico-capitalistique, si j’ose dire) du « c’est ainsi ; et pas autrement » ; « il n’y a pas d’alternative » : peut-être que la toute récente crise financière (de cet automne 2008) va remettre (enfin !) à une plus juste place ces clichés dans le sens d’on sait (bien) quel vent !..

« Comme déambulatrice, comme flâneuse contre vents et marées,

touriste à mes heures mais touriste décalée _ presque tout le temps _,

sociologue

ou artiste,

photographe à d’autres moments,

je prends la mégapole comme elle se donne _ oui ! elle s’y confronte… _ : grandiose et terrifiante, métamorphosée,  excitante et méconnaissable quand on l’a connue il y a vingt ans, trente ans auparavant, souvent médiocre, banale, toujours complexe et fascinante.

J’ai aussi mes moments de nostalgie _ beaucoup à Buenos Aires, particulièrement, cette cité de « charme » _, mes coins-perdus-aujourd’hui-disparus,

mais je découvre que l’esthétique de la déglingue est une donnée fondamentale de notre temps qui n’est pas sans charme _ le charme, oui : un facteur décidément majeur (puissant !) tant des villes évoquées que de l’écriture qui les évoque ici, en ce « Mégapolis« 


Je sais que nous vivons dans un monde de réseaux, d’interconnexions, de déambulations plus semblables à des bandes passantes ou à des jeux vidéo qu’aux piétons et flâneurs des temps baudelairiens ; que l’ère digitale, les GPS, les écrans de contrôle, les téléphones portables, que tout cela est notre horizon,

mais je m’abandonne volontiers aux surprises du transit, des transferts, des flux, de la circulation _ sur l’ère de la vitesse, lire Paul Virilio…

Je cherche ce qui peut faire image des mégapoles aujourd’hui,

les montages et collages hétérogènes,

les perceptions subjectives

qu’il faut développer

pour créer de nouveaux langages, de nouvelles images,

sans succomber _ voilà le danger _ à ce que véhiculent, en permanence _ en un blitz-krieg terriblement efficace, à terme… _ les stéréotypes du marketing.


Je cherche, en un mot, les nouvelles « manifestations discrètes de la surface »,

à rendre compte de la transformation postmoderne des perceptions de l’expérience, des nouvelles formes de la ville sensible,

à traquer les fantasmagories et illusions d’aujourd’hui, induites par le fétichisme de la marchandise _ oui ! des « produits » comme des « services » _ dont l’envahissement est encore plus fort _ certes _ aujourd’hui que dans les années vingt.

Ce qu’il nous faut aujourd’hui,

c’est une transformation complète du regard _ selon d’autres rythmes _, une nouvelle façon d’appréhender les mégapoles,

ces villes qui, dit-on, n’en sont plus«  _ page 27.

A cet égard, le concept de « ville générique » que forge Rem Koolhaas est riche de significations, à bien le lire (pages 58 et 59) : elles « se caractérisent par la disparition progressive de leur identité. La ville générique, c’est ce qui reste quand on _ cherchez qui ! _ a éliminé la prévalence de l’histoire, de la culture spécifique matérialisée dans le patrimoine, dans son ensemble architectural historique« . Et si « il y a bien, presque partout _ encore… _ des centres historiques

dont certains ont été préservés,

d’autres réhabilités, plus ou moins restaurés, parfois reconstruits à l’identique

et qui sont voués au prestige, au tourisme _ une industrie substantielle, toutefois, dont on ne peut pas se passer de tenir compte, par conséquent (dans la logique gouvernante, du moins) _, au patrimoine _ hérité, tant bien que mal, du passé _ ils sont en voie de muséification ;

et la vie quotidienne s’en est presque retirée _ comme à Venise, la ville dont est maire le philosophe Massimo Cacciari.

Le reste, la vraie ville _ vivante et productive _, c’est la ville de plus en plus libérée _ l’expression n’est que trop significative ! _ du centre historique _ et de son poids (terrible) d’obsolescence (ou ringardise) face au postmodernisme !


La ville générique est souvent _ esthétiquement (et/ou humainement) ; mais qui, statistiquement, s’en soucie encore, en notre postmodernité performante ?.. _ médiocre, informe et interchangeable _ capacités (technologiques et autres) de délocalisations aidant… On la retrouve partout dans ses diverses fonctions _ qui (seules !) la légitiment _ avec ses centres d’achat _ ou plutôt de vente !!! _, ses logements _ il le faut bien ; pour certains, du moins… _, ses stations-service _ tant qu’il y aura des voitures, et de l’essence, et du pétrole, du moins, aussi ! _, ses parkings, ses cafés _ pour stationner un peu quelque part _, ses métros _ pour se déplacer ailleurs _, ses bidonvilles _ pour les « laissés-pour-compte » _, ses terrains-vagues et ses voies de circulation rapide qui souvent la parcourent et la traversent _ certains aimeraient bien qu’il n’y ait même rien que des flux…

En elle _ la ville générique selon Rem Koolhaas, donc _, très fréquemment, la distinction entre centre et périphérie s’estompe ; les centres prennent parfois _ carrément ! _ l’aspect de banlieues ; et les périphéries ou quartiers excentrés se dotant de simili-centres _ ces éléments de distinction-indistinction-là mobilisent toute l’attention de Régine Robin, en son exploration du Grand Londres, par exemple…

Elle peut _ mais c’est accidentel et fort contingent… _ ne pas manquer de charme, mais elle partage avec les autres un air de famille _ sans doute rassurant, si tant est que la métaphore de la « famille » convienne : mais il ne s’agit que d’un vague « air » ; et les familles sont re-composées !..

Elle est éphémère, modeste _ pas impressionnante : petite-bourgeoise, sans rien de proche qui lui soit trop étranger ! _, n’ayant pas été conçue pour durer _ tout passe, tout casse, et plus encore, tout lasse ! _ longtemps, contrairement aux anciens ensembles architecturaux du centre.

Elle est immense et complexe, diffuse, éparpillée, sans densité _ pas trop de proximité : laquelle confinerait par trop à de la promiscuité…


Ville de réseau _ et par là de passages _, et non plus uniquement de territoire,

elle apparaît souvent comme n’étant plus une « ville » (!), encore moins une ville « authentique » _ que d’incongruités, désormais, en notre postmodernité, page 59…

Mais aux page 81-82-83, en conclusion du deuxième chapitre, « la ville sensible« , de cette première partie du livre, « Vers une poétique des mégapoles »,

Régine Robin répond à l’inquiétude que peut susciter cette « ville générique«  (selon Rem Koolhaas) : « Faut-il craindre alors la généralisation de cette « mémoire générique » qui remplace la mémoire organique des lieux ? C’est encore Koolhaas qui suggère que

plus l’histoire disparaît de nos mémoires et de nos villes,

plus elle est célébrée dans des endroits spécialement construits pour _ hypocritement ? _ la mettre en avant, dans des quartiers hyperstylisés et hyperthéâtralisés,

de vrais décors qui génèrent une ville « déjà vue »,

la ville et son passé comme on « doit » _ désormais, et tout un chacun _ se les représenter.

Cette mémoire générique, cette mémoire recyclée

est notre imaginaire _ collectif, de propagande _ d’aujourd’hui, un imaginaire de synthèse _ c’est le cas de le dire…

C’est comme si l’on devait choisir

entre la pétrification (la muséification des centres)

et la production permanente de l’amnésie _ en sus des anesthésies galopantes ! déjà… _ par la reproduction du même _ et certes pas la découverte de (ou l’attention à) l’autre ! _ sur d’immenses espaces banalisés.« 

Cependant, poursuit Régine Robin, « il est peut-être possible de vivre la mégapole autrement _ pour quel pourcentage de population, toutefois ? Voici alors sa position : « Je ne crois pas _ c’est un acte de foi _ aux mémoires figées. Toute mémoire _ certes _ est déjà médiée _ mais par quoi ? et par qui ? et dans quels objectifs ? _, déjà sémiotisée ;

et l’image d’une ville, même quand elle se donne dans la « disneyfication », dans la caricature _ infantilisante : style « papa-maman » ad vitam æternam, comme cela s’entend désormais presque partout : « allo- maman-bobo !« ... _,

peut à tout moment être déstabilisée. Elle est toujours vacillante ; le regard la déconstruit.

Les villes génériques, ces polypalimpsestes, ces kaléidoscopes rendus à la banalité, ne changent rien à ce tremblé _ riche de potentialités ; poïétique _ de l’image.

Eviter avant tout l’écueil de la réification _ oui ! mais par quels moyens, par quels dispositifs de prévention ? Et de qui pareil « évitement » est-il donc l’affaire ? du sujet ? du passant, du flâneur ? du citadin ou du visiteur ? ou bien des architectes et urbanistes, et autres aménageurs, à tous égards, de la ville ?.. D’où surgit ce qui vient « résister » à la réification ?


Et Régine Robin d’évoquer alors « quelque menthe sauvage« , « même sur les façades les plus léchées« , « qui fera émerger tout à coup de l’inquiétante étrangeté«  _ mais pour qui ? _ ; « de l’ombre« , « quelques traces dont on a _ provisoirement ? _ perdu le sens, mais qui insistent«  _ vers qui ? _ ;

« quelques espaces vides, muets, qui fragilisent et déstabilisent le sens déjà là » _ mais pour qui ?

Quant à elle, Régine Robin _ mais qui n’est pas n’importe qui ; avec son histoire (et une culture) issue(s) de Pologne (et d’Europe ; dont Paris et la France) :

« J’arpente des villes qui ne se superposent pas tout à fait à leur plan, à leur forme, à leur rythme, à leur dynamique sociale,

des villes qui résistent toujours aux significations qu’on _ certains ? qui ont un peu plus de pouvoir (que d’autres) ? _ leur donne.« 


« Ainsi, les mégapoles, de transformations en métamorphoses, deviennent semblables au navire Argo dont toutes les pièces ont été changées, mais qu’on reconnaît malgré tout comme étant le navire Argo. Il ne me déplaît pas d’évoquer la mégapole comme un grand navire dont tous les quartiers ont été modifiés ; et qui part à la dérive…«  : comment interpréter et évaluer pareille « dérive » ?..

Le troisième volet de cette partie de présentation d’une « poétique des mégapoles« , s’intitule, assez historiquement : « du flâneur au nomade«  :

« Le flâneur avait été _ page 84 _ une figure fondamentale du grand projet de Walter Benjamin resté fragmentaire » ; cf « Paris, capitale du XIXème siècle« 

Régine Robin cite alors « Identifications d’une ville » de Dominique Baqué : « Plus de flâneur, mais la figure anonyme de celui qui traverse la ville.« 

« Certains, comme Stefan Morawski, pensent que la flânerie est encore possible lorsqu’on ne succombe pas à Disneyland, quand on se questionne et remet en question les fausses utopies, les univers paradisiaques de la consommation de masse _ tiens donc ! _, quand on résiste au simulacre. (…) Mais suffit-il de « résister » pour que le flâneur _ déjà mort !!! _ ressuscite ? Il semble que les ruses du simulacre soient incommensurables _ redoute Régine Robin : qui vit à Montréal ; et pas à Paris : le lieu d’où l’on écrit importe au diagnostic ; surtout en matière de « course à la postmodernité », dont nous sommes en permanence « abreuvés »…

La mégapole imposerait un autre tempo _ voilà ! Plus de _ baudelairiennes _ passantes, de regards brefs échangés _ quelle peine ! _ avec une inconnue, plus de saisie éphémère de l’instant _ et donc d’accès (spinozien : « nous sentons et nous expérimentons que nous sommes éternels«  _ dans « l’Ethique« ) à l’éternité ! _ ; seulement des anonymes _ sans regard, ni visage !!! _ traversant des lieux indifférenciés ; plus d’errants qui hantent _ un peu longtemps _ les rues ; d’ailleurs plus de rues, mais des esplanades, des espaces, des centres commerciaux, des surfaces » _ sans directions, page 87.

« L’examen du motel, du mode de vie qu’il implique, permet à Bruce Bégout _ dans « Lieu commun _ le motel américain » _ d’opposer le nomade moderne _ américain, d’abord _ au flâneur des villes européennes du XIXème siècle et du début du XXème siècle. Le nomade lié à la civilisation automobile est un être « ambulant, errant sur les routes désertiques… sans destination ni passé ». (…) Rien ne s’oppose autant à ce nomade circulant que le flâneur qui arpente _ voilà le mot important _ les villes européennes compactes et denses, qui, même s’il joue _ oui ! _ de l’étrangeté, de la distance, de l’air blasé, comme le disait Simmel _ un autre grand ! _, se trouve toujours dans un environnement familier dont il voudrait se défaire _ si peu que ce soit… La rue est son lieu d’élection. Il est chez lui, quoi qu’il en dise. Ce qu’il cherche dans la ville où il a ses repères, c’est précisément à leur échapper _ un peu, les faire « jouer », leur donner quelque peu du « tremblé » _, à se sentir autre, à s’altérer _ s’augmenter d’une part d’autre, où il soit davantage (et un peu mieux) lui-même ; et avec d’autres que lui… Il est en quête _ et pas le nomade : lui ne recherche rien ! ni lui-même, ni quelque autre personne ; de « personne », d’ailleurs, si je puis dire, il n’y a plus… pfuitt… ; le désert tout efface… _ de l’incongru, de ce qui est en marge, de ce qui vient rompre _ un peu _ la _ trop grande ; et pesante _ familiarité des lieux. Le flâneur se laisse dériver, flotter, parce qu’en fait il a la _ relative, fluctuante, délicieusement tremblotante _ maîtrise du processus _ oui ! Il ne peut _ ni ne veut _ s’abstraire de son environnement _ ils se nourrissent mutuellement _, de son esthétique du choc _ minimal _, de son goût de l’inattendu _ heureusement surprenant. Il poursuit, dit Bégout, ce que le véritable errant fuit. (…) C’est lui qui est en état d’hypnose, jamais le flâneur. Loin du savoir raffiné de ce dernier, c’est un analphabète urbain _ au secours, les GPS !!! Ce n’est pas auprès de lui qu’on trouvera une psychogéographie de la ville, ou quelque dérive que ce soit. (…) Bégout fait de ce nomade l’archétype de l’Américain perpétuellement en mouvement, non pas l’héritier entreprenant de la Frontière d’autrefois, mais l’homme qui n’étant nulle part chez lui, n’est que pure mobilité, toujours en partance, on the road ; et toujours dans un ennui _ abyssal ! _ qui n’a plus rien de mélancolique ou de romantique _ celui du rien (= nihiliste), pages 101 et 102.

Avec cette ultime notation, empruntée à « L’éblouissement du bord des routes« , concernant le travail de (l’ami) Bruce Bégout :

« Le beau texte de Bruce Bégout, après plus de cent pages de critique acerbe, se termine par cette confidence _ que semble partager Régine Robin _ : « Celui qui pense que j’agis de manière ironique et que je m’octroie les plaisirs faciles de la satire se méprend. Il n’a rien compris à ma démarche. Cette sous-humanité morcelée et esseulée, c’est moi. »

Commence alors la seconde partie du livre, avec les passionnants chapitres « Désir d’Amérique » _ « Le blues de New-York » et « Los Angeles la mal aimée » _ ; « Tokyo, la ville flottante » ; « Buenos Aires _ la ville de l’outre Europe » ; et « L’Europe aux nouveaux parapets : Londres« . Tous très différents, et idiosyncrasiques. Je n’en dirai rien ici, en laissant toute la surprise _ et la richesse de la découverte personnelle _ au lecteur du livre.

Cependant,

l’écriture de ce livre est antérieure à deux événements venant d’affecter un peu brutalement _ deux césures de l’automne 2008 _ notre identification du « réel », et, en conséquence, le « réalisme » :

la crise du capitalisme ultra-libéral _ et les récessions en cascade qui commencent à s’ensuivre… _ ;

et le remplacement de George W. Bush par Barack Obama, à la tête de la puissance (politique) américaine…

Comment va se comporter le « business »

en particulier en sa composante urbanistique ?

Still, as usual ?..

Quel va être le devenir des mégapoles ?

Nous allons bien voir ce qui ne va manquer d’advenir maintenant,

et de ces villes-monstres,

et de ces humains pas tout à fait encore in-humains

_ pour reprendre le concept de « non-inhumain » de Bernard Stiegler (dans « “Prendre soin _ De la jeunesse et des générations« ) _,

qui les peuplent, les traversent ; et parfois même _ ô incongruité ! _ les arpentent…

Dans tous les cas,

un livre passionnant que ce « Mégapolis » de Régine Robin : un très grand livre !!

où l’on découvrira beaucoup de cette regardeuse passionnée…

Titus Curiosus, ce 16 février 2009…

de l’hypothèse au fait : la charge de la preuve _ un passionnant article de Florent Brayard à propos du « Heydrich et la solution finale » d’Edouard Husson, quant à la datation de la « solution finale », avant la conférence de Wannsee

13fév

Comme très fréquemment _ voire le plus souvent !.. _, voici, ce matin

sur le site de laviedesidees.fr

un passionnant article de l’historien Florent Brayard

(auteur de « La « solution finale de la question juive » _ La technique, le temps et les catégories de la décision« , paru aux Éditions Fayard le 3 novembre 2004)

« Shoah : l’intuition et la preuve _ retour sur le processus décisionnel«  _ intitulé parfaitement explicite _

à propos de l’ouvrage récent de son confrère historien Edouard Husson : « Heydrich et la solution finale« , paru aux Éditions Perrin le 4 septembre 2008,

faisant _ historiographiquement _ le point sur le questionnement de

la datation de

la prise de décision formelle (par Hitler) de mise en œuvre de l’extermination systématique et totale des Juifs,

dite « solution finale » :

juste (= plus ou moins peu de temps) avant la conférence de Wannsee, le 20 janvier 1942…

Et cet article est passionnant parce que,

au-delà de l' »établissement » (ou pas ; du moins de ses « efforts » pour le « réaliser » avec légitimité) des faits (historiques) particuliers qu’il analyse,

cet article de Florent Brayard éclaire, et tout à fait excellemment, le statut _ essentiel, capital et crucial _ du passage de l’hypothèse

au fait ;

en l’occurrence, ici, en histoire ;

mais cela vaut pour toute science :

cf l’affaire Galilée

avec mésaventures _ personnelles, dont le procès de l’Inquisition, et son verdict, le 22 juin 1633 _ de Galilée (Galileo Galilei : 15 février 1564 – 8 janvier 1642) ;

cf « L’Affaire Galilée » d’Emile Namer, paru dans la collection Archives aux Editions Fayard, en mars 1975 ;

ainsi que l’affaire Darwin,

toujours d’actualité (!!!) en ce bi-centenaire _ hier _ de la naissance du naturaliste Charles Darwin (12 février 1809 – 19 avril 1882) ; avec les offensives des « créationnistes », aux États-Unis, mais pas seulement… ;

et sur ces « affaires »,

on aura toujours profit à (re-)lire le bref et vigoureux article « Une difficulté de la psychanalyse » de Freud, in « Essais de psychanalyse appliquée« , republiés désormais sous le titre « L’inquiétante étrangeté et autres essais« ),

à propos des rejets (et dénégations diverses) de (tout) ce

_ égocentrisme, anthropocentrisme, géocentrisme, ethnocentrisme, etc… _

qui vient blesser le narcissisme humain…

Avec les conséquences et répercussions (éminemment pratiques !) que cela doit (ou devrait) avoir, en aval, sur les usages idéologiques de cette connaissance, ou ignorance, et, pire encore, brouillage intentionnel, à des fins diverses d’instrumentalisation, de la part de divers intérêts et pouvoirs

dont, au premier chef, ceux des usagers du « négationnisme« 

cf la très étonnante affaire, en ce moment

_ cf, et parmi bien d’autres, cette « brève » de l’AFP in le Figaro du 23 janvier dernier _,

du pseudo évêque (lefébvriste…) Williamson…

Voici donc

_ avec mise en gras et commentaires de ma part identifiables _

ce très intéressant article de Florent Brayard

sur le site de laviedesidees.fr

à propos du livre d’Edouard Husson « Heydrich et la solution finale«  :

Shoah : l’intuition et la preuve

Retour sur le processus décisionnel

par Florent Brayard [12-02-2009]

Quand la Shoah a-t-elle été décidée ? Technique, cette question est néanmoins fondamentale pour comprendre comment le génocide des Juifs a été possible. Dans un livre récent, Édouard Husson met en avant le rôle du nazi Heydrich : Florent Brayard démonte point par point une argumentation qu’il juge erronée et revient sur le statut _ épistémologique : décisif et passionnant ! _ de la preuve en histoire.

<!–

Recensé : Édouard Husson, « Heydrich et la solution finale« , Paris, Perrin, 2008

Le soixantième anniversaire de la libération du camp de concentration et d’extermination d’Auschwitz, en janvier 2005, a vu une offensive éditoriale inédite par son ampleur. Le plus souvent, il s’agissait cependant de productions médiocres : tel livre avait été publié dix ans auparavant, pour le cinquantième anniversaire, même si sa quatrième de couverture s’abstenait opportunément de le signaler, au prétexte peut-être qu’on en avait changé l’illustration ; un autre, rassemblant des articles de magazines, n’hésitait pas à pérorer : « Le devoir de mémoire est une coquille vide s’il ne s’accompagne pas du devoir de connaître » ; on rafraîchissait des DVD en ajoutant un bonus ou deux ; même Christian Bernadac, post mortem, apporta son écot. Ces pratiques témoignaient indubitablement de ce que la mémoire elle aussi était devenue, soixante ans après, un marché.

À l’automne 2005, avec quelques mois de retard donc sur cette cohorte, Édouard Husson publia un court volume, « « Nous pouvons vivre sans les Juifs ». Novembre 1941. Quand et comment ils décidèrent de la solution finale«  (Perrin, 2005). L’incipit montrait l’ambition de l’historien : « Il y a un “mystère Wannsee” » que l’auteur ambitionnait de percer. Ce faisant, il intervenait dans un débat éminemment complexe concernant le processus décisionnel ayant conduit à l’extermination totale des Juifs. Spécialiste de l’historiographie du nazisme, l’auteur a à son actif plusieurs ouvrages, en particulier « Comprendre Hitler et la Shoah. Les historiens de la République Fédérale d’Allemagne et l’identité allemande depuis 1949 » [1], tiré d’une thèse soutenue à Paris IV-Sorbonne (où il a été élu maître de conférences et où il a également soutenu son habilitation). On sait l’auteur prolifique et réactif : en péchant peut-être par excès, il a vertement critiqué l’incursion du romancier Jonathan Littell dans l’histoire du nazisme [2] ; et il a publié plusieurs ouvrages de nature plus politique [3]. On s’étonne cependant _ nonobstant les amicales pressions de son éditeur (p. 481) _ qu’il ait mis tant de précipitation à cette publication inaboutie sur le « quand et comment » de la « solution finale ». Car, dans le même temps, l’historien disait préparer un ouvrage plus conséquent sur Heydrich où il promettait de publier l’appareil critique qu’il avait supprimé par « souci de clarté« , mais qui faisait néanmoins dramatiquement défaut à sa première ébauche. Sans note donc, c’est-à-dire sans démonstration, l’ouvrage n’a pas marqué, sans qu’on doive d’ailleurs s’en étonner : on ne peut prétendre inverser les tendances les plus lourdes de l’historiographie internationale en ce domaine en s’abstenant de situer ses thèses par rapport à celles de ses prédécesseurs, en utilisant ce qui, dans la discipline historique comme ailleurs, sert à trancher les conflits d’interprétation : des preuves.

La « solution finale » à l’époque de Heydrich

Trois ans plus tard, à l’automne 2008, paraît finalement le livre annoncé : « Heydrich et la solution finale« , encadré par une préface de Ian Kershaw et une postface de Jean-Paul Bled. Édouard Husson y développe les intuitions exposées dans l’ouvrage précédent, en procédant cette fois à une véritable démonstration, ce dont on lui saura gré, tandis que l’on soulignera son mérite : celui d’avoir voulu sortir résolument du cadre franco-français où l’historiographie de la Shoah s’est trop longtemps complu et d’avoir intégré à sa réflexion un ensemble documentaire important en langue originale.

Sans doute aurait-il été judicieux de donner au livre un titre reflétant plus exactement son contenu : « La “solution finale” à l’époque de Heydrich« , par exemple. En effet, le projet qu’esquisse Édouard Husson en optant pour _ le titre de _ « Heydrich et la solution finale » est irréalisable. L’écueil tient en grande partie au secret qui entourait ce programme et à la situation de disette documentaire : la destruction systématique des archives policières a été voulue et organisée par le régime ; et l’historien doit donc composer avec d’énormes lacunes. Un seul _ et c’est déjà énorme ! _ des trente exemplaires du compte rendu de la conférence de Wannsee a par exemple survécu, miraculeusement retrouvé dans les archives du ministère des Affaires étrangères, moins pointilleux que d’autres instances en matière d’effacement des traces du crime _ un point de ce dossier fort important… Ces béances documentaires ne permettent donc pas de reconstituer _ bel et bien _ ce qui revient à chacun dans ce trio sanguinaire qui, au sommet, gérait la « solution finale » : Hitler, Himmler, Heydrich.

Heydrich avait depuis 1939 la responsabilité effective, officiellement renouvelée en juillet 1941 via Göring, de ce programme. Il travaillait pourtant sous les ordres immédiats de Himmler, dont on voit bien  _ en effet ! _ qu’il joua un rôle prépondérant dans la conception et la mise en œuvre de la « solution finale« . En avril 1940, ainsi, le Reichsführer _ Himmler _ rédigea un mémorandum sur les politiques de transferts de population, dans lequel il proposait d’expédier les Juifs vers une destination lointaine, où des antisémites, durant le demi-siècle précédent, avaient déjà imaginé les confiner : en Afrique (p. 101). Unique destinataire de ce programme délirant, Hitler le trouva à sa convenance et ordonna de le diffuser assez largement. Quelques semaines plus tard, les équipes du « Service central de sécurité du Reich » (RSHA) que Heydrich dirigeait et du ministère des Affaires étrangères travaillaient de conserve à la mise au point d’un gigantesque plan de transplantation des Juifs à Madagascar.

Himmler avait-il consulté Heydrich, en charge de la question, avant de présenter ses vues à Hitler ? Il est impossible de le savoir ; de la même manière que l’on ignore si, de 1939 à juin 1942, au moment où, avec la mort de Heydrich, se clôt le livre de Husson, des débats _ des discussions _, voire des oppositions _ des dissensions _ se sont fait jour entre les trois hommes sur la « question juive« . Quelques archives rescapées montrent que Hitler, à tel ou tel moment, avait refusé _ ou à tout le moins repoussé _ les plans proposés par ses subordonnés : en août 1941, il rejeta ainsi le plan du RSHA visant à procéder à une déportation immédiate des Juifs allemands, obligeant l’Office central à travailler sur d’autres schémas (p. 214) ; on sait également que la position de Hitler vis-à-vis des métis était moins radicale que celle de ses services. De manière générale, quoi qu’il en soit, le trio forme un ensemble impénétrable à l’historien, lequel se trouve donc réduit à conjecturer, en fonction de sa compréhension globale du phénomène, la répartition probable des rôles _ un point fort intéressant à éclaircir pour le chercheur-historien… On sera néanmoins reconnaissant à Husson d’avoir essayé _ avec plus de constance que Mario Dederichs [4], le précédent biographe de Heydrich, auquel l’auteur rend d’ailleurs un hommage appuyé _ de débrouiller ce point obscur ; même si, archives obligent, on ne pouvait malheureusement pas s’attendre à des éclaircissements décisifs.

De 1918 à 1941

Concernant le processus décisionnel de la « solution finale« , on pourrait résumer la thèse d’Édouard Husson en deux propositions : Hitler a donné l’ordre en novembre 1941 d’exterminer tous les Juifs d’Europe ; cet ordre était conforme aux plans que, dès janvier 1941, Heydrich lui avait soumis. Je passerai plus rapidement sur le premier axiome. Il s’inscrit en effet peu ou prou dans les bornes du débat scientifique sur cette question depuis plusieurs années. Avec la publication presque simultanées des monumentales _ indispensables ! _ synthèses de Christopher Browning [5] _ avec la collaboration de Jürgen Matthäus, « Les Origines de la solution finale. L’évolution de la politique antijuive des nazis. Septembre 1939-mars 1942«  _ et de Saul Friedländer [6] _ « Les Années d’extermination. L’Allemagne nazie et les Juifs. 1939-1945«  _, en se reportant aux ouvrages déjà anciens de Philippe Burrin [7] _ « Hitler et les Juifs. Genèse d’un génocide«  _ ou de l’auteur de la présente recension [8] _ « La « solution finale de la question juive » _ La technique, le temps et les catégories de la décision«  _, le lecteur français est à présent à même de constater par lui-même ce consensus : pour la très grande majorité des historiens, c’est au cours de l’automne 1941 que Hitler a ordonné le basculement vers une nouvelle phase de la « solution finale« , une phase meurtrière à laquelle aucun Juif ne devait survivre.

Selon Husson, la décision fut prise par Hitler le 9 novembre 1941 et communiquée sans délai à Himmler. Cette datation au jour près repose entièrement= exclusivement _ sur un témoignage d’après-guerre d’un témoin privilégié mais secondaire, le docteur Felix Kersten, masseur du Reichsführer _ Himmler _, selon lequel, le 11 novembre, Himmler lui aurait confié que l’on « projetait l’anéantissement des juifs«  (p. 277). Ces « Mémoires« , publiés dès 1947 [9], sont bien connus des historiens qui, il est vrai, en ont fait un usage prudent _ la nuance important, forcément, en ce travail d’« établissement des faits«  L’auteur va jusqu’à dire que « souvent, [ils] ne le prennent pas assez au sérieux« , ce qui, à mon sens, revient à évacuer un peu vite une difficulté majeure _ pour l’épistémologie de l’Histoire. En effet, la prudence des historiens se fonde _ avec toute la dimension de « légitimité«  qui s’attache, en effet, à ce concept (décisif !) _ en particulier sur les approximations chronologiques de Kersten, qui propose pour certains faits des dates que les archives ne confirment pas ou démentent [10] _ cf Peter Longerich qui fait un usage plus que circonspect de cette source : il ne reprend en particulier pas le passage sur lequel Husson fonde toute sa démonstration dans sa récente « Heinrich Himmler. Biographie« , parue à Munich, aux Éditions Siedler, le 3 septembre 2008 : une traduction en française sera urgemment bienvenue…

Ainsi, nous savons que le 10 novembre 1941, Himmler s’est fait couper les cheveux, puisque cela figure dans son Dienstkalender, son agenda professionnel, retrouvé après la chute du Mur de Berlin dans les archives soviétiques et dont une équipe d’historiens allemands a fait une publication admirable [11] _ »Der Dienstkalender Heinrich Himmlers 1941/42« , paru à Hambourg, aux Éditions Christians, en 1999 ; avec un même commentaire sur l’urgence bienvenue de la publication d’une traduction en français… Mais la même source n’indique pas que Kersten ait massé Himmler le 11 novembre [12], alors que quarante-six visites du masseur à son patient sont consignées pour l’année 1941, soixante-dix pour l’année 1942, et qu’il est loisible de constater que Himmler était sujet à des crises régulières au cours desquelles il avait recours à son masseur plusieurs fois par semaine. Peut-être l’exaltation consécutive au lancement de l’Opération Barbarossa avait-elle eu des effets analgésiques sur le chef de la Waffen-SS. En huit mois, dans tous les cas, du début du mois de juillet 1941 à la fin du mois de février 1942, Himmler rencontra son masseur à une seule reprise, le 1er décembre (encore était-ce pour un dîner intime avec Madame [13]). Le silence de l’agenda de Himmler sur une hypothétique visite de Kersten le 11 novembre 1941 ne constitue pas en soi une preuve _ certes ! _ que cette visite n’a pas eu lieu, mais elle aurait dû pousser l’historien, incapable d’apporter une preuve annexe, à jauger la source dans son ensemble _ avec souci d’évaluer son degré de fiabilité, surlignerai-je : qu’on me pardonne la redondance _, comme on le fait pour tous les documents problématiques _ un B-A, BA du travail de l’historien (et de tout scientifique : cf Karl Popper à propos du décisif critère de falsiabilité, in « Logique de la découverte scientique« )…

Cette datation permet à Édouard Husson de mettre en place une grille explicative sur les raisons pour lesquelles Hitler avait décidé à cette date d’exterminer les Juifs. Car on l’a bien compris : aucun historien ne s’ »agite » pour son seul plaisir à « dater » la décision de Hitler, comme certains feignent parfois de le croire. Si tant de spécialistes au cours des dernières décennies ont cherché à situer ce moment crucial, constituant au fil du temps un champ de recherche de plus en plus technique, c’est qu’ils ont supposé qu’une datation précise permettrait de mieux comprendre la logique de ce basculement _ voilà l’objectif DE FOND !!! _ : en relisant par exemple avec plus d’attention _ toujours améliorer la focalisation ! _ les discours publics ou privés tenus par les plus hauts responsables de l’État nazi au même moment ; en essayant de mettre au jour la logique des décisions prises dans la même période ; en contextualisant, en un mot, la prise de décision. Cette méthode, qui est la seule qui garantisse _ et encore (c’est re-dire l’importance des nuances de ce travail !) _ de ne pas trop divaguer, a été mise en œuvre de manière habile par Husson, qui constate une reviviscence, en cette période cruciale _ de novembre 1941 _, des attaques de Hitler contre les Juifs. Il analyse en particulier très longuement un de ses discours, le 9 novembre 1941, où il croit entrevoir des éléments rhétoriques impliquant implicitement un passage au meurtre. Entre un 9 novembre et l’autre, entre la défaite allemande de 1918 et l’ordre d’exterminer les Juifs, il existerait plus qu’une coïncidence : une relation de causalité _ hypothèse importante _ qui expliquerait le pourquoi _ dans la décision _ du génocide ; et que Hitler aurait symboliquement tenu à souligner en choisissant cette date anniversaire. En clair, c’est avant tout pour venger l’affront de 1918, dont _ dans sa folie paranoïaque _ il les jugeait responsables, qu’il aurait décidé de tuer les Juifs.

La thèse n’est pas nouvelle : Philippe Burrin l’avait déjà exposée dans son « Hitler et les Juifs. Genèse d’un génocide« , comme le rappelle l’auteur qui ne revendique sur ce point « aucune originalité » (p. 272). Il a tort. Son analyse, pour poursuivre celle de l’historien suisse, s’appuie sur un corpus plus vaste _ que celui sur lequel s’appuyait Philippe Burrin. Et elle comporte des éléments nouveaux (que l’on pourrait sans doute retrouver chez d’autres historiens), par exemple, sur la manière dont Hitler avait l’habitude de penser la problématique d’une possible défaite : il englobait alors systématiquement les Juifs dans la catégorie plus large des « ennemis de l’intérieur » _ comprenant,  par exemple, les internés des camps de concentration _ dont il prévoyait l’extermination en cas de danger immédiat (p. 112, p. 190, p. 219, p. 267). Pourtant, cette thèse me paraît écraser la pluralité de signification de cette décision : il s’agissait certes de venger 1918, mais il s’agissait aussi et surtout de ne pas perdre la guerre en mettant hors d’état de nuire ceux qui étaient susceptibles, une fois de plus, par leurs supposés comportements séditieux, de « voler la victoire » de l’Allemagne. Mais c’est là, après tout, une question d’interprétation, pas de faits, et c’est pourquoi elle doit rester ouverte _ pour ma part, j’ai « constaté«  ces 2 mêmes éléments liés (le traumatisme violentissime de la défaite de novembre 1918 ; et le souci de « tout«  faire pour ne pas subir en cette guerre-en-cours pareille catastrophique issue) dans les discours d’Himmler de Poznan les 4 et 6 octobre 1943, encadrant une rencontre des hauts-dirigeants SS avec Hitler, le 5, à la « tanière-du-loup« 

Wannsee avant Wannsee ?

Le second axiome de Husson est beaucoup plus problématique. Il heurte de plein fouet les tendances massives de l’historiographie depuis le début des années 1980. Qu’on le comprenne bien : ces évolutions ne sont pas le résultat de modes plus ou moins superficielles ; elles témoignent au contraire de ce que, la connaissance progressant avec l’apport de nouvelles sources _ et de progrès des analyses ! le savoir n’a rien de « simplement mécanique«  ; et nécessite tout un travail (complexe et sagace) de « jugement«  (cf Kant…) _, il a semblé impossible à la très grande majorité des historiens de reconstruire le passé _ puisque c’est en cela que consiste l’effort d’analyse et compréhension des historiens (de même qu’il s’agit de « construire«  une « explication« , pour tout scientifique) _ d’une autre manière qu’ils ne le font, en accord avec leur documentation. L’évolution la plus marquante concerne le moment où la question de la mise à mort systématique des Juifs a été planifiée. Pendant longtemps, et pour des raisons qui s’expliquent historiquement, on a pensé que Hitler avait décidé l’extermination totale des Juifs à une date précoce. Était-ce seulement en son for intérieur ? ou bien en avait-il parlé à ses subordonnés ? Était-ce avant la guerre ? ou au début de 1941 ? Les réponses apportées à ces questions cruciales différaient suivant les auteurs, qualifiés après coup d’ »intentionnalistes«  [14] . Au cours des années 1980, cependant, un consensus s’est dégagé parmi les historiens, duquel peu s’éloignent : aucun ordre d’extermination totale n’a été donné avant le lancement de l’Opération Barbarossa ; les Einsatzgruppen ont agi dans un premier temps sur la base d’instructions étroitement délimitées, puis ont étendu leur action meurtrière suivant une logique et en fonction d’ordres qui n’ont pas fait l’objet, jusqu’à présent, d’une narration détaillée susceptible de provoquer l’adhésion de la communauté historique ; ce n’est qu’à l’automne 1941 que Hitler décida l’extermination des Juifs soviétiques, puis celle de l’ensemble des Juifs d’Europe.

Pour Édouard Husson, au contraire, Heydrich, en accord avec Hitler et Himmler, avait planifié cette extermination dès janvier 1941. La démonstration est parfois _ en effet, je l’ai moi aussi constaté en suivant le détail de ce livre _ passablement embrouillée et difficile à suivre. Cela tient en partie au mode d’exposition strictement chronologique choisi par l’auteur. Il me semble qu’il aurait eu meilleur compte de partir de son intuition, pour la déployer ensuite avec toutes les conséquences qu’elle entraîne pour la compréhension du phénomène dans son ensemble. C’est cette logique d’exposition que je vais reprendre ici : je crois en effet qu’elle rend mieux compte de l’effort de l’auteur, de ses présupposés et des obstacles auxquels il s’est trouvé confronté, et qu’il a essayé de franchir de manière plus ou moins satisfaisante suivant les cas.

L’intuition _ d’Édouard Husson _ tient en quelques mots : l’exposé de Heydrich lors de la conférence de Wannsee, le 20 janvier 1942, dont nous connaissons le contenu grâce au seul exemplaire restant du compte rendu, reflète de manière fidèle les planifications élaborées un an plus tôt, en janvier 1941, par Heydrich à l’attention de Hitler. L’auteur pense avoir retrouvé un maillon intermédiaire entre ces deux phases dans un document non daté connu depuis la fin de la guerre, les « directives pour le traitement de la question juive à l’Est » (p. 198-207) ; il le date du printemps 1941. L’homologie est, selon Édouard Husson, tellement parfaite qu’il n’hésite pas, à plusieurs reprises, à citer le compte rendu de Wannsee avant que la réunion ne se soit tenue, pour rendre compte d’états antérieurs de la politique nazie (p. 122-123). Tout se passe ainsi comme si, au lieu d’étudier les esquisses qui ont permis d’arriver _ ainsi « significativement«  ! _ au tableau final, on plaquait _ illégitimement _ celui-ci sur celles-là pour s’étonner de la coïncidence. Cette thèse _ qui implique que, dès janvier 1941, Hitler avait pris une décision qu’il ferait connaître en novembre suivant, celle d’exterminer tous les Juifs _ constitue le cœur du livre et, à coup sûr, sa partie la plus ambitieuse. Le problème est qu’elle est fausse.

Prodromes 1 : Pologne 1939

Avant de justifier cette assertion, je vais m’attarder sur les conséquences que cette erreur a eues dans la compréhension globale de l’évolution de la « solution finale » entre 1940 et 1941 chez l’historien français. Si Husson se distingue de ses pairs sur un point à vrai dire crucial, il les suit en revanche sur quelques autres : ainsi, il n’arrive pas à se départir de l’idée _ iconoclaste hier, consensuelle aujourd’hui _ selon laquelle le basculement vers le meurtre a été très progressif. Hitler n’a pas décidé de tuer les Juifs en se levant un matin, alors que la veille encore il n’imaginait pas le meurtre possible. Cette radicalisation, Édouard Husson l’observe dès les débuts de l’occupation de la Pologne en septembre 1939, à la suite du pacte germano-soviétique. Il s’appuie en particulier sur des recherches récentes [15] sur cette période longtemps négligée, à tort, par les historiens. Dès l’automne 1939, les nazis ont mis en œuvre un asservissement de la population polonaise qui passait par un programme systématique d’extermination des élites : prêtres, nobles, fonctionnaires, universitaires _ et Juifs. Sans doute l’auteur est-il trop tenté de lire cette politique criminelle à rebours, en traçant des parallèles avec ce qui adviendrait deux ans plus tard en URSS, suivant une lecture rétrospective qui ne fait pas assez la place à d’autres évolutions possibles (ces « compossibles non-réalisés » dont parlait Paul Veyne). Mais c’est son mérite d’avoir intégré à son récit les apports les plus récents de l’historiographie.

Prodromes 2 : des chambres à gaz à Madagascar ?

Le deuxième moment fort de cette montée en radicalité est situé par l’auteur durant l’été 1940, au moment où le RSHA _ que dirigeait Heydrich _ travaillait au plan Madagascar. L’auteur, suivant les mots du préfacier, « réussit à montrer l’existence d’une pensée intrinsèquement génocidaire depuis l’été 1940 chez le chef de la Police de sécurité » (p. 11). Examinons les éléments qu’Édouard Husson rassemble pour établir la dimension criminelle de ce plan de transplantation. De ce plan, il nous dit ici qu’il « aurait abouti à la mort de nombreux déportés, sinon de la majorité d’entre eux«  (p. 103) etqu’ »une majorité, vraisemblablement écrasante, des victimes d’une telle déportation auraient trépassé durant le trajet ou peu après leur arrivée«  (p. 111). La progression entre les deux passages vient à mon sens de ce qu’Édouard Husson, après la seconde citation, esquisse un projet plus radical encore : celui d’une « extinction » de la population juive déportée à Madagascar (p. 112).

Sans doute, le transfert d’environ quatre millions de personnes et leur installation dans un environnement hostile, sans véritables préparatifs, auraient entraîné la mort de dizaines de milliers de personnes, mais il ne semble pas douteux que, dans le même temps, le projet Madagascar supposait la survie à long terme de cette communauté. Les Juifs vivoteraient, ils seraient dans le pire des cas coupés du monde, sous la férule directe du RSHA (Hitler parlait lui d’un « État juif » p. 104). Mais ils survivraient. Si insensés qu’ils nous apparaissent, les plans du RSHA et du ministère des Affaires étrangères étaient en effet soucieux de cette survie : interrogations sur les ressources nourricières de l’île, esquisse d’une économie dirigée autarcique, programmes de grands travaux d’aménagement, etc…

Ces très longs et très détaillés plans élaborés par les deux institutions n’ont ainsi pas pu permettre à l’historien de construire la dimension criminelle du programme. Il arrive à ces conclusions par d’autres voies _ moins légitimes _, en calquant _ sans assez de preuves pour le justifier _ Wannsee sur le plan Madagascar. Dans les deux cas, après tout, on prévoit de faire travailler les Juifs, lesquels seraient bien sûr forcés, dans la colonie française, de construire les infrastructures dont leur survie même dépendrait ; la finalité pourrait ainsi avoir été la même. On remarquera ici que, s’il est difficile de dater avec précision le moment où le travail lui-même _ « Arbeit macht frei«  fut considéré comme une manière comme une autre _ (!) _ de tuer le maximum de Juifs, une telle politique fut revendiquée officiellement pour la première fois seulement à Wannsee, par Heydrich ; et que l’expression qui la résume et la symbolise le mieux, « l’extermination par le travail« , n’a été employée que dans deux documents nazis, à la fin de l’été 1942. Il est donc pour le moins hasardeux _ faute d’une chronologie mieux « probante«  _ de plaquer une conception sur l’autre.

Mais cela a moins de sens encore de supposer que, suivant le schéma explicité dix-huit mois plus tard à Wannsee, on imaginait dès l’été 1940 envoyer des « Einsatzgruppen » à Madagascar, dans le but éventuel de tuer les Juifs qui survivraient à ce travail forcé (p. 112). Des « Einsatzgruppen » à Madagascar, vraiment ? Non, car si l’on revient une page en arrière, on s’aperçoit avec soulagement qu’il s’agissait seulement d’un « Vorkommando de la Sicherheitspolizei«  dans lequel l’auteur voyait, à la différence de tous ses prédécesseurs, un premier jalon  « de la création d’un Einsatzgruppe«  (p. 111), c’est-à-dire d’une de ces troupes mobiles d’exécution qui s’illustreraient en URSS un an plus tard. Dès lors, tout s’explique, et de manière moins dramatique : la Police de sécurité imaginait expédier des millions de Juifs à Madagascar à brève échéance ; il était donc nécessaire qu’un commando de l’institution en charge du programme fût envoyé en éclaireur pour vérifier que les données collectées depuis l’Allemagne étaient fidèles à la réalité du terrain ; et préparer l’arrivée massive de cette population, au cours des quatre années suivantes. D’ailleurs, selon le Langenscheidts Grosswörtebuch Französisch, un Vorkommando est « un détachement précurseur (chargé de préparer le campement)« . Sic. Rien, vraiment, de criminel à cela.

Mais comment, dès lors, interpréter le fait que Himmler participait dans le même temps à deux réunions d’élaboration concernant la mise à mort des handicapés juifs d’Allemagne (p. 55), dans le cadre de l’Opération T4 d’extermination des malades mentaux, allemands et juifs ? Et était-ce seulement une coïncidence si, au même moment, la Chancellerie du Führer avait proposé ses services pour le transport des Juifs (p. 113), alors même qu’elle pilotait cette opération de meurtre des handicapés en utilisant une méthode, les chambres à gaz, qui serait reprise à une échelle incomparable dans les camps d’extermination ? Dans le premier cas, la réponse est simple. On sait qu’à l’été 1940, Himmler a eu deux réunions avec les responsables du ministère de l’Intérieur : l’historien américain Richard Breitman, sur lequel se fonde Édouard Husson et dont les travaux, souvent pionniers, ne témoignent pas toujours d’un excès de prudence dans le maniement des sources, a indiqué dans « Himmler, architecte du génocide » _ paru en 1991 chez l’éditeur « The Bodley Head Ltd« , non traduit en français et actuellement indisponible _, qu’il était « possible » que ces deux réunions _ sur lesquelles on ne sait donc rien si ce n’est qu’elles ont eu lieu _ aient eu un rapport avec ces questions [16] _ on appréciera le poids de ce conditionnel… La possibilité, déjà très hypothétique de Breitman, est devenue chez Husson une certitude que je ne partagerai pas.

Quant à la proposition de la Chancellerie du Führer, il n’est pas imaginable que, dans le cas où elle aurait équivalu à une offre de service non pas pour le transport, mais pour le gazage des Juifs, elle eût été adressée au ministère des Affaires étrangères, et non, en toute logique, à Himmler ou à Heydrich. L’ambition de la Chancellerie était simplement de faire profiter _ très pragmatiquement (pour des raisons d’efficacité technique et d’économie !) : c’est aussi une composante forte des pratiques nazies _ l’État nazi des capacités d’organisation de transport qu’elle avait acquise avec les malades mentaux, dans ce futur plus ou moins proche où l’Opération T4 serait achevée. Elle se comportait en cela comme toute administration : elle cherchait à préserver son périmètre (voire à l’agrandir) et essayait dans le même temps de mettre un pied dans une opération considérée comme centrale par Hitler, espérant en tirer des bénéfices ultérieurs.

Des chambres à gaz à Madagascar, comme l’implique le récit de Husson, personne dans l’appareil d’État nazi n’a jamais, jusqu’à plus ample informé, imaginé en installer. Il ne semble pas non plus qu’avec de tels arguments la présence d’une « pensée intrinsèquement génocidaire » dans le « Plan Madagascar » puisse être considérée comme prouvée.

Prodromes 3 : les Einsatzgruppen en URSS occupée

Car les preuves deviennent indispensables quand, ayant quitté le domaine malléable par nature de l’interprétation, on prétend établir des faits _ et voilà bien l’enjeu de fond, ici ! _, à l’opposé de ce que disent explicitement les archives et en rupture avec la tradition scientifique de lecture de ces documents. Une démonstration similaire, plus technique encore, serait souhaitable pour le chapitre consacré aux massacres de juifs par les Einsatzgruppen à l’été 1941. Dans la reconstruction _ que conteste ici Florent Brayard _ de l’auteur, en effet, à partir du moment où l’intention d’extermination des Juifs est présente dès janvier 1941, il est nécessaire qu’elle ait trouvé une première mise en application sur le terrain dès les mois suivants. À l’inverse, donc, de la presque totalité des historiens travaillant depuis trente ans cet objet, Édouard Husson estime que des ordres d’extermination générale des Juifs soviétiques avaient été délivrés par Heydrich avant l’invasion de l’URSS. Je ne vais pas me livrer ici à cette démonstration, pour une raison simple : on ne prétend pas inverser en dix-huit pages (p. 153-171) une tendance de l’historiographie si marquée qu’elle en paraît irréversible. Sans doute, dans l’évolution chaotique des massacres de Juifs sur les territoires soviétiques occupés, bien des choses nous échappent, et l’on trouve parfois des indications incohérentes. Mais, si ces incohérences rendent insatisfaisantes les récits disponibles en ce qu’ils n’arrivent pas à les intégrer harmonieusement, les objections qu’on pourra faire à l’interprétation hétérodoxe d’Édouard Husson sont encore plus massives, si massives même qu’elles dispensent le spécialiste de la prendre sérieusement en considération. La question qui se trouve en jeu ici est classique : c’est celle  _ déterminante, en effet, et cruciale !!! _ de la charge de la preuve.

Un disciple d’Edgar Poe

Reste donc l’intuition centrale, dont on vient de voir quelques unes des acrobaties auxquelles elle a contraint l’auteur. Elle concerne le compte rendu de la conférence de Wannsee du 20 janvier 1942, rédigé par Eichmann après-coup, qui constitue, à n’en pas douter, le document maître des études concernant l’extermination des Juifs, et sur lequel une énorme bibliographie s’est concentrée [17]. Ce texte est tristement fameux. Après avoir dressé un rapide historique de la « solution finale », Heydrich, qui présidait cette réunion interministérielle au plus haut échelon de la hiérarchie administrative, exposa le contenu d’un programme que, depuis des mois, en accord avec Himmler et Hitler, il était chargé d’élaborer. Il disait :

« L’émigration doit maintenant être remplacée, avec l’aval du Führer, par l’évacuation des Juifs vers l’Est. […] Dans le cadre de la solution finale, les Juifs devront être utilisés comme force de travail à l’Est avec l’encadrement voulu et dans des conditions adéquates. Les Juifs aptes au travail seront regroupés dans de grandes compagnies séparées selon les sexes, puis déportés vers l’Est en construisant des routes, la plupart d’entre eux étant ainsi probablement éliminés par voie naturelle. Le stock restant à l’arrivée, composé sans aucun doute des éléments les plus résistants, devra être traité de manière appropriée. Au terme de cette sélection naturelle, une libération reviendrait à préserver un noyau fertile à partir duquel un renouveau juif pourrait se développer (voir les exemples fournis par l’Histoire) » [18].

Comme on peut l’imaginer, cette présentation a fait l’objet de nombreuses interprétations, souvent contradictoires. Cela tient principalement à ce qu’elle ne coïncide pas avec la manière dont finalement le génocide des Juifs a été réalisé : dans les chambres à gaz d’Auschwitz, de Sobibor, Treblinka ou Belzec, de Chelmno, dans des camions à gaz itinérants, ou sous les balles des unités de sécurité, avec une effroyable rapidité, particulièrement après la fin du printemps 1942. On a estimé parfois qu’il s’agissait là d’un exemple frappant de camouflage, grâce aux ressources de la langue administrative, d’un objectif beaucoup plus brutal et sans doute plus franchement exposé. Dans le silence concernant les femmes et les enfants juifs, on a pu voir une allusion en creux aux camps d’extermination où, après sélection, ils étaient directement exterminés. Une fois encore, l’analyse de ce document complexe, et parfois abscons, a varié au cours du temps, mais on estime généralement à l’heure actuelle que Heydrich avait présenté à Wannsee la politique qu’il imaginait, à ce moment, mettre en place, avec un recours plus ou moins important au travail forcé, conçu comme une méthode parmi d’autres de mise à mort, et parallèlement un programme d’assassinat à grande échelle. Mais l’on ne s’accorde pas sur l’ampleur de cette mise au travail, la période pendant laquelle elle serait appliquée, ni le moment où il faudrait recourir au meurtre.

À cette complexité intrinsèque, Édouard Husson ajoute un élément _ extrinsèque _ de confusion. À l’instar du héros de « La Lettre volée » d’Edgar Poe, il croit avoir découvert le document que tous les historiens cherchaient sans se rendre compte qu’ils l’avaient sous leurs yeux. Dès la fin de l’année 1940 ou au début de 1941, en effet, Heydrich avait rédigé et présenté à Hitler et Göring une première planification de la « solution finale« , que nous connaissons seulement par des références indirectes. Ce document fondamental, dont la découverte nous permettrait de mieux comprendre la genèse de ce programme, aurait, à en croire Husson, toujours été là, à portée de vue : il se serait tout simplement agi de l’exposé de Heydrich à Wannsee dont j’ai cité ci-dessus le passage le plus important.

Ma citation diffère en un point important avec la sienne. Selon Husson, ce ne seraient pas « les Juifs » « à l’Est » (c’est-à-dire les Juifs déportés à l’Est) mais les « Juifs de l’Est«  (p. 122) qui seraient soumis au travail forcé avant extermination ultime. Pourtant le texte allemand ne laisse pas d’ambiguïté : « Unter entsprechender Leitung sollen nun im Zuge der Endlösung die Juden in geeigneter Weise im Osten zum Arbeitseinsatz kommen« . Mot à mot, on traduirait cette phrase de la manière suivante : « Avec l’encadrement voulu, les Juifs devront dans le cadre de la solution finale être utilisés dans des conditions adéquates à l’Est comme force de travail. » Elle interdit donc l’interprétation de Husson, lequel sait très bien qu’il n’y a qu’une expression allemande pour désigner les « Juifs de l’Est« , Ostjuden : il l’emploie deux pages plus loin, et ailleurs encore.

Paradoxalement, c’est cette erreur qui explique tout le livre dense qu’a écrit l’historien français, dans la mesure où elle a suscité une intuition subtile, mais aussi erronée qu’était inexacte sa traduction. Dans sa logique, il est incohérent que Heydrich ait décrit de manière aussi précise, en janvier 1942, le sort à venir des Juifs soviétiques, alors même que, depuis six mois, des centaines de milliers d’entre eux avaient été assassinés dans des fosses communes, sous les balles des unités de sécurité. Pour résoudre cette contradiction, il a imaginé que ce passage renvoyait à un état antérieur de la planification, un an plus tôt. De contradiction, à vrai dire, il n’y en a pas, tant il est frappant de constater que Heydrich au cours de la réunion a évité d’aborder le sort des Ostjuden. Ils ne firent leur entrée dans la discussion que quelques minutes avant la fin de la réunion, par une question du responsable du Gouvernement général _ dans l’ancienne Pologne, occupée et « charcutée«  par les nazis _ qui, s’impatientant de ne rien entendre concernant les Juifs polonais, proposa « que la solution finale soit tout d’abord appliquée sur son territoire« . Elle le fut, certes, mais pas sous la forme que Heydrich avait décrite : dans les chambres à gaz de Belzec, deux mois plus tard.

L’intuition et la preuve

De fait, et d’autres l’avaient remarqué avant lui, les documents administratifs nazis n’étaient pas différents de ceux que produisent toutes les administrations du monde : quand on rédige une nouvelle présentation d’un programme sur lequel on travaille depuis des mois, on ne fait pas table rase de tout ce que l’on a écrit, on reprend des passages de textes antérieurs, qu’on amende le cas échéant. Une chose, cependant, est de constater la migration, pour reprendre l’expression de Jean-Pierre Faye, de cellules discursives entre un texte et l’autre [19]. Mais c’est une autre chose, partant d’un document, d’estimer du bout levé du doigt que telle partie a été rédigée à telle époque, qu’un ajout a été fait à telle autre, que cette précision est venue en dernier lieu. On aimerait certes pouvoir procéder à une telle génétique textuelle, qui approfondirait considérablement notre connaissance. Mais il faudrait pour ce faire disposer d’un ensemble de versions d’un même document. Or, en l’occurrence, on n’en dispose pas. La dextérité avec laquelle Édouard Husson date telle ou telle phrase du compte rendu de la conférence de Wannsee (par exemple p. 321), ou de la lettre de Göring réaffirmant la responsabilité de Heydrich dans la conception de la « solution finale« , le 31 juillet 1941 (p. 191-198), ne doit pas impressionner : tant qu’il n’aura pas trouvé d’autres sources confirmant son analyse, on ne pourra la considérer que comme une simple fantaisie _ c’est-à-dire hypothèse non recevable.

Ce qu’il faudrait, encore une fois, ce sont des preuves _ attestées, avérées. Édouard Husson croit en avoir trouvée une avec les « directives pour le traitement de la question juive à l’Est« , un document rédigé par le RSHA _ le service que dirigeait Heydrich _, disponible depuis l’après-guerre dans les archives du procès de Nuremberg, mais peu souvent exploité par les historiens, sans doute parce qu’il n’est pas daté. Ce « document clé pour [la] démonstration » évoque la manière dont, sur les territoires soviétiques occupés, devait être mise en œuvre la politique antijuive. Plus encore, il dessinerait « le tableau complexe d’un projet génocidaire global, qui rendait possible, par des formules codées, la mise à mort rapide d’un certain nombre d’individus [juifs] et qui priverait les autres de leurs repères identitaires et communautaires pour les transformer en main d’œuvre d’immenses camps de concentration«  (p. 205-206). Il n’est pas lieu ici d’exposer longuement l’analyse serrée qui permet à l’historien d’arriver à ce résultat. Prenons les choses autrement : Édouard Husson découvre, dans ces « directives« , de multiples correspondances avec des questions qui seraient abordées à Wannsee ou des formulations qui y seraient employées. Dans la mesure où il date _ c’est l’action  opératoire _ ce « document clé » de mars 1941, ces correspondances doivent être considérées comme des préfigurations _ voilà le concept _ des formules et des idées formulées ultérieurement à Wannsee : c’est d’ailleurs tout le sens de sa démonstration.

Or tout montre que ces prétendues préfigurations sont des réminiscences. En réalité, ces « directives pour le traitement de la question juive à l’Est » ont été rédigées après Wannsee. Et c’est là, non pas une simple déduction, mais un fait, que les archives documentent et que Cornelia Essner a magnifiquement étudié dans un livre important [20] : « Die « Nürnberger Gesetze » oder Die Verwaltung des Rassenwahns. 1933-1945« , paru en juillet 2002, aux Éditions Schöningh. En réalité, ces « directives » constituent une réponse aux instructions sur le « traitement de la question juive« , émises au début de septembre 1941 par le ministère des Territoires occupés de l’Est (Reichsministerium für die besetzten Ostgebiete, abrégé RMO) [21]. Elles en reprennent le caractère détaillé, la structuration par sujets, dont l’intitulé peut d’ailleurs varier entre les différentes versions. Plus encore, on retrouve dans les « directives » du RSHA des phrases entières qui viennent directement des instructions du RMO _ et c’est là un exemple frappant et avéré de migration de discours. Un tel état de fait invalide déjà la datation d’Édouard Husson, lequel, sauf erreur de ma part, ne cite pas le document du RMO. Mais il y a plus. Ces instructions reprennent la définition du « Juif« , tel qu’elle figure dans un projet discuté et approuvé le 29 janvier 1942, une semaine après la conférence de Wannsee, lors d’une très importante réunion [22]. Qui plus est, le rédacteur reprend ici ou là des formulations assez proches de celles employées à Wannsee par Heydrich, par exemple sur la séparation des sexes [23]. Enfin, les « directives » _ rédigées donc après Wannsee et, pour une part au moins, après le 29 janvier 1942 _ furent adressées le 4 février 1942 seulement par le RSHA au ministère de l’Est [24], un an presque après la date à laquelle, selon Édouard Husson, contre toute logique, avait choisi de situer leur rédaction. Les « directives » constituent bien un maillon dans l’histoire de la conception du génocide, mais l’historien a placé ce maillon au mauvais endroit de la chaîne _ voilà l’argument décisif de Florent Brayard contre ,la « re-construction«  d’Édouard Husson _ privant ainsi une démonstration peu concluante d’un argument supposé décisif.

De l’erreur

J’arrêterai ici ma démonstration. J’ai relevé un certain nombre d’autres erreurs, mais elles sont moins déterminantes ; et on aura bien compris que le livre de Husson m’intéressait essentiellement en tant qu’indicateur ou même en tant que symptôme. En traduisant, nous faisons tous des contresens ; et souvent, comme par un fait exprès, ils s’accordent à la ligne générale de notre démonstration. Des erreurs, chacun aussi en commet : je tiens régulièrement à jour la liste des miennes _ car l’esprit de recherche (scientifique ; et, donc, y compris, historique) procède principalement par expérimentation par « résistance aux essais de falsification«  (cf Popper) ; sinon « vérification«  (comme le disait Claude Bernard en son « Introduction à l’étude de la médecine expérimentale« ) ; ou « confirmation«  ; et doit demeurer, le premier, le plus possible auto-critique de lui-même ; y compris de ses erreurs d’inadvertance, bien sûr ! _, mais je renonce de noter celles que je rencontre à la lecture de tous mes prédécesseurs ou collègues, de Hilberg à Friedländer, de Browning à Burrin, parce qu’elles n’attentent pas à l’essentiel. L’erreur fait partie de la science _ cf Gaston Bachelard : « La Formation de l’esprit scientifique« , Karl Popper, François Dagognet : « Anatomie d’un épistémologue«  (aux Éditions Vrin, en 1992), etc…  ; de même qu’Alain, en ses « Propos«  : « Penser, c’est dire non »_, on doit la regretter et la corriger aussi souvent qu’il est possible, sans s’illusionner toutefois en rêvant au livre parfait. Le livre parfait est celui qu’on n’écrit pas : au sens propre le livre à venir, qui ne verra jamais le jour. S’il existe ainsi une tolérance scientifique en matière d’erreurs, il ne convient pas non plus de les multiplier, ni d’en faire les piliers d’une analyse si radicalement fausse.

Peut-on lire « Heydrich et la solution finale«  comme un indicateur ? On pourrait dire, à tout le moins, qu’il témoigne du niveau de technicité auquel est parvenu le débat sur le processus décisionnel ayant conduit à l’extermination des Juifs. Il suppose en effet d’avoir non seulement une vision généalogique de l’ensemble de l’historiographie, mais également un spectre très large de connaissances, d’autant plus difficile à constituer que les études se sont multipliées au cours des dernières années à un rythme si soutenu qu’il n’est plus possible de les lire toutes. Le coût d’entrée dans le débat est ainsi particulièrement lourd. On pourra supposer, par ailleurs, que l’échec de la démonstration d’Édouard Husson est aussi _ paradoxalement _ le contrecoup paradoxal de la maturité de l’historiographie de la Shoah. On l’a vu, cette dernière a été traversée, au cours de ces dernières années, par des évolutions profondes qui tenaient à la fois à un affinement des connaissances et à la nouvelle situation documentaire liée à l’exploitation des archives nazies tenues secrètes par le régime soviétique jusqu’à sa chute _ un apport important ! A défricher, analyser, exploiter pour de nouvelles perspectives… Ces convergences rendent d’autant plus difficile l’éclosion d’hypothèses vraiment neuves dans un domaine aussi souvent arpenté. Sauf exception, l’erreur pourrait, en un sens, constituer désormais la condition nécessaire à l’élaboration de théories se posant en rupture avec la tradition historiographique. Et c’est en ceci, je crois, que le livre d’Édouard Husson pourrait être également vu comme un symptôme _ seulement éditorial ? ou de positionnement universitaire ? La position de Florent Brayard peut alors être qualifiée de « sévère«  À ce tournant de l’historiographie où tout semble avoir été écrit, comment faire, en effet, sans répéter indéfiniment ses prédécesseurs, pour continuer à écrire _ ou renouveler les analyses, et améliorer la compréhension ? je ne partage pas cette sévérité ; du moins théorique générale ; sans me prononcer sur l’occurrence du livre d’Édouard Husson… L’Histoire se ré-écrit ; et progresse… _ l’histoire de ce gigantesque drame ?

par Florent Brayard [12-02-2009]

Aller plus loin

Sur La Vie des Idées  :

- la recension du livre Saul Friedländer « Les Années d’extermination. L’Allemagne nazie et les Juifs. 1939-1945« , par Ivan Jablonka : « 1939-1945 : les Allemands exterminent les Juifs« .

- l’entretien « Langue des bourreaux, langue des victimes« , avec Saul Friedländer et Pierre-Emmanuel Dauzat.

Notes

[1] Paris, PUF, 2000. Voir également : « Une culpabilité ordinaire ? Hitler, les Allemands et la Shoah. Les enjeux de la controverse Goldhagen« , Paris, François-Xavier de Guibert, 1997.

[2] Avec Michel Terestchenko, « Les Complaisantes. Jonathan Littell et l’écriture du mal« , Paris, François-Xavier de Guibert, 2007.

[3] « L’Europe contre l’amitié franco-allemande. Des malentendus à la discorde« , Paris, François-Xavier de Guibert, 1998 ; « Pie XII, le point de vue de l’historien« , Paris, François-Xavier De Guibert, s.d. ; « Une autre Allemagne« , Paris, Gallimard, 2005.

[4] Mario R. Dederichs, « Heydrich« , Paris, Tallandier, 2007.

[5] Christopher Browning, avec la collaboration de Jürgen Matthäus, « Les Origines de la solution finale. L’évolution de la politique antijuive des nazis. Septembre 1939-mars 1942« , Paris, Les Belles Lettres, 2007.

[6] Saul Friedländer, « Les Années d’extermination. L’Allemagne nazie et les Juifs. 1939-1945« , Paris, Seuil, 2008. Voir la recension de ce livre par Ivan Jablonka sur La Vie des Idées, 29 février 2008 : « 1939-1945 : les Allemands exterminent les Juifs » ; et l’entretien d’Ivan Jablonka avec Saul Friedländer : « Langue des bourreaux, langue des victimes« .

[7] Philippe Burrin, « Hitler et les Juifs. Genèse d’un génocide« , Paris, Seuil, 1989.

[8] Florent Brayard, « La « solution finale de la question juive ». La technique, le temps et les catégories de la décision« , Paris, Fayard, 2004.

[9] Herma Briffault (dir.), « The Memoirs of Doctor Felix Kersten« , Garden City, New York, Doubleday, 1947.

[10] Dans sa nouvelle biographie de Himmler, Peter Longerich fait un usage plus que circonspect de cette source ; il ne reprend en particulier pas le passage sur lequel Husson fonde toute sa démonstration (« Heinrich Himmler. Biographie« , Munich, Siedler, 2008, voir en particulier p. 394 et 972).

[11] Peter Witte, Michael Wildt, Marina Voigt, Dieter Pohl, Peter Klein, Christian Gerlach, Christoph Dieckmann, Andrej Angrick, « Der Dienstkalender Heinrich Himmlers 1941/42« , Hamburg, Christians, 1999.

[12] Ibid., p. 259. Sauf erreur de ma part, l’auteur oublie de rappeler ce fait.

[13] Ibid., p. 281.

[14] La dichotomie entre « intentionnalisme » et « fonctionnalisme » a servi, un temps, à classer les intervenants dans le débat. Elle est aujourd’hui pratiquement tombée en désuétude, dans la mesure où elle ne permet plus de rendre compte les fractures qui traversent ce domaine d’étude.

[15] Michael Mallmann, Bogdan Musial (dir.), « Genesis des Genozids. Polen 1939-1941« , Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2004 ; Alexander B. Rossino, « Hitler Strikes Poland. Blitzkrieg, Ideology, and Atrocity« , Lawrence, University Press of Kansas, 2003.

[16] Je me fonde ici sur la traduction allemande du livre de Richard Breitman, « Der Architekt der « Endlösung ». Himmler und die Vernichtung der europäischen Juden« , Paderborn, Schöningh, 1996, p. 185, note 121.

[17] Pour ne citer que les plus importants : Christian Gerlach, « Sur la conférence de Wannsee« , Paris, Liana Levi, 1999 ; Kurt Pätzold et Erika Schwarz, « Tagesordnung : Judenmord. Die Wannsee-Konferenz am 20. Januar 1942« , Berlin, Metropol, 1998 ; Mark Roseman, « Ordre du jour Génocide le 20 janvier 1942. La conférence de Wannsee et la Solution finale« , Paris, Louis Audibert, 2002 ; Peter Longerich, « Die Wannsee-Konferenz Vom 20. Januar 1942 : Planung Und Beginn Des Genozids an Den Europaischen Juden« , Berlin, Hentrich, 1998.

[18] Je reprends ici la traduction du mémorial de la Maison de la Conférence de Wannsee (http://www.ghwk.de/franz/frproto.htm->http://www.ghwk.de/franz/frproto.htm).

[19] Ainsi, on trouve dans différents documents l’idée, exprimée à Wannsee, que l’Europe devait être « peignée d’Ouest en Est« , même si ce dispositif ne sera jamais mis en place (p. 123, p. 221).

[20] Cornelia Essner, »Die « Nürnberger Gesetze » oder Die Verwaltung des Rassenwahns. 1933-1945« , Paderborn, Schöningh, 2002 (voir également Florent Brayard, »La « solution finale de la question juive »« , op. cit., p. 404 et suivante).

[21] Ibid., p. 372.

[22] Ibid., p. 372-373.

[23] Ibid., p. 373-374.

[24] Ibid., p. 372.

Titus Curiosus, ce 13 février 2009

Incarner la voix ferme, vibrante et chaleureuse _ mains comprises _ de Montaigne sur la scène : le « Montaigne » de Thierry Roisin (et Yannick Choirat) au TnBA

11fév

Chaque lecteur de ce formidable livre _ parlant _ que sont les « Essais » de Michel de Montaigne

a probablement « son » Montaigne _ et variant, encore (= s’enrichissant !), au fil des années, et de ses (renouvelées) lectures ; tant mille sentiers (d’infinis trésors) partent, en la moindre de ses (longues) phrases, des bonheurs d’expression (et pensée : intimement mêlés comme bien rarement !) « à sauts et à gambades« …

Le « Montaigne » de Thierry Roisin

s’incarne, magnifiquement vivant, en la performance

_ jusqu’à sa (propre) mise à nu d’auteur-écrivant, je veux dire, lui, Montaigne (28 février 1533 – 13 septembre 1592), osant parler, comme bien rarement jusque là ! à la première personne du singulier : à son secrétaire _ ici absent : sans doute hors-scène _ qui note, et souvent à la volée _ du moins c’est ce que je me représente, de mon fauteuil _ ;

qui note, et souvent à la volée, donc,

cette pensée sans cesse naissante et renaissante, florissante ; et se précisant en s’allongeant plutôt qu’en se coupant, ou s’abrégeant ; cette pensée de chair _ comme rarement, en les Lettres de notre pays ; pensée issue aussi, et à brassées, des émotions du corps et des affects sensibles, ultra-sensibles _ ; cette pensée qui court et vole et s’enrichit en permanence : « tant qu’il y aura de l’encre et du papier« , dit-il ; et tant que lui-même, Montaigne, aura, du souffle… _


Le « Montaigne » de Thierry Roisin

s’incarne, donc, et combien magnifiquement,

en la performance épatante _ même si le plus souvent parfaitement sereine _ de Yannick Choirat,

le comédien seul à parler et se mouvoir _ sur le tapis-roulant de la vie (ou « branloire pérenne » probablement héraclitéenne : « tout coule » ; « on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve » : la Dordogne, en ce cas…) _

sur une scène-tapis roulant sans cesse en mouvement ;

mais selon divers rythmes toutefois :

« je « passe » le temps, quand il est mauvais et incommode ; quand il est bon, je ne le veux pas « passer » ; je le retâte ; je m’y tiens ; il faut courir le mauvais et se rasseoir au bon« , dit-il, en son « dictionnaire tout à part » lui… ;

rythmes

que scandent les deux musiciens, Agnès Raina, flûtiste, et Samuel Maître, clarinettiste, interprétant une musique originale de François Marillier ; et hors tapis-roulant, eux deux, de chaque côté de la scène et sur le devant ;

avec même, à la fin, en ce tapis-roulant, une prairie (de vrai gazon, d’herbe vraie : afin de reposer, enfin, peut-être, et se décomposer en douceur, en l’humus commun ;

quand il s’agira d’avoir à cesser _ enfin… _ de bouger _ soi-même, du moins) ;

au TnBA (jusqu’à vendredi soir prochain, 13 février)

face aux choses

_ et même oiseaux, en couple (et « mouches à miel », en ruches) _


venant, chacune _ les choses, chacune à son rythme _ à son heure, à sa rencontre,

en la surprise, chaque fois (éclairage et musiques le ponctuant de leurs variations sensibles rythmées) de leur inépuisable _ merci la vie ! _ diversité ;

dans le dispositif d’incarnation _ vraiment ! _ du texte (ou plutôt parole vivante) des « Essais« , en extraits choisis pour nous _ et disponibles intégralement sur le programme ad hoc)

qu’a conçu et réalisé le dramaturge metteur en scène _ périgordin lui-même !!! de la vallée de la Dordogne (au Bugue) _, Thierry Roisin…

Car Montaigne « s’essaye » en permanence à nous parler, à nous, chacun, au-delà du cercle de ses parents et proches auxquels ce « portrait en pied » que sont les « Essais » est d’abord, en priorité, destiné, avec une formidablement joyeuse liberté ; et de ton, et de sens !!!

Et le livre, inaugurant la vraie modernité du « sujet » (humain)

_ « Bien faire l’homme« , nous dit-il en son ultime essai « De l’expérience« , livre III, chapitre 13 : et c’est même le dernier mot de ce Montaigne-ci _ le « personnage » représentant l’auteur toujours vivant des « Essais« , sur ce tapis-roulant d’herbe verte-là ! _,

assumant sa pensée et sa parole (singulières, propres) ;

et le livre

donne tout aussitôt naissance _ lui, Montaigne, n’étant alors plus là _ au « genre » _ tout à la fois libre et exigeant ; et aussi exigeant que « libre » ! _ des « essais«  : en commençant par Bacon en Angleterre (où les « Essais » ont été très vite traduits, par Florio) ;

Bacon, initiateur de la méthode expérimentale dans les sciences…

« Genre » tout neuf, s’inspirant, donc, en sa vivacité joyeuse _ et tout aussitôt féconde _, de la visée d’honnêteté libre et objective, autant que ludique et ouverte, de Montaigne ;

visée exemplaire

sans s’être jamais voulue didactique ou doctorale : par la seule vertu vive, allègre (et sans lourdeur), de l’exemple « honnête », plus qu' »utile », d’abord ;

cf le titre de l’essai inaugural du livre III : « De l’utile et de l’honnête« …

Et Yannick Choirat a cette merveilleuse vitalité-là ; ludique, tonique, et pleine de sainte colère, aussi, parfois :

il incarne à généreuses brassées la jeunesse portante (et inspirante sans didactisme) de Montaigne ;

ainsi que la liberté de sa totale nudité

pour le lecteur qui sait le lire ; et converser _ aussi librement que lui _ avec lui, en lucide confiance, sans finasseries ou détours : car « un parler ouvert ouvre un autre parler

et le tire hors,

comme fait le vin

et l’amour » _ oui ! au chapitre 1 « De l’utile et de l’honnête« , en ouverture du Livre III des « Essais« .

Et le texte des « Essais » est si riche, déjà (à incroyable profusion !),

que ce sont mille découvertes, pour nous qui regardons et écoutons, en 80 minutes, à peine, sur cette scène tapis-roulant…

Qui connaît les mille perspectives, échappées sur la campagne, et aussi luxuriants recoins, des « Essais« , en mille et unes couches proliférantes superposés ?..

Ainsi, qui avait déjà fait son miel de ce sublime passage _ incarné si épatamment ici par le jeu flamboyant, éloigné de tout maniérisme : vif, tout simplement ! _, des « mains parlantes » de Yannick Choirat ?

Le voici donc, pour le seul plaisir _ faute du jeu (magnifique) du comédien sur la scène _, du texte ici

(dans l’essai 12 du livre II, « Apologie de Raimond Sebond« ) :

« Quoi des mains ? nous caressons, requérons ; nous promettons, appelons, congédions, menaçons, prions, supplions, nions, refusons, interrogeons, admirons, comptons, confessons, repentons, craignons, vergognons, doutons, instruisons, commandons, incitons, encourageons, jurons, témoignons, accusons, condamnons, absolvons, injurions, méprisons, défions, dépitons, flattons, applaudissons, bénissons, humilions, moquons, réconcilions, recommandons, exaltons, festoyons, réjouissons, complaignons, attristons, déconfortons, désespérons, étonnons, écrions, taisons » _ aussi, provisoirement…

Montaigne est, fondamentalement, ce « rencontreur » que Thierry Roisin et Yannick Choirat, aidés de quelques autres _ comme cela se doit au théâtre _, nous donnent, à notre tour, à « rencontrer » ici, sur la scène du TnBA, ainsi : venant nous parler avec les mains aussi

_ soit « mains comprises » !… _

comme font les Gascons, du midi…

Bon « Montaigne«  _ « mains comprises », donc ! _ de Thierry Roisin (et Yannick  Choirat) !

Titus Curiosus, ce 11 février 2009

Daniel Mendelsohn : apprendre la liberté par l’apprendre la vérité : vivre, lire, chercher

09fév

Avec le recul 1) de la lecture

2) de la re-lecture de « L’Étreinte fugitive« 

3) de l’écriture d’un article selon ma méthode d’attention intensive au détail de grands livres : mon article d’hier, 8 février : « Désir et fuite _ ou l’élusion de l’autre (dans le “getting-off” d’un orgasme) : “L’Etreinte fugitive” de Daniel Mendelsohn »

je puis affirmer le génie de Daniel Mendelsohn
:

fait d’un incroyable humour, d’un refus de tout didactisme grossier (alors que lui-même _ je veux dire, lui, Daniel Mendelsohn, l’hébergeur de ce génie d’auteur _ enseigne la littérature, de son métier) en son écriture
d’enquêtes patientes, infiniment patientes, culbutant les clichés et les mensonges et les mythes, tant familiaux que communautaires…

D’où, peut-être, un certain goût de sa part pour le pays de Montaigne, de La Fontaine, de Marivaux et de Proust…

Car pas plus que « The Lost » (= « Le Perdu« ) n’est un livre sur la Shoah,
« The Elusive Embrace » n’est un livre sur (ou à la gloire de) la communauté gay ; et de ses pratiques…

C’est un livre _ non didactique _ sur la recherche de la liberté (personnelle) par l’enquête patiente, obstinée et incorruptible de la vérité,
à travers les récits, les histoires, les points de vue toujours plus ou moins biaisés (voire, sinon menteurs, du moins mensongers) des uns et des autres…

Pour ce dernier livre,
on y apprend
que l’auteur n’a cessé de se chercher, et d’échapper aux pressions dominantes,
quittant l’étouffement d’un lieu (d’un ghetto)
pour la position un peu plus en recul, de côté, voire en léger surplomb, d’un autre,
mais mobile

Quitter un ghetto juif, quitter un ghetto gay ; et toujours selon une logique de recherche de vérité,
qui, aussi, forcément, fait « bouger » des positions et « chavirer », au moins un peu, quelques masques,
mais sans scandale, en se faufilant plutôt,
sur les ailes (portantes) de certains désirs…
et non sans audace, et courage.

Beaucoup d’humour, donc ; et nul didactisme (ni militantisme) là-dedans. Beaucoup de rythme dans le déplacement et le bouger, surtout.

La personnalité naît de désirs, en effet,
et elle surfe dessus (et avec)… En essayant d’être honnête. Mais pas comme Alceste ; plutôt comme Philinte (du « Misanthrope » de Molière, en 1666).

Je n’ai rien dit hier de la superbe prise de conscience par Daniel Mendelsohn _ aux pages 44 à 47 de « L’Étreinte fugitive » _,
de la présence en son propre nom « Mendelsohn »
des signifiants « men » et « de« 

qui caractérisent l’impulsion dominante de la langue grecque ancienne :

celle menant (la phrase) « d’un côté« , puis « d’un autre côté« ,


et son balancement à la fois agonique et conflictuel ; mais aussi tout un art de la nuance, de la composition ;
et d’un « compromis » à construire
_ telle une paix active, dynamique _, mais sans compromission, ni renoncement, défaite à plate couture, reddition sans conditions…

C’est cet art-là de la paix active, art présent chez Spinoza, comme chez Montaigne, comme chez Proust,
je veux dire la clé de leur œuvrer, et donc de ce qui demeure de plus actif et dynamiquement vivant en leur œuvre,
qui constitue aussi la démarche
et existentielle,
et d’auteur,
de Daniel Mendelsohn.

La constitution toujours en chantier (artiste) d’une identité ouverte ;

et ouverte tant sur l’écheveau diapré des fils de sa propre filiation, en amont (de soi),

que sur la filiation, en aval, d’œuvres _ et/ou d’enfants : issus en partie de soi (ou par soi) ;

de soi comme passeur et transmetteur d’égards et de soins

eux-mêmes ouverts…

Avec un goût de la beauté, pas nécessairement tragique (et promise à une mort toujours trop précoce _ telle celle de sa grand-tante Ray, en 1923 : cf “Les Disparus“ et le chapitre « Mythologie » de “L’Étreinte fugitive“),

mais simplement mortelle parce que vivante ;

d’où le poids de vérité de l’inscription (page 43)

que le professeur Wlassics avait fait rechercher à ses étudiants,

parmi les tombes, dont certaines très anciennes, du cimetière de l’Université de Virginie, à Charlottesville,

du vers d’Eschyle :

« La vie est un campement bref« … Il est urgent de l’apprendre…

En tant que livre, cet opus de 1999 qu’est « The Elusive Embrace »
est sans doute un peu moins « achevé » _ lissé, peaufiné _ que « The Lost« , en 2006,
mais il est profondément émouvant,
à suivre, nous ses lecteurs, les découvertes
_ et beaucoup « par surprise » _ courageuses de Daniel Mendelsohn,
et son art de « rencontrer »
: et pas seulement des corps (ou des torses) sans visages, sans regards, sans mots à dire…


A la question _ « au lecteur » français, page 12 _ de qui l’a le plus « marqué »
en ses relations aux
(divers) autres,
il faut bien constater
, rétroactivement, que la part de (l’amie) « Rose« , et surtout du petit Nicholas, bébé encore en 1999,
n’est certainement pas la moindre _ même si cela est tout particulièrement discret sous la plume de Daniel Mendelsohn, et nécessite une certaine attention à la lecture ; qui peut ne pas s’y arrêter…

Bref,
un apprendre à vivre (libre)
par un apprendre à lire (vraiment)
en osant chercher (la vérité)
en ses relations aux autres
: leurs paroles, leurs regards, leurs peaux aussi (plus ou moins douces),
au milieu de leurs silences, mutismes, et même façons de raconter (ou se taire) jouant avec les perspectives…


C’est la même démarche courageuse de « mise à nu » de soi

que celle de Montaigne en ses « Essais« ,

ce livre (infiniment « ouvert ») « de bonne foi« 

_ « Je veux qu’on voie mon pas naturel et ordinaire ainsi détraqué qu’il est. Quand je danse, je danse ; quand je dors, je dors » _,

dans lequel est aussi semblablement recherchée une réciproque honnêteté du lecteur

_ qui doit sinon, dès l’ouverture _ de l' »Avis au lecteur » _ « quitter ce livre« …

Car seul « un parler ouvert ouvre un autre parler

et le tire hors,

comme fait le vin et l’amour« 

(« Essais« , Livre III, « De l’utile et de l’honnête« )…


Daniel Mendelsohn, donc :

un auteur magnifique qui honore l’écriture,
et mérite des lectures
(de la part de lecteurs)
de même recherche de vérité et liberté,
dans de tels rythmes _ « men« , « de« … _

que le sien,

afin de trouver

et « composer » ainsi, eux aussi, avec de l’altérité (rencontrée),

une identité « authentique » harmonieuse…

Voilà, pour compléter mon exploration (patiente et peut-être source d’impatiences) d’hier,
après deux journées pleines de lecture, puis re-lecture…

Bons « Disparus » !
Bonne « Étreinte fugitive » !


Titus Curiosus, ce 9 février 2009

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