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Le défi de la conquête de l’autonomie temporelle (personnelle comme collective) : la juste croisade de Christophe Bouton à l’heure du « temps de l’urgence » et de sa mondialisation

25avr

C’est avec un vif enthousiasme que j’ai la profonde joie de chroniquer ici  le très beau travail de Christophe Bouton, en son riche et combien magnifiquement juste ! essai Le Temps de l’urgence

qui paraît ce mois d’avril aux Éditions Le Bord de l’eau, dans la très intéressante collection Diagnostics _ cf déjà le très remarquable État de vigilance _ critique de la banalité sécuritaire, de Michaël Foessel, chroniqué dans mon article du 22 avril 2010 : Le courage de « faire monde » (face à la banalisation esseulante du tout sécuritaire) : un très beau travail d’anthropologie à incidences politiques de Michaël Foessel…  _, que dirigent Fabienne Brugère et Guillaume Le Blanc.

Christophe Bouton _ homme tranquille, calme et riche de quiétude, au quotidien, dans la vie _ est un philosophe très probe, très précis, ordonné et très clair _ l’analyse de l’Histoire ainsi que celle du Temps constituent la focalisation principale de son œuvre de philosophe _, qui entreprend en ce travail-ci, et d’abord sur le terrain sien de l’analyse philosophique des concepts et des problèmes

_ mais pas exclusivement : « in medias res », pour commencer (pages 7 à 16) ; ainsi que sur le terrain des sciences sociales aussi (aux pages suivantes de son Introduction, « L’Urgence comme fait social total« , « Mise en perspective historique et géographique » et « La Confusion entre l’urgence et la vitesse« , pages 16 à 37 ; puis en un très riche premier chapitre « Extension du domaine de l’urgence« , à ras de ce nous offre l’actualité récente des médias et des sciences sociales, pages 39 à 115) : au point de m’inciter à aller regarder d’un peu près dans les livres qu’il cite assez abondamment de Nicole Aubert, Le Culte de l’urgence, et Gilles Finchelstein, La Dictature de l’urgence : mais leur défaut est de manquer (et même gravement !) de soubassement conceptuel philosophique ! Ce que dit Nicole Aubert de l’« éternité«  est tout simplement consternant ! ; et la focale de Gilles Finchelstein est celle d’un pamphlet politique un peu trop circonstanciel, un peu daté par le contexte de la campagne présidentielle, qui présida à son écriture, en 2012, et visant la (caricaturale, il est vrai) pratique sarkozyenne du pouvoir et des médias… Alors on mesure combien est précieuse et même indispensable la profondeur de champ du regard conceptuel philosophique… _,

qui entreprend, donc,

d’oser envisager des « remèdes » _ concrets et qui soient efficaces ! et pas seulement individuels (ou plutôt personnels), mais aussi collectifs, c’est-à-dire, et à la fois, politiques et juridiques, mais aussi économiques : et cela, à l’échelle tant nationale qu’européenne, pour ce qui nous concerne, nous Français ; mais aussi (et surtout) mondiale, à l’heure de la mondialisation des procédures capitalistes ! _ à la « maladie de l’urgence« 

qui ne cesse, depuis la décennie des années 90 du siècle dernier _ déjà ! _, de répandre, à la plus large échelle et grande vitesse (et accélération) qui soit en une spirale-maëlstrom qui s’auto-alimente et s’auto-accélère elle-même (= un méga-vortex !), l’urgence a « vocation à la mondialisation«  _, ses considérables « dégâts » ;

avec, même, cette très haute perspective, page 245, en ouverture de son chapitre 4 « Arrêt d’urgence ! » :

« On peut même se demander si la mondialisation du capitalisme ne va pas entraîner la mondialisation de l’urgence. Que faire _ demande-t-il donc ! _ pour enrayer ce processus ?.. »

_ le très remarquable chapitre 2, pages 117 à 187, s’intitule « Les Dégâts de l’urgence » ; et ceux-ci sont magnifiquement analysés, ainsi que « la nouvelle barbarie«  (selon une expression empruntée à l’Humain, trop humain, de Nietzsche), qui caractérise leur effet systémique ;

à propos de « l’inquiétude moderne« ,

cf ce que déjà disait Locke de l’« uneasiness » (= mal à l’aise, malaise !) ;

et Christophe Bouton ne manque pas de citer, page 197, ce mot crucialissime (!) de Locke en train de fonder le libéralisme en cette fin du XVIIe siècle : « L’inquiétude (uneasiness) est le principal, pour ne pas dire le seul aiguillon qui excite l’industrie et l’activité des hommes« , dans la fameuse traduction en français de Coste, celle-là même que reprit Leibniz pour l’écriture de ses Nouveaux essais sur l’entendement humain ; Locke nous livre ici rien moins que le malin génie (de marketing !!! : faire désirer, et à perpétuité, ce dont la victime éprouve l’absence-privation comme une souffrance ; et cela sans jamais combler vraiment, par quelque jouissance enfin suffisante !..) à la base de l’ingéniosité capitaliste en train de mettre alors en place ses dispositifs… ;

et qu’est donc l’« urgence » se mondialisant d’aujourd’hui,

sinon cette « uneasiness«  même, considérablement (!) augmentée et accélérée,

par laquelle il s’agissait, déjà alors, de « mobiliser«  à faire travailler et à faire acheter (au-delà d’un simple « consommer«  ou satisfaire des besoins, selon la logique de l’« utile«  : ce n’est d’ailleurs toujours là que le leurre et la « figure de proue«  de ce qui devient carrément une « mobilisation infinie«  ; celle-là même de ce « temps de l’urgence«  généralisée, totale (voire totalitaire…) d’aujourd’hui dont parle Peter Sloterdijk, en sa Critique de cinétique politique : cf page 115…) les malheureux « esclaves«  de cette nouvelle « aliénation ?.. ;

« le comble de l’aliénation temporelle » étant désormais « cette privation totale _ le mot est prononcé ! _ de temps libre et de liberté dans l’usage du temps. L’individu voit son temps quadrillé, compressé, saturé par des tâches multiples (ce qu’on peut appeler la polychronie) au point que le peu de temps disponible qui lui reste ne lui sert qu’à dormir pour tenir bon« , pages 34-35 (et Christophe Bouton d’annoncer alors : « S’agissant de l’origine de l’urgence, on mettra la focale sur le domaine où elle semble la plus intense, l’économie« , page 35…) ;

 

« l’urgence est un esclavage moderne« , conclut page 187 Christophe Bouton sa réflexion du chapitre 2 « Les dégâts de l’urgence« , avec à l’appui un autre mot décisif de Nietzsche : « celui qui de sa journée, n’a pas deux tiers _ vraiment ! _ à soi est un esclave, qu’il soit au demeurant ce qu’il voudra : homme d’État, marchand, fonctionnaire, savant« …) ;

et encore, page 181, cette autre réflexion de Nietzsche (au moment de son séjour à Sorrente, et deux siècles après Locke, dans une optique diamétralement opposée !!!) : « cette agitation s’accroît tellement que la haute culture _ nécessairement ouverte et créatrice ! _ n’a plus le temps de mûrir _ voilà ! _ ses fruits ; c’est comme si les saisons se succédaient trop rapidement. Faute de quiétude, notre civilisation aboutit à une nouvelle barbarie » ; nous y sommes !..

Au final de ce travail passionnant qu’est ce Temps de l’urgence,

il s’avère que ce sont les conditions mêmes les plus concrètes et effectives de la liberté,

dans les activités de travail

comme dans les activités de loisirs,

que cherche à distinguer, mettre en valeur et surtout promouvoir le plus concrètement possible, dans les actes et dans les œuvres tant personnelles que collectives,

l’analyse très précise et superbement ciselée de Christophe Bouton ici.

Et il appert alors que l’alternative à l' »urgence« 

pressante et stressante _ jusqu’au burn-out ;

sur le burn-out, lire le remarquable et magnifique travail de Pascal Chabot, Global burn-out, paru au mois de janvier dernier ; le phénomène du « burn-out » apparaît cité sept fois dans l’essai de Christophe Bouton, aux pages 21, 65, 126, 130, 244, 278 et 291… _


est bel est bien le « loisir«  _ vrai, et sa vraie respiration : « le loisir comme libre modulation des tempos«  par la personne, en artiste de son existence, sa vie, page 34 ;

soit « le loisir, à égale distance de l’urgence et de l’oisiveté« , page 297 ; Christophe Bouton poursuit : « Écoutons Montaigne : « Je hais à quasi pareille mesure une oisiveté croupie et endormie comme embesognement épineux et pénible. L’un me pince, l’autre m’assoupit »«  ; ce même Montaigne (avec quel art des verbes !) de : « Quand je danse, je danse ; quand je dors, je dors… » ;

« le loisir est à comprendre comme un libre usage du temps tout au long du temps quotidien et du temps de la vie » (page 285) ; c’est-à-dire à la fois dans l’activité du travail et dans l’activité du temps libre ;

car, de fait et fondamentalement, « la liberté ne peut être comprise qu’à la lumière du temps _ c’est-à-dire de la modulation la plus souple qui soit, par la personne active, de ses usages. Elle nomme la capacité de l’individu à pouvoir _ très effectivement _ décider, se frayer un chemin _ d’actes et d’œuvres, in concreto _ dans l’arborescence _ ouverte et riche _ de ses possibilités futures« , page 144… ;

et cela, pour, s’y épanouissant dans ses réalisations pleines, éprouver cette joie qui témoigne (Spinoza le montre et l’analyse) que, au sein même du temps, s’éprouve aussi la plénitude inaltérable d’une dimension d’éternité (sur laquelle nul temps à venir n’aura de prise, pour l’amoindrir, la briser, la détruire… L’éternité est l’autre même du temps ; mais elle ne s’éprouve, pour nous humains, que dans le temps ; et dans la gratitude de la vie : dans le temps juste ! musicalement juste !!! même si probablement « il faut (aussi) porter du chaos en soi pour donner naissance à une (telle) étoile dansante«  _,

Et il appert alors que l’alternative à l' »urgence » pressante et stressante

est bel est bien le « loisir« ,

comme Christophe Bouton le démontre parfaitement dans sa superbe Conclusion, Éloge du loisir, pages 283 à 298.

La base en est que « réhabiliter le loisir,

c’est promouvoir, à rebours de l’urgence,

l’idée d’une liberté _ à conquérir et bricoler dans le faire : c’est un art délicat et extraordinairement riche ! _ par rapport au temps« , page 285.

« Il s’agit de penser un libre usage du temps

dans l’activité professionnelle

et dans les loisirs ;

un temps libre pendant le travail _ par exemple « décompresser le temps, assouplir le carcan temporel, freiner la course à la productivité dans l’organisation _ offerte et subie _ du travail« , page 248 _

et en dehors du travail _ à l’envers complet des « industries culturelles » (de crétinisation par le seul divertissement fun) si justement dénoncées par Theodor Adorno, Max Horkheimer et les philosophes de l’École de Francfort.

Le loisir est un temps plus libre,

dans son usage et sa modulation, page 294 _ moduler (c’est un terme musical) est très important…

À terme,

le « loisir au sens de libre usage du temps (…) n’est pas un amusement, un simple passe-temps pour intellectuels _ par exemple… _, il n’est rien moins qu’une des conditions _ sine qua non ! _ de la démocratie et, plus généralement, de la civilisation » _ rien moins ; et c’est tout simplement essentiel ! _, pages 295-296.

Parce que « le loisir est le temps de la réflexion et de la création« ,

car « pour créer des œuvres,

pour les découvrir également _ cf ici, sur l’activité que comporte nécessairement  une vraie « réception » (= pleinement active elle-même, même si cela comporte bien des degrés…), et pas une « consommation » passive et endormie, de ces œuvres : en cette modalité du vivre, importante elle aussi, « dormir«  sa vie est toujours une décidément terriblement mortifère (et assez difficilement rattrapable : on s’y laisse entraîner…) « aliénation » et « barbarie » ! ;

cf là-dessus les magnifiques L’acte esthétique de mon amie Baldine Saint-Girons, et Homo spectator, de mon amie Marie-José Mondzain : deux livres majeurs ! _,

il faut pouvoir disposer de temps

et pouvoir en user librement«  _ les deux : quantitativement et qualitativement ! Et pas l’un sans l’autre !

Sans la liberté vraie de l’usage du temps, il n’y a très vite que vide et gouffre de néant de sens (même si c’est massivement partagé !) ; et que ce soit dans l’ordre du travail comme dans celui du « temps libre » : le sens de ce qu’est « faire » pour un humain, se perd et s’épuise, bercé par le train-train trompeur de la répétition nihiliste des habitudes, dans le forçage massivement subi de la propagande des « besoins« , de l’« utile«  et de ce qui s’auto-proclame « consommation« , voire « civilisation d’abondance » (et « des loisirs«  !) ; et dans la ritournelle endormeuse du cliquetis des roues des wagons sur les rails répétés à perte de vue des habitudes (confortables ou pas) installées ;

sur l’habitude, et a contrario de ce que j’en dit là, un commentaire très intéressant, pages 139 à 142, du livre de Bruce Bégout La Découverte du quotidien _,

est-il précisé page 296.


Et « on peut appeler « tempérance »

_ oui : c’est en effet tout un art (et très effectif )du « tempérer« -moduler. Et la musique et l’art du musicien nous en font ressentir la réalisation ; d’où l’importance vitale de l’aisthesis. ; cf ici les travaux de Jacques Rancière, par exemple dans le passionnant entretien (avec Laurent Jeanpierre et Dork Zabunyan) récapitulatif de son parcours de penser-chercher qu’est La Méthode de l’inégalité ; mais aussi et d’abord dans Aisthesis _ scènes du régime esthétique de l’art _

cette capacité

_ personnelle : à construire peu à peu acte par acte, œuvre par œuvre, en son « expérience » ; se référant à « deux catégories empruntées à l’historien Reinhart Koselleck« , Christophe Bouton indique, page 143 : « tout individu possède, de part et d’autre de son présent _ et lui donnant, les deux, de la perspective… _, un « champ d’expérience » et un « horizon d’attente »… » élargissant considérablement l’espace et la respiration du vécu de ce présent, non seulement « s’ouvrant«  ainsi, mais enrichi de considérable consistance ; ce qui vient s’éprouver dans le déploiement du « créer« … ; cf là-dessus le très beau livre de Jean-Louis Chrétien, La Joie spacieuse _ essai sur la dilatation _

à bien user de son temps

et à vivre « à propos »« 

_ ici Christophe Bouton cite le fondamental chapitre 13, De l’expérience, du livre III des Essais ; mais sans se référer au merveilleux commentaire des expressions « passe-temps » et « passer le temps » : « J’ai un dictionnaire tout à part moy… » ;

Montaigne disant alors de la vie (et de ce qu’elle offre très généreusement à vivre) : « Nous l’a Nature mise en main, garnie de telles circonstances et si favorables, que nous n’avons à nous plaindre qu’à nous _ voilà ! _ si elle nous presse _ avec, désormais, la pression de ce qui est en passe de devenir le « fait total«  de l’urgence organisée socio-économiquement, tant dans le travail que les loisirs de masse, dans le capitalisme ultra-libéral mondialisé… _ et nous échappe inutilement » ; Montaigne citant alors le Sénèque magnifique (!) de la Lettre 11 (à Lucilius) : « La vie de l’insensé est ingrate, elle est trouble ; elle s’emporte _ dans l’inconsistance _ vers l’avenir tout entière » ;

et Montaigne de conclure ce sublime passage : « Pour moi donc, j’aime la vie et la cultive _ c’est le mot important ! car est bien là tout l’art de vivre « vraiment«  !.. _ telle qu’il a plu à Dieu nous l’octroyer. (…) J’accepte de bon cœur, et reconnaissant _ Montaigne entonne un chant de gratitude ! _, ce que Nature a fait pour moi, et m’en agrée et m’en loue. On _ = les ingrats qui se laissent emporter dans l’inconsistance de l’urgence factice généralisée _ a fait tort à ce grand et tout-puissant donneur de refuser son don, l’annuler et défigurer _ voilà ! Tout bon, il a fait tout bon«  ; à chacun d’identifier les responsabilités de ses stress ; et d’ y répondre en conséquence : par la modulation souple (= créatrice !) de ses actes !.. ;

là-dessus, se référer au concept magnifique de « plasticité » superbement analysé par Catherine Malabou, en son La Plasticité au soir de l’écriture _ dialectique, destruction, déconstruction _,

afin de « trouver pour chaque situation le temps juste,

le bon tempo » _ et c’est bien de la musique du vivre (pleinement) qu’il s’agit là ! _, page 297.


On comprend que cette « tempérance » _ comme art du tempo, du temps juste ! _,

assez difficile déjà à conquérir personnellement _ c’est un art subtil et délicat : tout musical… ;

cf la sublime invocation à Apollon et aux Muses au final si poétique des Essais de Montaigne ; mais aussi selon Socrate, in Gorgias 482b… _,

soit aussi chasse gardée socio-économique,

et même assez jalousement :

« la tempérance, un luxe réservé à quelques uns ?« , page 297

_ la liberté des autres en agaçant plus d’un ! Sadisme et masochisme faisant partie intégrante des pulsions humaines, eux aussi sont à tempérer : personnellement, d’une part, mais aussi socialement ; et il arrive que certains, décomplexés, ici se déchaînent…

D’où les ultimes mots _ courageux et de grande ambition socio-politique : pour ce qui est de « trouver des répliques, des résistances à l’urgence« , ainsi qu’il a été dit page 248… _

de l’essai de Christophe Bouton, pages 297-298 :

« Tant que la course à la productivité

ne sera pas _ tant soit peu _ freinée et contrôlée

par des politiques menées aux niveaux national

et international _ et là n’est certes pas le plus facile à inciter et obtenir, dans un régime de concurrence généralisée et exacerbée !.. _,

tant que des contre-normes juridiques _ de droit effectif _

_ cf ici les beaux travaux de Mireille Delmas-Marty, par exemple son tout récent Résister, responsabiliser, anticiper ; ceux d’Alain Supiot, dont L’esprit de Philadelphie _ la justice sociale face au marché total est cité page 280 ; et ceux de Jean Garapon, dont Le Gardien des promesses _ Justice et démocratie est cité page 168… _

ne seront pas opposées à la norme _ de fait _ de l’urgence

_ et Christophe Bouton vient de proposer une panoplie de mesures très précises et concrètes de « résistance«  effective à cette très envahissante « norme de l’urgence«  ;

les quatre « attitudes qui semblent devoir être évitées » et très positivement contrées (en une stratégie de remèdes précis et concrets se voulant aussi justes qu’efficaces), étant, telles que cernées à la page 245, « catastrophisme, banalisation, psychologisation, fatalisme«  ;


pour les remèdes positifs que propose Christophe Bouton,

outre la préventive dénonciation d’« Impasses » dans lesquelles ne pas se fourvoyer, ni s’empêtrer (pages 250 à 258),

ainsi qu’une très opportune démarche de « Démystification«  (pages 258 à 265), avec ses trois rubriques

_ « vraie ou fausse urgence«  (pages 259 à 261, et en trois temps de questionnement méthodique à se proposer : 1) « la question de l’origine de l’urgence«  ; 2) « la question de la menace et de ses effets potentiels«  et 3), « la question de la finalité de l’urgence« ) afin de démêler le vrai du faux en matière d’urgence ;

_ « le Slow Time«  (pages 261 à 264), tel un mouvement commençant à se déployer ;

_ et « l’éducation comme rempart contre l’urgence«  (pages 264-265) un dispositif crucial afin de contrer la « discipline«  de l’urgence : ainsi « l’éducation qui ne laisse pas assez de place à la créativité _ et la formule est encore beaucoup trop timide ! Il faut enseigner les voies libres de la création : artistique, d’abord !.. _ devient une institution de la séquestration, qui fabrique des sujets dociles« , peut-on y lire ;

et pour ma part, l’enseignant (à philosopher !) que je demeure viscéralement, continue de se scandaliser que ce ne sont pas les plus intelligents et les plus créatifs de ses meilleurs élèves qui ont été les mieux reconnus in fine par le cursus des Études français ; ce qui souligne à mes yeux l’inintelligence et l’infécondité que notre pays et notre culture en récoltent aujourd’hui ! ; l’hyper-lucidité de Paul Valéry s’en désolait et révoltait déjà dans les années trente… Cf mon article du 26 août 2010 à propos de la brillante et très riche biographie de Paul Valéry par Michel Jarrety : Vie de Paul Valéry : Idéal d’Art et économie du quotidien _ un exemple… Fin de l’incise… ;

 

on se reportera surtout au sous-chapitre des « Solutions politiques et juridiques » (pages 266 à 281) qui termine le chapitre 4 « Arrêt d’urgence ! » (pages 245 à 281),

avec ses quatre étapes : « la réduction du temps de travail » (pages 268-269), « le droit à la déconnexion » (pages 270 à 276), « pénaliser l’urgence organisationnelle«  (pages 276 à 278) et « réformer le capitalisme » (pages 278 à 281)… ; et c’est bien là-dessus que paraît devoir se focaliser le débat de fond majeur _,

« Tant que la course à la productivité ne sera pas freinée et contrôlée par des politiques menées aux niveaux national et international, tant que des contre-normes juridiques ne seront pas opposées à la norme de l’urgence _ je reprends l’élan de ma phrase _,

 

la reconquête _ ou conquête, plus simplement : a-t-elle donc déjà, jadis, été atteinte ?.. Nul âge d’or n’est perceptible dans le rétroviseur de l’Histoire… _

de l’autonomie temporelle _ des personnes humaines _

sera _ autant personnellement que collectivement, les deux ; et que ce soit dans les conditions (socio-économiques, d’abord) de travail, ou dans les conditions (socio-économiques, elles aussi, ainsi qu’idéologiques) des loisirs, telles qu’elles se présentent massivement proposées (et « proposées«  demeure un euphémisme !) ; et surtout dans les usages enfin libres, parce que libérés (de ce qui, travail et loisirs sans vrai « loisir« , les « presse«  et oppresse ; gare ici aux impostures (et à La Fabrique des imposteurs…) cherchant à nous faire prendre des vessies pour des lanternes…), que nous devons apprendre, geste à geste, œuvre à œuvre, à faire de nos actes ! en de vraies œuvres… _

difficile autant que rare« …

Pour conclure,

je voudrais citer (en la résumant un peu) la superbe conclusion (de l’état des lieux de la situation aujourd’hui) du chapitre « Les dégâts de l’urgence« , pages 186-187, qui met fort bien l’accent sur l’importance de trouver des « solutions accessibles » (page 36) contre « l’emprise de l’urgence » (page 37) :

« En premier lieu, l’urgence (…) se révèle souvent contreproductive. (…) Elle fait naître du désœuvrement dans et et en dehors du travail. (…) Elle engendre une sclérose, une rigidification de l’existence. Elle n’est (…) qu’une mobilité factice.

Le deuxième critère pour disqualifier l’urgence est celui des conditions de la vie bonne. (…) L’urgence permanente (…) sape les conditions d’une vie bonne parce qu’elle s’attaque à la structure même du temps de l’individu à tous ses niveaux : temps quotidien, temps de la vie, temps de l’Histoire. Le temps de l’urgence est un temps de détresse. (…) Être dans une telle détresse, ce n’est pas seulement manquer de ressources temporelles pour mener à bien ses projets ; c’est vivre dans un temps dont le présent est dérobé, le passé déraciné et l’avenir atrophié.

(…) Un troisième type de normativité pour évaluer l’urgence (…) fait appel à (des) notions comme l’œuvre ou la liberté. Toute urgence implique une limitation plus ou moins grande de liberté, qui va de l’interdiction de choisir ses gestes sur une chaîne de montage à l’impossibilité de choisir le sens de sa vie. La liberté, entendue dans un sens temporel, consiste à être, dans certaines limites, maître de son temps. (…) L’urgence est un esclavage moderne (…), une aliénation d’un genre nouveau. L’emploi du temps, le rythme de travail, l’organisation des projets, échappent de plus en plus au contrôle des intéressés. (…) L’urgence est la négation du temps à soi. Elle est comme telle source de frustration, mais il n’est pas sûr qu’on s’en rende toujours compte, car elle est aussi (…) la négation du temps de la réflexion sur soi«  _ ce de quoi ne manque pas se réjouir le« dernier homme » du nihilisme de la modernité, dans le (plus que jamais d’actualité !) lucidissime et indispensable (!) Prologue d’Ainsi parlait Zarathoustra, rédigé par Nietzsche en 1883, il y a cent aujourd’hui trente ans…


Alors vivent les remèdes contre cette destruction-là !

Le Temps de l’urgence est un livre de salubrité publique !


Titus Curiosus, ce 25 avril 2013

 

L’éblouissant panorama de « La Musique en France depuis 1870″, de Brigitte François-Sappey

15avr

Bien au-delà de la circonstance anecdotique _ et tristement (et honteusement, aussi, sinon, même, scandaleusement !) ridicule : honte à l’auteur-journaliste ! qui a fourni cette incongrue circonstance ! :  j’y reviendrai, très secondairement et plus loin, afin de ne salir en rien la lecture et l’hommage dû aux si riches apports de ce merveilleux travail et livre de Brigitte François- Sappey : La Musique en France après 1870, qui paraît aux Éditions Fayard/ Mirare, sur fond de « La Folle journée«  de cette année-ci, 2013, à Nantes : « L’Heure exquise _ musique française et espagnole » (30 janvier – 3 février)… _,

incongrue et surtout très inappropriée _ en la teneur factuelle de son fond ! on en jugera plus loin… _ qui m’a fait rencontrer (et lire : passionnément !) le livre magnifique de Brigitte François-Sappey La Musique en France après 1870,

c’est le travail de présentation (et analyses précises, inspirées et fouillées, et commentaires sobres et pertinents ! _ tout cela en une langue goûteuse, claire et rapide : française ! _)

de ce que, d’une part, a été, au jour le jour et au fil des années (et périodes qui s’en dégagent), la réalité de « la musique en France depuis 1870« 

_ Brigitte François-Sappey découpe ces cent quarante années en trois principaux chapitres (dont il s’avère que, au-delà de querelles spécifiquement esthétiques, les trois pivots sont les trois guerres franco-allemandes ; déjà les dates parlent !) :

le chapitre II, « Renouveau et Art nouveau (1870-1914) » aux pages 33 à 109 ;

le chapitre IV, « Années folles et sages (1914-1945)«  aux pages 137 à 191 ;

le chapitre VI « Itinéraires et feux croisés (depuis 1945)«  aux pages 215 à 242 ;

qu’elle fait précéder, et après un très rapide prologue « Un adieu à Berlioz 1803-1869«  aux pages 7-8, d’un très éclairant et tout à fait remarquable (par l’art de dire tant, et si bien, en si peu de pages) chapitre I « Musique française, musique en France« , aux pages 9 à 31 ;

et entre lesquels elle intercale deux lumineuses analyses d’œuvres-phare :

le chapitre II, « Claude Debussy« , aux pages 111 à 136 ;

et le chapitre V, « Maurice Ravel« , aux pages 193 à 214 ;

et l’on découvre que « la musique en France«  est loin de se borner, tant en matière de compositions-créations que de concerts de toutes sortes, à de « la musique française« ,

tant ce petit cap occidental tout au bout de l’immense continent asiatique qu’est l’entité « France« , est loin de frileusement se refermer à (et sur) son seul espace géographique, ethnique, culturel ; de très longue date, la France, ouverte (« terre d’accueil« , page 9), accueille et brasse, et aussi réunit, sans réduire ni étouffer dans quelque carcan que ce soit (Brigitte François-Sappey emploie, quant elle, l’expression de « creuset de culture« , page 24 ;

comme elle met l’accent, page 15, sur le fait que « entr’ouverte à l’Italie puis à l’Allemagne au fil des âges, puis à tout l’Occident et à l’Orient en son âge d’or (expression à relever ! ) des années 1900, la musique française (ne s’apparente décidément pas, jamais) à une école. Seulement une École buissonnière, suggère Saint-Saëns« …), selon une intense, profonde et permanente et continue « vocation«  à de l’universalité (culturelle et civilisationnelle : « accueillante (que cette France est) aux artistes de tous pays« , page 9) ;

oui, là est probablement, et nécessairement dans une certaine mesure, la vocation fondamentale de la France, constitutive (charnellement) de son identité ouverte et chaleureuse, fine et large ;

et à cet égard, Paris en constitue (depuis si longtemps que c’est presque toujours !) un pôle attractif de lumière singulièrement chaleureux et vivant de mille vies : page 23, Brigitte François-Sappey cite ce mot, en 1867, de Wagner à Louis II de Bavière : « Paris est le cœur de la civilisation moderne (…) Paris qu’aujourd’hui encore je préfère à tous les lieux du monde« … ;

et je relève encore, en commentaire et contrepoint à la question « l’idéal serait-il celui proposé par Ravel : « Un artiste doit être cosmopolite dans ses jugements, mais irréductiblement national lorsqu’il aborde à l’art de créer ? »… »,

ce cri du cœur de l’auteur, page 10, où elle révèle beaucoup d’elle-même : « Toujours est-il que, de part et d’autre de la « guerre des tranchées » (soit la Grande Guerre de 14-18), il y eut une belle époque (voilà !) à la fois de la musique française et de la musique en France, formulation plus ouverte et plus véridique » que nulle autre_,

c’est le travail de présentation _ je reprends donc, et la proposition principale de ma phrase, et le souffle de mon élan ! _

de ce que, d’une part, a été la réalité de « la musique en France depuis 1870« 

ainsi que, d’autre part, de ce qui en résulte en forme de moisson d’œuvres _ présentées et lumineusement analysées, en leur essentiel ! _, pour nous autres, mélomanes d’aujourd’hui

_ les deux perspectives demeurant à distinguer-dissocier

(si par exemple l’œuvre de Lucien Durosoir compte pour beaucoup, dans ce qui résulte pour nous aujourd’hui d’œuvres de poids et chefs d’œuvre dans le cours de l’Entre-deux-guerres,

cette musique-là n’a pas alors, en son temps même de composition, franchi le cercle des amis, tel un André Caplet, et interprètes, tels un Jean Doyen ou un Paul Loyonnet, un Maurice Maréchal ou un André Navarra, par exemple, de ses sept rares concerts : trois concerts publics : 10-11-1920, 2-2-1922 et 21-10-1930 ; et quatre concerts privés : 25-10-1924, 6-11-1929, 11-6-1933 et 19-6-1934, en tout et pour tout ; et sans en rien donner à publier, non plus… ;

elle n’a donc certes pas accédé à un statut de « figure dans le paysage musical de l’époque«  pour la plupart des musiciens qui furent les contemporains objectifs de sa composition (de 1920 à 1950) sans accéder à sa connaissance, l’homme Lucien Durosoir se tenant quasi en permanence loin de Paris et des milieux musicaux, clans et écoles, se consacrant et au travail de création de son œuvre de musique et aux soins de sa mère infirme : en son ermitage de Bélus, au sud de l’Aquitaine, au climat adéquat à ces deux priorités siennes-là, celle de l’artiste créateur profondément vrai, et celle de l’homme, un homme de devoir, en sa fondamentale piété filiale…) ;

seul le recul du temps long permettant au regard « en relief«  de l’historien (et musicologue ô combien sensible ! qu’est Brigitte François-Sappey) de mettre en lucide perspective historiographique et musicologique ce qui ressort pleinement significativement aujourd’hui pour nous de ce cheminement historique de la « musique en France depuis 1870«  : avec l’importance des singularités-artistes qui émergent, au final de la décantation lente des temps, des mouvements et des goûts… _,

c’est ce magnifique travail de synthèse et analyses ô combien fines et riches, en leur extraordinaire « relief » _ et je veux mettre l’accent sur cet aspect-là du talent d’intelligence artistique de Brigitte François-Sappey !.. _,

et de ce qu’a été la réalité de « la musique en France depuis 1870« , et de ce qui en résulte en forme de moisson d’œuvres singulières pour nous aujourd’hui,

qu’a réalisé le talent rare de Brigitte François-Sappey,

qui mérite notre profonde admiration et gratitude

et nos éloges les plus enthousiastes !

Il n’est que de comparer les denses et lumineuses 260 pages de ce livre toujours toujours très alerte _ sans jamais la moindre lourdeur d’apesantissement ! _,

avec les treize pages (de la page 22 à la page 34) du pourtant très nourri (et excellent !) article de Gérard Condé, « L’Esprit français _ de Berlioz à Boulez« , dans le numéro de janvier dernier (n° 610) de Diapason :

quand Gérard Condé sait résumer _ bien ! _ la période,

la plume magnifiquement cultivée de Brigitte François-Sappey, elle, la fait proprement « revivre » pour nous,

en la diaprure fine et toute en relief _ j’y insiste ! _ des vibrations généreuses _ et richement complexes ! _ de ses très vivantes facettes, par des analyses parfaitement ciselées, des citations (d’artistes ou de critiques avisés) merveilleusement judicieuses, en la précision même de leurs moindres signifiants _ et cela est irremplaçable, et hors de la portée de ce qui s’en tient à des résumés… _ , et des contextualisations artistiques et culturelles complexes rien moins que lumineuses :

c’est tout ce « monde » vibrillonnant d’excellente musique (en la France _ une France ouverte et cosmopolite, accueillante : aux Russes, aux Espagnols, aux artistes Européens de partout _ depuis 1870) qu’elle fait « revivre » avec beaucoup de délicatesse dans le rendu fin en même temps que très précis du détail des œuvres, chaque fois excellemment serties dans le contexte (et personnel _ = singulier ! _, et collectif _ = général _) de leur création !

Et cela, dans une parfaite alacrité _ française ! _ d’expression : « sans rien qui pèse ou qui pose » jamais…

Déjà, les remarques du chapitre inaugural mettant l’accent sur la distinction des expressions de « musique française » et de « musique en France« , sont plus que précieuses ;

car la France de l’Art, et la France créatrice de musique en l’occurrence _ du moins pour ce qui la concerne, elle… _, n’a pas été profondément touchée _ cf page 11 : « À chaque guerre resurgit la question de l’esprit national«  _ par le prurit nationaliste ;

ni en 1870, ni en 1914 et 1919 ; ni en 1945…

Si « la défaite de Sedan force de se poser avec Ernest Renan la question : « Qu’est-ce qu’une nation ?« ,

en 1871, afin d’affirmer _ tout de même _ leur francité _ dans leur création à venir et encourager _, les musiciens fondent la Société Nationale de musique, avec pour devise « Ars gallica », même s’ils peinent à mettre une sourdine à leurs attachements germaniques _ devenus, après l’éclat et la splendeur rayonnante de Rameau en son siècle (celui de Quand l’Europe parlait français), tout-puissants au XIXe siècle ; cf ici le livre important de Martin Kaltenecker, L’Oreille divisée _ les discours sur l’écoute musicale aux XVIIIe et XIXe siècle ; ainsi que mon article du 3 août 2011 : comprendre les micro-modulations de l’écoute musicale en son histoire : l’acuité magnifique de Martin Kaltenecker en « L’Oreille divisée ».

Renouer avec Josquin, Couperin et Rameau _ plutôt que de se couper d’aux _, partir en quête des richesses du terroir, voici _ quel était musicalement, de fait, alors _ le programme.

Aucune œuvre ne portera toutefois un étendard national aussi affiché que les Polonaises de Chopin, les Rhapsodies hongroises de Liszt, Russia de Balakirev, Finlandia de Sibelius, Italia de Casella, Catalonia et Iberia d’Albéniz.

Aucune d’ailleurs n’est intitulée Francia (…)

Rien ne serait pire que de s’enfermer dans un nationalisme blessé« , page 18.

Et page 24 : « Après 1870, tout aussi nombreux, les étrangers participeront _ et pas à demi _ à l’efflorescence générale : on associera Matisse et Picasso, Debussy et Albéniz, Ravel et Falla, qui reconnaît : « Pour tout ce qui fait référence à mon métier, ma patrie, c’est Paris »

En fait, ce souci de « francité » s’avère seulement un désir de « réajustement » de style :

« À propos de Pelléas, Debussy avait écrit :

« J’ai surtout _ la nuance est intéressante _ cherché à redevenir français. Les Français oublient trop facilement _ au profit alors des germanismes romantiques, notamment wagnériens, à ce moment… _ les qualités de clarté et d’élégance qui leur sont propres, pour se laisser _ un peu trop _ influencer par les longueurs et les lourdeurs germaniques » ;

et il avait loué chez Rameau « cette clarté dans l’expression, ce précis et ce ramassé dans la forme, qualités particulières et significatives du génie français ».

Satie avait prévenu :

« J’expliquais à Debussy le besoin pour un Français _ à ce même moment… _ de se dégager de l’aventure Wagner, laquelle ne répondait pas _ pas assez _ à nos aspirations naturelles. Et je lui faisais remarquais que je n’étais nullement anti-wagnérien, mais que nous devions avoir une musique à nous _ sans choucroute si possible.« 

Pour Ravel, « notre conscience française est faite _toujours un minimum _ de réserve. »

(…)

« L’esprit français ? Depuis Rameau _ mais déjà chez La Fontaine et Molière ; et d’autres avant… _, il s’est donné comme objectif de _ pudiquement et avec élégance _ « cacher l’art par l’art même »,

de s’apparenter à une esthétique de la litote » _ et non de la surcharge _, pages 11-12.

Et ceci encore de magnifique, pages 16-17,

en réponse à l’interrogation « Qu’en est-il donc du « génie musical français » ? » :

« Debussy a résumé de façon tout hédoniste : « La musique française, c’est la clarté, l’élégance, la déclamation simple et naturelle ; la musique française veut, avant tout faire plaisir. » Ces qualités _ cependant : la nuance est importante ! _ n’excluent ni l’intellectualité, ni l’audace, ni la fantaisie (et en note, Brigitte François-Sappey ne manque pas d’alors apporter la nuance suivante à propos d’un des compositeurs-phare, selon elle (avec Olivier Messiaen et Pierre Boulez : c’est sur eux trois qu’elle conclut l’essai), de la période actuelle : « Henri Dutilleux, indéniable descendant de Debussy et Ravel, a longtemps refusé qu’on applique à son œuvre l’étiquette de « musique française », estimée restrictive pour être trop souvent limitée aux notions de « mesure, clarté, élégance, charme »… ») _ ce qui m’évoque personnellement ce qu’en son puissant Le Pouvoir esthétique, Baldine Saint-Girons identifie comme le pôle de la grâce, au sein ce qu’elle nomme le « trilemme esthétique » du beau, du sublime et de la grâce… Cf mon article du 12-9-2010 : les enjeux fondamentaux (= de civilisation) de l’indispensable anthropologie esthétique de Baldine Saint-Girons : « le pouvoir esthétique » ; ainsi que le podcast de mon entretien avec elle sur ce livre le 25-1-2011

Les Français privilégient la sensibilité sensorielle, et visent l’apesanteur des paramètres. Ils apprécient les images musicales suggérées par les titres _ cela se trouve aussi (et est central !) dans l’œuvre entier de Lucien Durosoir _, et raffolent de la danse, mais sans exagération. Le « rien de trop » des Grecs et « l’et cœtera » seraient ainsi _ conjointement _ les qualités françaises par excellence, ce qui n’a pas échappé _ en effet ! _ au philosophe musicien Vladimir Jankélévitch.

Inhabituelle en France, la démesure berliozienne elle-même est stylisée, acérée _ oui ! _, car l’imagination se double d’une auto-censure _ c’est-à-dire une fondamentale tempérance. L’autodidacte Chabrier composait au crayon pour pouvoir mieux effacer, mais les plus experts ont poursuivi cette esthétique de la soustraction. Debussy qui confie : « Combien il faut d’abord trouver, puis supprimer, pour arriver à la chair nue de l’émotion ! » ; Ravel qui s’excuse : « Il me reste quelques notes à effacer »… »…

C’est là, en effet, tout un art subtil et délicat,

et coloré de fantaisie, aussi, c’est-à-dire foncièrement libre : « buissonnier« ,

de la nuance ;

et, sur la palette, du nuancier…

L’ouverture, par Brigitte François-Sappey, de son chapitre « Claude Debussy« , pages 111-112-113,

est tout particulièrement significative de cet esprit _ éminemment français (et loin du wagnérisme : Nietzsche aussi, via Bizet, l’a très vite senti !) _ de liberté que rien n’encage, ni n’enrégimente :

« Comme tout grand créateur, Debussy avait conscience de son génie,

mais ne souhaitait nullement faire école

_ voilà qui personnellement m’évoque aussi, et très précisément, la personnalité « buissonnière« , elle aussi, de compositeur-créateur de Lucien Durosoir, dont j’ai essayé de cerner la « singularité« , justement ! dans ma première contribution au colloque « Durosoir«  de Venise _, et s’agaçait de la dévotion des debussystes.

Or l’injonction mi-ironique de Satie _ « Dieu Bussy, seul honorera « , placée en exergue à ce chapitre III de La Musique en France après 1870 _ est _ désormais _ devenue _ avec le recul et le relief du XXe siècle _ une évidence _ historique.

Aux côtés de Stravinsky et de Schoenberg, Debussy (1862-1918) domine son siècle _ pour nous aujourd’hui, près d’un siècle après sa mort _ comme Monteverdi et Beethoven le leur.

Tous ces créateurs se situent au passage de deux siècles qu’ils ont franchi vers la trentaine, en pleine possession de leurs moyens.

L’art de Debussy est singulier

_ sans faire (encore moins que Debussy !) école ; et pour cause : son œuvre (réalisée de 1920 à 1950) ne se découvre (publie, joue et est diffusée peu à peu) qu’après le passage de 2000 (le tout premier CD de ses œuvres, le CD Alpha 105 de sa musique pour violon et piano, paraît en 2006 ; suivi en 2008 du succès marquant du CD Alpha 125 des 3 quatuors à cordes), l’art de Lucien Durosoir frappe, lui aussi, par sa puissante singularité !..

C’est un art localisé et daté _ à Paris autour de 1900 _ par son raffinement d’esthète et son élitisme _ que cet art de Claude Debussy ;

quant à l’art carrément chtonien, lui, de Durosoir (l’homme est passé par les tranchées de la Grande Guerre), son incontestable « raffinement« , oui, n’est ni « d’esthète« , ni « élitiste » parisien : s’y ressent une formidable puissance de souffle (à la Whitman, si l’on veut, qui a connu la guerre de Sécession et les immenses espaces d’Amérique), d’ampleur rien moins qu’universelle… C’est ce qui se ressentira à l’audition de son grand œuvre symphonique (« aux soldats de la  Grande Guerre« ), Funérailles.

Mais si Debussy est en symbiose avec les tendances de son temps,

c’est qu’il y trouve _ aussi, et consubstantiellement _ matière à nourrir son « alchimie » toute personnelle _ et c’est bien là la condition commune (et générale, universelle) de toute « création » artistique : aucune n’est absolument ex nihilo !.. Chacune opère, nécessairement, par distinction subtile et souvent infinitésimale, d’avec ses sources et d’avec son contexte… Et Brigitte François-Sappey met excellemment en valeur cette accession, œuvre par œuvre, du créateur vrai à la singularité de son génie (à faire émerger, en son itinéraire de composition-création : en sa poiêsis en action…), par-delà les classements plus commodes en catégories et écoles…

Rien ne lui sied mieux _ musicalement _ que la pensée suggestive du symbolisme, la touche allusive de l’impressionnisme, les vertes arabesques de l’Art nouveau, les éclats rougeoyants du fauvisme

_ et Brigitte François-Sappey consacre de très belles et magnifiquement justes pages, pages 37 à 42, à ce qu’elle nomme et intitule parfaitement « la fusion des arts » :

« À l’alliance des arts de la musique dramatique, intégrant poème, décors et danse _ cf ici le concept d’« art total » chez Wagner _,

l’époque tend à substituer l’équivalence des arts, voire leur syncrétisme _ oui ! Delacroix parlait déjà de « la musique d’un tableau » et Baudelaire précisait : « La manière de savoir si un tableau est mélodieux ou non, est de le regarder d’assez loin pour n’en comprendre ni le sujet ni les lignes _ cf Kandinsky face aux Meules de foin de Monet découvertes par lui posées à l’envers au bas des cimaises… S’il est mélodieux, il a déjà un sens ». Reprises à l’Allemand Hoffmann _ en effet ! _, les correspondances baudelairiennes induisent l’idée d’analogie entre les sons, les couleurs et les parfums à laquelle l’imagination, « reine des facultés », a enseigné le sens moral _ cf mon concept d’« imageance » à partir de ce que Marie-José Mondzain nomme « opérations imageantes«  À raison, Gauguin affirme : « Ne vous y trompez pas : Bonnard, Vuillard, Sérusier sont des musiciens, et soyez persuadés que la peinture colorée entre dans une phase musicale. » Maurice Denis atteste que « le tableau tendait à devenir une musique et un état d’âme ». D’où l’ouvrage La Peinture musicienne et la fusion des arts de Camille Mauclair. Mallarmé, Proust, bientôt Claudel, sont non moins préoccupés de musique et d’équivalence des arts« …  

Mais cet art daté et localisé _ comme toute production et initiative humaine : toujours en situation historico-sociale _ est en vérité hors temps et hors espace _ sub specie aeternitatis, dit excellemment Spinoza… _ par l’expression d’une sensibilité unique _ qu’il s’agissait de parvenir à faire génialement émerger en une œuvre réalisée, et secondairement donnée-proposée à ressentir et contempler aux autres… _ et une forme de perfection

qui le hisse dans l’Olympe intemporel _ quand (et à condition que) « le style » devient (ou devienne) « l’homme même« , pour reprendre l’expression lucide de Buffon, en une « singularité«  vraie (et non feinte, ou sociale seulement, sur le marché de l’Art : à la Bourdieu, dans son La Distinction _ critique sociale du jugement…). Et en effet « ce qui est beau, est difficile autant que rare »

Et aussi parce que Debussy a osé _ le génie doit toujours faire preuve de courage, et donc d’une certaine dose de solitude… _ le frotter _ avec fécondité _ à tous les courants dans l’espace et dans le temps. Il le confronte à l’Espagne, à la Russie, à l’Orient, au monde anglo-américain, au Moyen-Âge ou au XVIIIe siècle. Sans arrogance ni pusillanimité _ ni l’un, ni l’autre ; mais en cherchant à conquérir la difficile et rare simplicité (non immédiate !) de l’évidence du geste le plus naturel, en le trésor de finesse de sa plus grande complexité même : une sorte de quadrature du cercle, d’où l’artiste ne se sort que par l’incorporation toute simple, in fine (là est la conquête, mais sans jamais rien forcer !) de la plus vive et fine et légère sprezzatura Car sa personnalité est si forte qu’il ne craint pas de _ risquer _ l’amoindrir au commerce _ le plus et le mieux cultivé _ des autres.

Dans cette absolue conscience de soi, il est _ alors, à ce tournant du siècle _ l’artiste français le plus comparable à l’Allemand Wagner _ d’où sa position, rétrospectivement au moins et pour nous, dans l’histoire de la musique…

Quels que soient ses moments d’inquiétude et de lassitude, artistiquement parlant, il est invulnérable. Ce qui lui évite tout fantasme d’amnésie _ Debussy poussant loin sa conscience.

Cet art ouvert à toutes les leçons du monde conceptuel et sensoriel, respectueux du patrimoine français, n’est rebelle qu’aux leçons-messages _ un peu trop doctorales _ de l’Allemagne et parfois à l’échange _ pouvant se crisper _ avec les compositeurs de son temps.

Sous son apparente fragilité, cet art ductile est robuste. Il offre une composante unique de l’instinctif et du déductif (ajout de deux mesures à Jardins sous la pluie, « section d’or oblige »). Debussy est à la fois toute intelligence et toute intuition, attentif et nonchalant.

Jamais sans doute depuis Rameau, on n’a su mettre ainsi à égalité des composantes artistiques aussi complémentaires.

Pour mieux exprimer _ loin des principales pesanteurs des conformismes _ son « je »,

Debussy pratique un « jeu » ludique, sensoriel, un art d’agrément qui rejoint le divertissement du XVIIIe siècle, le Je-ne-sçay-quoi et L’Et cœtera de Couperin.

En professant que « la musique doit humblement chercher à faire plaisir », il se rallie au postulat de Racine : « La principale règle est de plaire et de toucher ; toutes les autres règles ne sont faites que pour parvenir à cette première ».

Chez Bach, alors que d’autres vantent la solidité de la pulsation rythmique, lui admire son art de « l’arabesque »,

et pour la grande édition Rameau chez Durand, il se charge de La Guirlande.

Son tour de main est si imperceptible, « sans rien en lui qui pèse ou qui pose », que certains sont déroutés par cette « révolution subtile » (Boucourechliev).

Cet art quintessencié _ parent de celui de Rameau, en effet… _ pourra à son tour _ en aval _ être inépuisablement questionné par chacun et tous. Les sériels et les spectraux y trouveront matière à réflexion dans le maniement de l’harmonie-timbre, l’engendrement d’un processus, le tout acoustique.

Les dettes de cet art si inventif sont pourtant _ en les décryptant _ indéniables.

Debussy le forge au contact de Wagner (Tristan, Parsifal), Moussorgski (« Allez entendre Boris, tout Pelléas y est »), et Chopin (« Je sors tout entier de la 4e Ballade« ). Il doit aussi quelque chose à Franck, Massenet et Borodine dans le mélodisme de ses premières œuvres (Clair de lune, Quatuor), à Chabrier et Satie pour certaines tournures harmoniques. Il devra sans doute au jeune Ravel la révélation d’une Espagne stylisée.

Ses sources incluent aussi le chant grégorien, les polyphonies de la Renaissance.

À partir de là, il est libre _ comme tout génie authentiquement créateur.

Pour preuve, son Hommage à Rameau, si personnel et modal, l’étude Pour les agréments, sans rapport avec les agréments des clavecinistes français pourtant évoqués dans l’avant-propos du recueil.

Charles Rosen peut ainsi conclure son Style classique : « Les héritiers authentiques du style classique furent non pas ceux qui entretiennent ses cendres, mais ceux qui, de Chopin à Debussy, en préservèrent la liberté en altérant progressivement et finalement en détruisant le langage musical qui avait en son temps permis la création du style. »

Tout cela excellemment perçu, analysé et commenté

_ et le chapitre Ravel est de la même extrême qualité _,

fait de la lecture de ce très riche travail de Brigitte François-Sappey

une pure délectation de sensibilité intelligente

Pour finir,

et de manière très anecdotique,

je vais narrer les circonstances incongrues

qui m’ont donné l’occasion _ très contingente ! qu’on m’en excuse ! _ de lire ce travail passionnant si riche de Brigitte François-Sappey :

c’est d’une part l’excellent Vincent Dourthe qui chez Mollat m’indique, l’air amusé :

« J’ai pensé à vous ! Je viens de lire dans une des récentes revues  de disques le qualificatif de « très dispensable » appliqué à Lucien Durosoir« …

Et voilà que le lendemain c’est mon gendre Sébastien qui, à son tour, me raconte qu’il vient de lire un article « descendant en flèche » Lucien Durosoir… C’est à propos du livre de Brigitte François-Sappey La Musique en France après 1870


De retour chez moi, je mets la main sur le dernier numéro de Diapason, et lit, en effet, à la page 142, l’article d’un nommé François Laurent présentant cet ouvrage, dans la rubrique « Livres« .

Voici ce qui s’y lit :

« On admire, chez Brigitte François-Sappey, signature bien connue des lecteurs de Diapason (cf. dans ce numéro, son grand article sur Alkan), l’art de la synthèse, de la formule pleine d’esprit. Il n’en faut pas moins pour en dire autant et si bien, débrouiller en deux pages les notions d’impressionnisme et de symbolisme musicaux, en instillant au propos la juste dose d’anecdotes, de citations, pour le sauver d’une énumération fastidieuse _ le talent de Brigitte François-Sappey est loin de se borner à ces critères formels sur lesquels se focalise le journaliste (ayant vraisemblablement à l’esprit sa propre tâche)…

Si le très dispensable Durosoir tape l’incruste _ sic ! quel langage !.. _,

on s’étonne de ne pas trouver Taffanel _ un flûtiste du XIXe siècle : probablement un phare au moins pour les flûtistes… _, autrement important _ vite, vite : qui est-ce ?.. Comment Brigitte François-Sappey a-t-elle pu négliger un compositeur-créateur d’une telle importance ?! _ dans le paysage de son temps _ ici, c’est une affaire d’époque : Claude Paul Taffanel

(« né à Bordeaux le 16 septembre 1844 et mort à Paris le 22 novembre 1908, est considéré comme le fondateur de l’école française de flûte traversière, qui domina _ sinon lui-même en tant que compositeur-créateur d’œuvres mémorables, du moins cette école qu’il est réputé avoir fondée ! _ la discipline de cet instrument tant au plan de la composition que de l’interprétation pendant la majeure partie du XXe siècle« , indique Wikipedia…)

a possiblement occupé davantage de place pour ses contemporains, ne serait-ce que du fait de son poste de professeur de flûte au Conservatoire, que Lucien Durosoir compositeur, absent de Paris (et s’installant à Belus, au fin fond des Landes) et de la scène musicale tant parisienne qu’internationale après 1914…

Quant aux œuvres de Taffanel, voici celles que recense Wikipedia : « Taffanel composa plusieurs classiques du répertoire de la flûte traversière _ voilà donc… ; mais sont-ce (aussi…) des chefs d’œuvre ? _, dont Andante Pastoral et Scherzettino, Grande Fantasie (Mignon), Fantaisie, Thèmes/ Der Freischutz, Quintette en sol mineur (pour quintette à vent)« .

On peut découvrir aussi dans l’édition anglaise de Wikipedia que Claude Paul Taffanel a aussi commencé à écrire un livre de Méthode pour la flûte, 17 Grands Exercices Journaliers De Mécanisme, qu’ont terminé après son décès deux de ses élèves, Louis Fleury et Philippe Gaubert, et qui est considéré comme un Classique du livre de Méthode pour l’apprentissage de la flûte. Et que Philippe Gaubert est considéré comme le second (après Taffanel) Flûtiste et Compositeur pour la Flûte français…

Dont acte.

Bagatelle _ qu’une telle inversion de priorité d’inscription au « paysage musical » de la France d’après 1870, tranche magnanimement l’auteur (probablement lui-même flûtiste…) de l’article.

On se félicite, en revanche, de voir ces dames _ maintenues, elles, dans l’anonymat de ce pluriel démonstratif grandiose ! _ avoir enfin droit de cité, dès le premier chapitre _ qui définit la musique « française », son rayonnement, ses chantres, ses vecteurs institutionnels, ses clans… _ pour découvrir les noms de « ces dames », prière de se reporter aux pages 19-20 du livre de Brigitte François-Sappey : « après Hélène de Montgeroult, Louise Bertin, Louise Farrenc, les Françaises continuent _ après 1870 _ de montrer un beau tempérament : Pauline Viardot (…), Augusta Holmès (…), Marie Jaël (…), Cécile Chaminade (…), Lili Boulanger (…), Jeanne Leleu, Elsa Barraine, Adrienne Clostre et d’autres« . Et encore, plus tard : « Germaine Tailleferre (…), Betsy Jolas (…), Edith Canat de Chizy« 

Le livre de Brigitte François-Sappey étant au final qualifié _ toujours l’accent sur la forme… _ de « Brillant, non ?« 

Ouf ! Il ne s’agissait donc là que d’un petit règlement de compte clanique…

Et si l’expression « taper l’incruste« 

convient bien peu au si peu carriériste Lucien Durosoir, l’ermite de Belus ! _ et encore moins à la sublimité de certaines de ses œuvres !!! _ ;

elle ne convient pas davantage à l’usage que fait du nom de « Durosoir » Brigitte François-Sappey,

à trois reprises seulement,

et les trois fois, pages 67, 159 et 160, au sein de listes d’œuvres de musique de chambre de divers compositeurs :

_ la première fois, page 67, parmi la liste (sèche) de ceux qui oseront relever le « défi » de composer des « quatuors à cordes » :

« le quatuor à cordes reste un défi pour les Français. Il faut attendre le dernier Franck pour le voir émerger avec grandeur. Comme chez le vieux maître, il sera le plus souvent traité à l’unité, tel un rituel de maturité (Chausson, Fauré, Roussel, Vierne, Schmitt) ; mais des jeunes réclament aussi un frémissant adoubement (Debussy, Ravel, Cras), quitte à réviser ce premier élan (Lalo). Tâtent aussi du quatuor Castillon, Gounod, d’Indy, Dubois, Ropartz, Saint-Saëns (pour une fois suiveur et non pionnier), Magnard, Vierne, Emmanuel, Durosoir, Kœchlin, Enesco… Un grand absent sur ce terrain exigeant, le plus espéré de tous : Dukas, le jalon manquant« .

_ la seconde fois, page 159, c’est à propos (et toujours sous forme de liste sèche) des compositeurs de « quintettes avec piano » :

« Entre chambre et concert, les quintettes avec piano sont toujours des œuvres imposantes et essentielles, que ce soit chez Vierne, Pierné, Hahn, Fauré (2e), Durosoir, Kœchlin, d’Indy, Cras« …

La troisième occurrence du nom de « Durosoir« , page 160, revient, cette fois plus en détail, sur le cas du « quatuor à cordes« , qualifié même de « Seuil » _ quasi initiatique _ :

« En 1923, au moment de se mettre à son unique quatuor, Fauré avoue : « Tous ceux qui ne sont pas Beethoven en ont la frousse ! » Ses disciples, Kœchlin et Schmitt, originaires de l’Est, et Honegger, le Suisse alémanique, pensent assurément de même.

Honegger dédie précisément à Schmitt son Ier Quatuor (1917) qui bénéficie de l’enseignement de Gédalge ; il y déploie une écriture foisonnante et met au point son plan, bientôt fameux, avec réexposition inverse (AB, développement, BA), une symétrie d’architecte différente de la narrativité discursive.

Pour Poulenc, qui a pourtant parachevé sa formation auprès du savant Kœchlin auquel « il doit tout », le quatuor restera « l’embarras de sa vie » ; plusieurs thèmes d’un quatuor abandonné se retrouveront dans le finale de sa Sinfonietta de 1947 au milieu d’emprunts à Mozart ou à Tchaïkovski _ ce qu’il appelait son « adorable mauvaise musique ».

Violoniste concertiste, brisé par la guerre, Lucien Durosoir compose trois quatuors (1920-1934) _ une phrase entière (et qui dit beaucoup), mais guère assez longue pour justifier l’expression « tape l’incruste«  !..

Ropartz poussera jusqu’à six quatuors ; en 1926, son troisième, très beethovénien de structure, resplendit d’une luminosité toute française.

Le vieux d’Indy referme pratiquement son parcours avec son troisième de 1930« .

Et pages 160-161, Brigitte François-Sappey consacrera un paragraphe de 21 lignes aux dix-huit quatuors de Darius Milhaud…

L’agressive expression du journaliste de Diapason « le très dispensable Durosoir tape l’incruste » est donc doublement impropre : tant pour l’homme et l’artiste Durosoir, si peu carriériste ! ; que pour Brigitte François-Sappey, qui ne fait pas à l’œuvre de celui-ci au sein de son panorama de « la musique en France après 1870« , un sort considérable, ni indu !

Paradoxalement, le résultat de l’article de ce brillant journaliste qu’est François Laurent de Diapason,

est donc que, c’est à côté des trois seuls noms de Hector Berlioz (1803-1869), Claude Debussy (1862-1918)  et Maurice Ravel (1875-1937)

que cet article réussit à placer _ même si c’est pour lui dénier la place que lui accorde l’auteur du livre _ un seul nom autre nom de compositeur pour cette période « d’après 1870 » en France,

celui de Lucien Durosoir (1878-1955),

au sein des 260 pages du travail de présentation de Brigitte François-Sappey !

Que l’auteur de ce papier de Diapason ne lit-il donc pas plutôt le bel article de Christophe Huss, l’été 2008,
sur le site classics-today.com
http://www.classicstodayfrance.com/review.asp?ReviewNum=2640
relatant son émotion face à ces 3 Quatuors de Lucien Durosoir interprétés par le Quatuor Diotima (CD Alpha 125) ! ; le voici :

« Pour que cet immense disque prenne sa vraie valeur, je vous suggère de baisser un peu le volume d’écoute, car la prise de son découpée au rasoir de Hugues Deschaux, nous met les oreilles dans le vif du sujet et n’élude rien des sonorités un rien agressive du Quatuor Diotima.
Les violonistes du Quatuor Diotima ne valent pas ceux des Quatuors Prazak ou Emerson. Mais les Prazak ou les Emerson n’enregistrent pas Durosoir… Or ce disque est littéralement vertigineux. Surtout au moment où il paraît… En effet, l’interprétation de la 2e Symphonie de Roussel par Stéphane Denève (Naxos) a mis le doigt sur une noirceur, une amertume post-Grande Guerre dans une certaine création musicale française, qui n’avait jamais été mise en avant à ce point. Or les Quatuors de Lucien Durosoir (1878-1955) expriment exactement cela. Ils illustrent un pan de la création musicale française, loin de l’élégance de Debussy et Ravel, qui produit des œuvres ressemblant à un écho grave et amer de la tragédie de la guerre.

Plus encore que dans la 2e Symphonie de Roussel, on a l’impression d’entendre ici, quarante ans avant, les prémices des grandes œuvres de Chostakovitch. Les mouvements lents des Quatuors n° 1 et 2, notamment, sont une plongée abyssale dans la noirceur du monde. On notera par exemple à quel point dans la Berceuse du Quatuor n° 2 la mélodie qu’on attend n’éclot jamais (un peu comme cet allegro qui n’arrive pas dans la Symphonie funèbre de Joseph Martin Kraus). Les flottements harmoniques, les frottements aussi, une sorte « d’incertitude du lendemain » (dans le sens où on ne peut pas deviner la phrase ou la note qui va suivre) sont les caractéristiques de ces partitions.

On le pressent à l’écoute : Durosoir est un musicien de la Grande guerre. Violoniste, il y rencontra le violoncelliste Maurice Maréchal et le compositeur André Caplet. Et c’est vrai que c’est à l’énigmatique Caplet qu’il faut le comparer. La notice propose de remarquables analyses des œuvres, qu’il serait inepte de paraphraser. Mais certaines assertions décrivent très bien en fait ce à quoi on est en droit de s’attendre et méritent d’être citées:

« La circulation des thèmes essentiels à travers plusieurs mouvements fait de ces trois quatuors des œuvres plus ou moins résolument cycliques. La tonalité, assumée comme fondatrice, se dissout dans une abondance d’altérations qui créent des rencontres sonores inattendues et une harmonie très personnelle. Les superpositions rythmiques tendent à densifier le tissu instrumental et à brouiller la stabilité rythmique. » Vous le comprenez à partir de ces données : l’univers de Durosoir est un monde instable où tout est perpétuellement remis en cause.

Ce n’est pas le chemin de la facilité auquel nous invite ce compositeur injustement méconnu. Ses compositions reposent sur une image sonore rude due à la trituration du matériau musical et à « l’indépendance dans la fusion » qu’il exige de la part de ses musiciens. Le Quatuor Diotima est à la hauteur de ces défis. Aux auditeurs, maintenant, de graver les pentes escarpées de ce massif d’une imposante exigence.« 

À l’émotion de Christophe Huss,

on peut confronter ce qu’était _ et demeure, renforcée par les écoutes des œuvres aux concerts ! _ la mienne, à l’ouverture même de mon blog, le 4 juillet 2008 ; j’intitulais mon article Musique d’après la guerre

De même qu’on peut aussi jeter un œil à cet autre article, le 17 juillet suivant, à propos de la réception des œuvres par la critique (et son cérumen aux oreilles) : de la critique musicale (et autres) : de l’ego à l’objet _ vers un « dialogue »

Et pour revenir au propos de fond de cet article-ci,

merci encore à Brigitte François-Sappey

de son si beau et riche travail en ce lumineux panorama…

Titus Curiosus, ce 15 avril 2013

Arpenter Venise : le mérite (de vraie curiosité à l’altérité !) du « Dictionnaire insolite de Venise » de Lucien d’Azay

30déc

Toujours plongé, ce mois de décembre 2012 _  par ma méditation un peu active et toujours quelque peu enchantée _ dans ma confrontation, par la pensée maintenant _ après ma semaine vénitienne (d’arpentage passionné !) de février 2011, au moment du colloque « Un Compositeur moderne né romantique : Lucien Durosoir (1878-1955)« , au Palazzetto Bru-Zane _, au délicieux mystère _ involutif… _ du génie de Venise

ainsi qu’aux aventures des divers défis, des uns et des autres qui s’y sont physiquement (et synesthésiquement) confrontés

et qui en ont, bien sûr, témoigné (à d’autres qu’eux) dans ce qu’ils ont ensuite écrit pour essayer de cerner _ toujours a posteriori, forcément : mais le souvenir activé de cet arpentage-là (comme l’effort ouvert de l’écriture qui aide à cet effort du souvenir) fait partie, ô combien !, ne serait-ce qu’à titre d’effet a posteriori, de l’irradiante (et pour longtemps, avec ses longs effets-retards…) puissance de charme du voyage, en la qualité d’acuité de son aisthesis première (et irremplaçable !) sur place… ; cf tout ce qu’en dit l’excellent Sylvain Venayre en son passionnant Panorama du voyage (1780-1920) ; cf aussi ce qu’à mon tour j’en ai dit dans mon article du 31 octobre 2012 Le désir de jouir du tourisme : les voyageurs français de Venise _,

pour essayer de cerner, donc, la qualité singulière (peut-être… : on pourrait l’espérer, dans la mesure où _ et si, car cela ne va en rien de soi ; il faut un minimum bien vouloir s’y prêter, s’y offrir, y collaborer si peu que ce soit, aussi… _ l’expérience du voyage contribue à nous aider ainsi aussi à mieux devenir nous-mêmes, en une heureuse métamorphose…) ;

pour essayer de cerner la qualité singulière, donc,

de cette expérience à vif et propre-là, sur place _ lors de leur passage ou séjour effectif (et non simplement rêvé, fantasmé) à Venise _, en quelque livre, ou en quelques lettres, ou du moins en quelque écriture, quelle qu’elle soit _ ce peut même être une écriture rien que pour soi… _,

sinon pour, en pareil essai d’écriture a posteriori et un peu plus « refroidie » alors,

« percer » enfin à jour ce mystère _ éminemment tangible sur place, parmi tous ces « reflets » ici… _ du génie de Venise,

du moins pour un peu éclairer ce que chacun de ces voyageurs-séjourneurs _ ainsi que soi-même : avec un tant soit peu d’expérience et de maturité, on devrait un peu s’améliorer… _, a eu l’occasion d’approcher, et de s’y coltiner un tant soit peu, en chair et en os et en personne, alors _ et pedibus, de sestiere en sestiere _,

plongé comme on le fut, ces moments souvent intenses du (presque toujours trop) rapide et (trop) bref voyage et séjour (et promenades, de facto), au cœur du labyrinthe des calli et des canaux, parmi (et entre) les îles composant les sestieri de la ville, en en arpentant les diverses voies, telles d’étroits couloirs, entre les palazzi qui la constituent, serrés et blottis les uns contre les autres, avec, de temps en temps, les églises qui la parsèment (formant des paroisses), et les campi et campielli qui en aèrent la respiration du promeneur _ même si tous les campi sont loin d’être séduisants, ou même simplement accueillants : je pense aux malaises ressentis, et à plusieurs reprises (= chaque fois !), en traversant le Campo San Stin (dans le sestiere de San Polo), ou le Campo delle Gatte (dans celui de Castello), pour ce qui me concerne : sur San Stin, j’apprends, pages 44 et 56 du Dictionnaire insolite de Venise de Lucien d’Azay qu’en 1995, « le gattile de l’île San Clenente (de l’italien gatto, « chat », comme le chenil pour les chiens) est remplacé par un dispensaire pour les animaux errants à San Stin, puis à Treporti » ; et aussi qu’au XVIIIe siècle, « envers du libertinage effréné, on avortait si fréquemment à l’époque qu’il existait un cimetière de fœtus dans la paroisse de San Stin, à une centaine de mètres de la majestueuse église des Frari » : tiens ! tiens !!.. ; cf aussi (à la notice « Goldoni« , page 74 ) la remarque sur les « tentacules de poulpe vidés dont on prenait soin de conserver les ventouses«  comme préservatifs un peu commodes, quand s’amplifia l’industrie de la débauche à Venise… _ ;

du moins pour avoir tenté de se hisser à la capacité de ressentir vraiment _ et davantage, et mieux, à rebours des anesthésies diverses, et surtout des clichés-œillères du prêt-à-ressentir… _ Venise,

chacun, comme soi-même, et forcément sur place, et sur le champ du plus vif et acéré « présent » alors (cela pouvant aller jusqu’à la sidération !), au moment _ tellement délicieux mais toujours aussi (du fait que le temps du voyageur-visiteur demeure toujours un peu « compté » !) un peu affolé, en même temps qu’un peu (ou beaucoup !) ivre (de plaisir !), car assez formidablement surprenant et déstabilisant en sa part d’altérité-découverte (mais c’est aussi une part de ce qu’on a puissamment désiré en faisant le voyage de Venise..!), pour qui du moins essaie de résister aux clichés-rails-tuteurs rigides (beaucoup trop droits !) de la sensibilité, qui ne manquent pas de l’assaillir (et de trop le guider) même alors… _,

au moment _ crucialissime : ne pas le manquer en demeurant un peu trop ensommeillé, et pas assez ouvert à l’altérité éventuellement radicale de ce qui s’ouvre (sur les pas du candidat à l’émerveillement qu’est toujours un peu le promeneur de Venise) et peut se découvrir (à lui) à ce moment-clé-là, et qui passe si vite… _ de l’arpentage de la ville,

d’un arpentage qui soit éventuellement et si possible idiosyncrasique aussi _ faut-il du moins l’espérer ! me semble-t-il… _ de la part de chacun d’entre eux, de cette ville assez rare _ sinon unique : je pense par exemple aussi à toutes les petites Venise(s), avec ports, mais sans canaux ! (cf la rubrique « comptoirs« , pages 49-50), du si beau littoral dalmatique : Pirano, Parenzo, Rovigno, Pola, en Istrie, puis Zara, Sebenico, Traù, Spalato, Raguse, Cattaro, découvertes avec émerveillement l’été de 1969 en ce qui me concerne… _, veux-je dire,

en s’essayant au plus de justesse possible de leur _ et de sa _ propre « sensibilité » synesthésique _ à côté et en prolongement de la sensibilité proprement « esthétique » : je renvoie une fois encore ici à l’admirable finesse et justesse d’analyse du merveilleux chapitre syracusain de l’admirable Acte esthétique de Baldine Saint-Girons… _ hic et nunc, en leur propre arpentage, donc, du labyrinthe vénitien,

jusqu’à la musique de leurs pas résonnant délicatement, parmi une bien belle qualité de silence, déjà, sur les dalles des calli, quelle que soit l’heure du jour ou de la nuit, la saison, le degré de luminosité selon la qualité de l’air, des vents (la bora, le sirocco, etc.) et la quantité d’humidité (la pluie, la nebbia et la caligo, la neige), etc… _ à moins que les visiteurs de Venise ne préfèrent coller leurs pas dans ceux des clichés (et guides et baedekers) les plus éculés, au lieu d’aller un peu « à l’aventure » : il en est certains que cela paraît rassurer ; mais ceux-là n’écriront jamais que de brévissimes cartes postales… ; j’ai noté ailleurs (et à propos non de Venise, mais de Rome) qu’il a fallu plus d’une année de séjour de Goethe à Rome pour parvenir à s’extraire enfin des clichés éculés sur Rome, et se mettre enfin à ressentir vraiment un peu le génie vrai de Rome, en son Journal de Voyage en Italie _ :

ainsi Lucien d’Azay remarque-t-il, page 22, à la rubrique « Babil« , de son Dictionnaire insolite de Venise : « la nuit, l’acoustique des calli et des canaux est exceptionnelle ; le moindre murmure se répercute dans le silence comme sur la scène d’un théâtre : bruit des pas sur les dalles, bâillement d’un flâneur fourbu, jusqu’à la respiration des dormeurs«  ;

et sur les calli, encore ceci, de basique, page 36 : « Comme on circulait autrefois par voie d’eau, le réseau piétonnier est secondaire (la porte principale des palais donne presque toujours sur un canal). À l’origine, la calle ressemblait plus à un couloir qu’à une rue ; d’où l’impression de parcourir un labyrinthe ou un immense appartement _ voilà ! _, qu’une ville _ cf aussi page 21 : « l’étroitesse des rues, pareilles à des couloirs, contribue à la promiscuité et à la médisance qui en découle«  ; mais « le bon côté du commérage, c’est qu’il favorise la cohésion urbaine, puisqu’il resserre les liens entre les habitants et leur ancrage dans la ville » : Venise est la grande maison d’un unique, mais divers et complexe village !  On se croirait dans une vaste maisonnée aux frontières invisibles, pareille aux eruvim des communautés juives, la sphère privée empiétant sur l’espace public. Les calli servaient à passer d’une maison à l’autre et ne s’inscrivaient pas dans un itinéraire _ avec sens plus ou moins indiqué (et incité !) de la visite, à l’usage des touristes !.. Ce qui explique pourquoi elles sont si étroites, tortueuses et parfois même incohérentes _ oui ! _ selon les critères urbains traditionnels. On en compte 3000. Une bonne douzaine n’ont même pas un mètre de largeur«  _ ;

ainsi, suis-je « tombé », non sans la collaboration aussi d’un certain hasard objectif, dans la caverne d’Ali Baba, pourtant claire et assez méthodique _ mais réaménagée l’été dernier : bien des coins m’en échappent encore… _, de la très vaste et très riche (en milliers de livres) librairie Mollat, alors que je recherchai des livres pas trop lourds (pour ma mère convalescente) de biographies de « personnages » intéressants du XXe siècle, au rayon Histoire et dans une colonne intitulée « Biographies »,

sur un petit livre _ de format 12 x 17 ; sa tranche fait 1 cm, glissé dans une rangée serrée de beaucoup d’autres… _ intitulé Dictionnaire insolite de Venise, par Lucien d’Azay, aux Éditions Cosmopole… Fin de ma première phrase : seul qui m’aime me suive !..

Nulle part _ en nul journal, nul media : on ne peut vraiment pas dire que leur niveau de qualité s’améliore ! cf la lucidité de Nietzsche en 1883, dans le chapitre « Lire et écrire » du lucidissime Ainsi parlait Zarathoustra (et cf aussi le jugement là-dessus d’Eugenio Scalfari dans son magnifique Par la haute mer ouverte _ Notes de lecture d’un Moderne : ne surtout pas laisser passer cet ouvrage !!! paru en septembre dernier) _, je ne me souviens avoir trouvé mention de cet ouvrage de Lucien d’Azay, publié au mois de juin 2012… Quel dommage !

Au passage, je me permets de remarquer que c’est un vrai problème que de se repérer parmi le tout-venant de la production de livres, comme de celle de disques ; surtout à une époque d’envahissement (monstrueux !) de produits de divertissement, qui se vendent le plus !!!! ALERTE !

Mais le nom de Lucien d’Azay n’est pas tout à fait inconnu au lecteur mensuel et un peu curieux de la Revue des Deux-Mondes que je suis _ cette revue, que dirige Michel Crépu, me dépayse de la majorité de mes repères culturels ; j’y trouve mention d’ouvrages de qualité non répertoriés par mes medias de référence ; même si je suis loin de partager certaines des options de cette revue. On n’a jamais le regard assez large ; ni de suffisantes lunettes d’approche… C’est cette connaissance-là du nom de Lucien d’Azay qui m’a incité à acheter ce petit Dictionnaire insolite de Venise si étrangement rangé _ ou reposé négligemment là par quelque client pressé, sans le remettre à sa place ?.. _ parmi les « biographies » au rayon Histoire ! Et je ne le regrette pas !!!!


Car voici le premier ouvrage sous la plume d’un Français d’aujourd’hui que je trouve vraiment lucide et (civilisationnellement) profondément juste _ avec assez d’accueil de (ou à) l’altérité de ce monde vénitien ! en son idiosyncrasie… : cette altérité que ne manque que trop bien le bien trop narcissique (bien trop imbu de lui-même) Philippe Sollers (jusque quand il emploie le mot « amoureux », par exemple, dans l’expression Dictionnaire amoureux de Venise : de quoi peut-il donc bien s’agir, en matière d' »amour », sinon de ce que lui « projette » sur l’autre ?!?.. Sollers a l’amour bien trop égocentré !) _ sur Venise, et surtout « la vie vénitienne« ,

pour reprendre l’expression du maître-livre de Henri de Régnier : L’Altana ou la vie vénitienne (1899-1924) _ sur Henri de Régnier (et son « cénacle«  vénitien, lire la notice consacrée par Lucien d’Azay au « Club des longues moustaches » du Caffé Florian, page 48 : « à rebours du _ sinistre et contagieux ! _ cliché mortifère dont Maurice Barrès et Thomas Mann, entre autres, s’étaient fait les promoteurs à la même époque, (Henri de Régnier) eut au moins le mérite _ dont acte ! _ de faire découvrir à ses compatriotes une Venise solaire et délicate«  ; pages 134-135, dans sa notice consacrée à « Sollers«  (« cet ardent Vénitien d’adoption« , dit-il cette fois de lui, page 110 : Sollers passant deux fois l’an deux semaines à Venise ; ainsi, en 1998, ce fut du jeudi 4 juin au jeudi 18 juin ; puis du jeudi 10 septembre au jeudi 24 septembre, se découvre-t-il aux pages 124 à 143, puis 244 à 269, de L’Année du Tigre _ Journal de l’année 1998…), Lucien d’Azay reconnaît, à côté de la critique fort juste (je la partage pleinement ! qu’il lui adresse (et sur laquelle je vais bien sûr revenir et insister !, un mérite voisin sur le regard des Français en général, sur Venise, à celui qu’il reconnaît à Henri de Régnier : « Sollers, comme Jean d’Ormesson, mais dans un genre légèrement différent _ en fait de projection et superficialité égocentriques hédonistes ! _, a toutefois redoré le blason de la ville aux yeux des Français » : Venise redevient (mais faut-il s’en féliciter ?) un must de l’attraction touristique pour les Français ! Mais sur quels critères (et quels malentendus abyssaux en fait de rapports à l’altérité !) Venise va-t-elle donc être ainsi perçue et « consommée » ?..

Et c’est donc cet article-ci que je consacre aujourd’hui à ce fort juste Dictionnaire insolite de Venise comme miraculeusement débusqué de derrière les fagots des rayons à trésors de la librairie Mollat.

Car Lucien d’Azay n’est pas, lui, un voyageur de passage un peu pressé _ ne serait-ce qu’au rythme de deux séjours de deux semaines chacun par année, selon ce que Lucien d’Azay nous apprend, page 135, des habitudes dorsoduriennes (à l’hôtel-pensione La Calcina, sur les Zattere) de Philippe Sollers et de Dominique Rolin, quarante années durant, depuis leur découverte de la merveilleuse veduta de leur chambre donnant sur la Giudecca, en 1963… _ en son passage à Venise : Lucien d’Azay a en effet, lui, enseigné quinze ans durant au Liceo Ginnasio Marco Polo, dans le quartier (si vivant !) de San Barnaba et de la Toletta _ « qui est à la fois rue et mini-quartier« , dit Paolo Barbaro, page 185 de son Petit Guide sentimental de Venise _, où j’ai apprécié de me trouver plusieurs fois par hasard au moment de la très joyeuse un peu bousculée sortie des classes, à cinq heures, à la Calle della Toletta et au Ponte delle Maravegie _ « Et le voici, le Ponte delle Maravegie : ce n’est pas seulement l’un des plus beaux endroits que je connaisse (…), mais c’est un endroit où les voix s’entremêlent d’une façon effrayante. (…) Les Maravegie sont le lieu de permutation des figures » (qui enchantent Venise, et le rapport le plus vrai qui soit à Venise et à la « vie vénitienne »), poursuit Paolo Barbaro, page 187 de son livre-bible des vrais amoureux de Venise…

Et à lire ce passionnant Dictionnaire insolite de Venise de Lucien d’Azay _ et je l’ai lu deux fois à la suite… _,

on peut remarquer que les plus fréquentes allusions à des sestieri de Venise en ses denses _ (= riches) et sans la moindre lourdeur _ 158 pages

_ l’écriture, rapide, est souvent jubilatoire ; cf par exemple la délicieuse notice intitulée « Lourdes« , pages 89-90, consacrée aux (très) riches Vénitiennes fréquentant l’été, telles des « varans » au soleil, le « bord de la piscine » du « chiquissime Hôtel Cipriani« , à la « plateforme de luxe » de l’extrémité orientale de l’île de la Giudecca : « étant donné la cotisation mensuelle, elles ne se bousculent pas«  !!! « Impassibles comme des varans » (!), « un buffet leur permet de passer la journée au soleil, sans avoir à se rendre au restaurant » ; « on dirait, non pas qu’elles méditent, mais qu’elles vidangent leur esprit« … Alors, « au bord de la piscine du Cipriani, on ne fait pas de rencontres. Aucun imprévu ne dérange l’ordre parfaitement égal de ce monde clos« . Avec cette très jolie chute-ci : « Au reste, pas plus que leur corps épuisé par les soins, les signore n’espèrent grand-chose. Si ce n’est, peut-être, le miracle impossible qui les obsède. Les mauvaises langues ont rebaptisé l’endroit Lourdes«  _,

on peut remarquer que les plus fréquentes allusions à des sestieri de Venise

concernent précisément ce coin si vivant de San Barnaba et de la Toletta de ce sestiere assez animé _ du côté, aussi, des universités dans les environs de l’estudiantin Campo Santa Margherita _ qu’est Dorsoduro

_ un peu moins animé, toutefois, et même passablement tristounet, à mon goût !, une fois passé le rio San Vio, du côté de la Punta della Dogana, le coin des résidents (de luxe !) saisonniers anglo-saxons (cf aussi ce qu’en dit le très judicieux et donc très précieux ! sur la « vie vénitienne«  Venise, sur les traces de Brunetti _ 12 promenades au fil des romans de Donna Leon, de Toni Sepeda !) ;

de même que du côté quasi sinistré (mais de pauvreté, cette fois ; mais au charme assurément étrange et très prenant, à la frange du malaise : ce que sait pointer encore fort justement la notice de Lucien d’Azay, pages 58-59, consacrée au film de Nicolas Roeg Don’t look now, en français Ne vous retournez pas, en 1973, tourné en partie là ; cf aussi, à propos de ce même lieu désolé, la notice que Lucien d’Azay consacre à « la Wicca » et à son coven en ce lieu, pages 149 à 151) ;

de même que du côté quasi sinistré de la pointe « lugubrement déserte et nébuleuse«  de San Nicola dei Mendicoli ;

parmi ces lieux parmi les plus étranges de Venise, Lucien d’Azay _ qui lui-même goûte assez (cf ses notices « Corvo (Baron)« , pages 52 à 54 et « Excentriques« , pages 60-61) les excentricités en divers genres : cf, dans sa bibliographie, ces titres-ci : Trois excentriques anglais ; Le Faussaire et son double _ Vie de Thomas Chatterton ; ou encore À la recherche de Sunsiaré _ une vie : Sunsiaré est la jeune femme morte en même temps que Roger Nimier, dans l’accident de son Aston-Martin sur l’autoroute de l’Ouest… : Lucien d’Azay est donc un curieux qui aime aller regarder un peu plus loin (que le tout-venant) dans les coins… _,


parmi ces lieux parmi les plus étranges de Venise, Lucien d’Azay, donc,

ajoute à ce coin quasi disgracié de la pointe de San Nicola dei Mendicoli,

« les environs des églises de San Zan Degolà, à Santa Croce » et « de Santa Maria della Misericordia (aujourd’hui désacralisée), à Cannaregio« 

Sur les subtiles micro-variations de climat d’un coin de rue à l’autre dans un même sestiere de Venise _ variations consubstantielles à l’idiosyncrasie de Venise ! _, pour le marcheur éperdu de Venise,

je renvoie une fois de plus aux sublimes micro-analyses de Paolo Barbaro, le vénitien Ennio Gallo, en son merveilleux de finesse et justesse (du regard) Petit Guide sentimental de Venise (cf ce que j’en dis dans l’article inaugural de cette série sur « Arpenter Venise« , le 26-8-2012 : Ré-arpenter Venise : le défi du labyrinthe (involutif) infini de la belle cité lagunaire)…

Par son goût de l’étrange (sinon de l’excentrique),

ce livre de Lucien d’Azay mérite mille fois mieux son intitulé de « Dictionnaire insolite« 

que le livre de Philippe Sollers celui de « Dictionnaire amoureux« ,

car, ainsi qu’il le remarque lui-même (et l’énonce aussi à propos de l’ouvrage de Philippe Sollers), Lucien d’Azay s’intéresse tout spécialement, et peut-être même en priorité, à la particularité de la langue et de son onomastique, et même aux variations et subtiles nuances _ à commencer par ce que permet d’induire de « sensibilité » déjà la prononciation !!! _ de l’italien au vénitien, telles qu’elles peuvent s’entendre en arpentant les calli de Venise… ;

alors que Philippe Sollers _ peu sensible déjà à ce qui se dit (et s’entend dire) à Venise, à commencer par ce que disent les Vénitiens ! _ propose seulement, lui, un répertoire de ce qui l’agrée _ très sélectivement ! en plus de la beauté d’un décor (just a glance !) positivement stimulant pour l’élévation (strictement hédoniste, si je puis me permettre cette expression !) des travaux d’écriture de l’œuvre littéraire à réaliser : ce n’est que ce qui peut susciter les élans de son enthousiasme à lui, qui le motive ! _ à et dans Venise…

Ainsi pourra-t-on remarquer non sans effarement que sa priorité à lui, Philippe Sollers, va à noter très scrupuleusement _ ainsi que le ferait un Valery Larbaud de par les divers ports du monde entier ; mais Larbaud s’embarquait de facto aussi… _ tous les noms qu’il peut lire sur les coques des énormes paquebots de croisière qui viennent gentiment défiler (lentement) jusque sous ses yeux par le canal de la Giudecca ; et cela, qu’il les découvre et regarde depuis la table qui lui sert de bureau par la fenêtre au midi de sa chambre à l’étage de la pensione La Calcina, ou en prenant le frais sur les quais toujours un peu ventés des Zattere : comme si c’étaient les noms de l’ailleurs qui _ à la Larbaud, donc _ l’intéressaient bien davantage, et cela comme auteur au travail, que Venise elle-même et ce qu’elle-même peut offrir… Venise est pour Sollers essentiellement un (magnifique !) décor _ seulement : pour le théâtre à mettre en branle de son imaginaire… _ de beauté stimulant l’imagination d’écrivant au travail qu’il est alors très effectivement ici ; celle qui se promène, et qui fait preuve de curiosité et d’attention vraie à l’altérité vénitienne, c’est Dominique Rolin _ c’est elle qui sait voir et qui sait regarder (et aussi écouter), et qui le lui rapporte ; et Philippe Sollers de l’admettre le premier lui-même…

Pour le reste, si Philippe Sollers s’éloigne de sa table d’écriture et du quai des Zattere, c’est pour aller très ponctuellement _ le temps de l’écriture primant ! cette petite quinzaine de séjour à Venise… _ à la rencontre _ calculée _ de quelques œuvres d’art choisies à revoir et re-contempler, toujours et toujours, dans quelque musée ou église ; pas pour aller à la rencontre de l’inconnu au hasard par les sestieri excentrés de Cannaregio ou de Castello, ni dans le labyrinthe serré des calli de Santa Croce… Ainsi le petit jeu de l’imagination sur les noms de bateaux l’emporte-t-il sur l’arpentage pedibus des calli de Venise, pour lui…

Et en cela, un Philippe Sollers est encore moins un arpenteur de Venise qu’un Alain Vircondelet ne s’éloignant guère que de quelques pas des quelques sites qu’il a choisis, parmi les vedute de Canaletto et de Guardi, à la base de son Grand Guide de Venise_ cf mon article précédent : Arpenter (plus ou moins) Venise : les hédonismes (plus ou moins) chics _ le cas du « Grand Guide de Venise » d’Alain Vircondelet, homme de lettres

Dans son article « Sollers« , aux pages 134-135, Lucien d’Azay fait ainsi preuve d’un grand talent et de lecteur et de synthétiseur à propos du sollersien Dictionnaire amoureux de Venise :

outre que Philippe Sollers fait, avec une très bonne (et de plus en plus rare aujourd’hui, en effet !) « érudition« , « la revue de tous les grands maîtres de l’art qui ont été influencés par Venise : de Monteverdi à Wagner et de Véronèse à Manet, en passant par Vivant Denon, Lord Byron et Marcel Proust (l’auteur s’est même consacré une entrée)« ,

« il révèle au passage le principe de son livre : « Venise, voilà son secret, est un amplificateur«  _ dit-lui-même Sollers (car c’est ainsi que fonctionne pour lui sa Venise !) ;

et j’ajouterai, pour ma part, un amplificateur de projections narcissiques, pour beaucoup, sinon la plupart de ses visiteurs ; et cela, au-delà du cas, certes éminent !, de Philippe Sollers lui-même, bien sûr ; au premier chef ! comme il lui plaît de l' »orchestrer » en son livre… Soit, pour tous ceux qui ne sont guère (ou du moins pas assez) passionnés d’altérité vraie, mais aiment s’en tenir aux (seuls) reflets (confortables) de leurs fantasmes : comme la diversité des reflets et moirures perpétuellement mobiles qu’offrent les canaux et la lagune le leur permet, certes, et  à profusion ! Car tout bouge tout le temps, à Venise ! Mais il y a tout de même aussi quelques heureuses exceptions !!! à ce tropisme-là, parmi les voyageurs de Venise…  « Si vous êtes heureux _ poursuit, d’expert en projections !, Sollers cité par Lucien d’Azay _, vous le serez dix fois plus ; malheureux, cent fois davantage« .

Et Lucien d’Azay de poursuivre très finement :

« Le secret de Sollers, c’est qu’il est lui-même un amplificateur : les mythologies littéraire, picturale et musicale _ riches, en effet, ces mythologies sollersiennes… _ de sa Venise, entrent en résonance dans son livre. Il investit la ville _ c’est parfaitement vu ! à la Don Giovanni (ou la Casanova ; mais Da Ponte était lui aussi vénitien !!!)  _ de son propre émerveillement _ qui est alors littéralement éblouissant : Zerline (« Vorrei et non vorrei« …) se rendra-t-elle au casinetto ?… Et son enthousiasme _ surtout pour ce qu’a de casanovesque et dongiovannesque (= hyper-hédoniste et dilettante) la Venise décadente du second XVIIIe siècle _ est pour le moins contagieux  » _ en effet, tel celui du bateleur pour le chaland ébobi… Et l’édition de livres est bien sûr aussi (et de plus en plus d’abord !) une industrie…

Et Lucien d’Azay d’ajouter alors encore mieux :

« Le seul reproche qu’on pourrait lui faire,

mais peut-être annonce-t-il à sa manière le futur _ touristique à outrance, à l’heure de la mondialisation ; cf là-dessus, le Contre Venise, de Régis Debray… _ de cette ville-réceptacle,

ce n’est pas d’occuper le décor incognito, mais de se contenter (avec ravissement certes) du décor _ voilà ! « se contenter du décor » à la façon de qui succombe au piège qu’a ourdi le scénographe au théâtre _ : la lagune, les pierres, les couleurs et la lumière ; et de ses légendes (ce féru d’expériences linguistiques, émule de Joyce et de Pound, ne s’intéresse guère _ ô combien peu ! _ à l’italien, et pas du tout au vénitien« .

Avec cette remarquable induction, encore :

« Le destin de Venise _ du moins cette Venise pour et selon Sollers (et ses émules…) _ est-il donc d’être une ville où, au contraire de New-York _ un tropisme fort de Lucien d’Azay, de même que celui de Londres _, on se livre _ narcissiquement et par projection universelle de l’ego _ à sa _ seule _ fantasmagorie personnelle _ et qui l’est si souvent si peu, « personnelle », singulière ! mais ici je ne pense pas à Philippe Sollers… _, en se gardant d’y tisser des liens sociaux?«  _ surtout en compagnie discrète (et parfaitement suffisante _ pour ses projets…) de sa fidèle maîtresse… 

De même que ni l’un ni l’autre de ces deux « dictionnaires » de Venise ne sont marqués par ce que je nommerai une attirance, un goût, ou a fortiori une passion de nature « géographique » _ Michel Chaillou, lui, parle d’un « sentiment géographique« … _,

pas plus le « dictionnaire insolite » de Lucien d’Azay

que le « dictionnaire amoureux » de  Philippe Sollers

ne sont marqués par le goût ou la passion de l’arpentage des calli de la cité ;

ni l’un, ni l’autre de ces deux auteurs

ne partant, pedibus, à la recherche du génie des lieux géographiques ; coin caché et secret de sestiere par coin caché et secret de sestiere


Mais, à part la très riche (et passionnante, alors) érudition artistique vénitienne de Philippe Sollers,

l’avantage de ce Vénitien de quinze années à Venise _ et à Dorsoduro, et à la Toletta… _ qu’est Lucien d’Azay,

est bien de formidablement nous initier un peu, via le vocabulaire spécifiquement vénitien, qu’il nous présente,

sinon aux sestieri,

du moins à la civilisation vénitienne… Et cela est irremplaçable !

Une dernière remarque :

en continuant mes recherches bibliographiques,

j’ai mis la main sur cette mine (et cette somme !) à propos du regard des visiteurs étrangers de Venise qu’est Un Carnet vénitien de Gérard-Julien Salvy ; et en commençant à la parcourir,

je suis tombé (pages 319 à 323) sur un exposé remarquable _ mais tout le livre est magnifique ! _ des témoignages superbes de Ferdinand Bac (1859-1952) sur Venise ;

Ferdinand Bac, auteur, notamment, de trois ouvrages consacrés à Venise : un roman,  Le Mystère vénitien, en 1909 ; des Promenades dans l’Italie nouvelle, parus en 1933-35 (en trois volumes) ; ainsi que le Livre-Journal 1919, publié par Claire Paulhan en 2000 ;

et que Gérard-Julien Salvy présente, page 319, par ce mot de Bac sur lui-même : « au fond, rien qu’un homme qui marche en pensant »,

ainsi qu’aimait superbement se caractériser cet auteur !..

Page 321, je lis ceci : « Et bien entendu, ce n’est pas en touriste qu’il se plaît à Venise. Il en aime les quartiers de son temps encore peu fréquentés » _ des touristes ; c’est-à-dire les quartiers (ou sestieri) populaires, voire miséreux ; très excentrés, de fait, par rapport à la Piazza San Marco…

Voici les extraits que nous en propose Gérard-Julien Salvy _ ils parlent fort clair… :

San Sebastiano : « Tout au bout de cette Zattere, hérissée de mâts et où s’alignent les silhouettes de la frégate marchande, la petite église San Sebastiano s’élève juste en face d’un pont dans un de ces très misérables quartiers, vrais paysages de détresse , ne semblant plus exister que pour abriter des famines et pour entendre la malédiction des égarés, perdus dans ces lointains parages«  _ et passé l’Angelo Raffaello, au campo désertique, San Nicola dei Mendicoli est encore plus désolé…

San Giobbe : « Là-bas, aux confins de la ville, plus loin que le vieux Ghetto, près d’un canal, sur une place abandonnée où l’herbe pousse. Ce n’est rien, me direz-vous. Mais peut-être est-ce aussi plus beau que Saint-Pierre de Rome«  _ oui ! Et passé le Ponte ai Tre Archi, on tombe sur la Tratoria da ‘a Marisa…

Santa Margarita : « Là-bas, au Campo Santa Margarita, c’est le vrai peuple qui règne. Plusieurs carrefours réunis en ont fait une grande place irrégulière qui m’attire depuis un demi-siècle par sa couleur locale. (…) Trois places se suivent _ « s’emboîtent », pourrait-on dire. Elles donnent à ce quartier son aspect aéré, une plastique imprévue par cet immense terre-plein dallé«  _ marché vivant le matin, et centre de la vie estudiantine aujourd’hui…

Castello : « Couchés au milieu des vignes, à cette extrémité _ cette fois encore _ de Venise, les jardins de la Compagnie du Gaz allaient jusqu’à la lagune. En automne, les pampres empourprés tombaient des arcades, ornaient les pergolas. En toute saison, une rusticité délicieuse entourait San Francesco della Vigna. Les Vénitiens venaient là cueillir du raisin noir«  _ le lieu et l’église sont toujours splendides…

San Trovaso (son lieu de résidence à Venise) : « Il s’engagea dans les ruelles qui conduisent au Ponte di Ferro et arriva bientôt sur la petite place, qu’il retrouva pareille à l’image qu’il en avait gardée dans son souvenir, avec la façade de l’église, ombragée par une oasis de grands arbres. À gauche, il revit un coin de Venise, qui semblait peint avec du bitume. Depuis des temps immémoriaux, on y réparait des bateaux. Des gondoles, le ventre en l’air, reluisaient sous des couches de goudron. Le sol, les vieilles masures en planches, tout avait la même teinte de bois brûlé. Et, infatigablement, des aquarellistes anglaises se repaissaient goulûment de son pittoresque. (…) Devant le logis, il reconnut parfaitement le vieux puits avec sa croix de Malte sculptée sur son flanc, les marteaux de la porte, sa couleur de bronze antique » _ non loin de là, sur le rio San Trovaso, et entre les deux ponts, celui de San Trovaso, et celui des Maravegie, la très accueillante (cf Paolo Barbaro, Toni Sepeda, Hugo Pratt, etc.) Cantinone Gia Schiavi…

Et Gérard-Julien Salvy commente, page 322 :

« Ce qui enchante Ferdinand Bac, c’est aussi la neige tombant d’un ciel vert absinthe, le brasero allumé au pont de Rialto et les silhouettes noires des Vénitiens, tels que des mendiants espagnols, venant, au crépuscule, processionnellement, pour se chauffer les mains. C’est le Rio della Sensa, la Madonna dell’Orto, San Tomà, San Zaccaria, l’Abbazia della Misericordia, que son ami Italico Brass a restaurée, et aussi les Fondamente Nuove, « sur lesquelles plane un abandon indéfinissable. Leur tristesse ensoleillée ne reçoit que de rares visiteurs égarés. Comme nous voici loin des somptuosités qui devaient soutenir devant le monde le crédit de la Cité marchande«  » _ ici, se trouve aujourd’hui la plaque tournante des vaporetti vers les îles de Murano et Torcello (et d’autres) et son animation chaleureuse (ainsi qu’un kiosque excellemment pourvu en excellents DVDs)…

Et pour conclure cette nouvelle méditation sur « arpenter Venise »,

cette remarque, in fine,

sur la « beauté des villes insulaires » que Lucien d’Azay, page 154, emprunte au Voyageur égoïste du cher Jean Clair :

« la beauté des villes insulaires tient au fait que leur espace est circonscrit à un cadre,

mais aussi à l’organisation harmonieuse de leur surface, qui respecte la mer qui les contient,

et à leur proximité avec le ciel (d’où l’exaltation qu’elles suscitent, l’azur étant leur seule échappée).«  Aussi à Venise a-t-on « eu l’intelligence d’installer des terrasses sur le toits (altane). Quand il fait beau, ces belvédères permettent d’admirer la conquête spatiale verticale à laquelle ont dû se livrer les architectes, faute de pouvoir s’étendre au sol« .

Et Lucien d’Azay de remarquer encore que « les Vénitiens n’arrêtent pas de marcher (…).

Hâtifs ou flâneurs, ils marchent dans l’allégresse, le bonheur d’être,

de faire corps avec la ville où ils vivent« …

Et Le Bonheur d’être ici est le titre d’une superbe méditation philosophique autant que poétique de Michaël Edwards, l’auteur du merveilleux De l’émerveillement

Titus Curiosus, ce 30 décembre 2012

Ré-arpenter Venise : le défi du labyrinthe (involutif) infini de la belle cité lagunaire

26août

Le labyrinthe

(à surprise : à culs de sac !.. quand le piéton de Venise se trouve _ mille fois ! cela devient un jeu, tant qu’on ne se décide pas à consulter la carte adéquate… _ sans pont à franchir, ni quai à suivre, à droite ou à gauche, face à un canal qui vous contraint à rebrousser chemin…

_ ainsi, page 13 de son réjouissant et très alerte Venise est un poisson, au chapitre « Pieds« , Tiziano Scarpa, Vénitien, donne-t-il ce judicieux conseil à l’aspirant découvreur-arpenteur de sa Venise : « Le premier et unique itinéraire que je te conseille a un nom. Il s’intitule : Au hasard. Sous-titre : Sans but. Venise est petite, tu peux te permettre de te perdre sans jamais vraiment en sortir. Au pire, tu finiras toujours sur un bord, sur une rive _ une Fondamenta _ devant l’eau, en face de la lagune. Il n’y a pas de Minotaure dans ce labyrinthe« . Et « si tu ne retrouves pas ton chemin, tu rencontreras toujours un Vénitien qui t’indiquera avec courtoisie comment revenir sur tes pas. Si tu veux vraiment revenir sur tes pas » ; il venait juste de dire, page 12, que, au foot-ball, « faire le Vénitien« , ou « faire le Venise« , c’était « produire un type de jeu exaspérant, égoïste, le ballon toujours au pied, plein de dribbles et peu de passes, une vision du jeu très limitée » ; expliquant : « forcément : ils avaient grandi dans ce tourbillon variqueux de venelles, de ruelles, de virages en épingles à cheveux, de goulets. Pour aller de la maison à l’école, le chemin le plus court était toujours la pelote. Évidemment, quand ils descendaient sur le terrain en shorts et en maillots, ils continuaient à voir des ruelles _ calli _ et des petites places _ campielli _ partout, ils essayaient de se sortir d’une de leurs hallucinations personnelles labyrinthiques entre le milieu de terrain et la surface de réparation » ; aussi, le merveilleux conseil que Tiziano Scarpa donne à l’aspirant découvreur-arpenteur de sa Venise, est-il de ne surtout pas vouloir « lutter contre le labyrinthe. Seconde-le, pour une fois. Ne t’inquiète pas, laisse la rue décider seule de ton parcours, et non pas le parcours choisir ton chemin. Apprends à errer. Désoriente-toi. Musarde« .., toujours page 12… _)

le labyrinthe des calli _ parfois, et même très souvent, très étroits : par exemple, la Calesela de l’Ochio Grosso, dans le Sestiere de Castello, paroisse de San Martino (près du grand Portal del Arsenale), « mesure tout juste 53 cm de large« , est-il indiqué à la page 161 de l’album Secrets de Venise : un très bel album de photos (pas seulement de monuments, ou de clichés) commentées, publié aux Éditions Vilo ; et Tiziano Scarpa cite, lui, page 39 de son livre, « derrière la place San Polo« , la « Calle Stretta (étroite), large de soixante-cinq centimètres«  _

le labyrinthe des calli de la cité de Venise constitue un infini défi _ enchanteur ! et toute une vie n’y suffira pas : c’est aussi le constat que fait ce Vénitien d’excellence qu’est Paolo Barbaro en son merveilleux livre de « retour » à (et « retrouvailles » avec) sa Venise, dont le développement de sa carrière professionnelle (d’ingénieur hydraulicien)  l’avait éloigné : Venezia _ le città ritrovata (traduit pas très heureusement en français éditorial « Petit guide sentimental de Venise » : c’est un livre ADMIRABLE ! et qui n’est certes ni « petit« , ni « sentimental«  ! paru aux Éditions du Seuil en novembre 2000 et toujours disponible ! _ pour le promeneur-flâneur amoureux de beauté étonnante. Et la beauté de Venise, prise comme un tout strictement indémêlable ! _ ni classique, ni baroque, ni, encore moins, romantique ! maniériste, peut-être, si l’on voulait ?.. À la Montaigne… _, est assurément étonnante : face à l’inadéquation de tous nos repères _ d’aisthesis ; à commencer par les repères, primaires (et primordiaux) cénesthésiques…

Quand j’ai ouvert mon blog, le 3 juillet 2008, par un article _ se voulant d’annonce programmatique… _, que j’avais intitulé Le Carnet d’un curieux

_ et je remarque au passage, me relisant, que j’y présentais ce qui y allait y être mon style : « attentif intensif, c’est-à-dire fouilleur, s’embringuant dans le fourré plus ou moins dense du “réel“ et se coltinant un minimum à l’épaisseur et résistance des “choses“, en leur lacis déjà dé-lié cependant par quelque “œuvre“«  : eh oui ! quelque chose d’un peu parent au « lacis«  de l’imbroglio vénitien, dans le défi quasi géographique de tâcher de s’y « orienter«  un peu… _,

je me plaçais, par anticipation, « dans l’ouverture d’un peu larges et mobiles (boulimiques ?) curiosités plurielles« ,

parmi lesquelles des curiosités « géographiques aussi,

à partir, je dirais, de villes-« mondes » (Rome, Prague, Istanboul, donc, Lisbonne, Naples, Buenos-Aires, etc… : presque toutes _ mais dans le « Conte d’hiver » la Bohème n’est-elle pas shakespeariennement « accessibleelle aussi « par la mer?! _ ; presque toutes des cités portuaires, ainsi que Bordeaux : ouvertes sur le large…) ; etc.« …


Or je m’avise (en m’en souvenant bien !) que parmi ces « villes-mondes« , auxquelles je disais aimer (et désirer) me confronter _ par le jeu multiplié d’abord du regard du piéton les arpentant et ré-arpentant sur le vif de tous ses sens en éveil ; puis celui de l’écriture revenant à plaisir se pencher un peu précisément attentivement sur ces expériences de regard du promeneur-flâneur, sans que jamais vienne quelque rassasiement, ou, si peu que ce soit, lassitude : la fidélité à ce que j’aime s’avérant décidément, et quasi sans anicroches, absolue ; en un approfondissement intensif… _,

je m’avise (et me souviens bien ! donc…) que ne figurait pas Venise…

Probablement d’abord parce que d’autres déambulations-flâneries-promenades m’attiraient d’elles-mêmes  _ causa sui en quelque sorte _ davantage :  telle celle dans Rome, où j’aime infiniment me replonger (à l’arpenter-réarpenter) un peu souvent, et toujours neuvement ; ou celle dans Naples, toujours pas encore découverte, pour m’en tenir à ces deux sublimes cités italiennes ; auxquelles je dois adjoindre aussi celle dans Sienne, parfaite « cité-monde » elle aussi _ la ville (sise tout autour de sa Piazza del Campo si raidement pentu), si raffinée et démocratique à la fois, de Simone Martini et des frères Lorenzetti : quelle civilisation que celle de Sienne ! _, et demeurée _ au moins jusqu’à mon plus récent voyage en Toscane _ si bienheureusement vierge de banlieue _ à la différence de sa victorieuse Florence… La ville de Sienne n’ayant quasi pas connu d’expansion urbaine après sa défaite finale face à la cité guelfe des lys (à la bataille de Colle Val d’Elsa, en 1269).

Sur ce non-choix alors de Venise, j’aurai assurément à revenir : un peu plus loin…

Venise, cité navale et portuaire s’il en est _ et shakespearienne aussi : Othello, Le Marchand de Venise, etc. _, demeure mieux que bien protégée par l’isolement de son caractère d’île (ou plutôt d’îles _ au nombre de 121… _, reliées les unes aux autres par quelques ponts _ au nombre de 435…, selon l’article (illustré de la photo de chacun d’eux) Liste des ponts de Venise de Wikipédia : n’y manque (!) que le quatrième pont sur le Grand Canal, celui de Santiago Calatrava, dit « Pont de la Constitution », inauguré le 11 septembre 2008 : de quoi cela peut-il donc être l’anniversaire ?.. _),

mieux que bien protégée par l’isolement de son caractère d’île

au milieu de sa lagune, entre le rivage de Terre ferme _ à la distance de plus de trois kilomètres _ et le cordon littoral devant la houle, parfois _ poussée par la bora _, de l’Adriatique, dont la langue sableuse (mouvante) du Lido bien calée comme une digue, devant Venise.

Ainsi, sur cette « situation » assez singulière _ et pas rien que géographiquement _ de Venise, par rapport à la Terre Ferme (et le reste du monde !), par la grâce de sa lagune, le très fin et archi-lucide Régis Debray notait-il excellemment pages 20-21 de son percutant Contre Venise (en 1995, déjà !) :

« De même qu’au théâtre italien tout le dispositif pivote non sur la scène ou la salle, mais sur la rampe qui les sépare, car s’il y avait plain-pied il n’y aurait pas de spectacle _ du moins pour qui tient à en être le spectateur-voyeur plus ou moins invité (et agréé) ! _, le décisif de Venise _ formule-clé ! _ n’est pas Venise, mais la lagune qui la sépare du monde profane, utilitaire et intéressé » _ adjectifs mille fois pertinents !

Ce qu’il commente, en sémiologue averti qu’il est : « Cette tranche d’eau fait figure de « coupure sémiotique »« .

Et de remarquer on ne peut plus adéquatement _ cf la célèbre pièce de musique d’Antonio Biancheri La Barca di Venetia per Padova, en 1605 ! _ que « pendant des siècles, l’arrivée par Padoue et l’embarquement à Fusine, à cinq milles de la place Saint-Marc, pour une lente traversée, symbolisaient, tel un rite de passage, le changement d’univers _ voilà ! _ à la fois physique et mental _ soit un sas, et devenu, via l’inflation gigantesque du tourisme (lui-même devenu pour l’essentiel un tourisme patrimonial historiciste), temporel en plus de spatial…

La construction du pont route-fer de quatre kilomètres reliant Mestre au Piazzale Roma a _ depuis lors un peu _ simplifié les procédures, mais l’abandon assez compliqué de la voiture ou du car au parking _ du Tronchetto _ maintient l’essentiel _ mais oui ! _, qui est l’intransitif, la rupture de charge, avec changement _ obligé _ de véhicule et de tempo : ralentissement obligé du rythme vital _ ô combien ! Paolo Barbaro le souligne lui aussi… _ ; nous voilà ailleurs, et autrement monté, piéton ou bouchon sur l’eau ; pas de doute possible : on est bien passé de l’autre côté du miroir » _ du réel lui-même : l’opération se révèle magique !.. au moins pour l’étranger à Venise, sinon pour le Vénitien lui-même. Mais beaucoup de Jeunes adultes, désormais, quittent Venise pour la Terre ferme, ne serait-ce que pour résider à Mestre, où il est plus facile de disposer d’une voiture et de supermarchés.

Et Régis Debray de commenter encore, page 21-22 : « Au lieu de s’en plaindre comme d’un marteau piqueur dans un concerto de Vivaldi, les dévots _ du tourisme culturé à Venise _ devraient plutôt saluer l’astuce qui consista à « enlaidir » au mieux la terre ferme qu’ils ont abandonnée, tant les usines chimiques de Marghera, les raffineries, grues et hangars de Mestre, tubulures pétrolières et cheminées polluantes, à contre-jour, soulignent avantageusement l’abîme séparant le cercle enchanté du jeu esthétique _ c’est bien de cela qu’il s’agit ; cf là-dessus les magnifiques analyses du très bel essai de Rachid Amirou, L’imaginaire touristique, qui vient d’être réédité aux Éditions du CNRS _, la commedia dell’arte où nous venons de pénétrer, et la sordide réalité, tout juste conjurée _ du moins pour ce moment (ou parenthèse) de « vacance«  en ce lieu spécial-ci.. _, de la survie et des contraintes productives _ notre modernité encrassée par les infrastructures et l’oubli du grand art. Chaque coup d’œil de l’enculturé sur l’horizon « hideux » (qui me fait respirer, tout au bout des Zattere, comme un soupirail en cellule) renouvelle l’exorcisme du monde réel, à quoi se résume la fonction socialement réservée, du dehors, à la « fabuleuse merveille ».« 

Et pages 22-23, Régis Debray précise le fonctionnement du processus de la métamorphose de ce touriste culturé : « Le coup de génie, ici, (…) est la faculté qui nous est donnée de participer au spectacle _ de la comédie de Venise _ à tour de rôle, de nous y dépersonnaliser en personne, nous y dédoubler à volonté. La passerelle construite par Mussolini, et si bien nommée Ponte della Libertà (liberté d’échapper à l’enfermement, pour les claustrophobes du dedans, liberté d’échapper à soi-même, pour les hystériques du dehors), permet aux regardeurs de venir se mêler à la pièce _ toujours plus ou moins carnavalesque : même en dehors des festivités du Carnaval, ré-introduites seulement récemment : en 1979 ! _ en cours. Anch’io sono attore. (…) Loup et domino invisibles, guidé par les rails d’itinéraires fléchés, chacun s’en va par campi et calli fredonnant son petit air d’opérette, déguisé comme il convient (c’est encore lors du carnaval, où la pantomime s’avoue le plus, qu’on joue le moins). La fête est programmée, encadrée, répétée. (…) Touriste, on peut même jouer au touriste. Rien n’est pour de vrai« …

Quant aux « Vénitiens de naissance« , page 24, « ils savent que le show must go on, car c’est leur gagne-pain et une vieille habitude _ même avant le XVIIIe siècle et l’invention-institutionnalisation (aristocratique, alors) du « grand tour«  Le spectacle est dans la salle, et la salle est dans la rue« …


D’autant que, ajoute Régis Debray page 25, « ici, la représentation est miniaturisée ; cette cité-escargot n’étant pas vraiment grandeur nature ; le resserrement scénographique fait fonctionner la règle des trois unités, de lieu, de temps et d’action ; et le changement d’échelle ajoute à l’aspect « ville pour rire », toute en stucs et en dentelles, en cheminées coniques, en encorbellements de carton (sans humains derrière). Le côté maquette  (presque trop achevée ou finie) exalte une urbanité idéale, réduite à l’essence, comme une idée platonicienne de Cité, un microcosme autosuffisant. Ville-jouet, où se rejoue, dans la distance du comme si, le destin de toutes les splendeurs faites de mains d’homme, grandeur et décadence. Toute œuvre d’art met le monde réel en modèle réduit, et _ puisqu’en art moins est plus _ l’ellipse récapitulative accroît l’effet de capture.
L’exiguïté du labyrinthe, facteur de surréalité, dramatise l’oratorio, en aiguise la pointe, la peur du dénouement, que chaque jour repousse, avec notre complicité, nous qu’on enrôle dans la distribution
« …

Fin ici de cette incise debrayenne ; je reprends le fil de mon raisonnement.

Autrement que par bateau,

la cité de la lagune n’est devenue accessible _ aux non-Vénitiens _, d’abord par le chemin de fer, que depuis l’inauguration _ il y a 166 ans _ du Pont _ ferroviaire _ des Lagunes _ long de 3, 600 mètres _ le 11 juillet 1846 (sous la domination autrichienne) ; puis par la route, que depuis l’inauguration _ il y a 79 ans _ du Ponte _ routier _ Littorio le 25 avril 1933 (par Mussolini) _ son nom fut changé en Ponte della Libertà en 1945…

Mais une fois débarqué à la Stazione ferroviale Santa Lucia, ou bien Piazzale Roma, halte-terminus des autobus de ligne vers Mestre ou l’aéroport Marco-Polo, le visiteur devient en effet un piéton obligé, même quand il parvient à gagner une station de vaporetto, ou emprunte le (très court) traghetto d’une rive à l’autre du Grand Canal ; quant aux gondoles, elles ne constituent pas, ne serait-ce que par le prix de leur minute, un moyen de transport commode ni fréquent : seulement une fantaisie un peu luxueuse…

À part pour les usagers de bateaux privés (sur les divers canaux sillonnant la ville), Venise est donc bien, pour l’essentiel de ceux qui y circulent, une cité de piétons-marcheurs ! Pedibus

De fait, c’est bien toujours l’arrivée en bateau par la lagune _ à la vitesse plus lente de la navigation : par motoscafi et motonave, d’abord ;

cf sur eux et leurs divers régimes de vitesse ou lenteur, les remarques magnifiquement senties que fait l’excellent Paolo Barbaro, page 220 et suivantes de son indispensable autant que merveilleux Petit guide sentimental de Venise ; ou plutôt Venezia _ la città ritrovata; cf aussi les pages 276-277, 264-265, 182, et 135… ; page 264, par exemple, ce magnifique passage sur les « étranges choses à affronter«  pour qui travaille à Venise sans être Vénitien (ce sont deux ingénieurs originaires d’Émilie-Romagne qui parlent, un soir d’acqua alta) : « c’est difficile à dire, c’est même difficile rien qu’à énumérer : lenteur, nonchalance, fragilité, asymétrie, vieillesse, compromis, torpeur, beauté, insécurité, tout ensemble. Cette beauté partout, entravée sans l’être, sur l’eau et sur terre, on n’y échappe pas. Bref, il y a un sacré nombre de problèmes, tous différents _ et ce sont des choses , toutes celles-là, qu’on n’affronte pas à l’école d’ingénieurs, ni même sur les chantiers«  ; et page 182 : « la vitesse du bateau est le vingtième (en moyenne) de la vitesse de la voiture. On le sent sur la peau : plus qu’une course sur l’eau, maintenant, dès qu’on met le pied sur le bateau, c’est un lent arrêt, une troublante décélération. Le mouvement et la mesure du mouvement changent, et le rythme et le sentiment du temps. Temps plus dilaté, peut-être ; plus lent, certainement _ vivrons-nous plus longtemps ?«  _

de fait, c’est bien toujours l’arrivée en bateau par la lagune

qui sans conteste demeure _ comme depuis si longtemps (= toujours !) pour qui se rend à Venise _ à la fois la plus juste et la plus belle approche _ plus lente, donc _ de la cité de Venise ;

au moins en contournant, depuis le Tronchetto _ où sont situés les parkings de stationnement des automobiles (et des autobus) _, la gare maritime, située juste à l’ouest de San Basilio et des Zattere, et en empruntant le large canal (déjà pleinement maritime) de la Giudecca pour déboucher sur le très vaste et noblissime Bacino di San Marco, avec à sa droite, depuis le vaporetto, la stature suprêmement élégante de San Giorgio Maggiore, avec sa superbe façade classique d’Andrea Palladio et son campanile élancé… A moins qu’on ne débarque aux Fondamenta Nuove, en provenance de l’aéroport Marco Polo… pour la majorité des visiteurs empruntant un bateau _ ici un motoscafe _ pour accéder à la cité de Venise.

D’autres, mais moins nombreux, découvrant peu à peu, de leurs _ beaucoup plus hauts ! le contraste avec les bâtiments de la ville sur les quais, par exemple aux Zattere, en est même tout simplement effrayant ! et les édiles s’en émeuvent !.. _ de leurs bateaux de croisière monstrueusement gigantesques, d’abord les espaces _ embrumés (ou pas) : selon la saison, et la qualité de lumière et le taux d’humidité _ de la lagune _ cf, ici, page 221, à propos de ces « espaces de la lagune«  entre Saint-Marc et Lido : « un bateau qui traverse une mer presque au pied des maisons, une course marine au cœur des maisons (…) Immense, l’ouverture d’eau et de ciel, à peine sort-on du labyrinthe ; mais tout entière parcourable, reconnaissable _ ni grande mer, ni océan«  ; et pour qui revient (ici du Lido) vers Venise par le motoscafe, ce très beau (et surtout si juste !) passage encore, page 223 : « Ici on approche dans les bienveillantes vibrations d’un moteur que l’on connaît bien, d’un bateau qui nous est familier : peu à peu nous entrons en participation avec chaque lumière, quai, maison, fenêtre… Nous la voyons de nos yeux, sans écran, Venise à l’arrivée, d’un moyen de transport aquatique encore humain, très humain. Ses yeux à elle, la ville, répondent à chaque regard : lumières et reflets nous arrivent de chaque fenêtre, s’approchent de plus en plus, jusqu’à ce que le bateau tourne juste là, entre San Giorgio et Saint-Marc, entre une fenêtre et l’autre, pour nous faire mieux voir le cœur, nous faire toucher le centre, du miracle qui continue«  : Venise !.. _,

D’autres découvrant peu à peu, de leurs _ monstrueusement surdimensionnés, donc, à l’échelle des bâtiments de Venise ! _, de leurs bateaux de croisière, d’abord les espace de la lagune,

puis, dès que contourné la pointe de l’île de Santa Elena afin d’accéder au Bacino di San Marco,

le cœur de la ville elle-même, avec, en son milieu, l’ouverture du Grand Canal, avec les profils joyeusement rythmés de ses églises _ avec coupoles (ou pas) et campaniles (divers) _ et de ses palais _ du Moyen-Âge jusqu’au XVIIIe siècle, la palette en est riche de diversité de styles, mais en très étonnante harmonie (et à très peu d’exception près jusqu’ici)… _,

après franchissement préalable de la passe _ entre mer et laguneentre la pointe septentrionale du cordon littoral du Lido et la pointe méridionale de Punta Sabbioni, en quittant la mer Adriatique…

Ce qui rend Venise si différente de la plupart des autres cités-monde qui sont aussi bâties sur un réseau de canaux Amsterdam, Saint-Pétersbourg, ou même Bruges, pour notre Europe _, c’est son absence de tout plan si peu que ce soit concerté d’urbanisme, ainsi que de plan de circulation piétonne si peu que ce soit ordonnée par rues… Venise, constituée d’une juxtaposition purement empirique d’îles, et en plein milieu d’une lagune, s’est, maison par maison _ et la lagune servant de première et principale protection, avant même la flotte impressionnante de galères construites à l’Arsenal… _, élaborée essentiellement par rapport et autour des voies d’eau, ou canaux, par où s’effectuait l’essentiel des circulations et échanges, par bateaux.

Déjà, Philippe de Commynes, envoyé en mission diplomatique à Venise par le roi de France Charles VIII _ il y séjournera huit mois en 1494-95 _, pour qualifier « la grande rue qu’ils appellent le Grand Canal, et est bien large« , écrit, très impressionné : « la plus belle rue que je crois qui soit en tout le monde et la mieux maisonnée« …

Il décrivait ainsi, en ses Mémoires (livre VIII, chapitre XVIII), son arrivée par bateau à Venise :

« Ce jour que j’entrai à Venise, vindrent au devant de moy jusques à la Chafousine, qui est à cinq mil de Venise ; et là on laisse le bateau en quoy on est venu de Padoue, au long d’une rivière _ la Brenta _ ; et se met-on en petites barques, bien nettes et couvertes de tapisserie, et beaux tapis velus de dedans pour se seoir dessus ; et jusques là vient la mer _ la lagune où pénètrent les houles _ ; et n’y a point de plus prochaine terre pour arriver à Venise ; mais la mer _ la lagune _ y est fort plate, s’il ne fait tourmente ; et à cette cause qu’elle ainsi plate se prend grand nombre de poissons, et de toutes sortes. Et fus bien esmerveillé de voir l’assiette de cette cité _ voilà ! ces expressions sont très fortes ! _, et de voir tant de clochers et de monastères, et si grand maisonnement, et tout en l’eau _ voilà, voilà ! _, et le peuple n’avoir d’autre forme d’aller qu’en ces barques _ tout cela doit être strictement pris à la lettre ! _, dont je crois qu’il s’en fineroit trente mil, mais elles sont fort petites. Environ ladite cité y a bien septante monastères, à moins de demye lieue françoise, à le prendre en rondeur, qui tous sont en isle, tant d’hommes que de femmes, fort beaux et riches, tant d’édifices que de paremens, et ont fort beaux jardins, sans comprendre ceux qui sont dedans la ville, où sont les quatre ordres des mendians, bien soixante et douze paroisses, et mainte confrairie. Et est chose estrange de voir si belles et si grandes églises fondées en la mer » _ voilà.


Et il poursuit : « Audit lieu de la Chafousine vindrent au devant de moy vingt-cinq gentilshommes bien et richement habillés, et de beaux draps de soye et escarlatte ; et là me dirent que je fusse le bien venu, et me conduisirent jusque près la ville en une église de Saint-André, où derechef trouvay autant d’autres gentilshommes, et avec eux les ambassadeurs du duc de Milan et de Ferrare, et là aussi me firent une autre harangue, et puis me mirent en d’autres bateaux qu’ils appellent plats, et sont beaucoup plus grands que les autres ; et y en avoit deux couverts de satin cramoisy, et le bas tapissé, et lieu pour seoir quarante personnes; et chacun me fit seoir au milieu de ces deux ambassadeurs (qui est l’honneur d’Italie que d’estre au milieu), et me menèrent au long de la grande rue qu’ils appellent le Grand Canal, et est bien large. Les gallées y passent à travers, et y ay vu navire de quatre cens tonneaux au plus près _ mais oui ! _ des maisons ; et est la plus belle rue que je crois qui soit au monde, et la mieux maisonnée, et va le long de ladite ville _ d’est en ouest, jusqu’au Bassin de Saint-Marc et Saint-Georges Majeur. Les maisons _ ou palais _ sont fort grandes et hautes, et de bonne pierre, et les anciennes toutes peintes ; les autres, faites depuis cent ans _ durant le quattrocento _, ont le devant de marbre blanc qui leur vient d’Istrie à cent mil de là ; et encore ont mainte grande pièce de porphire et de serpentine sur le devant. Au dedans ont pour le moins, pour la pluspart, deux chambres qui ont les planchers dorés, riches manteaux de cheminées de marbre taillé, les chaslits des lits dorés, et les oste-vents peints et dorés, et fort bien meublés dedans. C’est la plus triomphante cité que j’ay jamais vue _ en résumé ! _, et qui fait plus d’honneurs à ambassadeurs et estrangers, et qui plus sagement se gouverne, et où le service de Dieu est le plus solemnellement fait. Et encore qu’il y peut bien y avoir d’autres fautes, si crois-je que Dieu les a en ayde, pour la révérence qu’ils portent au service de l’Eglise.

En cette compagnie de cinquante gentilshommes, me conduisirent jusques à Saint-Georges _ en face de Saint-Marc _, qui est une abbaye de moines noirs réformés, où je fus logé. Le lendemain me vindrent quérir, et menèrent à la Seigneurie _ le palais des doges _, où je présentay mes lettres _ de créance _ au duc _ le doge _ qui préside en tous leurs conseils, honoré comme un roy. Et s’adressent à luy toutes lettres ; mais il ne peut guères de luy seul. Toutesfois cestuy-cy a de l’auctorité beaucoup, et plus que n’eut jamais prince qu’ils eussent ; aussi il y a desjà douze ans qu’il est duc ; et l’ay trouvé homme de bien, sage et bien expérimenté aux choses d’Italie, et douce et aimable personne. Pour ce jour je ne dis autre chose ; et me fist-on voir trois ou quatre chambres, les planchés richement dorés, et les lits et les oste-vents ; et est beau et riche le palais de ce qu’il contient, tout de marbre bien taillé, et tout le devant et le bord des pierres dorés en la largeur d’un pouce par adventure ; et y a audit palais quatre belles salles richement dorées et fort grand logis ; mais la cour est petite. De la chambre du duc il peut ouyr la messe au grand autel de la chapelle Saint-Marc, qui est la plus belle et riche chapelle du monde pour n’avoir que le nom de chapelle, toute faite de mosaïques et tous endroicts. Encore se vantent-ils d’en avoir trouvé l’art, et en font besongner au mestier, et l’ay vu. En cette chapelle est leur trésor, dont on parle, qui sont choses ordonnées pour parer l’église. Il y a douze ou quatorze gros ballays ; je n’en ay vu nuls si gros. Il y en a deux dont l’un passe sept cens, et l’autre huit cens carras ; mais ils ne sont point nets. Il y en a douze hauts de pièces de cuirasse d’or, le devant et les bords bien garnis de pierreries très fort bonnes, et douze couronnes d’or dont anciennement se paroient douze femmes qu’ils appeloient roynes, à certaines festes de l’an, et alloient par ces isles et églises. Elles furent desrobées, et la pluspart des femmes de la cité, par larrons qui venoient d’Istrie ou de Friole _ Frioul _ (qui est près d’eux), lesquels s’estoient cachés derrière ces isles ; mais les maris allèrent après, et les recouvrèrent, et mirent ces choses à Saint-Marc, et fondèrent une chapelle au lieu où la Seigneurie va tous les ans, au jour qu’ils eurent cette victoire. Et est bien grande richesse pour parer l’église, avec maintes autres choses d’or qui y sont, et pour la suite, d’amatiste, d’aguate, et un bien petit d’esmeraude ; mais ce n’est point grand trésor pour estimer, comme l’on fait or ou argent comptant. Et ils n’en tiennent point en trésor. Et m’a dit le duc, devant la Seigneurie, que c’est peine capitale parmi eux de dire qu’il faille faire trésor ; et crois qu’ils ont raison pour doute des divisions d’entr’eux. Après me firent monstrer leur arsenal qui est là _ un peu plus à l’est, dans le sestiere de Castello _ où ils esquipent leurs gallées, et font toutes choses qui sont nécessaires pour l’armée de mer, qui est la plus belle chose qui soit en tout le demourant du monde aujourd’huy, mais autresfois il a esté la mieux ordonnée pour ce cas.

En effect, j’y séjournay huit mois, deffrayé de toutes choses, et tous autres ambassadeurs qui estoient là. Et vous dis bien que je les ay connus si sages, et tant enclins d’accroistre leur seigneurie, que s’il n’y est pourvu tost, tous leurs voisins en maudiront l’heure ; car ils ont plus entendu la façon d’eux deffendre et garder, en la saison que le roy y a esté, et depuis, que jamais ; car encore sont en guerre avec luy ; et si se sont bien osés eslargir, comme d’avoir pris en Pouille sept ou huit cités en gage ; mais je ne sçay quand ils les rendront. Et quand le roy vint en Italie, ils ne pouvoient croire que l’on prist ainsi les places, en si peu de temps (car ce n’est point leur façon) ; et ont fait, et font maintes places fortes depuis, et eux et autres, en Italie. Ils ne sont point pour s’accroistre en haste, comme firent les Romains ; car leurs personnes ne sont point de telle vertu ; et si ne va nul d’entre eux à la guerre de terre ferme, comme faisoient les Romains, si ce ne sont leurs providateurs et payeurs, qui accompagnent leur capitaine et le conseillent, et pourvoyent l’ost. Mais toute la guerre de mer est conduite par leurs gentilshommes, en chefs et capitaines de gallées et naves, et par autres leurs subjets. Mais un autre bien ont-ils, en lieu d’aller en personne aux armées par terre : c’est qu’il ne s’y fait nul homme de tel cœur, ni de telle vertu, pour avoir seigneurie, comme ils avoient à Rome ; et par ce n’ont-ils nulles questions civiles en la cité, qui est la plus grande prudence que je leur voie. Et y ont merveilleusement bien pourvu, et en maintes manières ; car ils n’ont point de tribun de peuple, comme avoient les Romains (lesquels tribuns furent cause en partie de leur destruction) ; car le peuple n’y a ni crédit ni n’y est appelé en riens ; et tous offices sont aux gentilshommes, sauf les secrétaires. Ceux-là ne sont point gentilshommes. Aussi la plus part de leur peuple est estranger. Et si ont bien connoissance, par Titus-Livius, des fautes que firent les Romains ; car ils en ont l’histoire, et si en sont les os en leur palais de Padoue. Et par ces raisons, et par maintes autres que j’ay connues en eux, je dis encores une autre fois, qu’ils sont en voye d’estre bien grands seigneurs pour l’advenir« …

L’empreinte du regard sur l’Italie de la fin du Quattrocento et du début de la Renaissance, des rois Charles VIII (1483-1498), Louis XII (1498-1515), et bientôt François Ier _ devenu roi de France le 1er janvier 1515 : et ce sera bientôt, le 13 septembre, la bataille de Marignan ! et neuf ans plus tard, celle de Pavie _ allait durablement marquer la civilisation française de la Renaissance et de ses suites : cf ne serait-ce que la marque si décisive de son parrain Mazarin sur Louis XIV… Fin de l’incise.

Pas de plan si peu que ce soit concerté d’urbanisme, ni de plan de circulation piétonne si peu que ce soit ordonnée, donc, à Venise.

De très rares voies de circulation piétonne rectilignes furent ouvertes à une fin un peu utilitaire et pratique, au moment du développement de la modernité, et encore sur d’assez courts tronçons, telle la Strada Nova, entre Santa Fosca et le Santi Apostoli, dans le Sestiere de Cannaregio (en 1867-71), facilitant surtout le trajet piétonnier _ loin d’être rectiligne ! _ entre le Rialto et la gare ; ou bien l’élégante large, mais courte, Via XXII Marzo, en face de San Moise, dans le Sestiere de San Marco (en 1875-85) ; ou encore la très ample Via Giuseppe Garibaldi, dans le Sestiere de Castello, au temps de l’occupation napoléonienne) : mais la rareté des noms mêmes de « Strada » et de « Via » dénote déjà leur étrangèreté aux voies piétonnes purement vénitiennes ; dont Paolo Barbaro s’amuse, page 188 de son excellentissime à tous égards (!) Petit guide sentimental de Venise (ou plutôt, en italien, Venezia _ la città ritrovata, je le répète), à recenser les variations de qualificatifs, rien qu’entre Sant’Aponal et le Rialto, dans le Sestiere San Polo, par exemple : « Calle, calletta, ramo, campo, campiello, salizzada, portico, fondamenta, sottoportico, arco, volto, crosera, riva, ruga, corte, pissina, piscina, pasina« … L’esprit vénitien est demeuré assez sourcilleux de sa propre _ irréductible ? irrédentiste ? _ singularité…


De même qu’assez nombreux sont, parmi les 435 au total, de la cité sérénissime, les ponts posés complètement de biais _ tels le Ponte Storto, le Ponte del Vinante, etc. _ par-dessus quelque rio ou canal, afin de joindre tant bien que mal des calli en rien destinées au départ à se joindre, et donc non alignées _ sans compter les ponts débouchant sur seulement une (ou deux) porte(s) privée(s), tel le seul pont de Venise demeuré sans parapet (il en existe un second : à Torcello) par-dessus le rio di San Felice, dans le Sestiere de Cannaregio…

Cf ce qu’en dit Tiziano Scarpa, pages 22-23 de son Venise est un poisson : « Souvent les calli qui donnent sur les deux rives du canal _ reliées par ces ponts si fréquemment « en diagonale«  _ n’ont pas été alignées pour être unies par un pont : c’étaient simplement des débouchés sur l’eau où mouiller les barques pour monter à bord ou descendre à terre, pour charger et décharger des marchandises _ pour les maisons n’ayant pas de débouché direct à elles sur un canal. En d’autres termes, il y a d’abord eu des maisons, et entre les maisons les calli, disposées selon leur propre loi _ sans concertation avec d’autres : anarchiquement en quelque sorte… Les ponts ont été construits après : ce sont les ponts qui ont dû s’adapter aux déphasages entre les calli presque en vis-à-vis, mais pas tout à fait dans l’axe d’une rive à l’autre des canaux » _ qui sont bien la voie principale de circulation de la Venise de départ, par conséquent ! Et cette « adaptation au déphasage entre les calli » s’est réalisée quand on a développé les voies de circulation piétonne au détriment des canaux : ainsi nomme-t-on à Venise « Rio Terra«  la voie piétonne remplaçant un canal qu’on a décidé de combler…

Ainsi les entrées nobles des palazzi, donnent-elles sur le canal, et pour la barque ; pas sur la calle, pour la circulation piétonne _ de statut domestique, secondaire… _ : vers le campo ou le campiello et ses puits, ou vers l’église de la paroisse, elle, au mieux, et tout proches, eux, dans le seul périmètre de sa petite île même…

Cf ce qu’en dit Tiziano Scarpa, page 22 encore, de son  : « Aujourd’hui _ et donc désormais _, à Venise, on se déplace beaucoup plus à pied _ que par bateau. À l’origine, les palais et les maisons en bordure des canaux étaient orientés avec leur façade sur l’eau, l’entrée et l’accostage pour les barques. Sur les calli s’ouvrent les entrées secondaires : de Venise, aujourd’hui, nous nous servons _ donc _ surtout de l’arrière, la ville nous tourne le dos, elle nous montre ses épaules, elle nous séduit par son derrière » _ seulement : il faut en avoir conscience…

Aussi le flâneur-promeneur-piéton parcoureur de Venise aujourd’hui n’a-t-il pas, sans cesse désorienté qu’il est (y compris quand il pensait posséder un excellent, du moins ailleurs et jusqu’ici, « sens de l’orientation« ), sa tâche facilitée parmi le labyrinthe piégeantmême en toute innocence ! _ des calli de Venise : spécialement, ai-je pu le remarquer, au sein du dédale ombreux même en plein jour des calli tout particulièrement étroites du Sestiere Santa Croce, par exemple, autour de San Giacomo dell’Orio ; au point que s’y déplacer vers une direction désirée en tournicotant sans cesse d’un angle de rue à l’autre, devient à soi seul bientôt purement ludique…

Aussi ne puis-je que fort bien comprendre qu’on devienne « accro » de séjours répétés d’une semaine ou d’une quinzaine en ce labyrinthe à la fois fini et infini de calli qu’est Venise, face au défi inépuisable de parvenir à en faire enfin le tour et en venir à bout : mais c’est là pur mirage ! Car l’infini de Venise n’est pas spatial, ou géographique : le territoire de l’île-Venise n’est certes pas infini (et demeure tout à fait à la portée de nos pas) ; mais il est bel et bien involutif, ainsi que le remarque et l’analyse excellemment Paolo Barbaro à propos de sa Venise : « On ne parviendra jamais à la suivre, à l’observer suffisamment« , écrit-il ainsi, page 90 ; « Regarder, passer, répondre, sourire, revenir. Aimer, en somme _ rien d’autre » : oui !..

Et une des raisons de cette frustration délicieusement infinie (et irrémédiable aussi) -là, tient au fait, qu’il « découvre » _ en y réfléchissant en l’écrivant, comme il le note aux pages 98-99-100 _, que « aujourd’hui on ne peut plus découvrir _ par le regard au cours de sa promenade-exploration ainsi infinie de la ville _ certaines beautés, jusqu’à hier sous les yeux _ et il s’en souvient, lui, Vénitien de toujours, même si sa carrière d’ingénieur hydraulicien l’a éloigné un temps de sa Venise quasi natale _ de tous ceux qui avaient des yeux _ et qui ne sont certes pas tout un chacun : l’exercice (du regard) s’apprend et se forme lentement et patiemment : il lui faut à la fois se cultiver, mais aussi savoir se dé-cultiver au moment adéquat, afin de pouvoir accueillir avec toute la fraîcheur nécessaire des sens (et pas seulement du regard : soit tout une complexe et riche aisthesis ! cf là dessus et L’Acte esthétique et Homo spectator de mes amies philosophes de l’aisthesis Baldine Saint-Girons et Marie-José Mondzain…) ; afin de pouvoir accueillir, donc, l’émerveillement de la singularité de la beauté de la ville quasiment hors références savantes… L’enchevêtrement du Palazzo Magno _ dans le quartier qui jouxte à l’ouest l’Arsenal _, par exemple, fermé au passant comme moi, citoyen quelconque de cette ville. Barré par une grille imposante, avec son bel escalier externe presque invisible. Même chose à Corte del Tagliapietra, Corte Falcona, Corte del Forno, aux passages entre San Geremia et le Grand Canal, et je ne sais combien d’autres. Le dédale _ demeurant publiquement accessible au promeneur-arpenteur curieux de parcourir toute la beauté singulière de Venise _ se réduit ça et là, se referme _ comme une huitre ou un coquillage _ sur lui-même. Par bonheur, la Corte Bottera est restée ouverte, mais dans la limite d’horaires _ « jusqu’à la tombée du jour ». Venise n’est plus pénétrable comme avant en tant d’endroits dits « mineurs » _ mais qui peut-en décider ?.. La recherche d’une plus grande sécurité, la peur des uns, l’indifférence ou l’avidité de certains autres, la présence de la drogue, tendent à porter tout le trafic _ nos pas _ à l’extérieur des cours, des campielli, des insulæ. A l’intérieur, où elle est davantage elle-même _ voilà ! _, la ville ne se voit plus : de moins en moins visible _ peut-être plus vivable, nous en savons de moins en moins.

En même temps _ poursuit-il sa méditation sur l’invisibilité de la vraie Venise, page 99 _, je découvre, dans tout l’arsenal de guides que nous avons à la maison, je découvre qu’aucun d’entre eux n’est complet : il manque ici une chose, là une autre, rues, palais, quartiers, canaux, ensembles petits et grands _ le guide total d’un lieu infini _ et en l’espèce, du fait de son invraisemblable dédale entre l’anarchie des calli et la fantaisie du réseau compliqué des canaux, Venise en est un très singulier, parmi la collection de tous les autres lieux semblablement « infinis » disponibles à explorer… _ est impossible. Il n’existe même pas, en cette fin de millénaire _ le livre à paru à Venise en 1998_, un relevé photographique complet, systématique, de la ville-œuvre d’art. Il s’agit d’un travail long et difficile, mais il faut le faire. (…) Pour l’instant, il ne reste qu’à continuer à la photographier rue après rue dans la rétine _ ce à quoi se livre pour commencer Paolo Barbaro en piéton archi-curieux de sa Venise… _, à l’observer et la déposer dans notre tête _ d’abord _, entre quelques diapositives et quelques rares feuillets _ ensuite.

Des jours et des semaines passent : je continue à me dire que _ un peu chaque jour, j’y arrive _ je dois _ par un devoir sacré ! _ la voir tout entière.

Les mois passent, et j’en suis de moins en moins sûr. Quoi qu’on voie et revoie, il reste toujours plus _ en effet ! selon un « infini involutif« , qui irréductiblement ne cesse de se creuser, approfondir… _ à voir, à digérer, à intérioriser, à comprendre. Et puis à comparer, participer, écouter, chaque pierre parle comme parle chaque être humain _ il faut savoir (et apprendre) aussi à écouter ; et écouter-décrypter  tout cela. Les jours prochains, les jours de ma vie _ et Ennio Gallo (Paolo Barbaro) a maintenant, cette année 2012, 90 ans… _ n’y suffiront pas. J’essaierai d’en dire quelque chose à mes enfants, à ceux qui me suivent ou me font suite.

L’impression qu’on a, c’est qu’échappe toujours ce qui compte le plus
 » _ avec encore, page 100, cette impression puissante que « les nœuds du dédale, et ce qui en nous les poursuit » demeurent bel et bien « impossibles à atteindre« , et à rejoindre en leur choséité même, au-delà de ce qui peut nous apparaître phénoménalement ponctuellement…

Et, au-delà des difficultés matérielles d’accession à ces « détails essentiels » de Venise,

il faut surtout ajouter ces remarques-réflexions d’une infinie justesse que se fait Paolo Barbaro, pages 113-114, puis page 133-134-135, mais que j’ai personnellement très fort ressenties sur le terrain même, alors que j’ignorais tout alors de son _ si juste et si beau ! _ livre, en arpentant les six Sestieri de Venise lors de mon séjour de six jours à Venise en février 2011, par exemple en passant du Campo dei Frari _ très animé et vivant, lui ! _ au tout voisin Campo San Stin _ mortellement désolé et désert… _, puis à celui si beau de San Giovanni Evangelista, pour accéder à la jolie cour qui précède le jardin du Palazzetto Bru-Zane, dans les locaux _ splendides ! _ duquel allait se dérouler, les 19 et 20 février 2011, le colloque _ « Lucien Durosoir (1878-1955) : un musicien moderne né romantique » _ auquel j’allais donner deux contributions, et qui constituait la raison de ma présence (invitée) à Venise ;

voici, en leur détail, ces remarques d’une justesse incomparable sur les variations puissantes quoiqu’infinitésimales de « climats« , amenant Paolo Barbaro à employer l’expression si juste (pour qualifier la chair même de Venise) de « micro-villes »  :

« Quelques pas, et nous sommes _ sensuellement _ déjà loin _ d’où nous nous trouvions à la seconde précédente _ : la ville est faite de tellement de micro-villes _ purement et simplement juxtaposées, sans transitions, ni solutions de continuité aucunes ! _ plutôt que de quartiers _ les Sestieri sont au nombre de six : Santa Croce, San Polo, Dorsoduro, Cannaregio, San Marco et Castello _, toutes semblables _ et composant sans incongruité et quasiment continûment, la Venise globale et (incomparablement !) unique… _ et toutes différentes. Combien sont-elles, et qui sont-elles ? Nous en comptons _ déjà, en la promenade entreprise alors par l’auteur ce jour-là _ dix, douze.., en commençant par Santa Marta, l’Angelo Raffaele, les Carmini, l’Avogaria, Santa Margherita, San Barnaba, les Frari… Nous n’en finissons plus. Un ensemble continu de maisons-îles ; chacune avec sa place, son campo ou son campiello, les gens qui passent et qui s’arrêtent, les flots de visages et de souvenirs _ selon chacun, forcément… _, les magasins, les « boutiques », l’église, la vieille osteria (souvent fermée aujourd’hui : là où elle est ouverte, c’est une vraie fête), le canal tout autour qui délimite et termine l’île, les ponts qui relient toute chose à l’île voisine.

Parfois, de l’autre côté du pont, « il suffit d’un rien et tout change », selon _ l’ami _ Martino. En réalité, peu de chose change, ou rien ; mais la première impression est que ça change, et la première impression compte toujours _ c’est à croire qu’à Venise de telles variations (et même micro-variations) d’atmosphère sont beaucoup plus intenses, puissantes, et en très peu (= beaucoup moins) d’espace, qu’ailleurs ; et cela, alors même que le tempérament de ses habitants, les Vénitiens, est d’une étonnante placidité ! et avare d’éclats… Lumières, canaux, rétrécissements des calli, magasins, cours, jardins. Souvent, un peu ou beaucoup, c’est l’air aussi qui change, le climat : Venise est faite de tant d’îles, de quartiers, de sestieri, de mini-canaux, micro-villes, on ne sait comment les appeler ; et aussi d' »airs différents », de tellement de microclimats, qui se différencient juste assez pour qu’on les reconnaisse _ = ressente étonnamment puissamment. (…) Les microclimats ne correspondent assurément ni aux découpages historiques en sestieri ni aux quartiers, ni à l’écoulement des années ni aux statistiques climatologiques. Ils changent avec un arbre, un mur abîmé, un souffle de brume, le tournant d’un canal » _ page 114 : quelle admirable justesse !..

Or il se trouve que, sans aller jusqu’à découvrir, lui, la Corte sur laquelle ouvre le jardin du Palazzetto Bru-Zane, où je me rendais à plusieurs reprises ces jours-là de février 2011, il se trouve que Paolo Barbaro aborde, pages 133-134, les variations de climats de cette même « zone » de San Polo – Santa Croce :

« Par ici _ San Giovanni Evangelista _ Venise est splendide non seulement comme construction, comme « mur après mur » (Martino) ; mais comme rapport d’espaces, comme lieux accordés, ensemble musicaux : comme musique de pierre. Les ruelles par lesquelles on arrive _ apparemment pas par le Campo San Stin (cependant, j’ai découvert une superbe vieille photo (anonyme) de ce même Campo San Stin (« Femmes et enfants autour du Campo San Stin, vers 1875« …), pagc 91 de l’album Venise, vue par Théophile Gautier, dans la collection Sépia des Éditions de l’Amateur, qui en donne une impression de vraie vie ! : huit personnages bavardant ou jouant autour et sur la margelle du puits… _, la petite place d’entrée _ le Campiello San Giovanni _, l’interruption brusque de l’iconostase (comment l’appeler ?) _ un chef d’œuvre d’architecture et sculpture ! de Pietro Lombardo, en 1481 : Commynes a pu le contempler ! _, la reprise du mur ajouré, l’accueil de l’autre petite place _ le Campiello della Scuola _, les sculptures en attente. Les pas des hommes traversent, tantôt plus rapides, tantôt plus lents, des inventions harmoniques et des murs transpercés _ une merveille de raffinement !

Un peu plus loin _ séparant ici (ou plutôt ajointant, par les Fondamente qui le bordent) le sestiere de San Polo de celui de Santa Croce _, le Rio Marin _ non moins extraordinaire, mais complètement différent comme lieu : maisons + eau + boutiques + jardins + quais + gens sur les ponts, dans les magasins, dans les osterie, le long des berges, en barque… La laiterie à moitié sur le pont à moitié sur le quai. Le café, à moitié dans la calle à moitié sur l’eau. L’osteria, un peu en ville et un peu à la campagne au milieu des potagers.

Quelques pas, deux villes, je ne sais combien de villes _ englobées en une seule. Peut-être n’a-t-on inventé à Venise ni philosophie _ sinon l'(excellent) philosophe-maire de Venise, Massimo Cacciari ! (cf cet article-ci, dans le numéro de Libération du 29 juin 2012 : Cacciari, un philosophe qui vous veut du bien) _, ni poésie, ni métaphysique, ni géométrie. Mais sans aucun doute on y a inventé la ville _ et un mode particulièrement civilisé d’urbanité. Inventé à partir de rien _ eau, sables, horizons, il n’y avait rien d’autre. Dans la ville, l’art de vivre (d’y vivre) et de la représenter (la vie). Théâtre _ Goldoni _ et peinture _ les Bellini, Giorgione, Carpaccio, Titien, Tintoret, Veronese, Tiepolo… _ , un certain type d’architecture, de technique, d’institutions sociales : ce qu’il fallait à la ville, ce qui lui suffisait, siècle après siècle. Alors, je crois, ils n’en doutaient pas : tout cela serait transmis jusqu’à nous. C’est là, ça nous attend _ à continuer à transmettre, à notre tour… _ : à nous d’agir« …

Et Paolo Barbaro de préciser alors _ pages 134-135 de son Journal de bord de ses retrouvailles de vieux Vénitien avec sa mille fois plus vieille Venise _, ce qui éclaire la qualité nécessaire de l’aisthesis à apprendre à gagner :

« Peu à peu, un point fondamental me devient évident, qui ne me l’était guère les premiers jours : il n’est pas nécessaire de se promener tant que ça _ en extension parmi la ville _, on peut aussi _ presque _ rester arrêté _ en intensité attentive _ au même endroit. Plus exactement, il faut bouger, oui, mais pas beaucoup ; surtout savoir s’arrêter _ pour fixer un peu sa pupille afin de voir apparaître vraiment. S’arrêter pour voir, pour parvenir à voir ; et pour participer, comprendre, raconter _ quelque chose qui se tienne vraiment.

Sinon, « des millions de touristes ne voient pas grand chose, ou ne voient rien, prennent les lieux les plus mystérieux pour une fête foraine«  et « ils ont le terrible pouvoir de faire croire dans le monde entier que Venise est une ville trop vue, trop visitée, pleine de monde, connue, bien connue désormais, dont il ne vaut plus la peine de s’occuper à un certain niveau. Alors qu’en fait elle reste aujourd’hui de plus en plus elle-même, et donc de moins en moins reconnaissable dans un monde toujours plus _ sinistrement ! misérablement _ identique à lui-même, uniforme, standardisé« , lui : pages 138-139. Si bien que « d’ici peu« , « il nous reviendra de chercher _ avec mille difficultés _ la ville, présente avec toutes ses pierres et ses eaux, mais disparue, invisible«  _ qu’elle sera devenue pour nous, avertit Paolo Barbaro, page 139.

Ville micrométrique _ je reprends le passage si important, page 135 _, où les grandes perspectives sont considérées _ depuis toujours _ comme inhumaines. « Le contraire de Paris », fait Martino en riant : « excessif, pompeux, tout y est grand, grand, même quand ça ne l’est pas » _ soit le point de vue du pouvoir politique et de son ambition de maîtrise technicienne, je dirais ; cf le couple Haussmann-Napoléon III, par exemple (lire ici et La Curée et L’Argent, de Zola)… Ici _ à l’exact inverse de Paris _, un tout petit déplacement de celui qui regarde, et tout change : perspectives, couleurs, repères, voix. Cela exige un regard patient, attentif _ voilà ! _, capable d’enregistrer les phénomènes microcosmiques _ voilà le concept crucial ! _ plutôt que macrométriques.« 


Et Paolo Barbaro de splendidement préciser alors :

« En substance : s’arrêter en un certain point, un point quelconque _ stop, rester immobile, ouvrir les yeux, regarder, recommencer à regarder et aussi fermer les yeux ; accepter d’écouter si quelqu’un vous parle de vieilles histoires, les yeux ouverts ou fermés ( ça fait _ absolument _ partie du tableau), se reconcentrer, se déconcentrer. Quelques pas, et suivre _ avec l’infinie patience du seul amour vrai _ les rapports entre eux des lignes, des profils des maisons, des ouvertures des fenêtres, des couleurs de l’eau. (Je suis maintenant au Ponte delle Maravegie _ un haut lieu vénitien pour Paolo Barbaro ! dans la partie la plus vivante de Dorsoduro, non loin de ce quartier du Rio de la Toletta que personnellement j’aime beaucoup _ : voir et revoir ces profils là-haut ; si on en est capable, les dessiner.) Puis, peu à peu, les nuances des façades, le fondu perpétuel des choses. Suivre et « comprendre » au sens d’essayer de prendre en nous, et comparer. Surtout ne pas bouger: une marche du pont, ou du quai, en montant ou en descendant. On retrouve tout/toute Venise dans peu d’espace ; puis on en trouve une autre, quelques pas plus loin, qui lui fait écho.

Avec ces remarques, page 135, absolument fondamentales :

« Peu d’espace ; mais beaucoup de temps. Le contraire du monde moderne. Plutôt de la lenteur dans le temps » _ celle de l’attention capable et de mémoire riche et de concentration non décérébrée, mais pleinement sensible, sur un présent lui aussi pleinement habité, et hautement civilisé…


Titus Curiosus, ce 26 août 2012

La merveilleuse vista en ses heureuses rencontres d’un très grand chirurgien de la main en sa traversée du siècle : le « Entre tes mains » de Raoul Tubiana

28déc

C’est un regard d’une rare acuité et parfaite délicatesse, tout à la fois, que nous livre avec affection, probité et infiniment d’élégance et noblesse, un très grand médecin (de la main) _ et toujours en activité de consultation en son âge avancé (il est né le 20 août 1915) : pour les musiciens, en la complexité de leurs troubles spécifiques d’interprétation… _, Raoul Tubiana, en son très grand livre de mémoires  : Entre tes mains _ un chirurgien traverse le siècle, aux Éditions France-Empire.

Je partirai ici de ce que résume excellemment la quatrième de couverture :

« La vie de Raoul Tubiana, c’est _ d’abord _ l’essor de la chirurgie de la main, à laquelle il a tant contribué. Les désordres du siècle ont transformé une profession en destin, pour le petit garçon né dans les senteurs de la terre algérienne _ à Constantine _, tôt frappé par la disparition d’un frère _ handicapé _ et d’une mère _ victime (sur un long terme) d’un oubli chirurgical _, qui le rendront encore plus apte à comprendre la douleur physique et morale d’autrui.

À l’école des grands patrons

_ le professeur Robert Merle d’Aubigné, au tout premier chef (« Après le débarquement en Provence en août 1944, je suis remonté avec la Ière armée jusqu’à Paris déjà libéré. J’ai alors été convoqué par le colonel Robert Merle d’Aubigné, un célèbre chirurgien orthopédique parisien, qui prit une part active dans la Résistance. Il était chargé de l’intégration des services de santé provenant des Forces Françaises de l’intérieur et de l’extérieur. Grand, mince, très élégant dans son battledress, il m’interrogea sur mes campagnes. Il m’écoutait distraitement en feuilletant ses dossiers, mais lorsque j’ai évoqué mes contacts avec les chirurgiens anglo-saxons _ le major John Marquis Converse, en Tunisie et à Alger (page 97) _ et les progrès de la chirurgie plastique  _ dont « la couverture précoce des plaies par greffes cutanées, ou par de vastes lambeaux de peau » (page 97) _, il devint tout à coup très attentif. Il me questionna longuement sur le service de Converse, puis il m’informa de son intention de créer un Centre de chirurgie réparatrices des armées. 

Trois semaines plus tard, j’étais affecté à ce Centre, à l’Hôpital Léopold-Bellan. A ma grande stupéfaction, j’ai vu arriver quelques jours plus tard, Converse lui-même. Merle d’Aubigné était parvenu à le faire muter de l’armée américaine à Léopold-Bellan, à titre de consultant.

Après deux années d’errance _ de guerre _, je me suis _ ainsi _ retrouvé fixé dans un hôpital militaire parisien avec deux patrons, un orthopédiste et un plasticien, excellents chirurgiens l’un et l’autre. J’ai ainsi pu faire un double apprentissage dans des conditions d’efficacité extraordinaire. (…) J’allais de l’un à l’autre.«  , pages 97-98 ;

« La paix revenue, j’ai tout naturellement suivi Merle d’Aubigné à l’Hôpital Cochin où il avait accédé à la chaire d’Orthopédie. Je suis resté vingt-cinq ans à ses côtés« , page 98) ;

et,

après l’obtention d’une bourse Fulbright _ « afin de poursuivre ma formation en chirurgie de la main aux États-Unis«  _ pour séjour de formation d’un an (« je resterais six mois chez Sterling Bunnel , à San Francisco, et pendant les six autres mois, je visiterais divers centres réputés de chirurgie plastique, de brûlés et de chirurgie de la main« , tel serait le programme du séjour), pages 118-119),

Sterling Bunnel, en sa clinique à San Francisco, en 1952 (« Le plus passionnant, c’était les commentaires donnés à voix basse par Bunnel tout en opérant. Il détaillait les raisons de ses choix techniques, tel type d’anastomose ou de suture, et son souci constant de respecter ou de rétablir une anatomie fonctionnelle. Aucun écrit, aussi détaillé soit-il, ne peut remplacer l’expérience vécue en salle d’opération. Voir et entendre Bunnel opérant fut une perpétuelle leçon _ voilà ! _, qui ne se comparait à rien. Je me suis vite rendu compte  que la chirurgie de la main telle que l’entendait Bunnell, débordait largement les limites anatomiques de cet organe. Elle englobait aussi le poignet, qui, disait-il, forme une unité fonctionnelle avec la main, et aussi les nerfs, vaisseaux, tendons sur tout leur parcours dans le membre supérieur, qui se terminent dans la main et participent à ses fonctions. Il attachait une extrême importance à la conservation et au rétablissement de la sensibilité. « Une main qui ne sent pas est une main aveugle ». Il disait aussi : « La main commence aux pulpes des doigts et se termine au cerveau »… » page 143), en première ligne _,

à  l’école des grands patrons, donc,

se joignit celle de la guerre, où Raoul Tubiana rencontra deux fois le général de Gaulle, en Algérie et en Corse. Quinze ans, nuit et jour, il fut au service des grands brûlés.

À Paris, comme à travers le monde, où consultations et conférences le conduisirent en Amérique et au Mexique notamment, peu sont en mesure de se rappeler qu’au sortir d’une salle d’opération, ce médecin féru d’art et de littérature _ et c’est fondamental pour l’ouverture et qualité de son intelligence même du réel : pas seulement anatomique ou technique _, avait rendez-vous avec des créateurs _ voilà ! _ tels qu’Audiberti, René Char, Alberto et Diego Giacometti, Zao Wou-ki, ou Tamayo. De singuliers patients _ et qui la plupart n’en étaient pas…

Peu furent aussi étroitement liés que lui à Marie Bonaparte _ l’analyste, amie et traductrice de Freud en français _, à Coco Chanel, à Dina Vierny _ la muse de Maillol _, à Louise de Vilmorin et à l’éblouissante découverte _ ce fut très important à mille égards…  _ de Saint Tropez…

_ et cela, jusque dans la maison même de Paul Signac (= le « découvreur«  de Saint-Tropez ! en 1892 : « Depuis que Paul Signac avait mouillé son bateau L’Olympia à Saint-Tropez en 1892, ébloui par la lumière blonde du golfe, il s’y était installé, attirant de nombreux peintres post-impressionnistes, pointillistes ou fauves : Theo Van Rysselberghe, Marquet, Camoin, Matisse », pages 75-76) ; via la rencontre du chef de clinique Charles Cachin, le gendre de Signac, et son épouse Ginette, la fille de Paul Signac : « J’étais souvent invité à La Hune, la grande maison de Signac, située au-dessus de la plage des Graniers, où vivait encore Mme Signac. Les murs tapissés de tableaux du maître et de ses amis _ Luce, Manguin, Camoin, Cross, Matisse _, et dans la chambre de Mme Signac, le lit entouré d’une douzaine de dessins de Seurat, je ne me lassais pas de les admirer. Il m’est arrivé par la suite d’habiter La Hune. Je dormais dans l’atelier de Signac… « , page 31.

Ce célèbre chirurgien a quitté ses gants  _ « à ma retraite des hôpitaux publics, puis au terme de ma carrière chirurgicale« , page 179 _ pour se consacrer _ encore maintenant ! _ aux mains des musiciens

_ « j’ai peu à peu découvert combien les musiciens étaient des patients attachants, très particuliers, émotifs et scrupuleux, à la fois réticents à dévoiler l’étendue de leurs problèmes et viscéralement dépendants de leur art. Je me suis plongé dans le traitement des musiciens avec l’enthousiasme que j’avais éprouvé des décennies plus tôt pour la chirurgie de la main, alors elle aussi une discipline débutante, au développement de laquelle j’ai pu participer », page 179 aussi… Et « J’avais, depuis mon retour des États-Unis, ouvert en 1953 une consultation hebdomadaire de chirurgie de la main à Cochin. Les patients s’y pressaient nombreux, non seulement pour des affections chirurgicales, mais aussi pour quantité d’autres troubles touchant leurs mains. C’est ainsi que ma consultation devint de plus en plus fréquentée par des musiciens. Or, les musiciens sont des malades difficiles, méfiants à l’égard du corps médical. De plus, leur examen prenait beaucoup de temps car leur pathologie était en grande partie ignorée. (…) Les instrumentistes affluaient, peut-être attirés par l’attention que je leur portais, encombrant ma consultation hebdomadaire de la main. Je finis, en 1970, par créer, avec mon rééducateur, Philippe Chamagne, toujours à mes côtés, une nouvelle consultation à Cochin, mensuelle, entièrement consacrée aux musiciens _ celle-ci, et dorénavant. Cette consultation des médecins existe toujours, et se tient maintenant à l’Institut de la Main _ « né en 1972. Je l’ai dirigé jusqu’en 1992« , est-il précisé page 163. Elle a attiré depuis sa création plus de six mille patients, venus de France et de l’étranger. Devant la complexité des problèmes rencontrés, j’ai sollicité l’aide d’autres spécialistes, et la consultation s’est enrichie d’un neurologue, le professeur Pierre Rondot, d’un rhumatologue, le professeur Joël Dehais, excellent instrumentiste _ tant à la viole qu’au hautbois _, d’un chirurgien-pédiatre, le professeur René Malek ; et d’un chirurgien de la main, appelé à me succéder, le professeur Alain Gilbert« , page 180. Et « Les troubles dont les exécutants sont victimes s’avèrent le plus souvent à la fois organiques et émotionnels. Il n’existe pas de « centre de la musique » dans le cerveau. Tout le système nerveux est impliqué par la musique, langage universel des émotions« , page 181. Et, page 182 : « Les musiciens sont avant tout des artistes : c’est-à-dire des êtres particulièrement sensibles et émotifs, pour lesquels la musique constitue l’axe central autour duquel s’articule leur propre existence _ rien moins ! Le musicien professionnel « entre en musique » _ voilà ! _ comme on « entre en religion », les autres activités devenant accessoires« 


N’est-ce pas à ces derniers _ les musiciens, donc _ qu’il emprunte le phrasé _ mais oui ! le plus subtil et précis à la fois qui soit ! davantage même que celui des poètes ! _ de ses souvenirs ? Souvenirs qui sont autant de variations _ passionnantes _ sur le siècle » :

on ne saurait mieux dire que cette quatrième de couverture,

tant la justissime élégance de ce « phrasé » _ en effet : tout en précision et infinie délicatesse (= chirurgicales douces !) _

propose de magnifiquement éclairantes « variations«  _ c‘est exactement cela (= musicales ! telles les Goldberg de Bach, ou les Diabelli de Beethoven, et de tant d’autres ! cf, sur la texture de la musique, le beau livre de Bernard Sève : L’Altération musicale… _ sur le siècle qui vient de passer,

via la sublime vista qui nous est généreusement offerte, en cette plume précise et juste _ en son extrême (incisive et douce à la fois) probité : vertu s’il en est ! _, sur quelques personnalités (très fortes !_ presque effrayantes parfois, par exemple Lacan ou Chanel, en la puissance de la passion exclusive de leur propre singularité à aider à accoucher en leur œuvre… ) de créateurs-artistes rencontrés par ce médecin d’excellence et passionné d’Art le plus éclairé et pointu qui soit _ et parfaitement désintéressé, lui ! en sa curiosité-appétit-amour de la vie _ : mais tout cela va bien évidemment de pair !., qu’est Raoul Tubiana, toujours si parfaitement jeune en son bel âge ! _ Cocteau disait, cite-t-il lui-même page 275 : « La jeunesse vient avec l’âge«  ; de fait, on peut finir par le découvrir…

Des diverses et souvent merveilleuses (!) rencontres d’artistes (ou personnalités) qui ont émaillé le (très riche) chemin de vie de cet humain non-inhumain qu’est Raoul Tubiana (le général De Gaulle, Marie Bonaparte, Françoise Parturier et Luisa Miller, Jean Freustié, Jacques Lacan, le Père Teilhard de Chardin, Louise de Vilmorin, Jean Queneau, Claude Delay _ son épouse _, Mademoiselle Chanel, Albert Marquet, Dina Vierny, Ferdinand Desnos, Rufino Tamayo, Fernando Botero, Cristina Rubalcava, Zao Wou-Ki, Jacques Audiberti, et bien d’autres encore : délicieusement narrées, chacune et toutes),

je retiendrai ici seulement quelques unes de ses phrases à propos de sa rencontre avec les frères Giacometti, Alberto (10-10-1901 – 11-1-1966) et Diego (15-11-1902 – 15-7-1985) _ cf aussi le livre de Claude Delay : Giacometti Alberto et Diego, l’histoire cachée (paru en 2007 aux Éditions Fayard) _ :

« J’ai admiré Alberto et j’ai aimé Diego«  (page 263).

Alberto « remet toujours, de façon répétitive, le même sujet chaque fois que nous nous voyons : la perception du réel. Pour lui, c’est impossible« , avait dit Jacques Audiberti d’Alberto Giacometti, lors de la toute première rencontre d’Alberto et de Raoul (c’est Jacques Aubiberti qui les avait présentés l’un à l’autre), à Saint-Germain-des Prés, en 1948.

« Je me rappelai cette remarque d’Audiberti sur le caractère obsessionnel d’Alberto, plus tard, lorsque je le connus mieux. A chacune de nos rencontres, il abordait toujours le même sujet de conversation. Il m’avait fiché avec une étiquette spécifique de chirurgien. (…) Avec ceux qu’il avait « fichés », son côté intéressé _ voilà _ l’amenait à essayer de tirer profit au maximum de leurs connaissances sur un sujet déterminé.

La plupart des créateurs que j’ai connus étaient, sans se l’avouer, profondément égoïstes, des prédateurs pour tout ce qui pouvait se rapporter à leur œuvre. Ceci était aussi vrai pour Vieira da Silva ou pour Alberto. Les êtres qui vivaient en symbiose avec eux subissaient leur emprise et avaient les qualités inverses de dévouement et de désintéressement : le charmant Arpad Szenes, voltigeant, tel un elfe, autour de l’arachnéenne Vieira. Il en était de même du discret et merveilleux Diego. Cela n’empêchait pas Alberto de vanter à tout propos les dons artistiques de son frère.

(…) Alberto voulait comprendre le fonctionnement du corps, du squelette, des neurones ; et ses questions provoquaient souvent mon embarras ; aussi prenais-je les devants en parlant de ce que je savais.

Ces pilleurs pouvaient être reconnaissants, à leur manière : Alberto en m’offrant une main en bronze« , page 264-265 _ il s’agit de « la main gauche de L’Objet invisible« , page 269.

« Je pense maintenant que ces répétitions _ sur « les même sujets ayant un lien avec la chirurgie« , page 266 _ étaient du même ordre que celles qu’il manifestait dans le choix répétitif de ses modèles, peu nombreux, toujours les mêmes : Diego le frère, sa mère Annetta et Annette sa femme, Caroline sa maîtresse, Yanaihara le professeur de philosophie japonais et très peu d’autres, ce qui devait correspondre à un même besoin d’approfondissement« , pages  266-267.

Et « en y repensant, avec le recul des années, mes relations avec Alberto n’eurent pas la richesse que j’aurais pu espérer ; elles ont _ in fine et rétrospectivement _ un goût amer d’inachevé. Nous en fûmes peut-être responsables l’un et l’autre _ est-il ajouté en un dernier subtil commentaire, page 267. Nos échanges se sont limités à des problèmes médicaux.

Pour quelles raisons n’a-t-il jamais été question entre nous d’art, de son œuvre, des tourments de la création ?«  page 267 : à propos des années 1948 à 1951-52.

Je dois aussi me mettre directement en cause. A mon retour des États-Unis _ à partir de  1953 : ensuite, donc… _, j’étais de mon côté totalement absorbé par la découverte de la chirurgie de la main, et par les responsabilités grandissantes de mes activités hospitalières. Hors de l’hôpital, j’étais toujours pressé et n’avais que peu de temps à accorder à autrui. Il n’était pas question pour moi d’écouter les intarissables monologues  d’Alberto lors de nos rencontres. Les rôles étaient inversés _ par rapport à la période 1948-51 _, c’est moi qui parlais et Alberto qui m’écoutait. Il ne discutait que pour la forme mes explications, en disant « Tu crois, tu crois ? ». Il me posait des questions médicales d’une façon obsessionnelle, mais j’étais aussi obsessionnel que lui, ne pensant qu’à mes opérations ou à des phénomènes physiologiques qui m’intriguaient. Un obsessionnel en face d’un obsessionnel. Dans le cœur de l’homme, n’y aurait-il de place que pour une seule passion ?« , page 268 _ ce que l’existence de Raoul Tubiana (tissée de ses rencontres !) ainsi narrée vient démentir !

« Par la suite, nos rencontres s’espacèrent« , page 270.

« Alberto s’éloignait _ qui allait mourir le 11 janvier 1966 _ tandis que Diego m’était de plus en plus proche.

Je ne me souviens plus si j’ai connu Diego par l’intermédiaire d’Alberto ou plutôt par Arpad et Vieira avec lesquels il voisinait dans le 14e. Ils avaient en commun la même passion pour les chats. Mais ce dont je suis sûr, c’est que je me suis senti d’emblée en parfait accord avec lui _ cela s’appelle l’amitié vraie _, et ce, avant même d’avoir conscience de ses exceptionnelles qualités ou d’avoir pu apprécier l’étendue de ses talents _ l’amitié, comme l’amour, sait deviner et comprendre à fond sur le champ.

(…)

Contrairement à son frère , il parlait peu et n’avait pas ses dons d’expression _ verbale _, mais tout ce qu’il disait était parfaitement sincère et mesuré _ voilà qui est assez rare. Montagnard averti, il avait le calme et la sûreté d’un chef de cordée. Son jugement était lucide mais bienveillant _ les qualités mêmes que le lecteur prête bien vite à l’auteur de ces Mémoires ! _, jamais méprisant, bien qu’il aimât probablement plus les animaux que les humains. J’ai toujours ressenti sa présence bénéfique et admiré son élégance naturelle, physique et morale, sa pudeur, sa droiture. Ce qu’il avait vraiment d’exceptionnel, c’était sa totale modestie, son humilité. Il se considérait comme un artisan, voué à accompagner et à protéger son frère, génial, mais imprévisible, avec cette fragilité que Diego lui connaissait bien« , page 270.

« Les deux frères s’aimaient et se respectaient. Diego acceptait sa situation subalterne _ en cette fraternité (sur la fraternité, remarquer aussi quelques très fines pointes de Raoul sur celle avec son frère Maurice, qui deviendra cancérologue, par exemple page 12…) _ sans laisser paraître de l’amertume. Son œuvre personnelle, elle aussi d’une grande rigueur, restait volontairement effacée, limitée à la création de pièces de mobilier. (…) Diego ne prit son envol _ d’artiste _ qu’après la mort d’Alberto _ survenue en 1966, donc.

Il est resté pendant longtemps totalement méconnu du public. Il n’était pas jaloux d’Alberto, mais plutôt de ses femmes, Annette et  Caroline, qui, disait-il, lui faisaient perdre son temps _ de création _ et l’exploitaient. Totalement désintéressé _ un point tout à fait remarquable _, il avait tout de même mal supporté d’être dépossédé par Annette, la femme légitime d’Alberto, après la mort de ce dernier. Alberto n’avait pas rédigé de testament. « Annette m’a tout pris, disait Diego, même mes plâtres dans l’atelier d’Alberto et la vieille maison de la mère, à Stampa« , page 271.

« Diego vieillissait dans un climat exaltant de créativité _ ce qui est bien l’essentiel ! _, indifférent à tout confort matériel comme l’avait toujours été son frère. Il connaissait enfin le succès et un début de considération officielle. Les commandes affluaient, même de l’État, qui lui avait confié toute la ferronnerie _ admirable ! _ du musée Picasso, mobilier et lustres« , page 273.

« Malheureusement, Diego voyait de plus en plus mal. Il souffrait d’une cataracte et refusait de se faire opérer. J’insistai pour qu’il subisse cette opération devenue courante. Il céda à ma requête. J’organisai son séjour à l’Hôpital Américain. J’assistai à son opération, pratiquée par un collègue ophtalmologue, sous anesthésie locale. Je lui tenais la main. Tout se passa normalement.

Le lendemain, quand on lui ôta le pansement qui lui recouvrait l’œil, il s’écria fou de joie : « Je vois, je vois. »

J’insistai pour qu’on le garde encore une nuit à l’hôpital, car il avait quatre-vingt-trois ans et était seul chez lui. Je lui dis : « Je passerai te prendre demain, en fin de matinée pour te ramener chez toi.«  Vers treize heure, je le vis sortir du bureau du caissier de l’hôpital, habillé, prêt à partir, et se diriger, frêle silhouette vers l’ascenseur. Il me dit :

_ Je monte prendre ma valise.
_ Je vais chercher la voiture au parking, je t’attendrai devant la porte.

Après quinze minutes d’attente, ne le voyant pas revenir, je montai dans sa chambre. La porte était fermée. Je frappai ; comme je n’obtenais aucune réponse, je la fis ouvrir par une infirmière.
Nous trouvâmes Diego étendu, mort, dans la salle de bains« , page 273 _ cf cette remarque anticipante, pages 191-192 : « Pour moi, certains souvenirs ont une telle présence qu’ils semblent appartenir au présent, qu’il s’agisse de la mort de ma mère _ des suites, vingt ans durant, d’une compresse oubliée par le docteur Pozzi (le père de Catherine Pozzi, la maîtresse de Paul Valéry ; et le docteur Pozzi mourra tragiquement : assassiné), lors d’une opération de rétroversion de l’utérus… _, de mes rencontres avec De Gaulle _ à Constantine en 1943 et Calvi en 1944 _, ou de la découverte de Diego, étendu mort dans une salle de bains de l’Hôpital Américain _ sans qu’apparaisse cette première fois, page 191, le nom de Giacometti : seulement « Diego« . J’ai aussi conservé, avec une reconnaissance parfaite, le parfum de ma mère et le contact de sa main me caressant tendrement le visage, lorsque enfant, le soir, au dessert, je posais ma tête sur ses genoux, il y a de cela une éternité« 

Je n’ai jamais autant pleuré qu’à l’enterrement de Diego. En vain, Jean Leymarie _ ici je pense à ce que dit (on ne peut davantage discrètement) de lui Silvia Baron Supervielle en son sublime Journal d’une saison sans mémoire... _ me tirait par la manche devant le crematorium, en répétant « Reprends-toi, reprends-toi ». Mais je n’arrivais pas à réprimer mes sanglots.

La tristesse, le remords, la perte d’un être incomparable. Un Juste » _ voilà ! _, page 274…

Avec cette conclusion du livre, pages 280-281 :

« J’ai traversé un siècle à la fois terrifiant et libérateur. Toute ma vie, ma carrière en témoigne, j’ai cru au progrès, tout au moins dans les domaines techniques et scientifiques, en ayant conscience de ses limites.
Plus j’approche de ma fin, plus je suis hanté par la persistance de la violence et de l’obscurantisme, dont j’avais déjà pris conscience au Grand Lycée d’Alger
_ cf les pages 18 à 20. J’aimerai citer cette phrase d’Audiberti provenant d’une lettre qu’il m’avait adressée. Elle illustre « la singulière disproportion entre les acquisitions si raffinées de l’homme dans le secteur technique et sa totale ignorance en ce qui le concerne » _ lui : l’homme ! en général… Mais je veux rester optimiste. Certes le progrès est bien plus lent à se manifester sur le plan moral _ à la fois personnel et collectif : cf ce que Hegel nomme sittlichkeit _, et nous sommes déjà venus à bout du nazisme et de certains goulags.

Pour conclure ces « souvenirs », je ne saurais garder secret le lien qui m’unit à mes milliers d’opérés anonymes, la confiance rencontrée _ voilà !

Je voudrais aussi déclarer à nouveau mon attachement et ma reconnaissance pour mon métier _ au service de la vie des personnes. La chirurgie a rendu mon existence utile et passionnante, m’a permis de pénétrer au cœur des personnalités les plus diverses _ pas seulement physiologiquement donc.
Et puis… elle m’a _ accessoirement, si l’on veut : pour une opération du cœur à l’automne 2004 ! le récit constituant l’essentiel de l’ultime chapitre du livre, « Danger de mort« , aux pages 275 à 281 _ sauvé la vie« …

Entre tes mains _ un chirurgien traverse le siècle : le témoignage d’un homme délicat et fin, profondément non-inhumain,

dont la lucidité demeure vigilante sur ce que peuvent parfois faire, de leurs mains, les hommes, en leur génie divers,

et épris de tout ce que peut donner _ en formation de la sensibilité ! humaine non-inhumaine ! _ la beauté ;

telle celle de Saint-Tropez, rencontrée grâce à l’amitié de Pierre Kefer, l’été 1933 :

« Ce fut un choc, à la fois esthétique et culturel » _ les deux, donc ! conjointement ! _, page 28.

A quoi renvoie aussi cette reconnaissance témoignée, à propos de l’amour de l’Art, et en l’occurrence celui de la peinture, pages 219-220 :

« Ce goût pour la peinture ne découle pas de la fréquentation des musées où on me traînait enfant. Il m’est apparu plus tardivement, à Saint-Tropez, sous la double influence _ voilà ! _ de la beauté du pays que les peintres interprètent sans cesse, et des amis que j’avais dans les parages, Pierre Kefer et les Cachin.

Charles Cachin et Ginette Signac jouèrent un rôle crucial _ voilà ! _ dans mon initiation _ et toute vie humaine vraie en est une ! Leur maison, La Hune, avait été celle de Paul Signac. Elle était tapissée des œuvres du maître et de ses amis. La contemplation _ active, hyper-active : cf tant L’acte esthétique de Baldine Saint-Girons que Homo spectator de Marie-José Mondzain, mes amies _ des dessins de Seurat encadrant le lit de ma chambre, lorsque j’ai habité à La Hune, après la destruction de ma maison du port, me plongeait dans des émotions _ de ce sentiment d’accomplissement vrai qu’est la profonde joie ! _ jusque là jamais ressenties _ faute d’un tel aiguisement doux et profond de la sensibilité activée dans cet échange et ce partage affûté des aisthesis : face au paysage comme face aux œuvres de l’Art…  _ devant une œuvre d’art. Charles et Ginette discutaient peinture à longueur de journée. Ils invitaient à leur table des peintres proches de Signac et des collectionneurs comme Georges Grammont. Dans un tel climat _ de partage affûté : enthousiasmant ! _, mes premiers choix se portèrent sur les post-impressionnistes« …

L’élan et le partage étaient donnés.

Pour toujours.

Titus Curiosus, ce 28 décembre 2011

 

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