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Un modèle de « leçon de musique », à l’occasion de la mort de Maria Curcio, « pianiste italo-brésilienne », à Cernache do Bonjardim (Portugal)

20avr

Un bel article d’Alain Lompech, « Maria Curcio, professeur de piano italienne« , dans le Monde (du jeudi 16 avril _ je ne m’en étais pas encore avisé _,

à l’occasion de la disparition, ce 30 mars dernier, à l’âge de 88 ans, de la pianiste (et longtemps professeur de piano) italo-brésilienne, Maria Curcio, à « Cernache do Boa Jardim » _ ou plutôt Cernache do Bonjardim _, au Portugal ;

et qui nous aide à un peu mieux

(= plus finement ; avec les « petites oreilles » d’Ariane« ,

dirait Nietzsche, qui s’y entendait ;

cf, entre autres, « Les Dithyrambes de Dyonisos« , par exemple dans « Dithyrambes de Dyonisos _ poèmes et fragments poétiques posthumes : 1882-1888« , in « Œuvres philosophiques complètes« ), soit l’édition Colli-Montinari, aux Éditions Gallimard, en 1975 ;

ainsi que, plus largement, quant à la finissime sensibilité auditive de Nietzsche :

de François Noudelmann, « Le Toucher des philosophes : Sartre, Nietzsche, Barthes au piano » ;

+ mon article sur ce grand livre, du 18 janvier 2009 : « Vers d’autres rythmes : la liberté _ au piano aussi _ de trois philosophes de l’”exister« ) ;

et qui nous aide à un peu mieux percevoir

et ce que peut être (à son plus beau) la musique ;

et, peut-être davantage encore (même si les deux sont consubstantiellement liés) :

ce qu’est son apprentissage et sa transmission (délicates et magnifiques, à leur meilleur) :

de professeur à élève, comme d’élève à professeur

_ et c’est aussi un échange tant mutuel que réciproque !

Quel miracle qu’existent encore de telles rencontres entre de tels professeurs (de musique) et de tels élèves (musiciens) !!! Cela va-t-il durer ?..

Au nombre des élèves de ce très grand professeur, on peut répertorier, entre autres _ et classés par ordre alphabétique (ce que fait « The Guardian« ) _, Pierre-Laurent Aimard, Martha Argerich, Myung-Whun Chung, Barry Douglas, José Feghali, Leon Fleisher, Peter Frankl, Claude Frank, Anthony Goldstone, Ian Hobson, Terence Judd, Radu Lupu, Rafael Orozco, Alfredo Perl, Hugh Tinney, Geoffrey Tozer et Mitsuko Uchida : excusez du peu…


Comme un exemple, cet article très émouvant d’Alain Lompech

_ et donc bien davantage qu’une métaphore belle (ou même commode) _

de ce qu’est l’Art, la Culture (incarnée, vivante, créatrice et nourrisante, tout à la fois _ pas sclérosée, ni mortifère ;

pas « asphyxiante« , comme s’en inquiétait Jean Dufuffet,

éperdument en quête de toujours plus de « fraîcheur » et de « liberté » de création, lui,

in « Asphyxiante culture« , en 1968 ; cf aussi, du même : « Prospectus aux amateurs de tous genres« , en 1946 ; et « L’Homme du commun à l’ouvrage« , en 1973) ;

un Art et une Culture inspirants !

afin de prolonger de ses gestes (et peut-être même, parfois, d’œuvres, ou de « performances », telles que « jouer une œuvre de piano ») les plus beaux mouvements de la Nature, se déployant toujours, elle, même si c’est très lentement

_ les Chinois le savent particulièrement mieux que nous

(cf l’ami François Jullien : « Penser d’un dehors (la Chine) : Entretiens d’un Extrême-Occident » _ avec Thierry Marchaisse ; ou, plus récemment : « Les Transformations silencieuses _ Chantiers 1« ) ; sans compter, sur l’Art même, le très nécessaire « La grande image n’a pas de forme _ à partir des arts de peindre de la Chine ancienne« , qui vient de paraître très utilement en édition de poche (en Points-Seuil)…

Car au-delà de la « Natura naturata« , c’est à la « Natura naturans » qu’il importe de « se brancher »,

de connecter en souplesse (et si possible, avec grâce) ses « branchies » ;

afin que bientôt s’agite en musique le feuillage frémissant de toutes ses « branches » tendues vers le ciel, vers la lumière du jour, au dessus du tronc, et en largeur épanouie, et proportionnellement, aussi _ ne pas le perdre de sa « vue mentale » _,  à l’extension, toujours en acte, elle aussi, de ses racines, dans l’humus noir (toujours un peu pourrissant) d’un sol activement fertilisant _ qu’il faut aussi entretenir, fertiliser : par une vraie éducation (et pas un dressage) et une vraie culture : véritablement inspirante ; car, nous, Humains, sommes bien incapables de créer à partir de totalement rien ; la création réclame l’humilité d’apprendre du meilleur d’autres…


Sur ce point, je rejoins, bien sûr, les positions de mon ami Bernard Collignon _ même si son style est assez loin du mien : chacun fait comme il peut !.. selon l’histoire de sa sensibilité _ en son numéro 76 de sa revue « Le Singe Vert« , consacré à « L’Education Nationale«  (c’est le titre de cette « livraison » : l’article fait 11 pages ; contact : colbert1@wanadoo.fr ) :

scandaleusement pauvre, l’institution, en initiation artistique ; au lycée tout particulièrement… Cherchez l’erreur des Politiques (et des Administratifs _ qui obéissent, statutairement). Car c’est bien, à la racine, une affaire de choix politique…

Nous sommes assez loin, en France, de la finesse et justesse de projet (« Yes, we can« ) civilisationnel de la hauteur de vues d’un Barack Obama, lequel n’a pas été, pour rien, et assez longtemps

_ avant de rechercher, par l’engagement politique, justement, davantage d’efficacité à cette action-civilisationnelle-là ! _

« travailleur social » dans des quartiers difficiles de Chicago

_ cf son très très beau « Les Rêves de mon père _ l’histoire d’un héritage en noir et blanc »

(cf, ici, mon article du 21 janvier 2009 ; « Les “rêves” de Stanley Ann Dunham, “la mère de Barack Obama, selon l’article de Gloria Origgi, sur laviedesidees.fr « )…

L’objectif, auquel Barack Obama est fidèle

(cf mon autre article, du 10 janvier 2009 : « L’alchimie Michelle-Barack Obama en 1996 ; un “défi”politique qui vient de loin« ),

ne semblant pas, pour ce qui le concerne, lui _ nous allons bien voir _, de s’offrir ostensiblement (à soi) des Rolex et des croisières sous les Tropiques, en fréquentant, prioritairement, les fortunés de Wall Street ; ou les « people« …

Fin de l’incise Obama ; et retour à l’apprentissage artistique, à partir de (et selon) l’article d’Alain Lompech : « Maria Curcio, professeur de piano italienne« …

Écologiquement, les métamorphoses

des organismes (individuels) se nourrissent _ nécessairement ! _ de l’interconnexion, infinie (inassouvissable, tant que l’on est vivant !), de ces échanges (d’eux, organismes _ en commençant par leur estomac !) avec l’altérité riche et dynamisante d’autres « éléments » excellents (que soi ; et pour soi) ;

à commencer par cette forme plutôt unilatérale d’échange qu’est la prédation (unilatérale : tueuse…) !!!


Je reviens à la disparition, le 30 mars, de la pianiste-professeur de piano _ et professeur (plus encore) de musique (via la musicalité) : Maria Curcio.

Certes, disparaître, s’éteindre, à « Cernache da Boa Jardim« 

_ ou plutôt Cernache do Bonjardim, semble-t-il ; pas très loin de Pombal et de Tomar ; et Leiria, et Coimbra _

n’a pas nécessairement, à soi seul, tout du moins, grand sens

_ même pour une femme (au-delà de l’artiste en elle) dont la mère était brésilienne (de Sao Paolo ; et donc de langue portugaise : avec des intonations de la parole encore plus douces et chantantes qu’au Portugal ; au Brésil, veux-je dire) _ ;

mais tout de même : je veux y voir des filiations esthétiques, d’aisthesis ;

surtout pour quelqu’un (toujours au-delà de l’artiste en elle) dont, aussi, le père était italien…

Il n’est, encore, que de suivre, la liste des lieux _ selon cet article, déjà, d’Alain Lompech _ où a vécu Maria Curcio, de sa naissance à Naples, le 27 août 1920, jusqu’à sa disparition, le 30 mars dernier, à Cernache do Bonjardim :

_ Naples, d’abord, cette ville exceptionnellement musicale _ je me suis un peu penché sur la vie musicale à Naples au XVIIIème siècle, au moment de la préparation du CD Alpha 009 du « Stabat Mater » de Pergolèse par le Poème Harmonique de Vincent Dumestre _ ce qui m’a permis de faire la connaissance de Pino De Vittorio et Patrizia Bovi (extraordinaires artistes ! napolitains !) _ ;

_ Tremezzo, sur les bords du lac de Côme, où Maria Curcio allait recevoir des leçons de piano d’Artur Schnabel (1882-1951) entre 1935 et 1939, alors qu’elle était encore « enfant »… ;

_ Paris, où elle est élève, toujours encore « enfant », de Nadia Boulanger ;

_ Londres : elle y débute en février 1939 _ à l’« Aeolian Hall« , New Bond Street, en un programme « Beethoven, Mozart, Schubert et Stravinsky » : « La clarté latine fut la caractéristique première du jeu pianistique de Mademoiselle Maria Curcio de Naples« , commenta le chroniqueur musical du « Times« … _ ; avant de s’y installer durablement _ dans le quartier de Willesden _, avec l’aide de Benjamin Britten, comme « maître » de piano, en 1965 : Annie Fischer, Carlo-Maria Giulini et Mstislav Rostropovich lui envoient de nombreux étudiants, qu’elle  fait travailler « pas à pas« , au rythme qui convient vraiment à l’apprentissage de l’Art ; et avec l’exigence radicale de la qualité des « fondations » _ plutôt que d' »entreprendre la construction du bâtiment par le toit« … ; « Ne vous précipitez-pas !«  était son commandement (schnabelien) le plus constant ! ; « Ouvrez vos bras, et embrassez le monde !« , disait-elle aussi… « Ma tâche de pédagogue est de les libérer d’eux-mêmes«  disait-elle encore à propos de ses élèves : soit le nietzschéen « Deviens ce que tu es« , en suivant le conseil : « Vademecum, vadetecum » (in « Le Gai savoir« , les deux…)… Et, en rappelant le « but » (de l’artiste _ vrai !), elle disait aussi, après Artur Schnabel, qu’« en Art, aucun compromis n’est possible«  : voilà une excellente école : que celle de la plus haute vérité (et justesse)…

_ Amsterdam où elle passe les années de la seconde guerre mondiale, dans des conditions particulièrement difficiles (de logement, de sous-alimentation et terrible faim, de danger permanent) ; et qui altèrent irrémédiablement sa santé (tuberculose grave ; très grandes difficultés à marcher ; longues rééducations ; difficultés (jusqu’à l’incapacité) de se produire désormais en concert _ le dernier sera en 1963) ;

_ Edimbourg, où son mari avait brillamment « assuré » le rayonnement international du Festival de musique ;

_ Leeds, où elle est un membre actif du jury du concours de piano ;

_ le Portugal _ Cernache do Bonjardim _, où elle résidait depuis 2006, assistée de sa gouvernante Luzia…

Nécrologie

Maria Curcio, professeur de piano italienne

LE MONDE | 16.04.09 | 16h34

La pianiste Maria Curcio est morte le 30 mars, à Cernache do Boa Jardim (Portugal). Elle était âgée de 88 ans.

« Ton pouce ! » : de la cuisine où elle préparait les pâtes pour Laurent Cabasso, Maria Curcio avait entendu que le pianiste avait mis un mauvais doigté. Et des sucres lents, il allait en avoir besoin car, comme le dit ce musicien : « Quand Maria faisait travailler un élève, elle ne lâchait jamais prise, jusqu’à ce qu’elle obtienne _ voilà ce qu’est l’exigence _ ce qu’elle voulait. Le temps n’existait plus _ rien que l’éternité : qu’offre en effet la rencontre avec (et l’interprétation de) l’œuvre d’art ! On sortait épuisé _ mais heureusement : avec béatitude  _ de la leçon qui pouvait durer du matin au soir _ la durée étant celle (qualitative) de l’œuvrer, pas celle du temps (quantitatif et mécanique) physique de l’horloge (cf là-dessus les analyses de Bergson). Et quand elle se mettait au piano pour donner un exemple, c’était indescriptible _ en son « éclat » (plotinien)…  _ de beauté. Ce qui nous inspirait _ « L’artiste est moins l’inspiré que l’inspirant« , dit quelque part Paul Eluard… Des années après _ ces « leçons«  de Maria Curcio _, ce grand artiste dit que les séances de travail avec Maria Curcio ont changé sa compréhension du piano : « C’est difficile à expliquer, mais d’avoir travaillé avec elle fait qu’aujourd’hui je ressens dans mes muscles, dans mes mains, dans mes doigts chaque son joué par un autre pianiste _ voilà où porte la qualité de l’attention (ici l’écoute !), en son accueil exigeant et vrai de l’altérité ! _, ce qui me permet de mieux comprendre _ oui ! à côté de tant de surdité et d’inintelligence ; de tant d’in-attention ! _ les problèmes de mes _ propres _ élèves. »

Avant de devenir professeur, Maria Curcio avait donné des concerts. Née en Italie, à Naples, le 27 août 1920, d’une mère brésilienne _ et juive _ (Antonietta Pascal, pianiste et élève de Luigi Chiaffarelli, 1856-1923, à Sao Paulo) et d’un père italien _ homme d’affaire aisé _, Maria Curcio sera une enfant prodige _ apprenant le piano dès l’âge de trois ans, en 1923, et se produisant en de petits concerts dès l’âge de cinq ans, en 1925… Dotée d’un caractère ferme : elle refusera de jouer pour Benito Mussolini à qui elle _ elle avait sept ans, en 1927 _ trouvait une sale tête. Elève de Carlo Zecchi (1903-1984 _ lui-même élève d’Artur Schnabel _) _ ainsi que d’Alfredo Casella _, elle sera présentée à Artur Schnabel qui ne prenait jamais d’enfants parmi ses élèves. Il fera une exception.

Chaque été _ à partir de 1935, elle a quinze ans _ jusqu’au départ de Schnabel pour les Etats-Unis où, juif, il sera contraint de s’installer, Maria Curcio travaillera avec le grand pianiste dans sa maison _ de Tremezzo _ du lac de Côme (Italie) _ « un des plus grands talents que j’ai jamais rencontrés« , dira-t-il d’elle… A Tremezzo, elle accompagne aussi les chanteurs auxquelles Thérèse Behr, l’épouse d’Artur Schnabel et interprète reconnue de lieder, prodigue ses leçons ; et apprend aussi énormément d’elle (et du chant). Elle prend, encore, des leçons auprès du maître Fritz Busch… Elle sera également l’élève de Nadia Boulanger, à Paris. Quand Maria Curcio arrivait, la mère de l’illustre professeur disait à sa fille : « Ouvre la porte quand la petite Italienne joue…«  Mariée _ au lendemain de la guerre, en 1947 _ à Peter Diamand _ (autrichien ; né à Berlin, le 8 juin 1913 ; et mort à Amsterdam, 16 janvier 1998) qui avait été à partir de 1934 et jusqu’en 1939 le secrétaire particulier d’Artur Schnabel (ils avaient fait connaissance à Amsterdam) ; et juif, lui aussi ; avec lequel elle quitte Londres pour gagner Amsterdam en 1939, où Peter Diamand résidait et où il avait des projets de Festival (elle divorcera de lui, à l’amiable, en 1971 : son mari n’ayant pas su assez « résister«  à un penchant pour Marlene Dietrich ; mais ils demeureront « bons amis« ) _ qui sera le fondateur du Festival de Hollande _ où il exercera les plus hautes responsabilités de 1946 à 1973 _ et du Festival d’Edimbourg _ de 1965 à 1978 _, après la seconde guerre mondiale, Maria Curcio passera les années d’occupation à Amsterdam. Catholique, elle pouvait gagner quelque argent afin de nourrir son mari et la mère de celui-ci, qui se cachaient des nazis dans un réduit _ une soupente en un grenier.

De tous les élèves de Maria Curcio, Jean-François Dichamp est sans aucun doute celui qui en fut le plus proche, avec Rafael Orozco (1946-1996). Il raconte qu’elle lui avait dit « avoir souffert terriblement à Amsterdam, où l’on crevait de faim bien plus qu’à Paris ». Pendant la guerre, elle attrape la tuberculose qui met un terme à sa carrière _ d’interprète de concert virtuose. Elle sera donc professeur.

« LA MUSIQUE PARLAIT »

Lui-même enfant prodige (il jouait le rôle de Mozart enfant dans le film de Marcel Bluwal au côté de Michel Bouquet), Dichamp a vécu chez Maria Curcio à Londres pendant deux années. Il a pu voir et entendre les leçons qu’elle donnait aux nombreux étudiants qui passaient chez elle. Chaque samedi, elle recevait amis musiciens, élèves, anciens élèves dans son appartement londonien pour des soirées musicalo-amicales où il arrivait qu’elle se mette au piano. « C’était incroyable, le son était grand, jamais forcé, la musique parlait. Nous étions tous fascinés quand elle jouait les « Scènes d’enfants« , l’« Arabesque«  de Schumann, ou un nocturne de Chopin.« 

Pas loin de là, dans les années 1970, vivaient dans une grande maison les pianistes Martha Argerich, Nelson Freire, Rafael Orozco, la violoncelliste Jacqueline Dupré, les chefs d’orchestre Daniel Barenboïm, Youri Temirkanov, la violoniste Iona Brown. Ils formaient un phalanstère informel autour de cette musicienne aux conseils avisés, sans en être tous les élèves. Maria Curcio était très proche du compositeur Benjamin Britten _ et de son ami Peter Pears _ comme elle l’était du chef d’orchestre Carlo Maria Giulini et de la pianiste hongroise Annie Fischer _ elles passaient des nuits au téléphone ! _ mais aussi de Szymon Goldberg, Otto Klemperer, Josef Krips, Pierre Monteux et Elisabeth Schwarzkopf ; ou encore Charles Dutoit…

Pour Jean-François Dichamp, Maria Curcio apprenait à « avoir une relation entre le son et la main pour traduire une idée avec la palette sonore la plus large possible ». Elle apprenait « la continuité du discours. Une phrase respire _ c’est capital ! _ si on lui donne le souffle, sa respiration. Inspirer, expirer. La phrase doit avoir une continuité, une fin et un début » _ à comparer au chant : chez Mozart, chez Chopin…

Ses cours duraient le temps qu’il fallait _ idéalement. Ils n’étaient pas gratuits, mais quand l’élève n’avait pas les moyens de payer et que Maria Curcio pensait qu’elle pouvait lui apporter quelque chose, il n’était plus question d’argent entre eux _ voilà la générosité.

De l’Irlandais de Paris Barry Douglas au Roumain Radu Lupu, la liste des _ grands _ pianistes passés chez Maria Curcio est longue. Aux noms déjà cités, il faudrait ajouter ceux de Pierre Laurent Aimard, de Jean-François Heisser, de Marie-Josèphe Jude, d’Éric Lesage, d’Huseyin Sermet et de tant d’autres.

Alain Lompech

Un autre de ses élèves, le pianiste Niel Immelman, dit que pour Maria Curcio, « il n’y a pas de différence entre la musique et la technique«  : un « beau son » en tant que tel est sans intérêt pour elle ; ce qu’elle cherche, c’est « un son faisant accéder à l’essence même de l’œuvre« , en « vérité« … Aussi recommandait-elle chaudement d’étudier aussi la musique à (un peu de) distance de l’instrument : « nous devons écouter ce que nous regardons ; et regarder ce que nous écoutons«  ; et elle était extrêmement précise (et pratique, ou pragmatique) dans l’enseignement des aspects physiques du jeu même de piano. Et sa volonté très ferme savait s’adapter à la singularité de chacun des élèves _ n’est-ce pas la clé du succès de tout enseigner ? _ ; de même que sa générosité énorme _ ce qu’elle donnait sans compter d’elle-même _ témoignait de la profondeur de son désir d’apporter vraiment aux autres…

Le répertoire austro-allemand était central dans son enseignement, mais, grâce à son travail avec Alfredo Casella _ et avec Nadia Boulanger ! _ elle se trouvait « également » chez elle dans la musique française. Tout comme dans l’idiosyncrasie radicale de Leoš Janáček…

Et ses curiosités débordaient largement la musique _ cela me rappelle la personnalité de Gustav Leonhardt, lui aussi un « maître » de musique particulièrement attentif à la singularité de chacun de ses élèves (cf Jacques Drillon : « Sur Leonhardt » ; ainsi que mon article du 15 mars 2009 : « Du génie de l’interprétation musicale : l’élégance exemplaire de “maître” Gustav Leonhardt, par le brillant talent d’écriture (et perception) de Jacques Drillon« )…

Maria Curcio disait aussi, à propos de ses relations, parfois un peu complexes, avec certains « grands artistes« , et de son propre tempérament, en digne discipline du grand (et merveilleux : d’humanité) Artur Schnabel : « Vous ne pouvez pas être l’ami de tous les grands artistes, parce que tous les grands artistes ne sont pas de grands humains« 

Une belle « leçon de musique » ;

et de « grandeur » : simples…

Titus Curiosus, ce 20 avril 2009

la poétique musicale du rêve des « Jardins sous la pluie », voire « La Mer », de Claude Debussy, sous le regard aigu de Jean-Yves Tadié

10mar

Avec « Le Songe musical _ Claude Debussy« 

(paru au mois de novembre 2008, aux Éditions Gallimard, dans l’excellente collection « L’Un et l’autre« , que dirige Jean-Bertrand Pontalis),

le remarquable proustien (« Proust et le roman _ Essai sur les formes et techniques du roman dans « A la Recherche du Temps perdu »« ) qu’est Jean-Yves Tadié nous mène, avec ravissements, sur les chemins mouvants et liquides de la poïétique (de « rêverie ») d’un autre immense créateur, avec Proust _ « ils peuvent chacun en son domaine prétendre au titre de plus grand artiste français« , page 187 (en tête d’un chapitre, bref, mais riche, « Proust et Debussy« ) _, sur les traces des secrets de la création : musicale, cette fois, de Claude Debussy (Saint-Germain-en-Laye, 22 août 1862 – Paris, 25 mars 1918)

_ Marcel Proust : Paris, 10 juillet 1871 – Paris, 18 novembre 1822 :

Debussy et Proust sont d’exacts contemporains : « ils auraient pu se connaître, devenir amis » ; mais ils « eurent des relations difficiles » ; car « Proust est ami de Reynaldo Hahn. Mais voilà, Debussy et Reynaldo Hahn ne s’entendent pas : l’un tient la musique de l’autre pour peu de choses, l’autre le trouve franchement antipathique » ; ainsi marche le monde… Cependant « Proust adore « Pelléas«  » _ page 189 _ ; et il « place l’œuvre du compositeur dans son intrigue«  _ de « La Recherche » _, en la joignant au goût de Debussy pour Chopin ; « et l’air de Pelléas au sortir du souterrain : « Ah ! Je respire enfin ! » (air du reste inspiré du chant des prisonniers de « Fidelio« , note Proust) exprime le soulagement d’apprendre que Chopin revient à la mode« … _ pages 189-190…

L’objectif de ce passionnant et très riche essai

(bien à tort réputé « genre léger, subjectif, condamnable » _ cf la remarque ironique de la page 79, à propos des « professeurs de littérature » de « la Sorbonne de la fin des années cinquante » !..)

est rien moins que la recherche d' »un art poétique » : « retracer (l)a démarche créatrice, qui est obscure«  _ page 14 ; mais en va-t-il jamais autrement ?.. _ de Debussy :

« la musique » étant « un autre langage » que celui d’un écrivain : « même s’il est directement relié à l’âme, la traduction _ transposition d’un medium à un autre _ est réservée. Elle n’est pas rationnelle« … C’est donc au « mystère » de la musique _ ainsi que « dans la musique«  (page 11) _ de Debussy que va s’appliquer l’effort de sagacité de Jean-Yves Tadié en cet « essai«  :

« Le mot _ « mystère » _ est familier à Debussy, qui l’applique magiquement à Turner, « le plus beau créateur de mystère qui soit en art », et repris par Jankélévitch dans le titre du plus beau livre _ « Debussy et le mystère » _ écrit _ paru en 1949 aux Éditions de la Baconnière _ sur le musicien » (page 13).

Précisons le défi :

« Il ne s’agit pas seulement de s’enfouir dans une œuvre comme dans une maison, de s’y blottir sous les couvertures, mais, se retrouvant dans l’auteur et dans sa musique, d’en ressortir _ toutes ces métaphores spatiales ont du poids… _ avec une lumière nouvelle. Finalement, je ne comprends de Debussy que ce que j’ai d’abord, jadis ou maintenant, éprouvé _ forcément : il n’y a pas d’autre chemin, jamais, de la pensée (y compris de l’analyse philosophique) que la voie (à fleur des sens) de l’æsthesis... (…) C’est par la reproduction _ l’expression est volontairement rugueuse, maladroite, inadéquate : pour au mieux manifester l’impossible défi à relever, dans le genre des ascensions follement escarpées, à fleur de roches coupantes pour le corps-instrument à (se) forger… _ en soi _ il n’y a pas d’autre voie _ de ce qu’on croit être l’autre _ à rejoindre enfin ! qui le recherche ?.. et à ce point ?.., sinon dans certaines amours… _ que l’on peut retracer sa démarche créatrice _ celle du génie, aventureux, qui ose, s’élance, avance même difficilement en la « fantaisie » de son « songe« , à la fois libre, et complexe, dans la danse reptilienne de ses « arabesques« … _, qui est obscure«  (page 14) _ et que la réception (æsthétique) permet d’espérer re-constituer (et noter, écrire !), en de merveilleuses approximations, s’efforçant de mettre ses pas (d’écoute _ et d’écrivant !) dans les siens (de compositeur)…


Claude Debussy, tout en étant de son temps (marqué par le symbolisme : il est « un être de fuite«  _ page 28 _, affecté d’« une mélancolie profonde«  _ page 29 _), est un lutteur, en révolte perpétuelle : non seulement il rejette tous les académismes, mais « peu d’hommes trouvent grâce à ses yeux ; et il ne loue la musique d’aucun compositeur contemporain : ni de Fauré, ni de Franck, ni de Chausson, ni de Dukas, ni de Roger Ducasse, ni de Caplet, ces derniers pourtant amis et disciples, ni de Ravel » _ page 29.

« Je veux écrire mon songe musical, dit Debussy en 1911, avec le plus complet détachement de moi-même« , précise Jean-Yves Tadié, page 36 : « Debussy ne se plaît que dans son monde intérieur : « Je ne puis concevoir de plus grand plaisir que d’être assis sur mon fauteuil devant ce bureau, en regardant les murs qui sont autour de moi, jour après jour, nuit après nuit. Dans ces perspectives  je ne vois pas ce que vous voyez dans les arbres devant ma fenêtre, je ne vois ni n’entends comme vous. Je vis dans un monde imaginaire _ celui de sa poïesis _, mû par quelque chose que me suggère _ seulement ! _ mon environnement intime _ plus ou moins prosaïque, et plus ou moins partagé, lui (avec ses proches ; et contemporains) _, plutôt que par des influences extérieures, qui me distraient _ de cette poïesis _ sans rien m’apporter. J’éprouve une joie exquise à fouiller profondément _ nous y voilà : en ce travail fécond et secret de l’œuvrer ! de l’artiste, qui s’y soumet alors, en permanence… _ en moi-même ; et si quelque chose d’original doit sortir de moi _ par cette poïesis _, ce ne peut être que de cette manière », page 37. « Le compositeur, poursuit Jean-Yves Tadié, est d’autant plus enfermé en lui-même que, contrairement aux écrivains, il ne peut pas raconter autrement que par transposition dans le langage verbal ou en le chantant, ce qu’il écrit _ musicalement _ ; et qu’il n’y a pas de travail plus ardu, douloureux  _ en son exploration des sens qui s’y adonnent, d’abord en aveugles : dans l’obscurité (sonore) qu’il s’agit de percer, peu à peu, en avançant, de mettre à jour, en la dé-couvrant, phrase à phrase, son à son, sonorité par sonorité sensiblement décapée _, que de rechercher des associations de timbres entièrement nouvelles, des phrases qu’on n’avait jamais encore entendues. On peut rêver _ voilà le mot pour dire cette phantasia-là… _ en musique, ou de la musique. Y a-t-il une musique onirique ? Celle des fantaisies, des ballades, des rapsodies pour clarinette ou saxophone, celle de « Jeux« , du « Prélude à l’après-midi d’un faune » ? Celle qui échappe à l’ordre non de la raison verbale, mais de la raison musicale, des développements de la surprise _ mais oui ! _ ? Le portamento, le rubato seraient autant de libertés rêveuses _ cette alliance est bien tout le secret de cette aventure improbable, impitoyable (à corps éperdument livré !) et si exquisément délicieuse (aussi : enchanteresse !) du créateur en son exploration-découverte !.. _ dans l’interprétation, tout comme les prolongements de la pédale. Et le silence : ce qui est resté de songe au fond de la flûte du faune« , pages 37-38…

« A quoi reconnaître une musique inspirée par le rêve ? Sinon à la rupture incessante, à la condensation de thèmes inattendus, à leur défiguration : marches militaires moquées, rondes de chevaux de bois, leitmotive de « Tristan » replacés dans le « coin des enfants« , sérénades, mais interrompues comme l’œuvre elle-même, « La Sérénade interrompue« , dont le destin s’inscrit dans un seul morceau. La rêverie, on la reconnaît dans « le côté Chopin de Debussy », dans le lyrisme délicieux, qui, hélas !, contrairement à celui de Chopin, ne dure pas : « Arabesques« , « La plus que lente » avaient _ pourtant, un peu… _ laissé espérer le contraire. Le tempérament de Debussy, son inquiétude et la recherche de l’originalité ne le lui ont pas permis. Dans les Évangiles, la transfiguration _ la vie aussi… : en conséquence, il faut apprendre vite ! _ est de courte durée.

Mais elle existe. Ces moments si denses, ils résultent d’une décision _ de la part de l’artiste se livrant à la création _ : « Faisons de la musique contenant toute notre vie », page 38.

Aussi le chapitre « Esthétique«  (pages 57 à 73) recense-t-il « les règles du langage musical« , règles « toutes pratiques«  (page 60), qu’élabore, sur le tas _ « les théories ne naissent que lorsque les œuvres sont créées » (page 58) ; et « chacun doit apprendre à vivre sans école, sans maître, sans disciples », écrit Debussy en 1908, au sommet de sa renommée » (page 60) _, Debussy :

« Premier principe » : Debussy « sent (…) qu’il y a encore beaucoup à explorer et à dire, parce que la musique est « un art très jeune comme moyens et comme connaissance » (…) : presque tout est encore à dire«  (page 61).

« Deuxième principe : tout doit être dit brièvement, sans développement. On composera peu d’œuvres (…) : « Il est superflu de donner beaucoup d’œuvres : il est préférable de donner le plus possible de soi-même dans une seule ; en tout cas, dans un petit nombre »… » (page 62).

« Troisième principe : ne pas se répéter, ne pas « se recommencer », ni copier ceux qui vous ont précédé. « C’est pourquoi, dit Debussy, lorsque je n’ai rien à dire, je ne suis pas tenté d’écrire. » C’est pourquoi il n’a jamais fait un second « Pelléas« . La haine du développement lui est liée, « cette chose si longue et si ennuyeuse » qu’il a fini par détester chez Wagner, parce que les choses les plus inutiles « s’embroussaillent d’un long commentaire« . Il faut que l’action marche et se précipite. Ne jamais se répéter dans une même œuvre ni d’une oeuvre à l’autre. Le développement lui-même devient répétition et à ce titre haïssable.. Chaque sonate doit, par exemple, avoir une composition instrumentale différente. Chaque prélude a un titre différent, un numéro ne suffit pas. Chaque étude, de même. Les drames lyriques, réussis ou manqués, inédits ou publiés, ne se ressemblent pas, semblent dus à des auteurs différents : « Rodrigue et Chimène« , « Pelléas« , « Le Martyre de saint Sébastien« , « La Chute de la maison Usher« . Chaque œuvre doit être nouvelle par rapport à celles qui l’ont précédée«  (pages 63-64).

« Quatrième principe : laisser parler son moi profond. Au prix d’une maturation lente, en ne cultivant que « le jardin de nos instincts ». (…) Cet instinct est personnel, dit Debussy, il exclut les influences, les prescriptions de l’Académie. Ce ne sont pas les autres qui parlent en moi«  (page 64). (…) « Nous resterons par là fidèles à la « fantaisie », « cette chose mystérieuse qui nous fait trouver l’impression juste d’un sentiment ». Un sentiment, pas la réalité comme Bizet, « Maupassant de la musique »…

« Epurons notre musique », s’écrie le compositeur. Le discours musical alors se dépouille de tout ornement, presque de tout thème : « J’arriverai à une musique vraiment dégagée de motifs, ou formée d’un seul motif continu. » Les thèmes apparaissent à peine, avalés par l’orchestre ou le piano, au point qu’il vaudrait mieux parler de développement sans thème et sans fin ; la fin est toujours surprenante, comme chez Ravel, qui la transforme en jeu, en coup de théâtre bref. Dans le drame lyrique, ni airs ni récitatifs. « C’est une atmosphère musicale qui fait corps avec l’atmosphère morale ou physique. » Le chanteur est un être vivant, naturel, et lyrique uniquement quand il le faut, au nom de la « vérité », celle dont se réclament toutes les révolutions. C’est la simplicité, l’orchestre de Mozart«  (page 65).


« Il s’agit de donner au public une impression brève, en représentant la vie même, en percevant le rythme du monde, c’est-à-dire une structure cachée et en mouvement«  (page 66) _ cette formule va magnifiquement au cœur même de la poïétique de Debussy !

« Cinquième principe : de l’audace, de la nouveauté. (…) Il faut oser : « On n’ose vraiment pas assez en musique. » Debussy, qui dès ses vingt ans veut « faire une chose originale », a été toute sa vie en contradiction avec les officiels«  (pages 66-67).

« Sixième principe : la quête de la beauté. L’art n’est ni pour la foule, ni pour l’élite, c’est « de la beauté en puissance qui éclate au moment où il le faut, avec une force fatale et secrète ». « Il faut que la beauté soit sensible, qu’elle nous procure une jouissance immédiate, qu’elle s’impose ou s’insinue en nous sans que nous ayons aucun effort à faire pour la saisir. Voyez Léonard de Vinci, voyez Mozart. Voilà de grands artistes ! » (page 71).

« Septième principe : pureté et simplicité. Toute grande œuvre devient _ mais sans classicisme ! _ un jour classique. (…) Depuis que dans sa jeunesse romaine il a découvert Palestrina, il veut une musique « toute blanche », où l’émotion ne soit pas traduite par des cris, mais par des arabesques mélodiques. Les arabesques en s’entrecroisant produisent des « harmonies mélodiques ». Sur ce chemin, il se réclame de son « grand-oncle Mozart. C’est le plus pur des musiciens, c’est la musique ! » et de Rameau plus proche de son public que de nous ; chaque auditeur, pratiquant lui-même la musique, pouvait comprendre ses modulations et ses audaces (comme l’a rappelé Lévi-Strauss). Ainsi, Debussy retournant à Rameau, se rapproche de nous, dans l’« Hommage à Rameau » et les trois sonates« , pages 72-73.

« Debussy donne de la musique cette définition que je fais mienne : « Ce qu’il faut faire, c’est découvrir les principales impulsions qui ont donné naissance aux œuvres d’art et le principe vivant qui les constitue. » Les principales impulsions nous sont révélées par la biographie ou plutôt par un effort de sympathie, de proximité avec le créateur. Le principe vivant, c’est une forme dynamique, en action, une volonté et une organisation _ ou une désorganisation. Tant de préludes sont comparables à un discours qui se défait lentement, jusqu’au silence«  (page 73)…

Jean-Yves Tadié explicite aussi ce que représente pour Claude Debussy le « style français » : « la liberté«  des « formes traditionnelles de la musique française«  (page 81) ; et qu’explicite le chapitre « Brièveté » (pages 85 à 89) : soit « la brièveté, la concision, la densité, la surprise ; et ses figures écrites : l’asyndète, par exemple.


En latin, Tacite, en grec, Thucydide me donnaient la même impression, le même choc »  _ déjà « entre treize et quinze ans«  (page 85).

« Mais justement, pourquoi la concision, l’ellipse ? C’est que dans les trous, dans l’absence de ce qui n’est pas dit, il y a un secret, peut-être un mystère, quelque chose à chercher, comme dans un problème d’échecs. Les lecteurs _ comme les auditeurs _ sont appelés à travailler, à achever l’œuvre, à dire _ ou penser, ou ressentir _ pour eux-mêmes ce qui ne leur a pas été dit«  _ ou joué… (page 85).

« En musique, c’est tout naturellement que Debussy me semblait culminer dans la brièveté ; non seulement celle de ses pièces pour piano (instrument soliste pour lequel il n’a écrit aucune sonate), mais de ses mélodies, de ses morceaux symphoniques, parce qu’il ne développe jamais. La petite phrase de la sonate de Vinteuil, chez Debussy, on a beau l’attendre, elle ne reviendra pas. Vous avez aimé ce thème ? Trop tard ! Il ne sera pas repris. Si la musique est l’art du temps, chez Beethoven ou Wagner elle s’oppose aussi à son écoulement. Chez le musicien de l’eau, nouvel Héraclite _ qu’est Claude Debussy _, elle l’épouse entièrement. C’est à nous, à notre mémoire, de _ s’essayer, elle aussi, à _ reconstituer ce qui n’est déjà plus là. « Les fées sont d’exquises danseuses«  : cette  danse des fées ne me surprenait pas. Sur la pelouse que dominait notre appartement d’Auteuil, ma mère m’avait expliqué que les cercles qu’on apercevait étaient la trace de la danse des fées« … (page 86).

« La fin du XIXème siècle, comme par réaction à Wagner, est marquée par des artistes à l’œuvre brève (même si c’est _ parfois ! _ la mort qui en a décidé : Chausson, Magnard, Bizet, Satie, Ravel, Séverac, Gabriel Dupont, Fauré même. (…) Cette époque, qui s’étend des « Fleurs du Mal » à André Breton, ne croit pas qu’il faille sans cesse publier, être présent sur le marché et dans une presse d’ailleurs paresseuse et blasée. On rêve _ et le mot n’a rien d’anodin, bien sûr ! _ au contraire d’un livre unique qui enfermerait le monde et son sens. Comme Proust.

Chez Debussy, dont l’œuvre est contenue _ pour nous _ en une vingtaine de disques, la brièveté de l’ensemble se combine avec la concision de chaque morceau. La haine de la forme classique et du développement ne l’explique pas en entier. Il y a toujours quelque chose en lui qu’il ne peut pas exprimer. Franck ou Fauré surprennent notre attente par un développement de plus. Debussy, par un de moins. Certes, on peut rejouer ou réentendre un prélude. Mais il n’en apparaîtra pas moins contracté, pas moins dense, pas moins mystérieux. Combien de « petites phrases » emportent-elles ainsi leur secret !«  (page 88).

(…) « Comme auditeur : je préfère aux longs développements wagnériens les étranglements debussystes. » La formule touche dans le mille. A titre de comparaison, Jean-Yves Tadié dit encore, page 89 : « Les maximes de La Rochefoucauld sont des romans qui ne seront pas développés » : quelle politesse… Ou, à la conclusion du chapitre : « la suppression volontaire de toute contingence bavarde«  : là, l’expression est de Debussy…

Pour lui, la musique « est un art libre, jaillissant, un art de plein air, un art à la mesure des éléments, du vent, du ciel, de la mer ! Il ne faut pas en faire un art fermé, scolaire » alors qu’elle est « la vie même », celle que Debussy a l’ambition de représenter« , énonce Jean-Yves Tadié en réfutation d’un prétendu « réalisme » de Debussy, page 95. Et « Proust, de même, affirme que la vie enfin découverte et éclaircie, c’est la littérature. Ni l’un ni l’autre, ainsi, ne sont réalistes« , page 95, encore.

Par là, « la musique ne peut donc pas se couler dans une forme rigoureuse et traditionnelle ; elle a d’autres devoirs : elle est « de couleurs et de temps rythmés » _ une formule de Debussy dont on mesure l’importance ! L’harmonie « ne se démontre pas, mais s’entend à travers les espaces et se vérifie dans l’accord que fait le ciel avec l’eau », page 97.

Debussy est sans cesse à la recherche de « l’émotion épurée » : « c’est une émotion épurée, abstraite, qui doit être au cœur de l’œuvre et en constituer l’essence : « Gardons-nous de laisser étouffer l’émotion sous l’amoncellement des motifs et des dessins superposés ». On la dégage comme un sculpteur : « Combien il faut d’abord trouver, puis supprimer, pour arriver jusqu’à la chair nue de l’émotion ! »… »

Bref : « Composer n’est pas un exercice rhétorique mais une expérience sensible, sensuelle« , clot son chapitre « Émotion et musique » Jean-Yves Tadié, page 109.

Et du côté du récepteur : « les œuvres de Debussy ne demandent pas qu’on leur obéisse. Elles ne demandent rien, au contraire, elles nous fuient, et c’est nous qui demandons quelque chose aux « poissons d’or«  page 120 : c’est magnifique !

« Pagodes« , « La soirée dans Grenade« , « Jardins sous la pluie » : les titres des œuvres de Debussy, surtout « à partir de sa maturité, suggèrent une promenade à travers le monde et la vie« , dit superbement Jean-Yves Tadié, page 121, en ouverture de son chapitre « La musique a-t-elle un sens ? » (pages 121 à 141). D’une certaine façon, « Quand on n’a pas les moyens de se payer des voyages, il faut suppléer par l’imagination« , se laisse aller à dire Debussy (page 122). Mais c’est que, plus profondément, « il y a chez Debussy, une imagination matérielle des éléments«  _ à la Bachelard.

Mais « soudain, à la fin de sa vie et à son sommet musical, en vieillissant et à mesure que la maladie progresse, Debussy abandonne tout titre poétique ou figuratif : plus de monde, plus de littérature, plus d’ironie : « Études« , « Sonates« . Les œuvres ne renvoient plus qu’à elles-mêmes, la musique à la musique et à la conscience de soi, comme si on n’avait plus besoin d’appâts extérieurs, alors que le contenu musical est au contraire le plus novateur«  (pages 126-127).

De même, et parce que « tout un univers s’y insére, quelle que soit cette durée (d’une œuvre), il faut accélérer considérablement notre perception, notre imagination, notre pensée, à l’exécution ou à l’écoute d’un prélude ou d’une étude, beaucoup plus encore qu’à celle de Chopin » (page 132)

« La musique a un sens. Elle peint ou suggère la vie de l’esprit et du corps«  (page 135). Le sens de cette musique est seulement « intraduisible et pourtant communicable, comme dans l’amour ou la prière silencieuse » (page 141) _ à la grâce de la puissance de l’attention de l’accueil…

Jean-Yves Tadié s’attarde aussi sur l’importance de l’arabesque dans la musique de Debussy : « On peut entendre dans l’arabesque une expression musicale de la caresse amoureuse, de l’extase prolongée en rêverie, mais aussi de la joie de la mélodie sans contraintes, qui jamais ne s’arrête ni ne se clôt sur elle-même. (…) Elle n’a pas de structure circulaire. C’est _ tout _ un monde merveilleux où il n’y a pas de raison extérieure, empruntée aux règles, pour que le charme s’arrête (…) préservé de la mélancolie ou de l’angoisse que l’on sent percer parfois dans la mélodie » de Debussy (page 167). Et « l’obsession de la ligne serpentine (dont parle Mario Praz dans « Mnémosyne« ) est bien _ aussi _ un phénomène d’époque, de Mallarmé à Proust, de Fauré à Debussy » (page 169).

« Tous les effets de flous chers à Debussy _ et issus de ces arabesques serpentines… _ disparaîtront _ bientôt _ sous les coups de la musique moderne. Il n’y a plus de place pour eux chez Stravinski, Bartók, Prokofiev, Chostakovitch, ni dans la musique sérielle. Ils permettent pourtant à la rêverie _ aussi _ de l’auditeur de s’enfoncer, de sombrer miraculeusement dans la musique. (…) Jankélévitch parle, à propos de « Brouillards » et de « Feuilles mortes« , de ce « royaume de l’automne où les rythmes deviennent cotonneux et où le véloce devenir a quitté toute nervosité », tout comme dans les « rythmes relâchés » de « Colloque sentimental« . Tout cela renvoie à la stagnation de l’eau, une eau morte, celle de Mélisande et des symbolistes, celle de « Bruges-la-morte« , de Rodenbach, devenu opéra de Korngold…

Mais ce flou est obtenu à force d’exactitude _ dit Jean-Yves Tadié, page 171. La musique n’est pas une sauce (qui elle-même noie la mauvaise cuisine et les rotis anglais), ni la pédale, dont on a relevé l’effet sombre, brouillé dans « En sourdine » et dans les pièces espagnoles. Rien à voir avec la confusion : pas de compositeur plus précis, plus exigeant, ce qui n’exclut pas la délicatesse du toucher que Walter Gieseking a si bien retrouvée. Casella a noté qu’on avait l’impression que Debussy effleurait, sans marteaux, les cordes de ses doigts«  (page 171).

« La musique de Debussy évoque ou mime le tremblement de la lumière et le tremblement du son, comme la ligne serpentine de l’Art nouveau, comme le flou sémantique et rythmique de Verlaine, comme les hésitations sur le sens mallarméen. « La Cathédrale engloutie » commence, indique la partition, « dans une brume doucement sonore », et « Des pas sur la neige » s’étouffent dans un « tendre et triste regret ». Les sons se brouillent comme les yeux à travers les larmes, parce que le bonheur est toujours déjà passé«  (page 172).

« Debussy étrangle les épanchements _ dit magnifiquement Jean-Yves Tadié, page 174 _ ; il commence parfois à se livrer, puis s’interrompt« . (…) « Un vieux maître italien, un non moins vieux piano signé Ignace Pleyel dont les doux sons semblent évoquer le passé », c’est ainsi que Debussy se rappelle sa petite enfance de pianiste. Tout se passe comme s’il avait voulu, dans sa manière de concevoir et de prescrire le jeu, ressusciter ce passé : la douceur du toucher, chargée de cette mémoire, reste attachée à notre conception du piano debussyste, malgré les efforts pour le transformer en un instrument à percussion, aux sonorités détachées, égrenées comme des perles et aseptisées« , analyse superbement Jean-Yves Tadié, page 180.

Quelques témoignages rapportés nous sont très précieux : par Roy Howat, celui de Dolly de Tinan, « qui lui aurait indiqué que son beau-père insistait sur la polyphonie, la clarté de l’architecture et le caractère rythmique de la danse« , page 180.

« Et quand Debussy jouait lui-même ? C’est Léon-Paul Fargue qui en a le mieux parlé : « Debussy s’asseyait silencieusement au piano du petit cabinet bibliothèque et se mettait à improviser. Tous ceux qui l’ont connu savent ce que cela pouvait être. Il commençait par frôler, par tâter, par faire ses passes, et puis touchait dans le velours, s’accompagnait parfois, la tête baissée, d’une jolie voix de nez, comme d’un chuchotement chanté. Il avait l’air d’accoucher le clavier. Il le berçait, et lui parlait doucement, comme un cavalier à son cheval, comme un berger à son troupeau, comme un batteur de blé à ses boeufs. » (…) Accoucher le clavier : Debussy dit aussi qu’il faut jouer les mains dans le clavier, non au-dessus du clavier. Louis Laloy, son fidèle ami et biographe : « Il avait gardé une délicatesse de toucher et une souplesse des doigts qui semblaient modeler le son gagné de vitesse par ses mains mollement agiles, et l’étendre sans choc en nappes fluides et transparentes ». Son éditeur, Jacques Durand : « Quand il jouait Chopin, cela tenait du prodige » (pages 181-182).

Et « on est très ému d’entendre Debussy _ en personne ! _ au piano, grâce aux enregistrements qu’il avait effectués en 1913 selon le procédé Welte-Mignon sur bandes perforées, qui reproduit à la fois le son et le niveau dynamique des interprètes, les variations de leur toucher, tels qu’ils jouaient et sans correction. (…) Outre le charme des couleurs, ce qui frappe _ avance l’écouteur (de première !) qu’est Jean-Yves Tadié _, c’est le caractère extraordinairement détendu du jeu, son côté improvisateur (au point de prendre de grandes libertés avec ses propres indications) et moelleux« , nous est-il encore très précieusement restitué, aux pages 182-183.

Toute interprétation musicale, mais aussi toute écoute _ et, qui plus est, à chaque fois ! _, doit _ et c’est un impératif absolu ! sinon, ce n’est pas la peine !.. _ ; doit se mettre sur le chemin de l’improvisation première de la « création » de l’œuvre ; dont essaie, toujours, de retenir et les traces, et la vie (de cette « improvisation » même, donc…), ensuite l’acte de la notation et l’écriture sur le papier, par le compositeur ; avec ce qui nous en demeure (= nous en incombe : à nous) « à déchiffrer » ; à travers ce qui (pauvrement) demeure écrit sur la partition… Toute interprétation, comme toute écoute, doit vivre (= respirer !) de cette « inspiration »-là ; c’est-à-dire respirer à son tour de son « grand souffle » se déployant !!! Au participe présent… Sinon, on (= nul) n’est pas là…

Sur le dernier (très beau) chapitre, « Dernière œuvre« , je préfèrerais laisser l’entière découverte au lecteur du livre, même si « Debussy a eu plusieurs « derniers styles », parce qu’il a toujours cherché à se renouveler, à ne jamais rien refaire«  (page 221)… Sinon, peut-être, cette réflexion, page 222 : « Le retour à la tradition française proclamé par Debussy à partir de 1914 n’est que le masque du dépouillement, des solitudes glacées où le génie tente ses dernières explorations. (…) Dans sa période de création miraculeuse de 1915, il semble que Debussy alterne entre l’évocation tragique des circonstances, extérieures et intérieures, la guerre et la maladie, et le refuge dans le paradis de la musique, qui l’emporte : la « Sonate pour flûte, alto et harpe«  » (page 222)… Puis la « Sonate pour violon et piano«  (…) qui « échappe à son auteur » : avec son « tournoiement vertigineux de lambeaux, comme une vie mise en pièces, de discours musicaux qu’on aimerait tant prolonger et qu’on ne peut que réécouter« , aux pages 223 et 224…

Et _ c’est presque le mot de la fin de l’essai de Jean-Yves Tadié « Le Songe musical _ Claude Debussy« , page 228 _ Vladimir Jankélévitch « voyait en Debussy un mystique dionysiaque qui nous parle du mystère de midi« 

Jean-Yves Tadié nous offre aussi l’histoire de sa découverte de l’œuvre de Claude Debussy, notamment les portes que lui ont ouvertes sa grand-mère, venue, il y a longtemps (en 1896, page 174), de Roumanie ; puis sa mère, traductrice de Henry James (« Les ailes de la colombe« )


Et il cite aussi quelques grands disques : dont le « Concerto pour deux violons«  de Bach par Yehudi Menuhin et Georges Enesco (dont le « charme » de la musique ne s’arrête pas, page 167) ; et la « Sonate pour violon et piano » de Debussy, par Yehudi Menuhin et Benjamen Britten, « au festival d’Aldeburgh, en 1959 » : une interprétation « si audacieuse : rapide et violente« , page 224

Et enfin une belle bibliographie, « Books’ Corner« , page 231, avec les meilleurs livres sur Claude Debussy :

les « grandes biographies« ,

« celle de Lockspeiser, plus esthétique et augmentée de l’analyse musicologique due à Harry Halbreich« ) ;

« celle, plus psychologique et tournée vers le rôle des femmes, de Marcel Dietschy » ;

et « celle scientifique et critique de François Lesure _ « Claude Debussy« … _ , qui vérifie tous les faits et réexamine tous les témoignages« .

« Pour Debussy et les arts, le beau livre _ « Harmonie en bleu et or _ Debussy, la musique et les arts » _ de Jean-Michel Nectoux« .

Et « pour la signification philosophique, dès 1949, l’admirable essai _ »Debussy et le mystère« … _ de Jankélévitch« …

Ainsi que l’iconographie « procurée dans les « Documents iconographiques » parus chez Pierre Cailler, et dans celle de François Lesure« .

Sans oublier « la monumentale « Correspondance«  (Gallimard, 2007), éditée par François Lesure, Denis Herlin et Georges Liébert« …

Merci à eux tous,

et à Jean-Yves Tadié : nous entrerons un peu mieux, ainsi, dans le « monde » assez « merveilleux » de l’artiste Claude Debussy…

Titus Curiosus, ce 10 mars 2007

La grâce (et l’intelligence) « Jaroussky » en un merveilleux récital de « Mélodies françaises », de Jules Massenet à Reynaldo Hahn _ un hymne à la civilisation de la civilité

25fév

Je ne vais pas être objectif,

autant que j’annonce tout de suite et sans ambages la couleur

_ car je place (on ne peut plus « personnellement » : j’en demande bien pardon !) au pinacle de mon goût musical « personnel », donc, la mélodie française… cf mon article du 11 octobre, à propos de l’excellent (ravissant !) récital de Susan Graham : « Un Frisson français » (chez Onyx) ; « Un bouquet de “glamour” musical _ et autres _ pour “temps de crise”…  » _,

le récital de mélodies françaises (disons « fin-de-siècle« ) que vient nous offrir Philippe Jaroussky

avec un CD de « Mélodies françaises » _ c’est le sous-titre de ce CD, auquel on aurait bien fait de s’en tenir ! _

est une merveille de réalisation,

grâce à l’interprétation d’enchanteresse probité poétique et musicale

_ et il faut du génie pour pareille justesse dans le rendu avec autant de « naturel » de l’infinitésimal du camaïeu des plus infimes nuances, et toutes (et chacune) « à leur place » !.. :

tout « devant », ainsi « à sa place », mobile et émouvante,

par un travail formidablement patient et inspiré, exigeant, face à l’œuvre qu’il faut « donner » « telle quelle », en quelque sorte,

c’est-à-dire telle que cette œuvre sourd, sub specie æternitatis, du génie de l’artiste créateur à l’instant béni des Dieux de son « invention-naissance » par l’artiste-auteur-compositeur-créateur de l’œuvre ;

par un travail, donc, de fourmi, titanesque et minutieux tout à la fois, de « mise en place » des interprètes

dont n’est devenue, à l’instant de cette interprétation le plus possible « en toute simplicité » offerte ;

dont n’est devenue plus perceptible la moindre trace du plus petit effort qu’il a pourtant bien fallu fournir, essayer, donner, pour y atteindre et s’y hausser !) ;

tout (de l’œuvre « donnée) devant, ainsi, donc,

glisser et couler de source, avec la grâce heureuse, et bientôt, à l’instant même, c’est à dire immédiatement, partagée par nous, récepteurs de ce « don » de l’œuvre ainsi interprétée (et captée _ par l’ingénierie sonore ; et reçue par nous _ les auditeurs-récepteurs, auxquelles cette œuvre ainsi interprétée est « donnée ») ;

avec la grâce heureuse, donc,

de l’évidence sereine de la sensation (æsthesis), indissolublement poétique et musicale, ici, comblée ;

car tel est bien son miracle, sa « grâce », en effet… _,

grâce à l’interprétation d’enchanteresse probité poétique et musicale

de Philippe Jaroussky, contre-ténor _ qu’on n’attendait peut-être pas, bien à tort !, dans pareil répertoire : pour tout dire, je ne goûte pas particulièrement l’aigü de son timbre (!) dans le répertoire baroque;

à moins que ce ne soient des « volutes » (d’ornements de la ligne musicale) peut-être un peu trop maniéristes, ou maniérées :

est-ce affaire d’œuvres (non françaises, ou de style « français », en l’occurrence) ? est-ce affaire de rôles ? est-ce affaire de choix stylistiques de chefs (d’opéras _ haendeliens ? ; ou de cantates _ italiennes ?..) ; voire de directeurs artistiques ? ou même de conseillers (moins avisés qu’ici)… ;

en tout cas, ici, pour l’heure _ en ces magnifiques « mélodies françaises » « fin-de-siècle » -ci _,

le goût de Philippe Jaroussky frôle la perfection… _

et Jérôme Ducros, au piano ;

plus les (brefs) amicaux renforts

_ en guest-stars : mais la mélodie est un art on ne peut plus convivial d’écoutes réciproques, à commencer par les écoutes mutuelles (= « l’entente », au sens premier et propre ! enchanteresse alors !) des interprètes entre eux, comme en toute musique « de chambre », laquelle est le B-A BA de LA musique !.. ne jamais le perdre de vue (ni d’ouïe !) _

du violon de Renaud Capuçon (pour « Violons dans le soir » de Camille Saint-Saëns, sur un poème d’Anna de Noailles) ; du violoncelle de Gautier Capuçon (pour « Elégie » de Jules Massenet, sur un poème de Pierre Lorys) ; et de la flûte d’Emmanuel Pahud (pour « Viens, une flûte invisible soupire« , d’André Caplet, sur un poème de Victor Hugo).

Le CD est officiellement, et plutôt malencontreusement à mon goût (car trop « accrocheusement ») titré : « Opium«  _ en référence à ce sous-titre de la mélodie (fort belle !) bien mieux titrée, elle, « Tournoiement« , de Camille Saint-Saëns (sur un poème d’Armand Renaud, en 1870…) _

comme s’il s’agissait _ vulgairement _ de la promotion commerciale de quelque « parfum » aux pouvoirs possiblement envoûtants (= aphrodisiaques) : mais non ! il s’agit seulement de délicates et subtilement raffinées « mélodies françaises » à écouter avec sérénité et tendresse sur sa platine !

alors que l’interprétation (magnifique de lisibilité et d’impact : quelle intelligence de la sensibilité !) de Philippe Jaroussky est aux antipodes du moindre mauvais goût, aguicheur, appuyé, affriolant,

l’interprète s’en tenant, présente-t-il lui-même très sobrement au début du livret du CD (page 5), à ceci :

« J’ai choisi volontairement la prononciation la plus proche possible de la voix parlée actuelle _ sans trop d' »r » roulés, par exemple… ; on pourra comparer avec une version antérieure d’« A Chloris«  filmée, sur You Tube… : telle un brouillon…  _, afin que les mots résonnent de la façon la plus naturelle _ un terme qu’il nous faudra commenter ! _ dans l’imaginaire _ « fantaisie » est le mot que prononce Théophile de Viau, le poète, dans « A Chloris » (en post-scriptum, pour le plaisir, je donne l’intégralité de ces « stances »)… _ des auditeurs, en essayant d’écarter tout « affect » ou « surinterprétation«  _ en effet ! tant de la part du chanteur ; que de l’auditeur !!! _ ;

avec cette reconnaissante _qu’il en soit chaleureusement remercié ! _ précision, encore :

« Je tiens à remercier tout particulièrement Frédéric Faye qui m’a permis, par ses conseils tout au long de cet enregistrement, d’aller dans cette _ fort heureuse ! cf la version antérieure d’« A Chloris«  sur You Tube _ direction »  _ on ne peut plus judicieuse, en effet : l’art français proscrivant absolument (comme une horreur qui le saccage et, sans nul remède hélas le détruit !) de présenter si peu que ce soit à sa réception

_ et ce point constitue aussi une donnée fondamentale de la chose : cet art (du chant français), tout comme celui (= frère !) de la conversation, étant tout entier tourné vers l’interlocuteur, qu’il s’agit d’abord, et avec le plus grand tact, de respecter et servir ; et jamais de séduire, acheter, emporter, berner, violer _

l’art français proscrivant absolument de présenter à sa réception

la moindre prise que ce soit au plus léger début de plus petit soupçon _ mortel pour l’interprétation ! comme pour la réception de l’auditeur !!! _ de surcharge ou de boursouflure !!! 

Sur les vingt quatre mélodies composant le merveilleux bouquet de ce récital, « Opium« , donc,

dix-sept d’entre elles ont été composées et publiées _ les indications du livret n’étant pas tout à fait complètes à cet égard, c’est dommage… _ entre 188o, pour « Nell » (sur un poème de Leconte de Lisle), et « Automne » (sur un poème d’Armand Silvestre), de Gabriel Fauré, et « Les Papillons » (sur un poème de Théophile Gautier), d’Ernest Chausson ;

et 1901 , pour « Les Donneurs de sérénade » (sur un poème de Verlaine : « Mandoline« , le quinzième du recueil « Les Fêtes galantes« ), de Gabriel Dupont ;

en amont de ce moment (1880- 1901 : si fécond pour ce genre si quintessentiellement « français »), trois mélodies de 1869-70 :

« Elégie » (sur un poème de Pierre Lorys) et « Nuit d’Espagne » ( sur un poème de Louis Gallet) _ tout spécialement merveilleuses, les deux !!! _, de Jules Massenet, en 1869 ;

et « Tournoiement » (avec pour sous-titre « Songe d’opium » : sur un poème d’Armand Renaud), de Camille Saint-Saëns _ tout aussi éblouissante ! _, en 1870 ;

et, en aval, quatre mélodies, entre 1907 et 1914 , et une dernière en 1924 :

en 1907, « Violons dans le soir » (sur un poème d’Anna de Noailles), du même Camille Saint-Saëns (1835-1921) ; l’immortelle « A Chloris » (sur un poème, donc, tellement beau, de Théophile de Viau, de 1621), en 1913,

et l’exquise « L’Heure exquise » (sur un poème de Verlaine, « La lune blanche…« , le sixième du recueil « La Bonne chanson« ), du magnifique Reynaldo Hahn (1875-1947), en 1914 ;

et enfin, exception un peu plus tardive de ce somptueux « bouquet », en 1924, « Sonnet » (sur le sonnet « Ha ! Bel Accueil, que ta douce parole…« , du « Premier Livre des Amours« , de Pierre de Ronsard) de Paul Dukas..

On comprend que Philippe Jaroussky ait tenu à ne pas se priver, ni nous non plus, de ces sept mélodies-là : extraordinaires, en effet !

Et alors que son récital fait l’impasse _ j’ose espérer que c’est pour les réserver à un futur récital ! _ sur ces chefs d’œuvre que sont les mélodies de Henri Duparc, de Maurice Ravel _ ainsi que, même si plus tardives, de celles de Francis Poulenc…

Le choix des mélodies de ce récital-ci par Philippe Jaroussky et Jérôme Ducros est extrêmement judicieux, en son « unité », autour des deux dernières décennies du XIXème siècle principalement :

un moment « fin-de-siècle », si l’on veut, mais brillant des feux mordorés et chatoyants d’une France qui affirme avec sérénité (et sans hystérie) son génie, son âme et son esprit, dans ses Arts aussi : la France de la république (et des Lois) de Jules Ferry, se remettant, avec son élégance « essentielle (depuis François Ier au moins, et Joachim du Bellay : « France, mère des Arts, des Armes et des Lois…« , dans « Les Regrets« , à un retour de Rome…), de l’humiliation de la défaite par les Armes de 1870…

Personnellement, je ne partage pas du tout ! la thèse d’un goût dominant, sinon généralisé, voire uniforme, pour un certain décadentisme _ à la Huysmans (ou à la Des Esseintes) de « A rebours« , en 1884 _ que pense décrypter, dans la plupart de ces œuvres-là, le livrettiste de ce CD, Christophe Ghristi.


Si l’art français se démarque, certes, du goût germanique pour « la terre« , les brouillard
bien épais de chemins ne menant nulle part (« Holzwege« ) au cœur des forêts et vers les cimes de montagne, ce n’est pas pour autant un art de l’artifice et de « la chaleur _ vénéneuse _ des serres » (page 5 du livret) _ telle celle, superbe par ailleurs, de la demeure haussmannienne des Saccard, donnant sur le Parc Monceau, dans « La Curée » de Zola (en 1872 : une critique au vitriol des miasmes du second empire, qui vient juste de s’écrouler, d’un bloc, à Sedan, à la capitulation de Bazaine, le 27 octobre 1870)…

L’art français, éminemment civil (avec urbanité !) et civilisé, est celui d’une nature peignée : celle des jardins de Le Nôtre (si bien dits « à la française« , même s’ils sont aussi originaires des académies italiennes _ cf l’excellent « La France italienne _ XVI-XVIIèmes siècles » de l’historien Jean-François Dubost, aux Éditions Aubier-Montaigne, en 1998 _), et des « Fêtes galantes » de Watteau, auxquelles se réfère Verlaine, et qui inspirent, en effet, nos musiciens, ici Reynaldo Hahn (en 1892) et Gabriel Dupont (en 1901)…

C’est un Art de la ville et « urbain » _ en la polysémie du terme _ qui tient (toujours) compte des autres (= des personnes), des perspectives humaines, en la fantaisie et la grâce de ses alignements ; et qui n’a pas beaucoup de penchant ou d’attrait pour les vertiges du sauvage (« the wilderness« )…

Ce récital-ci, de Philippe Jaroussky et Jérôme Ducros, est ainsi

selon _ et là je retiens la remarque du livrettiste, page 6 _ non « pas la couleur (mais) rien que la nuance« , ainsi que « le recommandait Verlaine ;

et Hahn lui obéit : son « Offrande«  _ « Voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches… » _ ou « l’Heure exquise«  _ les deux mélodies d’après les poèmes de « La Bonne chanson« _ dédaignent les grands gestes et les éclats _ en effet _

pour une silencieuse intimité » _ oui ! celle des Couperin, par exemple… _ ;


ou selon cette autre « recommandation« , toujours d’après Verlaine, mais cette fois in « 
Les Fêtes galantes«  :

« chanter « Très crâne et avec élégance » »

Voilà ! Tout est ainsi résumé

Parmi mes découvertes singulières parmi les mélodies de ce programme,

je tiens à signaler celle de Cécile Chaminade (1857 – 1944), auteur d’un dynamique _ « et de la plus exquise excentricité » : en effet ! _ « Sombrero« , ainsi que d’un « Mignonne, allons voir si la rose« , d’après Ronsard, tout plein de « charme« , en 1894 : tout un esprit du temps nous est ainsi exquisément _ le mot revient, décidément _ rendu…

Bref, un must que ce CD « Opium _ Mélodies françaises », par Philippe Jaroussky et Jérôme Ducros

_ CD Virgin Classics 50999 216621 2 6 _,

afin de pénétrer toujours mieux (cf la série de mes articles antérieurs sur ce même « sujet » _ accessibles en remontant par la case « Archives »)

 _ et avec ravissement, tant l’esprit et l’âme (ainsi que tous les sens ; mais avec le filtre, toujours, de la civilité et de l’urbanité : sans y déroger jamais !) sont à la perfection « servis » ! _,

afin de pénétrer toujours mieux

le si beau goût (musical) français ;

quand son « art » (français, donc) de la civilisation

reçoit, ces derniers temps-ci,

d’un peu vilaines pichenettes et assez grossiers (vulgaires) accrocs…

D’où la mise en exergue d’un « hymne à la civilité »

_ quand la musique (du chant) adoucit (vraiment) les mœurs…

Titus Curiosus, ce 25 février 2009


Post-scriptum :

« A Chloris« , stances, en 1621,

de Théophile de Viau (Clairac, entre mars et mai 1586 – Paris, 25 septembre 1626) :

S’il est vrai, Cloris, que tu m’aimes,

Mais j’entends que tu m’aimes bien,

Je ne crois point que les rois mêmes

Aient un heur comme le mien.

Que la mort serait importune

De venir changer ma fortune

A la félicité des dieux !

Tout ce qu’on dit de l’ambroisie

Ne touche point ma fantaisie

Au prix des grâces de tes yeux.


Sur mon âme, il m’est impossible

De passer un jour sans te voir

Qu’avec un tourment plus sensible

Qu’un damné n’en saurait avoir.

Le sort qui menaça ma vie

Quand les cruautés de l’envie

Me firent éloigner du Roi

M’exposant à tes yeux en proie,

Me donna beaucoup plus de joie

Qu’il ne m’avait donné d’effroi.


Que je me plus dans ma misère!

Que j’aimai mon bannissement!

Mes ennemis ne valent guère

De me traiter si doucement.

Cloris, prions que leur malice

Fasse bien durer mon supplice.

Je ne veux point partir d’ici

Quoique mon innocence endure ;

Pourvu que ton amour me dure

Que mon exil me dure aussi.


Je jure l’amour et sa flamme

Que les doux regards de Cloris

Me font déjà trembler dans l’âme

Quand on me parle de Paris:

Insensé, je commence à craindre

Que mon Prince me va contraindre

A souffrir que je sois remis.

Vous qui le mîtes en colère,

Si vous l’empêchez de le faire

Vous n’êtes plus mes ennemis:


Toi qui si vivement pourchasses

Les remèdes de mon retour,

Prends bien garde quoi que tu fasses,

De ne point fâcher mon amour.

Arrête un peu, rien ne me presse,

Ton soin vaut moins que ta paresse,

Me bien servir c’est m’affliger;

Je ne crains que ta diligence,

Et prépare de la vengeance

A qui tâche de m’obliger.

In « Après m’avoir fait tant mourir« , Œuvres choisies de Théophile de Viau,

dans l’édition de Jean-Pierre Chauveau, en septembre 2002, dans la collection Poésie/Gallimard,

pages 64 à 67…

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