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Un hommage à Adolfo Bioy Casares à la Maison de l’Amérique Latine

21mar

Du vendredi 23 mars prochain _ après-demain _ au samedi 21 juillet,

la Maison de l’Amérique latine, 217 Boulevard Saint-Germain, à Paris,

nous propose un programme exceptionnel de projections de films tous inspirés du roman extraordinaire d’Adolfo Bioy Casares L’Invention de Morel,

et rarement vus.


Parmi ces films,

L’Année dernière à Marienbad d’Alain Resnais,

dont le scénario et le découpage sont d’Alain Robbe-Grillet, lui-même inspiré _ cela se sait peu ! _ de L’Invention de Morel d’Adolfo Bioy Casares, précisément !

Á redécouvrir donc !..

Et d’autre part, il se trouve qu’Adolfo Bioy (Buenos Aires, 15-9-1914 – Buenos Aires, 8-3-1999) est mon cousin _ ma mère est une Bioy.

Et l’information de ce cycle de manifestations cinématographiques à la Maison de l’Amérique latine, à Paris, m’a été transmise par Silvia Baron Supervielle, amie très proche d’Adolfo et de son épouse Silvina Ocampo _ à Oloron même, le caveau des Supervielle jouxte celui des Bioy, au cimetière de la rue d’Aspe _ ;

Silvina Ocampo (Buenos Aires, 28-7-1903 – Buenos Aires, 14-12-1993),

dont les Éditions des Femmes viennent de faire paraître tout dernièrement en traduction française deux ouvrages : La Promesse, et Sentinelles de la nuit.

Adolfo Bioy Casares et Silvina Ocampo le jour de leur mariage à Las Flores, province de Buenos Aires (1940)

Debout : Óscar Pardo, Enrique L. Drago Mitre et Jorge Luis Borges (témoins du couple)

Source : Adolfo Bioy Casares. Una poética de la pasión narrativa, Anthropos, n.º 127, décembre 1991, page 28.


Ce passionnant cycle de films aura pour complément la très intéressante exposition L’Invention de Morel ou la Machine à images,

dont le commissaire est Thierry Dufrêne.

Cette exposition, qui se tiendra à la Maison de l’Amérique latine, 217 Boulevard Saint-Germain,

sera visible du 16 mars au 21 juillet 2018 : 

du lundi au vendredi, de 10 h à 20 h,

et le samedi, de 14 h à 18 h.

La première séance de ce cycle cinématographique original et passionnant

aura lieu vendredi 23 mars, de 14 h 30 à 19 h ;

et comportera les 3 films suivants :

à 14 h 45 : L’Invention de Morel, de Claude-Jean Bonnardot (1967, 100′)

à 16 h 30 : L’Invention de Morel, d’Emilio Greco (1974, 95′, version originale sous-titrée en français)

à 18 h 30 : A Necessary Music, de Beatrice Gilson (2008, 30′, version originale sous-titrée en français)

Trois adaptations du roman bien différentes, témoignant au passage de l’évolution du regard sur cette œuvre éminemment singulière et fascinante :

la première restitue le monologue intérieur du naufragé ;

la seconde, quasiment muette, tournée à Chypre avec Anna Karina, privilégie l’image ;

la troisième transpose l’histoire dans l’île Roosevelt, près de New-York, dont les habitants jouent leur rôle.


Le mercredi 28 mars à 19 h,

projection de L’Année dernière à Marienbad, d’Alain Resnais (1961, 94′),

avec la participation de Sylvette Baudrot et Jean Léon.

Réalisé par Alain Resnais à partir du scénario d’Alain Robbe-Grillet,

qui avait lu L’Invention de Morel où apparaît _ mais oui ! _ le nom de Marienbad qui précisément lui donne son titre,

et tourné dans des architectures baroques allemandes,

ce film avec _ on s’en souvient ! _ Delphine Seyrig,

a la beauté sidérante d’un labyrinthe de temps.

Le mercredi 11 avril à 19 h,

projection du film Adolfo Bioy Casares, de Pierre-André Boutang et Dominique Rabourdin (1992, 55′),

issu de la collection des Entretiens d’Océaniques. Mémoires du XXe siècle,

avec la participation de Dominique Rabourdin et André Gabastou.

André Gabastou

 

 

 

 

 


Dans ce film, Adolfo Bioy Casares est interrogé par André Gabastou _ béarnais de Navarrenx, André Gabastou est un des traducteurs de Bioy en français : notamment de Un Photographe à La Plata, en 1998, et de Ceux qui aiment haïssent (de Bioy et Silvina Ocampo), en 1998 aussi.

L’écrivain _ mon cousin, donc : la famille de ma mère, née Marie-France Bioy (elle a 100 ans depuis le 11 février dernier), la famille Bioy, donc, est une très ancienne famille d’Oloron-Sainte-Marie : sa présence à Oloron est attestée tant que demeurent des archives de la ville, c’est-à-dire en remontant jusqu’aux guerres de religion… s’y exprime avec la profondeur et l’élégance d’esprit teintées d’humour qui le caractérisent.

On trouve aussi un superbe et justissime portrait d’Adolfo Bioy, mélancolique,

dans le magnifique très beau roman de René de Ceccatty, Fiction douce, en 2002 ;

René avait rencontré Adolfo chez lui, dans l’appartement estival des Bioy, de Cagnes-sur-mer ;

ainsi qu’à la première parisienne _ à la MC93 de Bobigny _, en septembre 1997, de la pièce de Silvina Ocampo, La Pluie de feu,

traduite en français par leur amie commune et poète Silvia Baron Supervielle _ dont paraît ces jours-ci le recueil de poèmes Un Autre loin.

Le jeudi 15 mai, à 19 h,

projection de La Jetée, de Chris Marker (1962, 28′)

et de Hombre mirando al Sudeste, d’Eliseo Subiela (1986, 105′, version originale sous-titrée en français),

avec la participation de Jean-Louis Boissier.


Á qui voulait comprendre son œuvre,

Chris Marker recommandait de lire tout particulièrement L’Invention de Morel.

Les allers-retours à travers le temps de La Jetée, que Marker appelait « photo-roman », rappellent en effet le jeu infiniment troublant de Bioy sur les temporalités.

De son côté, le cinéaste argentin Eliseo Subiela cite L’Invention de Morel dans son film, où le personnage principal affirme être un hologramme.

Le mercredi 23 mai, à 19 h,

projection de Les Autres (Los Otros), d’Hugo Santiago (1974, 90 ‘)

Avec la participation de Jean-Pierre Zarader.

Adolfo Bioy Casares et Jorge Luis Borges, qui apparaissent à l’écran au début, co-signèrent avec Hugo Santiago ce film proprement vertigineux,

où un père venge son fils mort en remontant dans son passé et en jouant plusieurs personnages.

Film _ important ! _ sur le cinéma,

l’œuvre montre une réalité construite comme un jeu de miroirs aux identités brouillées.

Le mercredi 6 juin à 19 h,

projection de L’Unique, de Jérôme Diamant-Berger (1986, 85 ‘)

Avec la participation de Jérôme Diamant-Berger.

Julia Migenes, Charles Denner, Tchéky Karyo et Sami Frey se donnent la réplique dans un film surprenant par ses effet spéciaux et son questionnement sur les hologrammes.

Peut-on communiquer avec un double, avec son double ?

Quelle médiation « l’image vivante » peut-elle opérer entre les humains ?

 Et aussi, lundi 9 avril à 19 h :
la conférence intitulée Vivre au milieu des images, de Thierry Dufrêne.
Aujourd’hui nous vivons au milieu des images : Facebook, Instagram, selfies, bases de données, etc.
Nous échangeons avec les images des êtres souvent davantage qu’avec les êtres eux-mêmes…
Mais qui sont vraiment ces êtres d’images, ces entités visuelles, ces extensions de nous-mêmes qui nous font face sur nos écrans 
et qui s’animent en hologrammes ?
Il y a environ 80 ans, Adolfo Bioy Casares posait déjà toutes ces questions dans son livre-météore L’Invention de Morel (1940).
Cette rencontre avec le commissaire de l’exposition reviendra ainsi sur l’actualité proprement fascinante de l’œuvre de l’écrivain argentin qui a tant inspiré, donc, l’art contemporain.

Elle s’inscrit également dans le cadre du cycle de rencontres mensuelles autour de l’art contemporain latino-américain L’Œil pense à la Maison de l’Amérique latine,
et organisé conjointement avec l’IESA (Ecole Internationale des Métiers de la Culture et du Marché de l’Art).
Maison de l’Amérique latine 

217 Boulevard Saint-Germain 75007 Paris

Tél. : 01 49 54 75 00

www.mal217.org

Ce mercredi 21 mars, Titus Curiosus – Francis Lippa

P. s. :

voici le lien à la vidéo de la cérémonie d’entrée des archives d’Adolfo Bioy et Silvina Ocampo à la Bibliothèque Nationale argentine,

communiquée par mon cousin _ désormais bayonnais _ François Bioy,

et que j’ai transmise, le 27 novembre dernier, à mes amis René de Ceccatty (ami d’Alfredo Arias) et Silvia Baron Supervielle ;

qui l’a communiquée à son tour à sa sœur aînée, à Buenos Aires :

ni Silvia, à Paris, ni sa sœur à Buenos Aires, n’étaient au courant de cette donation d’archives,

si importante pour les Lettres argentines…

Entretiens

et connexions _ dont ce blog trop discret… _ 

avec les auteurs d’œuvres vraies _ et non promises à l’obsolence du commerce du tout venant _

est la très ambitieuse _ ou noble, car à fonds perdus _ passion de ma vie.

René de Ceccatty, ou d’éperdues enquêtes autour de « dignes objets d’amour » : Michel-Ange (via Stendhal et Sigalon), Leopardi, Pasolini, lui-même…

24mai

René de Ceccatty est un auteur passionnant, et assez admirable.

Par l’enquête éperdue qu’il mène, depuis toujours ou presque, pourrais-je dire, autour de l’énigme de l’objet d’amour, et de sa « dignité » _ ou pas… _,

pour reprendre l’expression de Stendhal, « digne objet d’amour« ,

qui frappe et que retient _ à jamais _ René de Ceccatty (au point d’en faire une œuvre superbe et de près de 500 pages !) en une nouvelle italienne inachevée de Stendhal, égarée, puis récemment retrouvée _ on aimerait apprendre plus précisément où, et comment, René de Ceccatty ne nous ne le révélant pas vraiment ; il nous donne seulement le nom du découvreur, un certain Carlo Vivari, philologue italien (à demi tchèque, né à Duchcov)… _ et publiée, à Milan en 1995, en son original français et en traduction en italien, et intitulée _ par son découvreur et ses éditeurs aux éditions de La Vita Felice à Milan, et non par Stendhal lui-même, qui l’aurait laissée sans titre… _, d’après un vers de Michel-Ange _ lui-même ; ce Michel-Ange qui fournit à Stendhal le héros de cette nouvelle... _, Chi mi difenderà dal tuo bel volto… ;

ce titre est donc emprunté par les éditeurs à une phrase, en italien dans le texte, que Stendhal prête, et d’après un vers de Michel-Ange lui-même en ses Sonnets, à son personnage de Michel-Ange, et pensée _ en soi _ plutôt que proférée _ à l’autre _, face à la complexe sidération ressentie par Michel-Ange face au si  beau visage de Tommaso de’ Cavalieri, lors de leur première rencontre _ le 5 août 1532, semble-t-il _, au Palazzo Cavalieri, telle qu’elle est fantasmée, du moins, par Stendhal, cette première rencontre _ René de Ceccatty nous apprend en effet (en note, page 349 de son Objet d’amour) que cette rencontre a eu lieu ailleurs (qu’au Palazzo Cavalieri), et autrement ; mais Stendhal a choisi comme lieu de rencontre des deux personnages de sa nouvelle le Palazzo Cavalieri parce que lui-même se trouvait y loger au moment de sa rédaction (ou, en tout cas, un peu avant), trois-cent-un ans plus tard, en 1833 (de fait, en ce Palazzo Cavalieri, à Rome, situé tout près du Teatro Argentina, Stendhal a habité avec son ami le peintre Abraham Constantin à partir du 16 novembre 1831 ; et « probablement y est-il resté jusqu’en août 1833« , écrit René de Ceccatty page 468 de son livre ; mais Stendhal n’a pas su tout suite que ce palazzo où il logeait alors avait été celui des Cavalieri, et donc qu’y avait vécu Tommaso, le grand amour de Michel-Ange (mort dans les bras de son ami Tommaso le 18 février 1564, soit près de trente-deux ans après ce coup de foudre) ; et la rédaction de cette nouvelle par Stendhal date du mois de juin 1833, et non 1832, comme l’ont cru les éditeurs, en 1995, précise René de Ceccatty pages 469 et 472 ; « probablement tout a-t-il été antidaté (par Stendhal) pour rendre la coïncidence frappante« , souligne-t-il page 469)  _ ;

le personnage de Michel-Ange éprouvant immédiatement _ at first sight, et simultanément au coup de foudre amoureux qui le submerge !_, face au beau visage de Tommaso, le désir de se défendre aussi _ « Chi mi difenderà… » écrira Michel-Ange en un de ses sonnets (à Tommaso…)… _ de cet amour naissant foudroyant _ « Il ne peut détacher son regard de cet autre regard« , car « le jeune Tommaso (…) a des yeux admirables, de ces grands yeux qui louchent un peu à la moindre émotion« , venait d’écrire Stendhal deux phrases plus haut… _ pour ce si beau et très noble jeune homme _ en fait cette première rencontre entre Michel-Ange et le beau Tommaso eut lieu le 5 août 1532, si l’on se fie, comme René de Ceccatty l’indique page 447, à la « date d’une lettre de Giulani Bugiardini à Michel-Ange, où figurent (aussi, mais sans qu’ici René de Ceccatty nous explique pourquoi et comment…) trois sonnets à Tommaso : il rencontre Tommaso de’ Cavalieri, qui lui est présenté par un proche du jeune archevêque de Florence (le cardinal Nicolò Ridolfi, petit-fils de Laurent le Magnifique), un sculpteur florentin, Pier Antonio Cecchini«  _ ; lors de cette première rencontre, Michel-Ange a 57 ans, et Tommaso aurait « seize ou dix-sept ans«  _ s’il est « né en 1515 ou 1516« , comme le suppose et indique René de Ceccatty page 445… « Tous deux sont fort embarrassés« , écrit Stendhal…

Et c’est cet embarras de Michel-Ange face à l' »objet d’amour » _ « objet d’amour«  qui n’est pas vraiment envisagé, lui, Tommaso, comme « sujet«  amoureux par Stendhal ; et embarras qui n’est pas symétrique, non plus, à l’embarras qu’éprouve, aussi, face à lui et de son côté, le jeune Tommaso _,

qui intéresse justement, après Stendhal, René de Ceccatty lecteur de Stendhal _ comme il est lecteur (et traducteur) de Leopardi et de Pasolini : tous immenses auteurs… _ ;

c’est donc cet embarras _ de réserve-recul, recherche de défense, éprouvé simultanément à, et face à, l’élan amoureux si vivement ressenti en lui-même _ que je relève, et qui m’intrigue à mon tour comme lecteur de l’œuvre de René de Ceccatty… 

De René de Ceccatty, outre son très riche Mes Argentins de Paris

_ Argentins de Paris parmi lesquels je détache mon cousin Adolfo Bioy Casares (1914 – 1999), son épouse Silvina Ocampo (1903 – 1993), ainsi que sa belle-sœur Victoria Ocampo (1890 – 1979), parisiens occasionnels, en effet, et pas à demeure, en exil ;

ainsi que leur amie Silvia Baron Supervielle (née en 1934, et que j’ai rencontrée à la librairie Mollat le 17 novembre 2011), sur l’œuvre très forte de laquelle je renvoie ici à mon article du 8 janvier 2012 : « Afin que le principal se dégage » : vie et oeuvre (et présence) de Silvia Baron Supervielle en la probité et pudeur de ses approches ) _,

et son entretien (ou Propos recueillis) avec son amie Adriana Asti (née en 1933, à Milan) Se souvenir et oublier _ dont m’a marqué à jamais l’interprétation du chef d’œuvre de Bernardo Bertollucci (tourné à Parme) Prima della Rivoluzione, en 1964 ; et que j’ai revue avec beaucoup de plaisir dans l’excellent Impardonnables du cher André Téchiné (tourné à Venise), en 2011 _,

de René de Ceccatty, donc,  je viens aussi de lire, en effet, et avec un immense plaisir,

et son Noir souci,

autour de l’énigme des liens _ riches, et dont il se donne à mieux comprendre et éclaircir un peu la complexité, en narrant la trame de leur tissage à partir de son propre (passionnant) travail d’enquête sur eux _ entre Giacomo Leopardi (1798 – 1837) et Antonio Ranieri (1806 – 1888) _ je me suis passionné aussi au superbe film Leopardi Il Giovane favoloso, de Mario Martone, via le DVD qui vient de paraître ; et qui est accompagné, en bonus, de plusieurs entretiens, dont un, tout à fait remarquable, avec René de Ceccatty _,

et, immédiatement en suivant, son Objet d’amour,

autour de l’énigme des liens _ riches eux aussi, et dont René de Ceccatty se donne à mieux comprendre et éclaircir un peu la complexité, là aussi, en narrant la trame de leur tissage à partir de son propre (passionnant) travail d’enquête sur eux, ici à nouveau _ entre Michel-Ange (1475 – 1564) et son ami Tommaso dei Cavalieri (1509 – 1587),

ainsi que de l’intérêt rétrospectif qu’y portent, en ces années 1830 où tous deux résident à Rome, et le peintre Xavier Sigalon (1787 – 1837) _ venu à Rome, commandité par Adolphe Thiers, réaliser (d’octobre 1833 à fin 1836) une copie grandeur nature du Jugement dernier de Michel-Ange, à la chapelle Sixtine _, et le consul de France Henri Beyle – Stendhal (1783 – 1842),

à Rome donc _ cette Rome dont je connais bien (et aime tant !) les lieux, tout spécialement aux alentours du Palazzo Cavalieri (aujourd’hui détruit, pour faire place au Largo Arenula), dans le quartier de Torre Argentina, non loin de la Via del Sudario et de Sant’Andrea della Valle, dans le couvent (des Teatini, Piazza Vidoni) duquel j’ai dormi et déjeuné dix jours durant en 1992, passés à arpenter-explorer passionnément la Rome baroque : entre Panthéon, Piazza Navona, Campo dei Fiori et la délicieuse Piazza Mattei, notamment… _ ;

livres et liens qui me donnent bien et beaucoup à penser… 

Et je dois ajouter à cette liste d’œuvres de René de Ceccatty,

tous les travaux qu’il a consacrés à Pier Paolo Pasolini,

tant concernant sa vie _  Pier Paolo Pasolini, Sur Pier Paolo Pasolini _

que son œuvre _ en de multiples traductions : Poésies 1943-1970, en 1990, Descriptions de descriptions, en 1995, Histoires de la Cité de Dieu & Nouvelles et chroniques romaines 1950-1966, en 1998, L’Odeur de l’Inde, en 2001, Nouvelles romaines, en 2002, Actes impurs & Amado mio, en 2003, Pétrole, en 2006, Sonnets, en 2012, Adulte ? Jamais, une anthologie 1941-1953, en 2013, La Persécution, une anthologie 1954-1970, en 2014, Poésie en forme de rose, en 2015… ;

cf aussi ce passionnant entretien tout récent de René de Ceccatty avec Sébastien Madau, le 16 mars dernier : « #Pasolini était un pessimiste constructeur et révolté«   _,

qui posent, eux aussi, bien sûr, la cruciale question du « digne objet d’amour« .

À ce propos, pourquoi avoir intitulé ce livre Objet d’amour, et non Digne Objet d’amour ?..

Pourquoi avoir gommé du titre de son livre le mot « digne« , qu’utilise pourtant Stendhal ? juste au final de la partie rédigée _ lire celle-ci aux pages 346 à 352 d’ Objet d’amour _ de cette nouvelle inachevée Chi mi difenderà dal tuo bel volto ? (ce qu’indique la note 2 de la page 349 d’ Objet d’amour), donnée in extenso au sein d’un copieux et substantiel dossier de « Documents«  qui clôt de façon vraiment passionnante ce livre (Sources _ pages 319 à 342 _Citations _ pages 343 à 434et Amis, parents et entourage professionnel de Sigalon _ pages 435 à 487 _) ; dossier qu’ajoute généreusement _ pages 317 à 487René de Ceccatty à sa fiction elle-même _ pages 7 à 316 _ : tels les éléments d’un chantier à revenir compulser, et une invite à y fouiller un peu nous-mêmes, aussi, à notre tour…

La dernière phrase de la partie de la nouvelle achevée par Stendhal (aux pages 343 à 349) est celle-ci : « Michel-Ange est attiré par Tommaso aussi parce qu’il voit en lui un digne objet d’amour« .

Et ce qui la suit  _ comme base de ce qui sera à rédiger plus tard par Stendhal, à son départ de Rome le 25 août 1833 ; et demeura tel quel, inachevé… est donné, in extenso aussi, en 4 pages (349 à 352), sous l’indicatif « Plan » que s’est donné à lui-même Stendhal. 

Pour tenter d’éclairer un peu cet inachèvement par Stendhal de sa nouvelle sur la rencontre initiale entre Michel-Ange et Tommaso de’ Cavalieri,

on peut relever, en suivant la précieuse Chronologie que donne René de Ceccatty, pages 442 à487,

que Stendhal quitte Rome, pour six mois, le 25 août 1833 (il est à Paris dès le 11 septembre) et ne retourne à Rome que le 8 janvier 1834. Dès avril 1833, apprenant que sa maîtresse (depuis le 22 mars 1830), Giulia Ranieri, allait se marier avec son cousin Giulio Martini (qu’elle épousera le 24 juin suivant, en 1833), Stendhal était retourné loger _ pour quelles raisons ? _ chez Mme Giacinta, Albergo Cesari, via di Petra, à Rome ; de même que, le 16 juin 1833, son ami Abraham Constantin, quittant alors Rome pour se rendre en Suisse, avait quitté, lui aussi, l’appartement du Palazzo Cavalieri (et, de retour à Rome l’hiver 1834, Constantin s’installera cette fois 120 via della Vignaccia, toujours à Rome).

C’est probablement ce départ et cet éloignement de Rome, ainsi que les bouleversements affectifs qui l’ont précédé et qui s’en sont suivis, qui ont conduit Stendhal à l’abandon _ qu’il pensait alors provisoire _ de cette nouvelle, retrouvée, ainsi inachevée, seulement à la fin du XXe siècle par Carlo Vivari, et parue à Milan en 1995.

Cette nouvelle perdue et retrouvée de Stendhal paraissant pour la première fois en français en France dans cet Objet d’amour de René de Cecatty, il faut le relever… 

Et c’est donc sous le titre de Chi mi difenderà dal tuo bel volto _ emprunté dans son texte, par Stendhal à un vers d’un poème de Michel-Ange, commençant par Chi è quel che per forza à te mi mena, que voici (René de Ceccatty nous en donne sa traduction page 369) :

Qui est celui qui de force à toi me conduit

hélas hélas hélas

pieds et poings liés quand je suis libre et sans liens ?

Si tu enchaînes autrui sans nul besoin de chaînes,

et si, sans mains ni bras, tu as pu m’attraper,

qui me défendra de ton beau visage ?

Stendhal, en effet, comme bien d’autres (dont René de Ceccaty, mais aussi, déjà, le peintre Sigalon, à Rome), s’est passionné pour les Poèmes (Sonnets et Madrigaux) de Michel-Ange à Tommaso de’ Cavalieri, mais aussi pour leur belle, elle aussi, riche et un peu énigmatique, correspondance, du moins celle (rare !) qui a été retrouvée et conservée… _ qu’est paru pour la première fois en 1995  à Milan le texte de cette nouvelle inachevée de Stendhal, à la fois en traduction italienne et en son original français.

René de Ceccaty ajoutant la précision suivante quant à cette édition de 1995, aux pages 352-353 :

« texte reproduit par Anne Bussière d’après le manuscrit original, découvert _ circonstances qui mériteraient d’être précisées !.. _ et présenté par Carlo Vivari _ philologue né à Duchcov, en république tchèque, et dont l’identité et le parcours mériteraient, eux aussi, bien des précisions : « Carlo Vivari, filologo, cultore di sicomanzia _ qu’est-ce donc à dire ?.. _, è nato a Duchcov (l’antica Dux _ là même où mourut Casanova, le 4 juin 1798, et où celui-ci était bibliothécaire du comte Waldstein depuis septembre 1785 ; c’est là que Casanova écrivit, en français, les Mémoires de sa vie _), da padre italiano e madre boema. A Duchcov vive di un piccolo incarico come bibliotecario _ lui aussi ! _ in quello che fu il castello del conte di Waldstein _ en effet ! _, ormai assediato da orribili miniere di carbone« , indique le site des Editions milanaises La Vita Felice ; Carlo Vivari n’est que trop visiblement un nom de plume : Karlo Vivary étant le nom tchèque de Karlsbad… _, postfacé par Annalisa Bottacin et Jean Garrigue » chez l’éditeur milanais « La Vita Felice, en 1995, page 24 et suivantes« .

Voilà un aperçu de l’histoire de cette nouvelle inachevée de Stendhal, en août 1833 à Rome ; perdue, suite au départ probablement un peu précipité de Rome de Stendhal ; puis récemment retrouvée par ce Carlo Vivari.

Reste la question de la dignité (ou pas !) de l’objet d’amour,

quand la situation affective vécue entre dans l’ordre d’un tel rapport éprouvé entre un sujet (aimant) _ en l’occurrence soi-même… _ et un objet (aimé, ou à aimer : aimable…) _ rencontré, lui, cet objet d’amour _,

rapport à l’autre comportant forcément, en ce premier instant d’abord-approche par le sujet qui se met à aimer, une certaine distance _ d’inconnu, vis-à-vis de ce qui se présente comme objet (d’amour) à aimer, mais aussi comme objet (d’amour) à connaître… _, au moins à ce moment rapide _ d’un minimum d’appréhension-questionnement-tergiversation de la part du sujet face à son objet d’éventuel amour… _ de la première rencontre, avec ce qui va (ou risque de) s’y livrer et donner (ou pas), à la suite… : hic Rhodus, hic saltus

Ce qui est, en effet, ce que se demande, sur un mode de questionnement-hésitation, et recul même _ effaré, et sur la défensive _, en son for intérieur, à lui-même, Michel-Ange,

face, pour la première fois, au si beau visage du très noble Tommaso et ses effets si vivement ressentis immédiatement sur lui-même _ Michel-Ange a alors 57 ans : il n’est pas né de la dernière pluie… _ ; et alors qu’il envisage à cet instant même, en effet, ce que peut (pourrait ; pourra…) être et devenir un tel amour, en cette inclination _ cf la bien intéressante distinction de Mademoiselle de Scudéry, en sa Carte du Tendre, entre les amours d’inclination, d’admiration et d’estime… _ commençant si puissamment à l’emporter…

Comme en témoignent bientôt, quasi aussitôt, ses vers, et sa correspondance ; et un peu plus à terme, sa peinture et sa sculpture : soient les œuvres si prenantes de lui demeurant à nos yeux…

Pour Michel-Ange, au moins _ le florentin était profondément marqué par le néo-platonisme de Marsile Ficin _, et en 1533,

se pose et s’impose donc, à la première rencontre avec Tommaso _ et Tommaso de’ Cavalieri est très noble… _, le critère, crucial pour lui, de la dignité (ou pas) du possible objet d’amour. 

Est-ce encore le cas, et comment, en leurs possibles amours, pour un Stendhal, ou pour un Sigalon, en 1833 ?

Et aujourd’hui même pour René de Ceccatty,

à l’heure _ depuis pas mal de temps, déjà _ du règne dévastateur du sado-masochiste trash ?.. 


En tout cas, la pensée de la dignité (et de l’indignité) nous sollicite encore

quand vient _ même si c’est assez peu fréquent _ nous titiller (et commencer tout aussitôt à s’éprouver) quelque chose de l’ordre d’un possible amour, mais aussi d’une possible amitié, dans une rencontre :

du moins de celles, marquantes voire cruciales, qui instantanément et aussitôt nous importent, bousculent, emportent,

et dont nous pressentons immédiatement combien elles vont (ou risquent de) grandement, hautement _ le divin malicieux kairos aidant… _, nous marquer :

construire, détruire, façonner, nourrir en beauté, peut-être, le sujet que nous pouvons ou allons, ou pas, devenir par cet amour ou cette amitié bouleversant et nourrissant ou pourrissant notre vie…

D’où la force d’importance de cet Objet d’amour de René de Ceccatty.

Titus Curiosus, ce mardi 24 mai 2016…

P. s. : voici le seul document _ mais il est passionnant _ que j’ai pu découvrir jusqu’ici sur ce très beau livre de René de Ceccatty : un entretien de l’auteur avec son amie Silvia Baron Supervielle, publié dans Les Lettres françaises du 12 novembre 2015 _ que voici in extenso avec mes farcissures (en vert) et mes gras _ :

Objet d’amour,

de René de Ceccatty. Flammarion, 490 pages, 23 euros.

Silvia Baron Supervielle : Votre livre est une déclaration d’amour pour Rome et ses artistes. Quelle est son origine ? Vous avez aussi beaucoup écrit sur des écrivains italiens et traduit magnifiquement des poètes tels que Pier Paolo Pasolini.

René de Ceccatty : On peut dire que c’est mon livre sur Rome, que j’ai découverte dans les années 1970, et où je suis retourné très souvent depuis pour des raisons diverses, souvent artistiques. Oui, mon amour pour Rome est bien l’inspiration première. En écrivant mon livre, j’avais trois cartes sous les yeux : la ville en 1500, la ville en 1800 et celle de maintenant. Et l’un des plus grands plaisirs a été pour moi de promener mes personnages dans les rues que j’ai fréquentées, et que j’aime tant retrouver. Curieusement, la Rome de Pasolini, celle de Moravia, est aussi celle de mon livre. J’ai situé des scènes dans les lieux attendus (la chapelle Sixtine qui est au centre du livre, ou la Villa Médicis où vivait Ingres, et bien sûr le Largo di Torre Argentina, sur lequel donnait le palais Cavalieri, maintenant disparu _ pour créer le Largo Arenula _), mais aussi dans des lieux qui me sont chers. J’ai fait suivre des chemins qui me sont familiers, et où, en écrivant, je retrouvais des ombres d’écrivains ou d’amis, morts ou vivants. Il y a, sous mon livre, comme un autre livre, secret.

Silvia Baron Supervielle : Au XIXe siècle, dans les rues de Rome, des personnages se promènent et conversent autour du peintre français Xavier Sigalon, qui a été chargé _ par Adolphe Thiers _ de copier le Jugement dernier de Michel-Ange dans la chapelle Sixtine. Pourquoi avez-vous choisi ce peintre ?

René de Ceccatty : Au départ, j’avais décidé d’écrire un livre sur Stendhal et Michel-Ange. Stendhal, alors consul à Civitavecchia, a vécu, à Rome, dans le palais Cavalieri, en 1833 ; et lui, qui avait déjà beaucoup écrit sur Michel-Ange et la peinture italienne, s’est renseigné plus précisément sur l’amour de Michel-Ange pour Cavalieri, commençant une nouvelle sans la finir, avant de l’oublier. Elle a été retrouvée dans des archives _ sans plus de précision… _ et publiée en Italie seulement il y a vingt ans. Avant même d’écrire, j’étais par ailleurs fasciné par l’autoportrait de Xavier Sigalon, qui se trouve au musée Fabre de Montpellier. C’est un beau visage douloureux, sensible, plongé dans une inquiétante pénombre, comme menacé. Et je me suis rendu compte que ce peintre, né à Uzès, avait séjourné à Rome au même moment _ voilà ! _ que Stendhal, et qu’il copiait, sur l’ordre d’Adolphe Thiers, le Jugement dernier. Sigalon avait eu mille occasions de rencontrer Stendhal (qui, je l’appris alors, avait écrit sur ses œuvres, puisque Stendhal rendait compte des salons). Stendhal, partageant son appartement avec un peintre copiste, Abraham Constantin, qui travaillait dans les chambres de Raphaël, avait également toutes les raisons d’aller, lui aussi, au Vatican. J’ai alors intégré Sigalon à mon livre ; et, finalement, il est devenu le personnage central, dont le regard sur Rome, sur la peinture, sur l’amour même, devenait ma clé. Lui, qui aurait pu être un génie de l’envergure de Géricault et de Delacroix, devenait une figure _ romantique _ de l’artiste idéaliste et malheureux, dont le destin tragique avait du reste assez frappé Balzac pour qu’il en fasse le modèle du peintre de la Comédie humaine, Joseph Bridau, équivalent pictural de Lucien de Rubempré.

Silvia Baron Supervielle : Dès la première partie du livre, quand Sigalon erre dans Rome avec ses amis, on ressent les personnages et la ville hors du temps. La présence de Michel-Ange apparaît, et il devient _ s’imprimant dans ces lieux, à demeure… _ presque le protagoniste. Tout est rattaché à lui… On ressent aussi la présence de Dante.

René de Ceccatty : J’ai voulu que l’art soit constamment au cœur de mon livre, aussi bien dans la démarche de Sigalon qui, copiste, essayait de traquer le mystère de la création _ artistique _, sur les traces de Michel-Ange, que dans le souvenir envahissant de Michel-Ange, de son amour malheureux pour un objet esthétique et charnel inaccessible, de son aspiration à l’idéal. Michel-Ange était un grand intellectuel polyvalent, si l’on peut dire. Théoricien (néoplatonicien) de la création, poète, sculpteur, peintre, urbaniste, architecte. Rome a son apparence actuelle en grande partie sous l’influence de Michel-Ange, qui y a également dessiné des palais _ tel le palais Farnèse _, des places _ telle la place du Capitole _, des coupoles _ telle celle de Saint-Pierre. Mais, plus particulièrement, le Jugement dernier, qui est une sorte de pamphlet eschatologique hérétique (y figurent des personnages qui sont absents des textes bibliques, mais qui appartiennent à une tradition païenne de l’enfer que Dante a en quelque sorte réhabilitée dans sa Divine Comédie), donne au roman, aux promenades de ses personnages, une sorte de réalité fantomatique, qui est pour moi celle de Rome _ oui ! _, et plus généralement de toute la culture italienne _ oui… _, où les frontières du temps sont flottantes.

Silvia Baron Supervielle : Puis Stendhal arrive à Rome, avec ses paroles magnifiques _ qui forment l’axe même de sa nouvelle. Son amitié pour Sigalon est émouvante. Au sujet de Michel-Ange et de son ami Tommaso, il écrit : « Michel-Ange est attiré par Tommaso aussi parce qu’il voit en lui un digne objet d’amour. » Mais tout est « objet d’amour » dans votre livre… Michel-Ange, dans un poème, écrit « entre le feu et le cœur »…

René de Ceccatty : Stendhal ressemble un peu à Beethoven, qui réclame une certaine maturité chez ses admirateurs pour que son génie soit pleinement apprécié. J’ai voulu, en préparant mon livre, approfondir ma connaissance de cet écrivain, qui n’est pas seulement le sublime auteur de la Chartreuse de Parme, mais une personnalité tourmentée, généreuse, à l’égotisme beaucoup moins nombriliste qu’on pourrait le supposer. L’intelligence avec laquelle il parle de la passion de Michel-Ange pour Tommaso montre la profondeur de sa réflexion sur le sentiment amoureux, mais aussi sur la création. Et c’était pourtant un homme à femmes, dont on aurait pu craindre peu d’empathie à l’égard de l’amour d’un homme pour un homme. Simplement, Stendhal _ de formation (et conformation) voltairienne _ était curieux et dépourvu de tout préjugé. Génie, il n’était pas considéré comme tel de son vivant (sauf par Balzac). On voyait en lui un diplomate aux intérêts intellectuels multiples et aux ambitions littéraires à moitié convaincantes, un observateur cynique des hommes, de la politique, de la société. Son génie a éclaté plus tard, comme du reste il le prévoyait. J’ai osé prêter des propos à Stendhal et faire de lui un personnage de roman _ voilà ! Certes, je me suis appuyé sur son Journal, sur ses fictions, sur ses critiques _ un très riche matériau. Mais j’ai reconstruit sa psychologie dans des situations vraisemblables mais imaginaires. Cette expression « digne objet d’amour » est merveilleuse sous sa plume. Comme vous le dites, il ne s’agit pas seulement de l’amour pour une personne, mais de l’amour de l’art _ avec ses fonctions de sublimation, probablement…

Silvia Baron Supervielle : L’enfant Cassagne, jeune garçon, qui fait partie du groupe, dont Sigalon a fait le portrait, transmet une grande tendresse avec son silence. À la fin du livre, on ne le retrouve _ presque _ plus…

René de Ceccatty : C’est le personnage réel sur lequel j’ai le plus brodé. Parmi les compagnons de Sigalon se trouvait bien un certain Cassagne, très jeune _ neuf ans à l’arrivée à Rome, en 1833 _, dont on a retrouvé un portrait (par Sigalon) au crayon (que j’ai reproduit dans mon livre). J’ai imaginé sa vie. Il est, avec Numa Boucoiran, autre compagnon, celui qui est affectivement le plus proche de Sigalon, et celui qui a le plus de vitalité. Il apparaît comme une force positive au moment où Sigalon est le plus découragé. Une compagnie chaleureuse, tournée aussi vers l’amour sensuel, immédiat. Dans le nô, il y a ce type de personnage, qu’on appelle waki, qui permet à l’action d’avancer et qui permet aussi, par contraste, de comprendre la psychologie du personnage principal, le shite. C’est ce rôle que j’ai donné à l’enfant Cassagne.

Silvia Baron Supervielle : Lavinia Dell’Oro est passionnante aussi. Peintre, elle reproduit en miniature les Sibylles, de Michel-Ange. Elle est amoureuse, puis prend le voile, puis s’en déprend. Il y a du mysticisme dans votre livre. Est-ce la peinture qui vous y conduit ?

René de Ceccatty : J’ai entièrement imaginé ce personnage de peintre femme. Il y avait aussi au Vatican des femmes qui peignaient, copiaient les chefs-d’œuvre. Et je voulais une présence féminine, belle, troublante et rassurante à la fois, qui était comme un miroir tragique du destin de Sigalon. Une femme qui cacherait longtemps un drame, qui ne serait révélé qu’à la fin. Je voulais rappeler que, pour entrer dans l’univers de Michel-Ange, qui est tout de même d’une extrême violence (par rapport au Pérugin, à Raphaël et même à Léonard de Vinci), il fallait avoir une sensibilité esthétique extrême et une sorte d’aptitude à la tragédie, tempérée par un mysticisme. Je voulais opposer l’univers institutionnel, rigide, artificiel du Vatican, lieu de représentation et de pouvoir, à un monde plus intérieur, plus discret, plus sincère, qui est le couvent de Sant’Agata où Lavinia va entraîner Sigalon et ses amis, et se réfugier. Une fois mon livre terminé, j’ai d’ailleurs découvert un dessin de Sigalon représentant un couvent dans les environs de Rome ! J’avais donc vu juste… Le lien entre le mysticisme et la peinture me semble évident. Je ne parle pas seulement de la peinture d’inspiration religieuse, comme c’était le cas au XVIe siècle, où les commandes de l’Église étaient nombreuses _ et au début du XIXe siècle encore : comme en donne l’exemple le parcours, à Rome aussi (de 1802 à 1824, et 1829-1830), du peintre aixois Granet. Mais de la démarche picturale en général, qui est une quête d’absolu, une transfiguration et une sublimation de l’apparence, une mutation du regard en aspiration à l’invisible. Cela a toujours été le cas de la peinture à l’encre, chinoise et japonaise, et cela s’exprime désormais de manière explicite chez certains peintres contemporains occidentaux. Qu’ils soient abstraits ou non. Comme Rothko, Staël, Morandi, Geneviève Asse.

Silvia Baron Supervielle : Le travail de copiste peut-il se comparer à celui de traducteur ? Il cause de la tristesse à Sigalon, une femme l’abandonne à cause de ça… _ à une époque où s’amplifie la course à l’originalité (voire singularité) du marché de l’art, qui démarre et se développe alors… 

René de Ceccatty : Le fait que je sois aussi traducteur a beaucoup compté dans l’élaboration de ce livre, en effet. La soumission à l’univers d’un autre peut être vécue comme frustrante ; mais entrer dans les pas d’un autre créateur est aussi une source merveilleuse d’enrichissement, d’épanouissement _ oui. Les deux s’équilibrent. Je n’ai, pour ma part, jamais vécu la traduction comme une cause de frustration. Cela a toujours été pour moi un réel bonheur de traduire Pasolini, Moravia, Leopardi, Saba, Penna, et tant d’auteurs japonais encore plus éloignés ; de comprendre leur monde, d’entrer dans leur atelier _ et pénétrer les arcanes de leur style et de leur création… Les peintres, au XIXe siècle surtout, avaient avec la copie un rapport assez complexe. Sigalon, du reste, n’avait (il le répète à travers tout le livre) jamais copié, avant de s’atteler à cette tâche monumentale. Mais sa Jeune Courtisane avait beaucoup frappé les observateurs, car, de facture très classique, elle rappelait de manière surprenante certaines œuvres du XVIe et du début du XVIIe siècle, post-maniéristes ou pré-caravagesques. Sa Locuste et son Athalie montraient aussi sa facilité à représenter des corps nus, martyrisés, surexpressifs. Et c’est ainsi que, peu à peu, se sont confondus création et copie. Mais pour cela, pour copier le Jugement dernier et le « traduire », il dut renoncer à sa propre œuvre, la sacrifier.

Silvia Baron Supervielle : Les œuvres de Sigalon qui figurent dans votre livre sont magnifiques. Vous nous faites découvrir un grand peintre français qui a travaillé à Rome. Il mérite une exposition complète de ses œuvres à Paris…

René de Ceccatty : Les œuvres de Sigalon sont dispersées dans plusieurs musées (le Louvre, Nantes, Nîmes, Uzès, Montpellier) et surtout dans des églises de Provence et du centre de la France. Les conservateurs de Nîmes et de Montpellier (Pascal Trarieux et Michel Hilaire) s’y intéressent, ainsi que d’autres historiens de l’art. Mais il est assez difficile de vider les églises de leurs tableaux et de faire redécouvrir un peintre jusque-là jugé comme mineur. J’ai cependant approché des conservateurs du Louvre, pour du moins les informer de mon travail de redécouverte.

Silvia Baron Supervielle : Lorsqu’elle fut achevée, la copie du Jugement dernier de Sigalon fut placée à l’École des Beaux-Arts de Paris, dans la chapelle des Petits-Augustins. Il est étonnant de voir ces corps d’hommes nus, musclés, qui flottent dans l’espace. Lorsqu’il découvrit son œuvre, Sigalon ne fut pas heureux. Sa mélancolie s’intensifia, il repartit à Rome… Et il y mourut du choléra.

René de Ceccatty : L’accrochage de la copie au fond de la chapelle des Petits-Augustins, qui avait été d’abord conçue comme un musée de la Copie (ce qu’elle est dans les faits), a été un événement ambigu. Les Parisiens ont découvert le Jugement dernier, que la plupart ne connaissaient _ faute de s’être rendus à Rome et au Vatican _ que par des gravures monochromes. L’obscénité de l’œuvre choqua, la couleur saumâtre aussi. L’original avait été détérioré par la suie de plusieurs siècles (car la Sixtine était encore souvent utilisée pour des offices avec des cierges). Et Sigalon avait respecté l’état _ sali _ de l’œuvre. Il eut l’impression d’avoir échoué. Ce n’est qu’après sa mort, donc quelques semaines plus tard, que l’opinion devint plus positive, et qu’on commença à admirer la prouesse extraordinaire de la copie (les copies en couleur étaient jusque-là de dimensions réduites ; il n’y en avait du reste que deux, contemporaines de Michel-Ange, celles de Venusti et de Le Royer ; mais elles ne se trouvaient pas à Paris) ; et qu’on révisa son opinion sur Michel-Ange lui-même. La mort de Sigalon, victime du choléra, épouvanta ses amis et lui assura un profond respect _ romantique _ tardif.

Silvia Baron Supervielle : Vous traduisez de manière splendide les poèmes d’amour de Michel-Ange. Les paroles, lettres, citations des uns et des autres, sont d’une grande beauté. Les artistes, les temps, les œuvres sont liés, comme si, à votre tour, vous aviez peint _ et tissé _ une immense fresque à leur gloire. Elle se déploie infiniment dans la ville de Rome _ et son aura. Elle expose toutes les formes et les couleurs de l’amour. Les mots se transforment en peinture et vice versa.

René de Ceccatty : En préparant mon livre, j’ai voulu traduire les poèmes les plus beaux de Michel-Ange et des extraits de ses lettres, de ses dialogues philosophiques. La traduction est une approche, profonde, intériorisée, essentielle pour moi _ oui. Très souvent, j’ai commencé par traduire avant d’écrire sur quelqu’un (je l’ai fait bien sûr pour Pasolini, pour Moravia, pour Leopardi, mais aussi pour Horace Walpole). Les rivalités entre l’original et sa traduction ou copie, la plume et le pinceau, le mot et le dessin, le dessin et la couleur, la toile et le marbre aussi, formaient les thèmes centraux de la réflexion des peintres de la Renaissance. Mais c’est aussi pour moi une préoccupation constante quand j’écris. Que peut la littérature à côté de la musique et de la peinture ? Mon père était un peintre et un musicien amateur d’une extraordinaire sensibilité, d’un grand talent spontané. Il avait une certaine défiance à l’égard de la littérature, qui lui semblait traduire le réel avec moins d’intensité, de sincérité, de naturel que la peinture. Et, souvent, je pense à ses tableaux, qui m’ont entouré quand j’ai écrit ; car même s’il n’a jamais épanoui professionnellement ses dons, ils étaient indiscutables. J’ai aussi découvert Rome en compagnie d’un autre ami peintre, André Castagné, auquel j’ai beaucoup pensé en écrivant ce livre d’hommage à la peinture.

Silvia Baron Supervielle : Entre le texte et ce que vous appelez les sources, à la fin du livre, le travail de recherche est remarquable et passionnant _ absolument ! Les informations sont plus précises, mais l’air de la poésie se prolonge, et reprend autrement _ oui. C’est un autre livre et le même.

René de Ceccatty : Quand j’ai donné mon manuscrit à mon éditeur, Patrice Hoffmann, il a été à la fois déconcerté et séduit par sa forme double. Les deux premiers tiers sont constitués d’une narration romanesque (le séjour de Sigalon à Rome) et le dernier tiers (qui fait tout de même cent cinquante pages !) est fait de documents que je commente en tentant de continuer à faire entendre ma voix. Je tenais à fournir ces informations précises, citations, chronologies, commentaires. Et Patrice Hoffmann aussi. Il s’est rendu compte que cette espèce de deuxième narration nourrissait _ oui _ la première. Il fallait, bien sûr, que figure in extenso la nouvelle, inédite, en France, de Stendhal ; mais aussi que je donne au lecteur des textes rares autour de Sigalon, mes traductions des Sonnets de Michel-Ange, et des repères historiques couvrant trois siècles (de l’époque de Michel-Ange à celle de Stendhal et Sigalon). Le résultat est évidemment un livre un peu étrange, mais d’une étrangeté conforme à celle du projet même, peut-être _ oui.

Entretien _ superbe ! _ réalisé par Silvia Baron Supervielle.

 

« Afin que le principal se dégage » : vie et oeuvre (et présence) de Silvia Baron Supervielle en la probité et pudeur de ses approches

08jan

Le 17 novembre 2011, je suis venu écouter (et rencontrer) Silvia Baron Supervielle venue présenter son plus récent ouvrage, Le Pont international, à la librairie Mollat. Bien que je sache parfaitement qu’elle était très proche de mes cousins (argentins) Adolfo Bioy et Silvina Ocampo (dont elle a traduit en français plusieurs ouvrages _ et pas seulement par le voisinage de la rue Posadas, à Buenos Aires : où résidaient les Bioy et l’oncle (traducteur) de Silvia _), je n’avais pas encore fait sa découverte jusqu’ici ; même si je devinais que ce ne serait pas rien…

Eh bien, ce fut quelque chose _ dont on pourra se faire un début de commencement d’idée avec ce podcast de 38′ qui permet de percevoir sa voix, son rythme, son souffle… _, tant la qualité de présence

_ voilà ! sur la « présence », cf deux admirables pages, aux pages 270-271 du Pays de la lecture : « La présence est un autre « don de vie ». Le fait que quelqu’un partage avec soi une chambre ne signifie pas que l’on perçoive sa présence. Certaines personnes en sont dépourvues. D’autres en ont trop, qu’elles soient loin ou près de nous. D’autres l’acquièrent lorsqu’elles s’absentent.

Présence veut dire lien, battement _ cf mon article Dans et par le battement des images, les aventures du sujet (tenir bon ou céder) vers sa liberté : le livre (montanien !) « Images (à suivre) _ de la poursuite au cinéma et ailleurs » de Marie-José Mondzain sur  l’admirable Images (à suivre), de Marie-José Mondzain _, existence ; elle émerge du visible et de l’invisible.

Je la reconnais dans un livre, de même que dans un tableau, une maison, un objet. Et à l’intérieur d’une ombre, de la lumière, du silence.

La mer est présence, autant que l’horizon et l’arbre. Un jardin en est possédé ou dépossédé. Dans le second cas, serait-il somptueux, le tableau est désolant.

Au théâtre… (…)

La présence dans les personnes, les choses, les lieux est la conséquence d’une offrande. Pour se donner et habiter un espace, il faut être intensément habité soi-même. Je songe aux comédiens, mais aussi à tous les interprètes, chanteurs et danseurs habités par cette intensité qu’ils donnent en partage.

Aucune technique ni savoir ne sauraient s’y substituer. J’ignore si la présence est une faveur du ciel ou de l’enfer, mais je suis certaine qu’elle a le pouvoir de donner la vie et qu’elle effleure la mort.

Dans un livre, la présence retient le lecteur parce qu’elle lui procure un visage. Dès qu’il lit les premières pages, il la ressent même s’il ne connaît pas la langue dans laquelle l’ouvrage est rédigé. La présence appartient à l’auteur, certes, et se dégage de son style, mais elle est également une présence anonyme, générale, qui sort de son souffle et descend par les fines veines de son poignet pour se mêler à l’écriture.

Passant de la main aux couleurs et des couleurs aux formes, elle donne à la peinture sa splendeur éternelle. Quelquefois la présence dans un tableau est à peine perceptible. Pourtant elle oblige le spectateur à revenir sur ses pas. (…) Lorsqu’elle palpite immobile dans la lumière, elle atteint sa sensibilité la plus profonde et se rend inoubliable« … _

tant la qualité de présence

de celle qui parle ici

est intensément sensible, nonobstant la discrétion de son ton, et du français _ merveilleux _ qu’elle parle : mais « la langue française est pour moi le miracle de la non-langue _ en sa capacité (rare) de discrétion libératrice ! avec, par exemple, le jeu de ses e muets… _, dont la musique s’élève dans un espace incommensurable« ,

celui-là même dont sa liberté et sa quête de vérité

_ si fondamentales ! « afin que le principal se dégage«  ! dit-elle, cf page 138 de L’Alphabet du feu _ Petites études sur la langue : « L’art est art lorsqu’il surgit de lui-même, par lui-même. S’abstraire veut dire se passer des accessoires pour que le principal se dégage«  ; car « les écrivains sont abstraits, autant celui qui a changé de langue et n’a plus de mots que celui qui écrit avec ses mots dans la langue de sa musique subjective«  : voilà !.. ;

cf aussi, page 53 de La Ligne et l’ombre, ceci : « Lors de cette tentative d’écrire dans une langue extérieure _ qui le restera toujours _, je découvris entre elle et moi une sorte d’enclave dénudée où je me suis reconnue et que je choisis à l’instant comme lieu de travail. Ce no man’s land discordant entre soi et la langue, comparable à la discordance entre soi et la vie, soi et les autres, soi et soi-même, fut pour moi la révélation d’un langage. A mesure que les gouttes s’égrenaient sur les feuilles, je me dépouillais des timbres de l’espagnol qui venaient à ma bouche et qui n’avaient plus de rapport avec la voix de l’enclave«  ;

car, page 54 : « Les mots expriment ce qu’ils disent et autre chose : ils ont un visage, un regard, le son d’une voix.

J’ai une prédilection pour les œuvres en anglais, en italien, en portugais, langues que je comprends suffisamment et qui restent pour moi singulières. Lorsque je les parcours, l’endroit où je suis se peuple de mystère, et à la fois les choses se font claires, diaphanes. Le mystère est une promesse : la ligne se dirige vers les régions intimes«  ;

et encore, page 55 : « écrire équivaut à changer de langue et traduire amalgamés«  ;

et aussi, page 57 : « J’ai une préférence pour les écrivains qui se libèrent d’une culture pour faire la conquête d’un langage. (…)

Les langues sont des matières sensibles appelées à se démembrer et à s’exiler. A l’image de l’homme, elles sont toujours en voyage et en rêve. Il convient qu’elles ne se séparent point du rêve de l’homme ; qu’elles ne résultent pas de l’idée qu’il se fait d’elles : qu’elles jaillissent de leur instinct à nu«  _,

celui-là même _ « espace incommensurable » : de création mieux lucide _ dont sa liberté et sa quête de vérité

ont très précisément besoin

(j’emprunte cette phrase citée à la page 136 de L’Alphabet du feu _ Petites études sur la langue ;

où elle précise : « Je n’aurais jamais pu voir _ de sa voyance : il faudra y revenir ! _ et écrire ce que j’écris dans une autre langue que le français, et précisément de ce côté-ci de la mer, dans l’écartement où elle se trouve«  ; et précise encore : « Symbolise-t-elle le sentiment de l’exil ? Il faudrait se demander à quel moment il vous touche. Il se peut que je l’aie depuis ma naissance _ même si l’aggrava la perte (précoce) de sa mère (morte à l’âge de 28 ans), « ma mère s’endormit quand j’avais deux ans«  (ibidem, page 36). Peut-être ai-je traversé l’océan pour lui _ à ce « sentiment de l’exil »-là… _ donner parole _ via l’écriture, aussi ; cf Le Pays de l’écriture Pour qu’il s’ébauche _ s’élance et se trace : se déploie… _ dans l’espace. Pour que la nostalgie générale, avec laquelle je suis née, se tisse autrement. Le paysage est quelque chose qui se dessine dans l’âme, comme un portrait, et en même temps se projette au loin à l’image d’un horizon fabuleux « , toujours page 136)…

L’aventure d’écriture (mais aussi traduction, lecture, contemplation) de Silvia Baron Supervielle

est une aventure de déploiement de la vérité et de la liberté,

par approches, très patientes et infiniment humbles :

« approcher le mystère, non le dévoiler » absolument, jamais,

dit-elle page 147 du stupéfiant Journal d’une saison sans mémoire,

au sein de ce passage obliquement lumineux, pages 146-147 :

« Réticence _ respectée : au lecteur de beaucoup deviner _ à nommer les êtres et les lieux qui sont près de moi. Par leur nom ou un pseudonyme, la tâche me paraît dégradante. Cela veut dire entrer dans une intrigue individuelle qui banalise _ au-lieu d’approcher la singularité du « mystère«  du réel individué : voilà le premier tort du genre même du roman _ le mouvement de la main et de la pensée.

De plus, je ne suis pas sûre _ mystiquement, presque, en cette réalité parfaitement prosaïque pourtant du « mystère« , mais assez peu le voient _ que cette intrigue soit la mienne. Je la vis parce qu’elle m’a été impartie, mais j’aurais pu en avoir une autre, ou aucune. Que mon entourage soit reconnaissable et situé avec précision me dérange. Buenos Aires est une illusion, Montevideo un rêve, le fleuve qui les sépare n’existe pas. Aucune ville, ni pays, ni langue, ni amour _ non plus _ ne sont miens. Ils ont l’air _ d’un peu loin, vite fait _ d’être miens, mais ils ne le sont pas _ de plus finement près, en cette vie qui toujours bouge _, ils ne le seront jamais _ par quelque coïncidence (bêtement) parfaite.

Or, pour satisfaire le lecteur _ lambda : celui qui sera comptabilisé dans les chiffres de vente des livres _, il faudrait se ranger à la platitude _ qui se voudrait rassurante, en l’abstraction de tout relief _ biographique ou autobiographique et mettre fin à l’hymne _ voilà : c’est un chant ! poïétique… _ de l’intimité du rien  _ ou (modestement) peu, du moins _ avec rien.

Le récit de ma vie est perceptible _ oui ! à qui apprend à lire vraiment, et seulement _ lorsque je parle d’autre chose _ dans le bougé : cf ici l’art de la photo de l’ami Plossu. Dans les biographies des écrivains aucun événement ni détail _ ou presque _ n’est omis, mais ont-ils eu une influence _ et laquelle ? tout cela est grossier _ sur leur œuvre ? La réalité de l’écrivain, racontée par un biographe, n’a pas de rapport avec la réalité imaginaire _ et poïétique _ qui l’habite et dont il se sert pour écrire. Un écrivain n’a pas de vie _ autre, ou ailleurs _ : il la verse entièrement dans les papiers. Il écrit pour approcher le mystère, non pas  pour le dévoiler » !..

J’ai rarement entendu une voix aussi précise et juste, tant dans le choix de ses expressions, que dans les nuances chatoyantes de ses inflexions pourtant discrètes, au service d’une extrême finesse de l’analyse du réel, du senti et vécu.

Une voix passée au tamis de la parole poétique…

Peut-être celle de Aharon Appelfeld,

et alors qu’il ne s’exprimait même pas en français, mais en hébreu ; et qu’une seconde chance de compréhension nous était donnée par le travail sur le vif de la traductrice…

Et pour l’heure, je n’ai lu ni la poésie _ celle en français, et celle en espagnol _, ni la prose poétique

de Silvia Baron Supervielle ;

seulement _ mais deux fois attentivement _ son écriture de réflexion sur la création _ et pas seulement littéraire _ :

La Ligne et l’ombre, récit (paru en 1999) ;

Le Pays de l’écriture, essai (paru en 2002) ;

L’Alphabet du feu _ Petites études sur la langue, essai (paru en 2007) ;

et Journal d’une saison sans mémoire, essai (paru en 2009).

Titus Curiosus, ce 8 janvier 2012

La joie sauvage de l’incarnation : l’”être vrais ensemble” de Claude Lanzmann _ quelques « rencontres » de vérité II

13août

Deux semaines de « re-lecture » la plus attentive possible (et crayon à la main !) du « Lièvre de Patagonie » de Claude Lanzmann,

afin de présenter mon analyse la plus précise possible de ce que l’auteur a pu qualifier

_ « tout mon être bondissait d’une joie sauvage, comme à vingt ans« , ce sont les tous derniers mots du livre, à la page 546 _

de « l’incarnation«  ;

caractérisée, cette « incarnation« , par l' »expérience« , éprouvée dans toutes les fibres de son corps (et pas si fréquente que cela !), d’un « nous » :

ce peut être le « nous » de la « rencontre » : avec un lieu

tels

la Patagonie elle-même tout entière, si j’ose dire

_ « j’avais beau avoir aperçu quelques troupeaux de blancs lamas, la Patagonie ne s’incarnait pas en moi

_ tous les mots comptent ! et ce, en dépit des centaines de kilomètres parcourus ; c’était en 1995, « remontant seul, à partir de Río Gallegos, aux confins de la Terre de feu, et au volant d’une voiture de location, la plaine immense de la Patagonie argentine vers la frontière du Chili et le fabuleux glacier du Perito Moreno«  ; « je me répétais, joyeux

comme dans ce premier train vers Milan _ c’était alors, l’été 1946, « Je suis en Italie ! Je suis en Italie!«  ; Claude Lanzman avait exactement vingt ans ; il l’explicite, page 191 : « C’était (« nous étions cinq khâgneux« ) notre premier voyage à l’étranger ; je me trouvais dans une grande exaltation, la rencontre des noms et des lieux (…) attestait _ comme enfin ! _ la vérité du monde, scellait _ d’un garant, enfin, d’authenticité _ l’identité des mots et du réel, dévoilait le vrai _ demeuré caché sinon ; et insu… _ de la plus poignante façon« , pages 191-192 : enfin, à certaines (dirimantes, mais non convocables !) conditions !.. _

« Je suis en Patagonie, je suis en Patagonie ». Mais ce n’était pas vrai,

j’avais beau avoir aperçu quelques troupeaux de blancs lamas,

la Patagonie ne s’incarnait pas _ pas encore ! sinon peut-être même jamais !.. _ en moi. 

Elle

_ la Patagonie, donc, en 1995 ;

de même que Milan, auparavant, en 1946 :

ç’avait été, « pour que Milan et moi devenions vrais ensemble« , l’été 1946, en « me répétant le début de « La Chartreuse«  : « Le 15 mai 1796, le général Bonaparte fit son entrée dans Milan à la tête de cette jeune armée qui venait de passer le pont de Lodi, et d’apprendre au monde qu’après tant de siècles César et Alexandre avaient un successeur »« , page 192…  _

Elle _ la Patagonie, donc ! _ s’incarna tout à coup, au crépuscule, sur le dernier tronçon de route non asphalté après le village d’El Calafate« , et « dans le balayement de mes phares _ toujours selon certaines conditions très particulières (et éminemment personnelles, aussi !) de « focalisation » ; le point me paraît à relever _ quand un lièvre haut sur pattes bondit comme une flêche et traversa la route devant moi.

Je venais de voir _ furtivement : l’animal, libre, ne se laisse pas approcher, capturer !.. (et difficilement tuer : cf le sublime conte, « La liebre dorada« , de ma cousine Silvina Ocampo…) _ un lièvre patagon, animal magique _ par son intelligence et sa vélocité rares ! _ ; 

et la Patagonie tout entière me transperçait soudain le cœur _ c’est une « fulguration«  ; non provoquée ; encore faut-il apprendre à savoir la « recevoir«  _ de la certitude de notre commune présence«  _ ainsi « rassemblée«  en une commune « vérité«  de « réalité » advenue et « expérimentée » par une « vraie personne«  ; elle, « la Patagonie« , n’était pas qu’un « pur décor«  ; et j’étais moi-même, ainsi et alors, un tout petit peu plus qu’un touriste de passage ; ou un « zombie«  ; page 192 _,

la Serbie, ou du moins quelque chose qui avait aussi « trait » à elle

_ en une forêt « épaisse et sombre«  qui demeurera probablement à jamais sans nom pour nous : « c’est la nuit, une mauvaise route étroite, au cœur d’une épaisse et sombre forêt que nous traversons sur des kilomètres, raccourci découvert par l’œil exercé du Castor alors que nous nous dirigeons vers le nord de la Yougoslavie _ les vacances d’été 1953. Je conduis. Dans le faisceau des phares _ à nouveau ! je le relève… _ de grands lièvres bondissent des deux rives de la route. ils me semblent pulluler ; je ne veux pas les heurter, je roule lentement, je slalome dangereusement pour les épargner«  ; car « ce sont des animaux _ éminemment _ nobles« , page 256 :

ce fut, probablement, la première « rencontre » avec des lièvres, pour Claude Lanzmann ; qui « n’en tue que trois ; et c’est un exploit. Je stoppe la voiture ; le Castor et moi partons dans le noir à la recherche des victimes _ qui ne sont pas laissées sur la route _, nous les trouvons chaque fois ; l’Aronde est ensanglantée ; et dans les rares  villages que nous rencontrons, nous les offrons au premier venu. »

Et d’ajouter, page 256 donc, encore :

« J’aime les lièvres ; je les respecte ; ce sont des animaux nobles ; et j’ai appris par cœur _ Claude Lanzmann l’a récité lors de la présentation de son livre dans les salons Albert Mollat, le 9 juin dernier _ le long conte pour enfants de Silvina Ocampo, la poétesse argentine, intitulé « La Liebre dorada« , « Le Lièvre doré« , qui vient en exergue de ce livre« , page 11 _,


la Pologne

_ en quelques lieux où se sont produits quelques « exterminations«  :

« Il y a, dans « Shoah« , deux plans rapides mais centraux _ ici encore, je relève ce terme (de « focalisation« ) : j’y reviendrai… _ pour moi ; on ne perçoit _ opération décisive, mais qui comporte aussi, en amont, bien des conditions, dont d’attention ! et de mémoire ; et de culture, surtout ! _ ce que la caméra montre _ eh oui ! _ qu’après un temps infinitésimal de latence : un lièvre au pelage couleur de terre est arrêté par un rang de barbelés du camp d’extermination _ chaque mot, ou précision, ou « détail«  (le diable, paraît-il, s’y cache ; mais pas seulement lui !.. ; il faut toujours chercher un minimum ; sinon rien n’apparaît ; tout demeure invisible !..) compte !.. _ de Birkenau ; une voix off parle sur cette première image, celle de Rudolf Vrba, un des héros du film ; héros sans pareil puisqu’il réussit à s’évader de ce lieu maudit, gorgé de cendres _ même si parlent désormais pour toujours, en plus des voix des « revenants » du film « Shoah » de Claude Lanzmann, tel, ici, Rudolf Vrba, ces « Voix sous la cendre« , dont celles de Salmen Lewental et Salmen Gradowski, du recueil qu’a dirigé Georges Bensoussan… Mais le lièvre est intelligent ; et tandis que Vrba parle, on le voit affaisser son échine, ployer ses hautes pattes et se glisser sous les barbelés. Lui aussi s’évade. A Auschwitz-Birkenau, on ne tue plus, même les animaux ; toute chasse est interdite. Nul ne tient compte des lièvres. La seule chose sûre est qu’ils sont très nombreux ; et il me plaît de penser que beaucoup des miens

_ qu’on avait voulu, aussi, priver,

en plus de leur propre et « unique«  vie d’individu _ et de personne ! cf les mots de Salmen Lewental, « Il n’y a que la vie« , rapportés page 43 ; cf aussi l’admirable « journal de la géhenne«  transmis pour toujours in l’irremplaçable « Des Voix sous la cendre« , donc _ ;

qu’on avait voulu, aussi, priver, donc,

de leur descendance :

afin que les fils (qui auraient « survécu«  à un « génocide«  qui n’aurait pas été assez systématique) n’aient pas le malencontreux désir de se venger (de la prétendue « race aryenne pure« …) du meurtre de leurs parents, un peu plus tard, devenus à leur tour adultes…

cf, sur ce « point de détail«  (pragmatique et technique), pour exemple, les éloquents discours du Reischsführer-SS Himmler à Poznan les 4 et 6 octobre 1943 !.. _

et il me plaît de penser que beaucoup des miens

ont choisi, comme je le ferais _ en pareille situation d’opportunité : cf le récit d’Er le Pamphylien, au final (livre X) de « La République » de Platon… ; le conditionnel est, lui aussi, « intéressant » de la part de Claude Lanzmann : au même titre que son usage magnifique (et nécessaire !) des passés simples ; et des imparfaits du subjonctif ! il manifeste la puissance de l’amour de la vie ! _

de se réincarner en eux« , les lièvres ! pages 256-257…

ce peut être, donc, le « nous » de la « rencontre » : avec un lieu,

en telle ou telle de ses « occurrences« , forcément : toujours particulière ! et parfois « vraiment« , mais c’est, cette fois, beaucoup plus rare, « singulière«  !

tout comme le « nous » de la « rencontre » avec une personne, singulière ;

ou même avec un animal,

lui aussi « singulier » ;

tel tel ou tel lièvre ; mais pas, non plus, n’importe lequel… : ceux des populations de « grands lièvres » qui bondissaient « des deux rives de la route » et qui semblaient « pulluler » dans quelque « forêt épaisse et sombre«  de « Serbie » _ ou Bosnie, ou Croatie, ou Slovénie _ ; le lièvre « intelligent » « au pelage couleur de terre » filmé à Auschwitz-Birkenau ; ou le lièvre « haut sur pattes » croisé, et éclairé par les phares de la voiture, sur la piste non asphaltée menant à El Calafate… ;

voire même le « nous » de la « rencontre » avec des pierres,

forcément quelque peu « singulières« , elles aussi :

telles celles de Treblinka ; cf page 504 :

« Au camp même, j’ai filmé pendant des jours, sans pouvoir m’arrêter et selon tous les angles, les stèles et les rocs, cherchant des perspectives (…). Chapuis, avant lui Lubtchansky ou Glasberg _ les cameramen de Claude Lanzmann pour « Shoah«  _ me disaient toujours : « Mais pourquoi continuer à filmer ces pierres ? Tu en as dix fois trop. » Je n’en ai jamais eu trop ; je ne les ai pas filmées assez ; et j’ai _ même _ dû, pour le faire, retourner à Treblinka. Je les ai filmées parce qu’il n’y avait rien d’autre à filmer _ pas « âme qui vive«  : pas même un lièvre, ici… _ ; parce que je ne pouvais _ surtout _ pas inventer _ toute fiction, de même que tout commentaire (surplombant) , étant proscrit ! _ ; parce que j’en aurais besoin _ pour l’image de ce qui allait être évoqué : l’annihilation de 600 00 personnes _ quand Bomba, quand Glazar ou les paysans, ou même Suchomel, parleraient. Ma sécheresse de cœur des première heures du premier jour

avait cédé devant le travail de la vérité«  _ une expression fondamentale, que je reviendrai analyser et commenter !

La « sécheresse de cœur«  première, quant à elle, est superbement détaillée aux pages 490-491 :

« Il faisait froid, il y avait encore de la neige _ c’était en février 1978 _ plus sale que blanche, et pas un seul humain parmi les pierres levées et les stèles commémoratives qui portent les noms des shtetls ou des communautés anéanties, ou encore, burinés sur des rocs plus imposants, d’allure préhistorique, ceux des pays ravagés par l’ouragan de l’extermination. Nous nous promenâmes, Marina _ Ochab, la première traductrice _ et moi, entre ces symboliques sépultures ; je n’éprouvais rien _ voilà ! _ et guettais, l’esprit et l’âme _ désespérément alors ! faute d’assez d’« incarnation«  ! _ en alerte _ mais Claude Lanzmann ne l’avait pas encore, à cet instant, « découvert«  et « appris« , comme cela allait bientôt advenir… : il y faut, en effet, davantage : la chair ! _, une réaction _ tant soit peu signifiante , enfin parlante au cœur !... _ à ces vestiges _ encore froids et muets _ de désastre, qui, voulais-je croire, ne pourrait manquer d’advenir. Ce que je voyais demeurait _ pour l’heure _ complètement étranger _ sans communication, sans lien aucun _ à ce que j’avais appris, non seulement par les livres, mais surtout par les témoignages de Suchomel, quand j’avais _ déjà, c’était « à la fin mars 1976« , page 471 _ tourné avec lui, et d’Abraham Bomba, pendant les quarante-huit heures passées en sa compagnie dans les montagnes de l’État de New-York

_ vers 1976 ; cf pages 447-448 :

une fois « arraché à sa terrible épouse » qui « ne lui laissait pas placer un mot » et « devançait toutes ses réponses« , « rendant la conversation impossible » en sa présence ; et une fois gagnée, le week-end suivant, la « cabane de vacances » qu’il possédait « dans les montagnes de l’Etat de New-York« ,

« Bomba était un orateur magnifique ;

et je crois qu’il me parla, pendant ces quarante-huit heures, comme s’il n’avait jamais parlé devant personne, comme s’il le faisait pour la première fois. Jamais quelqu’un d’autre ne l’avait écouté en lui témoignant une aussi fraternelle et sourcilleuse _ ensemble ! _ attention, qui le contraignait, par tous les détails avec lesquels je lui demandais de fouiller sa mémoire, à se réimmerger _ voilà ! _ dans les indescriptibles moments qu’il avait passés à l’intérieur de la chambre à gaz. (…) Obtenir semblable reviviscence requérait que je pusse leur apporter à tout moment mon aide, aide ne signifiant pas ici je ne sais quel secours compassionnel, mais d’abord la possession de la connaissance nécessaire pour oser interroger ou interrompre ou remettre dans le droit-fil, pour poser les bonnes questions à la bonne heure » _ soit tout un art de l’écoute réciproque, aussi !..

Désemparé _ je reprends le fil des émotions (et du désarroi) de Claude Lanzmann à ses premiers moments à Treblinka en février 1978, page 490 _, imputant mon absence d’émotion à ma sécheresse de cœur,

je regagnais la voiture après deux heures environ ; et me mis à rouler très doucement, au hasard, tentant de me maintenir au plus près des limites du camp (…) Mais la route me conduisit à des villages voisins, dont les noms, depuis ce premier jour, sont restés inscrits dans ma mémoire : Prostyn, Poniatowo, Wolka-Okraglik« , pages 490-491… « Des enfants, des adolescents, des hommes et des femmes de tous âges habitaient là » ; et « je ne pouvais m’empêcher de me dire : « Mais de juillet 1942 à août 1943, pendant toute la durée du camp de Treblinka, alors que 600 000 Juifs y étaient assassinés, ces villages existaient !«  (…) Je me disais aussi qu’un homme de soixante ans en 1978 en avait vingt-quatre en 1942«  « Il y avait là pour moi une découverte bouleversante, comme un scandale logique : je l’ai dit, la terreur et l’horreur que la Shoah m’inspiraient m’avaient fait rejeter l’événement hors de la durée humaine, en un autre temps que le mien ; et je prenais tout à coup conscience que ces paysans de la Pologne profonde en avaient été au plus proche les contemporains.

A Prostyn, à Poniatowo, à Wolka-Okraglik, je n’adressai la parole à personne, reculant _ encore un peu _ le moment de comprendre.

Je repris la route, continuant à conduire très lentement _ en réfléchissant, aussi _ ;

et soudain j’aperçus une pancarte avec des lettres noires sur fond jaune qui indiquaient, comme si de rien n’était, le nom du village dans lequel nous entrions : « TREBLINKA« .

Autant j’étais resté insensible devant la douce pente enneigée du camp, ses stèles, son blockhaus central qui prétendait marquer l’emplacement des chambres à gaz,

autant ce simple panneau d’ordinaire signalisation routière

me mit en émoi.


Treblinka existait ! Un village nommé Treblinka existait. Osait exister. Cela me semblait _ en mon propre parcours m’ayant amené jusque là… _ impossible, cela ne se pouvait. J’avais beau avoir voulu tout savoir, tout apprendre de ce qui s’était passé _ à un moment de l’Histoire _ ici, n’avoir jamais douté de l’existence de Treblinka,

la malédiction pour moi attachée à ce nom portait en même temps sur lui un interdit absolu _ voilà ! _, d’ordre quasi ontologique ; et je m’apercevais que je l’avais relégué sur le versant du mythe ou de la légende _ l’analyse rétrospective est magnifique. De combien de tels « dénis«  (de « réel«  et de « vérité« ) sommes-nous en partie responsables ? en partie innocents ? faute d’assez y réfléchir ; et faute de nous confronter assez à la « chair«  grenue des choses ; en nous rendant, et tous sens assez ouverts, c’est-à-dire « vraiment« , sur les lieux ; pas « en touristes » parmi rien que du « décor » et seulement des « fantasmes« 

L’analyse rétrospective de ces moments de « découverte » se poursuit, pages 491-492 :

« la confrontation entre la persévérance dans l’être de ce village maudit, têtue comme les millénaires,

entre sa plate réalité aujourd’hui

et sa signification effrayante dans la mémoire des hommes,

ne pouvait être qu’explosive.

L’explosion se produisit quelques instants plus tard

lorsque, toujours au volant de ma voiture, je tombai, sans m’y attendre, sur un très long convoi immobile de wagon de marchandises accrochés les uns aux autres au bord d’un quai de terre battue sur lequel je m’engageai avant de stopper net.

J’étais à la gare. A la gare de Treblinka.

Je descendis, commençai à marcher, traversai les voies« … (…)

« Treblinka n’est pas à l’abri du traffic«  _ ferroviaire en activité dans la Pologne de 1978.

Ainsi je ne voulais pas aller en Pologne. J’y débarquai plein d’arrogance, sûr que je consentais à ce voyage pour vérifier que je pouvais m’en passer

et de revenir rapidement à mes anciens tricots.

En vérité, j’étais arrivé là-bas chargé à bloc, bondé du savoir accumulé au cours des quatre années _ de 1974 à 1977 _ de lectures, d’enquêtes, de tournage même (Suchomel _ à la « fin mars 1976«  _) qui avaient précédé ;

j’étais une bombe,

mais une bombe inoffensive : le détonateur manquait.

Treblinka fut la mise à feu ;

j’explosai cet après-midi-là avec une violence insoupçonnable et dévastatrice.

Comment le dire autrement ?

Treblinka devint vrai ;

le passage du mythe au réel s’opéra _ et irréversiblement _ en un fulgurant éclair ;

la rencontre d’un nom _ su, connu (en « idées« …) _ et d’un lieu _ à ressentir, lui, en son étrangeté d’altérité ; et ce que seul celui-ci pouvait donner à « vraiment » ainsi éprouver et comprendre… _

fit _ d’une certaine façon _ de mon savoir table rase,

me contraignant à tout reprendre à zéro,

à envisager d’une façon radicalement autre ce qui m’avait occupé jusque là,

à bousculer ce qui m’était apparu le plus certain ;

et par-dessus tout à assigner à la Pologne, centre géographique de l’extermination _ du moins celle à échelle industrielle _ la place qui lui revenait : primordiale.

Treblinka devint si vrai

qu’il ne souffrit plus d’attendre _ cette année 1978 _ ;

une urgence extrême, sous laquelle je ne cesserais désormais de vivre, s’empara de moi :

il fallait tourner,

tourner au plus tôt ;

j’en reçus, ce jour-là, le mandat«  _ impératif : d’auteur et de témoin ; ou de témoin et d’auteur ; comme on voudra ; pages 490 à 493…

« Le voyage en Pologne m’apparaissait au premier chef _ poursuit Claude Lanzmann son récit de sa « découverte » de Treblinka, en février 1978 _ comme un voyage dans le temps » :

« le XIXème siècle existait là-bas, on pouvait le toucher.

Permanence et défiguration des lieux

se jouxtaient, se combattaient, s’engrossaient l’une l’autre,

ciselant la présence de ce qui subsistait d’hier

d’une façon peut-être encore plus aiguë et déchirante« , dit-il, et pour qui les fait « jouer«  (et « vibrer« ) au sein même de ce qu’il perçoit et se représente, page 494.

« L’urgence soudain me pressait incroyablement.

Comme si je voulais rattraper toutes ces années perdues, ces années sans Pologne,

je questionnai, insensible à la nuit qui tombai, à la faim dont nous ne pouvions pas ne pas souffrir (…) ; mais j’étais dans un état second, halluciné, subjugué par la vérité qui se révélait à moi _ en ce questionnement hyper-intensif.

Je quittai Borowi _ le premier paysan interrogé à Treblinka _, parlai dans la boue et l’obscurité à des gens dont je distinguais à peine les visages, me rendant compte qu’eux aussi paraissaient contents de trouver un étranger curieux qui les interrogeait sur un passé dont ils se souvenaient avec une précision extrême, mais qu’ils évoquaient en même temps sur un ton de légende, que je comprenais ô combien, un passé à la fois très lointain et très proche, un passé-présent gravé _ et pour cause ! _ à jamais en eux« , pages 494-495.

(…)

« J’appris qu’un chauffeur de locomotive, qui avait conduit les trains de la mort durant toute la durée de l’existence du camp, habitait le bourg de Malkinia, à environ dix kilomètres de Treblinka. Je décidai de m’y rendre sur-le-champ, insoucieux de l’heure tardive et du respect humain ; je ne pouvais attendre. »

« A onze heures du soir, Malkinia dormait ; j’eus le plus grand mal à trouver l’adresse de la petite ferme d’Henrik Gawkowski ; et quand je frappai, minuit sonnait au carillon de l’église vaste comme une cathédrale.

(…) Une petite bonne femme au bon visage rond, la chevelure serrée dans un fichu, alluma, nous fit assoir et monta réveiller son mari, qui descendit en se frottant les yeux. Je l’aimai tout de suite ; j’aimai ses yeux bleus d’enfant encore ensommeillés, son air d’innocence et de loyauté, les nervures de souffrance qui creusaient son front, sa gentillesse manifeste.

J’eus beau m’excuser pour cette arrivée nocturne, l’urgence dont elle témoignait l’étonna si peu qu’il semblait la partager. Il n’était ni oublieux ni guéri du passé atroce dont il avait été l’acteur ; et trouvait juste de répondre à tout moment aux sommations qu’on pouvait lui adresser.

Mais en vérité j’étais le premier homme à l’interroger ; je survenais nuitamment comme un fantôme ; personne avant moi _ ce mois de février 1978 _ ne s’était soucié de ce qu’il avait à dire _ pages 495-496.

(…)

Il alla quérir une bouteille de cette merveilleuse vodka des paysans polonais, tord-boyaux sauveur et sacré ; et j’osai lui dire, après le premier cul sec, que nous mourrions de faim.

Elle et lui se mirent en quatre _ la générosité de l’hospitalité ne ment pas ! A comparer avec la vénalité de l’invitation du maire de Chelmno, pages 507-508 ! _, vidèrent leur garde-manger grillagé semblable à celui de ma grand-mère Anna _ à Groutel : cf page 105 ; Anna Ratut-Lanzmann était née à Riga… _ ; et ce fut une débauche de victuailles,de cochonnaille, de pain ,de beurre et de vodka ouvreuse d’esprit et de mémoire.

Je sus, écoutant Henrik, que les enquêtes exploratoires étaient maintenant terminées ; qu’il fallait passer à l’acte : tourner au plus tôt. (…) Non seulement tourner, mais arrêter d’abord cette déferlante de paroles capitales que je libérais par mes questions ; ces souvenirs, précieux comme de l’or et du sang, que je ravivais.

Nous parlions de la façon dont s’opérait, sur la rampe, le déchargement, à la course, à la matraque et dans les hurlements, de ceux et celles qui, une heure ou deux plus tard, auraient cessé de vivre ;

et je lui demandais : « Quand vous tirez les wagons jusqu’au bout de la rampe… » Il m’interrompit net : « Non, non, ce n’est pas ça ; je ne les tirais pas, je les poussais », esquissant de son poing fermé un geste de poussée.

Je fus, par ce détail, terrassé _ rien moins ! _ de vérité ;

je veux dire que cette confirmation triviale m’en disait plus,

m’aidait davantage à imaginer _ réalistement ! par les gestes ! la praxis ! pas fantasmatiquement _ et à comprendre

que toutes les pompes d’une réflexion _ théorétique _ sur le Mal, condamnée à ne réfléchir qu’elle-même _ sans gripper si peu que ce soit sur la « vie de chair » des personnes « en action« 


Il me fut clair que je devais absolument cesser d’interroger Gawkowski :

contrairement aux protagonistes juifs, sur lesquels je voulais, avant le tournage, en savoir le plus possible,

il fallait ici ne rien déflorer _ avant le tournage.

Oui, j’étais le premier homme à revenir _ d’ailleurs que de leur quotidien _ sur le lieu du crime ;

et eux, qui n’avaient jamais parlé, souhaitaient, j’en prenais conscience, torrentiellement le faire.

Maintenir cette virginité, cette spontanéité, était un impératif catégorique _ de l’œuvre à faire naître _ ; cette Pologne était un trésor à ne pas dilapider.

Je savais, après une seule journée et une folle nuit, qu’au cours de ce voyage il me faudrait voir les lieux, les arpenter, comme j’allais le faire à Chelmno ; mais parler et questionner le moins possible ; rester à la surface, effleurer le pays de l’extermination _ industrielle _

mais, pour oser aller en profondeur,

attendre le tournage proprement dit ;

donc y procéder au plus vite »  _ telle est la « leçon rapide » du premier contact avec le sol et le paysage polonais, pages 495 à 497 : le chapitre XX a débuté page 489…

Caractérisée, cette « incarnation« , par l' »expérience« , éprouvée dans toutes les fibres de son corps (et pas si fréquente que cela !), d’un « nous » :


cet « être vrais ensemble« 

de l' »incarnation« 

tel (et telle) que l’entend ici, tout au long de son « Lièvre de Patagonie« , Claude Lanzmann,

ce peut être le « nous » de la « rencontre » de « soi » avec un lieu,

de la « rencontre » de « soi » avec une personne,

de la « rencontre » de « soi » avec des pierres,

ou de la « rencontre » de « soi » avec un animal,

rencontré(es), le lieu, la personne, les pierres, l’animal, « vraiment » par « soi-même » ;

et pas seulement « croisé(e)« , comme un simple « décor » de tout autres « opérations« ;

il faut aussi et encore que le « soi« , lui-même, soit, lui aussi, « vraiment » là ;

« vraiment » « présent« , 

par l’effet de ce que Claude Lanzmann ose nommer, page 82, une « présentification »

_ même si c’est, alors, en cette occurrence, à propos d’une autre « opération » qu’impliquant la « vérité » du « soi » dans la « rencontre«  avec une altérité rayonnante de puissance :

au printemps 1942, le « rappel » à ses enfants Lanzmann de leur mère (se cachant à Paris), Paulette Grobermann, par la médiation tellement improbable et merveilleuse de son nouveau compagnon, le poète surréaliste juif serbe Monny de Boully, ayant osé franchir la ligne de démarcation pour cet exploit de les rejoindre et leur parler, avec amour, d’elle chez leur père, à Brioude… :

« Et soudain, en pleine guerre, au cœur des pires dangers, cette mère des hontes et des craintes _ qu’elle avait pu être, pour lui, par le passé _ se présentifiait à moi tout autre _ radieusement ! _, par l’amour que lui vouait un extraordinaire magicien » !

Avec ce commentaire magnifique, toujours page 82 :

« Quelque chose d’incroyablement fraternel, dû peut-être aussi aux circonstances, se noua entre nous trois _ Monny, Claude et son père Armand : « mon frère Jacques travaillait depuis peu comme valet de ferme chez des paysans«  ; c’était aussi que, « contrairement à moi, mon père et Monny partageaient le même savoir : l’un aimait Paulette, l’autre l’avait aimée ; il l’aimait peut-être encore ; il ne cessa jamais tout à fait de l’aimer« , toujours page 82… _

Et la réalisation de cette « incarnation » d’un « être vrais ensemble« 

n’est pas l’occurrence la plus fréquente,

nous allons ici-même le constater ;

ainsi qu’y méditer un peu…

Titus Curiosus, ce 13 août 2009

La joie sauvage de l’incarnation : l' »être vrais ensemble » de Claude Lanzmann _ présentation I

29juil

Avant d’en venir à justifier le titre de cet article-ci, « La Joie sauvage de l’incarnation : « l' »être vrais ensemble » de Claude Lanzmann« ,

d’après la formule de l’ante-pénultième phrase du livre, à propos du choix du lièvre, et plus précisément même du « lièvre de Patagonie » _ « Pourquoi ai-je soudainement décidé de donner à mon livre ce titre insolite, « Le Lièvre de Patagonie«  ?« , à la page 545  _ pour emblème de ce livre de « Mémoires » d’une vie de quatre-vingt-trois années passées

_ la première moitié de la réponse (la seconde concernant l’œuvre de ma propre cousine, Silvina Ocampo _ = l’épouse de mon cousin Adolfo Bioy _, auteur d’un sublime récit, « La liebre dorada« … dont un extrait, le tout début, de 27 lignes constitue, page 11, en exergue _ cf l’explication : magnifique ! page 256 _ l’incipit superbe du livre !) se trouve immédiatement donnée alors, page 546 : « les lièvres, j’y ai pensé chaque jour tout au long de la rédaction de ce livre, ceux du camp d’extermination de Birkenau, qui se glissaient sous les barbelés infranchissables pour l’homme _ et présents (pour l’éternité !) dans « deux plans rapides mais centraux pour moi« , dans « Shoah« , en même temps que Rudolf « Vrba parle« , est-il indiqué aux pages 256-257 _ ; ceux qui proliféraient dans les grandes forêts de Serbie tandis que je conduisais la nuit, prenant garde à ne pas les tuer _ lors « d’un voyage compliqué« , et même « une aventure« , par l’Oberland bernois, Milan, et presque toute la Yougoslavie, les « premières vacances d’été » avec Simone de Beauvoir, l’été 1953 ; et qui marquèrent, dit Claude Lanzmann page 256, « mon intégration dans la grande famille sartrienne«  Enfin l’animal mythique qui _ lors d’un voyage en Argentine, en 1995 _ surgit dans le faisceau de mes phares après le village d’El Calafate, me poignardant littéralement le cœur de l’évidence que j’étais en Patagonie, qu’à cet instant la Patagonie et moi étions vrais ensemble ». Suivie immédiatement de : « C’est cela, l’incarnation. J’avais près de soixante-dix ans, mais tout mon être bondissait d’une joie sauvage, comme à vingt ans« … Et sur la splendeur de ces mots s’achève « Le Lièvre de Patagonie« _,

et donc de préciser ce que Claude Lanzmann entend et par « la joie sauvage de l’incarnation«  _ voire d’éventuelles futures, autant qu’irrationnellement improbables, « métempsycoses« , ajouterais-je… _, et par l' »être vrais ensemble« ,

je voudrais d’abord, en un premier volet (I) « d’introduction » de cet article, présenter la « trame » de ce travail très riche et passionnant de « Mémoires » auquel Claude Lanzmann se livre, sur 546 pages,

non pas tout à fait la plume à la main sur le papier,

ni même lui-même au clavier d’un ordinateur (tapant avec un seul doigt : « mes hachures désynchronisaient ma pensée, en tuaient l’élan » _ page 14 : faire vivre « l’élan » : une affaire, essentielle, comme toujours, de « rythme » !.. _,

mais grâce à « un prolongement de moi-même, c’est-à-dire d’autres doigts«  _ plus et mieux alertes : toujours page 14 _ : ceux de « la philosophe Juliette Simont, mon adjointe à la direction de la revue « Les Temps modernes », en même temps que ma très proche amie, et, quand Juliette était empêchée par son propre travail« , ceux de « ma secrétaire, Sarah Streliski, talentueux écrivain » : « devant un large écran, je trouvais miraculeuse l’objectivation immédiate de ma pensée, parfaite au mot près, sans ratures ni brouillon«  _ page 13 : le rythme de la pensée est donc celui de la parole se déployant en se confiant à une oreille amie et féminine : telle l’infiniment belle Ariane « aux très fines oreilles«  rêvée par Nietzsche ;

en confirmation de cette intuition, cette phrase, page 14 :

« Juliette, tandis que je dictais, faisais preuve d’une patience infinie, respectait mes silences réflexifs _ que le lecteur perçoit à l’occasion, tant ils peuvent s’avérer décisifs pour le penser lui-même de Claude Lanzmann formulant ce dont il va parvenir ainsi, et ainsi seulement, à se souvenir _, fort longs parfois ; sa propre présence _ tant « incarnée«  alors, qu’« incarnante«  pour Claude Lanzmann en son effort de remémoratio-méditation-forrmulation : magnifique ! quelle superbe nouvelle œuvre, après les films (dont l’unique « Shoah » !) que ce « Lièvre de Patagonie«  ! _ silencieuse et complice _ comme cela devait être _ étant elle-même _ et voilà l’essentiel que je voulais formuler à mon tour _ inspirante«  ;

la « gratitude«  envers Juliette-Ariane s’accompagnant d’une égale « reconnaissance«  envers Ariane-Sarah, « qui sut être aussi patiente _ et « inspirante« , aussi ! _ que Juliette »

Ensuite, j’en viendrai, en un second volet (II), à l’angle de focalisation de mon propre regard sur ce livre,

quant à « la joie sauvage de l’incarnation » ; et à « l' »être vrais ensemble » ;

tels que les envisage tout au long de cet immense livre, son auteur, Claude Lanzmann…

C’est à l’aune de la mortalité de la vie même

_ pardon de l’évidence : la condition de la vie, c’est l’individuation, de temps « non illimité« , des « membres » (ou « chaînons » : passeurs de gènes) des espèces sexuées : l’espèce sexuée ne « demeurant« , elle, que par la « re-production » (un jeu de « variations » génétiques…) de ses « éléments » (la « constituant » par là même : sinon l’espèce disparaît, rien moins ; irréversiblement…) : les « individus » (qui méritent assez mal ce nom-là, « chaînons » qu’ils sont bien plutôt, et vers l’aval, et par l’amont…) en la jeunesse fougueuse de leur « fécondité » d’abord pulsionnelle, érotique, amoureuse… _,

c’est à l’aune de la mortalité de la vie même

que se comprend l’existence _ riche d’événements-aventures de tous genres _, la sagesse (un peu « constituée« , et de bric et de broc, « rapiécée« , donc, au travers de pas mal de « folies » accumulées ; dont pas mal, encore, de rien moins que « mortelles » !.. on va le constater tout au long de ce livre !..) et l’écriture même _ au-delà de l’existence de son auteur ! _ de ce livre : « Le Lièvre de Patagonie« , que vient nous offrir, en son quatre-vingt-quatrième printemps (le livre achevé d’imprimer le 17 février 2009 est paru le 12 mars 2009  ; et l’auteur ayant vu le jour le 27 novembre 1925), Claude Lanzmann…

Ce n’est, en effet, pas tout à fait pour rien que la première phrase du livre _ ainsi que tout le premier chapitre (des vingt-et-un que comporte ce « Lièvre de Patagonie« ) _ s’éclaire de cette lumière (mortelle) :

« La guillotine _ plus généralement la peine capitale et les différents modes d’administration de la mort _ aura été la grande affaire de ma vie », page 15 

_ en regard, et en contrepoint, Claude Lanzmann y ajoutera, faisant, il est vrai, un formidable contrepoids, « l’incarnation » : page 545 : « Avec la peine capitale, l’incarnation _ mais y a-t-il contradiction ? _ aura été la grande affaire de ma vie«  ;

soit, réservant à « l’administration de la mort« , le (terrible) premier chapitre, ainsi que, de-ci, de-là, quelques flashbacks ; mais consacrant à « l’incarnation » et à sa « joie sauvage« , tout le reste (et la plénitude ! avec un peu de patience…) du trésor de cet immense livre !!! _ ;

et nous allons le constater, en effet, avec lui…

Le chapitre premier se terminant, pages 27 à 29, par

_ en ce « temps » ad-« venu » « des bouchers«  (l’expression se trouve page 27 : « bouchers«  d’hommes, en l’occurrence ; « et que les bouchers me pardonnent, car ils exercent le plus noble des métiers et sont les moins barbares des hommes« , prend bien soin d’ajouter, tout aussitôt, Claude Lanzmann, page 27) _

le détail d‘ »images atroces » de « mises à mort d’otages perpétrées sous la loi islamique en Irak ou en Afghanistan » :

« minables vidéos d’amateurs tournées par les tueurs eux-mêmes, qui se voulaient terrorisantes ; et le sont en effet« , toujours page 27.

Claude Lanzmann commente :

« Le seul résultat (d« une suspecte déontologie » censurant la diffusion de ces images) « fut de faire silence sur un saut qualitatif sans précédent dans l’histoire de la barbarie mondialisée, d’occulter l’avènement d’une espèce mutante dans la relation de l’homme à la mort » _ « Le Lièvre de Patagonie » étant un hymne d’amour fou à la vie ! « Elles ont donc circulé sous le manteau _ seulement _ et nous sommes très peu nombreux _ il le regrette ! _ à avoir pu prendre la pleine mesure _ voilà ! _ de l’horreur _ gravissime ! _, en luttant pour ne pas détourner le regard » : suit la description alentie, sobre et nue de la décapitation d’un otage « au coutelas » (page 28) filmée en direct, « les yeux de l’égorgé roulant dans leurs orbites«  ; jusqu’à la phrase de conclusion de ce chapitre d’ouverture, page 29 : « Le visage de l’égorgé et celui du vivant qu’il était _ encore l’instant d’avant ! _ se ressemblent irréellement. C’est le même visage, et c’est à peine croyable : la sauvagerie de cette mise à mort _ qu’a-t-elle à voir avec « la joie sauvage » de « l’incarnation » ?.. Il va donc falloir y regarder d’un peu près !.. _ était telle qu’elle semblait _ à tort donc : c’est le même visage qui a donc demeuré en la tête coupée !.. _ ne pouvoir se sceller que d’une radicale défiguration » _ comme si le « visage » (de la personne vivante) décidément « résistait » même à la barbarie effroyable de cette « annihiliation« ...


Le chapitre 2 constitue, lui, l’ouverture de cet « hymne à la vie«  qu’est cet « immense«  livre :

« De même que j’ai pris rang dans l’interminable cortège des guillotinés, des pendus, des fusillés, des garrottés, des torturés de toute la terre,

de même je suis _ au même titre que quiconque : « Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui« , selon la formule conclusive des « Mots » de Sartre, que Claude Lanzmann rapporte au moins deux fois en ce « Lièvre de Patagonie« , par exemple page 371… _ cet otage au regard vide, cet homme sous le couteau.

On aura compris que j’aime la vie à la folie ;

et que, proche de la quitter

_ tel un Montaigne rédigeant le sublime chapitre 13 du livre III des « Essais » : « de l’expérience » : y  revenir souvent !!! _,

je l’aime plus encore, au point de ne pas même croire à ce que je viens d’énoncer

_ sur la « loi » de la « disparition » programmée (soit la mortalité !) de tout « chaînon » (= passeur de la vie) d’une espèce sexuée ! y compris soi, par conséquent !.. pour lequel, aussi donc, viendra sonner le glas !.. _,

proposition d’ordre statistique  _ seulement ! _, donc de pure rhétorique _ voire syllogistique _, à laquelle rien ne répond _ sensitivement ! a contrario _ dans mes _ propres _ os et dans mon _ propre _ sang _ en une perpétuellement renouvelée (par l’œuvre ! en particulier, même si pas seulement : par la « vérité«  (charnellement ressentie) de quelques rencontres d’« humains non-inhumains« , aussi…) ; en une perpétuellement renouvelée, donc, jeunesse ! C’est ici que nous retrouverons, chaque fois, à un certain nombre de « reprises« , dans ce livre-ci, et en leur diversité, la logique (un peu plus rare, elle) de l’« incarnation«  intensément (voire « sauvagement«  : dans la « joie«  !) ressentie : éprouvée, expérimentée même !.. Cf la sublime formulation de cela même par Spinoza en son « Éthique » : « Nous sentons et nous expérimentons _ parfois ! et dans le temps d’une vie : en ces moments bénis de pure grâce-là, justement !.. qui surviennent ; et qu’il nous appartient d’apprendre à « accueillir«  « vraiment«  : tout un apprentissage !.. eu égard à la myriade cliquetante et tintinnabulante des faux éclats de faux-semblants en tous genres… _ que nous sommes éternels«   Je ne sais ni quel sera mon état, ni comment je me tiendrai _ l’expression passe du passif (biologique) à l’actif (de la posture de l’« exister » !) _ quand sonnera l’heure du dernier appel.

Je sais, par contre, que cette vie si déraisonnablement aimée aura été empoisonnée _ hic Rhodus, hic saltus ! _ par une crainte de même hauteur _ c’est dire ! _, celle de me conduire lâchement _ en contraste avec savoir « se tenir«  ! _ si je devais la perdre en une des sinistres occurrences que j’ai décrites plus haut _ celles de la « mort administrée«  ! par violence d’autrui, d’un bourreau : je reprends ici le terme (d’« administration » : de la mort) de la première phrase du livre, page 15. Combien de fois me suis-je interrogé sur l’attitude qui eût été la mienne devant la torture ?« …

Et le récit

(des « Mémoires » : c’est l’indication qui accompagne en couverture le titre « Le Lièvre de Patagonie« )

s’engage alors, page 31

_ en cette méditation sur la ligne de partage entre courage, audace et lâcheté : le livre étant par là un « examen de conscience » ;

en plus d’un très décidé, plus encore, « acte » de « paix«  (pré-testamentaire !) avec beaucoup d’autres (que soi) !

Cf, pour exemple, avec Claude Roy, lors d’un Festival d’Avignon (quelque temps avant que celui-ci ne meure, en 1997) : page 188, je vais y revenir plus loin ;

ou, encore, avec son cher Jean Cau, son « plus proche ami » du temps du lycée Louis-le-Grand, page 136 :

« Nous fûmes lui et moi brouillés pendant une longue période ; ou plutôt la vie _ des options idéologiques distinctes, voire opposées, sinon incomptatibles… _ nous brouilla ; mais je lus un jour, dans un vol Paris-New-York, le portrait magnifique, exact, intelligent, tendre et hilarant qu’il brossa de Sartre dans son livre « Croquis de mémoire » _ en 1985 : le livre a reparu en 2007 dans la petite bibliothèque Vermillon des éditions La Table ronde ; Jean Cau, lui, allait mourir le 18 juin 1993… _ ; et la première chose que je fis en arrivant dans la chambre d’un hôtel de Manhattan fut de l’appeler pour lui dire mon admiration, mon amitié inaltérée _ soit l’essentiel ! _ ; et que je l’étreignais. Il fut, je crois, aussi ému que moi ; nous nous revîmes dès mon retour à Paris ; la brouille avait pris fin«  : c’est superbe !..

Fin de l’incise sur les « actes de paix«  ; mais j’y reviendrai ! parce que c’est un élément majeur de cet immense livre ! _

et le récit s’engage alors _ je reprends le fil de ma phrase _

sur le souvenir de son condisciple du lycée Blaise-Pascal, à Clermont-Ferrand, « fin novembre 1943« , Claude Baccot :

car « je suis d’une certaine façon responsable de sa mort«  ; Baccot, en effet, « savait que depuis la rentrée d’octobre, je dirigeais la résistance au lycée. En vérité, c’est moi qui avais créé le réseau à partir de rien » ; « Baccot m’aborda frontalement : « Je veux joindre la Résistance, mais ce que vous faites ne m’intéresse pas. Je sais que des groupes d’action existent, c’est ce qu’il me faut. » « Les groupes d’action, tu sais ce que cela veut dire, tu connais les risques ? » Il savait, il connaissait. Je lui dis alors : « Réfléchis pendant une semaine, réfléchis bien, tu me reparles après »

Pages 39 et 40 : « La semaine de réflexion que j’avais imposée à Baccot ne le fit pas changer d’avis. Il quitta très vite Blaise-Pascal, nous n’entendîmes plus parler de lui. Jusqu’à son suicide, quatre mois plus tard _ ce qui donne fin mars, début avril 1944… Pendant quatre mois, Baccot, membre des groupes d’action du PCF, avait abattu des Allemands et des miliciens dans les rues de Clermont-Ferrand. Pour le Parti, exclu des parachutages anglo-américains destinés à la seule résistance gaulliste, il n’y avait qu’un seul moyen de se procurer des armes : les prendre sur l’ennemi. Chaque Allemand descendu signifiait un revolver, un pistolet, une mitraillette. Baccot, pendant cette brève période, fit montre d’extraordinaires qualités de courage, de hardiesse, de patience, d’astuce, de détermination. Repéré, identifié, poursuivi, il se fit cerner place de Jaude, la place centrale de Clermont-Ferrand : se voyant encerclé sans aucune échappatoire, il se réfugia dans une vespasienne ; et au cœur même du limaçon se fit sauter la cervelle pour ne pas être pris vivant. »

Claude Lanzmann commente, page 40 : « Baccot est un héros indiscutable que j’admire sans réserve. mais je sais _ se dit-il au présent de la réflexion rétrospective _ que je n’aurais jamais pu, comme lui, me tirer une balle dans la tête à l’instant d’être capturé ; et ce savoir a plombé toute ma vie« .

Et il poursuit : « J’ai mené beaucoup d’actions objectivement dangereuses pendant la lutte clandestine urbaine _ ensuite, en mai-juin-juillet-août 1944, ce sera aux maquis de la Margeride, au Mont-Mouchet et aux abords du Lioran (Claude Lanzmann donne le détail de deux embuscades meurtrières, les 7 et 14 août 1944, aux pages 120 à 123 : y sont « tombés«  ses camarades Rouchon _ « J’aimais Rouchon, il était en classe de philo à Blaise-Pascal, interne comme moi, nous partagions la même salle d’étude. De Riom, sa mère lui envoyait sans arrêt des fougasses et des clafoutis qu’il gardait dans son casier et partageait avec nous« , page 122 _, Schuster, Lhéritier…) _, mais je me reproche de ne pas les avoir accomplies en pleine conscience, car elles ne s’accompagnaient pas de l’acceptation du prix ultime à payer en cas d’arrestation : la mort. Aurais-je agi si j’en avais pris, avant l’action, la pleine mesure ? Et même si on soutient que l’inconscience _ de l’audace _ est aussi une forme de courage, agir sans être intérieurement prêt au sacrifice suprême relève finalement de l’amateurisme _ de simple hasard : incapable d’œuvre (qui se tienne) _, voilà ce que je ne cesse de me dire encore aujourd’hui.
La question du courage et de la lâcheté
_ au cœur de la question de l’œuvre : fut-elle celle de la personne humaine même : « non-inhumaine«  !.. _, on l’aura compris sans doute, est le fil rouge de ce livre, le fil rouge de ma vie« , confie-t-il, page 40, donc.

Voilà une clé décisive : face aux divers hasards _ ne prenant véritablement sens, pour une « vraie«  personne, qu’à savoir, peu à peu, être « recueillis« _ des rencontres, mauvaises comme bonnes, d’une vie pleine et secouée ;

au risque d’être balayée, détruite, volée, « annihilée« , cette vie singulière (et unique !) :

le mot (comme la chose) va (et vont) revenir en force, et comme une insistante, inentamable, épée de Damoclès, en ces « Mémoires« 

_ ainsi, et dès le début de janvier 1945, Claude Lanzmann se remémore-t-il aux pages 131-132, l’épisode suivant :

quand, « à ma stupéfaction, la majorité des internes des deux khâgnes de Louis-le-Grand, suivie moutonnièrement par les hypokhâgneux, proposa de donner le nom de Brasillach à une de nos salles, la mienne en l’occurrence, celle de K 1. Le fait que Brasillach, ancien khâgneux de Louis-le-Grand, ait étudié sur les bancs mêmes où nous étions assis l’emportait absolument _ le terme est intéressant _ sur les appels abominables au meurtre des Juifs proférés par l’écrivain collabo dans « Je suis partout » et d’autres feuilles à la solde des nazis. Cela ne pesait rien, ne comptait pas ; et je compris alors d’emblée _ dès janvier 1945, donc _, avec un dégoût qui ne m’a peut-être _ en effet ! _ jamais plus quitté, que le grand vaisseau France avait poursuivi impassiblement _ eh ! oui _ sa route, insensible _ certes _ à ce que d’autres _ oui : situés aux marges… _ éprouvaient comme un désastre _ de l’Humanité tout entière, et à l’échelle de toute l’Histoire _, la destruction de millions de vies et de tout un monde _ en effet : mais assez peu, en dehors de ces quelques « autres« -là, touchés, eux, d’un peu près, en prirent, alors, « réellement«  conscience ; le témoignage de Primo Levi, « Si c’est un homme« , par exemple, ne fut pas davantage, alors, « reçu« , lu, compris !.. Il fallut attendre les années soixante, avec le retentissement (mondial, lui) du Procès Eichmann (11 avril – 15 décembre 1961) à Jérusalem…

Et Claude Lanzmann d’ajouter, page 132 : « C’était mon premier jour _ à Louis-le-Grand, où il avait été admis grâce à l’intervention expresse de Ferdinand Alquié, ami de sa mère Paulette Grobermann-Lanzmann et de son compagnon Monny de Boully, le « Rimbaud serbe«  surréaliste (Belgrade, 1904 – Paris, 1968), ami lui-même de Breton, Aragon, et Max Jacob ; et Éluard, et Ponge… _, je ne connaissais personne _ encore, parmi les autres élèves de ces classes préparatoires _, je ne comprenais rien aux  lauriers dont on couvrait le talent de Brasillach, qui l’absolvait du pire ; et je n’osai intervenir _ sur le champ, tout « résistant » effectif qu’il avait été… _ au milieu de ces jeunes bourgeois qui suintaient la légitimité par tous leurs orifices, regards, façons de respirer. Ils étaient _ eux _ passés à côté _ oui _ de la guerre ; la France avait continué à « fonctionner«  ; et eux avec » _ exactement !..

Intervint alors « une voix tout à la fois sèche et lyrique, avec un accent du Midi dompté par un mode d’articuler et une gestuelle démonstrative acharnée à convaincre » qui « s’empara de la parole, libérant du même coup la mienne. C’était celle de Jean Cau » _ qui devint, pour la vie, son ami. « Le procès de Brasillach eut lieu le 19 janvier _ immédiatement en suivant _ ; il fut, comme prévu, condamné à mort et, malgré une pétition d’intellectuels de renom, fusillé le 6 février au fort de Montrouge. Aucune salle de Louis-le-Grand ne porta jamais son nom » _ et fin de cette incise

Surgit alors

_ et je reviens ici au « fil rouge«  de « la question du courage et de la lâcheté«  ! formulé à la page 40 _,

surgit alors,

après une première réflexion de Sartre sur « une formule de Michel Leiris«  à propos des codes d’honneur d’« officiers ayant failli à leur mission«  (qui « se donnaient la mort presque mécaniquement et comme par réflexe« , page 41) , et du «  »courage militaire » codifié« ,

et avec quelle magnifique intensité,

le souvenir d’une parole singulière, à Claude Lanzmann, durant le tournage de « Shoah« , de Filip Müller

_ « un des héros inoubliables de « Shoah«  », en effet : le grand œuvre de Claude Lanzmann _,

« membre pendant presque trois ans du Sonderkommando d’Auschwitz » :

il « me disait au terme cela aussi peut être relevé _ d’une très éprouvante journée de tournage :

« Je voulais vivre, vivre à toute force, une minute de plus, un jour de plus, un mois de plus. Comprenez-vous : vivre »

_ « un instant, s’il vous plaît, Monsieur le bourreau«  demanda aussi, au pied même de la guillotine, la reine

Les autres membres du commando spécial, qui partagèrent le calvaire de Filip Müller

_ et que Claude Lanzmann se fait un devoir de tous nommer alors, pages 41-42 :

« Yossele Warszawski, de Varsovie, arrivé de Paris ; Lajb Panusz, de Lomza ; Ajzyk Kalniak, de Lomza également ; Josef Deresinski, de Grodno ; Lajb Langfus, de Makob Mazowiecki ; Jankiel Handelsman, de Radom, arrivé de Paris ; Kaminski, le kapo ; Dov Paisikovich, de Transylvanie ; Stanislaw Jankowski, dit Feinsilber, de Varsovie, arrivé de Paris, un ancien des Brigades internationales ; Salmen Gradowski et Salmen Lewental, les deux chroniqueurs du commando spécial« …  _,

nobles figures, fossoyeurs _ effectifs, à Auschwitz _ de leur peuple, héros et martyrs,

étaient comme lui des hommes simples, intelligents et bons _ chacun des termes a tout son poids.

Pour la plupart, dans l’enfer des bûchers et des crématoires _ cet « anus mundi », selon le mot du Dr Thilo, médecin SS _, ils n’abdiquèrent _ encore un terme décisif ! _ jamais leur humanité.« 

« A la question obscène : « Comment ont-ils pu ? Pourquoi ne se sont-ils pas suicidés ? »,

il faut les laisser répondre _ les écouter est déjà assez rare _ et respecter absolument leur réponse.« 

« Mais c’est Salmen Lewental

_ un des membres de ce Sonderkommando d’Auschwitz, qui, avec Salmen Gradowski, « nuit après nuit _ et parce qu’ils pensaient qu’aucun ne survivrait _ s’astreignirent à tenir _ en direction de nous autres, au nom de tous ces « annihilés«  dont ils assuraient ainsi un désespéré ultime « témoignage«  _ le journal de la géhenne et enterrèrent _ pour les préserver et transmettre _ leurs feuillets dans la glaise des crématoires II et III, la veille même de la révolte avortée du Sonderkommando ( 7 octobre 1944), où ils laissèrent leur vie : manuscrits en yiddish, d’une haute et ferme écriture, retrouvés rongés et piqués d’humidité _ l’un en 1945, l’autre en 1962 _ manuscrits aux trois quarts indéchiffrables et plus bouleversants encore de l’être« , précise Claude Lanzmann, page 42 : cet admirable (en effet !!!) « journal de la géhenne » est désormais universellement accessible en édition « de poche » sous le titre générique « Des Voix sous la cendre« , par les soins du Mémorial de la Shoah (et de Georges Bensoussan) : un des plus admirables livres qui soient !!! _

c’est Salmen Lewental, ce Froissart admirable du commando spécial _ ainsi que le qualifie Claude Lanzmann, page 43 _,

qui, de sa haute écriture, a le mieux répondu à la question obscène :

« La vérité, a-t-il écrit, est qu’on veut vivre à n’importe quel prix, on veut vivre parce qu’on vit, parce que le monde entier vit. Il n’y a que la vie… »

_ la vie réelle, et pas l’imaginaire !

Et, de fait, il nous bien admettre que la vie de tout individu (sans exception) est mortelle ;

pas de « métempsycose » (ou « ré-incarnation« ) de soi-même, en tout cas _ fut-ce en « lièvre de Patagonie« , d’« entre les barbelés d’Auschwitz« , ou des « grandes forêts de Serbie« … _ à « envisager« , le plus probablement (mais j’y reviendrai dans l’article à suivre…) ;

on ne peut guère, en tout cas raisonnablement et à froid, « tabler«  sur pareille « éventualité« 

L’individu est essentiellement le « maillon«  de l’espèce (sexuée)…

A notre disposition, seulement, en cette unique vie (d’individu vivant mortel), donc

(= irréductiblement et irréversiblement « mortelle«  : nous butons invariablement, obstinément, et irrémédiablement, sur cette « loi«  biologique-là ; dont l’envers, mieux accepté, lui _ sauf névroses… _, est la sexuation…) ;

à notre disposition seulement, donc,

l’« incarnation«  (= existentielle, elle !) elle-même ;

et, cette « incarnation« -ci est bien l’autre _ et majeure ! _ « grande affaire » de l’œuvre et de la vie de Claude Lanzmann, en regard de la menace toujours possiblement réelle, en effet, en fonction du contexte géo-politique et historique (à la responsabilité de l’« état«  duquel, « contexte« , nous avons au moins, chacun, une petite part de responsabilité « citoyenne« , dans les démocraties surtout, bien que si frêles ; et parfois, notamment par les temps qui courent, dupes d’elles-mêmes : mais disposons-nous de mieux ?..) ;

en regard de la menace toujours (terriblement) possiblement réelle, donc, de l’« administration de la mort«  : le meurtre (= la mort non naturelle) d’un vivant ; et son « annihilation«  prématurée : avant l’échéance biologique de rigueur (simplement statistique : non violente), elle…

La réponse de Claude Lanzmann à la question de sa méditation (« Comment ont-ils pu ? Pourquoi ne se sont-ils pas suicidés ?« )

est donc, page 43, que

« Vous haïssiez _ vous, à la différence des autres : les bourreaux l’« administrant«  _ la mort ;

et, en son royaume _ des lieux d’extermination à échelle industrielle de la « Solution finale » ! _,

vous avez sanctifié la vie, absolument« … Voilà !.. 

Car il faut

_ pour lui, Claude Lanzmann, comme pour d’autres : mais être considéré

(par d’autres : et c’était le point de vue

_ bien trop partiel ! lui-même, Sartre, l’admettra ;

et grâce à Claude Lanzmann lui-même, surtout, qui en fait le récit dans « Le Lièvre de Patagonie« , page 205… _ ;

et c’était le point de vue de Sartre lui-même dans ses « Réflexions sur la question juive« , rédigées en octobre 1944 :

« je savais _ dit Claude Lanzmann, en cette page 205 _ que je devais dépasser les « Réflexions« , qu’il y avait bien autre chose à découvrir et à penser _ j’en ai parlé par la suite avec Sartre, qui m’approuvait » _ dont acte !)

mais être considéré (par d’autres que soi) comme « Juif«  ajoute déjà beaucoup, et singulièrement, à la situation objective ! _

car il faut, donc,

« faire face«  à ce que Claude Lanzmann appelle, citant le remarquable David Grossman _ l’auteur du bien beau « Voir ci-dessous, amour« … _, page 47, « la peur de l’annihilation » _ de tous : les siens (enfants compris !), comme de soi !

voici le mot crucial, « annihilation« , pour le génocide annoncé…

A propos de Tsahal, l’armée de l’État d’Israël, auquel il a consacré, en 1994, le troisième de ses films (« Tsahal« ...), Claude Lanzmann pose ceci, page 45 :

« Tsahal n’est pas une armée comme les autres ;

et dans la relation des soldats d’Israël à la vie, à la mort, s’entend encore à pleine force l’écho, si peu lointain en vérité, des paroles de Salmen Lewental, que je citais il y a instant _ page 43.

Ils n’ont pas la violence dans le sang ; et le privilège accordé à la vie, qui fait de sa sauvegarde un principe fondateur, est à l’origine de tactiques militaires spécifiques propres à cette armée et à nulle autre.

Ce choix de la vie contre le néant n’a _ certes _ pas empêché les combattants juifs, lors de chacune de leurs guerres, les plus grands sacrifices, le sacrifice suprême s’il le fallait ». « Ils n’ont pas la violence dans le sang _ répète-t-il, page 45 : à la différence d’autres (égorgeurs d’otages) ; et il y a là à « méditer«  _, ils savent donner leur vie,

mais ils ne la mettent pas en jeu _ seulement _ pour l’honneur, pour la montre, pour demeurer fidèles à une geste et à des traditions de caste«  _ page 43, Claude Lanzmann avait cité l’héroïque exemple des « Saint-Cyriens des ponts de Saumur en 1940«  : qui avaient été « capables de mourir hégeliennement pour l’honneur et la guerre des consciences« 

Je cite donc in extenso les paroles de David Grossman que rapporte Claude Lanzmann aux pages 46-47, à propos de la situation d’Israël :

« Nous _ Israéliens ; ou Juifs ; la nuance de la différence est-elle aussi à « méditer«  _ naissons vieux. Nous naissons avec toute cette histoire avec nous _ ce n’est pas une affaire de « sang«  ; mais d’« histoire » advenue ; et surmontée… Nous avons un énorme passé _ d’antisémitisme _, très chargé. Nous avons un  présent _ d’antisionisme ?.. _ très intense, très âpre. Il faut un renoncement _ à certaines insouciances _, un engagement _ actif, citoyen, militaire… _, pour s’investir dans cette gageure qu’est Israël aujourd’hui _ dans (et « face à« ) son contexte géo-politico-historique. Mais si nous envisageons l’avenir, difficile de trouver un Israélien qui parle librement _ délivré de toute angoisse _ d’Israël, disons en 2025, de la moisson en 2025. Parce que nous sentons peut-être que nous ne disposons pas d’autant d’avenir.

Et quand je dis « Israël en 2025″, je sens le tranchant glacé de la mémoire, comme si je violais un tabou. Comme si était gravée dans mes gènes _ ou seulement dans la mémoire partagée ? _ l’interdiction de penser _ au sens de fantasmer, de « rêver«  _ aussi loin. Je crois qu’en réalité ce que nous avons dans l’esprit est essentiellement la peur. La peur de l’annihilation…« 

_ fin de la citation par Claude Lanzmann, page 47, des paroles de son ami David Grossman…

« La peur«  face à laquelle advient l’alternative dirimante « courage«  versus « lâcheté » (cf l’expression de la page 40 citée plus haut, comme « fil rouge«  de la vie de Claude Lanzmann)

Après un chapitre (III) consacré à son goût des avions et de l’aviation

_ Claude Lanzmann aime les défis athlétiques (« mon énergie cinétique est très grande, excessive à coup sûr« , laisse-t-il échapper, page 387) : tant sportifs (alpinisme, par exemple) qu’érotiques : Simone de Beauvoir l’y encouragera, aussi, il le narre en détails (dans le massif du Mönch, de l’Eiger, de la Jungfrau, dès l’hiver 1952-53 ; au Cervin, en 1954, pages 257 à 264 : « la haute montagne désormais m’habitait« , énonce-t-il page 257) ; ou, encore, sa belle-famille Dupuis, au temps de son mariage avec Judith Magre (dans le massif du Mont-Blanc, cette fois : en 1967, pour l’ascension de l’aiguille de M ; en août 1968, pour Midi-Plan, et avec ou sans l’assistance du grand guide Claude Jaccoux, aux pages 388 à 390)… _,

Claude Lanzmann entame son travail de mémoire

et d’« apuration des comptes« 

laissés, certains, trop douloureusement « ouverts« , encore, et « suppurant« , par la vie et les rapports (compliqués _ y compris en amitiés et amours : et c’est à dessein que j’emploie ici le pluriel !) des uns aux autres ;

et cela aussi bien avec des vivants,

tel Serge Rezvani,

ex _ et assez brièvement, à la fin des années quarante _ époux de sa sœur Évelyne,

entre deux « liaisons«  _ et surtout « dé-liaisons«  : assez vilaines… _ avec l’ex-ami de Claude, déjà, Gilles Deleuze

_ après une très pénible « scène«  entre les amis Claude et Gilles advenue sur le pont Bir-Hakeim :

« Il _ l’ami, alors, Gilles Deleuze _ désirait rompre avec ma sœur et voulait que je le lui annonçasse moi-même. Le choc fut très dur : je craignis et entrevis aussitôt le pire pour Evelyne«  ; Claude s’en fait l’écho à la page page 167, lors de la « première rupture«  de Gilles avec Évelyne _ ;

à ce propos _ celui de ces difficiles « transitions«  amoureuses de sa (petite) sœur, Évelyne _,

Claude Lanzmann décrit superbement une autre « scène« , éminemment « cruciale« , à quatre protagonistes, cette fois, et en usant d’une très belle métaphore cinématographique empruntée au « splendide film noir de Howard Hawks« , « Scarface« , pour décrire, de l’intérieur de la complexité du jeu des sensations de chacun des « acteurs«  de l’intrigue, un « choix » qui « tue«  (entre deux « incompossibles« …), la « scène«  ayant eu lieu, elle _ pour camper un peu le « décor« , jamais tout à fait neutre, de ce « climax«  difficile… : page 169 _ « au Royal, un café très animé de Saint-Germain-des-Prés _ un vrai bistrot avec un grand comptoir courbe, de hauts tabourets rouges et une large arrière-salle _, situé juste en face des Deux-Magots, au coin de la rue de Rennes et du boulevard Saint-Germain.

Nul n’aurait pu imaginer _ ajoute Claude Lanzmann, au passage, toujours page 169 _ que le Royal ne serait pas éternel, qu’il serait remplacé par le Drugstore Saint-Germain« , « mort« , à son tour, « tout à la fois de sa belle mort et des bombes de la terreur. Une boutique du roi de la fringue transalpine lui a succédé, avec un restaurant chic et cher au premier étage » _ l’entend-on alors soupirer…

Avec ce commentaire extrêmement parlant, dans la foulée, page 169 encore, une très belle page, donc :

« Permanence et défiguration des lieux sont la scansion de nos vies. Je l’ai vérifié autrement, dans le désespoir, pendant la réalisation de « Shoah« , lorsque je fus confronté _ oui ! _ aux paysages de l’extermination en Pologne. Ce combat, cet écartèlement entre la défiguration et la permanence furent alors pour moi un bouleversement inouï, une véritable déflagration, la source de tout » _ même : rien moins ! J’y reviendrai dans mon second article !

Et encore cela, à la page suivante, la page 170 : « Vivants, nous ne reconnaissons plus les lieux _ mêmes _ de nos vies ; et éprouvons que nous ne sommes _ même _ plus les contemporains de notre propre présent« 

Maintenant voici cette « scène«  très forte en « tension«  au café Royal, au carrefour Saint-Germain ;

une terrible « miroitante et destinale mise en abyme« , comme nous allons le constater :

« Au Royal donc, j’avais à peine retrouvé Rezvani et ma sœur _ revenant de leur nid d’amour dans les Maures _ que Deleuze entra dans mon champ de vision, ou plutôt dans notre champ de vision à nous trois. Nous nous vîmes tous les quatre dans la même seconde ; quatre regards s’échangèrent _ voilà ! _ en un éclair ; mais plus encore le mien  _ de grand frère _ sur Évelyne _ la petite sœur, de cinq ans sa cadette _ qui voyait Deleuze _ qui l’avait déjà une première fois vilainement quitté _ ; sur Deleuze _ l’ex « grand ami« , désormais, de Claude : depuis sa vilénie du Pont de Bir-Hakeim _ qui voyait Évelyne _ mal guérie, sans doute, de son précédent « abandon » ; en dépit de son mariage avec Serge… _ ; sur Serge qui les voyait se voir ; etc. ; miroitante et destinale mise en abyme.

Je sus, nous sûmes tous à l’instant qu’elle allait inéluctablement retourner à Deleuze.« 

Voici, maintenant la splendide métaphore cinématographique que convoque alors, en son récit du souvenir de cette « scène » au café « Royal« , Claude Lanzmann,

quand un « choix » tel que celui-là

_ entre deux incompossibles

(cf le sujet du « diplôme d’études supérieures de philosophie«  de Claude, dirigé par Jean Laporte : « les possibles et les incompossibles dans la philosophie de Leibniz« , aux pages 158 et 196) _

est _ rien moins que _ une condamnation à mort » ;

métaphore cinématographique empruntée au « splendide«  « Scarface » de Hawkes :

il s’agit de la terrible (et mortelle) « tension«  quand

« deux bras se tendent, deux briquets s’allument simultanément _ et concurremment !.. _

pour offrir leur flamme à la cigarette qu’une beauté fatale vient de porter à ses lèvres.
Ils sont trois, le vieux gangster dont elle est la maîtresse, le jeune loup qui veut à la fois la femme et l’empire de son maître.

C’est elle qui va trancher _ entre les incompossibles, donc _ : elle hésite _ un très bref, forcément, instant _ entre les deux flammes. Suspense infernal ; pas un mot n’est échangé ; pas une seconde de trop _ une fois de plus, le rythme (et l’art du rythme) est tout ! _ ; elle se décide, comme on tue _ re-voilà le meurtre de tout choix ! _, pour le plus jeune.

On sait _ conclut alors son raisonnement (de dix lignes, page 170), Claude Lanzmann _ que son choix est une condamnation à mort _ le rejeté ne s’en relevant pas… _ ; et que la main qui tend le briquet élu _ par la belle _ abattra celui dont la flamme a été dédaignée. »

« Du cinéma pur« , conclut alors, superbement (et d’expert !), Claude Lanzmann le compte rendu de cette « scène » abyssale et « destinale » à quatre, au « Royal« , désormais disparu, au carrefour « Saint-Germain-rue de Rennes » ;

de même que ne sont plus là, ni Évelyne, depuis le 18 novembre 1966, ni Gilles, depuis le 4 novembre 1995 ; et tous deux par suicide : « administration«  volontaire « de la mort«  à soi-même…

Fin de l’incise sur la « scène » abyssale et « destinale » du « Royal« .

Et retour au réglement (« de paix« ) du différend avec Serge Rezvani …

tel Serge Rezvani, donc,

ex (et assez brièvement) époux de sa sœur Évelyne _ Évelyne Rey-Lanzmann _

à propos d’assez vilaines « allégations« 

(quant à un prétendu « formidable paradoxe des Lanzmann, incestueux carriéristes se faisant la courte échelle pour monter à l’assaut des cimes : j’aurais livré _ rien moins ! et plus tard _ ma sœur à Sartre comme, auparavant, à Deleuze« , page 173)

pleines de « ressentiment«  jusqu’à « salir une famille entière« , celle des Lanzmann-Grobermann, dans son livre « Le Testament amoureux« , en 1981 :

dont Serge Rezvani

_ après le procès qu’a intenté et gagné alors Claude Lanzmann « à l’éditeur et à l’auteur du « Testament » : le livre a été expurgé d’un grand nombre de passages dont j’avais réclamé la suppression. Il a été réédité avec des « blancs » », page 173 _

a demandé, plus tard, très humblement pardon à Claude à l’occasion d’une lettre de condoléance pour la disparition, cette fois, de Jacques Lanzmann (disparu le 21 juin 2006), l’été 2006 _ cf page 174 ;

lui-même, Serge Rezvani, ayant perdu, le 22 décembre 2004, sa compagne Lula ; après une maladie d’Alzheimer…

la voici, cette lettre de demande de pardon (et de paix) telle que la rapporte, sans nul commentaire de sa part, Claude Lanzmann :

« Mon très cher Claude, j’ai appris tardivement la mort de Jacquot ! J’en ai été très peiné. Tant de souvenirs de jeunesse nous ont liés et nous lieront à jamais ! Une très grande tristesse s’ajoute à celle-là : le livre _ ignoble de bassesse ! en lire quelques extraits pour voir à quel niveau d’ignominie dans le mensonge et la salissure on peut atteindre dans la vomissure de la calomnie ! _ de Hazel Rowley… J’avais refusé de lui parler d’Évelyne, de toi, de nos souvenirs communs. Tu sais combien j’ai été désolé du « Testament amoureux«  !.. Je ne voulais pas négliger ce triste prétexte pour te dire mon inaltérée et très profonde affection. Je t’embrasse en frère » _,

aussi bien avec des vivants, donc, 

qu’avec des déjà morts

(par exemple, Gilles Deleuze :

rompant assez vilainement _ et par deux fois, ainsi ! _ avec Évelyne (« la subversion philosophique et désirante ayant besoin, pour s’épanouir et se donner libre carrière, d’une respectabilité bourgeoise qu’Évelyne ne pouvait pas lui apporter« , lâche Claude Lanzmann page 171, à propos de la cessation de cette « seconde liaison _ séquestration serait plus juste« …) : « Cette rupture _ amoureuse de Gilles avec Évelyne _ entraîna la mienne _ d’amitié avec Gilles _, je n’ai jamais revu Deleuze

_ vieil ami de la « khâgne de Louis-le-Grand« , page 140 ; et d’« une amitié très forte« , page 151 :

« fondée de ma part sur l’admiration que je lui portais et de la sienne sur ma capacité d’écoute, d’étonnement, de compréhension aiguë et d’enthousiasme proprement philosophique. D’un an et demi mon aîné, il entretenait avec moi un lien de maître à disciple, nous parlions des heures rue Daubigny _ au domicile de la mère de Gilles Deleuze _, il me conseillait des livres et constitua même pendant un temps un petit groupe fréquenté également par Tournier, Butor, Robert Genton, Bamberger, auquel, avec une totale absence d’avarice, il faisait des exposés lumineux, sur mille sujets, pour nous préparer à l’agrégation »... _,

je n’ai jamais revu Deleuze _ donc _

sauf en passant. L’admiration _ pour son « génie«  philosophique, page 146 _ resta intacte et s’accrut même ; l’amitié n’était plus.

La violence de son propre suicide _ par défenestration, le 4 novembre 1995 _ la ressuscita«  _ cependant :

ce verbe puissant de « conclusion«  (« la ressuscita«  !), quant à cette amitié, à la page 171,

en donnant, et sobrement et magnifiquement, acte ;

ou Claude Roy :

dont l’attitude envers sa sœur Évelyne (« il se disait éperdument amoureux d’elle« , page 183 ; mais « la femme de Claude, l’actrice Loleh Bellon lui«  ayant posé « le plus binaire des ultimatums : « C’est elle ou moi » », « Claude le civilisé extrême rompit avec une brutalité barbare« , en deux lettres : « l’une non datée, encore tendre« , mais « d’une tendresse qui sonne creux, où il prend ses distances, la prévient qu’il ne pourra pas la voir ces jours prochains«  ; et l’autre, « sa dernière lettre le 27 juillet 1966, avant de partir au soleil avec sa légitime épouse et de se rendre invisible. On comprend , le lisant, qu’Évelyne lui avais dit « Je te maudis »: il se défend piteusement contre cet anathème« .., page 184 ; si bien que « je ne l’avais jamais vue _ Évelyne _ aussi désespérée, hagarde, violente qu’après cette rupture, ce manquement à la parole et ce déni d’amour dont elle n’avait pas eu le moindre pressentiment« , s’épanche Claude Lanzmann cette même page 184) ;

Claude Roy dont l’attitude envers sa sœur Évelyne

suicidée, le 18 novembre 1966, n’est pas exempte, on le voit, de toute responsabilité… ;

cependant : « d’année en année, j’ai trouvé plus injuste la désignation de Claude Roy comme bouc-émissaire _ unique. Si faute il y a, elle est partagée ; et nous sommes nombreux à en porter la responsabilité. Il ne faut pas jouer à ce jeu-là.

J’ai rencontré Claude un jour au Festival d’Avignon, je lui ai dit mes regrets et proposé la paix. Nous l’avons conclue », clôt-il le rappel en sa mémoire de ce différend gravissime, page 188)

_ et c’est, à mes yeux,

cette « apuration des comptes« -là,

la majeure fonction (« testamentaire« , le plus probablement, sans doute) de ce « Lièvre de Patagonie«  _,

Claude Lanzmann entame donc son travail de mémoire en tant que tel, page 67,

en « reprenant » ce qui lui a déboulé dessus ce « mois de juin 1940« , lequel, d’autre part, « fût d’une implacable beauté : chaque jour _ de ce mois de juin spécial-là… _ était plus éclatant, plus glorieux que l’autre.

Nous habitions _ lui, Claude, son père, Armand Lanzmann, son frère, Jacques, sa sœur, Évelyne, ainsi que Hélène, la seconde épouse (normande) de son père _ à la lisière de la petite ville auvergnate de Brioude« , commence-t-il, page 67 ; Brioude où ils étaient déjà venu vivre à partir de 1934 (où « commença alors notre première émigration vers Brioude et l’Auvergne«  (page 103), avant un premier retour à Paris, en 1938-1939 :

« Nous étions réfugiés à Brioude, sous-préfecture de la Haute-Loire, où nous avions déjà vécu avant-guerre, entre 1934 et 1938, après la séparation de mes parents«  _ Armand Lanzmann et Paulette, née Grobermann.

« Mon père adorait cette région où ses poumons avaient été soignés à la fin du premier conflit mondial :

engagé volontaire à l’âge de dix-sept ans en 1917,

tandis que son propre père

_ Itzhak, dit Léon, Lanzmann, né « en 1874 à Wilejka _ shtetl à l’orthographe incertaine et changeante _ aux environs de Minsk, en Biélorussie« , qu’il avait quittée à l’âge de 13 ans, d’abord pour Berlin, puis pour Paris, où « il rencontra une autre « passante », Anna« , née, elle, à Riga et ayant vécu un certain temps à Amsterdam où son propre père « officia comme rabbin« , est-il précisé page 97… _

combattait _ citoyen français de pleine nationalité qu’il était, depuis 1913 (« à l’âge de trente-neuf ans«  : cf page 95) _ en première ligne _ et « dans un régiment d’infanterie«  : on mesure l’étendue de ce que peuvent signifier toutes ces terribles années passées au front… _ depuis août 1914

_ cf page 98 : « Itzhak Lanzmann combattit en tant que fantassin de première ligne d’août 1914 à novembre 1918 ; on le trouve sur la Marne, à Verdun, dans la Somme ; il fut blessé trois fois, décoré de la médaille militaire et de la croix de guerre avec palmes«  _,

il

_ Armand, le fils, donc, d’Itzhak : « mon père vécut si durement cette « étrangeté de vivre », pour reprendre un mot de Saint-John Perse, et cette difficulté d’être français en France

_ élevé, avec son frère, Michel, pendant cette très longue et « grande » guerre, par sa (et leur) mère, Anna, « comme elle le pouvait, dans ce pays pour elle illisible et indéchiffrable, dont elle ne connaissait ni les clés, ni les codes, ni la langue : dans une déréliction formidable » : est-il précisé encore aux pages 98-99 _

qu’il _ Armand donc, le fils d’Itzhak et le père de Claude _ se porta volontaire à l’âge de dix-sept ans« , page 99 _

il _ je reprends l’élan de ma phrase-souche _ avait été gazé à l’ypérite sur la Somme.

Séparé de ma mère et nanti d’une nouvelle femme _ Hélène, normande _, il choisit donc Brioude pour refaire sa vie, emmenant avec lui ses trois enfants, ma sœur Évelyne, mon frère Jacques et moi _ j’étais l’aîné, j’avais neuf ans » _ en 1934…

Avec cette précision de calendrier spatio-temporel-ci, encore :

« Nous revînmes pourtant à Paris au début de l’année scolaire 1938, où j’entrai en cinquième au lycée Condorcet (le petit lycée). J’eus le temps d’être ébranlé en mon tréfonds et terrorisé par la force et la violence de l’antisémitisme dans ce lycée parisien. La guerre, qui allait me faire affronter bien d’autres dangers, me libéra, paradoxalement, de ces paniques : nous quittâmes Paris, dès octobre 1939, après la déclaration de guerre, pour regagner Brioude« , page 34 ; et « pour moi, c’était comme un retour à des années heureuses« , page 35…

Afin de préciser un peu au lecteur de cet article le cadre spatio-temporel

_ bien en amont

(et par l’histoire familiale des lignées Lanzmann et Grobermann

_ originaires, eux, de Kichinev, en Bessarabie-Moldavie (tant de noms, par là-bas, tourneboulés ! au gré des guerres et révolutions…) : la mère de Claude, Pauline, dite Paulette (1903-1995), était née à Odessa, juste avant l’embarquement (afin de fuir les pogroms à répétition !..) de toute la famille, dont ses parents, Yankel et Perl (ou Perla), pour Marseille _ ;

et par l’Histoire générale tout court ! au premier chef !!!)

et en aval de Brioude dans les seules années trente et quarante du siècle passé ! _

afin de préciser un peu, donc _ je reprends ici l’élan de ma phrase _,

le cadre spatio-temporel de ce qui donne motif _ et, lui, n’est pas résumable ! _ à l’activité de re-mémoration et bilan existentiel de ce « Lièvre de Patagonie« ,

voici les titres

que je me suis permis de donner, pour moi-même _ indicatifs d’épisodes : comme les titres développés des romans d’Alexandre Dumas _,

aux chapitres antérieurs au « retour«  réflexif (en les décisifs quatre derniers chapitres : XVII à XXI, pages 427 à 546) sur son grand œuvre qu’est le film « Shoah« 

_ «  »Cela justifie une vie », lui a « dit d’une voix pleine d’onction«  Jean Daniel _ on l’entend le dire ! _, à « la première projection intégrale du film dans la grande et belle salle de cinéma du laboratoire LTC où j’avais monté « Shoah » pendant cinq ans« , raconte, et non sans humour, on le voit, Claude Lanzmann, page 514 :

car dès le lendemain de la projection, « c’étaient les spectateurs de la veille, _ François _ Furet, Jean Daniel, quelques autres, qui commençaient par me réitérer leur admiration, mais basculaient bien vite dans la critique :

mon film avait été injuste envers les Polonais, ne montrait pas ce qu’ils avaient fait pour sauver les Juifs«  ;

Claude Lanzmann le commentant ainsi tout aussitôt : « et j’éprouvai _ immédiatement _ qu’ils avaient passé beaucoup de temps à se concerter et à consulter leurs amis de Varsovie. Le lobby polonais agissait rapidement. Je n’avais pas envie de discuter _ voilà ! _ et renvoyai mes interlocuteurs à toutes les scènes de « Shoah » qui démentaient leurs dires. Vous pensez trop vite, leur répondais-je, revoyez le film _ c’est en effet indispensable ! _, nous en reparlerons« ... _,

voici les titres, donc,

que je me suis permis de donner aux chapitres antérieurs au « retour«  réflexif sur son grand œuvre qu’est le film « Shoah« ,

qui accapara, presque monstrueusement

_ plusieurs qualificatifs de Claude Lanzmann lui-même l’attestant :

par exemple, mais il faudrait en rechercher d’autres, face au projet proposé (par « Alouf Hareven, directeur de département au ministère des Affaires étrangères israélien« , « au début de l’année 1973« , page 429) et, dès lors, envisagé par Claude Lanzmann

comme s’il se trouvait « au pied d’une terrifiante face Nord _ telle celle de l’Eiger ? du Cervin ?  _ inexplorée, dont le sommet demeurait invisible, enténébré de nuages opaques« , page 429 toujours… ;

ou l’« illumination« , page 437, que « le sujet de mon film serait la mort même, la mort et non pas la survie, contradiction radicale puisqu’elle attestait en un sens l’impossibilité de l’entreprise _ voilà ! _ dans laquelle je me lançais, les morts ne pouvant pas parler pour les morts«  ;

ou « mon film devait relever le défi ultime : remplacer les images inexistantes de la mort dans les chambres à gaz. Tout était à construire« , page 437 ; « un film immaîtrisable« , page 441 ;

ou encore la « tâche quasiment impossible«  pour les « revenants«  qui témoigneraient devant la caméra de revivre tout : « en revivant tout« , se disait Claude Lanzmann, face à pareil défi à filmer, page 443 ;

etc… _,

voici les titres, donc _ je reprends une fois encore tout l’élan de ma phrase _, que je me suis permis de donner aux chapitres antérieurs au « retour«  réflexif sur son grand œuvre qu’est le film « Shoah« ,

qui accapara,

presque monstrueusement, donc,

l’essentiel des soins de Claude Lanzmann

douze ans durant, de 1973 à 1985,

c’est-à-dire les chapitres IV à  XVII de ce « Lièvre de Patagonie«  :

_ chapitre IV : 1940-1942 : l’Occupation à Brioude : l’obsession de la « survie«  de ses enfants, pour Armand Lanzmann, le père ; une « féérique » « présentification«  de la mère oubliée (ainsi qu’une « incarnation«  de Paris) par le « Rimbaud serbe« , Monny de Boully (le nouveau compagnon de la mère)

_ chapitre V : une « scène primitive«  lors d’un voyage à Paris de Claude, en 1942, auprès de sa mère, Paulette Grobermann, se cachant de la Gestapo : la « journée du supplice des brodequins » : le déni de la judéité et « les diastases de l’assimilation » _ ou « l’inépuisable réserve » de « conflits » avec sa mère qu’a été, pour Claude Lanzmann « la question » de fond « de l’amour filial« …

_ chapitre VI : dans les maquis de Haute-Auvergne (Margeride, Monts du Cantal) au printemps et l’été 1944 et la fin de l’Occupation (retrouvailles à Paris en novembre 1944)

_ chapitre VII : déniaisage, en compagnie de l’ami Jean Cau : le début de la « vie«  adulte « à Paris« 

_ chapitre VIII : l’année de khâgne, en 1946 : une année « de frasques et d’étranges folies«  (dont « une culmination«  fut « la fauche«  de livres de philosophie…)

_ chapitre IX : l’arrivée à Paris, en 1946, de ma sœur, Évelyne Rey (9 juillet 1930 – 18 novembre 1966, par suicide) ; et les péripéties de ses suites

_ chapitre X : premiers voyages d’après-guerre : Italie (« été 1946« ) et Allemagne (les années à Tübingen, en 1947-48, puis à Berlin, 1948-49, 1949-50) ; les « débuts«  dans le journalisme auprès des Lazareff, en 1950 (et le reportage sur la RDA, l’été 1951) ; jusqu’à la rencontre de Sartre, et le début, aussi, des contributions aux « Temps modernes«  ; et, « nous y voilà« , la « rencontre amoureuse«  avec Simone de Beauvoir, en juillet 1952

_ chapitre XI : le premier voyage en Israël (juillet-novembre 1952) : en « témoin » « à la fois dedans et dehors »

_ chapitre XII : au retour de ce premier voyage en Israël, le « tournant«  de la « vie commune«  (ou « quasi maritale« ) avec « le Castor« , Simone de Beauvoir, sept ans durant (1952-1959)

_ chapitre XIII : l’article du « curé d’Uruffe«  (avril 1958) ; le voyage en Corée du Nord (mai-août 1958) : l’épisode Kim Kum-sun (ou « la folle journée«  !) à Pyongiang : l’apprentissage progressif d’une « méthode d’enquête » (de « voyance« ) « d’hypervigilance hallucinée et précise« 

_ chapitre XIV : la suite du voyage (en Chine, en 1958) ; et un retour en Chine plus quatre jours à Pyongiang (en septembre 2004) : la découverte sur le tas de la « loi«  de l’œuvre « de cinéaste« 

_ chapitre XV : la rencontre (sur le terrain…) du FLN et de Frantz Fanon (Tunisie et Algérie) : le voyage à Ghardimaou, « à la frontière algérienne« , en août 1961 ; et la désillusion qui a vite suivi l’indépendance de l’Algérie, l’été 1962

_ chapitre XVI : le journalisme d’articles « alimentaires«  et le mariage (ainsi que « l’addiction«  au théâtre et « le passage«  à un alpinisme autre que « livresque« ) avec Judith Magre (1963-1969)

_ chapitre XVII : le retour du « souci d’Israël«  : deux ans pour « conduire à son terme » le numéro spécial des « Temps modernes » (« un gros volume de mille pages« ) « Le Conflit israélo-arabe« , paru le 5 juin 1967 ; le désir naissant, via des travaux pour la télévision, de « faire du cinéma« , vite associé à celui d’« assumer moi-même la totalité des opérations qui concourent à la naissance d’une œuvre filmée«  ; le dîner chez Fink, et l’« estrangement«  de la rencontre (= « coup de foudre« ) d’Angelika Schrobsdorff, à Jérusalem, en novembre 1970 ; les Yekke (dont Gershom Scholem) du quartier de Rehavia ; le chantier de « près de trois ans«  (de 1971 à 1973) du premier film pour le cinéma : « Pourquoi Israël« 

On y découvre que l’importance du temps et des lieux est absolument indissociable des rencontres (de chair et d’os ; et « véritablement » « incarnées » !) de Claude Lanzmann avec des personnes (donnant lieu, quelques très fortes fois, à un inappréciable _ voire « sublime« , bien que toujours implacablement sobre ! _ « être vrais ensemble » !..) ;

de divers milieux, et en divers pays.

Si Claude Lanzmann a eu une formation philosophique à excellente(s) école(s) : les classes préparatoires des lycées Blaise-Pascal de Clermont-Ferrand et Louis-le-Grand à Paris, ainsi que la Sorbonne, auprès des meilleurs maîtres _ Ferdinand Alquié, Martial Guéroult, Jean Hyppolite, Jean Laporte (qui dirigea son diplôme d’études supérieures, intitulé « les possibles et les incompossibles dans la philosophie de Leibniz« ,

_ page 90, Claude Lanzmann commente l’information qu’il nous donne alors ainsi : « Incompossible, cela veut dire qu’il y a des choses qui ne sont pas possibles ensemble ; élire l’une, c’est interdire à l’autre d’exister. Tout choix est un meurtre ; on reconnaît, paraît-il, les chefs à leur capacité meurtrière ; on les appelle des « décideurs » ; on les paie pour cela très cher » ; ajoutant encore ceci : « Ce n’est pas un hasard si « Shoah » dure neuf heures trente » !!! En effet !..

Et c’est là un point très important pour saisir et bien comprendre, et « vraiment« , et sa vie, et son œuvre !.. Son « rapport au réel«  a eu, en effet, besoin d’assez de temps (!) pour rendre plus justement compte, avec davantage de probité, de la complexité de ce « réel« , riche, touffu, et souvent dangereux, violent, tragique ! Comme moi-même, pour ma part, aussi (souvent un peu trop prolixe !), je le comprends ! Claude Lanzmann prenant peu à peu conscience, en sa vie, qu’il était « un homme des mûrissements longs«  ;

ce qu’il commente, page 249, ainsi :

« Je n’avais pas peur de l’écoulement du temps ; quelque chose m’assurait _ dès 1952-53, au retour de son premier voyage en Israël _ que mon existence atteindrait sa pleine fécondité quand elle entrerait dans sa deuxième moitié«  ; en l’occurrence, « ce reportage non réalisé et ce livre avorté _ sur Israël, en 1953 _ sont, vingt ans plus tard, devenus ce film, « Pourquoi Israël« , que j’ai _ alors _ tourné relativement vite parce que je savais avec précision _ par cette « maturation«  advenue pas à pas et maintenant « réalisée« , précisément _ ce que je voulais transmettre« …

Fin de l’incise sur le choix « meurtrier«  « des possibles et des incompossibles » ; et l’absolu besoin de « maturation«  de Claude Lanzmann… ;

je reprends, donc, l’énumération des « maîtres » de philosophie rencontrés : _,

Georges Canguilhem, Gaston Bachelard, Jean Wahl _ ;

et avec de non moins excellentissimes condisciples _ André Wormser, Hélène Hoffnung, Gilles-Gaston Granger, à Clermont ; Gilles Deleuze, Jacques Le Goff, ou son meilleur copain d’alors, Jean Cau ; ainsi que Michel Tournier, Michel Butor, Robert Genton, ou Jean-Pierre Bamberger, à Paris _,

il eut l’occasion de rencontrer et fréquenter (et travailler durablement avec, surtout ! le travail étant une « maturation » de choix : donnant lieu seul, avec l' »inspiration« , « véritablement » à une « œuvre » !) d’autres personnes (et milieux) extrêmement formateurs (et porteurs) :

_ d’abord, et ce fut fondamental, Sartre et Simone de Beauvoir

_ au tout premier chef ! dont il a partagé le quotidien sept années (dans le cas, « marital« , de Simone ;

sinon, aussi, dans le cas, de Sartre lui-même ;

quoique : que d’instants du quotidien pleinement partagés avec Sartre aussi ! et cela par le double désir amical de Simone et de Sartre :

cf, par exemple, le récit quasi comique de l’alternance très « organisée«  des repas dans deux restaurants conjoints de Saint-Tropez, en petites vacances, « à l’avant printemps«  1953, « sous le prétexte de prendre du repos, qui consistait en fait pour Sartre en un travail acharné, plus soutenu qu’à Paris parce que plus tranquille. Saint-Tropez était délicieux et vide ; nous logions à l’hôtel la Ponche, Sartre y avait sa chambre, le Castor et moi la nôtre«  :

« Seuls deux restaurants étaient ouverts sur le port ; ils se jouxtaient, séparés par une toile épaisse, frontière pour les yeux, pas pour les oreilles. Curieux, je me demandais comment l’impératif « chacun sa réception » se pratiquerait dans ces conditions de proximité extrême.

Cela se passait, se passa ainsi :

le lundi donc, le Castor dînait avec Sartre dans un des deux restaurants et moi dans l’autre. (…) Le Castor a toujours eu la voix forte, savait que je me trouvais à côté et n’avait pas de secret pour moi : j’entendais chacune de ses paroles et rien de la voix métallique de Sartre ne m’échappait. (…) Quand elle et moi nous retrouvions pour la nuit dans notre chambre, elle me racontait par le menu tout ce que je venais d’entendre. Le mardi, c’était le tour de Sartre d’être condamné à la solitude ; et de ne pas manquer un seul de nos mots, qu’elle lui répéterait fidèlement le lendemain. Le mercredi était plus civilisé : nous dînions à trois, ce qui faisait l’économie d’un récit. Oui, l’entente entre nous était idyllique ; et les promenades en voiture l’après-midi dans les Maures ou l’Estérel, avec Sartre lorsque nous parvenions à le débaucher _ de ses travaux d’écriture _, étaient pour moi, qui avait jusqu’alors peu parcouru la France, un apprentissage du regard et du monde. J’apprenais à voir par leurs yeux ; et je puis dire qu’ils m’ont formé _ voilà ! _ ; mais cela n’allait pas sans réciprocité : nous avions des discussions serrées et intenses, l’admiration que je vouais à l’un et à l’autre n’empêchait pas qu’elles fussent égalitaires. Ils m’ont aidé à penser ; je leur donnais à penser« , page 251 : c’est magnifique !

Fin de l’incise « comique«  sur l’« organisation«  très « méthodique«  des « partages du temps«  _ mais non concurrentiels ! _ de chacun),

avec Simone

_ « Et Simone de Beauvoir. Nous y voilà. J’ai aimé aussitôt le voile de sa voix, ses yeux bleus, la pureté de son visage et plus encore celle de ses narines« , commence-t-il, superbement, de la présenter (en sa « personne de chair«  si intensément « vivante« , si j’ose le dire ainsi), page 215 _,

avec Simone,

« ce fut en effet une véritable vie commune : nous vécûmes ensemble conjugalement, pendant sept ans, de 1952 à 1959. Je suis le seul homme _ des quelques uns avec lesquels elle a « vécu » : en juillet 1952, il était « le sixième« , prit-elle soin de lui « confier« , lors de leur toute première nuit : « elle en avait décidé ainsi« , nous dit-il, page 218… _ avec qui Simone de Beauvoir mena une existence quasi maritale« , dit Claude Lanzmann, page 250 ;

ensuite, après 1959, « nous dûmes construire l’amitié« , selon la formule de la page 345 ;

mais : « entre le Castor et moi, il n’y eut jamais l’ombre d’une rancune ou d’un ressentiment,

nous nous occupâmes de la revue comme auparavant, travaillâmes et militâmes ensemble« , toujours page 345 _ ;

_ mais aussi, en plus de Simone et de Sartre,

toute l’équipe de rédaction des « Temps modernes« 

_ sur Sartre, ici (en incise), seulement cette rapide présentation physique-ci, page 175 : « les ennemis de Sartre se sont gaussés de sa laideur, de son strabisme, l’ont caricaturé en crapaud, en gnome, en créature immonde et maléfique, que sais-je… Je lui trouvais, moi, de le beauté, un charme puissant, j’aimais l’énergie extrême de sa démarche, son courage physique, et par-dessus tout cette voix d’acier trempé, incarnation _ cette fois encore ce terme « incarnation«  décidément crucial ! _ d’une intelligence sans réplique« … ;

et ceci, page 215, au moment des tout premiers travaux de Claude Lanzmann aux « Temps modernes » : « Sartre, c’était vraiment l’intelligence en acte et au travail, la générosité enracinée dans l’intelligence, une égalité vivante, vécue par lui en profondeur et qui, par une miraculeuse contagion, nous _ nous les jeunes collaborateurs de la revue _ gagnait tous » ;

et encore, au retour du premier voyage de Claude en Israël, en décembre 1952, ces traits moraux-ci, pages 248-249 : « je vérifiai comme jamais l’immense bonne foi intellectuelle de Sartre, son ouverture à autrui, sa capacité à se donner tort«  ;

et sur les deux, encore _ Sartre et Beauvoir _ ce dernier mot, page 177 :

« avec Sartre comme avec le Castor, le seul sujet de conversation, inépuisable en vérité, était le monde. Le monde, c’était ce qu’on avait lu dans les journaux, dans les livres ; c’était la politique ; ou encore les gens qu’on connaissait, qu’on rencontrait, les amis, les ennemis ; une sorte de commérage infini, rosse, marrant, partial, pas du tout « enculturé » pour reprendre un mot de Sartre, clabaudage interminable qu’on poursuivait, reprenait après les heures de travail«  : quelle « école« joyeusement continuée à l’infini pour l’esprit ! _ ;

_ ensuite,

et ce fut important d’abord « alimentairement« , mais pas seulement : le travail de journaliste (de reportage « de fond » !) étant tout à fait décisif aussi _ et combien ! _ dans le rapport d’intelligence du monde _ et « au monde » !.. vers et jusque dans le grand œuvre « Shoah« _ de Claude Lanzmann !

Pierre et Hélène Lazareff, ensuite

_ ainsi que les rédactions de leur grand groupe de presse : France-Soir, Elle, France-Dimanche, etc… :

le travail de « reportage«  pour ce groupe de presse étant pendant le plus longtemps le principal « gagne-pain » de Claude Lanzmann : « Tout en travaillant beaucoup pour « Les Temps modernes », j’étais devenu une sorte de journaliste vedette dans le groupe de presse de Pierre et Hélène Lazareff« , entame-til, page 369, le chapitre XVI, au « tournant des années soixante« … ;

_ ainsi que tous ceux _ et de quelle qualité ! tant de « personnes humaines«  que de « témoins  (« véridiques«  !..) de l’Histoire«  : mais est-ce dissociable ?.. _ que le travail d’enquête tant journalistique (au sens le plus large et le plus généreux !) que cinématographique, désormais _ oui ! _, de Claude Lanzmann _ au tournant des années soixante-dix, cette fois, jusqu’à être « entièrement absorbé par « Pourquoi Israël » et la découverte bouleversante des possibilités que m’offrait le cinéma ; puis immédiatement après par l’immense travail préparatoire à « Shoah«  » _ allaient lui permettre aussi, et de par le monde entier, de rencontrer, fréquenter _ ainsi que filmer, dans « Shoah » : quelle expérience !!!.. _,

et auprès desquels, tels un Gershom Scholem, un Jan Karski, un Raül Hillberg, entre bien d’autres encore,

continuer à affiner sa « formation » _ d’intelligence et sensibilité, ouvertes _ de « personne humaine » ;

ainsi que son « génie » singulier, sur le tard, principalement _ comme lui-même le formalise, au détour d’une page… _ d' »auteur« …

A l’aune d’un idéal proprement lumineux de vérité..

Avant le travail du grand œuvre, « Shoah » _ avec les rencontres bouleversantes de Filip Müller, Rudolf Vrba, Simon Srebnik et Abraham Bomba, entres quelques autres encore… _, abordé

aux chapitres XVIII (le lancement _ complexe, patient et obstiné : passionnant _ de l’entreprise « Shoah« ),

XIX (le _ très difficile (et dangereux !) _ « recueillement » de « témoignages » _ trop rares _  de _ quelques : « il y a dans « Shoah » six nazis« , page 484… _ bourreaux : « la perte la plus grave de l’affaire _ Heinz _ Schubert _ aux pages 477 à 484 : un rude morceau !.. _ est qu’il n’y a pas de membres des Einsatzgruppen dans « Shoah« « Et « c’était pour moi essentiel« , lâchera avec amertume Claude Lanzmann aux pages 484-485)

et XX (la découverte _ à partir de févier 1978, en Pologne, et enfin ! _ des lieux mêmes _ imparablement muets ! de leur tonitruant vide… : un facteur capital pour l’œuvre de témoignage des « annihilés » ! qu’est « Shoah«  _ de l’extermination) ;

et quelques unes, enfin _ assez peu nombreuses : Claude Lanzmann préférant en quelque sorte, et on le comprend, au final, « en rester là«  _, de ses suites (au chapitre XXI, noblement terminal, sur les « réceptions » de « Shoah« )

_ on notera cependant et la réaction de « recul«  _ il a quitté la séance de présentation du film au terme de la « Première époque » _ du rabbin René-Samuel Sirat _ qui, alors, « se leva d’un bond«  et, apercevant Claude Lanzmann, lui « lança : « C’est épouvantable » et prit la fuite« , page 526… _  ;

et « l’impossibilité« , en dépit d’efforts renouvelés, de « regarder« , du cardinal Jean-Marie Lustiger _ «  »Je ne peux pas, me dit-il, je ne peux pas ; je réussis à en voir une minute par jour, pas plus. Je vous demande pardon » ; je le lui accordai« , page 530 _ ;

un ultime chapitre, de la page 525 à la page 546, du « Lièvre de Patagonie« , de 21 pages seulement… ; et en « se retenant » bien de polémiquer :

toujours, et plus que jamais, sans doute,

ces quatre derniers chapitres de « Mémoires« , sur ce « sommet » de l’œuvre et de la vie de Claude Lanzmann qu’est « Shoah« ,

à l’aune _ et c’est là l’essentiel !.. _ et de « la joie sauvage de l’incarnation » et de l' »être vrais ensemble« 

_ ces magnifiques expressions des toutes dernières lignes de ce « Lièvre de Patagonie« , nous l’allons voir… 

C’est ce qui me reste, en effet, à préciser-détailler dans le second volet, qui vient, de cet article…


Titus Curiosus, ce 29 juillet 2009

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