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Le souffle de la philosophe sur le monde : un appel fort de Thérèse Delpech (dans le Monde)

22nov

« Le déclin de l’Occident » : un texte fort de la philosophe Thérèse Delpech, ce matin sur le site du Monde ; et qui nous rappelle l’urgente nécessité de telles « mises en perspective«  _ civilisationnelles _, dans un univers médiatique atomisé en misérables micro-considérations, équivalant à un épais brouillard, par son insistant, répété, obstiné rideau de fumée, au fil des jours… et pour quels misérables profits de si peu nombreux (qui, de plus, se croient très malins : « après nous, le déluge ! » ; ou « la France… ton café fout le camp !« , dirent, en leur temps, rapporte-t-on, deux des maîtresses de Louis XV) ?!..

Voici l’article,

assorti, selon ma coutume, de quelque farcissures de mon cru : en forme d’amorce de « dialogue« 


« Le déclin de l’Occident« , par Thérèse Delpech

LE MONDE | 21.11.09 | 13h40  •  Mis à jour le 21.11.09 | 13h40

Le « thème«  _ oui ! et ce n’est pas une problématique ; cf le distinguo nécessaire (!) d’Elie During en sa conférence au CAPC le 7 avril 2009 (cf mon article) _ du « déclin de l’Occident » est utilisé de plus en plus fréquemment _ idéologiquement !.. _ par ceux qui cultivent à son égard ressentiment, désir de revanche, ou franche hostilité : c’est le cas de la Russie, dont tous les Occidentaux cultivés intègrent pourtant le génie artistique dans le patrimoine occidental ; de la Chine, qui attend son moment historique avec une impatience qu’elle a du mal à dissimuler ; ou du régime de Téhéran, dépositaire autoproclamé d’une mission d’expansion de l’islam dans le monde.

Quels que soient les arguments _ idéologiques ? pertinents ? _ utilisés par ces pays _ ou leurs dirigeants _, ils méritent qu’on leur fasse au moins une concession _ de « réalisme » ! _ : ils disposent pour étayer leur thèse de solides appuis ; et notamment de la répugnance croissante du monde occidental _ lui-même… _, États-Unis compris, à continuer d’être des sujets de l’Histoire _ ou la tentation du repli du soi (et son estomac) : et c’est cette situation-ci qui irrite l’auteur de l’article ; jusqu’à l’amener à prendre la plume (ou le clavier)…

En revanche, ces adversaires ignorent une chose aussi importante que ce qu’ils comprennent : le déclin est un des plus grands « thèmes » _ voilà : mais un « thème«  suffit-il à faire une « problématique«  ?.. _ de la culture occidentale, depuis le récit d’Hésiode « Les Travaux et les Jours » à l’orée de la civilisation grecque, jusqu’à l’ouvrage, médiocre celui-ci, mais beaucoup plus connu, d’Oswald Spengler au début du XXe siècle, « Le Déclin de l’Occident« .

Le fil du déclin court dans notre histoire comme un refrain lancinant _ quelles fonctions a donc la ritournelle ? (cf ce concept deleuzien : La ritournelle) _, qui n’est nullement lié à l’horreur du changement, dont le monde occidental a au contraire considérablement accéléré le rythme, mais à une véritable obsession _ à interroger ! et dans ses diverses « versions« _, qui est celle de la chute. Ce n’est pas simplement un héritage judéo-chrétien : avant la chute des mauvais anges du christianisme, il y avait déjà, dans la mythologie grecque, celle des Titans. Dans les deux cas, les héritiers de ces histoires conservent la mémoire d’une irrémédiable _ voilà ! _ perte.

Les versions philosophiques ou littéraires de ce « thème«  _ oui, oui _ sont innombrables : le « Timée » de Platon comprend le récit d’un temps circulaire où il n’est mis fin à la dégénérescence progressive de la création qu’avec l’intervention divine _ démiurgique. Avant Platon, Socrate avait dénoncé un des signes du déclin de la pensée avec la montée des sophistes _ Thrasymaque (dans « La République« ) ou Calliclès (dans « Gorgias« ) _ qui s’intéressaient beaucoup plus à la puissance qu’à la vérité _ un débat toujours, toujours crucial ! Au début du XVIIe siècle, John Milton donne de la lutte des anges une version si terrible dans « Le Paradis perdu » que Bernard Brodie choisira d’en retenir le récit pour introduire un de ses livres sur la bombe atomique.

A peu près au même moment, Miguel de Cervantès consacre son œuvre la plus importante à la nostalgie du monde de la chevalerie : la triste figure de Don Quichotte exprime la tristesse d’un homme qui ne peut pas vivre dans un monde où l’héroïsme et les aventures n’ont plus de place que dans l’imagination _ dévoyée de l’action efficace : cf là-dessus le beau livre de Marthe Robert : « L’Ancien et le nouveau«  Quand l’illusion est devenue impossible à soutenir, il meurt de mélancolie _ oui ! _ sous le regard désespéré de son fidèle Sancho, prêt à reprendre seul les folles entreprises de son maître.

Douze ans avant « Le Déclin de l’Occident » (1918-1922) de Spengler, Andrei Biely donne _ dans son grand « Petersbourg« _ une version beaucoup plus puissante de l’incendie qui commence à saisir le « monde d’hier « _ cf aussi celui, magnifique aussi (!), juste un peu plus tard, de Stefan Zweig_ au début du XXe siècle : « Les événements commencent ici leur ébullition. Toute la Russie est en feu. Ce feu se répand partout. Les angoisses de l’âme et la tristesse des individus ont fusionné avec le deuil national pour produire une horreur écarlate singulière. »

En somme, comme le disait Jacques Bainville, « tout a toujours très mal marché ». Les avenirs radieux, les lendemains qui chantent, ne sont que des épiphénomènes dans la culture occidentale, qui finissent d’ailleurs le plus souvent de façon catastrophique, ce dont témoigne amplement le XXe siècle. Comme quoi le pessimisme peut avoir du bon _ voilà ! C’est un avertissement _ une alerte ! à bons entendeurs, salut ! _ que peu de grands esprits _ voilà ! _ ont négligé _ mais les grands esprits se sentent comme de plus en plus esseulés, par les temps qui courent…

Même les auteurs dont on cite à tort et à travers les propos enthousiastes sur l’Histoire en ont souvent conservé précieusement une solide dose. Emmanuel Kant, par exemple, dont on vante volontiers le projet de paix perpétuelle, sans doute parce qu’il n’a jamais été aussi utopique et perdu dans le brouillard, affirmait _ en sa « Religion dans les limites de la simple raison« , en 1793 _  qu' »avec le bois tordu de l’humanité, on ne saurait rien façonner de droit« .

C’est une conclusion que les Européens ne sont jamais tout à fait parvenus à faire partager aux Américains, dont l’Eden semble manquer d’un acteur essentiel : le serpent. Cette absence est, si l’on peut se permettre cette expression, particulièrement frappante _ hélas ! _ dans l’administration Obama, qui ouvre les bras à tous vents, sans craindre les tempêtes ou même les mauvais courants d’air à l’abord de l’hiver. Le président américain devrait relire Herman Melville _ à commencer par l’immense  « Moby Dick«  _, qui, pour avoir de solides racines écossaises, n’en est pas moins un des plus grands écrivains que l’Amérique ait produit.

Certes, il y a dans le « thème » _ mou _ du déclin un risque évident : le découragement face à toute entreprise humaine, voire, ce qui est pire, une forme de complaisance _ oui : masochiste _ dans la chute, qui est, précisément, l’attitude du personnage de Jean-Baptiste Clamence dans l’œuvre de Camus qui porte ce nom _ en 1956. Tout le monde est coupable dans un monde où la chute est la règle et la rédemption un leurre. Il n’y a plus ni valeurs, ni hiérarchie, ni jugement possibles. La différence entre le meurtrier et sa victime est une affaire de perspective, comme l’est celle qui sépare le « bon » du « mauvais » gouvernement dont une _ justement _ célèbre fresque _ d’Ambrogio Lorenzetti, au Palazzo Publico _ de Sienne a représenté les caractéristiques. On peut se vautrer dans le déclin _ public et privé _ comme d’autres dans la fange et y trouver un certain confort : les choses sont ainsi, pourquoi s’en faire ?

Mais la force _ voilà _ du « thème«  _ en ce qu’il comporte, tout de même, de « problématique » ; et à cette condition sine qua non _ est celle du retour sur soi et de la réflexivité, qui permet de mesurer les erreurs, les fautes, et de porter un jugement sur l’engourdissement éthique _ expression importante ! à un moment de tétanisation face à la marée des corruptions (politico-économiques particulièrement) _ où le monde est plongé _ pour agir alors et dès lors en cette connaissance de cause-là ! Les peuples qui refusent de se pencher sur leur passé n’atteindront jamais la maturité historique. A bon entendeur, salut ! _ voilà !

Il y a là une vraie supériorité _ ah ! ce serait la bonne nouvelle de cette intervention, ici, de Thérèse Delpech ! _ des pays occidentaux, qui ont passé des décennies à tenter de comprendre l’abîme _ voilà ! _ dans lequel ils ont plongé, sur la Chine et la Russie, qui auraient pourtant matière à réflexion _ sans doute !.. Les Européens _ et sans (ridicule !) autosatisfaction ! _ ont, encore aujourd’hui _ mais pour combien de temps ? et lesquels d’entre eux ? Peut-on (jamais !) généraliser ?.. _, conscience de se trouver « au milieu des débris d’une grande tempête », comme l’écrivait Balzac _ dans l’« Envers de l’Histoire contemporaine« , en 1848… _ des rescapés de la Révolution française. Il suffit pour en témoigner de suivre la production cinématographique allemande _ ainsi que sa littérature, aussi ! Ou l’accueil fait (à Berlin) à un Imre Kertész, l’auteur du sublime terrible « Liquidation« 

La réflexion et le souvenir seuls peuvent donner la force _ voilà l’enjeu ! _ de reconnaître dans la violence et la désorientation _ un concept important, lui aussi…de l’époque _ oui : tel est le réel qui interroge !.. _ le prélude potentiel de nouvelles catastrophes _ soit ce qui nous menace tous bel et bien !.. Ils constituent même _ oui ! _ le premier pas _ voilà ! _ pour tenter _ par un sursaut sur soi (de nous tous ? ou seulement des dirigeants ?..) _ de les éviter. Si les massacres passés sont des sujets tabous, comment condamner _ au lieu de se lier les mains ! _ ceux du présent ? Si les liens de Pékin avec le régime de Pol Pot sont censurés _ oui _ au moment du procès des Khmers rouges, si le nombre des victimes de la révolution culturelle ne fait l’objet d’aucun travail sérieux _ oui _ en Chine, si les archives du goulag ou de la guerre en Tchétchénie doivent être protégées _ oui _ des autorités russes, que penser de l’attitude de ces pays _ maintenant _ à l’égard de massacres à venir ? _ certes !!! qui donc le remarque et s’en soucie réellement ??? Qu’est donc ? et où se situe ? le véritable « réalisme » ???

Certes, le retour sur soi, pour être nécessaire, n’est pas suffisant _ non plus : en effet !.. Le monde occidental doit encore affronter _ on ne peut plus activement… _ d’épineux problèmes : la disparition progressive des grandes questions qui ont agité l’esprit _ public : que devient-il, celui-ci ?.. où (dans quels marécages ou quels sables) est-il donc en train de s’évanouir et perdre ?.. qu’en est-il, même, des « démocraties« , aujourd’hui ?.. _ au profit des « puzzles » ou des « minuties » _ oui ! _ dénoncées par Karl Popper dès 1945 _ dans « La Société ouverte et ses ennemis«  _ traduit un rétrécissement _ suicidaire _ de la vie intellectuelle _ oui ! _ au moment précis où la possibilité d’éclairer _ voilà ! _ de nouveaux horizons a considérablement augmenté avec les moyens _ encore faut-il savoir au service de quelles finalités (ou ambitions) on (!) choisit de les placer, ces moyens-là !.. _ de communication contemporains ; la revanche du sacré _ sur le laïque _, avec un retour fracassant de la religion sous des formes violentes et destructrices _ se fanatisant… _, renvoie au vide spirituel _ le nihilisme (!!!) que dénonce la lucidité extrême de Nietzsche ; relire toujours le « Prologue » lucidissime d’« Ainsi parlait Zarathoustra«  _ de nos sociétés : elle ne rencontre d’ailleurs aucune autre réponse que celle des armes _ tristement faible « ultima ratio regum«  Le travail _ de problématisation, d’abord : à l’encontre des vains seuls « thèmes«  _ est à peine engagé sur ces sujets en Occident. Mais le don _ qui le donne ? qui le construit ? _ du souvenir _ cela s’élabore et se construit sérieusement : c’est aussi la tâche (et l’honneur !) du « métier«  d’historien _ est pour les peuples comme pour les individus le début _ déjà _ de la cure psychique. D’où l’intérêt _ somme toute ! et en pratique… _ du « thème » du déclin _ surtout s’il est correctement « problématisé » !..

Pour conclure donc, ce « thème » _ que vient « relancer » ici, avec brio, Thérèse Delpech… _ n’a pas pour fonction _ voilà la perspective foncièrement « pratique« , donc, de Thérèse Delpech ici… _ d’entretenir une culture crépusculaire _ mélancolique… _ ou d’annoncer sans trop de réflexion _ hélas : médiatiquement… _ l’avènement de l’Asie sur la scène mondiale. De quoi parle-t-on au juste en évoquant un ensemble géographique aussi disparate ? Et qui peut dire ce que cet avènement nous réserverait ? L’avenir nous paraîtrait moins profondément déstructuré _ voilà ! _ si nous tirions _ vraiment ! _ les conséquences _ on ne peut plus effectives _ d’une vérité toute simple : le seul moyen de participer _ oui ! _ à la réalisation _ oui ! _ d’un monde _ géo-politico-économique… _ plus stable _ n’est-ce qu’un euphémisme ? _ est d’en avoir _ d’abord ; et si peu que ce soit _ une idée _ puis, qu’elle soit, si possible, un peu « juste« 

Ceux qui disposent des meilleurs outils pour la produire _ cette « idée » d’un « monde plus stable«  : n’est-ce donc là qu’une expression euphémisée ?.. _ sont aussi ceux qui ont la conscience la plus aiguë _ oui _ du caractère tragique de l’histoire _ certes : avis à certains idéalistes américains ??? et affairistes à (fort) courte vue européens ??? Les grandes catastrophes du XXe siècle font partie _ oui ! _ de notre héritage. Nous sommes des êtres du déclin et du gouffre qui ont soif de renaissance et de salut _ qu’entend donc Nietzsche par le mouvement même du « surhumain » ? sinon cela même ?.. Beaucoup de peuples pourraient _ et devraient ; ou doivent… _ se reconnaître dans ce miroir _ et se donner peut-être aussi des dirigeants (à commencer par des chefs d’État ! ou de ce qui en reste… cf notre malingre « Europe« …) en cohérence avec cette lucidité-là!.. Que de chemin (politique et géo-politique, en particulier ; mais aussi dans l’organisation même du travail et de la société ; et de la vie des Arts et de la culture !) à faire !..

Thérèse Delpech


Politologue et philosophe, chercheur associé au Centre d’études et de recherches internationales (CERI) et membre du conseil de direction de l’Institut international d’études stratégiques (IISS), Thérèse Delpech a notamment écrit chez Grasset « L’Ensauvagement » (2005), « Le Grand Perturbateur : réflexions sur la question iranienne » (2007), et publiera en 2010 « Variations sur l’irrationnel« . ……

 

Une alerte essentielle :

merci !

Madame Thérèse Delpech…

Titus Curiosus, ce 22 novembre 2009

Sur la magnifique « Exposition » de Nathalie Léger, Prix Lavinal 2009 : l’exposition de la féminité et l’exhibition (sans douceur, ni charme = sans joie) comme privation de l’intime

14juin

Pour rendre compte

et du délicieux moment, jeudi soir, de la remise du Prix Lavinal à Nathalie Léger, pour « L’Exposition« , aux Editions POL _ Jean-Paul Hirsch, directeur commercial des éditions POL et bras droit de Paul Otchakovsky-Laurens, était lui aussi présent à la fête _, au village de Bages, au milieu des vignes dominant la Gironde du château Lynch-Bages, en cette fin d’après-midi ensoleillée et agrémentée de brises, en ce Médoc très agréablement policé, désormais _ aux allures d’une un peu inattendue très douce Toscane atlantique, en quelque sorte… _,

et de la magnifique conférence _ quelle précision et quelle délicatesse dans l’analyse des nuances du qualitatif ! _ donnée par Nathalie Léger, vendredi soir, dans les salons Albert-Mollat (en dialogue avec Bernard Laffargue, qui avait très soigneusement préparé son programme de « questions« )

et de ma lecture enchantée de « L’Exposition« , plus encore

_ un très grand livre, léger et profond ! quelle maîtrise de l’expression comme des nuances les plus subtiles (et surtout justes !) du penser : une écriture classique « vibrante«  : celle qui a fait dire, à qui ? à André Gide ? en tout cas à Henri Maldiney (en « Regard, parole, espace » _ aux Éditions « L’Âge d’Homme« , en 1973 _que vient citer, à son tour, Francis Ponge dans « Pour un Malherbe« ) : « le classicisme n’est que la corde la plus tendue du baroque« … _,

je m’autorise à citer cette série de messages par courriels que je viens d’adresser :

à l’éditeur ;

et à l’auteur elle-même (en deux fois)…

Les voici dans l’ordre chronologique des envois ;

et selon la « méthode » même qui ouvre « L’Exposition » elle-même :

je lis, page 9 :

« S’abandonner, ne rien préméditer, ne rien vouloir, ne rien distinguer ni défaire

_ face à l’objet à découvrir : ici ce que je désire signifier plus ou moins vaguement à mon correspondant ; c’est un peu moins exigeant, quoique…, qu’une chose-objet à identifier et connaître, en dehors de soi, en son altérité objective (d’objet) qui vous résiste ! _,

ne pas regarder fixement »

_ mais en flux, plutôt, mouvant ; et de biais, qui plus est : sous des facettes variées, diverses et multipliées _ ;

voilà pour les consignes négatives (= ce qu’il faut éviter) ;

et maintenant voici les conseils positifs et dynamiques proposés (« plutôt« , avance avec délicatesse et modestie vraie l’auteur) :

« plutôt déplacer, esquiver, rendre flou

et considérer en ralentissant _ beaucoup de la réussite passe, en effet, par ce chemin-là _,

la seule matière qui se présente comme elle se présente _ simplement : c’est déjà bien assez complexe « à démêler« _, dans son désordre _ apparent _, et même dans son ordre » _ qui a bien du sens, si l’on essaie aussi de le déchiffrer…

Telle est l’ouverture _ fort éclairante, si l’on y fait assez bien attention, et si l’on y revient, à la « relecture » _, de « L’Exposition« … : c’est de l’inspiration et de la méthode, tant de l’écrire que du penser, le plus probe, que nous parle ici, en ouverture de son récit

_ je ne le qualifierai pas de « roman » : ne s’agissant pas ici de ce qu’Aragon, assez expert, lui, en la chose, a pu qualifier de « mentir vrai« … _

l’auteur magnifique, Nathalie Léger, de cette « aventure » d’un « motif« , à l’occasion

_ telle est la circonstance de départ, l' »accident« , on ne peut plus contingent, en sa « rencontre » avec l’auteur, qui met en branle la poursuite de ce « motif » (qui vient « boulotter » _ cf pages 15 et page 17 _ celle qui s’y livre) _ d’une proposition de création (avec « carte blanche« …) ;

à l’occasion d’une proposition (de monter une exposition)

de la part du département « Patrimoine » du Ministère de la Culture…

« Carte blanche » qui sera finalement, au bout du compte (et au vu de l’aboutissement de la recherche) retirée, la liberté des uns nuisant aux ambitions des autres :

cf là-dessus la (superbe de vérité) lettre lue (« par quelqu’un« , dans les services ; pas par « le chargé de mission » qui était le commanditaire du projet : injoignable, lui…) au téléphone, page 149 :

« Enfin, pour être tout à fait explicite, non seulement le projet ne me semble pas conforme à la sensibilité du public _ bien pensant… _ de notre musée _ de « C…« , il faut l’indiquer : une cité riche en souvenirs de Napoléon III, et du Second Empire… _,

mais, de surcroît, l’abjection

_ le projet initial portait très explicitement « sur les ruines« , page 13 ;

et « il était question dans la commande de « sensibilité de l’inappropriable », d’« effacement de la forme », de « conscience aigüe d’un temps tragique » (sic)…, toujours page 13 _

mais de surcroît l’abjection ne rentre pas dans l’idée que nous nous faisons de la mise en valeur de notre patrimoine » _ au-delà de la ville de « C… » même : des querelles à propos des états d’esprit « attendus«  des destinataires (et « publics« ) d’expositions…

Fin de l’incise.

Voici, et dans l’ordre chronologique des envois, ces courriels :

De :   Titus Curiosus

Objet : Sur le portrait (et l’exposition) + blog de Titus Curiosus
Date : 12 juin 2009 08:49:08 HAEC
À :  Editor

Merci de votre conseil de lire « La Cause des portraits » de Jean-Louis Schefer.

Le numéro de juin de la « Revue des Deux Mondes » est intitulé « Actualité du portrait« …
J’y ai, personnellement, tout particulièrement apprécié l’article (pages 152 à 159) que Jean-Pierre Naugrette consacre à Lucian Freud
« Lucian Freud, ou la surprise des corps« 
,
avec en exergue cette parole de Lucian Freud :
« En ce qui me concerne, la peinture n’est autre que la personne. Je veux qu’elle travaille pour moi
comme fait la chair
« .


Soit, ce superbe « travaille pour moi« , le concept « légérien » du « motif qui boulotte«  (pages 15 & 17) :

avec cette parole (à la radio _ page 15) de Jean Renoir, parlant de « La Règle du jeu » :
« Le sujet m’a totalement boulotté !
Un bon sujet, ça vous prend toujours par surprise, ça vous amène
« 


Nathalie Léger a l’art (très précis _ via l’IMEC ?..) des citations magnifiquement éloquentes
parce que de la plus grande justesse !


Nathalie Léger a appris
et « que le sujet, c’est justement lui qui vous tient«  _ au lieu que vous vous le teniez !
et que, ce « sujet« , « il peut ne tenir à rien«  _ c’est-à-dire à apparemment « pas grand chose«  _ ;
« d’apparence ténue le plus souvent, un détail, un vieux souvenir, pas grand chose« ,
il « vous prend et, inexorablement, vous confond en lui
pour régurgiter lentement quelques fantômes inquiétants,
des revenants égarés mais qui insistent
« …

D’où, à l’occasion de la réponse « à une carte blanche sur la ruine«  (page 17),
le « sujet« 
_ mais pas si contingent que cela, nous allons le découvrir, à la suite de l’auteur elle-même en son travail d’« écrire«  _
de « la vie de cette femme, la Castiglione« 
(qui « se fait photographier pour construire, sous l’apparence de la frivolité, ce que Poe appelait « l’habitacle de la mélancolie »  » _ page 92) :

« J’ai été happée, gobée par ce sujet-là.
J’ai tout fait pour le sauver,
c’est-à-dire tout fait pour m’en débarrasser,
mais j’étais déjà subrepticement boulottée par lui…
« 


Et,

le « sujet » devenant dynamiquement « motif« ,
cf le génie (sublimissime) de Cézanne, pages 26-27 :

« Pour en parler,
mieux vaudrait s’en tenir à ce qu’en disent les peintres :

« Je tiens mon motif »
, dit Cézanne à Gasquet _ cf Joachim Gasquet : « Cézanne« , aux Éditions Encre Marine ; et « Conversations avec Cézanne« , aux Éditions Macula. Qu’est-ce que le motif ? « Un motif, voyez-vous,
c’est ça… », dit Cézanne en serrant les deux mains. Il les rapproche, lentement les joint, les serre,
les fait pénétrer l’une dans l’autre, raconte Gasquet.
C’est ça.
« Voilà ce qu’il faut atteindre. Si je passe trop haut ou trop bas, tout est flambé »« .


Pour « faire un motif«  (page 27), « il faut par les mots
_ dans le cas de l’écrivain : les mots sont sa matière, ses moyens d’atteindre la chair,
et de la faire pétrir
_,
rapprocher lentement, conjoindre, faire pénétrer » des détails qui vont se mettre enfin à parler vraiment (= sortir de leur mutité coutumière)

Mais c’est très précisément là aussi le travail de celle qui conçoit et construit une exposition _ sur la Castiglione, par exemple _ ;
et doit « résister » aux conseils et pressions diverses (dans l’épisode du « conservateur en chef » du Musée de C…, pages 68 à 71 ; avant la lettre « coup-de-grâce » au ministère, des pages 149-150)…

Grande chose, donc, _ et sur l’inspiration ! de l’auteur, de l’artiste ! _ que ce petit livre de 157 pages qu’est « L’Exposition » :
l’exposition de soi (à commencer par leur corps), d’abord, de quelques femmes,
dont
,
outre, pages 37 à 39, Isabelle Huppert, par exemple
cf mon article à propos du film (et du roman) « Quignard versus Simenon au schibboleth de la vraisemblance (du “monde” créé) : “Villa Amalia” / “La fuite de Monsieur Monde” »

ou, page 40 (puis page 75), Marilyn Monroe,

la mère de la narratrice (passim

_ et c’est elle le pivot, bien involontaire, de sa part, certes, de ce grand livre _ ;

mais cf d’abord cet extraordinaire épisode de la photo à la plage, page 75 :

« Je me souviens de ma mère, l’été, décidant finalement de quitter sa serviette pour aller se baigner ; (…) elle s’y rend à contrecœur, le corps légèrement ployé à partir d’un point précis, le ventre, le sexe sans doute, se replier sur lui pour le dissimuler et dans cette discrète et pudique inflexion en profiter pout tout effacer, pour tout annuler, son corps, impossible à exposer, ce corps _ impossible d’y consentir« ) ;

mais aussi sa grand-mère (la mère de sa mère : « au corps souverain et idéalement conformé« , lui, page 74 ;

et dont « l’ombre portée » fait fléchir et ployer sa fille : « elle si tendre, si aimante, si confiante » dont le « fléchissement« , le « repli du corps sur lui-même« , « est bien la honte, le mot est comme une tombe« , page 74) ;

cette mère de sa mère, page 153, « le visage féroce et lumineux, cette allure étonnante, ce don d’élégance, le raffinement avec lequel, plus âgée, elle portait des perles en plastique achetées au Prisunic de la rue Gioffredo, l’évidence lorsqu’elle paraît dans l’image _ c’est-à-dire la photographie _, cette certitude » : que d’autres n’ont pas…

Dans un des articles de mon blog « En cherchant bien… »

consacré à cet immense livre qu’est « Zone » de Mathias Énard
« Emérger enfin du choix d’Achille !.. »

repris dans un second : « Le miracle de la reconnaissance par les lecteurs du plus “grand” roman de l’année : “Zone”, de Mathias Enard  »
je reprends l’expression de Mathias Énard de « la pyramide des pères«  _ et de l’injonction qu’elle comporte : au « choix d’Achille » _ :

Il y a donc aussi une « pyramide des mères« ,
mais en creux, elle, « invaginée« …


Ce que figure excellemment dans le livre l’épisode (pages 74 à 77) de la contemplation d’une photo de la mère de la narratrice à la plage _ je le relis :

« Je me souviens de ma mère, l’été, décidant finalement de quitter sa serviette pour aller se baigner« …
à l’eau « si fraîche » alors que « il fait si chaud » :
« pourtant elle s’y rend à contrecœur,
le corps légèrement ployé
à partir d’un point précis, le sexe sans doute,
se replier sur lui pour le dissimuler
et dans cette discrète et pudique inflexion
en profiter pour tout effacer, pour tout annuler,
son corps, impossible à exposer,
ce corps _ impossible d’y consentir
 » (page 75).

Souvenir doublement confronté
à des photos de Marilyn Monroe par Bert Stern
et à la toile « Phryné devant l’Aréopage » de Jean-Léon Gérome :
à leur commun geste
de « cacher son visage » (page 75).
« Ma mère, pour aller à l’eau, aurait dû se mettre son maillot sur la tête« … (page 77) !!!

C’est que les femmes entre elles, elles aussi, sont « terribles » ; et se font « honte« , en une « guerre » dans laquelle il s’agit de mettre « les autres (beautés) en déroute«  (page 10) devant soi…

Je vais achever ma lecture de « L’Exposition » : j’en suis à la page 92 _ c’était le vendredi matin, juste avant que je termine le livre…

Ravi de vous avoir rencontré.

Titus Curiosus


Ensuite, ces deux courriels adressés à l’auteur, Nathalie Léger,

hier soir et ce matin :

De :   Titus Curiosus

Objet : Sur l’exposition de la féminité
Date : 13 juin 2009 18:41:27 HAEC
À :   Nathalie Léger

Bravo pour votre présentation-commentaire, hier soir, de « L’Exposition« .

Le moment du village de Bages, ce quasi soir d’été, parmi ces belles vignes du Médoc, était, en effet, un moment de grâce (infiniment légère : zéphyrée…) :
c’était la joie d’une certaine reconnaissance (des autres : lecteurs…), pour celle qui fut très probablement une jeune fille timide, un peu incertaine d’elle-même :
avant cette « réalisation » en des œuvres
qui en sont vraiment

_ j’ai aussi jeté un œil sur « les Vies silencieuses de Samuel Beckett » ;
de même que je connais votre travail sur et pour Barthes !!!

« Journal de deuil« 

(cf mon article du 4 mars 2009 : « Lire ou pas “Journal de deuil” de Roland Barthes : chagrin à mort versus travail de deuil« ) ;

et « La Préparation du roman I & II« …

Merci de tout cela…

Et hier soir, le dispositif des salons Albert-Mollat a permis de parfaitement bien entendre et goûter la qualité
(de précision, délicatesse et infinie justesse) de votre penser et parler

_ en plus de celle de l’écrire : mais peut-on les disjoindre ?..

Jeudi soir, et non sans mauvaise conscience, je n’avais pas encore achevé la lecture de « L’Exposition« , entamée le matin seulement :
je m’étais procuré le livre dès réception de l’invitation de Denis Mollat
à être de la petite fête de Bages. Je m’en voulais un peu de ne pas avoir eu le temps _ par charge du travail professionnel _ d’aller au point final,
qui, donc, allait être « l’Inexorable« 
(page 157).
Soit ce qui met fin, en « coupant » ses derniers « possibles« , au « destin » d’une vie…
Avec sa théâtralité grandiloquente qui n’échappe pas complètement au ridicule, Malraux l’a formulé ainsi : « la mort transforme la vie en destin« …
Mais le « baroqueux » que je suis
n’est pas indifférent du tout au « memento mori«  : l’expression vient sous votre plume, page 149…

Au passage,
j’ai rédigé le texte de présentation du livret du CD de la déclamation, par Eugène Green, du « Sermon sur la mort » de Bossuet (CD Alpha 920, paru en 2002 & « Sermon sur la mort » de Bossuet) ;
dont le titre est « Lecture de Bossuet : la traversée du mystère, le singulier du Présent » ;
et les titres des sous-parties : « Dans le siècle et au milieu du monde _ chronique du temporel » ;
et « Poétique baroque de la présence : la fraîcheur du vent dans les plis« …

Ce que, page 44 de « L’Exposition« , vous dites de l’absence de vision _ par quiconque (un homme pour une femme, en l’occurrence) _ de « vacillement« ,
de
« tremblante lueur dans ses yeux brillant, comme une flaque de soleil à la surface des eaux » (in Ovide) : le « vacillement » de la joie vraie,
me semble éclairer la sécheresse de cœur de bien des personnes
,
au-delà du cas, ici (assez « gratiné« , il est vrai), de la « marmoréenne » comtesse de Castiglione :
du rivage de sa maison de famille de La Spezia, ne peut-on pas entrevoir les montagnes de marbre de Carrare ?..

Et qu’on ne s’y méprenne pas : il ne s’agit pas, pour ce « vacillement« , de « la fonction de l’orgasme«  (comme la nomme doctoralement Wilhelm Reich),
mais du « vent d’éternité » (irréversible, lui) d’un amour partagé, tout simplement.
Ce qui a fait dire à Spinoza _ un maître de la joie et de la béatitude _ que, parfois, « nous sentons et expérimentons que nous sommes éternels«  :
quand la joie ressentie témoigne effectivement de l’actualisation de notre puissance…

C’est pour cela que je pense qu’une des clés de « L’Exposition » se trouve à la page 111 :
« Et moi qui voulais écrire sur la joie, sur l’ondée intérieure, le froissement là, très haut, saisissant à la gorge, un ravissement, le bonheur,
encore raté
« 

_ la Castiglione mettant son cœur décidément « un peu (trop) bas« …

(ainsi qu’elle se l’entend signifier par l’impératrice elle-même, au bal du ministère des Affaires étrangères, en février 1857 : page 124).

Non : vous dites simplement, dans « L’Exposition » de quelle base il nous faut, chacun d’entre nous, nous élever (nous défaire ; voire nous arracher)
pour atteindre cette rive _ décisive, alors _ de la joie vraie…

Vous en donnez en quelque sorte le « négatif » (photographique).

Et pour des photos de la joie _ et leur flou : la joie est toujours en mouvement (et d’expansion : cf Jean-Louis Chrétien : « La Joie spacieuse« )… _, je vous recommande l’œuvre de mon ami Bernard Plossu…
Il ne fige rien…

Je vais écrire un article sur « L’Exposition » (demain matin, sans doute) ;
que je place à hauteur du roman qui m’avait le plus impressionné, cette saison 2008-2009,
« Zone » de Mathias Énard : en un tout autre style ;

j’aime les deux…

Voici l’article sur « Zone » _ du 3 juin 2009 : reprenant un précédent (dès septembre : le 21; le jour de l’automne), à l’occasion de l’attribution du « prix du livre Inter » à ce roman… _ « Le miracle de la reconnaissance par les lecteurs du plus “grand” roman de l’année : “Zone”, de Mathias Enard »
qui justifie ma comparaison :
dans « L’Exposition« , c’est l' »invagination » _ en pyramide inversée _ des filles par rapport à toutes les mères dont elles sont issues,
qui se met en miroir
de la « pyramide des pères » qui accable les fils, en « Zone » (selon « le choix d’Achille« )…


Enfin
_ et vous pardonnerez peut-être cette prolixité gasconne… _,
je vous recommande l’œuvre de Daniel Mendelsohn, centrée sur la construction (très riche, et ouverte) de l’identité,
à partir d’une démarche d’enquête pleine de probité (et de persévérance) _ comme la vôtre…


Voici ce que j’en ai écrit sur mon blog « encherchantbien » en deux articles, les 8 et 9 février derniers, à propos de « L’Etreinte élusive » : « Désir et fuite _ ou l’élusion de l’autre (dans le “getting-off” d’un orgasme) : “L’Etreinte fugitive” de Daniel Mendelsohn » &, commentant le précédent, « Daniel Mendelsohn : apprendre la liberté par l’apprendre la vérité : vivre, lire, chercher »

Il faut lire aussi le plus admirable encore (que « L’Etreinte élusive« ) « Les Disparus« …
Vous découvrirez l’importance qu’y prennent les photos !!!

Mais pas pour « se dégoûter » (ni dégoûter les autres) « de la figure humaine« , comme vous le relevez, page 94, dans le délicieusement vénéneux « La Curée » _ de Zola : une cuvée délectissime, en effet…
Si vous ne le connaissez pas, essayez de jeter un œil sur le film (excellent) qu’en a tiré Roger Vadim, en 1965…

Et de cette enquête sur le chantier complexe et riche de l’identité personnelle,
Daniel Mendelsohn achève, en ce moment même en France et à Paris, le troisième volet :
sur ce que la culture (et la littérature) française(s) a (et ont) apporté au déploiement _ non achevé : le processus se poursuit… _ de son identité.

Bien à vous,

Titus Curiosus


P-s : j’espère que Monteverdi vous a mise en joie ;
il y a quelques années,
j’avais été comblé par un admirable « Retour d’Ulysse dans sa patrie« , dirigé par William Christie,
sur cette scène splendide du Grand-Théâtre (de Victor Louis : de 1776, il me semble)…

Suivi, ce matin à l’aurore de cet autre courriel, complétant le premier :

De :   Titus Curiosus

Objet : et l’exhibition comme « privation de l’intime »
Date : 14 juin 2009 07:43:17 HAEC
À :   Nathalie Léger

Suite à mon mail d’hier soir :

Et le contrepoint de « l’exposition » instrumentalisante (de soi ; ainsi que de rapports à d’autres que soi),
est

ce que le philosophe Michaël Foessel appelle très justement : « la privation de l’intime« .

Nous sommes alors aux antipodes de ce « charme« , de cette « douceur » vraie du regard, qui font si cruellement défaut à la Castiglione… :
en plein dans la « guerre » de ces armes que sont les apparences organisées
(de soi et de quelques autres, s’y prêtant),
celle qui vise la « déroute » des adversaires : sur un certain marché des séductions (et des images)…

Voici, si vous avez un peu de temps, ma réflexion (en un article de mon blog, le 11 novembre 2008 : « la pulvérisation maintenant de l’intime : une menace envers la réalité de la démocratie« ) sur ce phénomène d’instrumentalisation et de pouvoir
bien à l’envers (et aux antipodes) de la joie
:
cette « joie » espérée, dites-vous en un éclair (qui illumine beaucoup des ténèbres arpentées dans « L’Exposition » !) : « l’ondée intérieure« , « un ravissement, le bonheur« , dites-vous si éloquemment page 111.

Mais si c’est « encore raté«  (dites-vous, page 111) cette-fois-ci,
ce n’est que pour l’objectif d’écriture
_ la « joie » ; et non pas « l’abjection« , après la « férocité«  _ de ce récit-ci (de « L’Exposition« ) : autour du projet
(= « une carte blanche proposée par la direction du Patrimoine« , page 13 ;
et pour la réalisation de laquelle on vous « proposait le Musée de C… » ) ;

autour du projet d' »exposition » sur le motif de la « ruine« 
_ qui ne se réalisera finalement pas,
suite au « refus » de votre « choix de la photo du reliquaire » par « le conservateur général du musée de C…« , ayant « écrit au ministère » son (vif ; et acerbe) mécontentement (page 149) ;
et
« le chargé de mission«  au département du « Patrimoine » du Ministère de la Culture devenant soudain injoignable : «  »sa mission est achevée », me dit-on« , page 150 ;
et par là-même s’est achevé le projet de l’exposition « sur les ruines » (page 13)… _

autour du mystère
de la férocité du regard

_ ainsi que de la très durable (jusqu’à sa mort) fascination pour sa propre image (photographique) :
« elle  se fait construire, sous l’apparence de la frivolité, ce que Poe appelait « l’habitacle de la mélancolie »«  ( page 92) _
de la Castiglione :

dont vous finissez (pages 142-144) par dégager sans doute le « secret » (« elle se saoule d’abjection« ) dans l’image que vous finissez par exhumer, « dans les sous-sols du musée de C… » :

« Voilà. C’est elle« , page 142 ; « je sais que c’est celle-là« , page 144)
la photographie du « reliquaire » au « chien mort«  (page 142) :
« autour de la dépouille de son chien mort _ « Sandouya » ? « Kasino » ? (page 50) _, la vieille Castiglione (…) s’agenouille la tête dans les mains et rejoue la scène de la déploration.
Elle devient chose parmi les choses, corps putréfié parmi la pourriture, seul tombeau possible pour son ineffable beauté, enfin
«  (page 142) ;

et encore ceci :
« Après l’enivrement de sa beauté, après l’extase,
elle se saoule d’abjection
« 
(page 143).


Car « ce » n’est pas du tout « raté« 

dans la vie qui est la vôtre,
puisque,

si vous savez dire (page 111) avec autant de sérénité que vous désiriez écrire « sur la joie » (et « le bonheur » qui en émane),
on sent bien que vous en avez une expérience précise de la réalité

et de la valeur

_ et combien, a contrario, le cas de la Castiglione en constitue le contre-exemple monstrueux…

De même que c’est une absolue réussite (d’écriture et de pensée)
que ce récit si juste
sur l' »exposition » de soi aux autres

en confrontant, même si c’est fort discrètement, l’histoire de votre mère

_ cette dernière aux prises avec sa propre mère, avec son fiancé et mari, et avec « Lautre » ;
ainsi, même si c’est très discret, qu’avec vous-même, sa fille : mais en contrepoint heureux, cette fois !.. :

« étant moi-même à ses côtés (et non « contre » elle), la soutenant, l’aimant, et elle, si tendre, si aimante, si confiante« , dites-vous de vous deux, très brièvement, page 74 ;

et vous lui rendez par là, et très discrètement, un magnifique hommage :

elle qui fut tout à la fois « joyeuse _ revoilà donc l’élément décisif ! _, scrupuleuse et songeuse« , dites-vous d’elle (et c’est presque la fin du récit de « L’Exposition« , à la page 156)…

en confrontant, donc, l’histoire de votre mère

_ mais aussi celle d’une Isabelle Huppert ou d’une Marilyn Monroe, face à l’exposition à la photo _

avec celle de la Castiglione ;

que constitue cette « Exposition » de 157 pages parue chez POL… :
et dont témoigne la réception (heureuse !) par les lecteurs (et ce prix Lavinal)…

Voici donc cet article (du 11 novembre 2008) sur l’analyse de Michaël Foessel de « La Privation de l’intime » : « la pulvérisation maintenant de l’intime : une menace envers la réalité de la démocratie« …

Bien à vous,
et en osant espérer n’être pas trop importun par cette prolixité chronophage
(de gascon :

je suis aussi cousin avec Adolfo Bioy Casares ; ma mère _ qui a 91 ans _ est née Bioy ; d’une vieille famille béarnaise d’Oloron…)

Titus Curiosus

Ps :
j’ai adoré, sur le rapport avec sa mère, le livre d’Elisabetta Rasy, « Entre nous » (« Tra noi due« , en italien).
Et Elisabetta Rasy est devenue une amie.

En 2004-2005 et 2005-2006, j’ai fait travailler les élèves de mon atelier littéraire et photographique « Habiter en poète » sur le regard sur Rome d’Elisabetta Rasy dans ce roman (mâtiné d’autobiographie), « Entre nous » ;
qui est un « tombeau » à la mère ; de même que son roman « Pausilippe » était un tombeau au père : les deux sont parus en traduction française aux Éditions du Seuil…

L’enjeu de notre atelier (avec le photographe bordelais Alain Béguerie) étant d’aller en huit jours à Rome tenter de « saisir » et « restituer » par l’activité photographique (« inspirée » et persévérante ; ainsi que chanceuse…) le regard sur sa ville d’un grand écrivain contemporain…

En 2002-2003 et 2003-2004, nous avons accompli le même « travail » (merveilleux !) avec _ et dans _ la Lisbonne d’Antonio Antunes en son « Traité des passions de l’âme« .
Mais je n’irai pas jusqu’à dire que j’entretiens les mêmes rapports amicaux avec Antonio Lobo Antunes qu’avec Elisabetta : même si chacun d’eux a bien voulu échanger avec nous durant presque deux heures…

Alors, je me demandai :
comment interpréter vos dernières pages, après l’échec de l’exposition Castiglione-Musée de C… ?
Qui prononce, page 153, les paroles (mises en italiques) : « Or, un soir de novembre, peu de temps après la mort de ma mère, je rangeais des photos » ?
Est-ce votre mère ?..

Et qui dit  (page 154) :
« Certains jours, je suis comme cette vieille qui pleure assise devant les photos qu’elle fait glisser sur la toile cirée avec des gestes trop grands » ;
en présence de
« l’infirmière« 
(?) qui commente « cette manie qu’ont les vieux _ pas tous _ de pleurer dès qu’ils se souviennent« , « en rangeant les photos« ,
si ce n’est vous-même, cette fois :

« je suis comme cette vieille femme, je regarde les visages de ceux qui ont disparu,
je continue à faire glisser les images,
j’arpente le couloir
_ de la vie de chacun ? _ lente, penchée, misérable« 

En 2006, j’ai perdu mon père, né le 11 mars 1914

(en une cité au pied des Carpates, chef-lieu d’arrondisement du Bolechow du grand-oncle Shmiel Jäger de Daniel Mendelsohn, qui le fait revivre dans « Les Disparus« ) ;

homme particulièrement silencieux, avec lequel j’ai toujours eu des rapports assez peu faciles.
Il est mort après 6 mois d’Alzheimer en une maison de retraite à 5oo mètres de chez nous ; plus mutique que jamais.

Et depuis je suis dans un travail de deuil qui me fait, comme vous, « rebattre les cartes« …

Votre pudeur (de fille de votre mère), dans cette « Exposition« , est magnifique.

Outre les livres de Mendelsohn,
je vous recommande, donc, aussi, ces deux livres d’Elisabetta Rasy : « Entre nous » et « Pausilippe » : les photos aussi y sont présentes, et importantes.

Quant à moi, je ne prends personnellement jamais de photos _ je laisse faire mes trois filles…
Et je suis ami avec des photographes : Alain Béguerie ; Bernard Plossu.

Cf mon article, encore : « Attraverso Milano : le carton d’invitation alla mostra »

« L’Exposition » de Nathalie Léger : un très grand livre, dense et léger (= intense, précis, et sans pathos), de 157 pages ;

comme l’a bien souligné Jean-Michel Cazes au village de Bages, lors de la cérémonie solennelle d’intronisation (« Nathalie Léger à la lumière du Médoc« ) de Nathalie Léger et Jean-Paul Hirsch au sein de la joyeuse et sérieuse Commanderie du « Bontemps, Médoc, Graves, Sauternes et Barsac« …

Titus Curiosus, ce 14 juin 2009

A propos de « La Nuit de Mai » de Clément Rosset : un article d’Aurélien Barrau sur les « modalités philosophiques » rossétiennes

20fév

A propos de l’analyse du désir dans « La Nuit de mai » de Clément Rosset, et en complément à mon article précédent : « Le “désir-monde” du désir face à ses pièges : Clément Rosset à la rescousse des élans de Daniel Mendelsohn et de Régine Robin« ,…

on se reportera avec grand profit à un très bel article du philosophe et physicien Aurélien Barrau : « la philosophie rêvée _ Clément Rosset et la complexité du désir« , sur l’excellent site _ quelle mine ! _ laviedesidees.fr

Des thèses du début de l’article, je n’ai rien , ou très peu, à ajouter :

« Comment convoquer, dans un très bref essai, Proust et Boulez, Balzac et Stravinsky, Dostoïevski et Berio, Michaux et Tchaïkovski, Verlaine et Ravel ? Comment croiser, en quelques pages, Lucrèce, Leibniz, Nietzsche, Marx, Freud, Cioran, Deleuze et Althusser ? Comment imposer, par les non-dits d’un écrire presque nonchalant, des réminiscences insistantes _ devenant bientôt des présences évidentes _ de tous les autres, les compositeurs, les poètes, les philosophes, les plasticiens, les romanciers qui participent d’un ineffable réseau ? Il suffit, sans doute, d’offrir à la réflexion du penseur de la singularité _ Clément Rosset _ un concept pluriel par excellence : le désir.

L’objet du désir est une multiplicité. La « machine désirante » de Deleuze et Guattari dépasse la dialectique de l’Un et du Multiple par régime associatif, couplage, synthèse productive. Elle refuse de subsumer la globalité des désirs produits sous une unité qui les réduirait et les transcenderait. Tout y fonctionne simultanément, mais les objets de la somme sont toujours partiels. C’est le cœur de la thèse que Clément Rosset défend, complète et _ dans une certaine mesure _ infléchit avec « La Nuit de mai « .

Proust comme un paradigme. La petite madeleine n’est pas seulement le souvenir de Combray. Plus exactement, l’enchantement qu’elle suscite, les délices qu’elle engendre, l’extase délicate qui l’accompagne _ ce sont les verbes qui sont importants : par ce qu’ils dynamisent ! _, ont chargé Combray d’une signification particulière : non pas d’un sens caché ou d’une profondeur à découvrir, mais d’une sorte de pouvoir totalisant _ irradiant, et positivement (!), à l’infini. Combray est devenu la totalité des joies et des désirs de Proust _ en fait « Marcel«  _ enfant. Ce qui entoure ou accompagne un objet d’amour n’est ni une « garniture », ni une valeur ajoutée : c’est une condition de possibilité pour que l’affect se déploie _ à l’infini de ses ondes irradiantes. L’émotion _ mouvante et mobilisatrice _ est une pluralité d’émotions _ en cascades, en quelque sorte : comme aux lacs (multipliés ; et sublimes) de Plitvice ; ou de la (merveilleuse aussi) rivière Krka ; les deux en Croatie : des lieux de bains éclaboussant de joie… La cohérence importe moins que la cohésion _ par contiguïté (à commencer par empirique) _ : aussi artificielles soient-elles, les ramifications _ se déployant _ de l’objet désiré sont nécessaires à son émergence en tant que lieu identifié _ à partir de son « ressenti » _ du désir. Proust ne pourrait pas aimer le souvenir de Combray si celui-ci ne convoquait simultanément une myriade _ en effet ! _ de circonstances joyeuses, d’enthousiasmes latents et de jubilations en devenir _ que de transports heureux !.. Si le souvenir n’était que partiellement heureux, il cesserait absolument de l’être. Le dramaturge latin Trabea écrivait « je suis joyeux de toutes les joies » ; autrement dit : aimer, c’est tout aimer _ sans chichiteries, ni « comptages » : cf aussi Brassens : « Tout est bon chez elle ; (il n’)y a rien à jeter«  : encore heureux !!! ; et « sur l’île déserte, il faut tout emporter«  : on ne saurait mieux (le) dire ! La joie, comme le désir, ou l’amour, est surdéterminée _ d’abondance ! _ : une diversité de causes, parfois étrangères les unes aux autres _ de pure « accointance », si je puis me permettre, circonstancielle : un bonheur de « coïncidence » ! en quelque sorte ; et tout l’alentour, aussi, en profite joyeusement ! car la joie est heureusement contagieuse ; en plus… _, doit intervenir pour qu’elle _ la joie _ émerge _ et sourde de quelque part (peu importe laquelle, ou lesquelles) de moi, qui suis en expansion, alors… : il n’y a de joie qu’à y prendre part ; si la joie vient à notre rencontre ; elle n’est, aussi (= n’existe ; ne naît), en nous, qu’à « trouver » (et « rencontrer ») en nous une joie elle-même profonde ; essentielle ; en un improbable (voire miraculeux) accord avec ce qui vient s’offrir à elle (et à soi ; ou à nous) du réel (et d’un autre) : d’une altérité, en tout cas ! C’est cet accord-là qui « se fête » par la fête même de la joie, en quelque sorte !.. Non qu’une joie isolée soit intrinsèquement impensable, mais plutôt que son instabilité _ = sa fragilité, vulnérabilité, faiblesse : non vivable… _ est telle qu’elle mène inexorablement _ de fait ! cela se constate, forcément ! _ à la chute. Chute qui met en jeu l’existence même _ en effet... _ : le déprimé déçu par une joie _ trop _ fugace _ faiblarde ! _ devient souvent suicidaire. Une jouissance unique, isolée, singulière _ sans compagnie à elle-même, cette jouissance tristounette-là _, ne peut plus devenir un objet de désir _ et est snobée… Ce dont la fin _ le terme, la cessation, l’arrêt _ est repérée, les limites identifiées, les ramifications circonscrites _ un concept important ! _, les linéaments soulignés ou l’unicité avérée, n’existe déjà plus _ pour un sujet susceptible de désirer _ en tant que bonheur latent _ faute d’infini de ses « retentissements », de ses ondes (et « harmoniques ») en propagation expansive. Un « désir-maître » _ cf « La Force majeure«  _ peut émerger, objet pensable _ parfois palpable _, mais il n’est _ nécessairement, selon l’analyse magistrale de Clément Rosset _ que le lieu d’une convergence, d’une complicité, d’une connivence » _ le conditionnant absolument (sine qua non !) ; ni plus, ni moins ; ou plutôt : il n’a lieu (= n’actualise sa potentialité) que si co-existe(nt), avec lui, et le « pousse(nt) » avec faveur (!), « une convergence« , « une complicité« , « une connivence » « bénéfiques », qui ajoute(nt) à cette joie ; et la hausse(nt) à un sentiment de bonheur, sub specie æternitatis ; en plus de la réjouissance du présent, sub specie temporalis ! Les deux coexistant et se renforçant dans l’allégresse ! Ce que le triste, pour sa part, en son isolement (de tout), de son côté (et en son « quant-à-soi »), ignore ; et n’a, probablement, même pas le moindre début d’idée ; faute d’en ressentir le plus petit début d’une émotion, ou plutôt d’un sentiment (voire d’une passion) : le malentendu est alors immense. Comment espérer jamais le combler ? Comment essayer d’initier un triste à la joie ? Comment lui faire franchir le premier petit pont (ou passerelle) ?.. la première invisible limite (ou frontière) ?..

Un peu davantage de commentaires, peut-être, pour la suite _ un peu plus abstraite, « métaphysique », sans doute, du bel article d’Aurélien Barrau :

« En marge de la complication _ complexité plutôt _ des objets du désir, Rosset esquisse une pensée de la complexité  _ c’est mieux, en effet ! _ du sujet désirant. Il est structurellement hétéronome _ se livrant à l’attractivité de son objet ! Il est pluriel _ comme l’identité  (« men » et « de« , en grec) que Daniel Mendelsohn, peu à peu, se découvre, en répondant (un peu) mieux à l’attraction de ses désirs, et au fur et à mesure des rencontres des sujets qui vont les susciter, ces désirs-là _, il se scinde, il invente le médiateur _ accélérateur et « combustible« , dit Rosset _ de son propre désir. Comme le suggérait René Girard _ notamment dans « Vérité romanesque et mensonge romantique » _, il se façonne à l’image métaphysique _ = mimétiquement _ du « modèle«  et de son rapport _ de tension jouissive par elle-même, déjà _ à l’objet _ = « jeté vers » ; = « jeté pour » (le sujet)… _ considéré.

Clément Rosset admet que l’image d’un « combustible du désir » inévitablement constitué en rhizome _ selon le schéma deleuzo-guattarien ; cf « Rhizome« , en 1976 ; repris dans « Mille plateaux« , en 1980 _ semble parfois contredite. De Rastignac à Claës, en passant par Grandet et Hulot, les héros balzaciens paraissent, au contraire, polarisés par une idée fixe, unique lieu fantasmé de leurs passions et de leurs actions. Des monomanes désirants _ en effet. L’exclusive de la quête y apparaît comme consubstantielle à l’authenticité du désir. La thèse centrale de l’ouvrage n’est néanmoins pas déconstruite par ces exemples dans la mesure où l’objet du désir, pour unique qu’il soit, n’en devient pour autant jamais isolé _ et c’est bien là le point décisif ! La complexité ramifiée du désir s’est en quelque sorte condensée, cristallisée. Elle n’en demeure pas moins prise dans l’entrelacs dense et enchevêtré _ et mouvant, dynamique _ de la trame des plaisirs visés.

Mais quel désir, précisément, a pu pousser _ en amont même de l’œuvre _ Clément Rosset _ lui-même, en tant qu’auteur se mettant à la table d’écriture _ à écrire ce si bref ouvrage dont le propos est finalement fort simple, presque évident ? _ mais glissant, en la réalité tellement mouvante ( et « in-circonscriptible !) de son objet (le désir) ; et dérangeant pour beaucoup, voire tant ! pour cette raison-là… À quels autres objets, idées, mélodies, poèmes, mythes est-il lié dans le processus symplectique du désir rossetien ? Cet essai est peut-être le moins explicitement philosophique de toute l’œuvre de Rosset : aucun plaidoyer ontologique, aucune réflexion sur la nature du réel, aucune résonance ouvertement épistémique. Pourtant, et c’est sans doute l’intérêt central de l’ouvrage, la position philosophique de l’auteur _ et c’est ce qui intéresse tout particulièrement ici Aurélien Barrau s’y décèle aisément en filigrane. Non pas cachée à la manière d’une énigme dont il faudrait découvrir la clef ; mais, bien au contraire, mise en œuvre comme une « machine errante » qui se dévoile moins par ce qui la constitue _ en amont : oui que par ce qu’elle produit _ en aval : en effet ! Il ne s’agit pas ici _ pour Clément Rosset _ d’argumenter, mais d’actualiser. On ne philosophe plus, on explore le champ des possibles au sein d’une élaboration philosophique _ parfaitement d’accord !

Les filiations lucrétienne, spinoziste et nietzschéenne _ oui ! je les ai bien notées aussi… _ de la position de Clément Rosset se lisent, à la manière d’un palimpseste, tout au long de ce petit ouvrage. Du premier, on trouve une référence explicite au quatrième livre du « De natura rerum » : « Vénus est vulgivaga, c’est une vagabonde », les objets du désir sont variables et s’organisent en multiplicité. Du second, on entrevoit le conatus comme puissance de persévérance du désir (le héros balzacien, archétypal de ce point de vue, fait, précisément, ce qu’il faut pour qu’il ne soit jamais assouvi _ c’est-à-dire « arrêté », immobilisé, annulé : il en « veut » toujours plus… _). Du troisième, on décèle la réhabilitation désinhibante qui innerve le « Crépuscule des Idoles« , œuvre centrale pour Rosset dans la mesure où Nietzsche s’y révèle déjà suffisamment en proie à la folie pour n’avoir plus besoin d’inventer d’inutiles répliques du réel, mais encore assez lucide pour être en mesure de le décrire.

Une philosophie en creux. « La Nuit de mai » est une philosophie du non-dit, du non-requis, du non-pensé _ avec « sprezzatura« … Clément Rosset n’a pas besoin d’y récuser l’existence d’un double du réel qui, depuis Socrate, constituerait la grande illusion métaphysique. Il n’a pas besoin d’y réfuter la distinction de ce qui est et de ce qui existe. Il n’a pas besoin d’y rappeler qu’aucun sens caché n’a valeur par-delà l’expérience vécue. Il n’a pas besoin d’y faire l’apologie d’une immanence paradoxalement puisée à l’aune de Parménide. Il n’a pas besoin d’y développer une ontologie _ cf « Le réel : Traité de l’idiotie«  _ de la singularité. Il lui suffit d’outrepasser les concepts jalonnant la tradition par une pratique philosophique littéralement insensée. L’affirmation du primat de la différence se lit dans un rapport insolite au réel : tout est singulier et étonnant par le seul fait d’exister. Poursuivant son rejet de toute variante de méta-question philosophique du « pourquoi » _ ce qu’on pourrait, en l’occurrence, appeler le « principe de raison » de Descartes, Leibniz ou Hegel _ Rosset ne s’intéresse pas à le genèse du désir _ en effet ; de même que François Noudelmann s’en agace, frontalement, carrément, lui, dans « Pour en finir avec la généalogie » (en 2004), et dans « Hors de moi » (en 2006) Il en analyse la modalité _ voici le principal apport de l’analyse ici du travail de Clément Rosset par Aurélien Barrau !

Il y a, chez Clément Rosset, différentes manières d’accéder à la réalité, d’y accéder dans toute l’étendue de son insignifiance (c’est-à-dire d’en percevoir simultanément la détermination et l’indétermination, les « deux visages de Janus » _ in Clément Rosset : « Le réel : Traité de l’idiotie« , Paris, Éditions de Minuit, 1997, p. 26 _ : le hasard et le nécessaire). L’ivrogne et l’amoureux éconduit, par exemple, sont sur cette voie d’existence sans essence. Ils ne veulent _ ni ne peuvent _ inventer un double fantasmatique : il sont en prise avec l’actualité vécue d’un réel remis à neuf. Or, étonnamment, Rosset prétend que « La Nuit de mai«  est la retranscription, plus ou moins exacte, d’un rêve. Sans doute _ à son insu ? _ propose-t-il ici une nouvelle voie d’accès au monde brut, non dupliqué, en devenir : le songe. Qui, mieux qu’un rêveur, pourrait faire une pure expérience de la surface, du contour, de l’apparence ?


Tout, loin s’en faut, ne va pas de soi dans la proposition de Clément Rosset. L’identité supposée des discours sur le désir, l’amour et la joie, en particulier, n’est pas sans poser de difficulté. Les arguments évoqués : « l’amour est la forme la plus intense du désir » et la référence à la phrase de La Fontaine introduisant les « Animaux malades de la peste » « Plus d’amour, partant, plus de joie« , sont pour le moins laconiques _ devrions-nous nous en plaindre ? Non.. Qu’il existe un rapport de causalité _ un fort souci du physicien _ entre le sentiment amoureux et l’émergence de certains bonheurs _ ou « joies » ?.. _ corrélatifs ne suffit certainement pas à établir _ par raison démonstrative ? _ l’identité générale des schèmes structurant ces deux ordres psychiques. La proposition demeure _ à dessein ? _ à étayer et son champ de validité à établir _ mais Clément Rosset est, en cette « Nuit de mai« , ainsi que dans la plupart de ses écrits, « dans » d’autres modalités de « parole »…

Lévi-Strauss voyait _ dans « L’Homme nu«  _ dans le « Boléro » de Ravel _ l’un des compositeurs les plus présents dans l’œuvre de Rosset _ l’exemple, fort paradoxal, d’une « fugue à plat », en tension vers l’inouïe modulation finale en Mi Majeur. C’est peut-être ainsi que pourrait se lire cet étrange opuscule : un contrepoint déplié, étiré entre la complexité de l’objet désiré et celle du sujet désirant, tendu vers une drolatique réhabilitation de l’égoïsme _ du moins dans le cas, délimité (!), de son « in-nocence » : absence de nuisance envers autrui _ en tant que capacité à ne pas nuire ! _ avec, page 39, cette « grande qualité d’être le seul à garantir à autrui qu’on le laissera tranquille en toute occasion. Vous ne serez jamais dérangé par quelqu’un qui ne s’intéresse pas à vous » ; même si Clément Rosset concède aussi, tout de même, bien qu’elliptiquement, page 40, que « ses abus peuvent être fâcheux (on l’a vu chez Balzac)« 

« La Nuit de mai«  ressemble à Clément Rosset : peu rhétorique, simple comme l’évidence, protéiforme comme le désir, étonnante comme le réel. Elle est aussi très singulière au sein de l’œuvre. Comme il se doit.« 


Ainsi, voilà aussi la seconde partie de l’article d’Aurélien Barrau.

Pour mettre un peu plus en perpective et en relief mon vagabondage sur le « désir » comme « désir-monde » chez Clément Rosset,

afin d’un mieux lire, ainsi, et L’Étreinte fugitive” de Daniel Mendelsohn, et “Mégapolis _ les derniers pas du flâneur de Régine Robin…


Titus Curiosus, ce 20 février

 

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