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L’élégance merveilleuse de Rudolf Firkusny : dans Beethoven et Schubert, comme dans de somptueux Martinu…

21fév

Le 29 septembre dernier,

en mon article ,

Rudolf Firkušný 1960.jpg
Rudolf Firkušný

je m’étais déclaré un peu déçu par ses diverses interprétations d’œuvres de Leoš Janáček (Hukvaldy, 3 juillet 1854 – Ostrava, 12 août 1928) 

_ dont Rudolf Firkušný (Napajedla, 11 février 1912 – Staatsbourg, 19 juillet 1994) fut, très jeune, l’élève ! _,

celles de ce compositeur accessibles dans le très beau coffret Sony The Complete RCA and Columbia Album Collection (19075922812) de 18 CDs… :

car « je m’attendais à un jeu un peu plus râpeux, brut, presque sauvage« 

dans l’incomparable _ et unique _ Janáček…

Janáček et Firkušný étant tous deux natifs _ Hukvaldy et Napaledja : qu’on consulte une carte ! _ de Moravie

_ Hukvaldy (aujourd’hui 820 habitants, se trouve à 23 kms au sud d’Ostrava ; et Napajedla, aujourd’hui 7234 habitants, au bord de la rivière Morava, se trouve à 66 kms à l’est de Brno…

Suite à l’audition d’une superbe interprétation du Concerto n° 1 pour violoncelle H. 191, de Bohuslav Martinů (Polička, 8 décembre 1890 – Liestal, 18 août 1959)

par l’immense violoncelliste János Starker (Budapest, 5 juillet 1924 – Bloomington, 28 avril 2013) et le Czech Radio Symphony, dirigé par John Nelson _ in le proprement merveilleux CD In Memoriam Janos Starker de Praga Digitals PRD 250 304 : une prise live à la Radio Tchèque le 19 mars 1990 ;

avec, aussi, le Concerto en mi mineur, op. 58, de Serguei Prokoviev (1891 – 1953), et le Konzertstück pour Violoncelle et Orchestre en ré Majeur, op. 12, de Ernö Dohnányi (1877 – 1960) _,

j’ai éprouvé le vif désir de venir jeter une oreille un peu attentive

aux interprétations de Bohuslav Martinů par Rudolf Firkušný,

en ce coffret Sony.

Le CD 18 et dernier _ somptueux ! _, intitulé Rudolf Firkušný Tribute de ce coffret

est tout bonnement admirable :

 

enregistré dans la _ superbe _ salle du Rudolfinum, à Prague, du 14 au 20 juin 1993,

ce CD comporte les Concertos pour Piano et Orchestre n° 2 H. 237, n° 3 H. 316 et n° 4 H. 358 de Martinů,

Firkušný étant accompagné par le Czech Philharmonic, dirigé par le chef Libor Pešek.

J’ai aussi écouté le CD 16 de ce coffret Rudolf Firkušný The Complete RCA and Columbia Album Collection :

les Sonates pour Violoncelle et Piano n°1 H. 277, n° 2 H. 286 et n° 3 H. 340 de Bohuslav Martinů, interprétées par Rudolf Firkušný et János Starker,

enregistrées à New-York les 8, 9 et 11  octobre 1990 _ j’aime décidément beaucoup ce compositeur.

Et en fouillant plus avant parmi les piles de ma discothèque,

j’ai mis la main

d’abord sur un admirable CD Beethoven d’une Édition Firkušný, par EMI _ 7243 5 66064 2 5 _, en 1996,

comportant les Sonates

n° 8, op. 13, « Pathétique » ,

n° 14, op 27, « Clair de lune »,

n° 21, op. 53, « Waldstein » _ une interprétation parfaite de vie et de naturel ! _

et n° 30, op. 109


J’ai découvert aussi un extraordinaire _ vraiment ! _ inédit en CD de Firkušný,

dans la série des indispensables de Diapason,

le n° 97 :

un enregistrement _ merveilleux ! magistral en sa lumineuse évidence  _ datant de 1948

des sublimes Impromptus D 899, op. 90, et Impromptus D 935, op. posthume 142, de Schubert ;

à distinguer du CD n°5 du coffret Rudolf Firkušný The Complete RCA and Columbia Album Collection

comportant ces mêmes Impromptus,

enregistrés, eux, chez Columbia en octobre 1951 et février 1952 :

incontestablement moins bien réussis…

Rudolf Firkušný _ quel chic ! quel naturel ! _ est un des très grands interprètes

du XXème siècle.


Ce vendredi 21 février 2020, Titus Curiosus – Francis Lippa

L’élégance Firkusny et l’oeuvre pour piano de Leos Janacek…

29sept

Le coffret de 18 CDs Rudol Firkusny The Complete RCA and Columbia Album Collection

_ un coffret Sony 19075922812 _

offre deux CDs d’interprétations de la musique pour piano de Leos Janacek (1854 – 1928) :

un premier CD d’enregistrements dans les studios Columbia, à New-York, dans les années 1952, 53 et 54

_ publiés en 1953 et 1955 _ ;

un second, d’enregistrements dans les studios RCA, à New-York, en 1989

_ publiés en 1990.


Rudolf Firkusny,

né à Napajedla (Moravie) le 11 février 1912,

et décédé à Staatsbourg (Etat de New-Kork) le 19 juillet 1994,

est un musicien d’une suprême élégance.


Dans l’interprétation de son _ sublime _ compatriote morave Janacek,

je m’attendais à un jeu un peu plus râpeux, brut, presque sauvage…

Mais il est difficile à Firkusny de complètement _ peut-être en particulier à New-York _ effacer sa propre suprême élégance.

Il me reste 16 CDs de ce coffret Sony notamment 3 CDs Bohuslav Martinu (1890 – 1959) _ à écouter-déguster…



Ce dimanche 29 septembre 2019, Titus Curiosus – Francis Lippa

Un Egon Schiele découvert dans un dépôt-vente du Queens, à New-York…

06août

Ce soir,

je découvre cet article-ci _ non signé _ dans le Figaro :

Un dessin original d’Egon Schiele découvert dans un dépôt-vente du Queens


Un dessin original d’Egon Schiele découvert dans un dépôt-vente du Queens


Un dessin original d’Egon Schiele découvert dans un dépôt-vente du Queens


Promis à la décharge, le petit croquis, estimé entre 100.000 et 200.000 dollars, a été découvert par un amateur _ un peu éclairé déjà… Selon l’experte américaine qui l’a authentifié, il a été réalisé dans les derniers mois avant la mort de l’artiste autrichien _ Egon Schiele : Tull an der Donau, 12 juin 1890 – Vienne, 31 octobre 1918.


La découverte a de quoi faire rêver _ certes ! en effet ! En juin 2018, la marchande d’art Jane Kallir, spécialiste de l’expressionnisme allemand et autrichien, reçoit un e-mail intrigant. Un homme prétend avoir trouvé un petit dessin dans le bazar d’un dépôt-vente solidaire du Queens, à New York. Sur la photo très floue jointe au mail, la directrice de la Galerie St. Etienne devine une jeune femme allongée sur le dos, nue. Le style rappelle celui d’Egon Schiele, mais Jane Kallir reste prudente. «Dans 90% des cas, les gens se trompent. Ce sont de méchantes copies», raconte l’experte à The Art Newspaper. Pour en avoir le cœur net, elle demande cependant une photo de meilleure qualité à l’acheteur. Son mail restera longtemps sans réponse.


Près d’un an plus tard, en mai dernier, Jane Kallir reçoit une nouvelle photographie de bien meilleure qualité cette fois. Et ce qu’elle voit l’intrigue au point qu’elle demande à son correspondant de venir lui présenter la découverte à sa galerie. Devant le dessin, plus de doute possible _ voilà _ pour l’experte. Il s’agit, explique-t-elle, d’un dessin authentique et original. Après quelques recherches, elle reconnaît l’un des modèles réguliers du peintre, une adolescente qui posait «parfois seule, parfois en venant avec sa mère en 1918», juste avant la mort de Schiele. Le croquis appartiendrait même, selon elle, à une série de 22 dessins, dont deux autres pourraient provenir de la même séance. L’ensemble aurait constitué le travail préparatoire à une lithographie bien référencée de l’artiste autrichien intitulée Mädchen (Fille), imprimée quatre ans après sa mort.


Le dessin est maintenant proposé à la vente. Son acheteur, qui souhaite rester anonyme, n’a pas précisé combien il l’avait payé. Mais Jane Kallir l’estime, maintenant qu’elle l’a authentifiée, entre 100.000 et 200.000 dollars (entre 90.000 et 180.000 euros). Selon elle, une partie de la vente sera reversée à Habitat for Humanity qui gère le dépôt-vente où la découverte a eu lieu. Contactés par The Art Newspaper, les responsables de l’association ont fait part de leur «excitation». «Je ne peux pas m’empêcher de penser que ce morceau d’histoire de l’art aurait pu finir dans une décharge, perdu à jamais, si nous n’avions pas organisé cette vente», témoigne la présidente de l’antenne new-yorkaise.


Egon Schiele : un génie.


Ce dessin me rappelle l’admirable poème de Gottfried Benn, en 1912 :

Morgue.

La lecture des commentaires des lecteurs du Figaro se passe, elle, de commentaire…

Ce mardi 6 aoûtt 2019, Titus Curiosus – Francis Lippa

 

 

Hannah Arendt et l’impérieux devoir de penser « vraiment » ce qui advient : ce qu’en montre magnifiquement le film superbe de Margarethe Von Trotta

07mai

Hannah Arendt de Margarethe Von Trotta est un film magnifique, d’une suprême élégance et d’une très grande justesse, sur une femme singulièrement admirable _ forte en sa fragilité _ en sa vie _ de « déplacée« .

Jusqu’ici, je ne l’ai regardé qu’une seule fois…

Mais il m’a donné, aussi, le très vif désir de me plonger dans la lecture précise de l’œuvre _ Écrits juifs, pour commencer, puisque le film tourne autour de la séquence 1960-1963 de la vie de Hannah Arendt (1906-1975), autour du procès d’Adolf Eichmann à Jérusalem, de l’écriture d’Eichmann à Jérusalem, et des polémiques virulentes que la réception de ce livre-« rapport«  a suscitées ; j’ai aussi acheté son Journal de pensée _ 1950-1973 ; ainsi que l’édition Quarto des Origines du totalitarisme (comportant aussi Eichmann à Jérusalem _ rapport sur la banalité du mal), avec une excellente Introduction générale intitulée Hannah Arendt entre passions et raison, pages 11 à 91, et de remarquables Introductions spécifiques (aux Origines du totalitarisme, pages 143 à 175, à ses textes complémentaires, pages 841 à 844, ainsi qu’aux Correspondances et Dossier critique y ayant trait, pages 941 à 945 ; puis à Eichmann à Jérusalem, pages 979 à 1013, et aux Correspondances et Dossier critique y ayant trait, pages 1309 à 1312), par l’excellent Pierre Bouretz (oui ! Quelle admirable finesse d’appréciation jointe à une quasi infinie érudition de sa part ! : son travail de recherche et de présentation constitue chaque fois une caverne d’Ali-Baba, un trésor de données et nouvelles pistes de recherche, dont on ne saurait dire jamais assez tout le bien qu’il mérite)… _

et de la correspondance de cette philosophe cruciale : celle avec Kurt Blumenfeld (1933-1963) et celle avec Mary McCarthy (1949-1975), au tout premier chef _ et aussi les Souvenirs de Hans Jonas (1903-1993) ; et je ne saurais parler de la correspondance de Hannah avec son mari Heinrich Blücher, sur laquelle je n’ai hélas ! pas réussi à mettre la main : le tirage de la première édition ayant été épuisé, à quand une ré-édition ?.. _,

puisque le film de Margarethe Von Trotta a choisi de mettre sa focale sur la présence intensément attentive _ quel regard ! quel être-au-monde ! _ de Hannah Arendt _ à la très élémentaire fin d’accomplir un simple « reportage«  ! : à la seule fin de « rendre (très honnêtement) compte » de ce qui advenait en ce tribunal, entre accusation, défense et juge ayant au final à trancher… _ au procès Eichmann à Jérusalem

_ du moins le premier mois de celui-ci : Hannah Arendt est à Jérusalem le 9 avril 1961, et quitte « Israël le 7 mai après avoir assisté au début du procès qui s’achèverait le 14 août« , soit trois mois et une semaine après son départ ; « puis elle mettrait près de deux ans pour écrire les articles qui paraîtraient en cinq livraisons dans le New Yorker entre le 16 février et le 16 mars 1963, puis sous la forme d’un livre en mai de la même année« , pour reprendre la formulation de Pierre Bouretz, page 28 de sa belle présentation, Portait de groupes avec dames, de la correspondance de Hannah Arendt et Mary McCarthy : soit une autre richissime mine d’informations ! ; la préface de Pierre Bouretz va de la page 7 à la page 40, et les notes de cette préface (au nombre de 113 !) vont de la page 40 à la page 53... _

et le scandale provoqué par la publication des cinq articles, dans le New-Yorker, les 16 et 23 février, les 2, 9 et 16 mars 1963, de ce qui est devenu l’essai-reportage Eichmann à Jérusalem _ rapport sur la banalité du mal, paru (réuni en sa totalité) en mai 1963 ;

ainsi que les réactions riches et complexes de ses proches et amis : Kurt Blumenfeld (à Jérusalem), Mary McCarthy et Hans Jonas (à New-York et New-Rochelle) _ quant à Gershom Scholem (à Jérusalem) et Karl Jaspers (à Bâle), autres correspondants capitaux de la chère Hannah, ils n’apparaissent dans le film : faute de rencontres physiques (filmables, donc) pour le premier, et de débats assez vraiment contradictoires pour le second, probablement : c’est du moins l’impression que j’ai retirée de mes lectures à parcourir leur correspondance avec Hannah…

Sur le regard de Hannah Arendt _ qu’interprète magnifiquement Anna Sukowa dans le film de Margarethe Von Trotta : une performance admirable !!! En un très bel article sur ce film, Hannah Arendt, celle qui voulait penser sans garde-fou, (l’expression « Denken  ohne Geländer«  provient du livre de Melvyn A. Hill, Hannah Arendt : The Recovery of The Public World, où elle est citée, page 314, indique Elisabeth Young-Bruehl, à la page 595 de sa biographie Hannah Arendt), Pierre Assouline remarque très justement que vers la fin du film (probablement la séquence de la conférence devant ses étudiants), le spectateur se prend à tousser quand le personnage à l’écran fume !.. _,

lire ces expressions de Mary McCarthy lors de l’hommage funèbre rendu à l’amie le jour de son enterrement, le 8 décembre 1975,

telles que les rapporte Pierre Bouretz, page 39 de sa très belle préface à la correspondance de Hannah Arendt avec Mary McCarthy

_ mieux encore : lire le texte intégral Pour dire au revoir à Hannah, publié le 22 janvier 1976, tel que le donnent, en forme de (très belle !) préface, les Considérations morales de Hannah Arendt, données, elles, d’abord en conférence en 1970, puis remaniées pour leur publication en 1971, aux Éditions Rivages ; un texte important qu’une note page 24 de cette édition en Rivages poche donne comme « le premier écrit du projet, dont Hannah Arendt n’a laissé à sa mort que des notes, rassemblées et éditées par Mary McCarthy sous le titre La Vie de l’esprit (en 2 vol. PUF, 1981-1983)«  _ :

« On peut laisser à Mary McCarthy _ écrit donc Pierre Bouretz en sa préface à cette correspondance _ les derniers mots : ceux prononcés le 8 décembre 1975 dans la chapelle du Riverside Memorial lors d’un hommage funèbre _ Hannah est morte le 4 décembre _ où elle parle aux côtés de Hans Jonas _ ami de 51 années, depuis l’automne 1924 à Marburg _, William Jovanovich _ l’éditeur de Hannah Arendt, aux Éditions Harcourt Brace Jovanovich _ et Jerome Kohn _ le dernier assistant de recherche de Hannah Arendt à la New School for Social Research, et responsable du Hannah Arendt Literary Trust.

Alors que Hans Jonas _ qui rompit avec Hannah Arendt lors de cette affaire des retombées de ce Eichmann à Jérusalem, avant de se réconcilier avec elle, « deux ans, je crois » plus tard, dit-il, page 220 de ses Souvenirs (« Jusqu’à ce qu’enfin Lore me dise de façon péremptoire : « Hans, c’est dément ce que tu fais là. On ne laisse pas une amitié comme celle que tu avais avec Hannah se briser ainsi, fût-ce en raison d’une divergence d’opinion extrêmement profonde. Finalement, ce n’est jamais qu’un livre. Tu ne peux pas purement et simplement éliminer sa personne de son existence. Tu devrais te rapprocher d’elle à nouveau ». Et c’est ce que je fis« …) ;

page 221 de ces Souvenirs, Hans Jonas dit encore : « elle était un génie de l’amitié »… _

alors que Hans Jonas

se souvient de l’arrivée au séminaire de Heidegger _ à Marburg, l’automne 1924 _ d’une jeune fille « timide et réservée, avec des traits d’une étonnante beauté et des yeux esseulés » _ voilà ! déjà… _ qui pratiquait déjà « une recherche tâtonnante de l’essence » et répandait « une aura magique autour d’elle »

_ page 11 de son Introduction générale Hannah Arendt entre passions et raisons à l’indispensable Quarto des Origines du totalitarisme, Pierre Bouretz rapporte, cette fois sans coupure, un plus long extrait de ce tout premier souvenir de Hannah, en 1924, par Hans Jonas, dans le discours d’éloge de celui-ci lors de ce « service funèbre d’Hannah Arendt au Memorial Chapel de Riverside de New-York le lundi 8 décembre 1975 » :

« Timide et réservée, avec des traits d’une étonnante beauté et des yeux esseulés _ expression admirable ! _, elle apparaissait d’emblée _ oui ! _ comme quelqu’un d’exceptionnel, d’unique, de façon pourtant indéfinissable. Le brio intellectuel n’était pas chose rare en ces lieux. Mais il y avait en elle une intensité _ oui _, une direction intérieure _ voilà _, une recherche instinctive _ est-ce la traduction adéquate ? _ de la qualité _ un trait capital _, une recherche tâtonnante _ mais infiniment patiente et déterminée, que rien n’arrête… _ de l’essence _ au-delà de ses apparitions et attributs fluctuants _, une façon d’aller au fond des choses _ voilà _, qui répandaient une aura magique autour d’elle _ l’usage par Jonas de ce terme benjaminien n’a rien, lui non plus, d’aléatoire… On ressentait une détermination absolue _ de sa volonté et de son intelligence unies ; voilà (cf aussi le tryptique arendtien penser-vouloir-juger, de La Vie de l’esprit) : d’une puissance indomptable _ à être elle-même _ s’accomplir : en esprit et en actes _, une volonté tenace qui n’avait d’égale que sa grande vulnérabilité« 

Et Pierre Bouretz commente magnifiquement, pages 11-12 de cette importante présentation :

« Désormais et jusqu’à la fin de ses jours, Hannah Arendt cherchera à se protéger de cette fragilité _ qu’aggraveront les exils successifs de la « déplacée«  qu’elle devient pour jamais… _ par l’amitié _ un facteur capital de la vie (et donc de la biographie ; cela valant aussi, forcément !, pour ce film magnifique de justesse de Margarethe Von Trotta !) de Hannah Arendt _ :

garantie d’une pensée qui ne peut s’élaborer tout à fait dans la solitude _ d’abord ! Voilà ! cela dans le dialogue vrai et au risque (qu’elle assumera) des blessures (mais sur lesquelles il est possible de passer) de la polémique ; cf Kant : « Penserions-nous beaucoup et penserions-nous bien, si nous ne pensions pas pour ainsi dire en commun avec d’autres qui nous font part de leurs pensées et auxquels nous communiquons les nôtres » par le dialogue, la discussion, le débat (en toute sincérité, authenticité et bienveillance, et si possible et encore beaucoup mieux amitié !), in La Religion dans les limites de la simple raison, un texte au départ contre la censure… ; cf aussi le concept de l’« ami«  comme « meilleur ennemi«  dans le merveilleux De l’ami, de Nietzsche, au livre premier d’Ainsi parlait Zarathoustra _,

par l’amitié _ donc _

garantie d’une pensée qui ne peut s’élaborer tout à fait dans la solitude _ mais dans l’échange le plus exigeant avec de vrais amis ! _,

rempart contre la violence du siècle _ ce point est bien sûr vitalissime ! _,

refuge aux époques de polémique _ encore et aussi : ce qui permet non seulement de parvenir à survivre dans les « temps sombres« , mais aussi de surmonter tant affectivement qu’en pensée se renforçant (« Ce qui ne me tue pas, me renforce« …), la pénibilité rongeuse des épreuves… ;

je pense ici, d’abord face à la terrible « violence du siècle« , aux pas assez connues très difficiles conditions de la survie de Hannah en France en 1940, à partir de la décision, le 5 mai 1940, pendant la « drôle de guerre« , « du Gouverneur Général de Paris : tous ceux qui étaient âgés de dix-sept à cinquante-cinq ans, hommes et femmes célibataires, femmes mariées sans enfants, originaires d’Allemagne, de Sarre ou de Dantzig, devaient se faire connaître pour être rassemblés (sic) soit dans des camps de prestataires, soit dans des camps d’internement, les hommes le 14 mai au stade Buffalo et les femmes le 15 au Vélodrome d’Hiver. (…) Le 23 mai, elles _ les femmes internées une semaine au Vel d’Hiv _ furent transportées par autobus, à travers Paris, le long de la Seine, jusqu’à la gare de Lyon. (…) On les conduisit _ en train jusque dans les Basses-Pyrénées _ à Gurs, un camp qui accueillait depuis 1939 des réfugiés _ républicains _ espagnols et des militants des Brigades internationales », pages 197-198 de l’indispensable biographie d’Elisabeth Young-Bruehl, Hannah Arendt ;

et je pense en particulier au séjour (pas encore assez documenté !) de Hannah Arendt à Montauban, entre sa fuite (à pied et seule : cf infra…) du camp d’internement de Gurs, fin juin 1940 (probablement le 24, lors de la panique qui a suivi la connaissance de la capitulation de Pétain, le 17 juin à Bordeaux, et des conditions de l’armistice, le 22 juin à Rethondes : tous les Allemands réfugiés en France seraient livrés à la Gestapo !), et son départ, si difficile à réaliser, de Marseille (avec son mari Heinrich Blücher) en train vers Lisbonne, en janvier 1941, sans plus de précision sur les jours de ce voyage ferroviaire ;

quand elle séjourne d’abord dans le quartier périphérique du Carreyrat, 558 chemin des Cabouillous, chez M. Beaufauché, où Hannah réussit à retrouver (comment ???) « Lotte Klenbort, son fils _ Daniel, né à l’hôpital de Rambouillet en novembre 1939 _, le fils des Cohn-Bendit, Gabriel, Renée Barth et sa fille«  (apprenons-nous à la page 202 de la biographie décidément indispensable d’Elisabeth Young-Bruehl, Hannah Arendt) ;

et que, ensuite, elle y est rejointe par son mari Heinrich Blücher : « un jour, par l’un de ces tours dont l’Histoire du Monde a le secret (!!!) , ils finirent par se rencontrer. Dans la rue principale de la ville _ de Montauban _, ils s’étreignirent au comble de la joie, en plein milieu d’un désordre de matelas et d’un flot de gens en quête incessante de nourriture, de cigarettes et de journaux«  ; « Blücher était atteint d’une mauvaise affection à l’oreille interne qu’il fallait faire soigner à Montauban (et pas ailleurs ?), mais à part cela il était en bonne santé. Son camp _ lequel ? celui du Vernet en Ariège, près de Pamiers, qu’il réussira à fuir ? ; ou bien, auparavant, celui de Villemalard, dans le Loir-et-Cher, où Heinrich Blücher avait été interné avec Peter Huber (beau-frère de Natasha Jefroikyn, la seconde femme de Heinrich Blücher) et Erich Cohn-Bendit ?.. Il se connaissaient depuis le « cercle«  qui se réunissait autour de Walter Benjamin, au 20 de la rue Dombasle à Paris ; cf page 157 de la biographie d’Elisabeth Young-Bruehl ; ce « cercle«  (amorce de la future « tribu«  arendtienne) comprenait, outre Walter Benjamin, Heinrich Blücher, Peter Huber et le juriste Erich Cohn-Bendit, « le psychanalyste Fritz Fränkel ; le peintre Karl Heindenreich ; enfin Chanan Klenbort, le seul Ostjude au milieu de tous ces berlinois. Les discussions qui avaient lieu d’habitude chez Benjamin au 10 de la rue Dombasle, rassemblaient des amis communs à Hannah Arendt et à Henrich Blücher ; ils formèrent le noyau de « pairs » qui entourèrent Arendt et Blücher les trente-cinq années qui suivirent« …  _ ;

son camp

_ en fait il s’agit du camp du Ruchard, en Indre-et-Loire, comme l’indique Christophe David en son excellente et très précieuse Introduction, L’envers de l’Histoire contemporaine, ou rêveries sur les vies parallèles et croisées de quelques femmes et hommes illustres ou non à partir des lettres que Walter Benjamin écrivit en français, aux Lettres françaises de Walter Benjamin : pour le Vernet, Heinrich Blücher n’y a pas été interné (en son panorama biographique, Vie et œuvre, des pages 95 à 140 du Quarto des Origines du totalitarisme, Jean-Louis Panné confond, page 116, les noms de Heinrich Blücher et Heinrich Mann, qui, lui, fut interné au Vernet, près de Pamiers en Ariège ; de même que c’est à tort que Jean-Louis Panné affirme que Walter Benjamin fut interné au Vernet, alors qu’il fut dispensé d’internement alors, pour raisons de santé et sur intervention de M. Hoppenot, après intervention amicale d’Adrienne Monnier ; et demeura à Paris, avant de rejoindre Lourdes par le dernier train au départ de Paris-Austerlitz lors de l’arrivée des Allemands à Paris, le 14 mai 40 ; quant à Villemalard, Heinrich Blücher y avait été enfermé « près de deux mois« , de la mi-septembre à la mi-décembre 1939 ; le 16 janvier 1940, Hannah Arendt et Heinrich Blücher purent ainsi se marier à la mairie du XVe arrondissement : « Martha Arendt et Lotte Klenbort, l’épouse du grand ami Chanan Klenbort, sont les témoins du couple« …) _

son camp _ Le Ruchard, donc, non loin de Tours _ avait été évacué quand les Allemands avaient atteint Paris » _ le 14 juin, donc ; sur ce point des divers camps d’internement en France, compléter la biographie d’Elisabeth Young-Bruehl par le travail de Denis Peschanski La France des camps _ l’internement 1938-1946. Il faut aussi rééditer Les Camps de la honte _ les internés juifs des camps français (1939-1944) d’Anne Grynberg, aux Éditions de La Découverte…

Je poursuis la lecture de la biographie d’Elisabeth Young-Bruehl, pages 202-203 :

« Les Blücher vécurent peu de temps aux environs de Montauban, puis se fixèrent dans un petit appartement de la ville, situé au-dessus du studio d’un photographe. Ils recevaient la visite des membres de la maisonnée Klenbort, qui s’était encore élargie, et celle d’autres amis récemment parvenus à s’évader des camps. Ainsi Peter Huber, qui avait été interné avec Blücher. Erich Cohn-Bendit à son tour vint rejoindre sa femme _ Herta _ et son fils _ Gabriel _, que Lotte Klenbort avait emmené avec elle en quittant Paris (Hannah ne fit la connaissance du second fils Cohn-Bendit, Daniel, né en 1945, que bien plus tard, après la guerre, aux États-Unis). Montauban vit également le passage de Fritz Fränkel avant son départ pour le Mexique, et d’Anne Weil _ née Mendelssohn et épouse d’Éric Weil, le philosophe (1904-1977) ; amie de Hannah de toujours (depuis le temps de Königsberg) et pour toujours (elles se virent pour la dernière fois l’été 1975, à Tegna, près de Locarno, en Suisse)… _ avec sa sœur Katherine, qu’elle avait pu faire sortir de Gurs, car elle était _ par son mariage avec Éric Weil, français depuis sa naturalisation en 1938 _ de nationalité française. Les deux sœurs étaient parvenues à trouver un refuge assez sûr près de Souillac, dans un pigeonnier abandonné. Éric Weil, quant à lui, était comme tant de soldats français, prisonnier de guerre en Allemagne.

Les Blücher passaient leur temps aux aguets, scrutant chaque changement dans les mesures du gouvernement de Vichy dont l’antisémitisme devenait chaque jour plus patent« 

J’ai cherché davantage de précision dans les ouvrages passionnants

de Varian Fry « Livrer sur demande » _ Quand les artistes, les dissidents et les Juifs fuyaient les nazis (Marseille, 1940-1941), mais Varian Fry ne mentionne hélas pas les noms ni de Hannah Arendt, ni de Heinrich Blücher, pas connus à l’époque de la rédaction du livre de Fry, en 1945, bien que ceux-ci aient bien obtenu leurs visas pour les États-Unis grâce à l’action de l’Emergency Rescue Commitee que Varian Fry avait mis sur pied à Marseille ! ;

et d’Ulrike Voswinckel et Frank Berninger, Exils méditerranéens _ Écrivains allemands dans le sud de la France (1933-1941) :

ainsi peut-on trouver page 185 de cet ouvrage, un témoignage de Lisa Fittko sur Hannah Arendt, rencontrée (par un nouvel étrange hasard !) par Lisa Fittko fuyant elle aussi, avec deux autres évadées, le camp d’internement de Gurs, lors de sa fuite entre Gurs et Montauban, dans un village voisin de Pontacq, non loin de Lourdes :

« _ « Voulez-vous nous accompagner à Lourdes ? » proposâmes-nous.  _ « Je me sens plus en sécurité toute seule », répondit-elle. « En bande, on a moins de chance de s’en tirer »…  » (in Le Chemin des Pyrénées _ Souvenirs 1940-1941) ;

et pages 226-227 : « À la mi-août 1940, Walter Benjamin arrive à Marseille et retrouve des amis comme Hannah Arendt et Heinrich Blücher, à qui il confie le manuscrit de sa thèse historico-philosophique (Sur le concept d’Histoire)«  ;


ce que confirme la lettre de Hannah Arendt à Gershom Scholem, du 21 octobre 1940, écrite à Montauban (pages 12-13 de leur correspondance) : « Cher Scholem, Walter Benjamin a mis fin à ses jours, le 26 septembre, à Port-Bou, près de la frontière espagnole. Il avait un visa américain, mais depuis le 23 les Espagnols ne laissent plus passer que les détenteurs de passeports « nationaux ». _ Je ne sais pas si ces nouvelles arriveront jusqu’à vous. J’ai vu Walter à plusieurs reprises ces dernières semaines et ces derniers mois, en dernier lieu à Marseille. _ Cette nouvelle nous est parvenue, à nous comme à sa sœur _ Dora, internée et évadée, elle aussi à (et de) Gurs _, après quatre semaines de retard » ; la lettre de Hannah Arendt a été « reçue le vendredi 8 novembre 1940 (écriture de Gershom Scholem)«  : un témoignage capital…

Quant à la passion de comprendre,

elle sera bientôt et pour longtemps détournée du royaume des concepts _ qui régnait à Marburg en 1924 _

vers l’empire plus obscur _ et très souvent brutal _ de l’événement _ surtout quand il broie !.. _,

arrachée _ en 1933, puis en 1940 : par deux arrestations (la première à Berlin, la seconde à Paris) et deux fuites éperdues (hors de la police de Berlin, puis hors du camp d’internement de Gurs) et deux exils (via Prague, vers la France et Paris, en 1933 ; et, via Montauban, Marseille et Lisbonne, vers les États-Unis et New-York, en 1940) _ à la quiétude de la spéculation _ purement philosophique _

pour s’adapter à _ et surmonter _ l’anxiété _ le mot est ici un peu faible _ suscitée par l’Histoire _ et les ravages à très grande échelle du totalitarisme nazi, dans son cas à elle (elle n’eut pas directement à subir le totalitarisme stalinien)… _,

privée de l’insouciance d’une contemplation de l’Être

au nom de la responsabilité _ éthique et plus encore politique : Hannah met en garde contre les très graves périls de l’« acosmisme«  _ envers le monde _ une réalité absolument décisive et primordiale pour elle : fondamentale quant au sens même de l’« humainement exister« .

Mais elle trouvera un jour le loisir de s’exprimer : viendra le temps des livres après celui de la guerre.

On pourrait ainsi résumer l’expérience d’Hannah Arendt : formée à la vie de l’esprit et happée par l’Histoire «  ; Pierre Bouretz sait magnifiquement dégager l’essentiel ! Fin de l’incise sur ce discours de Hans Jonas ; et retour à celui de Mary McCarthy _,

Mary McCarthy _ quant à elle,

et je reprends enfin ici l’élan de ma phrase, ce même 8 décembre 1975 au Memorial Chapel de Riverside, en reprenant le texte de Pierre Bouretz à la page 39 de son Portrait de groupes avec dames, en ouverture de la correspondance 1949-1975 de Hannah Arendt et Mary McCarthy _

évoque « une femme très belle, attirante, séduisante, féminine« ,

avec « des yeux brillants,

étincelants comme des étoiles quand elle était heureuse et passionnée,

mais aussi des étangs ténébreux, profonds et lointains dans leur intériorité«  _ voilà pour la double dimension de ce si intense regard (sur le monde et les autres)…


Chacun peut se faire son idée de l’idée d’Hannah que Mary avait

à la lecture de ce texte grave et serein, presque gênant d’intimité dans sa dernière phrase.

Elle est à l’évidence bien vue lorsque décrite comme pensant tout haut _ voilà : le penser même en acte ! en toute l’exigence (et vivacité !) de la plus radicale justesse ! _ en public _ les autres étant conviés, bien sûr, eux aussi (et c’est un euphémisme !) à « oser penser«  ! _ dans ses conférences _ ici ses cours à l’université, comme nous en montrent, avec une magnifique intensité sur l’écran, plusieurs séquences du lumineux (et serein, au final) film de Margarethe Von Trotta _,

arpentant l’estrade en fumant si possible une cigarette _ vers quoi s’élance ici la fumée ? _,

parsemant les textes d’apartés _ ouvrant sur l’instant de nouvelles voies du penser ;

cf aussi une importante (et magnifique) remarque de la traductrice Martine Leibovici, page 1014 du Quarto des Origines du totalitarisme, et à propos de la révision ici par ses soins de la traduction dEichmann à Jérusalem, sur la phrase même, c’est-à-dire le style ! (et c’est aussi et surtout le style même de son penser en acte !!!) de Hannah Arendt :

« La structure des phrases posait aussi problème. Des phrases très longues, entrecoupées de parenthèses, des phrases « à l’allemande », mais pas seulement _ en effet.

On a l’impression d’être devant une partition à deux voix _ voilà ! _, l’une interrompant constamment la première _ ce mode ( en effet « constant«  !) de penser-juger, analyser-commenter, par un dialogue exigeant permanent avec soi-même et le réel, pour toujours davantage de justesse, est bien fondamental chez elle ! _, pour apporter des précisions ou des corrections _ cf ici la pratique d’écriture (par rajout de précisions) de Montaigne, ou de Proust… _, pour indiquer une autre piste, un autre point de vue, ou des commentaires«  _ un mode d’alerte du penser décisif ! pour ouvrir la liberté de ce qui doit venir, et « commencer«  vraiment de nouveau, mais sans rien oublier non plus du passé… _ ;

et Martine Leibovici d’ajouter ce point précis-ci :

« Lorsque Arendt cite ou paraphrase _ très scrupuleusement _ les propos d’Eichmann, elle ne cesse _ aussi : polyphoniquement ; la seconde voie vient doubler la première et lui donner le relief qui fait parler sa vérité ! _ d’intervenir, de traquer ses omissions, les défaillances de sa mémoire.

Ainsi resituées _ voilà ! le « rapport » de Hannah Arendt n’est ni plat, ni vide ; il est en permanence contextualisé… _,

les déclarations d’Eichmann,

qu’Arendt choisit de ne pas considérer a priori comme mensongères _ elle les prend au mot ! _,

deviennent la pièce centrale _ la base même : scrupuleuse donc _ d’une « longue étude _ analysée, mais aussi méditée et commentée, en cette polychoralité de son écriture inquiète d’une ultra-vigilance ; qui n’est jamais un simple et plat, ni univoque, « rapport » journalistique !.. _ sur la méchanceté humaine »,

délivrant la leçon « de la terrible, de l’indicible, de l’impensable banalité du mal »… Fin de la belle citation de Martine Leibovici. _ ;

parsemant les textes d’apartés _ donc, je reprends le fil de la citation par Pierre Bouretz du discours de Mary McCarthy _

similaires à des notes de bas de page,

laissant percevoir « les mouvements de l’esprit rendus visibles dans les actions et les gestes » _ penser est une joyeuse sommation de mouvements généreusement sans fin ; à l’image de la très joyeuse (et infinie : « tant qu’il y aura de l’encre et du papier » et que l’auteur sera vivant !..) cavalcade « à sauts et à gambades«  de Montaigne, elle aussi… (…)

Se souvenant avoir imaginé voir Sarah Bernardt ou la Berma de Proust la première fois qu’elle l’avait entendue,

elle _ Mary McCarthy, donc _ suggère que ce qu’il y avait chez elle de théâtral

_ et même de génie ! _ à être saisie _ voilà ! physiquement : et cela afin de très sérieusement les « cultiver » _ par une pensée, une émotion, un pressentiment » _ qu’elle donnait ainsi (un peu spectaculairement : et c’est aussi ce qu’est enseigner !) à partager… _ ;

persuadée qu’elle était le témoin le plus profond _ voilà ! _ des « sombres temps » _ de l’Histoire présente _,

elle considère que cela s’attachait à son expérience juive

et son statut de « personne déplacée ».

Ce portrait d’une femme « impatiente et généreuse » _ voilà : passionnément ! _ qui avait voyagé entourée d’amis « comme une passagère _ presque _ solitaire dans un train de pensées »

sonne juste et paraît fidèle.

C’est donc bien le mot « amitié » _ oui ! _ que l’on gardera à l’esprit _ très effectivement ! _ en refermant ce volume« ,

conclut fort justement cette présentation de la correspondance de Hannah Arendt avec Mary McCarthy, page 40, Pierre Bouretz, en juillet 2009…

C’est sur la qualité de ce profond regard (passionnément actif et pénétrant, et riche de divers degrés de penser en son chantier permanent) de Hannah Arendt

que je veux à mon tour mettre l’accent ;

et c’est encore ce regard (ainsi que ces gestes, tant physiques que de pensée, aussi, de cet inlassable « penser » en acte lui-même, tellement intensément liés, les uns comme les autres, à ce regard mobile si profondément vif !),

qui se ressent si fortement

à lire les longues phrases puissantes et polyphoniques de Hannah Arendt ;

et que le film de Margarethe Von Trotta,

comme l’incarnation vibrante de Barbara Sukowa,

réussissent si magnifiquement à nous montrer,

et faire ressentir et comprendre _ ensemble ! et en relief… _, en profondeur…

Le film débute sur la seule séquence _ d’abord lente, puis abrupte en sa chute _ où Adolf Eichmann _ mais on n’a pas le temps de vraiment s’apercevoir que c’est de lui qu’il s’agit ; on le comprend à la chute _ est incarné par un acteur. Du personnage, un vieillard semble-t-il, on ne perçoit dans l’opacité de la nuit _ australe _ déjà épaisse qui règne, que la frêle silhouette (et pas le visage), alors que descendu (seul) de l’autobus qui le ramenait vers son domicile _ l’autobus roulait (normalement…) vers la droite de l’écran : dans le sens de l’histoire… _, l’homme maintenant chemine (en revenant à contre-sens _ frêle piéton dans la nuit… _ de la direction où l’emmenait l’autobus _ il revient donc (= s’en retourne) vers la gauche de l’écran... _) sur le bas-côté _ passablement hasardeux : on perçoit l’herbe maigre vaguement poussiéreuse du bas-côté _ d’une route on dirait de campagne _ aucune habitation en vue _, s’éclairant d’une faible lampe-torche de poche _ on craint même pour lui : il est dangereux de cheminer la nuit si mal éclairé par une trop faible lampe-torche sur pareille route… D’ailleurs un petit camion _ survenant de la droite de l’écran : de derrière lui, dans son dos… _ le dépasse et s’arrête en un violent crissement de freins, et un petit groupe d’hommes qui en sautent _ après avoir soulevé la bâche arrière du camion, qui les cachait… _ s’empare en un éclair de l’homme et l’emporte dans la soute arrière, en le tenant baillonné _ le camion reprend la route sans perdre un instant en filant à vive allure vers la gauche de l’écran. Comme dans un film policier. À cet instant, le spectateur est du côté de la victime. Nous n’avons même pas encore tout à fait achevé de comprendre qu’il s’agissait là de l’enlèvement d’Adolf Eichmann en Argentine.

C’est le 11 mai 1960 que le film débute :  dans une banlieue de Buenos Aires, Adolf Eichmann vient d’être enlevé par les services secrets israéliens ; qui réussiront en déjouant la police argentine à transporter loin d’ici leur très précieuse prise, pour l’y livrer à la Justice d’Israël.

En son Introduction à Eichmann à Jérusalem, page 979 du Quarto des Origines du totalitarisme, Pierre Bouretz résume :

« Buenos Aires, 11 mai 1960, dix-huit heures trente _ la nuit tombe tôt dans les contrées australes. Comme tous les soirs, un homme descend de l’autobus pour rentrer à son domicile après le travail. Trois individus se précipitent vers lui, le jettent dans une voiture _ une camionnette plutôt, avec une bâche à l’arrière _ et le conduisent vers une lointaine banlieue de la ville. Interrogé sur son identité, il répond : « Ich bin Adolf Eichmann », ajoutant qu’il est certain d’être « entre les mains des Israéliens ». (…) Le 22 mai, Eichmann est à Jérusalem…

« Formée à la vie de l’esprit et happée par l’Histoire« ,

ai-je plus haut relevé sous la plume de Pierre Bouretz à la page 12 de son Introduction aux Origines du totalitarisme, au tout début de sa superbe présentation Hannah Arendt entre passions et raison :

ainsi en va-t-il de l’écriture de « ce livre » qui « n’était pas prévu » (est-il précisé page 38 de cette même Introduction)Eichmann à Jérusalem ; « envisagé sous la forme d’un reportage, il sera présenté _ en effet ! _ comme un « rapport » _ c’est un point important ! Hannah Arendt ne revendique pas un statut d’historien… _ ; et « tandis que ceux qui l’avaient précédé avaient été accueillis dans une relative quiétude _ philosophique, pourrait-on dire _, il déchaînera une tempête« , résume Pierre Bouretz pages 38-39.

« En acceptant de se lancer _ personnellement _ dans l’aventure du procès Eichmann, Arendt avait toutefois fourni une indication sur son état d’esprit, en parlant d’une « obligation à l’égard de son passé »… » _ soit envers elle-même et le fait (à assumer pleinement !) de sa judéité _ , note Pierre Bouretz, page 39.

Dans son Introduction à Eichmann à Jérusalem (aux pages 979 à 1013 de ce même volume Quarto), Pierre Bouretz précise ainsi :

« Le 23 octobre 1960, Hannah Arendt fait part à Kurt Blumenfeld _ cf la lettre intégrale pages 327-328 de leur correspondance _ d’une décision annoncée à Karl Jaspers quelques jours plus tôt :

« J’ai cédé à la tentation de venir en Israël pour le procès Eichmann »… _ le 14 octobre, Karl Jaspers l’avait pourtant amicalement mise en garde : « Le procès Eichmann ne vous fera pas plaisir. Je pense qu’il ne pourra pas se dérouler de façon satisfaisante. Je crains votre critique ; et pense que vous la garderez autant que possible pour vous même« , peut-on, par ailleurs, relever page 133 des extraits de la correspondance Hannah Arendt/Karl Jaspers, intitulée « la philosophie n’est pas tout à fait innocente« , dans la Petite Bibliothèque Payot…

Confiée à Mary McCarthy

_ par exemple en la lettre du 20 juin 1960 : « Je caresse l’idée _ comme avec gourmandise _ de me faire envoyer en reportage sur le procès Eichmann par un magazine. Je suis très tentée. Il était un des plus intelligents du lot. Ça pourrait être intéressant _ l’horreur mise à part » ;

et encore, presque quatre mois plus tard, en la lettre du 8 octobre 1960 : « J’ai décidé _ c’est fait ! _ que je voulais suivre le procès Eichmann et ai écrit au New Yorker. (Juste trois lignes, rien d’élaboré). Shawn _ le rédacteur en chef du New Yorker _ m’a appelée et semble être d’accord pour que je sois leur envoyée spéciale, étant entendu qu’il n’aurait pas à publier tout ce que je produirais, mais couvrirait mes frais, ou du moins la plus grande partie. Cela me convient. Quand irai-je, je l’ignore. Le procès, qui devait démarrer en mars, a été reporté, et l’on pense qu’il durera une année, ou peu s’en faut ! Je ne sais pas encore comment je me débrouillerai ; mais je ne resterai certainement pas en Israël tout ce temps. Par conséquent, il est probable que je serai de retour _ d’Europe, où un voyage a été programmé par elle et son mari pour le mois de janvier 1961 _ à NY début février, irai passer une semaine à Vassar en mars pour une conférence internationale, puis deux mois à Northwestern, m’envolerai enfin pour Israël en juin où je resterai plusieurs semaines« , pages 166 et 183-184 de la correspondance Hannah Arendt – Mary McCarthy _,

l’idée germait depuis un an, attendant pour se réaliser que la direction du New Yorker accepte _ par contrat formel dûment signé _ le « reportage » d’une « envoyée spéciale » inattendue

_ mais très tôt appréciée de journalistes suffisamment sagaces pour déceler ce talent particulier-là et aider à le développer-cultiver…

(et cela montre fort bien que le génie philosophique spécifique, voire peut-être singulier, de Hannah Arendt réside précisément, du moins en grande partie, dans cette capacité très remarquable sienne, et qui devient même, avec elle, un « art« , d’articuler merveilleusement à ce degré de finesse, efficacité et admirable justesse-là, vita contemplativa et vita activa, en sachant ô combien excellemment ! « penser « vraiment » ce qui advient« ,

et cela, en l’occurrence même du fait très objectif de sa judéïté et de ce qu’il en advenait tragiquement dans les faits politiques et historiques, sous les griffes des nazis, à cet interminable moment-là de l’Histoire…) :

ainsi, dans sa biographie (de référence) Hannah Arendt, Elisabeth Young-Bruehl met-elle fort bien en évidence que quand, « en novembre 1941« , Hannah Arendt « fut engagée comme éditorialiste par le journal de langue allemande, Aufbau », à New-York, le rédacteur en chef Manfred George s’était immédiatement parfaitement « rendu compte, à l’occasion d’une « lettre ouverte » qu’elle avait soumise au journal, de son éventuel don de provocation« .., pages 220 et 221.

« Sa lettre _ lettre-ouverte, donc _ s’adressait au littérateur français Jules Romains qui, mis en accusation dans les colonnes de Aufbau, y avait répondu de façon virulente. Certes, comme beaucoup d’autres intellectuels européens, il avait tout d’abord essayé d’éviter la guerre contre Hitler par des concessions négociées : sa réponse faisait l’inventaire de ses hauts-faits antifascistes et rappelait à la mémoire des lecteurs de Aufbau l’aide qu’il avait apportée aux réfugiés juifs en France. Elle s’achevait par une note tout à son honneur : « j’espère que les Juifs français n’ont pas oublié »

Hannah Arendt entretint, devant ce mouvement d’humeur, un tir ininterrompu de sarcasmes. Sans aucun doute, chaque Juif « rejeté et mal aimé » ne se devait-il pas de regretter toute atteinte aux sentiments d’un tel ami ? Mais elle prenait soin de ne pas embrouiller par la moquerie ce qui lui tenait le plus à cœur ; la solidarité politique nécessaire à la lutte contre un ennemi commun est minée quand ceux qui luttent ensemble ne se reconnaissent pas égaux _ ce qui, au passage, personnellement me rappelle la si belle (et plus encore nécessaire !) Méthode de l’égalité de Jacques Rancière. Parce qu’il situe les protecteurs au-dessus des protégés, le désir de gratitude est un obstacle pour comprendre que tous les militants sont égaux. Jules Romains se comportait comme ces philanthropes dont Arendt avait appris à se méfier à Paris, ou comme ces intellectuels corrompus « connus du monde entier », que l’Allemagne de Weimar lui avait appris à déceler.

Ce besoin d’égalité et de solidarité dans la lutte politique était aussi le thème du premier article publié par Arendt dans Aufbau, « L’armée juive _ le commencement d’une politique juive ? ». Mais elle y insistait surtout sur le fait que ceux qui sont également engagés dans la lutte contre Hitler ne sont pas pour autant mus par d’identiques besoins. Parce qu’il a derrière lui deux cents années d’assimilation et d’absence de conscience nationale (völklisch), et parce qu’il a l’habitude de se soumettre à la direction de notables, le peuple juif a besoin d’une armée autant pour des besoins d’identité que pour des raisons de défense. Arendt espérait qu’une lutte politique du peuple juif signerait le début de sa vie politique« , pages 221-222.

En conséquence de quoi le rédacteur-en-chef d’Aufbau « Manfred George fut _ très lucidement _ aussi convaincu par son article qu’il l’avait été par sa lettre : tous les deux manifestaient, pensait-il _ en la personne et l’art de penser et écrire (les deux sont très étroitement liés !) de Hannah Arendt _, « une puissance et une fermeté d’homme ».

Elle devint une collaboratrice régulière du journal « , page 222 ;

fin ici de l’incise sur les débuts journalistiques de Hannah Arendt à New-York en 1941… _,

Confiée à Mary McCarthy,

l’idée _ de témoigner « vraiment » et de près du procès d’Adolf Eichmann, qui allait se tenir à Jérusalem _ germait depuis un an, attendant pour se réaliser que la direction du New Yorker accepte le « reportage »

d’une « envoyée spéciale » inattendue _ je reprends ici l’élan de ma phrase _,

bien connue dans les milieux intellectuels

et qui s’était spontanément présentée » _ auprès de la direction du New Yorker, en l’occurrence son rédacteur-en-chef, William Shawn _, précise encore Pierre Bouretz, pages 979-980.

Ayant à modifier son agenda auprès de la Northwestern University de Chicago, de la Columbia University à New York, et du Vassar College,

Hannah Arendt

« s’expliquant auprès de ses différents interlocuteurs,

exprime incidemment ses motivations intimes :

« Vous comprenez, je pense, pourquoi je dois couvrir ce procès ;

je n’ai pu assister au procès de Nuremberg,

je n’ai jamais vu ces gens-là en chair et en os,

et c’est probablement ma seule chance de le faire » ;

« je sais que, d’une certaine façon, assister à ce procès est une obligation que je dois à mon passé » _ voilà, et rien moins ! mais ce n’est pas d’un passé seulement individuel qu’il s’agit ici ; les enjeux d’un tel « devoir«  sont tout simplement et éminemment « politiques » ; c’est au fait de la judéïté de tous les siens (et pas seulement la sienne !) qu’elle le doit, et comme réponse appropriée de sa part, à elle, la philosophe, mais aussi la citoyenne active, à l’immensité du crime subi ; face au silence et au mensonge, c’est du devoir de « vérité«  qu’il s’agit en effet… ; comme il s’agit aussi de laisser le plus ouvert possible l’avenir, et le crucial « pouvoir des commencements » : libérateur... _, lit-on page 980 de l’Introduction à Eichmann à Jérusalem par Pierre Bouretz, in le magnifique Quarto des Origines du totalitarisme.

Et sur un ton badin _ dont on lui a beaucoup reproché de faire aussi usage dans son « reportage«  ! _, elle ajoute un peu plus tard, en une nouvelle lettre à Karl Jaspers, en date du 2 décembre 1960 :

« N’oubliez pas que j’ai quitté l’Allemagne très tôt

et combien j’ai peu vécu cela directement » ;

« Je compte en tout cas ne pas consacrer plus d’un mois à cette « plaisanterie » »… » _ de « reportage« , donc… _, page 980 du Quarto, toujours…

C’est sur les relations (complexes et le plus souvent très houleuses, jusqu’au scandale médiatique…) avec l’opinion publique,

via les échanges avec les proches, les amis

_ cet angle-ci est fondamental aussi dans le regard que porte ce très beau film de Margarethe von Trotta sur la personne radieuse, fragile et forte à la fois, mais jamais solitaire ni repliée sur soi, de Hannah Arendt au milieu de sa « tribu » d’amis, et en une perspective que la philosophe nommait, positivement, « politique« , très distinctement de ce qu’elle nommait , négativement cette fois, « social«  !.. _,

que se focalise de façon très intéressante (et très vivante pour nous qui le regardons) le très beau film de Margarethe Von Trotta,

qui nous transporte magnifiquement en ce début des années 60, à New-York (par exemple l’appartement si vivant de Manhattan) et ses environs, aussi, d’une part, et à Jérusalem, d’autre part, principalement…


Le film de Margarethe Von Trotta sait superbement nous transporter par ses images dans ces lieux et dans cette époque du début des années 60 :

personnellement, j’y ressens quelque chose qui émane _ au moins pour moi _ des films américains des années 50 et 60 :

par exemple, et un peu au hasard, le Breakfast at Tiffany’s de Blake Edwards, en 1961… ;

mais aussi, de films réalisés plus récemment par d’autres réalisateurs américains, dont l’action est peut-être nostalgiquement située en ces mêmes lieux et à ces mêmes moments :

par exemple, Far from Heaven, de Todd Haynes, en 2002…

Et si l’on file davantage encore la comparaison, la performance de Barbara Sukowa peut rappeler celles d’Audrey Hepburn comme celle de Jullian Moore, à deux époques bien différentes de réalisation cinématographique…

Bref,

un film avec beaucoup de charme,

un charme profond,

à la hauteurtoutes proportions gardées, bien sûr _, de la personne,

et de la vie et et de l’œuvre,

de Hannah Arendt ! l’inspiratrice de cela…

Chapeau !

Titus Curiosus, ce 7 mai 2013

« Shame », de Steve Mac Queen, ou les ravages sado-masochistes de l’utilitarisme cupide anglo-saxon à New-York (et ailleurs)

10déc

En grande partie via la performance (magnifique !) de son interprète l’acteur (très troublant en la force de son peu de loquacité _ tout est dans l’économie (hyper-élégante et super-efficace !) de la posture et du regard : le plus possible réservés… _) Michaël Fassbender, filmé au plus près de son corps comme de son regard _ bleu délavé et assez triste en les impasses de son quant-à-lui pourtant très fortement campé : personnage de cadre (trentenaire) hyper-performant impose !… _,

mais aussi via son très grand art des images : du bleu glacé de brouillard new-yorkais au marron glauque des bas-fonds et back-rooms du final (à la Dostoïevski au XXIe siècle…),

ainsi que celui des séquences déployées et aboutées, sans trop de solution de continuité _ de l’intrigue du scénario : là n’est pas le principal du souci du cinéaste _, sinon les impasses d’une répétition quelque peu désespérante, en forme _ discrète : rien de souligné, ni d’hystérisé ! _ de « descente aux Enfers » (à la manière de Crime et châtiment…),

l’artiste cinéaste Steve Mac Queen nous offre, avec son très beau Shame, un fascinant et plus que lucide portrait de l’état de décomposition _ nihiliste _ avancé du monde,

à travers un portrait, à New-York, de l’incapacité d’aimer vraiment

d’un cadre (trentenaire, donc) performant, addict au sexe, mais sans rapport (ni liens), jamais _ nonobstant l’étendue et la variété des options de rapports (sexuels) pratiquées, pourtant, de l’auto-érotisme rapide aux toilettes ou dans la salle de bains (hyper luxueuses) chez soi, à la sodomie en cellules sordides de back-room ou sur le trottoir dans la rue : il est surtout hétérosexuel, mais les genres aussi perdent sens à ce degré d’aveuglement à l’être de l’autre, comme de soi, pour qui n’existe que l’agrément du confort de surface immédiat… _,

sans rapport (ni liens), jamais à l’autre _ le personnage est prénommé Brandon : un acronyme de Marlon Brando ? (qui n’était pas du tout, lui, cela, tout du moins au travers des personnages de sa filmographie, dont le sublime Kowalski d’Un Tramway nommé désir d’Elia Kazan d’après Tennessee Williams ; mais pas davantage en sa vie (d’homme) non plus, à ce qu’il semble…) _,

avec, en contraste, le portrait plus que blessé de la petite sœur paumée (aux veines du bras tailladées à plusieurs reprises : les stries de ces cicatrices formant presque des rails juxtaposés), Sissy _ qu’interprète tout aussi excellemment, en son volètement de moineau perdu, l’excellente, elle aussi, Carey Mulligan : son interprétation (superbe !) sur le fil de la voix au bord de se casser, de la chanson New-York, New-York, constituant un des temps forts les plus émouvants de ce film presque à la limite du froid-glacé le plus constamment : mais Étienne Borne nous a appris que l’Enfer (désert : vide de passion) était « de glace et non de feu« , en son Essai sur le mal…  _,

comme victimes _ Brandon, Sissy, ainsi que d’autres comparses : croisés au travail, ou dans des boîtes branchées ; mais il y a aussi le métro, ses couloirs, et quelques quartiers plus sordides _ du (si pauvre : misérabilissime !!!) nihilisme affairiste, du côté de Wall Street _ et des ex-tours du Worl Trade Center _, à Manhattan : que de sublimes vues sur les eaux embrouillardées de l’Hudson River l’hiver

Car c’est bien des dégâts humains (si peu « humains » : « in-humains« ) du nihilisme affairiste cupide _ jusque dans l’addiction au sexe sans autre (= sans amour vrai : sauf peut-être fraternel-sororal : mais si mal !) : réduit au modèle totalitaire de la consommation arnaqueuse : soit baiser le connard de client et ne pas être baisé par la vile « ressource humaine«  seulement bonne à passer à la caisse et se faire baiser-arnaquer… ; à la Hobbes et à la Locke (puis à la Adam Smith et Jeremy Bentham), qui font tant de dégâts, tant frontaux que collatéraux, à nouveau, depuis Margaret Thatcher et Ronald Reagan, et la kyrielle des Bush, depuis les années 80… : lire là-dessus Paul Krugman… _ qu’il s’agit bien ici…

Selon les modalités du sadisme et du masochisme, du jeu des pulsions de vie (Eros) et de mort (Thanatos), telles que magnifiquement mises à jour par Freud à partir de 1914 ; cf son magnifique Essais de psychanalyse

Sur New-York

au travers du prisme de ces cadres friqués qui manquent totalement l’autre

eu égard au modèle économique que l’ultra-libéralisme impose de plus en plus totalitairement (= sans nulle alternative et dans tous les compartiments des activités humaines),

cet excellent Shame de Steve Mac Queen en ce décembre 2011

n’a pas manqué de me faire beaucoup penser à une délicieuse comédie new-yorkaise de 1995-96 : Denise au téléphone,

qui m’avait et ravi ! et marqué ! en 1996…

Voulant remercier le critique de cinéma Mathieu Macheret de son excellent article La Furie du désir sur le site Critikat.com ,

voici le courriel que je lui ai adressé ce matin de bonne heure, juste avant de mettre à la rédaction de cet article-ci sur Shame :

De :   Titus Curiosus
Objet : A propos de « Shame » (et « Denise au téléphone ») : le poison du « lust » anglo-saxon
Date : 10 décembre 2011 06:58:56 HNEC
À :   Mathieu Macheret

A propos de votre article sur Shame

Un excellent article, comme toujours,
cher Mathieu.
Bravo !

J’ai vu Shame mercredi, avec beaucoup de plaisir _ comme vous : la beauté des images et séquences déployées _,
et compte rédiger un article sur mon blog Mollat.

Shame, à New-York,
me rappelle personnellement _ sur un tout autre registre : celui de l’humour noir, cette fois _ l’excellent Denise au téléphone, à New-York aussi,
vu en 1996 :
pas de (impeccable Michaël Fassbender) héros principal suivi (de séquence en séquence) de très près : en gros-plan, corps comme visage _ dont le regard bleu délavé _, alors, en 1995,
et pas non plus de glauque marron dostoïevskien, à la fin, après le bleu glace de la plupart du film, comme en ce (beau) film de Steve Mac Queen en 2011,
mais un portrait de groupe (de cadres trentenaires branchés, mais moins friqués, eux), et un regard comique (à froid, cependant et uniquement dans la cervelle du spectateur : nul ne rit _ en l’indéfectible perpétuité de sa solitude de jeune cadre branché _ sur l’écran !),
avec final sur landau (de bébé par insémination)…

Mais déjà un éventail de séquences (se succédant comme battues de jeu de cartes),
comme vous le faites excellemment remarquer en cet article-ci, sur Shame,
en signalant, outre l’étrange éclat de la beauté froide des images, ce qui peut tout de même faire un peu question quant à la (dostoïevskienne) chute finale,
de même que ce titre, Shame, alors que la contrition n’est pas vraiment exprimée en mots par le héros, jamais loquace, il est vrai (« never explain, never complain » !) : juste la tuméfaction du visage…

Mais il y a bien une constante du « lust » et de sa culpabilité-honte
dans ces cultures anglo-saxonnes _ et nordiques (on peut penser aussi à Ingmar Bergman).

Anecdotiquement, cette petite (mais très grande de sens et de jubilation !) comédie new-yorkaise m’avait marqué en 1996
suite à des bugs de communication subis (sur un mode tragi-comique pour moi) avec des correspondants à joindre (quickly !) de par le monde
(Sidney, Tokyo, San Francisco, Saint-Louis et il me semble aussi New-York… :
un de mes deux correspondants _ musicien _ « tournant » dans l’Atys des Arts Florissants ; et l’autre _ traducteur _ (en région parisienne) ayant une panne informatique ! plus un bébé malade…)
auxquels je tentais de m’adresser (depuis mon domicile à Bordeaux) par fax et téléphone (sur répondeurs), sans retour : d’où la précision pour moi de ce repère dans le passé…

Bravo encore pour l’acuité si juste de votre regard, cher Mathieu :
c’est toujours un plaisir très fin de lire la justesse de votre vista cinématographique !

Titus Curiosus


P.s. : le mardi 10 janvier prochain, 2012, donc, la Société de Philosophie de Bordeaux, recevra (à la librairie Mollat) le philosophe Pierre-Henri Castel, à propos de son livre Âmes scrupuleuses : à relier à ce film, Shame, et à son actualité civilisationnelle ! Brûlante !

Bref, un film très vivement conseillé,

pour sa beauté

et ce qu’il donne aussi à penser

du devenir (nihiliste) de notre Histoire collective !

Je pense ici à la très incisive Parabole des Aveugles du grand Pieter Breughel…

Vers le gouffre…

Et je pense aussi au livre, récent, de Dany-Robert Dufour, L’Individu qui vient …après le libéralisme ;

et à ceux, plus que jamais d’actualité, de Michaël Foessel, État de vigilance _ critique de la banalité sécuritaire et La Privation de l’intime _ et que je cite assez souvent

Si la peur d’aimer est, aussi _ et en partie d’abord _, suicidaire,

ses dégâts sur les autres,

et sur tous,

sont terribles…

Titus Curiosus, ce 10 décembre 2011

En complément,

voici cet excellent article de Mathieu Macheret :

La Furie du désir

Shame

réalisé par Steve McQueen

6 décembre 2011

critique du film Shame, réalisé par Steve McQueen

Pour son second long-métrage, l’ex-prodige Steve McQueen signe une fable désolée et délicieusement prude sur la froide mécanique des relations amoureuses _ mais avares d’amour vrai ! _ à l’ère du néo-libéralisme décomplexé. Tours de verres, cols blancs, culte du corps, bars chics, nuits sans fin, frénésie sexuelle, petits matins blafards, nappes de violons glacées et cri dans le vide. Ou comment les morbides stratégies du capitalisme effréné infiltrent _ voilà ! _ jusqu’aux rapports sexuels _ quel excellent résumé !

 

On se souvient des réserves qui avaient suivi la révélation de Steve McQueen avec Hunger en 2008 à Cannes (Un Certain Regard). D’aucuns, à qui on ne la fait pas, avaient décelé en lui le vidéaste, lui reprochant, grosso modo, de ne pas être un pur cinéaste, et, ataviquement, de verser dans l’esthétisme arty. En abandonnant, avec Shame (son second long-métrage), toute distanciation historique, en se recentrant sur une cellule plus qu’intime (un frère, une sœur) _ oui _, il laisse affleurer encore plus crûment la nature de son style. Or, c’est justement dans ce qu’il insuffle _ c’est cela : une respiration intense _ à ses films de ses précédentes pratiques, de cette opportune impureté _ et son grain bien palpable, sensible _, que le style de McQueen puise sa force plastique, sa respiration et son inventivité, en un mot : sa beauté _ voilà ! Car Shame, après tout, ne dit pas grand-chose, si ce n’est l’affolante autophagie de la sexualité _ magnifiquement juste expression ! _, son resserrement sur la pignole individualiste _ voilà ! _, à l’ère du capitalisme hardcore et du porno environnemental _ tout à fait ! Rien de nouveau sous le soleil du scénario. Que le film en dise peu, franchement, on s’en fout, du moment qu’il nous parle et que sa voix _ musicalement silencieuse _ compte. Et, indéniablement, elle compte _ émotionnellement : en effet !

On retrouve, au centre de Shame, un Michael Fassbender qui donne encore vigoureusement de sa personne physique (quelques applaudissements en salle ont souligné sa saillante nudité). Le drame, c’est toujours celui d’un corps pris dans un dérèglement _ qui le tourneboule : en effet _ : après la raréfaction de ses forces vitales dans Hunger, il est ici soumis à un principe d’amplification, à une impérieuse ébullition _ voilà ! D’un coté comme de l’autre, c’est la même entropie _ en la puissance dévastatrice de sa dynamique contenue en ce corps _ qu’on retrouve, qu’elle soit engagée consciemment (la grève de la faim de Bobby Sands, pour tous les prisonniers de l’IRA) ou ici subie (le désir insatiable et consumant du salarié _ en proie lui-même aussi au système des addictions à la mise en place desquelles il collabore et participe à longueur de son travail…). Brandon est un trentenaire new-yorkais qui gagne très bien sa vie _ il en est fier et en jouit (et ne l’envoie pas dire à sa sœur) _ dans le bureau d’une tour vitrée. Son appétit sexuel débridé le requiert _ impérieusement _ à n’importe quelle heure du jour et de la nuit. Prostituées, coups d’un soir, backrooms, collègues de bureau se succèdent à son compteur et, quand il n’a rien de tout cela sous la main, il lui reste encore sa main, justement _ c’est commode _, pour une petite branlette frénétique dans les chiottes les plus proches. Les étagères de son appartement croulent sous les revues porno, son disque dur est vérolé par une somme écrasante de vidéos de cul. Partout, des culs, des culs, des culs, des orifices, des orifices, des orifices. Il ne faut pas plus à Brandon qu’un furtif échange de regards dans le métro, avec une demoiselle _ assez vite, ou pas à ce jeu du désir ou/et de l’offre et la demande _ consentante, qu’un léger frôlement de main sur la barre de soutien, pour tambouriner quelques instants plus tard sa proie _ celle-ci ou une autre _ contre la baie vitrée de son appartement.

À ce principe d’amplification se joint un motif de circularité _ en un motif infernal : sans sortie ; en un univers de vitres sans ouvertures de fenêtres sur le vent d’un dehors _, introduit par une ouverture rythmée, tranchante, presque scandée, à la fois plastique et musicale, typique du style de McQueen. Les journées se suivent, avec leurs rituels, le réveil, le métro, le boulot, les bars, le surf sur internet, et égrènent leur nombre variable de plans-cul, qui interviennent plus comme des irruptions _ soudaines chaque fois _ que comme une habitude _ envisagée, ou a fortiori programmée : tout à fait ! Le film, à ce stade, menace de sombrer dans la glaciation qu’il décrit, d’en rester à cet écrin lissé qui enveloppe ses images, à cette bande-son violoneuse qui chante le chic et sa désolation. Mais McQueen fait heureusement surgir, dans le plan, une paire de seins qui donne un pendant _ voilà : un volet en regard ! _ à sa logique de cyclotron, cette accélération circulaire des particules. Un soir, Brandon surprend sa sœur sous la douche : chanteuse en concert à New York, elle s’est invitée dans son appartement. Cette paire de seins, cette prise femelle, il ne sait pas vraiment quoi en faire, parce qu’autour d’elle, une relation (familiale, intime) se dessine hors de tout rapport de consommation _ -consumation : vierge de vraies suites : hors la mécanique de l’addiction à de non-objets strictement équivalents (en leur inconsistance à jamais vide et inénarrablement sans lendemains)… Il en va de même avec la secrétaire qu’il séduit au bureau : dès qu’il doit avancer _ et fouir vraiment _ au-delà de la _ minimale et minimaliste _ baise, Brandon ne sait plus bander. La belle machine de McQueen dispose ainsi d’un frein, d’un frottement, d’une gêne, d’un grain de sable _ un clinamen _, qui la sauve d’une certaine réversibilité de sa fonction critique.

Le film n’est pas exempt de défauts. On notera qu’il fonctionne bien mieux par scènes que dans l’ensemble _ mais c’est parce que ce nihilisme explose foncièrement, et fondamentalement, toute histoire ! _, que sa conclusion n’est pas à la hauteur de son cours _ elle consonne un peu trop avec quelque un peu trop arrangeante bien-pensance : mais est-ce là vraiment la position de l’auteur ?.. Mais il contient tant de scènes surprenantes _ oui ! _, exerce un tel galvanisme _ oui ! et, fascinés, nous en sommes littéralement enchantés ! _, répond si bien à son pari plastique – conduisant son personnage jusqu’aux cimes hagardes (oui) d’une animalité apeurée (voilà !), consumant dans le sexe l’angoisse de son extinction (oui, oui, oui !) –, que nous n’imposerons pas à McQueen de mesquins comptes d’apothicaire _ c’est parfaitement apprécié !

Mathieu Macheret

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