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Lire « La Hermana menor _ un retrato de Silvina Ocampo » de Mariana Enriquez

10sept

Poursuivant mes recherches sur les rapports entre l’auteur, Adolfo Bioy _ mon cousin (1914-1999) _,

et son œuvre _ mondialement reconnue et admirée _,

je commence ma seconde lecture

de la biographie de son épouse, Silvina Ocampo (1903-1993),

par Mariana Enriquez :

La Hermana menor _ un retrato de Silvina Ocampo,

qui vient de paraître, en espagnol, aux Éditions Anagrama ;

et c’est passionnant.

Ce lundi 10 septembre 2018, Titus Curiosus – Francis Lippa

En hommage à Claude Lanzmann (1925 – 2018) et son « Lièvre de Patagonie », en 2009 (II)

06juil

En hommage à Claude Lanzmann

(Bois-Colombes, 27-11-1925 – Paris, 5-7-2018),

qui nous a quitté hier, jeudi 5 juillet,

et à son superbe Lièvre de Patagonie (en 2009)

ainsi qu’à son œuvre cinématographique (dont le magistral Shoah ),

re-voici

en sept épisodes (des 29 juillet, 13, 17, 21 et 29 août, et 3 et 7 septembre 2009)

la lecture que j’avais faite, de ce 29 juillet à ce 7 septembre 2009,

de son Lièvre de Patagonie ;

et pour ce jour le second volet : 

La joie sauvage de l’incarnation : l’”être vrais ensemble” de Claude Lanzmann _ quelques « rencontres » de vérité II

L’abord de l’homme était plutôt rugueux.

Mais l’œuvre est magistrale !

— Ecrit le jeudi 13 août 2009 dans la rubriqueCinéma, Histoire, Littératures, Philo, Rencontres, Villes et paysages

Deux semaines de « re-lecture » la plus attentive possible (et crayon à la main !) du « Lièvre de Patagonie » de Claude Lanzmann,

afin de présenter mon analyse la plus précise possible de ce que l’auteur a pu qualifier

_ « tout mon être bondissait d’une joie sauvage, comme à vingt ans« , ce sont les tous derniers mots du livre, à la page 546 _

de « l’incarnation«  ;

caractérisée, cette « incarnation« , par l’ »expérience« , éprouvée dans toutes les fibres de son corps (et pas si fréquente que cela !), d’un « nous » :

ce peut être le « nous » de la « rencontre » : avec un lieu

tels

la Patagonie elle-même tout entière, si j’ose dire

_ « j’avais beau avoir aperçu quelques troupeaux de blancs lamas, la Patagonie ne s’incarnait pas en moi

_ tous les mots comptent ! et ce, en dépit des centaines de kilomètres parcourus ; c’était en 1995, « remontant seul, à partir de Río Gallegos, aux confins de la Terre de feu, et au volant d’une voiture de location, la plaine immense de la Patagonie argentine vers la frontière du Chili et le fabuleux glacier du Perito Moreno«  ; « je me répétais, joyeux

comme dans ce premier train vers Milan _ c’était alors, l’été 1946, « Je suis en Italie ! Je suis en Italie!«  ; Claude Lanzman avait exactement vingt ans ; il l’explicite, page 191 : « C’était (« nous étions cinq khâgneux« ) notre premier voyage à l’étranger ; je me trouvais dans une grande exaltation, la rencontre des noms et des lieux (…) attestait _ comme enfin ! _ la vérité du monde, scellait _ d’un garant, enfin, d’authenticité _ l’identité des mots et du réel, dévoilait le vrai _ demeuré caché sinon ; et insu… _ de la plus poignante façon« , pages 191-192 : enfin, à certaines (dirimantes, mais non convocables !) conditions !.. _

« Je suis en Patagonie, je suis en Patagonie ». Mais ce n’était pas vrai,

j’avais beau avoir aperçu quelques troupeaux de blancs lamas,

la Patagonie ne s’incarnait pas _ pas encore ! sinon peut-être même jamais !.. _ en moi. 

Elle

_ la Patagonie, donc, en 1995 ;

de même que Milan, auparavant, en 1946 :

ç’avait été, « pour que Milan et moi devenions vrais ensemble« , l’été 1946, en « me répétant le début de « La Chartreuse«  : « Le 15 mai 1796, le général Bonaparte fit son entrée dans Milan à la tête de cette jeune armée qui venait de passer le pont de Lodi, et d’apprendre au monde qu’après tant de siècles César et Alexandre avaient un successeur »« , page 192…  _

Elle _ la Patagonie, donc ! _ s’incarna tout à coup, au crépuscule, sur le dernier tronçon de route non asphalté après le village d’El Calafate« , et « dans le balayement de mes phares _ toujours selon certaines conditions très particulières (et éminemment personnelles, aussi !) de « focalisation » ; le point me paraît à relever _ quand un lièvre haut sur pattes bondit comme une flêche et traversa la route devant moi.

Je venais de voir _ furtivement : l’animal, libre, ne se laisse pas approcher, capturer !.. (et difficilement tuer : cf le sublime conte, « La liebre dorada« , de ma cousine Silvina Ocampo…) _ un lièvre patagon, animal magique _ par son intelligence et sa vélocité rares ! _ ; 

et la Patagonie tout entière me transperçait soudain le cœur _ c’est une « fulguration«  ; non provoquée ; encore faut-il apprendre à savoir la « recevoir«  _ de la certitude de notre commune présence«  _ ainsi « rassemblée«  en une commune « vérité«  de « réalité » advenue et « expérimentée » par une « vraie personne«  ; elle, « la Patagonie« , n’était pas qu’un « pur décor«  ; et j’étais moi-même, ainsi et alors, un tout petit peu plus qu’un touriste de passage ; ou un « zombie«  ; page 192 _,

la Serbie, ou du moins quelque chose qui avait aussi « trait » à elle

_ en une forêt « épaisse et sombre«  qui demeurera probablement à jamais sans nom pour nous : « c’est la nuit, une mauvaise route étroite, au cœur d’une épaisse et sombre forêt que nous traversons sur des kilomètres, raccourci découvert par l’œil exercé du Castor alors que nous nous dirigeons vers le nord de la Yougoslavie _ les vacances d’été 1953. Je conduis. Dans le faisceau des phares _ à nouveau ! je le relève… _ de grands lièvres bondissent des deux rives de la route. ils me semblent pulluler ; je ne veux pas les heurter, je roule lentement, je slalome dangereusement pour les épargner«  ; car « ce sont des animaux _ éminemment _ nobles« , page 256 :

ce fut, probablement, la première « rencontre » avec des lièvres, pour Claude Lanzmann ; qui « n’en tue que trois ; et c’est un exploit. Je stoppe la voiture ; le Castor et moi partons dans le noir à la recherche des victimes _ qui ne sont pas laissées sur la route_, nous les trouvons chaque fois ; l’Aronde est ensanglantée ; et dans les rares  villages que nous rencontrons, nous les offrons au premier venu. »

Et d’ajouter, page 256 donc, encore :

« J’aime les lièvres ; je les respecte ; ce sont des animaux nobles ; et j’ai appris par cœur _ Claude Lanzmann l’a récité lors de la présentation de son livre dans les salons Albert Mollat, le 9 juin dernier _ le long conte pour enfants de Silvina Ocampo, la poétesse argentine, intitulé « La Liebre dorada« , « Le Lièvre doré« , qui vient en exergue de ce livre« , page 11 _,


la Pologne

_ en quelques lieux où se sont produits quelques « exterminations«  :

« Il y a, dans « Shoah« , deux plans rapides mais centraux _ ici encore, je relève ce terme (de « focalisation« ) : j’y reviendrai… _ pour moi ; on ne perçoit _ opération décisive, mais qui comporte aussi, en amont, bien des conditions, dont d’attention ! et de mémoire ; et de culture, surtout ! _ ce que la caméra montre _ eh oui ! _ qu’après un temps infinitésimal de latence : un lièvre au pelage couleur de terre est arrêté par un rang de barbelés du camp d’extermination _ chaque mot, ou précision, ou « détail«  (le diable, paraît-il, s’y cache ; mais pas seulement lui !.. ; il faut toujours chercher un minimum ; sinon rien n’apparaît ; tout demeure invisible !..) compte !.. _ de Birkenau ; une voix off parle sur cette première image, celle de Rudolf Vrba, un des héros du film ; héros sans pareil puisqu’il réussit à s’évader de ce lieu maudit, gorgé de cendres _ même si parlent désormais pour toujours, en plus des voix des « revenants » du film« Shoah » de Claude Lanzmann, tel, ici, Rudolf Vrba, ces « Voix sous la cendre« , dont celles de Salmen Lewental et Salmen Gradowski, du recueil qu’a dirigé Georges Bensoussan… Mais le lièvre est intelligent ; et tandis que Vrba parle, on le voit affaisser son échine, ployer ses hautes pattes et se glisser sous les barbelés. Lui aussi s’évade. A Auschwitz-Birkenau, on ne tue plus, même les animaux ; toute chasse est interdite. Nul ne tient compte des lièvres. La seule chose sûre est qu’ils sont très nombreux ; et il me plaît de penser que beaucoup des miens

_ qu’on avait voulu, aussi, priver,

en plus de leur propre et « unique«  vie d’individu _ et de personne ! cf les mots de Salmen Lewental, « Il n’y a que la vie« , rapportés page 43 ; cf aussi l’admirable « journal de la géhenne«  transmis pour toujours in l’irremplaçable « Des Voix sous la cendre« , donc _ ;

qu’on avait voulu, aussi, priver, donc,

de leur descendance :

afin que les fils (qui auraient « survécu«  à un « génocide«  qui n’aurait pas été assez systématique) n’aient pas le malencontreux désir de se venger (de la prétendue « race aryenne pure« …) du meurtre de leurs parents, un peu plus tard, devenus à leur tour adultes…

cf, sur ce « point de détail«  (pragmatique et technique), pour exemple, les éloquents discours du Reischsführer-SS Himmler à Poznan les 4 et 6 octobre 1943 !.. _

et il me plaît de penser que beaucoup des miens

ont choisi, comme je le ferais _ en pareille situation d’opportunité : cf le récit d’Er le Pamphylien, au final (livre X) de « La République » de Platon… ; le conditionnel est, lui aussi, « intéressant » de la part de Claude Lanzmann : au même titre que son usage magnifique (et nécessaire !) des passés simples ; et des imparfaits du subjonctif ! il manifeste la puissance de l’amour de la vie ! _

de se réincarner en eux« , les lièvres ! pages 256-257…

ce peut être, donc, le « nous » de la « rencontre » : avec un lieu,

en telle ou telle de ses « occurrences« , forcément : toujours particulière ! et parfois « vraiment« , mais c’est, cette fois, beaucoup plus rare, « singulière«  !

tout comme le « nous » de la « rencontre » avec une personne, singulière ;

ou même avec un animal,

lui aussi « singulier » ;

tel tel ou tel lièvre ; mais pas, non plus, n’importe lequel… : ceux des populations de « grands lièvres » qui bondissaient « des deux rives de la route » et qui semblaient « pulluler » dans quelque « forêt épaisse et sombre«  de « Serbie » _ ou Bosnie, ou Croatie, ou Slovénie _ ; le lièvre « intelligent » « au pelage couleur de terre » filmé à Auschwitz-Birkenau ; ou le lièvre « haut sur pattes » croisé, et éclairé par les phares de la voiture, sur la piste non asphaltée menant à El Calafate… ;

voire même le « nous » de la « rencontre » avec des pierres,

forcément quelque peu « singulières« , elles aussi :

telles celles de Treblinka ; cf page 504 :

« Au camp même, j’ai filmé pendant des jours, sans pouvoir m’arrêter et selon tous les angles, les stèles et les rocs, cherchant des perspectives (…). Chapuis, avant lui Lubtchansky ou Glasberg _ les cameramen de Claude Lanzmann pour « Shoah«  _ me disaient toujours : « Mais pourquoi continuer à filmer ces pierres ? Tu en as dix fois trop. » Je n’en ai jamais eu trop ; je ne les ai pas filmées assez ; et j’ai _ même _ dû, pour le faire, retourner à Treblinka. Je les ai filmées parce qu’il n’y avait rien d’autre à filmer _ pas « âme qui vive«  : pas même un lièvre, ici… _ ; parce que je ne pouvais _ surtout _ pas inventer _ toute fiction, de même que tout commentaire (surplombant) , étant proscrit ! _ ; parce que j’en aurais besoin _ pour l’image de ce qui allait être évoqué : l’annihilation de 600 00 personnes _ quand Bomba, quand Glazar ou les paysans, ou même Suchomel, parleraient. Ma sécheresse de cœur des première heures du premier jour

avait cédé devant le travail de la vérité«  _ une expression fondamentale, que je reviendrai analyser et commenter !

La « sécheresse de cœur«  première, quant à elle, est superbement détaillée aux pages 490-491 :

« Il faisait froid, il y avait encore de la neige _ c’était en février 1978 _ plus sale que blanche, et pas un seul humain parmi les pierres levées et les stèles commémoratives qui portent les noms des shtetls ou des communautés anéanties, ou encore, burinés sur des rocs plus imposants, d’allure préhistorique, ceux des pays ravagés par l’ouragan de l’extermination. Nous nous promenâmes, Marina _ Ochab, la première traductrice _ et moi, entre ces symboliques sépultures ; je n’éprouvais rien _ voilà ! _ et guettais, l’esprit et l’âme _ désespérément alors ! faute d’assez d’« incarnation«  ! _ en alerte _ mais Claude Lanzmann ne l’avait pas encore, à cet instant, « découvert«  et « appris« , comme cela allait bientôt advenir… : il y faut, en effet, davantage : la chair ! _, une réaction _ tant soit peu signifiante , enfin parlante au cœur !... _ à ces vestiges _ encore froids et muets _ de désastre, qui, voulais-je croire, ne pourrait manquer d’advenir. Ce que je voyais demeurait _ pour l’heure _ complètement étranger _ sans communication, sans lien aucun _ à ce que j’avais appris, non seulement par les livres, mais surtout par les témoignages de Suchomel, quand j’avais _ déjà, c’était « à la fin mars 1976« , page 471 _ tourné avec lui, et d’Abraham Bomba, pendant les quarante-huit heures passées en sa compagnie dans les montagnes de l’État de New-York

_ vers 1976 ; cf pages 447-448 :

une fois « arraché à sa terrible épouse » qui « ne lui laissait pas placer un mot » et « devançait toutes ses réponses« , « rendant la conversation impossible » en sa présence ; et une fois gagnée, le week-end suivant, la « cabane de vacances » qu’il possédait « dans les montagnes de l’Etat de New-York« ,

« Bomba était un orateur magnifique ;

et je crois qu’il me parla, pendant ces quarante-huit heures, comme s’il n’avait jamais parlé devant personne, comme s’il le faisait pour la première fois. Jamais quelqu’un d’autre ne l’avait écouté en lui témoignant une aussi fraternelle et sourcilleuse _ ensemble ! _ attention, qui le contraignait, par tous les détails avec lesquels je lui demandais de fouiller sa mémoire, à se réimmerger _ voilà ! _ dans les indescriptibles moments qu’il avait passés à l’intérieur de la chambre à gaz. (…) Obtenir semblable reviviscence requérait que je pusse leur apporter à tout moment mon aide, aide ne signifiant pas ici je ne sais quel secours compassionnel, mais d’abord la possession de la connaissance nécessaire pour oser interroger ou interrompre ou remettre dans le droit-fil, pour poser les bonnes questions à la bonne heure » _ soit tout un art de l’écoute réciproque, aussi !..

Désemparé _ je reprends le fil des émotions (et du désarroi) de Claude Lanzmann à ses premiers moments à Treblinka en février 1978, page 490 _, imputant mon absence d’émotion à ma sécheresse de cœur,

je regagnais la voiture après deux heures environ ; et me mis à rouler très doucement, au hasard, tentant de me maintenir au plus près des limites du camp (…) Mais la route me conduisit à des villages voisins, dont les noms, depuis ce premier jour, sont restés inscrits dans ma mémoire : Prostyn, Poniatowo, Wolka-Okraglik« , pages 490-491… « Des enfants, des adolescents, des hommes et des femmes de tous âges habitaient là » ; et « je ne pouvais m’empêcher de me dire : « Mais de juillet 1942 à août 1943, pendant toute la durée du camp de Treblinka, alors que 600 000 Juifs y étaient assassinés, ces villages existaient !«  (…) Je me disais aussi qu’un homme de soixante ans en 1978 en avait vingt-quatre en 1942«  « Il y avait là pour moi une découverte bouleversante, comme un scandale logique : je l’ai dit, la terreur et l’horreur que la Shoah m’inspiraient m’avaient fait rejeter l’événement hors de la durée humaine, en un autre temps que le mien ; et je prenais tout à coup conscience que ces paysans de la Pologne profonde en avaient été au plus proche les contemporains.

A Prostyn, à Poniatowo, à Wolka-Okraglik, je n’adressai la parole à personne, reculant _ encore un peu _ le moment de comprendre.

Je repris la route, continuant à conduire très lentement _ en réfléchissant, aussi _ ;

et soudain j’aperçus une pancarte avec des lettres noires sur fond jaune qui indiquaient, comme si de rien n’était, le nom du village dans lequel nous entrions : « TREBLINKA« .

Autant j’étais resté insensible devant la douce pente enneigée du camp, ses stèles, son blockhaus central qui prétendait marquer l’emplacement des chambres à gaz,

autant ce simple panneau d’ordinaire signalisation routière

me mit en émoi.


Treblinka existait ! Un village nommé Treblinka existait. Osait exister. Cela me semblait _ en mon propre parcours m’ayant amené jusque là… _ impossible, cela ne se pouvait. J’avais beau avoir voulu tout savoir, tout apprendre de ce qui s’était passé _ à un moment de l’Histoire _ ici, n’avoir jamais douté de l’existence de Treblinka,

la malédiction pour moi attachée à ce nom portait en même temps sur lui un interdit absolu _ voilà ! _, d’ordre quasi ontologique ; et je m’apercevais que je l’avais relégué sur le versant du mythe ou de la légende _ l’analyse rétrospective est magnifique. De combien de tels « dénis«  (de « réel«  et de « vérité« ) sommes-nous en partie responsables ? en partie innocents ? faute d’assez y réfléchir ; et faute de nous confronter assez à la « chair«  grenue des choses ; en nous rendant, et tous sens assez ouverts, c’est-à-dire « vraiment« , sur les lieux ; pas « en touristes » parmi rien que du « décor » et seulement des « fantasmes« 

L’analyse rétrospective de ces moments de « découverte » se poursuit, pages 491-492 :

« la confrontation entre la persévérance dans l’être de ce village maudit, têtue comme les millénaires,

entre sa plate réalité aujourd’hui

et sa signification effrayante dans la mémoire des hommes,

ne pouvait être qu’explosive.

L’explosion se produisit quelques instants plus tard

lorsque, toujours au volant de ma voiture, je tombai, sans m’y attendre, sur un très long convoi immobile de wagon de marchandises accrochés les uns aux autres au bord d’un quai de terre battue sur lequel je m’engageai avant de stopper net.

J’étais à la gare. A la gare de Treblinka.

Je descendis, commençai à marcher, traversai les voies« … (…)

« Treblinka n’est pas à l’abri du traffic«  _ ferroviaire en activité dans la Pologne de 1978.

Ainsi je ne voulais pas aller en Pologne. J’y débarquai plein d’arrogance, sûr que je consentais à ce voyage pour vérifier que je pouvais m’en passer

et de revenir rapidement à mes anciens tricots.

En vérité, j’étais arrivé là-bas chargé à bloc, bondé du savoir accumulé au cours des quatre années _ de 1974 à 1977 _ de lectures, d’enquêtes, de tournage même(Suchomel _ à la « fin mars 1976«  _) qui avaient précédé ;

j’étais une bombe,

mais une bombe inoffensive : le détonateur manquait.

Treblinka fut la mise à feu ;

j’explosai cet après-midi-là avec une violence insoupçonnable et dévastatrice.

Comment le dire autrement ?

Treblinka devint vrai ;

le passage du mythe au réel s’opéra _ et irréversiblement _ en un fulgurant éclair ;

la rencontre d’un nom _ su, connu (en « idées« …) _ et d’un lieu _ à ressentir, lui, en son étrangeté d’altérité ; et ce que seul celui-ci pouvait donner à « vraiment » ainsi éprouver et comprendre… _

fit _ d’une certaine façon _ de mon savoir table rase,

me contraignant à tout reprendre à zéro,

à envisager d’une façon radicalement autre ce qui m’avait occupé jusque là,

à bousculer ce qui m’était apparu le plus certain ;

et par-dessus tout à assigner à la Pologne, centre géographique de l’extermination _ du moins celle à échelle industrielle _ la place qui lui revenait : primordiale.

Treblinka devint si vrai

qu’il ne souffrit plus d’attendre _ cette année 1978 _ ;

une urgence extrême, sous laquelle je ne cesserais désormais de vivre, s’empara de moi :

il fallait tourner,

tourner au plus tôt ;

j’en reçus, ce jour-là, le mandat«  _ impératif : d’auteur et de témoin ; ou de témoin et d’auteur ; comme on voudra ; pages 490 à 493…

« Le voyage en Pologne m’apparaissait au premier chef _ poursuit Claude Lanzmann son récit de sa « découverte » de Treblinka, en février 1978 _ comme un voyage dans le temps » :

« le XIXème siècle existait là-bas, on pouvait le toucher.

Permanence et défiguration des lieux

se jouxtaient, se combattaient, s’engrossaient l’une l’autre,

ciselant la présence de ce qui subsistait d’hier

d’une façon peut-être encore plus aiguë et déchirante« , dit-il, et pour qui les fait « jouer«  (et « vibrer« ) au sein même de ce qu’il perçoit et se représente, page 494.

« L’urgence soudain me pressait incroyablement.

Comme si je voulais rattraper toutes ces années perdues, ces années sans Pologne,

je questionnai, insensible à la nuit qui tombai, à la faim dont nous ne pouvions pas ne pas souffrir (…) ; mais j’étais dans un état second, halluciné, subjugué par la vérité qui se révélait à moi _ en ce questionnement hyper-intensif.

Je quittai Borowi _ le premier paysan interrogé à Treblinka _, parlai dans la boue et l’obscurité à des gens dont je distinguais à peine les visages, me rendant compte qu’eux aussi paraissaient contents de trouver un étranger curieux qui les interrogeait sur un passé dont ils se souvenaient avec une précision extrême, mais qu’ils évoquaient en même temps sur un ton de légende, que je comprenais ô combien, un passé à la fois très lointain et très proche, un passé-présent gravé _ et pour cause ! _ à jamais en eux« , pages 494-495.

(…)

« J’appris qu’un chauffeur de locomotive, qui avait conduit les trains de la mort durant toute la durée de l’existence du camp, habitait le bourg de Malkinia, à environ dix kilomètres de Treblinka. Je décidai de m’y rendre sur-le-champ, insoucieux de l’heure tardive et du respect humain ; je ne pouvais attendre. »

« A onze heures du soir, Malkinia dormait ; j’eus le plus grand mal à trouver l’adresse de la petite ferme d’Henrik Gawkowski ; et quand je frappai, minuit sonnait au carillon de l’église vaste comme une cathédrale.

(…) Une petite bonne femme au bon visage rond, la chevelure serrée dans un fichu, alluma, nous fit assoir et monta réveiller son mari, qui descendit en se frottant les yeux. Je l’aimai tout de suite ; j’aimai ses yeux bleus d’enfant encore ensommeillés, son air d’innocence et de loyauté, les nervures de souffrance qui creusaient son front, sa gentillesse manifeste.

J’eus beau m’excuser pour cette arrivée nocturne, l’urgence dont elle témoignait l’étonna si peu qu’il semblait la partager. Il n’était ni oublieux ni guéri du passé atroce dont il avait été l’acteur ; et trouvait juste de répondre à tout moment aux sommations qu’on pouvait lui adresser.

Mais en vérité j’étais le premier homme à l’interroger ; je survenais nuitamment comme un fantôme ; personne avant moi _ ce mois de février 1978 _ ne s’était soucié de ce qu’il avait à dire _ pages 495-496.

(…)

Il alla quérir une bouteille de cette merveilleuse vodka des paysans polonais, tord-boyaux sauveur et sacré ; et j’osai lui dire, après le premier cul sec, que nous mourrions de faim.

Elle et lui se mirent en quatre _ la générosité de l’hospitalité ne ment pas ! A comparer avec la vénalité de l’invitation du maire de Chelmno, pages 507-508 ! _, vidèrent leur garde-manger grillagé semblable à celui de ma grand-mère Anna _ à Groutel : cf page 105; Anna Ratut-Lanzmann était née à Riga… _ ; et ce fut une débauche de victuailles,de cochonnaille, de pain ,de beurre et de vodka ouvreuse d’esprit et de mémoire.

Je sus, écoutant Henrik, que les enquêtes exploratoires étaient maintenant terminées ; qu’il fallait passer à l’acte : tourner au plus tôt. (…) Non seulement tourner, mais arrêter d’abord cette déferlante de paroles capitales que je libérais par mes questions ; ces souvenirs, précieux comme de l’or et du sang, que je ravivais.

Nous parlions de la façon dont s’opérait, sur la rampe, le déchargement, à la course, à la matraque et dans les hurlements, de ceux et celles qui, une heure ou deux plus tard, auraient cessé de vivre ;

et je lui demandais : « Quand vous tirez les wagons jusqu’au bout de la rampe… » Il m’interrompit net : « Non, non, ce n’est pas ça ; je ne les tirais pas, je les poussais », esquissant de son poing fermé un geste de poussée.

Je fus, par ce détail, terrassé _ rien moins ! _ de vérité ;

je veux dire que cette confirmation triviale m’en disait plus,

m’aidait davantage à imaginer _ réalistement ! par les gestes ! la praxis ! pas fantasmatiquement _ et à comprendre

que toutes les pompes d’une réflexion _ théorétique _ sur le Mal, condamnée à ne réfléchir qu’elle-même _ sans gripper si peu que ce soit sur la « vie de chair » des personnes « en action« 


Il me fut clair que je devais absolument cesser d’interroger Gawkowski :

contrairement aux protagonistes juifs, sur lesquels je voulais, avant le tournage, en savoir le plus possible,

il fallait ici ne rien déflorer _ avant le tournage.

Oui, j’étais le premier homme à revenir _ d’ailleurs que de leur quotidien _ sur le lieu du crime ;

et eux, qui n’avaient jamais parlé, souhaitaient, j’en prenais conscience, torrentiellement le faire.

Maintenir cette virginité, cette spontanéité, était un impératif catégorique _ de l’œuvre à faire naître _ ; cette Pologne était un trésor à ne pas dilapider.

Je savais, après une seule journée et une folle nuit, qu’au cours de ce voyage il me faudrait voir les lieux, les arpenter, comme j’allais le faire à Chelmno ; mais parler et questionner le moins possible ; rester à la surface, effleurer le pays de l’extermination _industrielle _

mais, pour oser aller en profondeur,

attendre le tournage proprement dit ;

donc y procéder au plus vite »  _ telle est la « leçon rapide » du premier contact avec le sol et le paysage polonais, pages 495 à 497 : le chapitre XX a débuté page 489…

Caractérisée, cette « incarnation« , par l’ »expérience« , éprouvée dans toutes les fibres de son corps (et pas si fréquente que cela !), d’un « nous » :


cet « être vrais ensemble« 

de l’ »incarnation« 

tel (et telle) que l’entend ici, tout au long de son « Lièvre de Patagonie« , Claude Lanzmann,

ce peut être le « nous » de la « rencontre » de « soi » avec un lieu,

de la « rencontre » de « soi » avec une personne,

de la « rencontre » de « soi » avec des pierres,

ou de la « rencontre » de « soi » avec un animal,

rencontré(es), le lieu, la personne, les pierres, l’animal, « vraiment » par « soi-même » ;

et pas seulement « croisé(e)« , comme un simple « décor » de tout autres « opérations« ;

il faut aussi et encore que le « soi« , lui-même, soit, lui aussi, « vraiment » là ;

« vraiment » « présent« , 

par l’effet de ce que Claude Lanzmann ose nommer, page 82, une « présentification »

_ même si c’est, alors, en cette occurrence, à propos d’une autre « opération » qu’impliquant la « vérité » du « soi » dans la « rencontre«  avec une altérité rayonnante de puissance :

au printemps 1942, le « rappel » à ses enfants Lanzmann de leur mère (se cachant à Paris), Paulette Grobermann, par la médiation tellement improbable et merveilleuse de son nouveau compagnon, le poète surréaliste juif serbe Monny de Boully, ayant osé franchir la ligne de démarcation pour cet exploit de les rejoindre et leur parler, avec amour, d’elle chez leur père, à Brioude… :

« Et soudain, en pleine guerre, au cœur des pires dangers, cette mère des hontes et des craintes _ qu’elle avait pu être, pour lui, par le passé _ se présentifiait à moi tout autre _ radieusement ! _, par l’amour que lui vouait un extraordinaire magicien » !

Avec ce commentaire magnifique, toujours page 82 :

« Quelque chose d’incroyablement fraternel, dû peut-être aussi aux circonstances, se noua entre nous trois _ Monny, Claude et son père Armand : « mon frère Jacques travaillait depuis peu comme valet de ferme chez des paysans«  ; c’était aussi que,« contrairement à moi, mon père et Monny partageaient le même savoir : l’un aimait Paulette, l’autre l’avait aimée ; il l’aimait peut-être encore ; il ne cessa jamais tout à fait de l’aimer« , toujours page 82… _

Et la réalisation de cette « incarnation » d’un « être vrais ensemble« 

n’est pas l’occurrence la plus fréquente,

nous allons ici-même le constater ;

ainsi qu’y méditer un peu…

Titus Curiosus, ce 13 août 2009



Ce vendredi 6 juillet 2009, Titus Curiosus – Francis Lippa

 

En hommage à Claude Lanzmann (1925 – 2018) et son « Lièvre de Patagonie », en 2009

06juil

En hommage à Claude Lanzmann

(Bois-Colombes, 27-11-1925 – Paris, 5-7-2018),

qui nous quitte ce jour,

et à son superbe Lièvre de Patagonie (en 2009)

ainsi qu’à son œuvre cinématographique (dont le magistral Shoah ),

re-voici

en sept épisodes (des 29 juillet, 13, 17, 21 et 29 août, et 3 et 7 septembre 2009)

la lecture que j’avais faite, de ce 29 juillet à ce 7 septembre 2009,

de son Lièvre de Patagonie ;

et pour ce jour le premier volet : 

La joie sauvage de l’incarnation : l’ »être vrais ensemble » de Claude Lanzmann _ présentation I

L’abord de l’homme était plutôt rugueux.

Mais l’œuvre est magistrale !

— Ecrit le mercredi 29 juillet 2009 dans la rubriqueCinéma, Histoire, Littératures, Rencontres”.

Avant d’en venir à justifier le titre de cet article-ci, « La Joie sauvage de l’incarnation : « l’ »être vrais ensemble » de Claude Lanzmann« ,

d’après la formule de l’ante-pénultième phrase du livre, à propos du choix du lièvre, et plus précisément même du « lièvre de Patagonie » _ « Pourquoi ai-je soudainement décidé de donner à mon livre ce titre insolite, « Le Lièvre de Patagonie«  ?« , à la page 545  _ pour emblème de ce livre de « Mémoires » d’une vie de quatre-vingt-trois années passées

_ la première moitié de la réponse (la seconde concernant l’œuvre de ma propre cousine, Silvina Ocampo _ = l’épouse de mon cousin Adolfo Bioy _, auteur d’un sublime récit, « La liebre dorada« … dont un extrait, le tout début, de 27 lignes constitue, page 11, en exergue _ cf l’explication : magnifique ! page 256 _ l’incipit superbe du livre !) se trouve immédiatement donnée alors, page 546 : « les lièvres, j’y ai pensé chaque jour tout au long de la rédaction de ce livre, ceux du camp d’extermination de Birkenau, qui se glissaient sous les barbelés infranchissables pour l’homme _ et présents (pour l’éternité !) dans « deux plans rapides mais centraux pour moi« , dans « Shoah« , en même temps que Rudolf « Vrba parle« , est-il indiqué aux pages 256-257 _ ; ceux qui proliféraient dans les grandes forêts de Serbie tandis que je conduisais la nuit, prenant garde à ne pas les tuer _ lors « d’un voyage compliqué« , et même « une aventure« , par l’Oberland bernois, Milan, et presque toute la Yougoslavie, les « premières vacances d’été » avec Simone de Beauvoir, l’été 1953 ; et qui marquèrent, dit Claude Lanzmann page 256, « mon intégration dans la grande famille sartrienne«  Enfin l’animal mythique qui _ lors d’un voyage en Argentine, en 1995 _ surgit dans le faisceau de mes phares après le village d’El Calafate, me poignardant littéralement le cœur de l’évidence que j’étais en Patagonie, qu’à cet instant la Patagonie et moi étions vrais ensemble ». Suivie immédiatement de : « C’est cela, l’incarnation. J’avais près de soixante-dix ans, mais tout mon être bondissait d’une joie sauvage, comme à vingt ans« … Et sur la splendeur de ces mots s’achève « Le Lièvre de Patagonie« _,

et donc de préciser ce que Claude Lanzmann entend et par « la joie sauvage de l’incarnation«  _ voire d’éventuelles futures, autant qu’irrationnellement improbables, « métempsycoses« , ajouterais-je… _, et par l’ »être vrais ensemble« ,

je voudrais d’abord, en un premier volet (I) « d’introduction » de cet article, présenter la « trame » de ce travail très riche et passionnant de « Mémoires » auquel Claude Lanzmann se livre, sur 546 pages,

non pas tout à fait la plume à la main sur le papier,

ni même lui-même au clavier d’un ordinateur (tapant avec un seul doigt : « mes hachures désynchronisaient ma pensée, en tuaient l’élan » _ page 14 : faire vivre « l’élan » : une affaire, essentielle, comme toujours, de « rythme » !.. _,

mais grâce à « un prolongement de moi-même, c’est-à-dire d’autres doigts«  _ plus et mieux alertes : toujours page 14 _ : ceux de « la philosophe Juliette Simont, mon adjointe à la direction de la revue « Les Temps modernes », en même temps que ma très proche amie, et, quand Juliette était empêchée par son propre travail« , ceux de « ma secrétaire, Sarah Streliski, talentueux écrivain » : « devant un large écran, je trouvais miraculeuse l’objectivation immédiate de ma pensée, parfaite au mot près, sans ratures ni brouillon«  _ page 13 : le rythme de la pensée est donc celui de la parole se déployant en se confiant à une oreille amie et féminine : telle l’infiniment belle Ariane « aux très fines oreilles«  rêvée par Nietzsche ;

en confirmation de cette intuition, cette phrase, page 14 :

« Juliette, tandis que je dictais, faisais preuve d’une patience infinie, respectait mes silences réflexifs _ que le lecteur perçoit à l’occasion, tant ils peuvent s’avérer décisifs pour le penser lui-même de Claude Lanzmann formulant ce dont il va parvenir ainsi, et ainsi seulement, à se souvenir _, fort longs parfois ; sa propre présence _ tant « incarnée«  alors, qu’« incarnante«  pour Claude Lanzmann en son effort de remémoratio-méditation-forrmulation : magnifique ! quelle superbe nouvelle œuvre, après les films (dont l’unique « Shoah » !) que ce « Lièvre de Patagonie«  ! _ silencieuse et complice _ comme cela devait être _ étant elle-même _ et voilà l’essentiel que je voulais formuler à mon tour_ inspirante«  ;

la « gratitude«  envers Juliette-Ariane s’accompagnant d’une égale « reconnaissance« envers Ariane-Sarah, « qui sut être aussi patiente _ et « inspirante« , aussi ! _ que Juliette »

Ensuite, j’en viendrai, en un second volet (II), à l’angle de focalisation de mon propre regard sur ce livre,

quant à « la joie sauvage de l’incarnation » ; et à « l’ »être vrais ensemble » ;

tels que les envisage tout au long de cet immense livre, son auteur, Claude Lanzmann…

C’est à l’aune de la mortalité de la vie même

_ pardon de l’évidence : la condition de la vie, c’est l’individuation, de temps « non illimité« , des « membres » (ou « chaînons » : passeurs de gènes) des espèces sexuées : l’espèce sexuée ne « demeurant« , elle, que par la « re-production » (un jeu de « variations » génétiques…) de ses « éléments » (la « constituant » par là même : sinon l’espèce disparaît, rien moins ; irréversiblement…) : les « individus » (qui méritent assez mal ce nom-là, « chaînons » qu’ils sont bien plutôt, et vers l’aval, et par l’amont…) en la jeunesse fougueuse de leur « fécondité » d’abord pulsionnelle, érotique, amoureuse… _,

c’est à l’aune de la mortalité de la vie même

que se comprend l’existence _ riche d’événements-aventures de tous genres _, la sagesse (un peu « constituée« , et de bric et de broc, « rapiécée« , donc, au travers de pas mal de « folies » accumulées ; dont pas mal, encore, de rien moins que « mortelles » !.. on va le constater tout au long de ce livre !..) et l’écriture même _ au-delà de l’existence de son auteur ! _ de ce livre : « Le Lièvre de Patagonie« , que vient nous offrir, en son quatre-vingt-quatrième printemps (le livre achevé d’imprimer le 17 février 2009 est paru le 12 mars 2009  ; et l’auteur ayant vu le jour le 27 novembre 1925), Claude Lanzmann…

Ce n’est, en effet, pas tout à fait pour rien que la première phrase du livre _ ainsi que tout le premier chapitre (des vingt-et-un que comporte ce « Lièvre de Patagonie« ) _ s’éclaire de cette lumière (mortelle) :

« La guillotine _ plus généralement la peine capitale et les différents modes d’administration de la mort _ aura été la grande affaire de ma vie », page 15 

_ en regard, et en contrepoint, Claude Lanzmann y ajoutera, faisant, il est vrai, un formidable contrepoids, « l’incarnation » : page 545 : « Avec la peine capitale, l’incarnation _ mais y a-t-il contradiction ? _ aura été la grande affaire de ma vie«  ;

soit, réservant à « l’administration de la mort« , le (terrible) premier chapitre, ainsi que, de-ci, de-là, quelques flashbacks ; mais consacrant à « l’incarnation » et à sa « joie sauvage« , tout le reste (et la plénitude ! avec un peu de patience…) du trésor de cet immense livre !!! _ ;

et nous allons le constater, en effet, avec lui…

Le chapitre premier se terminant, pages 27 à 29, par

_ en ce « temps » ad-« venu » « des bouchers«  (l’expression se trouve page 27 : « bouchers«  d’hommes, en l’occurrence ; « et que les bouchers me pardonnent, car ils exercent le plus noble des métiers et sont les moins barbares des hommes« , prend bien soin d’ajouter, tout aussitôt, Claude Lanzmann, page 27) _

le détail d‘ »images atroces » de « mises à mort d’otages perpétrées sous la loi islamique en Irak ou en Afghanistan » :

« minables vidéos d’amateurs tournées par les tueurs eux-mêmes, qui se voulaient terrorisantes ; et le sont en effet« , toujours page 27.

Claude Lanzmann commente :

« Le seul résultat (d« une suspecte déontologie » censurant la diffusion de ces images) « fut de faire silence sur un saut qualitatif sans précédent dans l’histoire de la barbarie mondialisée, d’occulter l’avènement d’une espèce mutante dans la relation de l’homme à la mort » _ « Le Lièvre de Patagonie » étant un hymne d’amour fou à la vie !« Elles ont donc circulé sous le manteau _ seulement _ et nous sommes très peu nombreux _ il le regrette ! _ à avoir pu prendre la pleine mesure _ voilà ! _ de l’horreur _ gravissime ! _, en luttant pour ne pas détourner le regard » : suit la description alentie, sobre et nue de la décapitation d’un otage « au coutelas » (page 28) filmée en direct, « les yeux de l’égorgé roulant dans leurs orbites«  ; jusqu’à la phrase de conclusion de ce chapitre d’ouverture, page 29 : « Le visage de l’égorgé et celui du vivant qu’il était _ encore l’instant d’avant ! _ se ressemblent irréellement. C’est le même visage, et c’est à peine croyable : la sauvagerie de cette mise à mort _ qu’a-t-elle à voir avec « la joie sauvage » de « l’incarnation » ?.. Il va donc falloir y regarder d’un peu près !.._ était telle qu’elle semblait _ à tort donc : c’est le même visage qui a donc demeuré en la tête coupée !.. _ ne pouvoir se sceller que d’une radicale défiguration » _ comme si le « visage » (de la personne vivante) décidément « résistait » même à la barbarie effroyable de cette « annihiliation« ...


Le chapitre 2 constitue, lui, l’ouverture de cet « hymne à la vie«  qu’est cet « immense« livre :

« De même que j’ai pris rang dans l’interminable cortège des guillotinés, des pendus, des fusillés, des garrottés, des torturés de toute la terre,

de même je suis _ au même titre que quiconque : « Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui« , selon la formule conclusive des « Mots » de Sartre, que Claude Lanzmann rapporte au moins deux fois en ce « Lièvre de Patagonie« , par exemple page 371… _ cet otage au regard vide, cet homme sous le couteau.

On aura compris que j’aime la vie à la folie ;

et que, proche de la quitter

_ tel un Montaigne rédigeant le sublime chapitre 13 du livre III des « Essais » : « de l’expérience » : y  revenir souvent !!! _,

je l’aime plus encore, au point de ne pas même croire à ce que je viens d’énoncer

_ sur la « loi » de la « disparition » programmée (soit la mortalité !) de tout « chaînon » (= passeur de la vie) d’une espèce sexuée ! y compris soi, par conséquent !.. pour lequel, aussi donc, viendra sonner le glas !.. _,

proposition d’ordre statistique  _ seulement ! _, donc de pure rhétorique _ voire syllogistique _, à laquelle rien ne répond _ sensitivement ! a contrario _ dans mes _ propres _ os et dans mon _ propre _ sang _ en une perpétuellement renouvelée (par l’œuvre ! en particulier, même si pas seulement : par la « vérité«  (charnellement ressentie) de quelques rencontres d’« humains non-inhumains« , aussi…) ; en une perpétuellement renouvelée, donc, jeunesse ! C’est ici que nous retrouverons, chaque fois, à un certain nombre de « reprises« , dans ce livre-ci, et en leur diversité, la logique (un peu plus rare, elle) de l’« incarnation«  intensément (voire « sauvagement«  : dans la « joie«  !) ressentie : éprouvée, expérimentée même !.. Cf la sublime formulation de cela même par Spinoza en son « Éthique » : « Nous sentons et nous expérimentons _ parfois ! et dans le temps d’une vie : en ces moments bénis de pure grâce-là, justement !.. qui surviennent ; et qu’il nous appartient d’apprendre à « accueillir«  « vraiment«  : tout un apprentissage !.. eu égard à la myriade cliquetante et tintinnabulante des faux éclats de faux-semblants en tous genres…_ que nous sommes éternels«   Je ne sais ni quel sera mon état, ni comment je me tiendrai _ l’expression passe du passif (biologique) à l’actif (de la posture de l’« exister » !) _ quand sonnera l’heure du dernier appel.

Je sais, par contre, que cette vie si déraisonnablement aimée aura été empoisonnée _ hic Rhodus, hic saltus ! _ par une crainte de même hauteur _ c’est dire ! _, celle de me conduire lâchement _ en contraste avec savoir « se tenir«  ! _ si je devais la perdre en une des sinistres occurrences que j’ai décrites plus haut _ celles de la « mort administrée«  ! par violence d’autrui, d’un bourreau : je reprends ici le terme (d’« administration » : de la mort) de la première phrase du livre, page 15. Combien de fois me suis-je interrogé sur l’attitude qui eût été la mienne devant la torture ?« …

Et le récit

(des « Mémoires » : c’est l’indication qui accompagne en couverture le titre « Le Lièvre de Patagonie« )

s’engage alors, page 31

_ en cette méditation sur la ligne de partage entre courage, audace et lâcheté : le livre étant par là un « examen de conscience » ;

en plus d’un très décidé, plus encore, « acte » de « paix«  (pré-testamentaire !) avec beaucoup d’autres (que soi) !

Cf, pour exemple, avec Claude Roy, lors d’un Festival d’Avignon (quelque temps avant que celui-ci ne meure, en 1997) : page 188, je vais y revenir plus loin ;

ou, encore, avec son cher Jean Cau, son « plus proche ami » du temps du lycée Louis-le-Grand, page 136 :

« Nous fûmes lui et moi brouillés pendant une longue période ; ou plutôt la vie _ des options idéologiques distinctes, voire opposées, sinon incomptatibles… _ nous brouilla ; mais je lus un jour, dans un vol Paris-New-York, le portrait magnifique, exact, intelligent, tendre et hilarant qu’il brossa de Sartre dans son livre « Croquis de mémoire » _ en 1985 : le livre a reparu en 2007 dans la petite bibliothèque Vermillon des éditions La Table ronde ; Jean Cau, lui, allait mourir le 18 juin 1993… _ ; et la première chose que je fis en arrivant dans la chambre d’un hôtel de Manhattan fut de l’appeler pour lui dire mon admiration, mon amitié inaltérée _ soit l’essentiel ! _ ; et que je l’étreignais. Il fut, je crois, aussi ému que moi ; nous nous revîmes dès mon retour à Paris ; la brouille avait pris fin«  : c’est superbe !..

Fin de l’incise sur les « actes de paix«  ; mais j’y reviendrai ! parce que c’est un élément majeur de cet immense livre ! _

et le récit s’engage alors _ je reprends le fil de ma phrase _

sur le souvenir de son condisciple du lycée Blaise-Pascal, à Clermont-Ferrand,« fin novembre 1943« , Claude Baccot :

car « je suis d’une certaine façon responsable de sa mort«  ; Baccot, en effet,« savait que depuis la rentrée d’octobre, je dirigeais la résistance au lycée. En vérité, c’est moi qui avais créé le réseau à partir de rien » ; « Baccot m’aborda frontalement : « Je veux joindre la Résistance, mais ce que vous faites ne m’intéresse pas. Je sais que des groupes d’action existent, c’est ce qu’il me faut. » « Les groupes d’action, tu sais ce que cela veut dire, tu connais les risques ? » Il savait, il connaissait. Je lui dis alors : « Réfléchis pendant une semaine, réfléchis bien, tu me reparles après »

Pages 39 et 40 : « La semaine de réflexion que j’avais imposée à Baccot ne le fit pas changer d’avis. Il quitta très vite Blaise-Pascal, nous n’entendîmes plus parler de lui. Jusqu’à son suicide, quatre mois plus tard _ ce qui donne fin mars, début avril 1944…Pendant quatre mois, Baccot, membre des groupes d’action du PCF, avait abattu des Allemands et des miliciens dans les rues de Clermont-Ferrand. Pour le Parti, exclu des parachutages anglo-américains destinés à la seule résistance gaulliste, il n’y avait qu’un seul moyen de se procurer des armes : les prendre sur l’ennemi. Chaque Allemand descendu signifiait un revolver, un pistolet, une mitraillette. Baccot, pendant cette brève période, fit montre d’extraordinaires qualités de courage, de hardiesse, de patience, d’astuce, de détermination. Repéré, identifié, poursuivi, il se fit cerner place de Jaude, la place centrale de Clermont-Ferrand : se voyant encerclé sans aucune échappatoire, il se réfugia dans une vespasienne ; et au cœur même du limaçon se fit sauter la cervelle pour ne pas être pris vivant. »

Claude Lanzmann commente, page 40 : « Baccot est un héros indiscutable que j’admire sans réserve. mais je sais _ se dit-il au présent de la réflexion rétrospective _que je n’aurais jamais pu, comme lui, me tirer une balle dans la tête à l’instant d’être capturé ; et ce savoir a plombé toute ma vie« .

Et il poursuit : « J’ai mené beaucoup d’actions objectivement dangereuses pendant la lutte clandestine urbaine _ ensuite, en mai-juin-juillet-août 1944, ce sera aux maquis de la Margeride, au Mont-Mouchet et aux abords du Lioran (Claude Lanzmann donne le détail de deux embuscades meurtrières, les 7 et 14 août 1944, aux pages 120 à 123 : y sont « tombés«  ses camarades Rouchon _ « J’aimais Rouchon, il était en classe de philo à Blaise-Pascal, interne comme moi, nous partagions la même salle d’étude. De Riom, sa mère lui envoyait sans arrêt des fougasses et des clafoutis qu’il gardait dans son casier et partageait avec nous« , page 122 _, Schuster, Lhéritier…) _, mais je me reproche de ne pas les avoir accomplies en pleine conscience, car elles ne s’accompagnaient pas de l’acceptation du prix ultime à payer en cas d’arrestation : la mort. Aurais-je agi si j’en avais pris, avant l’action, la pleine mesure ? Et même si on soutient que l’inconscience _ de l’audace _ est aussi une forme de courage, agir sans être intérieurement prêt au sacrifice suprême relève finalement de l’amateurisme _ de simple hasard : incapable d’œuvre (qui se tienne) _, voilà ce que je ne cesse de me dire encore aujourd’hui.
La question du courage et de la lâcheté
_ au cœur de la question de l’œuvre : fut-elle celle de la personne humaine même : « non-inhumaine«  !.. _, on l’aura compris sans doute, est le fil rouge de ce livre, le fil rouge de ma vie« , confie-t-il, page 40, donc.

Voilà une clé décisive : face aux divers hasards _ ne prenant véritablement sens, pour une « vraie«  personne, qu’à savoir, peu à peu, être « recueillis« _ des rencontres, mauvaises comme bonnes, d’une vie pleine et secouée ;

au risque d’être balayée, détruite, volée, « annihilée« , cette vie singulière (et unique !) :

le mot (comme la chose) va (et vont) revenir en force, et comme une insistante, inentamable, épée de Damoclès, en ces « Mémoires« 

_ ainsi, et dès le début de janvier 1945, Claude Lanzmann se remémore-t-il aux pages 131-132, l’épisode suivant :

quand, « à ma stupéfaction, la majorité des internes des deux khâgnes de Louis-le-Grand, suivie moutonnièrement par les hypokhâgneux, proposa de donner le nom de Brasillach à une de nos salles, la mienne en l’occurrence, celle de K 1. Le fait que Brasillach, ancien khâgneux de Louis-le-Grand, ait étudié sur les bancs mêmes où nous étions assis l’emportait absolument _ le terme est intéressant _ sur les appels abominables au meurtre des Juifs proférés par l’écrivain collabo dans « Je suis partout » et d’autres feuilles à la solde des nazis. Cela ne pesait rien, ne comptait pas ; et je compris alors d’emblée _ dès janvier 1945, donc _, avec un dégoût qui ne m’a peut-être _ en effet ! _ jamais plus quitté, que le grand vaisseau France avait poursuivi impassiblement _ eh ! oui _sa route, insensible _ certes _ à ce que d’autres _ oui : situés aux marges… _ éprouvaient comme un désastre _ de l’Humanité tout entière, et à l’échelle de toute l’Histoire _, la destruction de millions de vies et de tout un monde _ en effet : mais assez peu, en dehors de ces quelques « autres« -là, touchés, eux, d’un peu près, en prirent, alors, « réellement« conscience ; le témoignage de Primo Levi, « Si c’est un homme« , par exemple, ne fut pas davantage, alors, « reçu« , lu, compris !.. Il fallut attendre les années soixante, avec le retentissement (mondial, lui) du Procès Eichmann (11 avril – 15 décembre 1961) à Jérusalem…

Et Claude Lanzmann d’ajouter, page 132 : « C’était mon premier jour _ à Louis-le-Grand, où il avait été admis grâce à l’intervention expresse de Ferdinand Alquié, ami de sa mère Paulette Grobermann-Lanzmann et de son compagnon Monny de Boully, le « Rimbaud serbe«  surréaliste (Belgrade, 1904 – Paris, 1968), ami lui-même de Breton, Aragon, et Max Jacob ; et Éluard, et Ponge… _, je ne connaissais personne _ encore, parmi les autres élèves de ces classes préparatoires _, je ne comprenais rien aux  lauriers dont on couvrait le talent de Brasillach, qui l’absolvait du pire ; et je n’osai intervenir _ sur le champ, tout « résistant » effectif qu’il avait été… _ au milieu de ces jeunes bourgeois qui suintaient la légitimité par tous leurs orifices, regards, façons de respirer. Ils étaient _ eux _passés à côté _ oui _ de la guerre ; la France avait continué à « fonctionner«  ; et eux avec » _ exactement !..

Intervint alors « une voix tout à la fois sèche et lyrique, avec un accent du Midi dompté par un mode d’articuler et une gestuelle démonstrative acharnée à convaincre » qui« s’empara de la parole, libérant du même coup la mienne. C’était celle de Jean Cau » _ qui devint, pour la vie, son ami. « Le procès de Brasillach eut lieu le 19 janvier _immédiatement en suivant _ ; il fut, comme prévu, condamné à mort et, malgré une pétition d’intellectuels de renom, fusillé le 6 février au fort de Montrouge. Aucune salle de Louis-le-Grand ne porta jamais son nom » _ et fin de cette incise

Surgit alors

_ et je reviens ici au « fil rouge«  de « la question du courage et de la lâcheté«  ! formulé à la page 40 _,

surgit alors,

après une première réflexion de Sartre sur « une formule de Michel Leiris«  à propos des codes d’honneur d’« officiers ayant failli à leur mission«  (qui « se donnaient la mort presque mécaniquement et comme par réflexe« , page 41) , et du «  »courage militaire » codifié« ,

et avec quelle magnifique intensité,

le souvenir d’une parole singulière, à Claude Lanzmann, durant le tournage de « Shoah« , de Filip Müller

_ « un des héros inoubliables de « Shoah«  », en effet : le grand œuvre de Claude Lanzmann _,

« membre pendant presque trois ans du Sonderkommando d’Auschwitz » :

il « me disait au terme cela aussi peut être relevé _ d’une très éprouvante journée de tournage :

« Je voulais vivre, vivre à toute force, une minute de plus, un jour de plus, un mois de plus. Comprenez-vous : vivre »

_ « un instant, s’il vous plaît, Monsieur le bourreau«  demanda aussi, au pied même de la guillotine, la reine

Les autres membres du commando spécial, qui partagèrent le calvaire de Filip Müller

_ et que Claude Lanzmann se fait un devoir de tous nommer alors, pages 41-42 :

« Yossele Warszawski, de Varsovie, arrivé de Paris ; Lajb Panusz, de Lomza ; Ajzyk Kalniak, de Lomza également ; Josef Deresinski, de Grodno ; Lajb Langfus, de Makob Mazowiecki ; Jankiel Handelsman, de Radom, arrivé de Paris ; Kaminski, le kapo ; Dov Paisikovich, de Transylvanie ; Stanislaw Jankowski, dit Feinsilber, de Varsovie, arrivé de Paris, un ancien des Brigades internationales ; Salmen Gradowski et Salmen Lewental, les deux chroniqueurs du commando spécial« …  _,

nobles figures, fossoyeurs _ effectifs, à Auschwitz _ de leur peuple, héros et martyrs,

étaient comme lui des hommes simples, intelligents et bons _ chacun des termes a tout son poids.

Pour la plupart, dans l’enfer des bûchers et des crématoires _ cet « anus mundi », selon le mot du Dr Thilo, médecin SS _, ils n’abdiquèrent _ encore un terme décisif ! _ jamais leur humanité.« 

« A la question obscène : « Comment ont-ils pu ? Pourquoi ne se sont-ils pas suicidés ? »,

il faut les laisser répondre _ les écouter est déjà assez rare _ et respecter absolument leur réponse.« 

« Mais c’est Salmen Lewental

_ un des membres de ce Sonderkommando d’Auschwitz, qui, avec Salmen Gradowski, « nuit après nuit _ et parce qu’ils pensaient qu’aucun ne survivrait _ s’astreignirent à tenir _ en direction de nous autres, au nom de tous ces « annihilés« dont ils assuraient ainsi un désespéré ultime « témoignage«  _ le journal de la géhenne et enterrèrent _ pour les préserver et transmettre _ leurs feuillets dans la glaise des crématoires II et III, la veille même de la révolte avortée du Sonderkommando ( 7 octobre 1944), où ils laissèrent leur vie : manuscrits en yiddish, d’une haute et ferme écriture, retrouvés rongés et piqués d’humidité _ l’un en 1945, l’autre en 1962 _ manuscrits aux trois quarts indéchiffrables et plus bouleversants encore de l’être« , précise Claude Lanzmann, page 42 : cet admirable (en effet !!!) « journal de la géhenne » est désormais universellement accessible en édition « de poche » sous le titre générique « Des Voix sous la cendre« , par les soins du Mémorial de la Shoah (et de Georges Bensoussan) : un des plus admirables livres qui soient !!! _

c’est Salmen Lewental, ce Froissart admirable du commando spécial _ ainsi que le qualifie Claude Lanzmann, page 43 _,

qui, de sa haute écriture, a le mieux répondu à la question obscène :

« La vérité, a-t-il écrit, est qu’on veut vivre à n’importe quel prix, on veut vivre parce qu’on vit, parce que le monde entier vit. Il n’y a que la vie… »

_ la vie réelle, et pas l’imaginaire !

Et, de fait, il nous bien admettre que la vie de tout individu (sans exception) est mortelle ;

pas de « métempsycose » (ou « ré-incarnation« ) de soi-même, en tout cas _ fut-ce en « lièvre de Patagonie« , d’« entre les barbelés d’Auschwitz« , ou des « grandes forêts de Serbie« … _ à « envisager« , le plus probablement (mais j’y reviendrai dans l’article à suivre…) ;

on ne peut guère, en tout cas raisonnablement et à froid, « tabler«  sur pareille « éventualité« 

L’individu est essentiellement le « maillon«  de l’espèce (sexuée)…

A notre disposition, seulement, en cette unique vie (d’individu vivant mortel), donc

(= irréductiblement et irréversiblement « mortelle«  : nous butons invariablement, obstinément, et irrémédiablement, sur cette « loi«  biologique-là ; dont l’envers, mieux accepté, lui _ sauf névroses… _, est la sexuation…) ;

à notre disposition seulement, donc,

l’« incarnation«  (= existentielle, elle !) elle-même ;

et, cette « incarnation« -ci est bien l’autre _ et majeure ! _ « grande affaire » de l’œuvre et de la vie de Claude Lanzmann, en regard de la menace toujours possiblement réelle, en effet, en fonction du contexte géo-politique et historique (à la responsabilité de l’« état«  duquel, « contexte« , nous avons au moins, chacun, une petite part de responsabilité « citoyenne« , dans les démocraties surtout, bien que si frêles ; et parfois, notamment par les temps qui courent, dupes d’elles-mêmes : mais disposons-nous de mieux ?..) ;

en regard de la menace toujours (terriblement) possiblement réelle, donc, de l’« administration de la mort«  : le meurtre (= la mort non naturelle) d’un vivant ; et son « annihilation«  prématurée : avant l’échéance biologique de rigueur (simplement statistique : non violente), elle…

La réponse de Claude Lanzmann à la question de sa méditation (« Comment ont-ils pu ? Pourquoi ne se sont-ils pas suicidés ?« )

est donc, page 43, que

« Vous haïssiez _ vous, à la différence des autres : les bourreaux l’« administrant« _ la mort ;

et, en son royaume _ des lieux d’extermination à échelle industrielle de la « Solution finale » ! _,

vous avez sanctifié la vie, absolument« … Voilà !.. 

Car il faut

_ pour lui, Claude Lanzmann, comme pour d’autres : mais être considéré

(par d’autres : et c’était le point de vue

_ bien trop partiel ! lui-même, Sartre, l’admettra ;

et grâce à Claude Lanzmann lui-même, surtout, qui en fait le récit dans « Le Lièvre de Patagonie« , page 205… _ ;

et c’était le point de vue de Sartre lui-même dans ses « Réflexions sur la question juive« , rédigées en octobre 1944 :

« je savais _ dit Claude Lanzmann, en cette page 205 _ que je devais dépasser les « Réflexions« , qu’il y avait bien autre chose à découvrir et à penser _ j’en ai parlé par la suite avec Sartre, qui m’approuvait » _ dont acte !)

mais être considéré (par d’autres que soi) comme « Juif«  ajoute déjà beaucoup, et singulièrement, à la situation objective ! _

car il faut, donc,

« faire face«  à ce que Claude Lanzmann appelle, citant le remarquable David Grossman _ l’auteur du bien beau « Voir ci-dessous, amour« … _, page 47, « la peur de l’annihilation » _ de tous : les siens (enfants compris !), comme de soi !

voici le mot crucial, « annihilation« , pour le génocide annoncé…

A propos de Tsahal, l’armée de l’État d’Israël, auquel il a consacré, en 1994, le troisième de ses films (« Tsahal« ...), Claude Lanzmann pose ceci, page 45 :

« Tsahal n’est pas une armée comme les autres ;

et dans la relation des soldats d’Israël à la vie, à la mort, s’entend encore à pleine force l’écho, si peu lointain en vérité, des paroles de Salmen Lewental, que je citais il y a instant _ page 43.

Ils n’ont pas la violence dans le sang ; et le privilège accordé à la vie, qui fait de sa sauvegarde un principe fondateur, est à l’origine de tactiques militaires spécifiques propres à cette armée et à nulle autre.

Ce choix de la vie contre le néant n’a _ certes _ pas empêché les combattants juifs, lors de chacune de leurs guerres, les plus grands sacrifices, le sacrifice suprême s’il le fallait ». « Ils n’ont pas la violence dans le sang _ répète-t-il, page 45 : à la différence d’autres (égorgeurs d’otages) ; et il y a là à « méditer«  _, ils savent donner leur vie,

mais ils ne la mettent pas en jeu _ seulement _ pour l’honneur, pour la montre, pour demeurer fidèles à une geste et à des traditions de caste«  _ page 43, Claude Lanzmann avait cité l’héroïque exemple des « Saint-Cyriens des ponts de Saumur en 1940«  : qui avaient été « capables de mourir hégeliennement pour l’honneur et la guerre des consciences« 

Je cite donc in extenso les paroles de David Grossman que rapporte Claude Lanzmann aux pages 46-47, à propos de la situation d’Israël :

« Nous _ Israéliens ; ou Juifs ; la nuance de la différence est-elle aussi à « méditer« _ naissons vieux. Nous naissons avec toute cette histoire avec nous _ ce n’est pas une affaire de « sang«  ; mais d’« histoire » advenue ; et surmontée… Nous avons un énorme passé _ d’antisémitisme _, très chargé. Nous avons un  présent _ d’antisionisme ?.. _ très intense, très âpre. Il faut un renoncement _ à certaines insouciances _, un engagement _ actif, citoyen, militaire… _, pour s’investir dans cette gageure qu’est Israël aujourd’hui _ dans (et « face à« ) son contexte géo-politico-historique. Mais si nous envisageons l’avenir, difficile de trouver un Israélien qui parle librement _ délivré de toute angoisse _ d’Israël, disons en 2025, de la moisson en 2025. Parce que nous sentons peut-être que nous ne disposons pas d’autant d’avenir.

Et quand je dis « Israël en 2025″, je sens le tranchant glacé de la mémoire, comme si je violais un tabou. Comme si était gravée dans mes gènes _ ou seulement dans la mémoire partagée ? _ l’interdiction de penser _ au sens de fantasmer, de « rêver«  _ aussi loin. Je crois qu’en réalité ce que nous avons dans l’esprit est essentiellement la peur. La peur de l’annihilation…« 

_ fin de la citation par Claude Lanzmann, page 47, des paroles de son ami David Grossman…

« La peur«  face à laquelle advient l’alternative dirimante « courage«  versus « lâcheté » (cf l’expression de la page 40 citée plus haut, comme « fil rouge«  de la vie de Claude Lanzmann)

Après un chapitre (III) consacré à son goût des avions et de l’aviation

_ Claude Lanzmann aime les défis athlétiques (« mon énergie cinétique est très grande, excessive à coup sûr« , laisse-t-il échapper, page 387) : tant sportifs (alpinisme, par exemple) qu’érotiques : Simone de Beauvoir l’y encouragera, aussi, il le narre en détails (dans le massif du Mönch, de l’Eiger, de la Jungfrau, dès l’hiver 1952-53 ; au Cervin, en 1954, pages 257 à 264 : « la haute montagne désormais m’habitait« , énonce-t-il page 257) ; ou, encore, sa belle-famille Dupuis, au temps de son mariage avec Judith Magre (dans le massif du Mont-Blanc, cette fois : en 1967, pour l’ascension de l’aiguille de M ; en août 1968, pour Midi-Plan, et avec ou sans l’assistance du grand guide Claude Jaccoux, aux pages 388 à 390)… _,

Claude Lanzmann entame son travail de mémoire

et d’« apuration des comptes« 

laissés, certains, trop douloureusement « ouverts« , encore, et « suppurant« , par la vie et les rapports (compliqués _ y compris en amitiés et amours : et c’est à dessein que j’emploie ici le pluriel !) des uns aux autres ;

et cela aussi bien avec des vivants,

tel Serge Rezvani,

ex _ et assez brièvement, à la fin des années quarante _ époux de sa sœur Évelyne,

entre deux « liaisons«  _ et surtout « dé-liaisons«  : assez vilaines… _ avec l’ex-ami de Claude, déjà, Gilles Deleuze

_ après une très pénible « scène«  entre les amis Claude et Gilles advenue sur le pont Bir-Hakeim :

« Il _ l’ami, alors, Gilles Deleuze _ désirait rompre avec ma sœur et voulait que je le lui annonçasse moi-même. Le choc fut très dur : je craignis et entrevis aussitôt le pire pour Evelyne«  ; Claude s’en fait l’écho à la page page 167, lors de la « première rupture«  de Gilles avec Évelyne _ ;

à ce propos _ celui de ces difficiles « transitions«  amoureuses de sa (petite) sœur, Évelyne _,

Claude Lanzmann décrit superbement une autre « scène« , éminemment « cruciale« , à quatre protagonistes, cette fois, et en usant d’une très belle métaphore cinématographique empruntée au « splendide film noir de Howard Hawks« , « Scarface« , pour décrire, de l’intérieur de la complexité du jeu des sensations de chacun des « acteurs«  de l’intrigue, un « choix » qui « tue«  (entre deux « incompossibles« …), la « scène«  ayant eu lieu, elle _ pour camper un peu le « décor« , jamais tout à fait neutre, de ce « climax«  difficile… : page 169 _ « au Royal, un café très animé de Saint-Germain-des-Prés _ un vrai bistrot avec un grand comptoir courbe, de hauts tabourets rouges et une large arrière-salle _, situé juste en face des Deux-Magots, au coin de la rue de Rennes et du boulevard Saint-Germain.

Nul n’aurait pu imaginer _ ajoute Claude Lanzmann, au passage, toujours page 169 _que le Royal ne serait pas éternel, qu’il serait remplacé par le Drugstore Saint-Germain« , « mort« , à son tour, « tout à la fois de sa belle mort et des bombes de la terreur. Une boutique du roi de la fringue transalpine lui a succédé, avec un restaurant chic et cher au premier étage » _ l’entend-on alors soupirer…

Avec ce commentaire extrêmement parlant, dans la foulée, page 169 encore, une très belle page, donc :

« Permanence et défiguration des lieux sont la scansion de nos vies. Je l’ai vérifié autrement, dans le désespoir, pendant la réalisation de « Shoah« , lorsque je fus confronté _ oui ! _ aux paysages de l’extermination en Pologne. Ce combat, cet écartèlement entre la défiguration et la permanence furent alors pour moi un bouleversement inouï, une véritable déflagration, la source de tout » _ même : rien moins ! J’y reviendrai dans mon second article !

Et encore cela, à la page suivante, la page 170 : « Vivants, nous ne reconnaissons plus les lieux _ mêmes _ de nos vies ; et éprouvons que nous ne sommes _ même _plus les contemporains de notre propre présent« 

Maintenant voici cette « scène«  très forte en « tension«  au café Royal, au carrefour Saint-Germain ;

une terrible « miroitante et destinale mise en abyme« , comme nous allons le constater :

« Au Royal donc, j’avais à peine retrouvé Rezvani et ma sœur _ revenant de leur nid d’amour dans les Maures _ que Deleuze entra dans mon champ de vision, ou plutôt dans notre champ de vision à nous trois. Nous nous vîmes tous les quatre dans la même seconde ; quatre regards s’échangèrent _ voilà ! _ en un éclair ; mais plus encore le mien  _ de grand frère _ sur Évelyne _ la petite sœur, de cinq ans sa cadette _ qui voyait Deleuze _ qui l’avait déjà une première fois vilainement quitté _ ; sur Deleuze _ l’ex « grand ami« , désormais, de Claude : depuis sa vilénie du Pont de Bir-Hakeim _ qui voyait Évelyne _ mal guérie, sans doute, de son précédent « abandon » ; en dépit de son mariage avec Serge… _ ; sur Serge qui les voyait se voir ; etc. ; miroitante et destinale mise en abyme.

Je sus, nous sûmes tous à l’instant qu’elle allait inéluctablement retourner à Deleuze.« 

Voici, maintenant la splendide métaphore cinématographique que convoque alors, en son récit du souvenir de cette « scène » au café « Royal« , Claude Lanzmann,

quand un « choix » tel que celui-là

_ entre deux incompossibles

(cf le sujet du « diplôme d’études supérieures de philosophie«  de Claude, dirigé par Jean Laporte : « les possibles et les incompossibles dans la philosophie de Leibniz« , aux pages 158 et 196) _

est _ rien moins que _ une condamnation à mort » ;

métaphore cinématographique empruntée au « splendide«  « Scarface » de Hawkes :

il s’agit de la terrible (et mortelle) « tension«  quand

« deux bras se tendent, deux briquets s’allument simultanément _ et concurremment !.. _

pour offrir leur flamme à la cigarette qu’une beauté fatale vient de porter à ses lèvres.
Ils sont trois, le vieux gangster dont elle est la maîtresse, le jeune loup qui veut à la fois la femme et l’empire de son maître.

C’est elle qui va trancher _ entre les incompossibles, donc _ : elle hésite _ un très bref, forcément, instant _ entre les deux flammes. Suspense infernal ; pas un mot n’est échangé ; pas une seconde de trop _ une fois de plus, le rythme (et l’art du rythme) est tout ! _ ; elle se décide, comme on tue _ re-voilà le meurtre de tout choix ! _, pour le plus jeune.

On sait _ conclut alors son raisonnement (de dix lignes, page 170), Claude Lanzmann_ que son choix est une condamnation à mort _ le rejeté ne s’en relevant pas… _ ; et que la main qui tend le briquet élu _ par la belle _ abattra celui dont la flamme a été dédaignée. »

« Du cinéma pur« , conclut alors, superbement (et d’expert !), Claude Lanzmann le compte rendu de cette « scène » abyssale et « destinale » à quatre, au « Royal« , désormais disparu, au carrefour « Saint-Germain-rue de Rennes » ;

de même que ne sont plus là, ni Évelyne, depuis le 18 novembre 1966, ni Gilles, depuis le 4 novembre 1995 ; et tous deux par suicide : « administration«  volontaire « de la mort«  à soi-même…

Fin de l’incise sur la « scène » abyssale et « destinale » du « Royal« .

Et retour au réglement (« de paix« ) du différend avec Serge Rezvani …

tel Serge Rezvani, donc,

ex (et assez brièvement) époux de sa sœur Évelyne _ Évelyne Rey-Lanzmann _

à propos d’assez vilaines « allégations« 

(quant à un prétendu « formidable paradoxe des Lanzmann, incestueux carriéristes se faisant la courte échelle pour monter à l’assaut des cimes : j’aurais livré _ rien moins ! et plus tard _ ma sœur à Sartre comme, auparavant, à Deleuze« , page 173)

pleines de « ressentiment«  jusqu’à « salir une famille entière« , celle des Lanzmann-Grobermann, dans son livre « Le Testament amoureux« , en 1981 :

dont Serge Rezvani

_ après le procès qu’a intenté et gagné alors Claude Lanzmann « à l’éditeur et à l’auteur du « Testament » : le livre a été expurgé d’un grand nombre de passages dont j’avais réclamé la suppression. Il a été réédité avec des « blancs » », page 173 _

a demandé, plus tard, très humblement pardon à Claude à l’occasion d’une lettre de condoléance pour la disparition, cette fois, de Jacques Lanzmann (disparu le 21 juin 2006), l’été 2006 _ cf page 174 ;

lui-même, Serge Rezvani, ayant perdu, le 22 décembre 2004, sa compagne Lula ; après une maladie d’Alzheimer…

la voici, cette lettre de demande de pardon (et de paix) telle que la rapporte, sans nul commentaire de sa part, Claude Lanzmann :

« Mon très cher Claude, j’ai appris tardivement la mort de Jacquot ! J’en ai été très peiné. Tant de souvenirs de jeunesse nous ont liés et nous lieront à jamais ! Une très grande tristesse s’ajoute à celle-là : le livre _ ignoble de bassesse ! en lire quelques extraits pour voir à quel niveau d’ignominie dans le mensonge et la salissure on peut atteindre dans la vomissure de la calomnie ! _ de Hazel Rowley… J’avais refusé de lui parler d’Évelyne, de toi, de nos souvenirs communs. Tu sais combien j’ai été désolé du « Testament amoureux«  !.. Je ne voulais pas négliger ce triste prétexte pour te dire mon inaltérée et très profonde affection. Je t’embrasse en frère » _,

aussi bien avec des vivants, donc, 

qu’avec des déjà morts

(par exemple, Gilles Deleuze :

rompant assez vilainement _ et par deux fois, ainsi ! _ avec Évelyne (« la subversion philosophique et désirante ayant besoin, pour s’épanouir et se donner libre carrière, d’une respectabilité bourgeoise qu’Évelyne ne pouvait pas lui apporter« , lâche Claude Lanzmann page 171, à propos de la cessation de cette « seconde liaison _ séquestration serait plus juste« …) : « Cette rupture _ amoureuse de Gilles avec Évelyne _ entraîna la mienne _ d’amitié avec Gilles _, je n’ai jamais revu Deleuze

_ vieil ami de la « khâgne de Louis-le-Grand« , page 140 ; et d’« une amitié très forte« , page 151 :

« fondée de ma part sur l’admiration que je lui portais et de la sienne sur ma capacité d’écoute, d’étonnement, de compréhension aiguë et d’enthousiasme proprement philosophique. D’un an et demi mon aîné, il entretenait avec moi un lien de maître à disciple, nous parlions des heures rue Daubigny _ au domicile de la mère de Gilles Deleuze _, il me conseillait des livres et constitua même pendant un temps un petit groupe fréquenté également par Tournier, Butor, Robert Genton, Bamberger, auquel, avec une totale absence d’avarice, il faisait des exposés lumineux, sur mille sujets, pour nous préparer à l’agrégation »... _,

je n’ai jamais revu Deleuze _ donc _

sauf en passant. L’admiration _ pour son « génie«  philosophique, page 146 _ resta intacte et s’accrut même ; l’amitié n’était plus.

La violence de son propre suicide _ par défenestration, le 4 novembre 1995 _ la ressuscita«  _ cependant :

ce verbe puissant de « conclusion«  (« la ressuscita«  !), quant à cette amitié, à la page 171,

en donnant, et sobrement et magnifiquement, acte ;

ou Claude Roy :

dont l’attitude envers sa sœur Évelyne (« il se disait éperdument amoureux d’elle« , page 183 ; mais « la femme de Claude, l’actrice Loleh Bellon lui«  ayant posé « le plus binaire des ultimatums : « C’est elle ou moi » », « Claude le civilisé extrême rompit avec une brutalité barbare« , en deux lettres : « l’une non datée, encore tendre« , mais « d’une tendresse qui sonne creux, où il prend ses distances, la prévient qu’il ne pourra pas la voir ces jours prochains«  ; et l’autre, « sa dernière lettre le 27 juillet 1966, avant de partir au soleil avec sa légitime épouse et de se rendre invisible. On comprend , le lisant, qu’Évelyne lui avais dit « Je te maudis »: il se défend piteusement contre cet anathème« .., page 184 ; si bien que « je ne l’avais jamais vue _ Évelyne _ aussi désespérée, hagarde, violente qu’après cette rupture, ce manquement à la parole et ce déni d’amour dont elle n’avait pas eu le moindre pressentiment« , s’épanche Claude Lanzmann cette même page 184) ;

Claude Roy dont l’attitude envers sa sœur Évelyne

suicidée, le 18 novembre 1966, n’est pas exempte, on le voit, de toute responsabilité… ;

cependant : « d’année en année, j’ai trouvé plus injuste la désignation de Claude Roy comme bouc-émissaire _ unique. Si faute il y a, elle est partagée ; et nous sommes nombreux à en porter la responsabilité. Il ne faut pas jouer à ce jeu-là.

J’ai rencontré Claude un jour au Festival d’Avignon, je lui ai dit mes regrets etproposé la paix. Nous l’avons conclue », clôt-il le rappel en sa mémoire de ce différend gravissime, page 188)

_ et c’est, à mes yeux,

cette « apuration des comptes« -là,

la majeure fonction (« testamentaire« , le plus probablement, sans doute) de ce « Lièvre de Patagonie«  _,

Claude Lanzmann entame donc son travail de mémoire en tant que tel, page 67,

en « reprenant » ce qui lui a déboulé dessus ce « mois de juin 1940« , lequel, d’autre part, « fût d’une implacable beauté : chaque jour _ de ce mois de juin spécial-là…_ était plus éclatant, plus glorieux que l’autre.

Nous habitions _ lui, Claude, son père, Armand Lanzmann, son frère, Jacques, sa sœur, Évelyne, ainsi que Hélène, la seconde épouse (normande) de son père _ à la lisière de la petite ville auvergnate de Brioude« , commence-t-il, page 67 ; Brioude où ils étaient déjà venu vivre à partir de 1934 (où « commença alors notre première émigration vers Brioude et l’Auvergne«  (page 103), avant un premier retour à Paris, en 1938-1939 :

« Nous étions réfugiés à Brioude, sous-préfecture de la Haute-Loire, où nous avions déjà vécu avant-guerre, entre 1934 et 1938, après la séparation de mes parents«  _ Armand Lanzmann et Paulette, née Grobermann.

« Mon père adorait cette région où ses poumons avaient été soignés à la fin du premier conflit mondial :

engagé volontaire à l’âge de dix-sept ans en 1917,

tandis que son propre père

_ Itzhak, dit Léon, Lanzmann, né « en 1874 à Wilejka _ shtetl à l’orthographe incertaine et changeante _ aux environs de Minsk, en Biélorussie« , qu’il avait quittée à l’âge de 13 ans, d’abord pour Berlin, puis pour Paris, où « il rencontra une autre « passante », Anna« , née, elle, à Riga et ayant vécu un certain temps à Amsterdam où son propre père « officia comme rabbin« , est-il précisé page 97… _

combattait _ citoyen français de pleine nationalité qu’il était, depuis 1913 (« à l’âge de trente-neuf ans«  : cf page 95) _ en première ligne _ et « dans un régiment d’infanterie«  : on mesure l’étendue de ce que peuvent signifier toutes ces terribles années passées au front… _ depuis août 1914

_ cf page 98 : « Itzhak Lanzmann combattit en tant que fantassin de première ligne d’août 1914 à novembre 1918 ; on le trouve sur la Marne, à Verdun, dans la Somme ; il fut blessé trois fois, décoré de la médaille militaire et de la croix de guerre avec palmes«  _,

il

_ Armand, le fils, donc, d’Itzhak : « mon père vécut si durement cette « étrangeté de vivre », pour reprendre un mot de Saint-John Perse, et cette difficulté d’être français en France

_ élevé, avec son frère, Michel, pendant cette très longue et « grande » guerre, par sa (et leur) mère, Anna, « comme elle le pouvait, dans ce pays pour elle illisible et indéchiffrable, dont elle ne connaissait ni les clés, ni les codes, ni la langue : dans une déréliction formidable » : est-il précisé encore aux pages 98-99 _

qu’il _ Armand donc, le fils d’Itzhak et le père de Claude _ se porta volontaire à l’âge de dix-sept ans« , page 99 _

il _ je reprends l’élan de ma phrase-souche _ avait été gazé à l’ypérite sur la Somme.

Séparé de ma mère et nanti d’une nouvelle femme _ Hélène, normande _, il choisit donc Brioude pour refaire sa vie, emmenant avec lui ses trois enfants, ma sœur Évelyne, mon frère Jacques et moi _ j’étais l’aîné, j’avais neuf ans » _ en 1934…

Avec cette précision de calendrier spatio-temporel-ci, encore :

« Nous revînmes pourtant à Paris au début de l’année scolaire 1938, où j’entrai en cinquième au lycée Condorcet (le petit lycée). J’eus le temps d’être ébranlé en mon tréfonds et terrorisé par la force et la violence de l’antisémitisme dans ce lycée parisien. La guerre, qui allait me faire affronter bien d’autres dangers, me libéra, paradoxalement, de ces paniques : nous quittâmes Paris, dès octobre 1939, après la déclaration de guerre, pour regagner Brioude« , page 34 ; et « pour moi, c’était comme un retour à des années heureuses« , page 35…

Afin de préciser un peu au lecteur de cet article le cadre spatio-temporel

_ bien en amont

(et par l’histoire familiale des lignées Lanzmann et Grobermann

_ originaires, eux, de Kichinev, en Bessarabie-Moldavie (tant de noms, par là-bas, tourneboulés ! au gré des guerres et révolutions…) : la mère de Claude, Pauline, dite Paulette (1903-1995), était née à Odessa, juste avant l’embarquement (afin de fuir les pogroms à répétition !..) de toute la famille, dont ses parents, Yankel et Perl (ou Perla), pour Marseille _ ;

et par l’Histoire générale tout court ! au premier chef !!!)

et en aval de Brioude dans les seules années trente et quarante du siècle passé !_

afin de préciser un peu, donc _ je reprends ici l’élan de ma phrase _,

le cadre spatio-temporel de ce qui donne motif _ et, lui, n’est pas résumable ! _ à l’activité de re-mémoration et bilan existentiel de ce « Lièvre de Patagonie« ,

voici les titres

que je me suis permis de donner, pour moi-même _ indicatifs d’épisodes : comme les titres développés des romans d’Alexandre Dumas _,

aux chapitres antérieurs au « retour«  réflexif (en les décisifs quatre derniers chapitres : XVII à XXI, pages 427 à 546) sur son grand œuvre qu’est le film « Shoah« 

_ «  »Cela justifie une vie », lui a « dit d’une voix pleine d’onction«  Jean Daniel _ on l’entend le dire ! _, à « la première projection intégrale du film dans la grande et belle salle de cinéma du laboratoire LTC où j’avais monté « Shoah » pendant cinq ans« , raconte, et non sans humour, on le voit, Claude Lanzmann, page 514 :

car dès le lendemain de la projection, « c’étaient les spectateurs de la veille, _ François _ Furet, Jean Daniel, quelques autres, qui commençaient par me réitérer leur admiration, mais basculaient bien vite dans la critique :

mon film avait été injuste envers les Polonais, ne montrait pas ce qu’ils avaient fait pour sauver les Juifs«  ;

Claude Lanzmann le commentant ainsi tout aussitôt : « et j’éprouvai _ immédiatement_ qu’ils avaient passé beaucoup de temps à se concerter et à consulter leurs amis de Varsovie. Le lobby polonais agissait rapidement. Je n’avais pas envie de discuter _ voilà ! _ et renvoyai mes interlocuteurs à toutes les scènes de « Shoah » qui démentaient leurs dires. Vous pensez trop vite, leur répondais-je, revoyez le film _ c’est en effet indispensable ! _, nous en reparlerons« ... _,

voici les titres, donc,

que je me suis permis de donner aux chapitres antérieurs au « retour«  réflexif sur son grand œuvre qu’est le film « Shoah« ,

qui accapara, presque monstrueusement

_ plusieurs qualificatifs de Claude Lanzmann lui-même l’attestant :

par exemple, mais il faudrait en rechercher d’autres, face au projet proposé (par « Alouf Hareven, directeur de département au ministère des Affaires étrangères israélien« , « au début de l’année 1973« , page 429) et, dès lors, envisagé par Claude Lanzmann

comme s’il se trouvait « au pied d’une terrifiante face Nord _ telle celle de l’Eiger ? du Cervin ?  _ inexplorée, dont le sommet demeurait invisible, enténébré de nuages opaques« , page 429 toujours… ;

ou l’« illumination« , page 437, que « le sujet de mon film serait la mort même, la mort et non pas la survie, contradiction radicale puisqu’elle attestait en un sens l’impossibilité de l’entreprise _ voilà ! _ dans laquelle je me lançais, les morts ne pouvant pas parler pour les morts«  ;

ou « mon film devait relever le défi ultime : remplacer les images inexistantes de la mort dans les chambres à gaz. Tout était à construire« , page 437 ; « un film immaîtrisable« , page 441 ;

ou encore la « tâche quasiment impossible«  pour les « revenants«  qui témoigneraient devant la caméra de revivre tout : « en revivant tout« , se disait Claude Lanzmann, face à pareil défi à filmer, page 443 ;

etc… _,

voici les titres, donc _ je reprends une fois encore tout l’élan de ma phrase _, que je me suis permis de donner aux chapitres antérieurs au « retour«  réflexif sur son grand œuvre qu’est le film « Shoah« ,

qui accapara,

presque monstrueusement, donc,

l’essentiel des soins de Claude Lanzmann

douze ans durant, de 1973 à 1985,

c’est-à-dire les chapitres IV à  XVII de ce « Lièvre de Patagonie«  :

_ chapitre IV : 1940-1942 : l’Occupation à Brioude : l’obsession de la « survie«  de ses enfants, pour Armand Lanzmann, le père ; une « féérique » « présentification«  de la mère oubliée (ainsi qu’une « incarnation«  de Paris) par le « Rimbaud serbe« , Monny de Boully (le nouveau compagnon de la mère)

_ chapitre V : une « scène primitive«  lors d’un voyage à Paris de Claude, en 1942, auprès de sa mère, Paulette Grobermann, se cachant de la Gestapo : la « journée du supplice des brodequins » : le déni de la judéité et « les diastases de l’assimilation » _ ou « l’inépuisable réserve » de « conflits » avec sa mère qu’a été, pour Claude Lanzmann « la question » de fond « de l’amour filial« …

_ chapitre VI : dans les maquis de Haute-Auvergne (Margeride, Monts du Cantal) au printemps et l’été 1944 et la fin de l’Occupation (retrouvailles à Paris en novembre 1944)

_ chapitre VII : déniaisage, en compagnie de l’ami Jean Cau : le début de la « vie« adulte « à Paris« 

_ chapitre VIII : l’année de khâgne, en 1946 : une année « de frasques et d’étranges folies«  (dont « une culmination«  fut « la fauche«  de livres de philosophie…)

_ chapitre IX : l’arrivée à Paris, en 1946, de ma sœur, Évelyne Rey (9 juillet 1930 – 18 novembre 1966, par suicide) ; et les péripéties de ses suites

_ chapitre X : premiers voyages d’après-guerre : Italie (« été 1946« ) et Allemagne (les années à Tübingen, en 1947-48, puis à Berlin, 1948-49, 1949-50) ; les « débuts«  dans le journalisme auprès des Lazareff, en 1950 (et le reportage sur la RDA, l’été 1951) ; jusqu’à la rencontre de Sartre, et le début, aussi, des contributions aux « Temps modernes«  ; et, « nous y voilà« , la « rencontre amoureuse«  avec Simone de Beauvoir, en juillet 1952

_ chapitre XI : le premier voyage en Israël (juillet-novembre 1952) : en « témoin » « à la fois dedans et dehors »

_ chapitre XII : au retour de ce premier voyage en Israël, le « tournant«  de la « vie commune«  (ou « quasi maritale« ) avec « le Castor« , Simone de Beauvoir, sept ans durant (1952-1959)

_ chapitre XIII : l’article du « curé d’Uruffe«  (avril 1958) ; le voyage en Corée du Nord (mai-août 1958) : l’épisode Kim Kum-sun (ou « la folle journée«  !) à Pyongiang : l’apprentissage progressif d’une « méthode d’enquête » (de « voyance« )« d’hypervigilance hallucinée et précise« 

_ chapitre XIV : la suite du voyage (en Chine, en 1958) ; et un retour en Chine plus quatre jours à Pyongiang (en septembre 2004) : la découverte sur le tas de la « loi«  de l’œuvre « de cinéaste« 

_ chapitre XV : la rencontre (sur le terrain…) du FLN et de Frantz Fanon (Tunisie et Algérie) : le voyage à Ghardimaou, « à la frontière algérienne« , en août 1961 ; et la désillusion qui a vite suivi l’indépendance de l’Algérie, l’été 1962

_ chapitre XVI : le journalisme d’articles « alimentaires«  et le mariage (ainsi que « l’addiction«  au théâtre et « le passage«  à un alpinisme autre que « livresque« ) avec Judith Magre (1963-1969)

_ chapitre XVII : le retour du « souci d’Israël«  : deux ans pour « conduire à son terme » le numéro spécial des « Temps modernes » (« un gros volume de mille pages« ) « Le Conflit israélo-arabe« , paru le 5 juin 1967 ; le désir naissant, via des travaux pour la télévision, de « faire du cinéma« , vite associé à celui d’« assumer moi-même la totalité des opérations qui concourent à la naissance d’une œuvre filmée«  ; le dîner chez Fink, et l’« estrangement«  de la rencontre (= « coup de foudre« ) d’Angelika Schrobsdorff, à Jérusalem, en novembre 1970 ; les Yekke (dont Gershom Scholem) du quartier de Rehavia ; le chantier de « près de trois ans«  (de 1971 à 1973) du premier film pour le cinéma : « Pourquoi Israël« 

On y découvre que l’importance du temps et des lieux est absolument indissociable des rencontres (de chair et d’os ; et « véritablement » « incarnées » !) de Claude Lanzmann avec des personnes (donnant lieu, quelques très fortes fois, à un inappréciable _ voire « sublime« , bien que toujours implacablement sobre ! _ « être vrais ensemble » !..) ;

de divers milieux, et en divers pays.

Si Claude Lanzmann a eu une formation philosophique à excellente(s) école(s) : les classes préparatoires des lycées Blaise-Pascal de Clermont-Ferrand et Louis-le-Grand à Paris, ainsi que la Sorbonne, auprès des meilleurs maîtres _ Ferdinand Alquié, Martial Guéroult, Jean Hyppolite, Jean Laporte (qui dirigea son diplôme d’études supérieures, intitulé « les possibles et les incompossibles dans la philosophie de Leibniz« ,

_ page 90, Claude Lanzmann commente l’information qu’il nous donne alors ainsi : « Incompossible, cela veut dire qu’il y a des choses qui ne sont pas possibles ensemble ; élire l’une, c’est interdire à l’autre d’exister. Tout choix est un meurtre ; on reconnaît, paraît-il, les chefs à leur capacité meurtrière ; on les appelle des « décideurs » ; on les paie pour cela très cher » ; ajoutant encore ceci : « Ce n’est pas un hasard si « Shoah » dure neuf heures trente » !!! En effet !..

Et c’est là un point très important pour saisir et bien comprendre, et « vraiment« , et sa vie, et son œuvre !.. Son « rapport au réel«  a eu, en effet, besoin d’assez de temps (!) pour rendre plus justement compte, avec davantage de probité, de la complexité de ce « réel« , riche, touffu, et souvent dangereux, violent, tragique ! Comme moi-même, pour ma part, aussi (souvent un peu trop prolixe !), je le comprends ! Claude Lanzmann prenant peu à peu conscience, en sa vie, qu’il était « un homme des mûrissements longs«  ;

ce qu’il commente, page 249, ainsi :

« Je n’avais pas peur de l’écoulement du temps ; quelque chose m’assurait _ dès 1952-53, au retour de son premier voyage en Israël _ que mon existence atteindrait sa pleine fécondité quand elle entrerait dans sa deuxième moitié«  ; en l’occurrence, « ce reportage non réalisé et ce livre avorté _ sur Israël, en 1953 _ sont, vingt ans plus tard, devenus ce film, « Pourquoi Israël« , que j’ai _ alors _ tourné relativement vite parce que je savais avec précision _ par cette « maturation«  advenue pas à pas et maintenant « réalisée« , précisément _ ce que je voulais transmettre« …

Fin de l’incise sur le choix « meurtrier«  « des possibles et des incompossibles » ; et l’absolu besoin de « maturation«  de Claude Lanzmann… ;

je reprends, donc, l’énumération des « maîtres » de philosophie rencontrés : _,

Georges Canguilhem, Gaston Bachelard, Jean Wahl _ ;

et avec de non moins excellentissimes condisciples _ André Wormser, Hélène Hoffnung, Gilles-Gaston Granger, à Clermont ; Gilles Deleuze, Jacques Le Goff, ou son meilleur copain d’alors, Jean Cau ; ainsi que Michel Tournier, Michel Butor, Robert Genton, ou Jean-Pierre Bamberger, à Paris _,

il eut l’occasion de rencontrer et fréquenter (et travailler durablement avec, surtout ! le travail étant une « maturation » de choix : donnant lieu seul, avec l’ »inspiration« , « véritablement » à une « œuvre » !) d’autres personnes (et milieux) extrêmement formateurs (et porteurs) :

_ d’abord, et ce fut fondamental, Sartre et Simone de Beauvoir

_ au tout premier chef ! dont il a partagé le quotidien sept années (dans le cas, « marital« , de Simone ;

sinon, aussi, dans le cas, de Sartre lui-même ;

quoique : que d’instants du quotidien pleinement partagés avec Sartre aussi ! et cela par le double désir amical de Simone et de Sartre :

cf, par exemple, le récit quasi comique de l’alternance très « organisée«  des repas dans deux restaurants conjoints de Saint-Tropez, en petites vacances, « à l’avant printemps«  1953, « sous le prétexte de prendre du repos, qui consistait en fait pour Sartre en un travail acharné, plus soutenu qu’à Paris parce que plus tranquille. Saint-Tropez était délicieux et vide ; nous logions à l’hôtel la Ponche, Sartre y avait sa chambre, le Castor et moi la nôtre«  :

« Seuls deux restaurants étaient ouverts sur le port ; ils se jouxtaient, séparés par une toile épaisse, frontière pour les yeux, pas pour les oreilles. Curieux, je me demandais comment l’impératif « chacun sa réception » se pratiquerait dans ces conditions de proximité extrême.

Cela se passait, se passa ainsi :

le lundi donc, le Castor dînait avec Sartre dans un des deux restaurants et moi dans l’autre. (…) Le Castor a toujours eu la voix forte, savait que je me trouvais à côté et n’avait pas de secret pour moi : j’entendais chacune de ses paroles et rien de la voix métallique de Sartre ne m’échappait. (…) Quand elle et moi nous retrouvions pour la nuit dans notre chambre, elle me racontait par le menu tout ce que je venais d’entendre. Le mardi, c’était le tour de Sartre d’être condamné à la solitude ; et de ne pas manquer un seul de nos mots, qu’elle lui répéterait fidèlement le lendemain. Le mercredi était plus civilisé : nous dînions à trois, ce qui faisait l’économie d’un récit. Oui, l’entente entre nous était idyllique ; et les promenades en voiture l’après-midi dans les Maures ou l’Estérel, avec Sartre lorsque nous parvenions à le débaucher _ de ses travaux d’écriture _, étaient pour moi, qui avait jusqu’alors peu parcouru la France, un apprentissage du regard et du monde. J’apprenais à voir par leurs yeux ; et je puis dire qu’ils m’ont formé _ voilà ! _; mais cela n’allait pas sans réciprocité : nous avions des discussions serrées et intenses, l’admiration que je vouais à l’un et à l’autre n’empêchait pas qu’elles fussent égalitaires. Ils m’ont aidé à penser ; je leur donnais à penser« , page 251 : c’est magnifique !

Fin de l’incise « comique«  sur l’« organisation«  très « méthodique«  des « partages du temps«  _ mais non concurrentiels ! _ de chacun),

avec Simone

_ « Et Simone de Beauvoir. Nous y voilà. J’ai aimé aussitôt le voile de sa voix, ses yeux bleus, la pureté de son visage et plus encore celle de ses narines« , commence-t-il, superbement, de la présenter (en sa « personne de chair«  si intensément « vivante« , si j’ose le dire ainsi), page 215 _,

avec Simone,

« ce fut en effet une véritable vie commune : nous vécûmes ensemble conjugalement, pendant sept ans, de 1952 à 1959. Je suis le seul homme _ des quelques uns avec lesquels elle a « vécu » : en juillet 1952, il était « le sixième« , prit-elle soin de lui « confier« , lors de leur toute première nuit : « elle en avait décidé ainsi« , nous dit-il, page 218… _ avec qui Simone de Beauvoir mena une existence quasi maritale« , dit Claude Lanzmann, page 250 ;

ensuite, après 1959, « nous dûmes construire l’amitié« , selon la formule de la page 345 ;

mais : « entre le Castor et moi, il n’y eut jamais l’ombre d’une rancune ou d’un ressentiment,

nous nous occupâmes de la revue comme auparavant, travaillâmes et militâmes ensemble« , toujours page 345 _ ;

_ mais aussi, en plus de Simone et de Sartre,

toute l’équipe de rédaction des « Temps modernes« 

_ sur Sartre, ici (en incise), seulement cette rapide présentation physique-ci, page 175 : « les ennemis de Sartre se sont gaussés de sa laideur, de son strabisme, l’ont caricaturé en crapaud, en gnome, en créature immonde et maléfique, que sais-je… Je lui trouvais, moi, de le beauté, un charme puissant, j’aimais l’énergie extrême de sa démarche, son courage physique, et par-dessus tout cette voix d’acier trempé, incarnation _ cette fois encore ce terme « incarnation«  décidément crucial ! _ d’une intelligence sans réplique« … ;

et ceci, page 215, au moment des tout premiers travaux de Claude Lanzmann aux« Temps modernes » : « Sartre, c’était vraiment l’intelligence en acte et au travail, la générosité enracinée dans l’intelligence, une égalité vivante, vécue par lui en profondeur et qui, par une miraculeuse contagion, nous _ nous les jeunes collaborateurs de la revue _ gagnait tous » ;

et encore, au retour du premier voyage de Claude en Israël, en décembre 1952, ces traits moraux-ci, pages 248-249 : « je vérifiai comme jamais l’immense bonne foi intellectuelle de Sartre, son ouverture à autrui, sa capacité à se donner tort«  ;

et sur les deux, encore _ Sartre et Beauvoir _ ce dernier mot, page 177 :

« avec Sartre comme avec le Castor, le seul sujet de conversation, inépuisable en vérité, était le monde. Le monde, c’était ce qu’on avait lu dans les journaux, dans les livres ; c’était la politique ; ou encore les gens qu’on connaissait, qu’on rencontrait, les amis, les ennemis ; une sorte de commérage infini, rosse, marrant, partial, pas du tout « enculturé » pour reprendre un mot de Sartre, clabaudage interminable qu’on poursuivait, reprenait après les heures de travail«  : quelle« école« joyeusement continuée à l’infini pour l’esprit ! _ ;

_ ensuite,

et ce fut important d’abord « alimentairement« , mais pas seulement : le travail de journaliste (de reportage « de fond » !) étant tout à fait décisif aussi _ et combien !_ dans le rapport d’intelligence du monde _ et « au monde » !.. vers et jusque dans le grand œuvre « Shoah« _ de Claude Lanzmann !

Pierre et Hélène Lazareff, ensuite

_ ainsi que les rédactions de leur grand groupe de presse : France-Soir, Elle, France-Dimanche, etc… :

le travail de « reportage«  pour ce groupe de presse étant pendant le plus longtemps le principal « gagne-pain » de Claude Lanzmann : « Tout en travaillant beaucoup pour « Les Temps modernes », j’étais devenu une sorte de journaliste vedette dans le groupe de presse de Pierre et Hélène Lazareff« , entame-til, page 369, le chapitre XVI, au « tournant des années soixante« … ;

_ ainsi que tous ceux _ et de quelle qualité ! tant de « personnes humaines«  que de « témoins  (« véridiques«  !..) de l’Histoire«  : mais est-ce dissociable ?.. _ que le travail d’enquête tant journalistique (au sens le plus large et le plus généreux !) que cinématographique, désormais _ oui ! _, de Claude Lanzmann _ au tournant des années soixante-dix, cette fois, jusqu’à être « entièrement absorbé par « Pourquoi Israël » et la découverte bouleversante des possibilités que m’offrait le cinéma ; puis immédiatement après par l’immense travail préparatoire à « Shoah«  » _ allaient lui permettre aussi, et de par le monde entier, de rencontrer, fréquenter _ ainsi que filmer, dans « Shoah » : quelle expérience !!!.. _,

et auprès desquels, tels un Gershom Scholem, un Jan Karski, un Raül Hillberg,entre bien d’autres encore,

continuer à affiner sa « formation » _ d’intelligence et sensibilité, ouvertes _ de « personne humaine » ;

ainsi que son « génie » singulier, sur le tard, principalement _ comme lui-même le formalise, au détour d’une page… _ d’ »auteur« …

A l’aune d’un idéal proprement lumineux de vérité..

Avant le travail du grand œuvre, « Shoah » _ avec les rencontres bouleversantes de Filip Müller, Rudolf Vrba, Simon Srebnik et Abraham Bomba, entres quelques autres encore… _, abordé

aux chapitres XVIII (le lancement _ complexe, patient et obstiné : passionnant _ de l’entreprise « Shoah« ),

XIX (le _ très difficile (et dangereux !) _ « recueillement » de « témoignages » _ trop rares _  de _ quelques : « il y a dans « Shoah » six nazis« , page 484… _ bourreaux : « la perte la plus grave de l’affaire _ Heinz _ Schubert _ aux pages 477 à 484 : un rude morceau !.. _ est qu’il n’y a pas de membres des Einsatzgruppen dans « Shoah« « Et « c’était pour moi essentiel« , lâchera avec amertume Claude Lanzmann aux pages 484-485)

et XX (la découverte _ à partir de févier 1978, en Pologne, et enfin ! _ des lieux mêmes _ imparablement muets ! de leur tonitruant vide… : un facteur capital pour l’œuvre de témoignage des « annihilés » ! qu’est « Shoah«  _ de l’extermination) ;

et quelques unes, enfin _ assez peu nombreuses : Claude Lanzmann préférant en quelque sorte, et on le comprend, au final, « en rester là«  _, de ses suites (au chapitre XXI, noblement terminal, sur les « réceptions » de « Shoah« )

_ on notera cependant et la réaction de « recul«  _ il a quitté la séance de présentation du film au terme de la « Première époque » _ du rabbin René-Samuel Sirat _ qui, alors, « se leva d’un bond«  et, apercevant Claude Lanzmann, lui « lança : « C’est épouvantable » et prit la fuite« , page 526… _  ;

et « l’impossibilité« , en dépit d’efforts renouvelés, de « regarder« , du cardinal Jean-Marie Lustiger _ «  »Je ne peux pas, me dit-il, je ne peux pas ; je réussis à en voir une minute par jour, pas plus. Je vous demande pardon » ; je le lui accordai« , page 530 _ ;

un ultime chapitre, de la page 525 à la page 546, du « Lièvre de Patagonie« , de 21 pages seulement… ; et en « se retenant » bien de polémiquer :

toujours, et plus que jamais, sans doute,

ces quatre derniers chapitres de « Mémoires« , sur ce « sommet » de l’œuvre et de la vie de Claude Lanzmann qu’est « Shoah« ,

à l’aune _ et c’est là l’essentiel !.. _ et de « la joie sauvage de l’incarnation » et de l’ »être vrais ensemble« 

_ ces magnifiques expressions des toutes dernières lignes de ce « Lièvre de Patagonie« , nous l’allons voir… 

C’est ce qui me reste, en effet, à préciser-détailler dans le second volet, qui vient, de cet article…


Titus Curiosus, ce 29 juillet 2009

 

Ce jeudi 5 juillet 2018, Titus Curiosus – Francis Lippa

 

 

 

Bioy et Borges : Bioy sur (à propos de) Borges

28juin

Avec le recul des bientôt vingt ans de la mort de Bioy

_ le 8 mars 1999, à Buenos Aires _,

et à mesure que vont être dépouillées les archives Bioy

données par ses héritiers à la Bibliothèque Nationale d’Argentine,

on peut espérer une relecture à nouveaux frais de Bioy _ et de Silvina Ocampo _,

et notamment de son _ leur _ rapport à Borges ;

en regrettant vivement que l’édition française n’ait même pas consenti à publier son Borges, c’est-à-dire les extraits de son Journal qui concernaient Borges (et pas même la version abrégée !) ;

l’incuriosité française est plus que jamais flamboyante, à l’heure du tout-pragmatisme…

Pour une amorce de constitution de dossier Bioy/Borges,

ceci :

Adolfo Bioy Casares, o cómo sobrevivir a Borges

Se cumple _ en 2014 _ el centenario del autor de La invención de Morel, un escritor que, a su capacidad literaria, suma el hecho de haber sido el amigo y confidente de Borges durante más de cincuenta años.

ALBERTO GORDO | 15/09/2014


Adolfo Bioy Casares…

Los homenajes a Adolfo Bioy Casares (1914-1999) se suceden en Argentina cien años después de su nacimiento. Reediciones y tomos conmemorativos celebran a un escritor hoy fundamental _ si ! _, pero cuya obra, a menudo, ha sido eclipsada – o al menos su recepción se ha visto condicionada – por la cercanía al genio de Borges, quien fuera su influencia decisiva y su amigo inseparable durante más de cinco décadas.

…Pero antes de conocer a Borges – eso ocurrió en 1932 -, Bioy, premio Cervantes en 1990, ya tenía claro cuál era su vocación. Nacido en el seno de una familia acomodada _ pues… _, Bioy Casares gozó siempre de una posición desahogada; así pudo abandonar los estudios: dejar el derecho, después la facultad de filosofía, y dedicarse a un ejercicio tan loable como el de leer. Eran conocidos sus retiros al campo – a donde casi nunca lo acompañaba Borges, reticente a moverse de Buenos Aires – en donde escribía y leía – sobre todo leía – en una casa hoy convertida en museo sobre su figura. Su concienzudo desempeño intelectual – él habría desaprobado el término, pues consideraba, con Borges, un error calificar a los escritores de intelectuales – dejó multitud de novelas y cuentos, artículos y estudios literarios. La invención de Morel, Plan de evasión, El sueño de los héroes, Diario de la guerra del cerdo, Dormir al sol o La aventura de un fotógrafo en La Plata son solo algunos ejemplos de la narrativa de un autor que, entre el serio, erudito rigor cerebral y la más fina e irónica de las parodias, trató de airear los polvorientos espacios en que se movían géneros como el fantástico, el policíaco o la ciencia ficción.

…Parece haber un consenso en que La invención de Morel fue su mejor novela. Borges no tuvo reparo en escribir, en el prólogo, que se trataba de una ficción « perfecta ». Se trata de la historia de un fugitivo que llega a una isla en donde pronto se desencadenan inquietantes sucesos fantásticos. Y entre ellos, un elemento asombroso: la invención de Morel, una máquina que reproduce imágenes indistinguibles de la realidad. Son imágenes fieles, perfectas, que hunden al protagonista en un estado absoluto de confusión. La cultura popular ha vuelto en varias ocasiones a esta novela. Desde El año pasado en Marienbrad, de Alain Resnais, a la serie Lost o, aún más recientemente, la última ficción de Andrés Ibáñez, Brilla, mar del Edén, muchos escritores y cineastas se han sentido atraídos por esta ficción maestra, ya clásica, de la literatura fantástica, una historia que, bajo la superficie, esconde agudas metáforas sobre la realidad, la escritura o la soledad. Peor fortuna, al menos desde la perspectiva de los lectores, tuvieron algunas de sus obras posteriores, que nunca llegarían a interesar tanto como aquella primera novela.

Borges y Bioy cultivaron una amistad de más de cincuenta años

Borges y Bioy

Pero ninguna obra le daría a Bioy Casares, decimos, una fama comparable a la que le otorgó su amistad con Borges, con quien escribió no pocas historias bajo los pseudónimos de Honorio Bustos Domecq, Suárez Lynch y B. Lynch Davis. No es posible obviar esta relación fraternal entre escritores : ahí está Bioy como personaje, Bioy como discípulo y después consejero, Bioy como un complemento perfecto, una especie de hilo conductor de toda una vida, del más grande de los escritores argentinos. Incluso hablando de su obra es inevitable hablar de Borges: además de todos los relatos, con él y con Silvina Ocampo, Bioy escribió el fundamental prólogo a La antología de la literatura fantástica (1940), y casi siempre -como se ha hecho aquí – se recuerda, al hablar de La invención de Morel, la opinión que le mereció al autor de Ficciones.

…Borges y Bioy Casares se conocieron de jóvenes, en una fiesta organizada por Victoria Ocampo. Aquella noche ambos se apartaron a una esquina y dejaron pasar el tiempo hablando de literatura. Bioy lo contó años después. Pero tuvo que publicarse su monumental Borges (que aspira ya a clásico de un género, el del retrato a través de la conversación, sobre el que reina, triunfante, La vida de Samuel Johnson) para que algunos reconocieran la relación de iguales que los unía. Borges, un hombre tímido y muy retraído con las mujeres – son célebres sus desventuras amorosas -, admiraba el arrojo de Bioy, y sentía que podía confiar en él. « Borges muchas veces me confió sus amores – consigna el escritor en su diario – y me consultó sobre la conducta a seguir ; yo a él nunca ». El retrato de Bioy no escatima, tampoco, en sutilezas, y dibuja un Borges inestable, inseguro, un hombre profundamente sentimental : « Prorrumpe en gritos de risa – ayes agudos y altos -, de los que baja, todo él, a una suerte de sollozo ». Borges se fiaba del criterio de Bioy y en él, en sus largas noches de conversación, depositaba sus dudas. Aquejado de un pesimismo kafkiano, casi enfermizo, el maestro reconocía en el discípulo el impulso vital de la juventud. La omnipresente madre del autor de El Aleph también dio cuenta de esta realidad : « Ante cualquier dificultad, Borges dice : tengo que consultar con Adolfito ».

…Cuando conoció a Borges, Bioy, a sus 18 años, quedó prendado de aquel sabio de apenas 32 años, aunque, pasado el tiempo, esa relación desigual se transformó en mutuo reconocimiento : discutían argumentos, escribían cuentos y guiones a cuatro manos, gustaban de hacer las mismas travesuras literarias, esto es, adjudicaban obras a autores que no existían o autores que sí existían a obras que nunca se habían escrito, y tenían parecidos juicios – todos tajantes, algunos injustos – sobre aquello que no les gustaba, juicios que en absoluto obedecían no ya a la corriente cultural del momento, si no, más allá, a la noción clásica de lo que merece el ribete de literatura. Así, Borges le dice a Bioy que Goethe es « el mayor bluff de la literatura » ; Shakespeare, « un amateur de la literatura, une divine amateur » ; Thomas Mann, « un idiota »; Azorín, un escritor con « estilo de pan rallado… » ; Sábato, « tan vulgar que su escasa obra nos abruma como una obra copiosa » ; y, en fin, podríamos seguir eternamente.

…Ante las abrumadoras críticas de Borges, muchas veces espoleadas por el propio Bioy, que le pregunta maliciosamente, éste, sin embargo, suele ser mucho más discreto. Un día incluso apunta en su diario que « Borges tiene aberraciones terribles ». Quizás del poliédrico retrato que del gigante argentino hizo su inseparable amigo, cabría pensar que le falta un lado, pues habría que leer lo que Borges decía de Bioy cuando Bioy no estaba.

Et ceci :

Borges Adolfo Bioy Casares

31 enero 2007

Construida a partir de su vida y su obra, hay, ante todo, una imagen de Bioy Casares : el amigo íntimo y colaborador de Borges ; el autor de La invención de Morel y otras obras maestras de la literatura fantástica ; el miembro de la mítica Sur ; el Casanova porteño y esposo de Silvina Ocampo ; el caballero de la cortesía impecable ; el refinado bon vivant ; el privilegiado que alternaba la lectura de los clásicos y la escritura de libros inolvidables con los viajes, las conquistas amorosas y los juegos de tenis.

A lo largo de buena parte de su vida, además de los cuentos y novelas que publicaba periódicamente, Bioy escribió voluminosos diarios y cuadernos de notas, costumbre rara en nuestras letras, aunque habitual en las literaturas que frecuentaba, particularmente la inglesa (piénsese en Pepys, Butler, Bennett o James). Algunos de esos apuntes fueron a parar a libros que publicó en vida, pero la mayoría permaneció rigurosamente inédita hasta su muerte en 1999. Un par de años después apareció Descanso de caminantes, una selección de entradas al cuidado de Daniel Martino.

Los últimos libros de Bioy no habían sido muy afortunados y la publicación de los diarios fue una grata sorpresa para sus lectores. Ahí se encontraban sus temas predilectos, su capacidad de observación, su sentido del humor, su sensibilidad verbal – especialmente aguda para señalar extravagancias y despropósitos. Mostraban, además, aspectos íntimos de su vida y su personalidad : su donjuanismo, por ejemplo, era de sobra conocido, pero el libro abunda en anécdotas, reflexiones y bromas acerca de su trato con las mujeres ; su hartazgo conyugal, y una deliciosa malevolencia hacia varios de sus contemporáneos. Como era de esperarse, la aparición de estos diarios dejó un poco maltrecha la imagen del caballero perfecto, pero a cambio reveló un Bioy más íntimo y entrañable.

De los diarios publicados hasta la fecha estaba notablemente ausente la figura de Borges. Habiendo acumulado material durante más de cuatro décadas, Bioy había planeado reunirlo todo en un solo volumen dedicado a su amigo y mentor. El resultado es este tan esperado Borges, un minucioso retrato que abarca más de mil quinientas páginas. Apenas hace falta decir que, aun en la descomunal bibliografía borgesiana, no hay ningún libro comparable. Nadie se encontraba en mejor posición que Bioy para llevar a cabo una obra de esta naturaleza.

Al hojear el libro, uno piensa de inmediato en la Vida de Johnson de Boswell. Se trata, desde luego, del modelo obvio – el Borges, como la Vida, es ante todo el retrato de un hombre a través de su conversación –, pero no habría que llevar la comparación demasiado lejos, a riesgo de confundir aún más la de por sí con frecuencia malentendida relación Bioy–Borges : todavía se insiste, al parecer, en subordinar la obra del primero a la del segundo, para lo cual hace falta : a) No haber sabido leer a Bioy, b) No haber sabido leer a Borges, o, generalmente, c) No haber sabido leer a ninguno de los dos.

Los diarios comienzan en 1947 y terminan en 1989. Los primeros años de su amistad – que comenzó hacia 1932, cuando Bioy tenía diecisiete años y Borges 32 – aparecen resumidos, al principio, en un texto que había sido publicado con anterioridad. En él, Bioy narra sus primeros encuentros; entre ellos, el muy célebre que tuvo lugar en su estancia para escribir su primera colaboración : un folleto propagandístico sobre una especie de yogurt. En aquellos días habrían tenido una conversación que significó la conversión de Bioy, entonces un joven entusiasmado con las vanguardias y lo moderno, al clasicismo favorecido por Borges: “En aquella discusión Borges me dejó la última palabra y yo atribuí la circunstancia al valor de mis razones, pero al día siguiente, a lo mejor esa noche, me mudé de bando y empecé a descubrir que muchos autores eran menos admirables en sus obras que en las páginas de críticos y de cronistas, y me esforcé por inventar y componer juiciosamente mis relatos.”

En la primera etapa de su amistad, es claro que Borges asumió el papel de maestro y Bioy el de discípulo. Aún en las primeras entradas del diario, tras leer un ensayo de Borges sobre Pascal, Bioy apunta: “Leyéndolo sentí lo lejos que estoy de saber pensar bien, amplia y justamente ; de saber construir las frases ; de tener una inventiva enérgica y feliz.”

La relación, sin embargo, se fue modificando con el paso del tiempo. Naturalmente que Bioy siempre vio en Borges a un maestro literario, pero su amistad se transformó pronto en una relación de iguales y, en algunos aspectos, llegó casi a invertirse, como en alguna ocasión hizo ver a Bioy la madre de Borges : “La señora me cuenta que ante cualquier dificultad Borges dice: ‘Tengo que consultar con Adolfo.’ Esto le hace gracia a la señora, por la diferencia de edad entre nosotros. ‘Parece que fueras el mayor’, observa.” La anécdota no es inverosímil, sobre todo, si tomamos en cuenta el carácter de los protagonistas, la timidez borgesiana y la mayor desenvoltura de Bioy. Acaso pocos aspectos de sus vidas los reflejen tan bien como sus respectivas experiencias amorosas : Borges, por un lado, con frecuencia perdida y desdichadamente enamorado. A raíz de uno de estos desengaños, confiesa a su amigo : “Estoy triste con todo el cuerpo. Lo siento en las rodillas, en la espalda… Parece un destino circular al que estoy condenado. Esta situación se repite, cada tantos años. Para consolarme me digo que las otras mujeres, que olvidé, fueron tan importantes como ésta” ; Bioy, por otro, coleccionando amantes a diestra y siniestra.

La figura de Borges ha dado origen a una vasta literatura testimonial. Amigos, amantes, admiradores, colaboradores, críticos, personas que se cruzaron una vez en la vida con el Maestro no han resistido la tentación de dejar prueba escrita de su encuentro – mi favorita, la nota del urólogo que le operó la próstata : “Borges inesperado.” En medio de esta selva de testimonios, el libro de Bioy Casares está destinado a convertirse en uno de los evangelios canónicos. Ahí está Borges de cuerpo entero : lo que decía y lo que hacía, sus simpatías y diferencias, sus amores y sus odios, sus hábitos, sus bromas, sus debilidades, sus prejuicios, sus excentricidades y manías – porque el evangelista, claro está, era demasiado cercano como para limitarse a hacer un retrato en blanco y negro.

Borges está lleno de anécdotas y frases brillantes sobre los más diversos temas, de opiniones curiosas, de ocurrencias y de chismes, pero, ante todo, de literatura. La amistad entre Bioy y Borges fue desde el principio una prolongada conversación sobre autores y libros, y ésta es la que con justicia ocupa la mayor parte del diario. El índice de los escritores y obras discutidos abarcaría varias páginas – y, por cierto, se echa de menos. Están, desde luego, los nombres más previsibles : Conrad, Chesterton, James, Johnson, Kipling, Stevenson, etc., pero también, por decir algo, Góngora y Quevedo, Verlaine y Mallarmé, Unamuno y Baroja, Rubén Darío y Lugones, Reyes y Groussac, el Martín Fierro y la “Suave patria”, la literatura anglosajona y la literatura china. En esta discusión, el criterio literario de Bioy y Borges se distingue por una fiera independencia, ajena tanto al prestigio de la fama como a las modas –Borges, por ejemplo, se burla igual de Goethe que del Nouveau roman. La ironía y la crítica se regodean en el comentario de textos y autores : quizá el juicio más repetido a lo largo del volumen sea el lapidario “Qué animal”, aplicado a medio mundo, desde, digamos, Thomas Mann hasta el último miembro de la Sociedad Argentina de Escritores. El comentario – hay que decirlo – con frecuencia deja ver también las limitaciones e incomprensiones del autor de la Historia universal de la infamia : Rabelais, Gracián, Tolstói, por mencionar a tres víctimas ilustres.

Borges no es una hagiografía ni un panegírico, aunque sea, esencialmente, un homenaje : es el retrato de un hombre compuesto, desde la amistad y la simpatía, por una de las personas que lo conocieron mejor, quizá la que mejor lo conoció. No faltarán quienes se escandalicen por algunas de sus revelaciones o de sus supuestas infidencias. Para ellos está dedicada una de las anécdotas del libro : un joven escritor le muestra a Borges fragmentos de su diario al tiempo que gravemente le asegura que nunca es indiscreto ; Borges, con cierta impaciencia, le revira : un diario tiene que ser indiscreto.

A Bioy, como él mismo sugiere, podrían aplicársele las palabras que ambos escribieron sobre De Quincey: “Fue amigo personal de Wordsworth, de Coleridge, de Charles Lamb y de Southey, hombres de letras cuya fama contemporánea excedía en mucho a la suya. Al describirlos, no vaciló en registrar sus pequeñas vanidades, sus flaquezas y aun el rasgo íntimo que puede parecer indiscreto o irrespetuoso, pero que nos permiten conocerlos con vividez. Las reminiscencias de De Quincey son parte integral de la imagen que tenemos de ellos ahora. Si no fuera por él los veríamos con menos precisión y menos encanto.”

Pocos lectores, sospecho, recorrerán ordenada y pacientemente las más de mil quinientas páginas del volumen ; al que lo haga, se lo aseguro, le espera un verdadero tour de force borgesiano. Como los diarios y los cuadernos de notas, el Borges será más bien un libro para abrirse en cualquier parte y encontrarse con una anécdota o una sentencia memorable.

En alguna ocasión, Cabrera Infante se refirió a Bioy como el “maestro secreto”. Fiel a su carácter discreto y a su imagen de caballero, lo fue de muchas formas que la crítica no siempre ha sabido reconocer. Colaborador ideal de Borges y autor de una obra única, con sus diarios nos tenía reservada una sorpresa. Respecto a este Borges, lo imagino perfectamente concibiendo la idea de la obra, recreando las conversaciones con su amigo, transformándolas en literatura y trazando así un retrato único – confirmando la opinión de Boswell : “The conversation of a celebrated man, if his talents have been exerted in conversation, will best display his character…” –, acaso sonriendo maliciosamente mientras saboreaba el revuelo que su publicación iba a levantar: la lección final del maestro secreto. ~

Et encore ceci :

Borges, de Adolfo Bioy Casares : dos amigos implacables

Es el acontecimiento literario del año. En las próximas semanas, aparecerá Borges, de Adolfo Bioy Casares (Destino), el diario de 1600 páginas donde éste registró las conversaciones que mantuvo con su colega “Georgie”
24 de septiembre de 2006

Una mañana de domingo de 1952 Borges llama por teléfono a Bioy para preguntarle si quedó « maltrecho después del impacto ». Se trata de la lectura de unos pensamientos inéditos de Güiraldes publicados ese día en el suplemento literario de LA NACIÓN. Después de transcribir algunos fragmentos poco felices del autor de Don Segundo Sombra , Bioy anota: « [Borges] me asegura que es indispensable destruir todos los papeles porque el día menos pensado uno desaparece y los amigos le publican esas grietas y esos estigmas » (26-10-52).

Los años de amistad literaria y complicidad en la maledicencia que este volumen registra son los de la madurez creadora de ambos escritores. Tanto Borges como Bioy han relatado a menudo la historia de una influencia mutua : la conversación de Borges y la lectura de los autores por él frecuentados permitió a Bioy renegar de sus libros juveniles, impregnados de una fantasía anárquica y una escritura caprichosa, para elegir lo que llamaría « imaginación razonada » y una sencillez cada vez más despojada ; Borges, a su vez, ha repetido que el ejemplo de Bioy lo llevó hacia una forma de clasicismo. Cuando crearon en colaboración a Bustos Domecq, autor intoxicado de retórica y extraviado entre metáforas impenetrables, la parodia no sólo tenía por blanco cierta tendencia porteña a la pomposidad en el habla ; exorcizaban, ambos, los demonios de su juventud. (En la prosa del Borges de los años 20 hay más de un eco de la oratoria de Hipólito Yrigoyen.) Las páginas liminares (« 1931-1946″) y las finales (« 1987″, « 1989 »), redactadas por Bioy en el ocaso de su vida de escritor, poseen la límpida precisión de quien lega a quienes vendrán un testimonio que no pretende objetividad ni generosidad, menos aún erigir una estatua intachable para la imprevisible posteridad.

El placer tan común como no admitido del chisme, cuyo gozo se multiplica en la trasmisión, de dejar en suspenso todo lazo de amistad por el mero gusto de lanzar una frase ingeniosa, aunque se la sepa hiriente ; la parcialidad, aun la ceguera ante cualidades literarias o intelectuales que no corresponden a la práctica de ambos escritores : nada de ello ha sido disimulado. Al contrario, es la espléndida candidez con que estas páginas ignoran todo criterio de lo que hoy ha dado en llamarse políticamente correcto lo que las hace más valiosas : la misoginia más agresiva, el racismo (limitado a la raza negra), el más vetusto sentimiento de superioridad argentina sobre los demás países del continente aparecen aquí con una franqueza propia de otros siglos, antes que la mala conciencia contemporánea aprendiese a encubrirlos.

Gustos impiadosos

« ¿No te parece que es el mayor bluff de la literatura?, BORGES sobre el Fausto de Goethe (5-10-71)

La literatura es el territorio compartido, el único terreno que alimenta la amistad de Borges y Bioy, su medida de todos los demás valores. Lectura y escritura se entremezclan, a menudo borronean sus límites. Cuando traducen textos orientales o no literarios pero que en su forma fragmentaria o abreviada se prestan a la composición de Cuentos breves y extraordinarios , Borges y Bioy reescriben sin timidez, mutilan, modifican, atribuyen a autores inexistentes sus apócrifos, sólo guiados por el efecto literario buscado, por el placer de lograrlo. Ante una leyenda de la India que Borges recuerda, sin poder hallar el libro donde la leyó, Bioy sugiere « Contemos nosotros el episodio y lo atribuimos a un autor cualquiera » (28-4-53); así lo hicieron : la fuente inventada es Cuarenta años en el lecho del Ganges « de un jesuita portugués ».

Ante la realidad no impresa, Borges reacciona como ante un relato compuesto : al escuchar una noticia de policía comentada por Bioy padre, observa « lo que no hubiera ayudado al argumento es que el autor insistiera en… » (6-4-53), como si se tratase, ya, de un cuento publicado, o del argumento para uno que están componiendo. Con asombrosa memoria, Borges cita versos no sólo de sus poetas preferidos ; ha retenido muchos casos de torpeza y cursilería que le parecen ejemplares. Puesto a censurar, a señalar desaciertos que podrían corregirse, nadie se salva ; acaso Hilario Ascasubi.

De su ambigua relación con Lugones (a quien dedicaría, en colaboración con Betina Edelberg, un menudo estudio donde prima la relación emotiva con un poeta mayor que reconoce, con fingida modestia, importante para su obra) en este diario dan testimonio elogios y reproches alternados con frecuencia. Pero no es necesario limitarse al autor de una novela tan justamente vapuleada como La guerra gauchaEl gusto de Borges por navegar contra la corriente lo lleva a rescatar poetas huérfanos de lectores contemporáneos, como Arturo Capdevila: « Lo peor de Capdevila es peor que lo peor de Mastronardi, pero lo mejor es mejor y esto es lo que importa » (27-10-69). También reivindica, reiteradamente, la poesía de Menéndez y Pelayo.


De Shakespeare, Bioy recoge la opinión de Borges, para quien « en literatura fue un amateur, the divine amateur , lo compara con Dante, verdadero literato. Recuerda que las piezas de teatro no se consideraban literatura : las escribían de cualquier modo, con argumentos ajenos y hasta confusísimos » (30-8-53). Cita como ejemplo de debilidad o anticlímax la exclamación  » O my prophetic soul ! My uncle !  » ( Hamlet, 1, 5), donde la palabra « tío » derriba la elevación poética de la primera parte como no lo hubiera hecho « hermano », cuya carga metafórica es superior al mero, preciso lazo de parentesco de « tío ». « Shakespeare siempre usa el mot injuste  » (Borges, 15-12-49).

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Pedro Henríquez Ureña vio muy temprano (en una carta a José Rodríguez Feo del 19-5-45, citada en nota al pie de la página 1293) los límites del gusto, lo arbitrario de las devociones literarias de Borges ; como buen profesor, acaso no advirtiera que en esos límites residía la fuerza de Borges, como la de todo hombre de letras : no aspirar a la ecuanimidad, elegir lo que sirve para la obra propia, desechar lo que estorba. « Borges tiene aberraciones terribles ; detesta a Francia y a España ; todo lo inglés le parece bien […]. De Inglaterra, sólo detesta lo que se parece a lo latino : Keats y Shelley. […]. Como idioma, sí, te diré, es estupendo ; no se equivoca nunca. » Sin embargo, el Quijote y las novelas de Eça de Queiroz entusiasman a Borges tanto como Stevenson. La lectura comentada de la « Epístola moral a Fabio » (7-6-63) es un gran momento de este libro, en que la atención del lector, llevada por Borges y Bioy a determinadas palabras que van aislando en el poema, comparte el placer de la poesía que sienten los autores.

Es la literatura francesa el terreno donde tanto Borges como Bioy no transigen con la ecclesia visibilis (Bioy: « Benjamin Constant. Lo estuve releyendo en Pardo. Creo que es el mejor escritor francés. Borges: Yo creo que sí », 16-10-71). Borges explicó más de una vez que las letras inglesas estaban hechas por individuos, las francesas por seres históricos que sabían que pertenecían a una época, a un movimiento, a una escuela.

Las palabras « agrado » y « amable » reaparecen con asiduidad para delatar el rechazo de ambos autores por todo lo que huela a vanguardia o experimentación : « Leemos absurdas cacografías de la Pizarnik » (23-11-68) es la nota que registra al pasar el nombre de la poeta. Esa desconfianza los inmuniza, por ejemplo, contra el surrealismo, del que Borges opina que, contrariamente a otras ideologías invasoras de lo literario, catolicismo y comunismo, prescinde del propósito de lograr obras legibles… La desafección por Joyce, en cambio, no les impide reconocer (a Bioy) que « es más complejo que todos los otros que juegan a ser modernos y raros » y (a Borges) que « tiene vueltas, es bastante endiablado ». De Ezra Pound observa : « Yeats, Joyce, Eliot lo juzgan el mejor poeta, il miglior fabbro , pero nadie lo lee. Lo ponderan porque no condesciende a temas que interesan al lector […]. Qué diferencia con Stevenson, que decía que ´el encanto no es muy importante, pero sin él ninguna otra virtud vale . A Pound le atribuyen todas las otras virtudes » (06-09-65).

Los autores no vacilan en reconocer errores pasados. Borges relee sus primeros libros de poesía, Fervor de Buenos Aires Luna de enfrentepara la traducción al inglés : « No son corregibles esos poemas. Sólo puedo moderar fealdades extremas » (21-8-69). Llegan a sospechar que sus convicciones presentes no son definitivas, que acaso lleguen a parecerles igualmente equivocadas. Las circunstancias de estas revisiones pueden ser imprevistas. La visión del film de Manuel Antín Don Segundo Sombra (que califica de « obra de arte ») provoca en Bioy una revisión del menosprecio, compartido con Borges, que siempre había manifestado por la novela de Güiraldes : « Si Borges, en su incredulidad, me pregunta cómo esa historia tan poco accidentada, entreverada con frases que ensamblan de cualquier modo la inseguridad idiomática del autor con los dicharachos camperos y las metáforas ultraístas, me conmovió, le diré que tal vez he llegado a la edad en que nos volvemos tradicionalistas » (10-10-69).

Bioy anota que varias veces Borges demuestra « su puritana antipatía por el tema del amor » (1-11-68) y queda « un poco exasperado por su puritanismo » cuando llama  » a tart » a Egle Martin, para Bioy « una bataclana bastante evolucionada » (23-6-71). Bioy registra reiteradamente la incomodidad de Borges ante todo tratamiento literario, aun alusivo, de lo sexual : escudado tras la noción de que el tema erótico le parece inferior a lo épico, estalla en epítetos de inusitada violencia para todo texto que incursione en el tema, vedado para él. Estas reservas de sensibilidad alcanzan hasta a una amiga cercana, cuya obra no suele incursionar en ese terreno, para Borges, minado : el cuento « Hortus conclusus », lo mejor que Alicia Jurado haya escrito, le parece « algo tonto y erróneo ». Bioy añade: « No creo que tenga razón » (30-10-58).

Toda reputación perecerá 

« Yo creo que Thomas Mann era un idiota. A Estela Canto le gustaba mucho… » (BORGES, 26-7-67)

Más allá del placer de la maledicencia, los amigos ejercen con entusiasmo el ajuste de cuentas con el pasado y el presente. Según Bioy, Borges recordaba que en tiempos de Proa Martín Fierro había dos bandos : los partidarios de que el peor poeta era Bernárdez y los partidatios de que el peor era Oliverio Girondo. « Ahora se inclina a considerar a Oliverio peor que Bernárdez y que Marechal » (21-5-67). Borges también se luce en el arte de derribar más de un pájaro con un solo tiro : « Azorín […] con ese estilo de pan rallado, como decía Carriego de Más y Pí ; Carriego era mucho mejor hablando que por escrito… » (26-4-67). Otro disparo de eficacia múltiple de Borges : « Yo creo que Manuel Gálvez es pésimo, pero muy superior a Quiroga. No creo que nadie sea tan malo como Quiroga. Güiraldes ha de ser mejor que los dos. ¿O será mucho peor? » (19-6-68).

La rápida consagración de Don Segundo Sombra como clásico argentino del siglo XX intriga más que irrita a los amigos. Según Borges « de pronto apareció un libro gauchesco en un estilo que podía aprobar un lector de Apollinaire. La gente comprendió que quedaba bien admirando el libro. Y Güiraldes murió en seguida : para su gloria fue una muerte oportuna » (2-11-58).

La fama póstuma, la perdurabilidad de la obra propia no parecen inquietar la elegante impasibilidad, la escrupulosa modestia con que Borges y Bioy se refieren a su propia obra. Sin embargo, aviesas pitonisas, no escatiman predicciones sobre los colegas. Según Bioy, « Mallea, insistiendo con sus novelas ilegibles, se mantiene en el recuerdo. Mientras viva, Mallea será un escritor de algún nombre ; después se hundirá en el olvido, como si fuera de plomo. ¿Quién se atreverá a reeditar sus novelas? Nadie. Sabato también desaparecerá, sin dejar rastro, después de la muerte. Es curioso el caso de Sabato : ha escrito poco, pero ese poco es tan vulgar que nos abruma como una obra copiosa » (10-8-56, es decir, antes de la publicación de Sobre héroes y tumbas ).

En 1958 (27-4) Borges se extraña de que nadie recuerde a Gómez de la Serna (« hasta Guillermo [de Torre] tiene más realidad que él »), uno « de los escritores españoles contemporáneos que han dejado mejores paginas ». Cuando Bioy cita otra « fama curiosa », la de Gide, Borges observa : « Tuvo tanta suerte o fue tan hábil que hasta la pederastia le sirvió para obtener un efecto patético ». Con los años, los autores no se aburren de este ejercicio. En 1970, Bioy suscita « una mueca de disgusto » en Borges al informarle que Silvina Bullrich « es hoy más importante que Mallea ». Ante la incredulidad del interlocutor, explica : « Aunque te parezca increíble, Silvina Bullrich alcanzó la dignidad de una Old Lady de nuestras letras. A Mallea ya casi nadie lo lee, ni siquiera para despreciarlo (muchos leen a Silvina Bullrich para despreciarla). Mallea está en esos cincuenta años de oscuridad, inmediatos a la muerte; sólo que vivo. » (13-1-70)

Sobre la vida literaria 

« Todas estas polémicas literarias son como efusiones de sangre en el teatro : después nadie muere. » (BORGES, 14-6-55)

El doctor Johnson reaparece frecuentemente, invocado a lo largo de los años como el paradigma de la mejor prosa del siglo XVIII, y es un punto de vista muy propio del grand siècle, aunque lejano de Versailles y de Saint-Simon, el que anima esta vasta enciclopedia de opiniones literarias, observaciones de costumbres, crónica de guerras intestinas de un mundo cultural que muchos recordarán y, al reencontrarlo en estas páginas, reconocerán como irremediablemente clausurado. (Los equivalentes contemporáneos, acaso por cercanos, parecen demasiado banales, tanto en la intriga como en el ridículo.) El placer de la maledicencia se explaya sin censura a todo lo largo de esta voluminosa crónica de una amistad ; aun más, parecería que mantiene viva esa complicidad : la nutren chismes compartidos, intercambiados, repetidos. Una routine , como de avezados comediantes, va haciéndose evidente : Bioy prefiere la perfidia de la mesura, Borges el golpe breve y certero, pero a veces los amigos intercambian tácticas; aunque rara vez apelan a la artillería pesada, esto no les impide ser, en toda ocasión, letales.

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Como una versión inteligente de Bouvard y Pécuchet, compilan el sotissier de la vida literaria y mundana que atraviesan ; como los miembros del legendario dúo Buono-Striano, uno le da el pie al otro para fortalecer la eficacia del efecto cómico.

Aunque el 20 de junio de 1954 Bioy registra la hoy trifulca entre Viñas y Girondo en el restaurant Edelweiss, la violencia no abunda en estas páginas. Los amigos se preguntan quién será olvidado primero, Mallea o Sabato. « ¿ La penúltima puerta ? Qué buen título. Mallea tiene una notable capacidad para elegir buenos títulos. Es una lástima que se obstine en añadirles libros » (Borges, 28-12-69). Mientras que en Mallea es la obra, no la persona, lo que alimenta generosamente la sorna, en Sabato el desprecio se ejerce menos sobre la obra, despachada sumariamente, que ante el personaje público, con su avidez de protagonismo y figuración sustentada sobre una base de pedestre oportunismo : « groseramente elocuente, con indiferencia a la escasa calidad de lo que dice » (Bioy, 10-7-49).

La amistad no ciega a los autores. « Qué raro que la mejor obra de Gerchunoff sean unas cuantas bromas de su conversación. Bueno: la obra escrita no vale nada. Todos sus libros son hack work ; su verdadera obra estaba en su conversación », opina Borges (17-7-69). Recuerda una frase de Gerchunoff, de 1946 : « El país cayó en poder de un bailarín de quilombo ».

Borges no oculta sus propias bêtes noires : en primer lugar su cuñado, el profesor y crítico español Guillermo de Torre, quien habría opinado que Conrad era un autor de relatos de aventuras, como Salgari, y sólo empezó a tomarlo en serio cuando supo que Gide lo había traducido al francés (17-1-54). Lo siguen el profesor Anderson Imbert y los poetas Eduardo González Lanuza y, sobre todo, Ricardo E. Molinari (« chambón imitativo », 18-6-56), a quien vuelve infatigablemente a lo largo de los años con nuevas ocasiones de menosprecio. Borges visita a Ricardo Rojas, que festeja el medio siglo de la publicación de su primer libro, en esa casa que « parece un museo, un museo dedicado a él mismo […]. Le di la mano y comprendí que había cometido una gaffe . Había que abrazarlo. ¿Te das cuenta? Abrazarlo porque hace cincuenta años que publicó un libro del que debería avergonzarse » (1-11-53). La nota del 23 de setiembre de 1971 revela que el modelo de Gervasio Montenegro, sesudo académico, cultor de vocablos de diccionario, apócrifo autor de prólogos para obras de Bustos Domecq, ese « Biorges » de pura invención paródica, tuvo por modelos al profesor Giménez Pastor « cruzado acaso con Larreta ».

¿Necesitan de ese espectáculo para ejercer su lucidez, para medir la distancia que los separa de una vida literaria despreciada? Esta sospecha de pequeñez se va borrando a medida que el texto avanza y asciende : la maledicencia se ejerce sobre la pretensión, la vanidad, el prejuicio ; rara vez sobre víctimas inermes. El 27 de octubre de 1971 se abren los sobres correspondientes a los trabajos presentados al premio de LA NACION; uno de los premiados es Alberto Manguel. El escribano pronuncia su apellido Manguél . Bioy observa que Carmen [Gándara] se esperanza : « A lo mejor es catalán… »Algunas felicidades puramente verbales de Bioy : « [Virgilio] Piñera es delgado, con cabeza de perro flaco de empuñadura de paraguas » (18-6-56); Gloria Alcorta ha « amaestrado » a actores franceses que leerán sus poemas en una fiesta de la poesía en la SADE (12-11-50).

El sainete mundano 

« No hay mayor error que llamar intelectuales a los escritores » (BORGES, 4-10-69)

Cuando se publicó póstumamente Descanso de caminantes , quienes habían tratado superficialmente a Bioy Casares quedaron confundidos por la misantropía agresiva de alguien a quien habían conocido como el más amable y afable de los caballeros, por la misoginia de un legendario Don Juan. Entre la persona pública y la privada, Bioy había erigido un dique sólido : había perfeccionado la primera como un caparazón de inexpugnable cortesía para preservar de todo desgaste la segunda. El filo no mellado de su observación de conductas y caracteres ahora reaparece, compartido si no superado por Borges, apenas mitigado por la hilaridad ante un comercio mundano que no rehúyen.

Borges no tiene piedad con las mujeres que en algún momento lo habían interesado sentimentalmente. De Haydée Lange afirma: « Vive idiotizada por el acohol » (1-9-71). De Estela Canto, que hizo su mejor libro, en todo caso el único vivo, sobre su relación con Borges, dice: « Ahora mucha gente aspira a atraer a los peronistas. Estela fue al Rosario, atacó al gobierno, a la Marina y a Aramburu. Le pregunté por qué lo hacía ahora y no en tiempos de Perón. Este pilar de la rectitud contestó que porque ahora hay garantía de que a uno no le va a pasar nada » (30-5-56).

Un antiperonismo visceral no le impide a Borges citar a Arturo Jauretche, sólo para registrar una injuria dirigida a Silvina Bullrich: « su criterio estrecho de gorda raviolera del barrio de Flores ». Borges comenta: « Hay que reconocer que [la frase] tiene todo lo que puede molestar a Silvina Bullrich y que en ese sentido es perfecta : [ella] prevé ataques por ser una señora que escribe, no una raviolera. Flores está bien elegido : después de la vulgaridad, la cursilería. ´De Las Latas o ´de la Boca no agregaría nada… Y lo de gorda no alegra a ninguna mujer » (5-8-63).

Quienes se interesen en la fascinación que la inteligencia puede sentir ante la tontería hallarán en este volumen una nómina generosa de figurantes que deleitaban a los amigos son sus despropósitos, su vanidad o su ceguera. No cualquier tontería los divertía. Así como prestaban una atención profesional a las imprecisiones, a las innovaciones involuntarias del vocabulario popular (se consignan, por ejemplo, cosas oídas por Borges en el subterráneo, 15-8-53 y 25-1-54), no perdonaban la sonsera, la tilinguería, la pretensión encarnadas en damas de lo que hasta no hace mucho se llamaba « buena sociedad », mujeres de apellido variablemente distinguido y fortuna invariablemente considerable que frecuentaban el dislate con ahínco.

Las palabras más duras van para Susana Soca, la mecenas uruguaya que financió la revista bilingüe La Licorne en París y más tarde las Entregas de La Licorne en Montevideo. En palabras de Bioy : « Una especie de fantasma abúlico, con manía expositiva, evidente debilidad de juicio, dificultad casi penosa para hablar y extraña pronunciación ( ¡carasho! ). Cuando se iban, en un aparte demasiado cercano, Borges me confió : ´Es una opa (22-7-49) ». Pero las autóctonas Susana Bombal, Carmen Gándara, las hermanas Grondona, Wally Zenner, Marta Mosquera, Esther Zemboráin de Torres, « Pipina » Diehl aportan regularmente a estas páginas el colorido de un escenario entre cultural y mundano hoy extinguido, rico en rivalidades y envidias, susceptibilidades y mínimas conspiraciones. En cambio, una lealtad tenaz lleva a Borges a visitar en el día de su cumpleaños a Elvira de Alvear, demente y empobrecida, y a fingir un diálogo con su desvarío.

Acaso el « personaje inolvidable » del libro sea una señora Bibiloni de Bullrich que, si no apareciese identificada en el índice onomástico, se hubiese podido creer inventada por Bustos Domecq. Audaz en el neologismo, intrépida en la confidencia, imprevisible en toda circunstancia, sus intervenciones son un deleite infalible para el lector. Desde la primera (a Borges: « Así como a usted le interesa conocer poetas y escritores, a mí me interesa conocer gente rica », 6-12-49) su ímpetu no decae : al salir de un recital de danza por Cecilia Ingenieros, comenta « Está muy bien, pero yo prefiero los otros bailes, con orquesta y con personas conocidas que la sacan a una a bailar » (7-3-52) ; en medio de una comida : « Soy tan inteligente, tan genial que a veces no me pueden comprender » (14-3-52) ; « A mí no me gustan pero soy tan inteligente que he descubierto que conviene estar bien con los peronistas » (3-7-52). Más tarde, rehúsa la mudanza a un departamento que « era un sueño » porque tiene unos pocos metros cuadrados menos que el actual : « Mudarse hubiera sido reducirnos. Una mujer como yo no puede aceptar eso. No sólo por el respeto que me inspiro yo misma, sino por mis hijos, por lo que debo a mi clase […] y, usted comprende, en estos momentos hay que tener mucho cuidado » (20-6-53) ; el marido indignado, tras abandonarla una semana, vuelve y le agradece « que le haya dado una lección ».

Llega el momento en que Borges decide casarse, a los 68 años, con una novia de juventud que ha reaparecido en su vida. Doña Leonor confía a Bioy sus impresiones de Elsa, la futura esposa : « No se parece a las que él nos tiene acostumbrados. Yo me quedo tranquila : creo que lo va a cuidar. Ya no es joven. Fue linda : ahora, ya la verás… Pero él no ve. Para él sigue siendo la de antes. » (26-4-67). Bioy, el mismo día, al conocer al personaje, anota: « Vieja, de piel grisácea ; en actitud de sierva enamorada, postrada de admiración ante el ídolo potencialmente díscolo […] ; resuelta a rodear al hombre de cuidados domésticos y a persuadirlo de los encantos hogareños ; proclive a tomar ofensa y a ofuscarse por celos ; desconfiada; querendona, cariñosa y optimista ; expresiva y dada al mohín. La madre (que sufre en su amor propio y en su snobismo ) se aviene, sobre todo porque la novia no es una chica. A la mejor chica del mundo no le perdonaría la juventud. Cuando la novia soltó lo de fetitas de jamón , para la madre fue un momento amargo. » Los amigos de Borges hacen un esfuerzo por tratar a Elsa. Esta advierte que en realidad no la admiten en el círculo de esa vieja amistad y ventila su despecho ante el marido. « Elsa asegura que sin que Borges lo sepa le está rompiendo recuerdos, cartas, fotografías » (12-5-68). Vendrán luego los celos por los homenajes al escritor donde ella se siente relegada, las invitaciones a universidades que aprovecha para renovar su guardarropa con los honorarios del marido, mientras a éste le compra ropa y zapatos de segunda mano, el distanciamiento de sus amistades que intenta imponerle cuando siente que éstas no la festejan. El 6 de enero de 1970, Vlady Kociancich y Bioy ya ven en María Kodama la posibilidad de « salvar a Borges de Elsa ».

No sólo las mujeres hallaron en Borges un sujeto maleable a sus designios. Un traductor como Norman Thomas di Giovanni conoció al lado de Borges su hora de gloria. Gracias a un sentido empresarial muy norteamericano, Di Giovanni obtuvo para Borges honorarios que éste, con su desidia alimentada por la vetusta noción de que un caballero no se ocupa de dinero, nunca hubiese alcanzado. Que el traductor guardase para sí el cincuenta por ciento de esas sumas es casi un detalle, si se tiene en cuenta que la exploración de ese mercado y la tenacidad del traductor obligaron a Borges a dictar el ensayo autobiográfico para el New Yorker y a volver a escribir cuentos, los de El informe de Brodie . Este aspecto positivo de la relación es indiscutiblen ; no careció, sin embargo, de su lado de sombra. Que, una vez solos, Borges y Bioy coincidieran en que si no le explicaban el sentido del texto, Di Giovanni no entendía lo que estaba traduciendo es casi insignificante ante la gradual invasión de la vida privada por este amistoso, servicial y ocurrente personaje : pronto empezó a atender el teléfono cuando sonaba en casa de Borges y un día lo esperó tendido en la cama del escritor, sin zapatos. Más tarde su mujer iba a llegar a Buenos Aires y Di Giovanni se encargó de canjear los dos pasajes de primera clase de una invitación para Borges y acompañante por tres de clase turista para incluirla en el viaje. Como todo individuo débil, Borges necesitó sentirse humillado por la imagen de pusilánime que ofrecía para poder reaccionar. El 10 de julio de 1971, en medio de la comida, deja la mesa y, antes de tener tiempo de meditar su impulso, llama a Di Giovanni para decirle que ha decidido interrumpir las traducciones. Más tarde resume: « Con Norman al lado de nada me servía haberme librado de Elsa ».


El abismo de la política

« Buena parte de la Historia argentina ocurrió entre gangsters  » (BORGES, 30-9-69)

En un volumen donde sólo cuenta la literatura, las ocasionales intromisiones del comentario político se destacan con un relieve particular. Durante el gobierno peronista, la actualidad local está ausente de estas páginas, sin que se advierta si los amigos la ignoran por indiferencia o con tenacidad. La Revolución Libertadora, previsiblemente, motiva su entusiasmo. Para quienes sólo tienen del período las versiones variadamente partidarias y unívocamente negativas del conformismo actual, será novedad, más allá de los comentarios de los amigos, la observación menuda de cómo el más rancio nacionalismo va ganando posiciones durante la gestión de Lonardi, cómo su desplazamiento por Aramburu y Rojas pudo ser interpretado como el avance de una tendencia « liberal » (en el sentido del siglo XIX y principios del XX, no en el que pervirtió la política económica de los años 90 del siglo pasado). De ese período particularmente miope de la historia argentina, en que una sección ilustrada de la sociedad creyó posible borrar los doce años que separaron el golpe militar fascista de 1943 del derrocamiento del general-presidente Perón, tras los tan ecuánimes incendios de iglesias, de la Casa del Pueblo y del Jockey Club, las conversaciones registradas en este libro dejan huellas riquísimas. Sin duda suscitarán la animadversión de muchos lectores; sin duda también, rescatan una percepción cotidiana, parcial de los hechos, esa experiencia vivida que la historia suele (¿debe?) desechar para constituirse.

Años más tarde, en momentos en que el peronismo conoce un lifting de izquierda, Borges cuenta que ha estado con « el autor de La Marcha de la Libertad , un tal Rodríguez Ocampo, una persona muy antipática […]. Es anti-peronista for the wrong reasons , porque es un señor de horca y cuchillo ; porque está en contra del lado ´populachero y guarango del peronismo . Dijo que él, ante todo, es monárquico y carlista […]. Le dije que la clase media era lo mejor del país y que tal vez Sarmiento fuera el más gran hombre que este país haya producido » (16-9-69). La literatura, evidentemente, no puede estar ausente del relato ; Borges ultima al personaje, versificador ocasional, observando que « en un poema sobre el campo emplea la palabra merienda « .

Un episodio olvidado que estas páginas exhuman en toda su comicidad es el del duelo al que Francisco Romero, profesor de filosofía, para algunos filósofo, y oficial del ejército, retó a Leónidas Barletta, fundador del Teatro del Pueblo, militante comunista y redactor responsable de Propósitos , periódico que mencionó a Romero entre otros intelectuales que se habrían « vendido » al gobierno de facto. La incongruencia entre ambos personajes, el duelo como confrontación ya entonces anacrónica, impracticable, las escaramuzas de Barletta para evitarlo y las de Romero por vindicar su honor componen un sainete desopilante.

Razones equivocadas o razones justas, el sentimiento antiperonista de Borges es inamovible. El 23 de febrero de 1958 confía a Bioy que « Frondizi está frito. Le pasó lo peor que podría pasarle : ganó. Porque ganó, van a echarlo ». En la persistencia del peronismo, en su ilusa utilización electoral por Frondizi, en sus reciclajes futuros por jóvenes que nunca vivieron su editio princeps , Borges ve, a través del lente de Sarmiento, la persistencia tenaz de la barbarie que resiste a la civilización. « Hernández en un discurso preguntó hasta cuándo el país estaría sometido a la amenaza del puñal de los unitarios. ¿No habrá oído hablar de la Mazorca? Como todo conduce a la literatura, Borges y Bioy leen en el Martín Fierro el anuncio del peronismo, sienten que Hernández hubiese sido peronista, que el hecho de que su poema sea el texto representativo de la nación la ha signado para un destino adverso. « El día que el país eligió Martín Fierro en lugar del Facundo para libro nacional, eligió la barbarie » (28-6-69).

El respeto de Borges por sus antepasados militares, su idealización de los combates donde pelearon y murieron en el siglo XIX, toda una mitología familiar cultivada por su madre y sin relación con las performances del ejército argentino en el siglo XX, iba a arrastrarlo a varios desatinos posteriores. Esto no le nubló la vista cuando, de visita en Coronel Suárez, le presentan al general Osiris Villegas, figura de fugaz notoriedad en tiempos del régimen de Onganía : « …Destila estupidez. No es necesario que hable, basta mirarlo » (5-8-68). Para asombro de Borges, Villegas no reconoce los nombres de Clausewitz ni de Liddle Hart ; tampoco parece informado sobre las guerras de la Independencia y civiles, apenas sobre la batalla de Junín (16-8-68). Y, siempre, es la literatura quien tiene la última palabra : « Tenemos que incluir en la antología a Benarós. Estoy peleado con él porque se hizo peronista, pero es buen poeta. Además, como peronista, no llegó a ser muy importante » (Borges, 27-6-56).

Silvina 

« En un tiempo te gustaron las cursilerías. Por fidelidad a esa época mantenés la admiración por Ibsen. (SILVINA OCAMPO A BORGES, 4-10-69)

El 20 de junio de 1958, Bioy había evocado con Silvina Ocampo una larga lista de mujeres que interesaron a Borges, literatas o aspirantes a literatas todas.  » Really, he has seen the horrors…. « , comenta Silvina y cuando Bioy rescata de la lista dos « excepciones », su esposa se obstina en el silencio. Ese silencio elocuente es el aporte frecuente de Silvina a las conversaciones de Borges y Bioy. Presencia constante, sólo ocasionalmente registrada por Bioy en su diario, personaje casi invisible, casi tácito, Silvina es capaz de iluminar con una mirada disidente la conversación de los amigos.

Es conocida la incomodidad de Borges, admirador de su poesía, ante los cuentos, cada vez más libres, desobedientes de las preferencias literarias del amigo y del marido, que Silvina empezó a publicar a partir de La furia (1959). La crueldad, la sensualidad, el grotesco, la indeterminación sexual de algunos personajes y relaciones eran, previsiblemente, elementos disonantes para la sensibilidad de Borges. Con firmeza, sin estridencia, en sus escasas intervenciones registradas en este diario, Silvina sostiene opiniones y gustos propios. Defiende en varias ocasiones a Baudelaire, cuya poesía deja insensibles, cuando no disgusta a Borges y a Bioy. El 18 de julio de 1953, abandona a ambos comiendo en su casa para asistir a la lectura de una pieza de teatro de Estela y Patricio Canto donde Borges y Bioy están presentados « sin duda no benévolamente ». (El 27 de setiembre del mismo año, Borges cuenta, riéndose, que Estela le refirió una frase ridícula que le hacen decir en la obra.) Cuando Borges cuenta que « al final de su vida a Coleridge sólo le importaba hablar. No le importaba el interlocutor, ni nada », Bioy registra : « Silvina ( mirando a Borges ) : « Hay mucha gente así… »

Sócrates antes que Cristo 

Dos observaciones sobre la edición de estos diarios. Es admirable la riqueza y erudición de las notas a pie de página que iluminan el origen de citas oscuras, de alusiones a textos de difícil acceso. El índice onomástico identifica al numeroso elenco de esta comédie humaine , aunque – único reproche, pero capital – omite el número de la página donde aparecen, algo que en un volumen de estas dimensiones resultaba indispensable.

También es probable que un escrúpulo de prudencia editorial haya limado la mordacidad de este texto tan poco prudente, en lo que concierne a alguna persona que ha sobrevivido a los autores. Aunque sin llegar al extremo de los volúmenes severamente censurados de la autobiografía de Victoria Ocampo, publicados póstumamente, quienes recuerdan los sentimientos de Bioy Casares por Kodama se sorprenderán ante la mesura con que aparece mencionada en las páginas finales. Se me ocurre que esa mesura, sin embargo, es un postrero gesto de elegancia, donde prima el afecto no empañado, a la memoria de quien eligió morir en compañía de una mujer que el amigo no admira.

Es un gesto que Bioy no concede, en cambio, a otras dos figuras presentes ante el lecho de muerte de Borges : un profesor, ex diplomático que Borges « conocía superficialmente, de verlo en mi casa » y el escritor franco-argentino Bianciotti, que « fue siempre para Borges un personaje ridículo, vanidoso, afectado, afantochado ».

Borges recuerda que Macedonio Fernández se refería a Lord Byron como « el patotero universal », él mismo piensa que Julio César « debió ser un compadrito inmundo ». Acaso intente medirse con ellos en la provocación cuando le dice a Bioy : « Cristo no era un caballero, como Sócrates. Tenía algún talento literario, shakespiriano […]. Si comparás la muerte de Sócrates y la de Cristo no hay duda de que Sócrates era el más grande de los dos. Sócrates era un caballero y Cristo un político, que buscaba la compasión […], con su efecto teatral, falsamente grandioso, de ´Perdónalos, no saben lo que hacen […], o maldiciendo una ciudad donde no le llevaron el apunte, no parece un individuo muy admirable. Los Padres de la Iglesia eran otra porquería » (10-6-71). A este tipo de irrepetibles ocasiones verbales, que se hubiesen perdido como toda conversación, debe este voluminoso archivo sus mejores momentos, su razón de ser.


Ce jeudi 28 juin 2018, Titus Curiosus – Francis Lippa

Le trésor des archives Bioy-Ocampo à la Bibliothèque Nationale d’Argentine à Buenos-Aires

06juin

Les archives Adolfo Bioy – Silvina Ocampo déposées à la Biblioyhèque Nationale d’Argentine

commencent à livrer leurs secrets,

nous informe ce jour un bien intéressant article d’El Pais :

Los secretos de las cajas 26 de Bioy Casares y Ocampo

ARGENTINA

Los secretos de las cajas 26 de Bioy Casares y Ocampo

Pruebas de galera de Borges, primeras ediciones corregidas y una carta de Gabriel García Márquez son algunas de las joyas donadas a la Biblioteca Nacional de Argentina

MAR CENTENERA

Buenos Aires 6 JUN 2018 – 00:08 CEST
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Exposición de material de las cajas 26 de la biblioteca de Silvina Ocampo y Bioy Casares en la sala del Tesoro de la Biblioteca Nacional
Exposición de material de las cajas 26 de la biblioteca de Silvina Ocampo y Bioy Casares en la sala del Tesoro de la Biblioteca Nacional MARCELO HUICI / BIBLIOTECA NACIONAL MARIANO MORENO


En 1999, la biblioteca de los escritores argentinos Adolfo Bioy Casares y Silvina Ocampo quedó huérfana. Al morir Bioy Casares, cinco años después que su mujer, el librero Alberto Casares dividió los 17.000 volúmenes en diez lotes. Uno por heredero. Incluyó 33 cajas en cada lote y las más valiosas eran las número 26, guardianas de las joyas de la colección. Pero nunca llegaron a repartirse. En 2017, la biblioteca íntegra fue adquirida por patrocinadores por 400.000 dólares y donada a la Biblioteca Nacional de Argentina. Después de meses de restauración y estudio, los secretos de las diez cajas 26 fueron desvelados hoy : está la prueba de galeras del cuento El jardín de senderos que se bifurcan, de Jorge Luis Borges ; primeras ediciones corregidas a mano que dieron pie a nuevas reediciones, una carta de Gabriel García Márquez dirigida a Bioy Casares y una respuesta manuscrita de Silvina Ocampo a Alejandra Pizarnik, entre otras maravillas.

AMONTONADOS EN UN DEPÓSITO « CON BICHOS DE TODO TIPO« 

Los libros pasaron 15 años amontonados en cajas en un depósito de la capital argentina. « Estaban en condiciones pésimas, con bichos de todo tipo en un lugar malsano« , dijo Manguel. Recuperarlos precisa de un gran trabajo de restauración y su destino será la primera sede de la Biblioteca Nacional, hogar del Centro de estudios y documentación Jorge Luis Borges.

Borges fue durante años el invitado más asiduo a la vivienda del matrimonio. El genial lector y cuentista llevaba libros para comentar con su amigo Bioy Casares y los dejaba allí, lo que explica todo el material borgeano presente en la colección. « Los libros muestran los vínculos entre Bioy Casares y Borges y son un testimonio más para conocer sus procesos de escritura« , declaró el director de la sala del Tesoro, Juan Pablo Canala, en la presentación. Entre los ejemplares seleccionados figuran dos ediciones, una en inglés y otra en alemán, de Las mil y una noches, uno de los libros favoritos del autor de El Aleph. Borges leyó las dos versiones y las confrontó – llenándolas de notas con su minúscula caligrafía – para preparar el ensayo Los traductores de las mil y una noches.

Los investigadores Laura Rosato y Germán Álvarez rastrean desde hace años los vínculos literarios borgeanos para reconstruir su universo creativo y se nutrirán de los hallazgos localizados entre los 17.000 volúmenes. « Borges imaginó en el cuento de El Congreso un grupo de gente que hace una enciclopedia del universo. Fallan. Esta va a ser una enciclopedia de la obra de Borges y no va a fallar« , dijo el director de la Biblioteca Nacional, Alberto Manguel, ante la titánica tarea que tienen por delante.

Las cajas 26 muestran también las amistades literarias que la pareja tejió a lo largo de sus vidas. En una carta fechada en México, en junio de 1991, el premio Nobel Gabriel García Márquez se dirige a su « querido Adolfo« . « Mi asombro por tu resistencia descomunal ante los embates de once discursos« , comienza la misiva, en la que habla de una « cena inolvidable » junto a su mujer, Mercedes Barcha. « Mercedes – que amaneció queriéndote más que a mí – no me perdona mi heterodoxia« , le dice a Bioy Casares.

En un ejemplar dedicado de La soledad de América Latina, el colombiano escribe : « Para Adolfo Bioy Casares, con el terror compartido por los discursos (dichos y oídos); y la admiración y la amistad« . El libro de García Márquez es su escrito de aceptación del Nobel de Literatura en 1982 y debía conocer muy bien el rechazo del autor de La invención de Morel a dar entrevistas y su temor a hablar en público. « Cuando le concedieron el Cervantes, pasó meses preparando ese texto aterrado porque pensaba que todo eran lugares comunes« , recuerda Manguel.

Correspondencia con Pizarnik

Es posible leer también una carta de Silvina Ocampo a la poeta argentina Alejandra Pizarnik como respuesta al libro en francés La mort, de George Bataille, que le había prestado. « Querida Alejandra : escatológica. Qué horrible libro. Me da miedo tenerlo en mi cuarto porque nunca como dulce de leche« , le dice la menor de las hermanas Ocampo a Pizarnik. Admite que « es bueno conocer cosas repugnantes » y le asegura que se dará cuenta en un poema suyo « muy próximo« . « En los diarios de Pizarnik también se aprecian estos intercambios, le gustaba provocar« , cuenta Rosato.

Ejemplar de La mort, de George Bataille, con anotaciones de Pizarnik y una carta de Ocampo.
Ejemplar de La mort, de George Bataille, con anotaciones de Pizarnik y una carta de Ocampo.

De la biblioteca nacerán decenas de investigaciones que arrojarán luz sobre la biografía de estos dos grandes escritores y de otros cercanos, asegura Álvarez. Entre los libros infantiles que Ocampo conservó estaba Gollywogg, de Florence Kate Upton, publicado en 1895 y considerado hoy un ejemplo de racismo. El título, que da nombre también al protagonista, se ha convertido en un insulto para referirse a personas de origen africano, pero los estudiosos creen que ayuda a entender la formación literaria de esa generación de las élites porteñas.

Los investigadores se han asomado a las 345 cajas que quedan por abrir. En ellas hay, por ejemplo, las guías Michelín que consultaban Bioy Casares y Ocampo en sus paseos por Europa y las revistas francesas que la poeta traía de vuelta a casa, que servirán para reconstruir esos viajes. También una colección completa de la revista Sur. Álvarez está convencido de que aguardan ocultas grandes sorpresas: « Hemos visto el 1%, el tesoro dentro del tesoro. Creemos que puede haber cartas, manuscritos, correcciones… Son 17.000 volumenes de expectativas« .

MÁS INFORMACIÓN

  • 17.000 libros para descubrir cómo leían Borges, Bioy y Ocampo

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Ce mercredi 6 juin 2018, Titus Curiosus – Francis Lippa

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