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Ferrare, quand tu nous tiens… : Italo Calvino, Giorgio Bassani, Michelangelo Antonioni et l’ultra-raffinée civilisation ferraraise des Este : affinités et philiations…

16déc

Hier vendredi 15 décembre, de 17 h à 20h, au château de Thouars, à Talence,

à la très aimable invitation de Stefania Graziano-Glockner qui préside la dynamique Association talençaise « Notre Italie »,

j’ai assisté  à une belle soirée d’hommage _ principalement en italien : quel plaisir !!! _, à l’occasion du centenaire de la naissance (à Santiago de Las Vegas, à Cuba, le 15 octobre 1923), d’Italo Calvino (décédé à Sienne, le 19 septembre 1985).

Au cœur de cette bien amicale soirée talençaise,

une conférence-conversation _ en direct de chez lui, à Ferrare _ de l’historien Gianni Venturi _ longtemps « co-curatore » du « Centro Studi Bassaniani » de Ferrare _ intitulée « Italo Calvino – Giorgio Bassani. Relations, contiguïté et différences entre 2 classiques de la contemporanéité« , à propos des riches liens littéraires entre Italo Calvino _ dont vient tout juste de paraître, traduit en français par l’ami Martin Rueff, le passionnant « Le Métier d’écrire : correspondance (1940-1985)«  _ et Giorgio Bassani (Bologne, 4 mars 1916 – Rome, 13 avril 2000), éminent ferrarais _ auteur de l’immortel « Roman de Ferrare« , réunissant : I. Dans les murs ¤ II. Les Lunettes d’or ¤ III. Le Jardin des Finzi-Contini ¤ IV. Derrière la porte ¤ V. Le Héron ¤ VI. L’Odeur du foin ¤ _, et grand ami de cet autre éminentissime ferrarais qu’est Michelangelo Antonioni (Ferrare, 29 septembre 1912 – Rome, 30 juillet 2007) _ auteur du magnifique et encore bien trop méconnu (!!!) « Al di là delle nuvole«  (1995), avec sa sublimissime séquence d’ouverture ferraraise (d’après son propre « Ce Bowling sur le Tibre« , de 1984…)… _,

nous a replongés dans la merveilleusement raffinée et infiniment riche civilisation ferraraise de la cour des ducs d’Este (1471 – 1598),

dont l’âme et l’esprit subtilissime continuent, depuis 1598, de nourrir et vivifier en secret, quasi tacitement, de son indélébile empreinte magicienne l’âme artiste _ poésie (Le Tasse (Sorrente, 1544 – Rome, 1595) : L’Arioste : Reggio, 1474 – Ferrare, 1533), musique (cf notamment mes récents articles à propos d’Adriaen Willaert (Rumbeke, 1470 – Venise, 1562), Cipriano de Rore (Renaix, 1515 – Parme, 1565), Luzzasco Luzzaschi (Ferrare, 1545 – Ferrare, 1607), etc. : tous ayant profondément marqué la musique en la Ferrare des Este ; ainsi que le natif de Ferrare (et élève de Luzzasco Luzzaschi) Girolamo Frescobaldi (Ferrare, 1583 – Rome, 1643)… ; par exemple mes articles des 1er, 2, 3 et 4 septembre derniers : « «  ; « «  ; « «  ; et « « …), peinture (l’école ferraraise de peinture : Cosme Tura (Ferrare, 1430 – Ferrare, 1495), Francesco Del Cossa (Ferrare, 1436 – Bologne, 1477), Ercole De Roberti (Ferrare, 1450 – Ferrare, 1496), Dosso Dossi (Mirandola, 1485 – Ferrare, 1542), etc. ; et au XXe siècle, Filippo De Pisis : Ferrare, 1896 – Milan, 1956), littérature, cinéma, photographie _ si singulière et profonde, ultra-raffinée et labyrintique, des Ferrarais…

Cf mon essai inédit « Cinéma de la rencontre : à la ferraraise _ ou un jeu de halo et focales sur fond de brouillard(s) : à la Antonioni« , en 2007

_ cf notamment mon récent article «  » du jeudi 31 août 2023…

Par là,

par son amitié avec Giorgio Bassani comme avec Michelangelo Antonioni,

tous deux consubstantiellement et indéfectiblement ferrarais,

Italo Calvino, bien qu’ayant surtout vécu à San Remo et Turin, a quelque chose, lui aussi, telle une marque _ par « affinité« , dirait le cher François Noudelmann (en son « Les Airs de famille : une philosophie des affinités« ) ; par « philiation« , dirait la chère Marie-José Mondzain (en son « Accueillir : venu(e)s d’un ventre ou d’un pays« )… _ secrète mais reconnaissable, de cette singularité magique _ et subtilement aristocratique _ ferraraise…

Ce samedi 16 décembre 2023, Titus Curiosus – Francis Lippa

Les « Madrigali per cantare sonare a uno, e doi, e tre Soprani fatte per la Musica del gia. Seg. Duca Alfonso d’Este » (1601) de Luzzasco Luzzaschi : deux interprétations discographiques à comparer, par La Venexiana en 2009, et par La Néréide, en 2022…

15sept

Le balisage des musiques pour Ferrare qu’vec passion j’ai entrepris depuis le début de ce mois d’août 2023 _ avec, tout particulièrement, les transmissions musicales que je qualifierai de « ferraraises« ,

auprès de la cour ultra-raffinée des Este, des ducs Alfonse I (Ferrare, 21 juillet 1476 – Ferrare, 31 octobre 1534), Hercule II (Ferrare, 4 avril 1502 – Ferrare, 3 octobre 1559) et Alphonse II (Ferrare, 22 novembre 1533 – Ferrare, 27 octobre 1597) ;  ainsi que des cardinaux Hippolyte I (Ferrare, 20 mars 1479 – Ferrare, 3 septembre 1520) et Hippolyte II (Ferrare, 25 août 1509 – Rome, 2 décembre 1572),

entre Adriaen Willaert (Roselaere, ca. 1490 – Venise, 7 décembre 1562), Cipriano de Rore (Ronse-Renaix, ca. 1515 – Parme, septembre 1565), Luzzasco Luzzaschi (Ferrare, ca. 1545 – Ferrare, 10 septembre 1607) et Girolamo Frescobaldi (Ferrare, 13 septembre 1583 – Rome, 1er mars 1643)… _

m’a conduit, via ce maillon majeur que constituent, pour l’histoire ultra-sensivle de la musique, la vie et l’œuvre du ferrarais Luzzasco Luzzaschi, au CD qui vient tout juste de paraître pour le label Ricercar _ RIC 455, enregistré à Centeilles au mois d’août 2009  _ « Luzzaschi – Il Concerto segreto » de l’Ensemble La Néréide _ avec les voix des 3 soprani Camille Allérat, Julie Roset et Ana Vieira Leite…  _,

interprétant les « Madrigali per cantare sonare a uno, e doi, e tre Soprani fatte per la Musica del gia. Seg. Duca Alfonso d’Este » de Luzzasco Luzzaschi (Ferrare, ca. 1545 – Ferrare, 16 septembre 1605).

Que je n’ai inévitablement pas manqué de comparer tout de suite au lumineux CD « Luzzasco Luzzaschi – Concerto delle Dame » du label Glossa, enregistré par La Venexiana _ soit le CD n°6 du mirifique coffret de 12 CDs « L’Arte del Madrigale«  GCD 920930, un CD enregistré à Pinerolo au mois d’août 2009, avec la prestation somptueuse des 3 parfaites soprani que sont Roberta Mameli, Emanuela Galli et Francesca Cassinari _ interprétant les mêmes 12 Madrigaux.

 

Ce vendredi 15 septembre 2023, Titus Curiosus – Francis Lippa

Pour compléter ma discothèque Cipriano de Rore : le CD Gimell 029 de sa « Missa Praeter rerum seriem » et quatre Motets, par les Tallis Scholars, en 1994…

09sept

Plongé toujours dans le merveilleux répertoire sacré de la Renaissance,

et m’efforçant de rassembler un peu mieux les CDs trop épars jusqu’ici de ma discothèque personnelle consacrés à divers compositeurs majeurs de ce très fécond splendide moment musical,

je viens de recevoir le CD intitulé « Missa Praeter trerum seriem«  _ une des 5 messes qui nous sont parvenues de Cipriano de Rore (messe en double « hommage à son employeur, le Duc Ercole II de Ferrare, et à Josquin des Prés qui exerça non seulement la seule véritable influence sur lui mais fut aussi son prédécesseur le plus apprécié à la cour d’Este…«  ; et qui s’appuie sur le Motet de Noël « Praeter trerum seriem«  (écoutez ici (7′ 17) : c’est somptueux !) de Josquin des Prés ;  et complétée en ce CD par 4 sublimes Motets de Cipriano de Rore : « Infelix ego » (écoutez ici (12′ 08)), « Parce mihi, Domine«  (écoutez ici (5′ 33)), « Ave Regina cælorum » (écoutez ici (5′ 55)) et « Descendi in hortum meum«  (écoutez ici (5′ 32)) … _ par les Tallis Scholars sous la direction de leur chef Peter Phillips, soit le CD Gimell CDGIM 029, enregistré à Norfolk, et parue au mois de septembre 1994…

 

Voici la très intéressante présentation qu’en proposait Peter Phillips _ en une traduction en français de Meena Wallaby _ aux pages 6 à 9 du livret de ce CD :

Le regain d’intérêt pour les compositeurs de la Renaissance n’a que très rarement révélé des musiciens devant leur notoriété à une égale appréciation de l’ensemble de leur œuvre. Ce travers est poussé à l’extrême dans le cas de Cipriano de Rore qui, de son vivant et jusqu’à nos jours, a été considéré comme un compositeur marquant de madrigaux et l’un des plus importants précurseurs de Monteverdi. Hélas pour ceux qui aiment que les choses restent simples, Rore composait avec un égal génie _ voilà ! _ de la musique sacrée, en digne successeur de Josquin des Prés. Rore suivit le parcours normal d’un musicien talentueux de la Renaissance né aux Pays-Bas. Son éducation achevée dans ses Flandres natales, il chercha un emploi en Italie. Il noua des contacts à Venise, en particulier avec Adrian Willaert, maestro di cappella à Saint-Marc, et néerlandais _ c’est-à-dire flamand : il est natif de Renaix-Ronse… _ lui aussi. De 1547 à mars 1558, il fut employé _ onze années _ sans interruption à la cour de Ferrare par le duc Ercole II d’Este, pour lequel il composa la Missa Praeter rerum seriem. Lorsque, en 1559, le successeur du duc Ercole, Alfonso II, mit un terme aux fonctions de Rore à Ferrare, celui-ci s’installa à Parme, à la demande de la famille Farnese. En 1563, il fut choisi pour succéder à Willaert à Saint-Marc de Venise, ce qui était sans doute, même à l’époque, le poste le plus prestigieux pour un musicien en Italie. À quarante-sept ans, Rore semblait alors avoir son avenir placé sous les meilleurs auspices. Malheureusement, pour une raison quelconque _ ignorée de nous _, il n’était apparemment pas fait pour sa tâche à Saint-Marc de Venise, et, dès septembre 1564, il était de retour à Parme, où il mourut en août ou septembre 1565.Malgré le nombre impressionnant de madrigaux que Rore écrivit, sa production de musique sacrée ne fut pas négligeable : plus de quatre-vingts motets et cinq messes voilà. Parmi les œuvres proposées sur cet enregistrement, ce sont les motets qui montrent le plus clairement la formation musicale de Rore, musicien franco-flamand dans la tradition josquinienne. Bien que nullement madrigalesque, et écrite quelques années avant la naissance de Monteverdi, la messe de Rore recèle de fascinants pré-échos monteverdiens. Cette messe, qui s’appuie sur le motet de Noël de Josquin Praeter rerum seriem _ écoutez ici (7′ 17) _, est l’une des messes-parodie les plus élaborées de son époque. En l’écrivant, Rore rendait hommage à la fois à son employeur, le Duc Ercole II de Ferrare, et à Josquin qui exerça non seulement la seule véritable influence sur lui mais fut aussi son prédécesseur le plus apprécié à la cour d’Este _ en 1503-1504.Le Praeter rerum seriem fait sans aucun doute partie des plus grandes œuvres de Josquin _ voilà. Il est formé d’une série de motifs travaillés avec soin autour du chant dévotionnel sur lequel il est construit. Pour l’essentiel de l’œuvre, la polyphonie se présente de manière antiphonée entre les trois voix supérieures quand le chant de dévotion est confié au superius (soprano I), et entre les trois voix basses quand il est confié au tenor. Cette méthode apparaît au tout début de l’œuvre avec la distribution des voix basses, et donne à l’écriture une telle puissance que Rore construisit l’ouverture des cinq mouvements de cette manière, ainsi qu’une section subsidiaire (sur ‘Et iterum’ dans le Credo). La deuxième partie du motet de Josquin est relativement plus libre que la première. Le chant est masqué par une structure généralement à six voix, qui devient ternaire quand le texte fait finalement allusion au mystère de la Trinité, avant de revenir au rythme binaire du ‘Mater ave’.En un sens, la messe de Rore n’est une composition originale que dans une très faible mesure. Cependant, il parodie son modèle de façon si ingénieuse que les éléments fixes semblent prendre de nouvelles dimensions _ voilà. Rore ajouta une partie de cantus (soprano) aux six voix employées à l’origine par Josquin. Puis il transforma l’une des parties existantes, celle de quintus (ici alto I), en une ligne de cantus firmus de notes longues pour chanter les mots ‘Hercules secundus dux Ferrarie quartus vivit et vivet’ jusqu’à la mélodie du chant dévotionnel citée par Josquin. La ligne de cantus supplémentaire de Rore apporte une nuance nouvelle à l’écriture en créant une sonorité plus éclatante, qui semble faire totalement sortir la musique de la période du milieu de la Renaissance, voire la faire, voire la faire tendre vers le Baroque. Le passage sur ‘Et in unum Dominum Iesum Christum’ du Credo est presque du pur Monteverdi.

L’écriture la plus impressionnante apparaît au début de chaque mouvement de la messe, où Rore développe l’ouverture magistrale du motet josquinien. Dans le Kyrie, la version de Josquin est pratiquement inchangée en ce qui concerne les voix basses, bien que Rore ajoute une autre ligne à la partie d’altus II. Dans le Gloria, il fait une inversion de la gamme ascendante de Josquin tout en conservant l’originale. Il emploie le même procédé dans le Credo sous une forme plus ornée. Mais c’est seulement dans le Sanctus et l’Agnus Dei que la mesure des deux cantus de Rore apparaît pleinement dans le contexte de cette phrase, qui semble s’être développée et amplifiée. Le Sanctus commence par de longues lignes rhapsodiques dans un vaste espace sonore. L’Agnus Dei va un peu plus loin en impliquant toutes les voix dès le départ et en étayant pour la première fois l’ensemble par un énoncé du chant. De manière générale, on n’entend le chant que lorsqu’un mouvement ou une section est bien amorcé, et que la longueur extrême de ses notes l’empêche véritablement de se mêler à la texture d’ensemble. C’est seulement dans deux passages où le nombre des voix est réduit, le ‘Pleni’ et le ‘Benedictus’ (tous deux dans le Sanctus), qu’il est totalement omis.

Les quatre motets qui figurent sur cet enregistrement présentent tous le son et la technique bien reconnaissables de la polyphonie franco-flamande traditionnelle, et sont aussi éloignés des madrigaux italianisés de Rore qu’ils pouvaient l’être dans le contexte musical de l’époque. Deux d’entre eux, Ave Regina caelorum et Descendi in hortum meum, comportent une écriture en canon des plus avancée. Infelix ego comprend un motif conducteur énoncé selon une structure mathématique stricte. Seul Parce mihi, Domine _ écoutez ici (5′ 33) _ est composé en toute liberté, bien que ses sonorités sombres (écrites pour cantus, altus, tenor, quintus et bassus, ici SATTB) et ses longues mélodies ne lui confèrent guère une résonance moderne. L’essence de ces pièces tient toutefois à l’aisance avec laquelle Rore donna une expression aux techniques anciennes. Les deux oeuvres pénitentielles, Infelix ego et Parce mihi, Domine, créent une atmosphère inoubliable _ voilà _ de doute et d’interrogation sur soi, grâce à la longueur des idées musicales et des mélodies qui se répercute finalement sur la longueur globale des pièces. Tout au long de Infelix ego _ écoutez ici (12′ 08) _, motet à six voix écrit pour cantus, altus, sextus, tenor, quintus et bassus (ici AATTBB), court un motif de cantus firmus de huit notes, une pour chaque syllabe de ‘Miserere mei, Deus’, qui est cité dans la partie d’altus (ici alto II). Au fil de la musique, la longueur des notes de ce cantus firmus diminue de moitié jusqu’à ce qu’à la fin toutes les voix le reprennent. Cette méthode très simple permit à Rore d’amener cette œuvre colossale à son point de résolution, tout en soulignant le ton d’insistance propre à la supplication du ‘Miserere’.

Les deux œuvres en canon sont plutôt moins sombres. Toutes deux sont écrites pour sept voix dont trois sont impliquées dans un canon strict. Ave Regina cælorum _ écoutez ici (5′ 55) _ adopte un genre typique du milieu de la Renaissance que l’on trouve par exemple chez Mouton et Willaert. Cela implique une texture libre pour quatre voix, souvent écrite pour cantus, altus, tenor et bassus, au milieu de laquelle est inclus un canon à trois voix. Les parties en canon comportent des notes relativement longues et ne sont chantées que périodiquement. Dans ce cas, les trois voix conservent leur propre hauteur de ton (fondamentale, quatrième et cinquième degrés), ce qui a pour effet une certaine fascination académique. C’est cependant dans les sonorités auxquelles contribuent tous ces élements que réside la puissance d’expression de l’œuvre. Descendi in hortum meum, composé selon une structure identique, dégage une atmosphère totalement différente qui convient aux parfums puissants de son texte tiré du Cantique des cantiques. Ce chef-d’œuvre _ écoutez ici (5′ 32) _ paraît si naturel que l’on a peine à croire qu’une écriture mathématique rigoureuse le sous-tend. Mais l’altus II (qui mène l’ensemble), le cantus II (soprano II) et le tenor I chantent bien en canon, cette fois-ci à la quinte et à l’octave. Le canon est maintenu même dans la section ternaire vers la fin, là où Rore le madrigaliste retrouve brièvement le compositeur de génie de musique sacrée pour créer le plus beau et le plus mélancolique de tous les passages polyphoniques: ‘Reviens, reviens, ô Sulamite, reviens que nous puissions te contempler’.

Des œuvres merveilleuses sublimées par l’interprétation sublime des Tallis Scholars…

Ce samedi 9 septembre 2023, Titus Curiosus – Francis Lippa

Quelques questions à propos des éditions successives, de 1535 (à Paris, Pierre Attaingnant), février 1539 (à Ferrare, Johannes de Buglhat, Henricus de Campis et Antonio Hucher), août 1539 (à Strasbourg, Peter Schöffer-le-Jeune) et 1555 (à Paris, Adrien Le Roy & Robert Ballard) du motet « Salus populi ego sum » de Pierre Cadéac : la diffusion-circulation des partitions et le carrefour civilisationnel de Ferrare…

07sept

En me penchant d’un peu plus près sur les découvertes présentées hier 5 septembre en mon article «  » _ à écouter ici en une durée de 5′ 09, dans l’interprétation de l’Ensemble Siglo de Oro dirigé par Patrick Allies, dans ce très intéressant CD « The mysterious Book of Motets 1539«  Delphian DCD34284 qui m’a fait et découvrir cette œuvre, et me passionner pour elle depuis… _ concernant quatre éditions successives, en mai 1535 à Paris, en février 1539 à Ferrare, en août 1539, à Strasbourg, et puis en 1555, à Paris, du Motet « Salus populi ego sum » de l’auscitain Pierre Cadéac (ca. 1505 – ca. 1565) :

_ à Paris, au mois de mai 1535, par Pierre Attaingnant (ca. 1494 – ca. 1552) _ au sein (le n° 17) du recueil collectif « Motettorum, Book 13 » de 18 Motets de 14 compositeurs différents (Rogier Pathie, Corneille Joris (2), Jodon, Matthieu Lasson, Jean Lhéritier, Claudin de Sermisy (2), Johannes Lupi (2), Colin Margot, Florentius Vilain, Pierre de Manchicourt, Jacquet de Mantoue, Nicolas Gombert, G. Harsius et Pierre Cadéac (2))  … _

_ à Ferrare, au mois de février 1539, par Johannes de Buglhat, Henricus de Campis et Antonio Hucher _ une édition dédiée à Ercole II d’Este, le duc de Ferrare ; sur Jean de Buglhat, actif à Ferrare à partir de 1528 (où il arrivé dans le bagages de Renée de France, l’épouse d’Ercole II, le 28 mai 1528, à Paris), et décédé en 1558, lire la notice détaillée de Camilla Cavicchi, aux pages 434-435 du « Guide de la Musique de la Renaissance » des Éditions Fayard en novembre 2011 ; ainsi que l’article « the battle of the woodcuts« , à propos de la rivalité des imprimeurs de musique Antonio Gardano, à Venise, et Johannes de Buglhat, à Ferrare… ;

au sein (le n° 4) du recueil collectif « Moteti de la simia » de 20 Motets de 12 compositeurs différents (Nicolas Gombert (3), Jacques Arcadelt (2), Pierre Cadéac, Jaquet de Berchem (3), Nicolle Celliers de Hesdin (2), Claudin de Sermisy, Ivo Barry (2), Jacques du Pont, Jacquet de Mantoue (2), Dominique Pinot, Maistre Jhan et Adrian Willaert) _ ;

_ à Strasbourg, au mois d’août 1539, par Peter Schöffer-le-Jeune _ au sein (le n° 8) du recueil collectif « Cantiones quinque vocum selectissimae » de 28 Motets de 14 compositeurs différents (Maistre Jhan, Nicolas Gombert (9), Jean Conseil, Jacquet de Mantoue (4), Adrian Willaert (3), Pierre Cadéac, Andreas de Silva, Johannes Lupi (2), Dominique Phinot, Simon Ferrariensis, Jehan Sarton, Jhan Billon, Philippe Verdelot et Jacques Arcadelt) _ ;

_ et à Paris, en 1555, par Adrien Le Roy & Robert Ballard _  le n° 14 du recueil de 18 « Moteta quatuor quinque et sex vocum liber primus » de Pierre Cadéac seul, cette fois… _,

vient s’éclairer davantage le lien _ a priori un peu étonnant : Pierre Cadéac n’est ni parisien, ni flamand…_ à Ferrare du Motet « Salus populi ego sum » de Pierre Cadéac…

La présence effective de compositeurs ou chanteurs ou instrumentistes français ou flamands à Ferrare, à partir de 1528, de même que la présence de partitions _ manuscrites, ou imprimées _ de ces compositeurs à la cour de Ferrare, est en partie liée à _ ou plutôt réactualisée (la fine-fleur des musiciens franco-flamands est en effet très présente à Ferrare dès la fondation de la chapelle musicale des Este par Leonello d’Este, en 1441 ; et même un peu avant, lors du brillant concile tenu à Ferrare en 1438-1439, en présence du pape Eugène IV, sous le règne du père de Leonello, Niccolo III d’Este… ; cf mes articles des 2 et 3 septembre derniers : « «  et « « …) ; ou plutôt réactualisée, donc, par _ la présence à Ferrare, et au cœur même de la vie de cour ducale, de la duchesse Renée de France (Blois, 25 octobre 1510 – Montargis, 12 juin 1575) _ fille du roi Louis XII (Blois, 27 juin 1462 – Paris, 1er janvier 1515) et son épouse la reine Anne de Bretagne (Nantes, 25 janvier 1477 – Blois, 9 janvier 1514), et belle-sœur du roi François Ier (Cognac, 12 septembre 1494 – Rambouillet, 31 mars 1547) : la sœur aînée de la duchesse Renée était la reine Claude (Romorantin, 13 octobre 1499 – Blois, 15 juillet 1524)… _, l’épouse du duc Ercole II d’Este (Ferrare, 4 avril 1508 – Ferrare, 3 octobre 1559) ; dont le mariage venait d’avoir eu lieu, à Paris,  le 28 mai 1528.

Et la duchesse Renée sera _ très (voire un peu trop) _ présente, avec son entourage français _ seront ainsi présents, un moment, à Ferrare, entre autres notables hôtes personnels de la duchesse Renée : le poète Clément Marot (ca. 1496, Cahors – Turin, 12 septembre 1544), d’avril 1535 au carême 1536, et le théologien de la Réforme Jean Calvin (Noyon, 15 juillet 1509 – Genève, 27 mai 1564)… _, à Ferrare jusqu’au décès de son époux, le 3 octobre 1559 ; le nouveau duc, leur fils Alfonso II d’Este (Ferrare, 22 novembre 1533 – Ferrare, 27 octobre 1597), s’empressant de renvoyer alors la duchesse douairière, sa mère, en France, où elle décèdera, à Montargis, le 12 juin 1575. Mais la duchesse Renée eut auprès d’elle nombre d’artistes, mais aussi entre les mains nombre de poèmes et de partitions de ses musiques aimées :

ont ainsi composé pour elle, entre autres, Jakob Buus (Gand, ca. 1500 – Vienne, août 1565), qui lui dédie en 1543 son « Primo libro di canzoni francesi«  ; mais aussi Adrian Willaert et Cipriano de Rore, qui ont composé sur la « Méditation de Savonarole » _ Jérôme Savonarole (Ferrare, 21 septembre 1452 – Florence, 23 mai 1498) était en effet ferrarais… _ du compositeur Simon Joly (1524 – 1559)…

Par conséquent, c’est très probablement dans ce contexte culturel ferrarais que l’imprimeur Jean de Buglhat _ en rivalité avec le grand imprimeur vénitien Antonio Gardano (Gardanne, 1509 – Venise, 28 octobre 1569), installé Calle della Simia, non loin du pont du Rialto… _ fait paraître en février 1539, à Ferrare _ où Buglhat demeurera désormais toute sa vie durant : il décède à Ferrare en 1558 ; sur l’éditeur Jean de Buglhat, lire la notice de Camille Cavicchi aux pages 434-435 du « Guide de la Musique de la Renaissance«  _ le recueil de 20 motets _ intitulé par pure provocation professionnelle ! _ « Moteti de la simia« , dans lequel Buglhat intègre, très probablement emprunté au recueil de 18 Motets « Motettorum, Libro 13 » publié au mois de mai 1535 à Paris par Pierre Attaingnant, en raison de sa beauté singulière, le Motet de Pierre Cadéac « Salus populi ego sum« .

Et c’est probablement par ce biais ferrarais-là des « Moteti de la simia » de Buglhat, de février 1539, et via la diffusion-circulation _ jusqu’à la cour si mélomane de Ferrare ; et en 1535, justement, Clément Marot y séjourne depuis le mois d’avril de cette année-là… _ du recueil de Motets « Motettorum, Libro 13 » de Pierre Attaingnant publié à Paris en mai 1535, qu’a pu en prendre connaissance, à son tour, à Milan, le maître de chapelle de la cathédrale de Milan, le flamand Matthias Werrecore (Warcoing-Pecq, ca. 1500 – après 1574) _  dont l’envoi et la réception strasbourgeoise a permis l’édition de ce motet « Salus populi ego sum«  de Pierre Cadéac au sein des 28 « Cantiones quinque vocum selectissimae » qu’a fait paraître, six mois plus tard, au mois d’août 1539, l’éditeur- imprimeur strasbourgeois Peter Schöffer-le-Jeune ; recueil de Motets sur lequel Daniel Trocmé-Latter a travaillé en son « The Strasbourg Cantiones of 1539« , qui a servi de source au CD Delphian « The mysterious Book of Motets 1539 » de l’Ensemble Siglo de Oro, qui m’a permis, lui, de découvrir et admirer ce superbe motet de Pierre Cadéac…

Lequel milanais Matthias Werrecore, lié lui-même _ d’une manière qu’il serait bien intéressant de préciser… _ au brillant et très mélomane cardinal Ippolito II d’Este (Ferrare, 25 août 1509 – Rome, 2 décembre 1572 _ en 1519, Ippolito II d’Este (âgé alors de 10 ans) avait hérité de son oncle le cardinal Ippolito I d’Este (Ferrare, 14 mars 1579 – Ferrare, 3 septembre 1520) l’archevêché de Milan ; et il est possible que le jeune Ippolito II ait sinon résidé du moins séjourné un peu, ces années-là à Milan, en particulier entre 1519 et 1527 au moins (je retiens cette année de 1527, parce que le brillant Adriaen Willaert, après avoir été pendant cinq années (1515-1520) au service de l’oncle le cardinal archevêque de Milan Ippolito I d’Este, quitte le service musical du neveu, Ippolito II, lui aussi archevêque de Milan, mais résidant à Ferrare à la cour de son père Alfonso I ; un service musical attesté par des paiements entre décembre 1524 et avril 1525 _ cf Giuliano Danieli : « La musica nel mecenatismo di Ippolito II d’Este« .., aux pages 97 et 199 _, pour aller prendre le prestigieux poste de maître de chapelle de la basilique Saint-Marc à Venise ; en 1527, Ippolito II a alors 18 ans ; cf mon article du 11 août dernier : « «  _,

a adressé, de Milan, à l’imprimeur-éditeur alors installé à Strasbourg Peter Schöffer-le Jeune (Mayence, ca. 1475 – Bâle, 1547), qui l’a publié au mois d’août 1539 au sein de son recueil de Motets « Cantiones quinque vocum selectissimae« , dont il faisait partie, en huitième position, le Motet « Salus Populi ego sum » de l’auscitain Pierre Cadéac…

Et de même que les deux cardinaux d’Este, Ippolito II et son neveu Luigi, n’ont jamais mis les pieds de leur vie dans leur diocèse d’Auch,

de même Pierre Cadéac ne s’est jamais rendu ni à Ferrare, ni à Venise, ni à Milan, ni à Strasbourg, et probablement jamais non plus seulement à Paris _ où très tôt (dès 1534 pour la chanson « Je suis deshéritée« ) Attaingnant publie sa musique, sacrée comme profane : et c’est très vraisemblablement Clément Janequin (Châtellerault, ca. 1485 – Paris, ca. 1558), passé par Auch vers 1531-1532 (cf le remarquable article de Rolf Norsen « Les compositeurs de musique Clément Janequin et Pierre Cadéac à Auch au début du XVIe siècle«  cité en mon article « «  du 16 août dernier) qui lui avait ainsi mis le pied à l’étrier éditorial de l’éditeur-imprimeur de musique si important et décisif pour la plus large diffusion et circulation de la musique à ce moment, qu’a été Pierre Attaingnant _ :

mais son œuvre, elle, a brillamment voyagé pour lui, ainsi jusqu’à Ferrare et Milan en février et août 1539, et aujourd’hui, jusqu’à nous : en partitions à déchiffrer et lire, et maintenant en disques (et concerts) à écouter ici _ et savourer…

Ce mercredi 6 septembre 2023, Titus Curiosus – Francis Lippa

Ce qu’apprend le « Guide de la Musique de la Renaissance » sur la musique à la cour des Este de Ferrare, de 1438 à 1598 (suite – II)…

03sept

Dans la continuité de mon article d’hier samedi 2 septembre « « ,

je poursuis ici les précisions concernant la brillantissime musique à la cour des Este à Ferrare, sous les ducs Alfonso I d’Este (Ferrare, 21 juillet 1476 – Ferrare, 31 octobre 1534), Ercole II d’Este (Ferrare, 4 avril 1508 – Ferrare, 3 octobre 1559) et Alfonso II d’Este (Ferrare, 22 novembre 1533 – Ferrare, 27 octobre 1597),

d’après l’article signé par Françoise Ferrand intitulé « Este«, aux pages 448 à 454, et l’article signé par Philippe Canguilhem intitulé « Ferrare«, aux pages 454 à 456, de ce splendide « Guide de la Musique de la Renaissance » de 1240 pages, paru aux Éditions Fayard en novembre 2011

Le duc Alfonso I d’Este régna sur Ferrare 29 ans durant : du décès de son père Ercole I d’Este le 25 janvier 1505 à son propre décès le 31 octobre 1534.

Dès 1506, il prit comme maître de la chapelle musicale de la cour de Ferrare le compositeur Antoine Brumel (Chartres, ca. 1460 – Ferrare, ca. 1520), où il succéda à Josquin des Prés et Jacob Obrecht.

Dissoute pour des problèmes financiers en 1510, la chapelle a été reconstituée dès 1513.

Et parmi les musiciens présents à Ferrare ces années-là, on peut noter la présence à Ferrare dès 1505 de Bartolomeo Tromboncino (Vérone, 1470 – Venise, 1535)…

Et, indépendamment de la chapelle musicale ducale, le frère du duc, Ippolito II d’Este, engage Adriaen Willaert, qui, de Rome, arrive à Ferrare en 1515.

Sous le règne, 51 ans durant, du duc Ercole II d’Este (Ferrare, 4 avril 1508 – Ferrare, 3 octobre 1559),

la musique profane fut dirigée par les frères Alfonso della Viola (Ferrare, 1508 – Ferrare, 1573) et Francesco della Viola (Ferrare – 1568) ;

et la musique sacrée par Maistre Jhan (ca. 1485 – Ferrare, octobre 1538), puis à partir de 1547, par Cipriano de Rore (Ronse-Renaix, 1515 – Parme, 20 septembre 1565)… 

Dès avant le décès et la succession de son père le duc Ercole II d’Este, le 3 octobre 1559, en 558 son fils Alfonso II d’Este, amateur extrêmement éclairéfinança la publication à Venise chez Antonio Gardano du somptueux recueil rétrospectif « Musica Nova » d’Adriaen Willaert, toujours en poste de maître de chapelle de la basilique Saint-Marc à Venise.

À la cour ferraraise d’Alfonso II, dont le règne sur Ferrare dura 38 ans, fut créé le « Concerto Grande« , dirigé par Ippolito Fiorino (ca. 1549 – 1621), le maître de chapelle du duc, avec Luzzasco Luzzaschi (Ferrare, ca. 1545 – Ferrare, 10 septembre 1607) au poste d’organiste de la cour.

Et, en 1579, à l’occasion du troisième mariage d’Alfonso II avec Margherita Gonzaga (Mantoue, 27 mai 1564 – Mantoue, 8 janvier 1618), accompagnèrent à Ferrare la nouvelle duchesse les mantouanes Laura Perperara (ca. 1550 – 4 janvier 1601) et Livia d’Arco (ca. 1665 – 1611), avec lesquelles la ferraraise Anna Guarini (Ferrare, 1563 – Copparo, 3 mai 1598) constitua le célébrissime et très privé « Concerto delle Dame di Ferrara« , accompagné au grand luth par Ippolito Fiorino et au clavecin par Luzzasco Luzzaschi, avec aussi le chanteur basse Giulio Cesare Brancaccio (Naples, 1515 – 1586), ainsi que deux autres chanteurs du duc…

Je dois y ajouter le fameux luthiste-théorbiste et compositeur Alessandro Piccinini (Bologne, 30 décembre 1566 – Bologne, 1638), au service du duc d’Este depuis 1582 et jusqu’au décès de celui-ci, en 1597…

Et il faut bien entendu leur joindre le passage à la cour de Ferrare, de 1594 à 1597, du grandissime Carlo Gesualdo (Venosa, 8 mars 1566 – Gesualdo, 8 septembre 1613), qui avait épousé en secondes noces le 21 février 1594 Éléonore d’Este (Ferrare, 1561 – Modène, 1637), sœur de Cesare d’Este (Ferrare, 1er octobre 1562 – Modène, 11 décembre 1628), l’héritier présomptif et finalement mallheureux du duc Alfonso II

La publication des quatre premiers Livres de madrigaux à cinq voix de Gesualdo eut lieu à Ferrare. Le Premier et le Deuxième sont publiés l’année même de son arrivée à la cour d’Alphonse II en 1594. Le Troisième livre de Madrigaux paraît en 1595, et le Quatrième en 1596. Le compositeur avait confié l’ensemble de sa production présente à l’éditeur ducal Vittorio Baldini. En l’espace de ces trois ans, l’essentiel de l’œuvre établissant la renommée musicale du compositeur fut ainsi publié à Ferrare et diffusé en toute l’Italie.

Un ensemble de musiciens et de musiques proprement éblouissant !

Ce dimanche 3 septembre 2023, Titus Curiosus – Francis Lippa

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