Dialogue sur le penser des Arts : lire le « Philosophie de l’art » de Fabienne Brugère et Julia Peker, ou comment apprendre des avènements progressifs des Arts, aujourd’hui
26nov
Mardi soir 23 novembre,
dans les salons Albert-Mollat de la rue Vital-Carles,
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Francis Lippa a dialogué (le podcast dure 50 minutes)
avec Fabienne Brugère
sur son (avec Julia Peker) Philosophie de l’art,
qui vient de paraître aux Presses Universitaires de France.
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Bien plus qu’un manuel
destiné peut-être d’abord aux Étudiants de Philosophie (et Esthétique),
ce livre important _ et passionnant ! _ de 269 pages
est loin de consister en un simple panorama _ exposé factuel _ de l’état présent de la réflexion philosophique, même la plus pointue et la mieux lucidement ouverte
sur ce que sont les activités et productions artistiques,
en particulier aujourd’hui _ et cela, en toute la richesse de leur profuse et complexe diversité ! en priorité en ce qui concerne les Arts plastiques _, en ce tournant du millénaire,
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mais qu’il propose bel et bien un véritable creusement
profondément éclairant (philosophiquement !)
de ce qu’est pour les artistes
_ et les plus authentiques, tout spécialement ! les auteures ont (très heureusement) privilégié les exemples qu’elles apprécient ou préfèrent ! auxquels va toute leur sympathie… On pourra le compléter, je me permets de le suggérer ici, par la lecture très substantielle du très beau et très riche 53 œuvres qui (m’) ébranlèrent le monde, de Bernard Marcadé, paru l’année dernière aux Éditions Beaux-Arts (et sous-titré Une lecture intempestive de l’Art du XXème siècle…) : un livre de « regards« , lui aussi exemplaire !.. sur les Arts depuis L’origine du monde, de Gustave Courbet, en 1866, à l’Hommage aux hirondelles, de Niele Toroni, en 1997… _
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un véritable creusement, donc,
de ce qu’est pour les artistes
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le penser _ leur penser _ même (à l’œuvre ! œuvrant ! « à l’ouvrage« , dirait un Jean Dubuffet…),
ouvert, tendu, secret, mais se manifestant peu à peu, cheminant plus ou moins sourdement, en effet, mais obstinément « instaurant« ,
selon le concept que les auteures empruntent (très judicieusement) à Étienne Souriau (cf son Vocabulaire d’Esthétique…)
_ pour ma part, j’aurais aussi fait appel au concept de poiesis (et de poïétique) que manie un Mikkel Dufrenne (cf, par exemple, son très beau travail Le Poétique…) _
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le penser même, œuvrant,
de leur activité singulière artiste ;
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et dont l’œuvre
(ou les œuvres _ les productions en tous genres, et parfois fort divers !..)
_ ce concept est magnifiquement « travaillé« par Fabienne Brugère en son chapitre II, « L’œuvre (dé)grisée« , déployé de la page 81 à la page 132 _
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n’est (ou ne sont) à certains égards qu’un témoin, une trace,
un résidu,
voire un déchet
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_ si l’on consent à mettre un peu ses pas dans ceux d’un Antonin Artaud (cf Le Pèse-Nerfs…),
comme semble s’inciter à le faire, peut-être, Julia Peker, auteure d’un très récent Cet Obscur objet du dégoût, que Fabienne Brugère a publié dans la collection Diagnostics qu’elle dirige aux Éditions Le Bord de l’eau : c’est, me semble-t-il, au moins, ce qui vient colorer certains des chapitres de ce Philosophie de l’art, et en particulier sa conclusion : pour ma part, je résiste tout de même quelque peu, comme cela peut se soupçonner discrètement à l’audition de notre conversation, à la coloration quasi trash de ce penchant (surtout quand on l’applique aux Arts), dans lequel, et toujours pour mon humble part, je verrais comme les vestiges d’une sorte d’imprégnation, même up to date (ainsi appliquée aux Arts _ ou à la Culture, sinon à la Civilisation ! _, tout spécialement : vers un trash chic !!!) du masochisme nihiliste (mortifère !) contemporain, contre lequel Nietzsche, en son Zarathoustra (un livre pour tous et pour personne, le sous-titrait-il, plus que jamais intempestivement actuel !!!), par exemple,
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contre lequel Nietzsche
appelait à un vigoureux sursaut
(de vie !) :
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« Encore un siècle de lecteurs, et l’esprit va se mettre à puer« , diagnostiquait-il en sa lucidité magnifique !
en un chapitre capitalissime de ce Zarathoustra : « Lire et écrire« …
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On aperçoit alors où peut mener la dérive hors de l’enthousiasme du « spectateur« dé-passionné !..
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Même si jamais le ton de Fabienne,
ni en l’écriture magnifiquement déployée du livre,
ni en l’éclat de sa parole claire et éloquemment détaillée (et illustrée de très judicieux exemples donnant à ressentir aussi, selon l’aisthesis, ce que ses concepts affutés excellemment dégagent en son analyse), en sa conférence,
n’a cette coloration décadente…
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Fabienne choisissant, a contrario, de privilégier toujours l’empathie d’une approche positive,
amie,
envers la démarche, toute de fragilité _ en l’exposition la plus audacieuse à l’altérité dans sa plus extrême singularité : celle d’à son meilleur et le plus authentique… _ des artistes,
et s’interdisant tout surplomb _ qui serait seulement conceptuel _ qui pontifierait, de haut, et froidement, en quelque sorte.
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C’est en tout cas cela que j’ai moi-même voulu signifier en insistant un peu sur l’exigence de valeur des artistes eux-mêmes _ et pas celle des critiques extérieurs ! _, en leur parcours poïétique, en leur working progress « instaurant« , avec la plus haute rigueur : celle de la probité de ce qui se cherche
en leur penser-expérimenter-œuvrer, donc…
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Et qui peut donner lieu,
et sans forcément que cela soit recherché comme une « marque » pour seulement se faire remarquer, se _ bourdieusement… _ distinguer _ sur un marché (dramatiquement concurrentiel !) de consommation-achat-vente, par exemple… _
à un style :
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cf le beau mot de Buffon
en son Traité du style : « le style, c’est l’homme même« ,
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en son improbable singularité, donc ;
en sa propre, quasi monstrueuse, altérité à lui-même, se découvrant, sourdement ;
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ou, encore : le « Je est un autre » d’Arthur Rimbaud…
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Alors l’exposition _ par l’artiste, qui en propose en quelque sorte l’offre,
ou, mieux encore et plutôt, en fait (absolument !) le don (gracieux !) :
de cet exposer même !
(et sans exhibitionnisme !! est-il seulement besoin de le mentionner ?.. :
cela ne peut être que discret, intime ! quasi secret, et à la sauvette…) _,
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ou mieux encore _ Fabienne le développe ! _ la « rencontre » !
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_ par le rencontreur même : qui veut bien se laisser aller (= consentir à…) s’y exposer, à son tour, en une expérience (dont l’intensité de l’enthousiasme _ de l’aisthesis : du corps propre s’y ouvrant… _ peut même aller jusqu’à une quasi explosion du ressenti… ;
même si tout cela ne peut être, de même aussi pour lui, forcément !, que discret, intime, quasi secret, et comme à la sauvette !
et en symétrique de l’intimité ultra-sensible, quasi à hurler silencieusement, de l’artiste lui-même !)
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en une expérience
qui peut, donc, à l’occasion (assez rare ! tout de même…), se révéler, intensément, très forte :
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cf là-dessus l’analyse tout bonnement sublime (!) qu’en livre, en toute sa générosité, Baldine Saint-Girons en son très grand (!! : je ne le recommanderai jamais assez !) L’Acte esthétique (aux Éditions Klincksieck) ;
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et nous sommes là, en pareille « rencontre« (activement esthétique ! donc), considérablement plus loin que ne pouvait aller le spectator (à la suite de celui d’Addison et Steele…) toujours passablement refroidi, lui, et, somme toute, toujours assez compassé (par quelque, tout de même, sorte de tampon-filtre anesthésique précautionneux…),
d’Adam Smith :
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dont Fabienne Brugère nous donne une somptueusement lumineuse analyse, aux pages 193 à 207 de son chapitre Le Spectacle de l’Art… Et c’est même là un temps fort magnifiquement éclairant de ce travail ! Quand on le rapporte aux autres conséquences, un peu mieux connues, elles, des analyses d’Adam Smith… ;
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et sur ce spectator, justement,
on ne saurait faire l’impasse sur le décisivement magistral, lui aussi, Homo spectator,
de mon amie Marie-José Mondzain (aux Éditions Bayard)… :
Homo spectator et L’Acte esthétique sont des lectures absolument indispensables !!!… _
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alors
_ et je reprends le fil de mon élan après cette incise consacrée au spectator… _
l’exposition,
ou mieux encore la « rencontre » !
_ en son ultra-sensibilité aussi discrète, intime, que puissamment explosive ! _,
d’un tel processus
improbable et fragile
est, en effet,
un merveilleux cadeau
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_ donné (par l’un), reçu (par l’autre) : les deux ayant su (et appris à) _ c’est une force ! _, hors train-train, y consentir…
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Donnant lieu, cette « rencontre » un peu rare,
à une expérience _ hors préméditation, ni calcul ;
et elle-même, forcément (ainsi en aval), elle aussi un peu rare,
en pareille discrétion et secret (aux antipodes du moindre exhibitionnisme hystérisé !) de « rencontre« des intimités des ultra-micro-sensibilités ainsi ouvertes et offertes !.. _
de joie,
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à peut-être, qui sait ?,
daigner
_ c’est la visitation de l’Ange ! le passage (ultra-furtif et si peu repérable, pour peut-être savoir, à l’instant de son apparaître si fugace, l’alentir, et accueillir, et recevoir ! s’en faire l’hôte le plus humblement dévoué…) de la Grâce ! _
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daigner
partager
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_ expérience proprement esthétique que cette joie singulière-là…
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Inutile de préciser, donc,
que,
à mon tour
de lecteur de ce livre,
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je partage dans toute sa plénitude cette démarche _ toute amicale _ d’accueil
et de sympathie,
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celle de la curiosité ouverte et amie, affectueuse,
de Fabienne Brugère
…
à l’égard
de ce que nous avons qualifié, en notre conversation,
d' »expérimentation«
audacieuse, courageuse
_ en l’audace, toute de probité, de sa fragilité discrète même… _,
d’artistes contemporains…
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Bravo donc pour ce travail passionnant
d’exploration
quant aux Arts
pensant vraiment
_ et autrement que conceptuellement :
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à travers quelque aisthesis
donnant, d’une façon ou d’une autre, à s’exposer (sans s’exhiber)
à d’autres que soi,
sans fausse posture
(ou imposture : hystérisée en quoi que ce soit) de soi… :
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au service d’un autre Soi (étrangement plus grand que soi,
et cela pour chacun ! pas que pour l’artiste !)
qui vient discrètement,
« se trouvant« ainsi alors en cette « expérience » d’aisthesis
partagée,
s’y découvrir… _
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bravo donc
pour ce travail passionnant
qu’est ce Philosophie de l’art
de Fabienne Brugère et Julia Peker…
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Titus Curiosus, le 26 novembre 2010
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Post-scriptum :
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le mardi 25 janvier 2011,
j’aurai la grande joie de dialoguer à la librairie Mollat, au 91 de la rue Porte-Dijeaux,
avec la magnifique Baldine Saint-Girons
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_ cf et son génial Fiat lux : une philosophie du sublime, au Quai Voltaire ;
et son si merveilleux L’acte esthétique, aux Éditions Klincksieck _ :
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à propos de son dernier important essai d’esthétique, Le Pouvoir esthétique,
aux Éditions Manucius,
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dont voici
_ cf aussi mon article de présentation, en date du 12 septembre 2010 : les enjeux fondamentaux (= de civilisation) de l’indispensable anthropologie esthétique de Baldine Saint-Girons : “le pouvoir esthétique”… _
la quatrième de couverture :
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Mettre en évidence «le pouvoir esthétique», c’est souligner l’intrication des questions de l’esthétique à celles de l’éthique et du politique. Le pouvoir naît d’un vouloir et se heurte à d’autres pouvoirs. Sous la diversité des apparences, il concerne la force de l’apparaître, compris en ses trois temps : projet, stratégie, effets. Faut-il plaire, inspirer ou charmer ? Rechercher la dignité du beau, la gravité du sublime ou la suavité de la grâce ? Parmi les trois figures de la laideur ou du mal, notre adversaire est-il d’abord la difformité qui dissone, la médiocrité qui enlise, ou la violence qui révulse ? Le beau peut être médiocre et violent : il ne saurait manquer d’harmonie. De même, le sublime peut être compatible avec la difformité et la violence : il disparaît avec la médiocrité. Et la grâce peut être dépourvue de beauté et d’originalité : la douceur ne saurait lui faire défaut. À chaque combat sa technique : l’imitation des meilleurs, l’invention du nouveau, l’appropriation de traits gracieux. De là des résultats divergents : l’admiration va à ce qui plaît, l’étonnement à ce qui inspire, la gratitude à ce qui charme. Rompre les trois cercles maudits du mépris niveleur, de la médiocrité agressive et de l’envie négatrice, tel est l’enjeu. Dans quelle mesure ces trois grands types de pouvoir esthétique sont-ils exclusifs, chacun des deux autres ? Si Burke dégagea, au milieu du XVIIIe siècle, ce qu’on peut appeler le dilemme esthétique entre beau et sublime, est-on aujourd’hui fondé à parler d’un trilemme esthétique entre beau, sublime et grâce ?
…
A suivre…