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Le Pouvoir d’incarnation des images d’Isabelle Rozenbaum : son parcours de création dans « Les corps culinaires »

09déc

Le mardi 3 décembre dernier, j’ai eu le très grand plaisir de m’entretenir _ et ce fut passionnant ! le podcast dure tout juste une heure _ avec l’artiste photographe et vidéaste Isabelle Rozenbaum

à propos de son très riche et beau livre Les Corps culinaires, paru en juin 2013 aux Éditions D-Fiction _ une version numérique de ces Corps culinaires, comportant aussi 10 vidéos, était déjà parue en 2011.

C’est son (très riche !) parcours _ de trente années : depuis 1993, où elle créa son premier « studio photo avec Frédéric Cirou«  (page 14) _ de création d’images

que nous livre ainsi, en ce livre de texte (en 17 chapitres, développés sur 100 pages) et de photographies _ superbement prenantes !, au nombre de 43 (et la plupart en couleurs, auxquelles l’artiste prête une singulière et merveilleuse attention !!!) _, la photographe-vidéaste,

à partir d’un _ mais pas l’unique ! cf son tout dernier chapitre, intitulé « Comment sortir de table ?..« , pages 100 à 107… _ de ses sujets de prédilection _ et qui constitue, en effet, l’axe toujours porteur (disons principal) de sa carrière professionnelle _, la cuisine.

Et, en cela les corps culinaires en leur sublime matérialité.

La cuisine, entendue au plus large comme activité anthropologique complexe mettant très richement en jeu et interactions intensément vivantes, tant des corps cuisinés que des corps cuisinants

_ des corps, à la Lucrèce du De natura rerum, car « la cuisine (…) nous rappelle sans cesse que nous sommes faits de matière. C’est donc vraiment, là aussi, la vie et la mort : on tue du vivant, on le transforme, on l’absorbe, on le retransforme, on le rejette, et le cycle se perpétue. Ce qui est fascinant dans la cuisine qui constitue ce cycle chez l’homme, c’est cette boucle, ce mouvement continu. En photographiant ces sacrifices (d’animaux), je photographie aussi une autre approche de l’abattage que celui pratiqué par l’industrie. Le sacrifice entretient en effet un rapport consubstantiel entre l’homme et sa nourriture. L’homme doit faire face à l’animal pour le tuer, à l’opposé de l’industrie qui tue des animaux de manière mécanisée _ c’est-à-dire invisible pour ceux qui mangent après cette viande« , écrit Isabelle Rozenbaum page 61, en son chapitre « De la fête à la grenouille à la tue-cochon : sacrifice animal« … _ ;


et cela, selon des contextes « ethno-culinaires » _ le mot se trouve page 22 _ eux-mêmes extrêmement variés,

selon que l’on a à faire

à la « cuisine de chefs », tels Guy Martin _ cinq livres ont été ainsi réalisés par Isabelle Rozenbaum avec le chef du Grand Véfour, depuis 1995 _, Michel Guérard, Alain Passard, André Daguin et Arnaud Daguin

_ cf tout particulièrement Un canard et deux Daguin, aux Éditions Sud-Ouest, en 2010 ; à cet égard, page 33, Isabelle Rozenbaum note ceci : « Ce que j’ai réalisé avec Guy Martin se distingue fortement de ce que j’ai réalisé avec les Daguin. Pour Guy Martin, il s’agit d’une photographie de studio afin d’obtenir l’image du plat final.

Pour Arnaud et André Daguin, il s’agit d’une photographie de reportage en cuisine, d’un process _ le mot est important ! Car la vie est très fondamentalement process ! _ qui suit deux chefs en train d’élaborer _ le mot est lui aussi important : toute culture est fondamentalement travail et invention, et même et surtout création, capacité de liberté par le faire, le poïen !.. _ un plat jusqu’à son résultat, mais où l’image même du plat finalisé n’est pas l’objectif principal, mais une photographie parmi d’autres » ; et dans ce dernier cas (et qui reçoit la faveur de la photographe !), nous lisons page 34, « ce type de reportage _ photographique, en sa propre élaboration factuelle effective _ est une sorte de danse avec le chef _ un mot, ce mot « danse« , que j’ai entendu maintes fois dans la bouche de mon ami Bernard Plossu, à propos de sa propre pratique éminemment dansante de la photographie ; et lui aussi en parfaite empathie (de rythme : de mouvement et de vie ! ; ou bien de calme, ou silence, voire immobilité, quand il s’agit d’espaces vides d’humains et de leurs actes : cf ce chef d’œuvre particulièrement cher à l’artiste du Jardin de poussière..), vibrante, avec ceux (et ce : dans le désert il peut y avoir du vent ; dans la ville, il peut y avoir aussi du vide d’hommes ; et des présences enfuies…) qu’il photographie ainsi…

Tout l’enjeu est _ poursuit Isabelle Rozenbaum, à propos des activités culinaires qu’elle photographie _ est de savoir se placer en fonction de la lumière et d’être à la bonne distance des personnes tout en suivant leur rythme sans les gêner«  dans leur faire cuisinant ; et « c’est toujours au photographe de comprendre et de suivre la danse du chef«  (cuisinier) : je suis revenu, de la chorégraphie de Plossu, à la chorégraphie d’Isabelle Rozenbaum.

Page 37, celle-ci dit encore : « Il me semble que la gestuelle des mains (en cuisine) illustre parfaitement la transformation _ à la fois vitale et culturelle : cf Le Cru et le Cuit de Claude Lévi-Strauss… _ en cuisine et représente une sorte de chorégraphie très hypnotique _ pour qui la regarde et la photographie. Ainsi le close-up sur des mains permet, dans une grande simplicité, de mettre en valeur leurs énergies et leurs élans«  _ de mains de cuisinants à l’œuvre… _ ;

ou bien à des « cuisines de femmes«  _ ainsi Maroc, avec Alain Jaouhari, en 2002 ; Cuisines de femmes, avec Cécile Maslakian, en 2003 ; et peu après Tunisie, avec Odette et Laurence Touitou ; Sénégal, en 2004 ; Thaïlande, en 2007 ; et Inde intime et gourmande, en 2009 _ ;

ou bien encore à de la street food : « La street food est une cuisine exclusivement ambulante, pratiquée en Asie, même si on peut également la trouver aussi en Amérique latine ou en Méditerranée » ; « La street food est magique pour la simple raison qu’elle est fraîche, personnelle et variée «  (page 77).

« Photographier cette cuisine est aussi une nouvelle façon de regarder la consommation culinaire«  ; et « du fait de cette attention (du photographe), je suis dans un état bizarre dû à cette excitation, mais également à la préoccupation que j’ai alors de parvenir à fixer _ en images qui soient le plus justes possible ! _ ces moments fugaces, inattendus, uniques » ;

la street food « traduit aussi un immense plaisir _ celui de cuisiner et manger, mais, surtout, celui de vivre, tout simplement, car la street food, c’est la vie même _ voilà ! _, c’est-à-dire de la sociabilité, du lien, de l’échange _ entre les cuisinants (et cuisinantes) et ceux qui vont se nourrir, dans la rue, de ces matières ainsi cuisinées et proposées. (…) De même, c’est une cuisine qui, en plus d’être délicieuse, est très belle à voir » ;

et avec elle « j’ai changé radicalement ma manière de photographier. (…) Avec la street food, j’ai développé dans mon travail (…) une photographie prise du « dessus », c’est-à-dire une photographie sans regarder dans le viseur «  (pages 78-79)…

Et « en prenant des photographies sans regarder dans l’œilleton, précisément en cessant de cadrer mes images à partir de celui-ci,

je me suis aperçue qu’une nouvelle photographie, intéressante, originale, parfois même très surprenante, pouvait surgir. Cette photographie me révélait des éléments _ soient des matières colorées magnifiques en leur (simple et riche à la fois) facticité même _ beaucoup moins alignés, moins limités dans le cadre«  (page 81) _ et ici la plastique d’Isabelle Rozenbaum (et sa particulière attention aux couleurs) se distingue de ce Plossu nomme, lui, « l’abstraction invisible« , à la Paul Strand, ou à la Corot, pour reprendre les filiations que lui-même, parmi d’autres, se donne. Même s’il faut, aussi, mettre à part, en l’œuvre photographique de Plossu, son usage enchanteur (voire sublime !) de ses sublimes couleurs Fresson… Et les matières culinaires colorées des images photographiques d’Isabelle Rozenbaum sont elles aussi de l’ordre du sublime !..

« En agissant ainsi, le photographe peut donc parvenir à inverser _ créativement, quand c’est juste ! _ les signes de son propre regard » _ et ainsi mieux voir, et mieux montrer…

Et « j’ai également changé la manière de me tenir, de positionner mon corps pour « shooter » _ autre propriété primordiale de l’acte de photographier. Je lève ainsi mon appareil pour viser de façon « aléatoire », et je shoote ainsi les images que je contrôle ensuite _ a posteriori seulement, donc _ sur l’écran de l’appareil. J’utilise donc mon corps autant que mon regard _ et ce point est crucial.

Photographier dans cette position, avec un appareil photo qui peut être très lourd, demande un véritable sens de l’équilibre. On doit être très stable, se reposer fermement sur son centre de gravité, et, à la fois _ voilà ! _, être très souple _ un autre point de convergence avec la poïétique de Plossu ! _ pour pouvoir s’excentrer _ voilà ! _, se tendre _ et les deux sont essentiels et consubstantiels à la poïesis même d’Isabelle Rozenbaum : il s’agit d’accéder à la saisie empathique puissante d’une essentielle altérité ! _, tout en étant évidemment chargé de l’appareil photo, tenu au bout des bras.

Réaliser de telles prises de vue fait appel à une sorte de stabilité variable _ oui ! mouvante… _ qui se modère _ chorégraphiquement _ à partir de la vision que l’on a _ à l’instant même ! _ de l’espace _ environnant enveloppant la scène culinaire ; et que celui-ci soit fermé ou ouvert… _, donc sans l’appareil devant l’œil.

Du coup, des éléments apparaissent _ en quelque sorte d’eux-mêmes, hors de la stricte conscience et volonté par rapport à l’événement même de ce qui advient, pour le regard de la photographe qui choisit, appareil à bout de bras, de pleinement s’y livrer, à la racine de ce qui va devenir très bientôt, instamment, l’acte même de son geste de prise de vue photographique… _ dans le champ

que je n’aurais jamais retenus si j’avais utilisé mon mental _ hyper-calculateur _ et ma visée _ hyper-cadrée. (…) Cette part d’incertitudes et de doutes _ en ce moment hyper-riche d’affects (et ultra-rapide, aussi, bousculant et bousculé émotionnellement) de la prise de la vue effective sur cette scène de plénitude de vie (et non « scène de crime«  ! Je pense ici aux scènes de crime de Weegee)… _ permet de créer du nouveau » (page 82) _ cf Nietzsche : « Il faut encore porter du chaos en soi pour donner naissance à une étoile lointaine«  ; il faut savoir se déprendre de bien de ses propres acquis, au-delà même des clichés, forcément…

« Généralement, quand je fais une image, c’est parce que quelque chose retient _ déjà, et hic et nunc, en la sollicitation de l’événement dans l’instant rencontré (et offert) _ mon attention _ et suscite un surcroît de curiosité du regard, une appétence photographique…

Ma problématique est alors de trouver comment retranscrire _ par l’image photographique à prendre en cet instant richement bousculant ! à la seconde même… _ ce que je ressens _ c’est-à-dire la qualité singulière même de cet émoi éprouvé ! en sa singularité, donc, face à l’altérité de l’objet neuf sollicitant… _, et, plus précisément, comment le retranscrire autrement que ce que ma vue première me donne _ primairement, donc, au départ, et de façon toujours quelque peu pré-formatée… _ à voir«  (page 82)

_ cela me rappelle les réflexions de Roland Barthes sur le punctus dans sa méditation (sur d’anciennes belles photos) de La Chambre claire… Et l’artiste a toujours à continuer à travailler, ne serait-ce que pour accéder toujours à davantage de justesse en son approche de l’altérité de l’objet.

Dans, me semble-t-il, ce que Bernard Plossu appelle, page 126 de L’Abstraction invisible, l’understatement, au moins dans son cas à lui : « Le mot clé de tout ce que je pense, de tout ce que je crois en art, est anglais : understatement. Je n’arrive pas trop à le traduire en français, si ce n’est par l’expression « ne pas trop en dire », ou « le ton juste ». Understatement, c’est ce qui dit les choses discrètement, sobrement, le contraire de overstatement ».

Et à propos de ses propres pratiques d’expérimentation, Bernard Plossu dit aussi, page 151: « Dessiner est ma façon d’enclencher un processus de réflexion autour de l’image qui passe chez moi par le geste, par le jeu. Cela participe des expérimentations visuelles qui me rendent plus proches d’un artiste comme Patrick Sainton que d’un Sebastião Salgado. Salgado et moi avons la même étiquette de photographe mais on ne fait pas du tout le même métier. Je n’ai rien à voir avec lui. Ce qui me passionne, c’est la dimension expérimentale de la photographie«  ; et c’est aussi ce que développe Isabelle Rozenbaum en son dernier chapitre « Comment sortir de table ? Artwork in progress« … Fin des citations de Plossu. Et retour à l’aisthesis poïesis d’Isabelle Rosenbaum…

Et comme « je ne suis pas quelqu’un qui aime beaucoup la répétition _ écrit Isabelle Rozenbaum page 83 _, aussi j’essaie continuellement de trouver des espaces et des situations qui changent mon regard, qui vont titiller ma vision des choses _ voilà  le processus que se donne (et dans lequel se place et s’immerge pleinement), quant à elle, Isabelle Rozenbaum.

En fait, c’est un peu comme un jeu » : le jeu artistique, patiemment innovant et auto-bousculant _ je repense à la métaphore de la mise en danger par ne serait-ce que l’ombre de la corne du taureau, pour le torero, que convoque Michel Leiris en sa forte préface à son puissant L’Âge d’homme _, de l’invitation spatio-temporelle, face à l’altérité même de ses objets à percevoir, saisir et retenir par ses images prises, à un surcroît permanent de justesse de (et dans) l’acte photographique !

« Cela me permet de confronter mes photographies (successives : Isabelle shootant alors à plusieurs reprises) et voir _ c’est-à-dire, et très vite, à l’instant même, juger ; Hannah Arendt insiste sur cette fondamentale activité de l’esprit ; cf son ultime livre : Juger _ si j’ai mieux cerné mon objet ou pas la seconde fois. (…) Du coup, mon regard évolue _ et progresse : vers un surcroît de vérité dans la justesse de ce qu’il s’agit de percevoir (et puis faire voir, par la photo) _ et me maintient tout le temps en éveil » _ créateur : il y a péril aux endormis et engourdis… _ (page 84).

« La question primordiale est de savoir comment _ très matériellement, autant que mentalement et culturellement _ on se prépare à photographier.

Il me semble donc que pour être capable de capter l’autre _ tel est l’objectif de fond !!! Cf aussi le beau livre de Ryszard Kapuscinski : Cet autre  _, il faut déjà être capable soi-même d’écouter et de réceptionner _ le réel en son altérité, et en toute la justesse de pareille qualité de réception. La photographie, c’est une sorte d’émoi _ du photographe recevant pleinement et en vérité son objet : nous sommes en effet assez loin alors de l’hyper-hédonisme je dirais complaisant et vendeur d’un Sebastião Salgado.. Il faut ressentir ce qui se passe avec l’autre _ voilà ! Dans cet avec ! La qualité de la photo dépendant du degré de qualité de la justesse de cette réception émotionnelle de l’instant de la part du saisisseur-photographe ; lequel, instant vécu et ressenti par le saisisseur-photographe, n’est pas nécessairement seulement ce que Henri Cartier-Bresson a nommé « l’instant décisif » objectif, factuel... C’est cet « avec » qui est ici crucial et fondamental ; ce qu’Isabelle Rozenbaum nomme, quant à elle, et ô combien justement, « le lien » : entre le ressenti du photographe et l’altérité de l’objet à montrer le plus justement possible...

L’important, pour moi, est donc de toucher _ atteindre, lors de la prise de l’image ; et pouvoir faire ressentir au mieux, ensuite, en montrant, plus tard, la photographie telle qu’elle aura été tirée, puis exposée, au regardeur _ la beauté intérieure d’une personne,

toucher ce qui l’habite, ce qui l’anime«  (page 84).

« Tout est compréhension de l’espace de l’autre«  (page 85)

_ et je retrouve ici les réflexions de l’anthropologue Edward Hall, ami de Bernard Plossu à Santa-Fé (cf encore, de Plossu, le magistral et magnifique L’Abstraction invisible, paru en septembre dernier aux Éditions Textuel : je cite ce passage du discours de Plossu à la page 101 : « Edward Hall était un peu mon père spirituel à Santa-Fé. Il aimait mes photos, il avait écrit sur certaines d’entre elles dans la revue El Palacio du musée du Nouveau-Mexique, notamment celle de la fille au camion qui a inspiré le cinéaste Robert Altman pour son film Fool of Love. Edward Hall m’invitait souvent à dîner. Il était très cultivé, très marqué par l’Europe aussi. C’est l’inventeur de la proxémie, la distance juste aux choses _ voilà ! On est exactement dans le même discours que la caméra à l’épaule de Raoul Coutard dans les films de Truffaut et Godard. La distance juste, le non-effet et la proxémie, cette théorie de la bonne distance entre les gens. Donc évidemment, avec la photo au 50 je ne peux être que l’enfant d’Eward Hall« ) ; Edward Hall : l’auteur marquant, pour moi, de La Dimension cachée

Je voudrais aussi souligner les usages que fait Isabelle Rozenbaum du mot capital d' »incarnation » _ ce schibboleth de l’art si délicat de la justesse,

et ce, à quatre reprises :

_ page 37 : « Les mains incarnent la personne sans que l’on ait besoin _ dans la photographie _ de distinguer les autres parties du corps _ notamment le visage _ pour comprendre ce qui nous est transmis. En effet, les mains dégagent une expression de sensation pure (…) Ainsi le close-up sur des mains permet, dans une grande simplicité, de mettre en valeur leurs énergies et leurs élans » _ proprement vitaux.


_ page 39 : « Pour ma part, je ne fais pas de step by step. Mon objectif est plutôt de photographier le geste qui retrace _ en sa pleine (et parfaite) effectivée captée _  un mouvement complet. J’essaie au sein d’une seule et même image, de saisir le savoir-faire d’une personne à partir d’un geste culinaire précis qui a la puissance de transcrire _ à lui seul _ la totalité du mouvement même _ ou process Pour y parvenir, j’en reviens à ces notions de « bonne distance » _ la proxémie, donc, d’Edward Hall et Bernard Plossu, ou encore Raoul Coutard… _, d’accompagnement, d’écoute de la personne. Ce sont des notions qui aident à percevoir le geste parfait sans être pour autant figé, celui que l’on peut considérer comme « professionnel », mais que, pour ma part, je qualifierais plus volontiers d' »incarné« . »

_ page 91 : « Le vin est une boisson qui s’incarne lorsqu’on est à table. Donner une direction au goût dans un ouvrage sur le vin amène ainsi à élaborer des correspondances pertinentes qui permettent de comprendre qu’on déguste mieux, par exemple, un Côtes-du-Rhône lorsqu’il est associé à un plat épicé. Aujourd’hui ce type d’approche semble aller de soi, mais, en 2006, ce n’était pas le cas ; et il n’existait aucun ouvrage comme Une promesse de vin sur le marché français, réunissant la vigne, les vignerons et leur cuisine. »

_ page 99 : « La vidéo offre la possibilité de faire décoller la réalité, de faire ressentir pleinement la présence d’un être et de son intériorité. À ce sujet, la vidéo que j’ai réalisée sur Michel Bettane, Wine spirit, en est un très bon exemple : on est directement en compagnie de Michel devant les vins qu’il doit déguster, on ressent nous-mêmes ce qu’il goûte, on est transporté dans son monde intérieur, par ses pensées. (…) La caméra est plus douce, plus fluide que l’appareil photo. Michel Bettane l’a d’ailleurs facilement acceptée dans son espace. Il parle ainsi sans problème face à elle. il est à l’aise avec moi ; ma caméra ne le bloque pas. Sur les vidéos que j’ai réalisées de lui, on remarque immédiatement que sa présence est juste, incarnée, touchante, car il se donne vraiment à l’image, il accepte complètement d’être pris par elle. Ce qui n’est jamais simple, jamais donné d’avance, jamais naturel. Être pris en photo et, a fortiori, en vidéo, demande que l’on accepte de se donner, c’est-à-dire d’être capté par l’image sans que l’on sache vraiment ce qu’il en adviendra.« 

On pourra aussi se reporter au site D-Fiction http://d-fiction.fr/category/d-doublement/isabelle-rozenbaum
sur lequel se trouve le travail personnel d’Isabelle Rozenbaum

pour accéder davantage, et visuellement, à son œuvre d’images…

Titus Curiosus, ce 9 décembre 2103

Jean Bollack s’en est allé, mais il a laissé la clé sur la porte : à propos de ce sublime livre de « notes » qu’est « Au jour le jour », un article de John E. Jackson, dans Le Temps

13mai

Commençant à feuilleter les 1128 pages de Au Jour le jour de Jean Bollack

que je ramène de mon petit tour de ce jour à la librairie Mollat,

et en y regardant ce qui concerne par exemple Hannah Arendt (que je suis en train de lire),

et en commençant de m’y émerveiller !,

je jette un œil sur le web pour regarder ce qui a déjà a pu être recensé de ce livre important

du regretté Jean Bollack (Strasbourg, le 7 avril 1923 – Paris, le 4 décembre 2012),

et je découvre un article du Temps, de Genève, sous la plume de John E. Jackson _ auteur de La Poésie et son autre _ essai sur la modernité, paru en 1998 aux Éditions José Corti _,

et en date du 13 avril _ un peu plus d’un mois, déjà ! _,

intitulé Le grand Jean Bollack s’en est allé mais il a laissé la clé sur la porte de son atelier.

Le voici _ assorti de quelques commentaires de mon cru au fil de ma propre lecture, pour entamer le dialogue… _ :

livre samedi 13 avril 2013

Le grand Jean Bollack s’en est allé mais il a laissé la clé sur la porte de son atelier

Par John E. Jackson

Helléniste, philologue, germaniste, traducteur, le regretté Jean Bollack est l’auteur d’une œuvre féconde, magistrale, que vient couronner un recueil de «notes» prises durant ces quinze dernières années.

Mort au début du mois de décembre dernier, Jean Bollack laissait derrière lui une œuvre considérable. Œuvre d’helléniste tout d’abord, centrée d’une part sur l’étude des Présocratiques – Empédocle, Héraclite, Parménide – et de l’autre sur celle des Tragiques, dont il commenta et traduisit (souvent avec son épouse, Mayotte, une latiniste de renom) tout un nombre de pièces essentielles, dont L’Orestie, Œdipe roi, Antigone ou Les Bacchantes. Œuvre de germaniste, ensuite, avec notamment deux volumes sur Paul Celan, dont il fut l’un des proches _ Poésie contre poésie _ Celan et la littérature, en 2001, et L’Écrit _ Une poétique dans l’œuvre de Celan, en 2003 _, mais aussi sur des articles sur Heine, sur Kafka, sur Benjamin ; œuvre d’historien enfin, avec des réflexions sur la situation des études grecques en France ou un livre passionnant sur Jacob Bernays, l’oncle de la femme de Freud, le philologue essayant d’établir un dialogue critique entre la Bible et les textes de l’Antiquité classique.

A cette vingtaine de volumes – dont la plupart constituent des références incontestables pour quiconque prend au sérieux le travail de l’interprétation littéraire – s’ajoute désormais quelque chose qui est comme la révélation de l’«atelier» intellectuel _ voilà ! _ dans lequel tous les volumes antérieurs furent forgés.

Jean Bollack avait consacré les derniers mois de sa vie à préparer l’édition de ce qu’il appelait ses X. Les X sont des notes _ mais toujours précises et détaillées (= très remarquablement argumentées), même quand elles sont brèves _, dont la longueur varie entre une ou deux phrases et une ou quelques pages, qu’il consigna jour après jour depuis une quinzaine d’années au fil de ses lectures et de ses réflexions. Rassemblées sous le titre Au jour le jour, ces notes forment désormais un volume de plus de 1100 pages qui donne un formidable aperçu _ oui ! _ de la manière _ richissime !!! _ dont fonctionnait l’esprit de cet homme qui comptait, je puis en témoigner, parmi les intellectuels les plus impressionnants et les plus pénétrants de la France de ce dernier demi-siècle _ la première raison de signaler la parution de ce livre ; et de diffuser sans plus attendre l’article du Temps, pour contribuer si peu que ce soit à donner le désir de lire ce « trésor » d’intelligence vraie et de vraie culture !!!

Au jour le jour n’est pas un journal, au sens traditionnel du genre. Le classement des X n’est pas chronologique mais thématique. D’«Allemagne» à «Vatican», les rubriques se succèdent selon un ordre alphabétique qui reflète avant tout la diversité des intérêts de l’auteur. A côté des entrées consacrées aux auteurs grecs, on peut relever celles touchant aux poètes modernes, celles qui ont affaire avec sa conception du travail critique, ainsi que tout un groupe de réflexions sur un sujet qui importait manifestement à cet Alsacien grandi à Bâle, à savoir la position de l’intellectuel juif devant les événements du XXe siècle _ ce n’est donc pas par pur hasard que j’ai recherché ce qui pouvait y concerner Hannah Arendt ; et y ai déjà trouvé beaucoup ! ; et de la plus grande richesse de sens et de réflexion ouverte ; y compris autour des polémiques ayant suivi la publication de Eichmann à Jérusalem D’autres entrées (par exemple «Heidegger», «Mémoire», «Musique», «Psychanalyse» ou «Moyen-Orient») complètent cet éventail aussi vaste que nuancé _ toujours ! À quoi bon prendre la peine d’écrire ainsi, sinon…

Le plus frappant, pour qui lit ce gros millier de pages à la suite _ de quoi prendre pas mal d’heures passionnantes ! _, est pourtant moins la diversité ou la richesse impressionnantes de ces intérêts que l’insistance d’une même position ou d’une même forme d’attention _ un élément décisif, bien sûr ! Bollack ne commente presque jamais «à chaud» _ c’est-à-dire seulement épidermiquement _ ce que l’actualité ou ce que ses lectures lui offrent, il soumet _ c’est là son souci éminemment pratique… _ chacun de ses sujets à un même type d’analyse critique. Cette analyse est fondée sur tout un nombre de présupposés consciemment médités et retenus _ en l’expérience exigeante d’une longue vie d’apprendre à toujours mieux penser… Pour ce qui est de la littérature (grecque ou moderne), l’axiome de base est qu’aucun texte (qu’il soit lyrique, romanesque ou théâtral) ne peut être lu d’abord sinon comme la réponse _ en amorce et ouverture de dialogue _ à d’autres textes plus anciens qu’il reprend, remanie, dont il partage ou au contraire dont il modifie le système de croyances sous-jacentes _ cf les remarques là-dessus d’un Antoine Compagnon, par exemple… D’une manière comparable à celle que Pierre Bourdieu, qui fut son collègue et son ami, avait élaborée pour l’analyse des idéologies ou des mondes sociaux, Bollack part du principe que tout acte intellectuel est situé et que la première chose à faire est d’analyser cette situation _ soit une contextualisation tant soit peu curieuse...

Le philologue, au sens bollackien, sera celui qui, ayant pris conscience de cet état de fait, sera capable d’en repérer et d’en analyser les présupposés implicites, pour ensuite construire sa propre lecture _ voilà _ d’une manière critique. Car il y a bien selon lui – c’est là un point qui sépare en profondeur Bollack de toute la critique post-moderne – un sens et une vérité des textes qu’il s’agit d’atteindre. D’où son refus, virulent parfois, de tout pluralisme _ du moins principiel _ : «Le pluralisme _ c’est-à-dire l’affirmation (sceptique !) des seuls relativisme et subjectivisme… _ est une arme radicale pour éliminer le vrai aussi bien que le sens et sa vérité, et écarter la science qui les établit.» Cette vérité, comment l’atteindre? Bollack rejoint ici la position de Freud, qui affirmait que «la vérité ne s’atteint que par _ = via _ ses déformations». Un très grand nombre des X sont consacrées à réfléchir à des comptes-rendus d’articles du Monde, de Libération ou, plus encore, de la Frankfurter Allgemeine Zeitung. Ils sont donc des réflexions critiques sur des réflexions critiques _ soit déjà un dialogue. Or, paradoxalement, ce caractère de secondarité, loin d’éloigner du noyau originel, est ce qui, pense-t-il, permet de retrouver la trace de celui-ci, à la condition d’être analysé comme tel.

Bollack ne serait pas Bollack sans une attitude polémique _ à la Hannah Arendt, décidément… _ qui lui valut souvent d’être marginalisé _ lui comme elle… _ par les institutions académiques que ses attaques dérangeaient et qui réagissaient en conséquence. Au lieu d’être nommé au Collège de France, comme il aurait dû l’être _ certes ! _, c’est à Lille qu’il passa l’essentiel de sa carrière et qu’il créa son «école», profitant de la liberté _ oui ! _ que lui donnait l’éloignement de la capitale pour y former quelques-uns des meilleurs hellénistes d’au moins deux générations de Français intéressés au grec (il forma aussi des germanistes). Cette position d’outsider _ un vocable arendtien ! _ est en fin de compte ce qui, peut-être, définit le mieux la distance critique _ de la lucidité, du dialogue et du questionnement sans cesse poursuivi _ que ce très grand savant a su faire sienne comme personne d’autre.

Comme Celan, inventant une «contre-parole» allemande dans l’allemand de ses poèmes _ d’une autre façon, forcément !, que Victor Klemprer à l’égard (ou plutôt l’encontre) de la LTI, la langue du IIIe Reich… _, Bollack a inventé une contre-position intellectuelle, construite sur la lucidité de cette distance, et qu’il est le premier à rattacher à son origine : «Rien dans mon adolescence ne se comprend vraiment sans la montée de l’hitlérisme qui a joué, dans ma vie personnelle, un rôle essentiel.» Et, parlant de la situation de Bâle, si proche de cette Allemagne qui, à l’époque, aurait signifié à coup sûr pour sa famille et pour lui la déportation et la mort, il note dans un aveu très émouvant : «Je crois que je n’ai jamais pu traverser cette frontière, d’avoir survécu sans avoir vraiment échappé à la mort.»

Quand elle est pensée à cette profondeur _ voilà ! _, une frontière devient le lieu natif de l’intelligence la plus aiguë _ oui. On aura compris, j’espère, qu’Au Jour le jour est un très grand livre _ ce dont je me doutais déjà très fortement en me le procurant il y a quelques heures…

Titus Curiosus, ce 17 mai 2013

chiffrage et inhumanité (et meurtre politique de masse) : l’indispensable et toujours urgent « Terres de sang _ l’Europe entre Hitler et Staline » de Timothy Snyder

29juil

C’est un événement considérable pour l’intelligence du devenir historique (y compris de maintenant : quant à la « marche du monde« … _ selon une expression qu’affectionnait Giono _), que la publication _ aux États-Unis le 28 octobre 2010, par Basic Books, une filiale du groupe Perseus Books, et, ce mois d’avril 2012, en français, aux Éditions Gallimard, dans la traduction de ce transmetteur infatigable (passionnant et génial par ce que sait dénicher de « trésors«  sa curiosité croisée érudite !) qu’est Pierre-Emmanuel Dauzat, et cela moins de deux ans, donc, après sa parution anglo-saxonne _ de Terres de sang _ l’Europe entre Hitler et Staline, par l’historien américain _ professeur à Yale _ Timothy Snyder.

A mes yeux, un chef d’œuvre _ indispensable, donc ! et urgent : je développerai pourquoi… _ de l’historiographie contemporaine,

dans la lignée de cet autre « indispensable » _ historiographiquement comme humainement, et indissociablement les deux ! _ admirable (!!)

_ avec, dans ce livre-ci, aussi, comme un concert (tragique) de toutes ces voix (ainsi « J’aurais voulu citer tous les noms un par un, écrit la poétesse Akhmatova dans son Requiem, mais on a pris la liste, il ne reste plus rien« , est-il rapporté, page 20 ; et la culture littéraire de Timothy Snyder est, elle aussi, profonde et magnifique !..) ; avec, dans ce livre-ci, aussi, comme un concert (tragique) de toutes ces voix que, par-delà la double disparition de leurs corps (deux fois abolis et effacés : leurs vies d’abord assassinées, puis les restes (sans sépulture !) de leurs cadavres, déterrés des fosses, et cette fois réduits en cendres, lors de l’Aktion 1005 dirigée par le (de sinistre mémoire !) Paul Blobel…) ;

avec, dans ce livre-ci, aussi comme un concert (tragique) de toutes ces voix, donc,

que Timothy Snyder nous donne sublimement, chacune à sa juste place, à ré-entendre in extremis (et ainsi comme vivre à jamais :

« Des cités entières disparaissent. À la place de la nature

Juste un petit bouclier pour contrer l’inexistence« ,

ainsi que l’énoncent deux vers du Bouclier d’Achille de Tomas Venclova, placé parmi les exergues du livre, page 7 : Tomas Venclova, poète lituanien (né le 11 septembre 1937 à Klaipeda) enseigne lui aussi à Yale depuis septembre 1980, et a eu pour amis Czeslaw Milosz et Joseph Brodsky, tous deux aussi issus de ces « Terres de sang » : Milosz, né le 30 juin 1911 à Szetejnie, en Lithuanie, non loin de Vilnius ; Brodky, né le 24 mai 1940 à Leningrad ; et eux aussi survivants de ce qui eut lieu en cette « Europe (-là prise) entre Hitler et Staline« , entre 1939 et 1945 pour le principal des dégâts…) ;

les autres exergues sont empruntés à Paul Celan, Fugue de mort :

« tes cheveux d’or Margarete,

tes cheveux cendre Sulamith« ,

 

Vassili Grossman, Tout passe :

« Tout coule, tout change ;

il n’y a pas deux convois qui se ressemblent »,

 

et un chant traditionnel ukrainien, Tempête sur la mer Noire :

« Un inconnu s’est noyé dans la mer Noire, seul,

Sans personne pour l’entendre implorer pardon«  _

dans la lignée _ avec aussi un concert (sublime) de toutes ces voix in extremis ré-entendues, sinon ressuscitées _ de cet autre « indispensable » admirable _ quel monument d’historiographie, comme d’« humanité«  : les deux ! _

qu’est L’Allemagne nazie et les Juifs, de Saul Friedländer _ traduit aussi, déjà (!) par Pierre-Emmanuel Dauzat :

au point que j’ai joint au téléphone Pierre-Emmanuel Dauzat afin de m’enquérir de plus ou moins lointaines racines (est-européennes : ukrainiennes, par exemple, ou de quelqu’une de ces « Terres de sang » de notre Europe centrale et orientale…) de l’auteur de ce considérable admirable travail, Timothy Snyder : qu’a-t-il donc, lui, citoyen américain né en 1969, pu vivre (ou pu hériter de proches ; et ce peut être de l’ordre du silence mutique…), qui apparente si magnifiquement son travail d’historien ici (avec le « concert«  de toutes ces voix, comme à jamais sauvées, qu’on avait voulu anéantir en les massacrant en masse, et jusqu’à des millions, une par une…) à celui, si haut et si magnifique, avec le même « concert« , devenant fraternel à travers leur sort (hélas trop semblablement uniforme, lui !), de ces voix elles aussi in extremis comme sauvées, rassemblées en pareil si essentiel livre d’Histoire, de Saul Friedländer ?.. Même si ici, Timothy Snyder élargit le champ d’analyse aux personnes (et voix) des victimes de Staline, ainsi que de toutes les autres victimes civiles de Hitler, au-delà des personnes (et voix) juives victimes de Hitler, pour Saul Friedländer…

Et cela, pas par une simple addition, mécanique et listée en chiffres, sans les noms, de ces victimes ; mais par la prise en compte du fait particulièrement terrible, aux conséquences monstrueuses, de l’interconnexion, aux rouages complexes, magistralement décortiqués ici par l’analyse au scalpel de Timothy Snyder, des « crimes politiques de masse«  et staliniens et nazis, commencés dès 1932-1933, sur la base

(et cela, sur le terrain de ces « Terres de sang« , à partir du pacte germano-soviétique du 23 août 1939 ;

une semaine plus tard, « le 1er septembre, la Wermacht attaqua la Pologne« , page 193 ;

et « le 17 septembre 1939, l’Armée rouge envahit la Pologne par l’est. Elle opéra sa jonction avec la Wermacht au milieu du pays pour organiser un défilé commun de la victoire. Le 28 septembre, Berlin et Moscou conclurent un second accord sur la Pologne : le traité sur les frontières et d’amitié« , page 194 ;

et bientôt Staline allait en profiter pour mettre aussi la main sur les trois États baltes indépendants pourtant depuis le traité de Riga, en mars 1921 (cf page 36) : « Ce même mois, en juin 1940, l’Union soviétique étendit aussi son empire à l’ouest, annexant les trois pays Baltes indépendants : Estonie, Lettonie, Lituanie« , page 230 :

sur les exactions que les Soviétiques y commirent entre juin 1940 et le 22 juin 1941, le jour de l’attaque-surprise par l’Allemagne de l’Union soviétique, lire les pages 231 à 233 ;

puis entre le 22 juin 1941

(« le 22 juin 1941 est l’un des jours les plus significatifs de l’histoire de l’Europe. L’invasion allemande de l’Union soviétique qui débuta ce jour-là sous le cryptonyme d’opération Barbarossa fut bien plus qu’une attaque-surprise, un changement d’alliance, une nouvelle étape de la guerre. Ce fut le commencement d’une indescriptible calamité. L’affrontement entre la Wermacht (et ses alliés) et l’Armée rouge tua plus de 10 millions de soldats, sans parler d’un nombre comparable de civils morts en exode, sous les bombes, ou de faim et de maladie des suites de la guerre sur le front de l’Est Au cours de cette guerre, les Allemands tuèrent aussi délibérément _ et nous voici à l’un des tenants du sujet de ce livre : l’interconnexion des « meurtres politiques de masse«  stalinien et nazi, avec 14 millions de victimes hors actions militaires… _ quelque 10 millions de personnes, dont plus de 5 millions de Juifs et plus de 3 millions de prisonniers de guerre« , page 251) ;

puis entre le 22 juin 1941

et le 8 mai 1945, la fin de la guerre en Europe ;

fin ici de l’incise)

sur la base, donc,

de ce que François Furet a qualifié, Timothy Snyder le rappelle page 591, de la « complicité belligérante«  de Hitler et Staline…

Et c’est l’étendue colossale doublement cyniquement enchevêtrée de ses dégâts, Hitler comme Staline ayant su l’un autant que l’autre diaboliquement en jouer, dans cette « Europe«  prise « entre Hitler et Staline« , qui fait l’objet de cette passionnante (richissime autant qu’irrésumable !) enquête de démêlage chronologique au scalpel (de 628 pages) de telles complexités meurtrières des systèmes politiques identifiables sous les noms de Staline et Hitler, en ce capital Terres de sang _ l’Europe entre Hitler et Staline ! Ce livre est un trésor !

Staline, celui qui a dit un jour de décembre 1944 à Moscou au général De Gaulle « À la fin, c’est la mort qui gagne« , non seulement n’avait pas, mais ne doit pas non plus, jamais, avoir raison !

La mort ne doit jamais gagner !


Et je renvoie ici à la grande méditation de Fedor Dostoïevski dans Les Frères Karamazov pour contrer les arguments de Dimitri Karamazov, son personnage affirmant : « si Dieu n’existe pas, tout est permis« … Non, tout n’est pas permis ; pas plus au tyran autocrate qu’à n’importe qui ; ni jamais, quelles que soient les circonstances, ou l’opportunité ! Ô Prince de Machiavel…

Lire aussi, sur Staline, l’immense génial roman faustien de Mikhaïl Boulgakov : Le Maître et Marguerite : autre chef d’œuvre essentiel de la littérature mondiale...

Mais Timothy Snyder (né le 18 août 1969 _ aux États-Unis ; je n’ai pas déniché jusqu’ici davantage de précision bio-géographique _ : il avait donc 41 ans seulement lors de la publication de Bloodlands : Europe between Hitler and Stalin en octobre 2010)

est, sinonet déjà _ d’un autre continent,

du moins _ et aussi _ d’une autre génération

que Saul Friedländer (né le 11 octobre 1932 à Prague). Sur l’enfance de ce dernier, et sa traversée personnelle _ en France _ de la guerre de 1939-45, on lira, en complément de son chef d’œuvre, le magnifique Quand vient le souvenir

J’ignore donc pour le moment d’où procède l’étincelle à la source si féconde de l’énergie et de l’enthousiasme historiographiques qui animent si puissamment Timothy Snyder pour son sujet, celui de ces « Terres de sang » entre 1933 et 1945 _ et jusqu’à la mort de Staline, le 5 mars 1953 : car c’est alors que vont cesser les « meurtres politiques de masse » comme outil politique fréquent, lors de ce (long et lent) processus qu’on a pu qualifier de « déstalinisation« … : cf le chapitre XI, « Antisémitisme stalinien » (pages 517 à 571) ; « L’Union soviétique dura près de quatre décennies après la mort de Staline, mais ses organes de sécurité ne devaient plus jamais organiser _ voilà ! _ de famine ni d’exécutions en masse. Si brutaux qu’ils aient été, les successeurs de Staline délaissèrent la terreur de masse au sens stalinien« , page 562 _,

ainsi que sa méthode _ à moins que celle-ci ne doive quelque chose, au contraire, à l’ex-centrement même vis-à-vis de l’espace (et plus encore historico-culturel que géographique) européen de Timothy Snyder ; toutefois, cette méthode historiographique comporte à mes yeux quelque chose de l’esprit du vieux Baroque européen ; celui qui illumine et fait crépiter, du jeu ultra-riche de ses multiples facettes, la fiction, cette fois, du Concert baroque du cubain Alejo Carpentier (l’auteur de ces jouissives œuvres baroques du XXe siècle que sont La Danse sacrale, Le Recours de la méthode, Le Siècle des Lumières et Le Partage des eaux), si je puis oser semblable comparaison avec une œuvre de fiction, à propos de l’œuvre d’historiographie de Timothy Snyder… _ :

doit-on les considérer, ce sujet comme cette méthode, simplement et seulement comme « scientifiques » ?.. Il me semble qu’il y a là aussi (et très essentiels !), pour Timothy Snyder, de fondamentaux enjeux d' »humanité » même : anthropologiques (et civilisationnels) autant qu’éthiques…

Et c’est le cœur même de cette œuvre, en cela et par cela capitale !..

J’ai noté aussi que, parmi ses travaux d’historien antérieurs, en 2003,

Timothy Snyder a publié (à la Yale University Press) The Reconstruction of Nations : Poland, Ukraine, Lithuania, Belarus, 1569-1999 : un travail _ outre qu’il se trouve dans le viseur de permanentes interrogations miennes à propos de ces « territoires » de « confins illimités«  (cf la signification même de noms tels que « Ukraine«  ou « Podolie« …), aux frontières incertaines et violemment fluctuantes depuis la nuit des temps… _ dans la continuité duquel vient on ne peut plus clairement s’inscrire, sept ans plus tard, en 2010, cet admirable Terres de sang _ l’Europe entre Hitler et Staline _ et voilà un autre livre de Timothy Snyder à traduire en français pour Pierre-Emmanuel Dauzat…

Pour commenter cette expression (capitale !) de « confins illimités« , j’ajoute que, en procédant à des recherches concernant la bibliographie du romancier polonais Wlodzimierz Odojewski (né en 1930 à Poznan), dont m’a si fort impressionné jadis (et pour jamais !) Et la neige recouvrit leur pas, j’ai trouvé mention d’un ouvrage de critique littéraire de Marek Tomajewski, à propos d’Odojewski (1930 – ) et de Leopold Buczkowski (1905-1989) principalement, intitulé Écrire la nature au XXe siècle : les romanciers polonais des confins, paru en 2006 aux Presses universitaires du Septentrion… Le mot même d’« Ukraine«  ne signifie-t-il pas « terres frontalières« , « marches« , comme celui de « Podolie« , « confins » ? : en un très vaste territoire sans frontières clairement délimitables, et aux populations depuis toujours, et un peu plus qu’ailleurs (cf l’exemple déjà plus proche de nous, de la Bosnie-Herzégovine dans l’œuvre, ô combien magnifique aussi, d’Ivo Andric : Le Pont sur la Drina, Chronique de Travnik, etc.) ;

et aux populations mélangées ainsi que ballottées ; il est vrai qu’il y a eu spécialement là d’énormes terribles déplacements de populations, ou plutôt « nettoyages ethniques«  (cf, entre autres, le chapitre de ce nom, pages 479 à 515 de Terres de sang _ l’Europe entre Hitler et Staline à propos de ce qui advint là lors de l’après-guerre, de 1945 jusqu’à la mort de Staline, le 5 mars 1953, où ces « nettoyages ethniques«  cessèrent eux aussi, du moins pour l’essentiel : comme les « meurtres politiques de masse«  de Staline et Hitler…).

Mais recentrons-nous sur Terres de sang _ l’Europe entre Hitler et Staline : il y a tant d’années que j’attends personnellement un tel livre d’Histoire !

Jusqu’ici, sur ce sujet (brûlant et soigneusement oblitéré dans la culture occidentale _ et l’un parce que l’autre : cf par exemple l’appel tragiquement in-entendu en 1964 de Czeslaw Milosz (30-6-1911 – 14-8-2004, et prix Nobel de Littérature en 1980) : le très important (pour notre continent en son entier) Une autre Europe : les Européens de l’Ouest ayant bien d’autres priorités… ; mais lire aussi le témoignage de Jan Karski sur l’échec de ses efforts, au sein de la résistance polonaise, afin de convaincre d’intervenir là (si peu que ce soit) au cours de la guerre, et Churchill, et Roosevelt, en son très important Mon témoignage devant le monde _ souvenirs 1939-1943 _),

j’ai dû me contenter, pour l’essentiel _ pour tâcher d’en approcher-ressentir-comprendre un peu mieux l’âme ; ainsi que le plus encore si terrifiant, à ce degré-là, sans-âme ! _, d’ouvrages « littéraires » d’écrivains-romanciers _ je ne parle pas ici de la poésie (explosive ! par exemple celle de Paul Celan…), qui n’offre pas de fil tant soit peu continu à dérouler… _, d’ailleurs tout bonnement admirables,

tels que, et au tout premier chef, le stupéfiant _ j’ai rarement lu une vision aussi forte de l’Histoire dévastée de ces particulièrement malheureuses régions… _ Et la neige recouvrit leur trace, de Wlodzimierz Odojewski _ né en 1930 à Poznan, cet écrivain-romancier est toujours actif : il vit depuis 1971 à Berlin… _, un roman proprement sidérant (!) écrit en 1967, et paru en traduction française en 1973, aux Éditions du Seuil _ paru, donc, en polonais en 1967, il forme l’ultime volet d’un triptyque galicien (ou podolien ?..) avec Le Crépuscule d’un monde, paru en polonais en 1962 et traduit aux Éditions du Seuil en 1966, et L’Île du salut, paru en polonais en 1965 et jamais traduit, lui, en français _ ;

mais aussi le très puissant _ en sa capacité (poétique) de dérouter… _ L’état d’apesanteur, d’Andrzej Kusniewicz _ autre grand écrivain polonais, né en 1904 à Sambor, en Galicie (polonaise entre 1921 et 1939), et mort en 1993 (il fut aussi diplomate, notamment en France, avant 1939, puis de 1945 à 1950 ; résistant sur le territoire français, il est passé par Mauthausen…) : auteur que j’ai découvert juste auparavant la parution de ce livre singulier important, en 1979, aux Éditions Albin Michel, à l’occasion de la lecture du très beau (et baroquissime) Roi des Deux-Siciles, bien reconnu de la critique, en 1978 : il s’y agit des jours autour de l’attentat de Sarajevo, l’été 14, en une garnison austro-hongroise, sur la rive du Danube à l’entrée des Portes-de-fer, face la Serbie et non loin de Belgrade… _ ;

et encore l’extraordinairement bouleversant Histoire d’une vie, de Aharon Appelfeld _ l’auteur (né le 16 février 1932 à Jadova, tout près de Czernowitz, en Bukovine alors roumaine, qui a survécu, enfui et caché jusque dans les forêts d’Ukraine, entre 1939 et 1945…) qui, de tous les écrivains que j’ai physiquement rencontrés, est celui qui m’a le plus impressionné (par la grandeur-puissance-autorité souveraine (!!!) de son expression), et alors même qu’il s’exprimait en hébreu, et n’était qu’ensuite traduit : lors de deux conférences en suivant, le même soir, le 19 mars 2008, l’une à la librairie Mollat, l’autre au Centre Yavné ;

et je lui avais demandé ce qu’il pensait de l’œuvre de son « voisin » de Czernowitz Gregor Von Rezzori (né, lui, le 13 mai 1914, la Bukovine étant alors hongroise), l’auteur des Mémoires d’un antisémite, et surtout du très beau Neiges d’antan (des souvenirs éblouis de sa toute prime enfance, à Czernowitz ; la réponse de Aharon Appelfeld fut sans appel !

Sur ce « monde » de Czernowitz (la ville natale aussi du très grand Paul Celan), lire aussi le riche, fouillé et passionnant Poèmes de Czernowitz, aux Éditions Laurence Teper, paru en 2008…

Plus récemment, j’ai eu la chance de rencontrer _ et pu m’entretenir personnellement avec lui : j’étais allé le chercher avec ma voiture à l’aéroport ; et le soir ai dîné avec lui (et Georges Bensoussan), lors de sa venue à Bordeaux pour le colloque organisé en liaison avec le CRIF « Les Enfants dans la guerre _ réparer l’irréparable » le 31 janvier 2008 ; une rencontre majeure ! _ le père Patrick Desbois, l’auteur de l’indispensable (!!!) Porteur de mémoires, en ces « Terres de sang » des actuelles _ c’est-à-dire depuis la découpe (stalinienne) des frontières de 1945 _ Ukraine et Biélorussie, dans lesquelles il poursuit son (infiniment patient) méthodique recueillement des témoignages des derniers « témoins » encore en vie de la « Shoah par balles« , afin aussi de pouvoir, en retrouvant les fosses d’abattage, donner enfin quelque sépulture un peu digne, avec _ si possible… _ des noms, à ceux qui furent assassinés d’une balle dans la nuque, dans ces fosses, puis dont les restes furent déterrés afin d’être brûlés, un peu plus tard, à la va-vite, lors de l’opération d’effacement des traces (du crime), dirigée par Paul Blobel, dite « Action 1005 » _ selon le mandat en date du 28 février 1942 d’« effacer les traces des exécutions des Einsatzgruppen à l’Est« , pour commencer ; il y eut ensuite aussi la destruction des usines de la mort du territoire polonais : Belzec, Sobibor, Majdanek, Treblinka, Chelmno et enfin Auschwitz… _, qui se déroula de juillet 1942 à 1944, pressée par les avancées de l’Armée rouge


Et j’ai lu avec une très intense admiration _ presque jalouse _, en 2008, le très beau travail d’enquête sur place, à Bolechov (en Galicie autrefois polonaise, dans l’arrondissement de Stanislawow ; en Ukraine aujourd’hui), ainsi que dans le monde entier (à la recherche de témoins encore vivants des Aktions de 1942-1943-1944…), de Daniel Mendelsohn : Les Disparus… Un livre d’articulation entre mémoire et Histoire, splendide !


De même que cette année-ci, je me suis passionné (et ai pu m’en entretenir un peu avec l’auteur lors de sa venue à Bordeaux) pour le travail d’enquête _ notamment à Wlodawa, à la frontière actuelle (depuis 1945) de la Pologne avec la Biélorussie et l’Ukraine _ d’Ivan Jablonka : Histoire des grands-parents que je n’ai jamais eus _ une enquête, parue aux Éditions du Seuil en janvier 2012 _ cf mon article d’avril dernier : Entre mélancolie (de l’Histoire) et jubilation de l’admiration envers l’amour de la liberté et la vie, le sublime (et très probe) travail d’enquête d’Ivan Jablonka sur l’ »Histoire des grands parents que je n’ai pas eus »

Mais, par sa méthode croisée, son écriture extrêmement fine dans le détail _ au scalpel _ de ses 628 pages si riches d’analyse, en surplomb d’une immense érudition historiographique en diverses langues _ cf aussi l’imposante (et très précieuse) bibliographie des pages 633 à 682 _,

le travail d’historien _ de démêlage très fin de la complexité historique des faits advenus _ de Timothy Snyder en ce si riche, éminemment sensible  _ = humainement ! « Humanité«  est ainsi on ne peut plus justement l’intitulé de la « Conclusion » ; et d’ores et déjà (même si j’y reviendrai à la fin ce l’article) je veux citer (et un peu commenter, au passage) ici son ultime paragraphe, page 614 :

« Les régimes nazi et soviétique transformèrent des hommes _ vivants ! _ en chiffres _ de cadavres ; et même en chiffres ronds ! mais ce sont là plutôt des pratiques de résumeurs (à la louche…)… _ : certains que _ faute d’archives disponibles _ nous ne pouvons _ aujourd’hui _ qu’estimer, d’autres que nous pouvons recalculer avec assez de précision. Il nous appartient à tous, chercheurs _ = historiens de profession _, d’essayer de les établir _ le plus sérieusement possible, ces chiffres de massacrés, d’abord, face aux mensonges et tripatouillages idéologiques en tous genres : et encore aujourd’hui, de la part, d’abord, des divers nationalismes toujours actifs… _ et de les mettre en perspective _ afin de comprendre, en historiens (par la mise en perspective), les faits advenus ; historiens dont c’est même là, bien sûr !, l’essentiel de l’œuvre à réaliser ; en nous méfiant (toujours !) des simplifications (pédagogiques et trop pressées) des résumés… Et à nous, humanistes _ ajoute alors splendidement Timothy Snyder, et c’est là le dernier mot de tout ce livre, qu’il place ainsi dans cette perspective de fond proprement essentielle !!! _, de retransformer ces chiffres en êtres humains _ c’est-à-dire de « retransformer » ces énumérations (de cadavres, devenus dans cet assassinat de masse, anonymes) listées, qui le plus souvent répondaient, à l’origine, à des quotas (!) requis d’assassinés, tant de la part des dirigeants et bourreaux (et leurs exécutants) soviétiques que des dirigeants et des bourreaux (et leurs exécutants) nazis ; de les « retransformer« , donc, en figures (irremplaçablement uniques, elles) de personnes humaines parfaitement singulières, quand c’est possible, au gré de (trop rares) témoignages recueillis et conservés, en les nommant avec leurs noms et prénoms :

cf ainsi ceux donnés, page 574, en ouverture de cette « Conclusion » intitulée « Humanité« , en réponse aux exemples laissés sans nom du tout début de la « Préface«  (intitulée « Europe« ), pages 9 et 10 :

Józef Sobolewski, Stanislaw Wyganowski, Adam Solski, Tania Savitcheva, Junita Vichniatskaïa ;

et en donnant à entendre, quand c’est encore possible, le détail, à la lettre près, de ce qui demeure de leur voix ou de leurs gestes… :

Jozef est un petit garçon mort de faim sur une route d’Ukraine en 1933 (et c’est sa sœur Hanna qui se souvient de lui) ;

Stanislaw est un jeune Soviétique abattu lors de la Grande Terreur en 1937-38 (et c’est une lettre conservée qui témoigne de lui) ;

Adam est un officier polonais exécuté par le NKVD en 1940 (et c’est son Journal qui fut retrouvé plus tard à Katyn) ;

Tania est une petite fille russe de onze ans morte de la faim à Leningrad en 1941 (et c’est l’une de ses sœurs qui survécut qui conserva son Journal) ;

et Junita est une petite fille juive de douze ans assassinée en Biélorussie en 1942 (et on conserve d’elle sa dernière lettre à son père)…

Si nous ne le faisons pas, Hitler et Staline auront façonné non seulement notre monde _ de comptables utilitaristes pragmatiques vendus à la marchandisation de tout !.. _,

mais aussi notre humanité «  _ même !.. On mesure l’importance de pareil enjeu, à mille lieues au-dessus de toute rhétorique… Et c’est sur cette phrase au poids si lourd (toujours aujourd’hui, en 2010-2012) pour nous ! que se clôt cette « Conclusion : Humanité« , et ce livre, de salubrité universelle par là, page 614…

Mais, par sa méthode croisée, son écriture extrêmement fine dans le détail _ au scalpel _ de ses 628 pages _ je les ai lues deux fois par le menu, puis travaillées dans l’écriture au long cours de cet article… _ si riches d’analyses _ irrésumables ! _, en surplomb d’une immense érudition historiographique en diverses langues,

le travail d’historien _ de démêlage (très fin) de la complexité historique des faits advenus _ de Timothy Snyder en ce si riche, éminemment sensible

et plus encore justissime, Terres de sang _ l’Europe entre Hitler et Staline,

vient combler enfin une pénible (et très douloureuse) lacune historiographique concernant cette partie de notre Europe _ effroyablement prise « entre Hitler et Staline« , alors ; et avec ce nombre considérable de pertes d’humains… _,

qui a tenu en grande partie, mais pas seulement, au fait du rideau de fer _ demeuré en place, après la mort de Staline, le 5 mars 1953,  jusqu’en novembre 1989, où il céda enfin… _ ;

mais aussi qui a interdit toute approche sérieuse _ suffisamment croisée et entrecroisée… _  à la fois de ce qui demeure d’archives dans l’ancienne URSS, ainsi que dans les États demeurés jusque là sous sa férule

_ concernant cette lourde et durable (= post-stalinienne) férule, je suis aussi un lecteur fervent de tout l’œuvre (avant comme après le tournant décisif de 1989…) d’Imré Kertész, dont le chef d’œuvre est peut-être, entre tous, Liquidation : sur cette férule soviétique à Budapest, lire de Kertész tant son Journal de galère que son roman Le Refus ; et encore le merveilleux (de justesse) tryptique (dont Le Chercheur de Traces : le récit de retours du narrateur-auteur à Auschwitz, Buchenwald et Zeitz : admirable !!! + Procès-verbal) qu’est Le Drapeau anglais… Sur le sentiment de sa libération de cette férule, en 1989 et les années d’après : toujours de Kertész, lire Un autre _ chronique d’une métamorphose ainsi que, en forme de magistral bilan synthétique, Dossier K... ; Imre Kertész est un des plus grands auteurs vivants aujourd’hui, un de ceux qui nous aident à ressentir « vraiment«  la réalité de ce monde dans lequel nous baignons… _ ;

le travail d’historien de Timothy Snyder en ce si riche Terres de sang _ l’Europe entre Hitler et Staline, vient combler enfin une pénible (et très douloureuse) lacune historiographique, qui a tenu en grande partie, mais pas seulement, au fait du rideau de fer ; mais aussi qui a interdit toute approche sérieuse

d’une mise en perspective et interprétation _ de fond : jusqu’à une connaissance suffisante et objective : la finalité des historiens ! _ historiographiques qui soient libérées non seulement des querelles et brouillages en tous genres des idéologies partisanes ; mais encore des ignorances et aveuglements liés aux places et angles de vue de nos situations _ et il y a ici aussi assurément bien du travail à mener…

Et cela, Timothy Snyder prend bien soin de le préciser et souligner, en son « Introduction : Europe » comme en sa « Conclusion : Humanité« …

En ce qui concerne, d’abord, les brouillages idéologiques, existe en effet aussi _ encore _ aujourd’hui en 2010-2012 _ une concurrence idéologique des martyrologies revendiquées par les divers nationalismes (et systèmes socio-politiques, aussi) florissants, tirant à eux, les uns et les autres, la couverture des chiffres _ distordus : le premier travail ici de Timothy Snyder est bien d’essayer de les « établir«  sainement, ces nombres de victimes revendiquables par telle ou telle nationalité : et il y consacre, juste après sa « Conclusion« , une utile synthèse (de résumé) finale, « Chiffres et terminologie« , pages 615 à 620 pour les chiffres ; de même qu’il y précise sa terminologie, pages 620 à 624 : notamment son refus du terme de « génocide » (il lui préfère « meurtre politique de masse« ), ainsi que sa préférence pour « Holocauste«  (il ne mentionne pas le terme de « Shoah » : veut-il donc l’ignorer ?)… _

tirant à eux, les uns et les autres, la couverture des chiffres

des victimes-martyrs de ces « crimes politiques de masse » _ soviétiques et nazis _ à afficher-exhiber à leur profit ;

de même, ensuite et aussi, qu’existe une cécité quasi générale tenant au caractère toujours partiel et géo-centré, forcément, des _ les nôtres aussi ! _ angles de vue et perspectives, en fonction de nos emplacements géographiques et référentiels culturels _ avec aussi une bonne rasade de mauvaise conscience… _, et empêchant un regard assez surplombant (et croisé) d’une historiographie sérieuse _ « scientifique« , si l’on veut _ suffisamment déprise, déjà, des enjeux idéologiques partiaux et partisans, toujours actifs _ d’où l’urgence toujours, aussi, de ce travail d’aggiornamento, en cette seconde décennie du XXIe siècle, à propos de l’Histoire de ces « Terres de sang », entre 1933 et 1945 : soixante-cinq ans plus tard, en 2010 ! _ ;

une historiographie sérieuse

seule capable de faire accéder à l’intelligence objective _ sereine :mieux apaisée peut-être _, de ces « crimes politiques de masse« , eux-mêmes tellement entremêlés et croisés, interactifs ;

et clé indispensable afin _ nous y arrivons ! _ de « comprendre notre époque

et nous comprendre nous-même« .

Cette dernière formule, absolument décisive pour l’enjeu anthropologique et civilisationnel de cet immense travail, se trouve à la page 574 :

« Il faut comparer les systèmes nazi et stalinien non pas tant pour comprendre l’un ou l’autre _ en lui-même ; ni pour seulement les comparer entre eux, à leur place au XXe siècle… _ que pour comprendre notre époque _ aussi, soit soixante-cinq ans plus tard que 1945, en 2010 _ et nous comprendre nous-même« … Rien moins !

Constat qui donne, traduit en langage _ éditorialement efficace _ de quatrième de couverture :

« Par sa démarche novatrice, centrée sur le territoire, son approche globale, la masse de langues utilisées, de sources dépouillées, l’idée même que les morts ne s’additionnent pas _ en tant que personnes irréductiblement singulières, chacun ; et à l’encontre des listes, des totaux et des quotas ! qui, en écriture de chiffres, les effacent sous la forme de ces nombres (a fortiori quand ils sont ronds !) que réclament les misérables « personnels«  carriéristes (à cette époque, nazis comme soviétiques) : toute une Histoire est à écrire des usages intéressés et marchands des mathématiques et des sciences appliquées, depuis le début du XVIIe siècle en particulier, à partir de Francis Bacon, Galilée (« La Nature est écrite en langage mathématique« ), Descartes (et sa « mathesis universalis« ), et bientôt les utilitaristes, en commençant par Adam Smith… ; et sur la prééminence (et impérialisme conquérant) du quantitatif sur le qualitatif !.. _,

Timothy Snyder offre ici un grand livre _ et pour moi, c’est là encore, seulement, un euphémisme… _ en même temps qu’une méditation _ au plus haut de l’« humain«  _ sur l’écriture de l’Histoire«  _ on ne saurait mieux dire ! Je viens d’en démêler quelques éléments…

C’est pour cela que, oui, décidément !, « il faut comprendre les systèmes nazi et stalinien, non pas tant pour comprendre l’un ou l’autre, que pour comprendre notre époque et nous comprendre nous-mêmes« , énonce l’auteur, et rien moins ! _ je le répète _, page 574, au début de sa « Conclusion : Humanité ».

Et encore, page 579 :

« il nous faut comprendre ce qui s’est réellement passé _ et cela nécessairement dans le détail précis du comment (enchevêtré, donc) de ces faits : ce à quoi se consacre l’essentiel de ce livre magnifique le long de ses 628 pages ! _, dans l’Holocauste _ en particulier, mais pas seulement, loin de là : d’autres « meurtres politiques de masse«  (de civils désarmés) venant non seulement s’y adjoindre, mais aussi s’y combiner et enchevêtrer ; qui commencèrent dès 1932-1933… _ et dans les Terres de sang.

Pour l’heure _ en cette première décennie du troisième millénaire où fut conçu et rédigé, puis publié (en 2010) Terres de sang _ l’Europe entre Hitler et Staline, souligne ainsi Timothy Snyder_,

l’époque des tueries massives _ de civils désarmés _ en Europe _ qui va de 1932-33 à 1945 _ est surthéorisée et mal comprise« …

Et c’est à cela qu’il faut donc historiographiquement remédier maintenant, pour Timothy Snyder…


Et Timothy Snyder de préciser alors combien les représentations à l’Ouest de ce qui a pu survenir dans les « Terres de sang » en fait de « meurtres politiques de masse » du fait de ces deux régimes, le nazi et le stalinien, et plus encore de leur diaboliquement effroyable interconnexion « complice« ,

sont faussées, par une insuffisante connaissance et évaluation,

du fait, d’une part, de la dimension colossale, certes, des mensonges et nazis _ cf par  exemple le très intéressant travail de Florent Brayard : Auschwitz : enquête sur un complot nazi ; ainsi que mon article sur ce livre : Le travail au scalpel de Florent Brayard sur les modalités du mensonge nazi à propos du meurtre systématique des Juifs de l’Ouest : le passionnant « Auschwitz, enquête sur un complot nazi »… _ et staliniens ;

mais aussi du fait de l’excessive valorisation par l’opinion occidentale, en regard de ces « meurtres politiques de masse« ,

d’une part des images-représentations _ = clichés _ des camps de concentration, tels que Dachau, Bergen-Belsen ou Buchenwald (du fait des récits de prisonniers de retour de ces camps-là),

mais aussi et d’autre part, des images-représentations de ce double camp de concentration et usine de mort immédiate que fut Auschwitz-Birkenau (du fait des récits de survivants du camp de travail d’Auschwitz, tel un Primo Levi ; mais encore ceux de _ plus rares ! _ survivants des Sonderkommandos de Birkenau, tel un Filip Muller, en son Trois ans dans une chambre à gaz d’Auschwitz ; témoignages auxquels il faut encore ajouter, cette fois par de-là leur mort à Birkenau, ceux du déchirant _ sublimissime ! il faut absolument le découvrir ! _  recueil intitulé Des Voix sous la cendre, de ceux des membres des Sonderkommandos qui ont enfoui dans des bouteilles sous la cendre ce qu’ils voulaient laisser de témoignage à la postérité !.. ;

même si la diffusion, et plus encore la réception par un large public, des récits des rescapés d’Auschwitz, prit elle-même beaucoup de temps _ ces récits demeurant alors, et pour un long moment, proprement inaudibles _, par rapport à la diffusion et réception des récits de prisonniers des camps de concentration, et aussi de ceux de résistants, dans l’immédiat après-guerre : ce fut à partir du retentissement mondial du procès d’Adolf Eichmann, à Jérusalem, en 1961, que se déclencha leur audibilité… ; cf par exemple l’histoire de la réception de Si c’est un homme de Primo Levi ; ainsi que l’important et très beau travail historiographique d’Annette Wieviorka : L’Ère du témoin). Lire aussi le très important _ sublime ! _ dernier écrit de méditation _ juste avant sa mort _ de Primo Levi, Les Naufragés et les rescapés _ quarante ans après Auschwitz…).

Et Timothy Snyder consacre à ces représentations-« souvenirs écrans » en Europe occidentale comme outre-Atlantique, de fort utiles pages…

« L’image _ qui nous est familière _ des camps de concentration allemands _ fonctionnant _ comme pire élément du nazisme, est une illusion,

un mirage noir dans un désert inconnu« , énonce ainsi Timothy Snyder, page 577.

Si « ces camps nous sont familiers« , c’est parce que « ils ont été décrits par des survivants, des gens promis à mourir au travail, mais qui ont été libérés à la fin de la guerre _ et qui ainsi ont pu en témoigner : ainsi par exemple, le prisonnier Robert Antelme, L’Espèce humaine ;

cf aussi, entre les beaux récits rétrospectifs qui ont jalonné la méditation rétrospective de Jorge Semprun (tels Le Grand voyage, en 1963, L’Écriture ou la vie, en 1994 : le mieux reçu de tous…), mon préféré : Quel beau dimanche ; remarquons aussi, au passage, que l’auteur y procède (serait-ce là une raison de la relative cécité du public à l’égard de cet opus, pourtant majeur, de Jorge Semprun, lors de sa parution, en 1980 ?..) à une comparaison de ce qu’il avait pu vivre et subir du stalinisme comme du nazisme…

La politique allemande d’extermination de tous les Juifs d’Europe fut mise en œuvre non pas dans les camps de concentration, mais au bord des fosses, dans des fourgons à gaz, et dans les usines  de la mort de Chelmno, Belzec, Sobibor, Treblinka, Majdanek et Auschwitz » _ toutes et tous situés dans les « Terres de sang » de l’Europe orientale… _, page 578.

Certes « Auschwitz fut bien un site majeur de l’Holocauste : c’est là que près d’une victime juive sur six trouva la mort _ et donc plus de cinq autres victimes juives sur six, ailleurs qu’à Auschwitz-Birkenau ; et plus à l’est pour la plupart…

Mais quoique l’usine de la mort d’Auschwitz fût la dernière installation à fonctionner, elle ne marqua pas l’apogée de la technologie de la mort : les pelotons d’exécution les plus efficaces tuaient plus vite, les sites d’affamement tuaient plus vite, et Treblinka tuait plus vite.

Auschwitz ne fut pas non plus le principal centre d’extermination des deux plus grandes communautés juives d’Europe, les Polonais et les Soviétiques. Quand Auschwitz devint la plus grande usine de la mort, la plupart des Juifs soviétiques et polonais sous occupation allemande avaient déjà été assassinés » ;

et « au printemps de 1943, plus des trois-quarts des Juifs victimes de l’Holocauste étaient déjà morts.

En fait, l’écrasante majorité de ceux qui allaient être délibérément tués par les régimes soviétique et nazi _ soient 14 millions de civils (et prisonniers de guerre : désarmés), selon le bilan de Timothy Snyder _, bien plus de 90%, avaient déjà été tués quand ces chambres à gaz de Birkenau  commencèrent leur travail meurtrier« , pages 578-579.

« Auschwitz (n’) est (donc, en quelque sorte, que) la coda de la (très longue) fugue (ou obstinato) de la mort « , résume ce point Timothy Snyder, page 579.

« Ces malentendus _ qu’il importe urgemment de dissiper ! en 2010-2012, face à l’induration des cynismes (et leurs tentations criminelles à grande échelle…) de la « marche du monde«  _ concernant les sites et les méthodes de meurtre de masse,

nous empêchent de percevoir _ et comprendre enfin ! _ l’horreur du siècle _ passé ; ainsi que ce qui, dans ce passé, risque aussi, encore, de « ne pas passer« ..

C’est donc l’obstacle de « ces malentendus« -là qu’il faut surmonter aujourd’hui, afin de parvenir à enfin « voir, pour peu que nous le souhaitions, l’Histoire de l’Europe entre Hitler et Staline« , selon une expression de Timothy Snyder, page 571 ;

et la comprendre.

Les images _ et leur considérable impact de diffusion-réception ; cf ici les essentiels travaux de longue haleine de Georges Didi-Huberman _ de ces camps, sous formes de photographies ou de textes en prose _ les deux ! _, ne font que suggérer _ mais bien trop partiellement, et par là bien trop superficiellement : inadéquatement ! au lieu de la construire rigoureusement, comme le font (surmontant les idéologies) de vrais historiens… _ l’histoire des violences _ parmi lesquelles les « meurtres politiques de masse«  _ allemandes et soviétiques.« 

Et « si horrible qu’il soit, le sort des détenus des camps de concentration diffère de celui des millions de gens gazés, exécutés ou affamés« , nous prévenait déjà Timothy Snyder en ouverture de son travail, aux pages 15-16 de sa belle et juste « Préface : Europe« …

Et encore, pages 17-18 :

« Les camps de concentration allemands et soviétiques entourent _ à l’ouest et à l’est _ les Terres de sang, brouillant _ pour nous, occidentaux _ le noir _ de sang de celles-ci _ de leurs diverses nuances de gris.

A la fin de la seconde guerre mondiale, les forces américaines et britanniques libérèrent des camps de concentration comme Belsen et Dachau, mais les Alliés occidentaux ne libérèrent aucune des grandes usines de la mort _ situées plus à l’est.  Les Allemands mirent en œuvre tous leurs grands projets de tuerie sur des terres par la suite _ et pour longtemps ! _ occupées par les Soviétiques _ et leurs affidés, et cela, au moins jusqu’à la chute du rideau de fer en novembre 1989 ; mais quid encore aujourd’hui du régime de la Biélorussie ? Et même des remous politiques qui ne cessent de secouer l’Ukraine ?.. Même si ces territoires furent alors (enfin !) davantage accessibles !.. C’est l’armée rouge qui libéra Auschwitz, comme elle libéra les sites de Treblinka, Sobibor, Belzec, Chelmno et Majdanek.

Les forces américaines et britanniques n’atteignirent aucune des Terres de sang et ne virent _ donc _ aucun des sites de tuerie.

Ce n’est donc pas seulement que ces forces ne virent aucun des lieux où les Soviétiques tuèrent, au point qu’il fallut attendre la fin de la guerre froide et l’ouverture des archives pour étudier les crimes du stalinisme. Le fait est qu’elles ne virent jamais non plus (voilà !) les lieux où les Allemands tuèrent, au point qu’il fallut tout aussi longtemps pour comprendre _ rien moins !!! _ les crimes de Hitler _ sur ce plan, je dois noter que nulle part Timothy Snyder ne mentionne le formidable travail et d’images et de témoignages ! (et toujours liés les deux !…) du film Shoah, de Claude Lanzmann ; de même qu’il n’utilise jamais le mot « Shoah » ; ni s’en explique…


C’est par les photographies et les films
_ documentaires _ des camps de concentration allemands que la plupart des Occidentaux devaient _ seulement _ se faire une idée _ forcément biaisée ainsi (sinon idéologique !..) _ des tueries. Or, si horribles que soient ces images, elles ne donnaient qu’un aperçu _ partiel, biaisé et gravement inadéquat ! _ de l’Histoire _ comme toujours à construire, elle : à problématiser et penser vraiment ! telle est la tâche (de probité scientifique) des vrais historiens… _ des Terres de sang _ de cette malheureuse Europe plus à l’est…

Elles ne sont pas _ toutes ces images, autant celles photographiques et cinématographiques que celles intellectuelles et littéraires, toutes ces représentations (= trop dépendantes de clichés ; et de longtemps incrustés, qui plus est…) _ toute l’Histoire,

elles ne sont même pas une introduction« … _ mais des images-écrans nuisant à la lucidité toujours nécessaire…

Une autre très importante difficulté de l’intelligence de ce qui s’est passé là, vient du poids _ en partie paradoxalde l’héritage _ vivace par ce pragmatisme cynique-là au moins… _ de ces deux régimes nazi et soviétique (bien que, et l’un et l’autre, défaits !) sur ce que je nommerai la « marche du monde«  _ en reprenant une expression de Jean Giono, par exemple dans Un Roi sans divertissement ; cf aussi le TINA (« There is no alternative« ) des Thatcher et autres Reagan : soit la nouvelle Vulgate depuis les années 80 du siècle dernier… _ comme il va encore aujourd’hui, en matière d’efficacité politique : même si se sont raréfiés, mais sans disparaître complètement (!) de tels « crimes politiques de masse« , demeurent encore en notre monde contemporain, en 2010-2012, bien des sas et bien des échelons dans le nuancier des degrés de violence pratiquée à des fins de stricte efficacité politique…

Mais les menaces d’outrepasser ces sas et degrés de violence-ci, demeurent bel et bien, çà et là, en fonction de l’insuffisance, ou faiblesse, de démocratie vraie, là où celle-ci est instituée ; et en fonction des régimes autoritaires et autocratiques ailleurs _ qu’en est-il, ainsi, des régimes qui ont succédé à l’Union soviétique, en Ukraine, Biélorussie et Russie même, aujourd’hui, en ces territoires qui ont fait partie des « Terres de sang«  d’entre 1933 et 1945 ?..

Page 23, Timothy Snyder cite Hannah Arendt, en 1951, dans Les Origines du totalitarisme : « pour continuer à exister _ au lieu de se dissiper et dissoudre, dans les esprits ; mais il lui faut auparavant, pour exister même, avoir été construite ! _, la réalité des faits (factuality) en elle-même dépend de l’existence du monde non totalitaire » _ qui en fait une valeur, celle de justesse, sacrée : au confluent de la vérité et de la justice !, dans la filiation la plus puissante des Lumières…

Ajoutant : « Le diplomate George Kennan fit la même observation plus simplement à Moscou, en 1944 : « Ici, ce sont les hommes qui déterminent ce qui est vrai et ce qui est faux » »…

Et Timothy Snyder d’interroger alors _ à la George Orwell en 1948 dans 1984 _ : « la vérité n’est-elle rien de plus qu’une convention du pouvoir ? ou les récits historiques véridiques peuvent-ils résister au poids de la politique ?

L’Allemagne nazie et l’Union soviétique s’efforcèrent de dominer l’Histoire elle-même _ c’est-à-dire, ici, la discipline œuvre des historiens : on connaît ainsi les tripatouillages des rééditions des encyclopédies soviétiques, jusqu’au charcutage (au fur et à mesure des purges ou des assassinats) des photos des dirigeants (cf, par exemple, les cas de Iagoda, Iejov, Jdanov, Goglidzé, Abakoumov, Rioumine, etc. ; cf page 560 : « dans ses vieux jours, Staline se débarrassait de ses chefs de la sécurité après qu’ils avaient mené à bien une action de masse, puis il leur reprochait ses excès« …) à effacer des mémoires !..

L’Union soviétique était un État marxiste, dont les dirigeants se proclamèrent « scientifiques de l’Histoire ». Le nazisme était une vision apocalyptique de transformation totale, à réaliser par des hommes qui croyaient que la volonté et la race pouvaient délester du poids du passé« .

Pour en conclure, toujours page 23 :

« Les douze années de pouvoir nazi _ de 1933 à 1945 _ et les soixante-quatorze années de pouvoir soviétique _ de 1917 à 1991 _ pèsent certainement (!) lourd sur notre capacité _ aujourd’hui ! en 2010-2012… _ d’évaluer le monde« .

Or il se trouve que « beaucoup de gens pensent que les crimes du régime nazi étaient si grands qu’ils se situent hors de _ portée de la compétence de _ l’Histoire«  _ des historiens.

Et Timothy Snyder de commenter, page 24 : « On a là un écho troublant de la croyance hitlérienne du triomphe de la volonté sur les faits « …

Tandis que « d’autres affirment que les crimes de Staline, si horribles soient-ils, étaient justifiés par la nécessité _ toute pragmatique et machiavélienne (mais allant ici jusqu’à justifier le machiavélisme !) : pas d’omelette sans casser des œufs ! et Timothy Snyder de citer, page 603, un proverbe russe similaire, donné par une co-détenue de Margarete Buber-Neumann, au Goulag, à Karaganda : « où l’on rabote, les copeaux tombent«  (rapporté dans Prisonnière de Staline et d’Hitler)… _ de créer ou de défendre un État moderne.

Ce qui rappelle l’idée de Staline que l’Histoire ne suit qu’un seul cours _ dépourvu de la moindre alternative que ce soit… _, qu’il comprit, et qui légitime rétrospectivement sa politique« …

« À moins d’une Histoire _ historienne et historiographique _ construite et défendue sur des fondements entièrement différents, nous constaterons que Hitler et Staline continuent _ en 2010-2012 _ de définir pour nous _ dans les opinions majoritaires du public d’aujourd’hui… _ leurs propres œuvres« … Voilà le danger !!!

Et alors Timothy Snyder de formuler de puissants et très fondamentaux principes de l’historiographie qu’il entend mener, page 24 :

« Que pourrait être cette base ?

Bien que cette étude mobilise l’Histoire militaire, politique, économique, sociale, culturelle et intellectuelle,

ses trois méthodes fondamentales sont simples :

1) le rappel insistant qu’aucun événement du passé n’est _ jamais ! _ au-delà de la compréhension historique _ des historiens _, ni hors de portée de l’investigation historique _ historienne, ou historiographique _ ;

2) une réflexion sur la possibilité _ parfaitement réelle, toujours ! _ d’autres choix _ existentiels que ceux effectués de facto, sur le vif du tourbillon de l’action, par les acteurs (dirigeants décideurs, bourreaux exécuteurs, simples témoins, ainsi, aussi, bien sûr !, que les victimes, face au piège de la nasse qui se refermait sur eux tous…) de l’Histoire _ et l’acceptation _ anthropologique en quelque sorte, en son droit ! _ de la réalité irréductible du choix _ et donc d’une irréductible, aussi, capacité de liberté (en des proportions, bien sûr, variables et variées) de chacun et de tous (= universelle ! de droit !, quelles que soient les situations : y compris les souricières et les nasses !) : à laquelle veut répondre d’abord, semble-t-il du moins, l’institution, de fait, des démocraties… _ dans les affaires humaines ;

et 3) une attention rigoureusement chronologique à toutes les politiques staliniennes et nazies _ s’entremêlant souvent, sinon toujours, le plus cyniquement du monde ; ainsi qu’à l’entremêlement toujours particulier et fin (à démêler !) des divers facteurs à l’œuvre dans chacune des situations et actions particulières menées par ces pouvoirs totalitaires… _ qui tuèrent de grands nombres _ 14 millions ! _ de civils et de prisonniers de guerre« …


Quant à la « géographie humaine des victimes« ,

« les Terres de sang n’étaient pas un territoire politique, réel ou imaginaire ; c’est simplement là _ en cette gigantesque double souricière-nasse tendue par ces deux régimes totalitaires… _ que les régimes européens les plus meurtriers accomplirent leur œuvre meurtrière« …

« Des décennies durant, l’Histoire nationale _ juive, polonaise, ukrainienne, biélorusse, russe, lituanienne, estonienne, lettonne _ a résisté _ chacune pour elle-même et à part des autres _ aux conceptualisations nazies et soviétiques _ très univoques, les deux ; et c’est un euphémisme ! _ des atrocités. L’Histoire de ces Terres de sang a été _ ainsi _ conservée _ séparément _, de manière souvent intelligente et courageuse, en divisant le passé européen en parties nationales, puis en tenant ces sections bien séparées les unes des autres.

Mais l’attention à un seul groupe persécuté quel qu’il soit, et si bien faite que soit son Histoire, ne saurait rendre compte _ avec la justesse absolument nécessaire _ de ce qui s’est produit _ en sa complexité enchevêtrée _ en Europe entre 1933 et 1945.

Une parfaite connaissance du passé ukrainien ne donnera pas les causes de la famine. Suivre l’Histoire de la Pologne n’est pas la meilleure façon de comprendre pourquoi tant de Polonais furent tués au cours de la Grande Terreur. La connaissance de l’Histoire biélorusse ne saurait dégager le sens des camps de prisonniers de guerre et des campagnes contre les partisans qui firent tant de victimes parmi les Biélorusses. Une description de la vie juive peut faire une place à l’Holocauste, pas l’expliquer.


Souvent, ce qui arriva à un groupe n’est compréhensible qu’à la lumière
_ à faire impérativement interférer, donc : multi-focalement ! par une historiographique elle-même plurielle et multi-focale… _ de ce qui était arrivé à un autre _ là débute peut-être l’avantage de l’extra-territorialité européenne, mais aussi très cultivée (cf la richesse de sa bibliographie, en diverse langues), de Timothy Snyder.


Mais ce n’est là que le début des liens.

Les régimes soviétique et nazi doivent eux aussi être compris à la lumière des efforts _ dans le feu des actions entreprises, ces années-là du XXe siècle _ de leurs dirigeants pour maîtriser ces territoires, mais aussi de la vision _ et des clichés (ethno-racistes) _ qu’ils avaient de ces groupes et de leurs relations les uns avec les autres.

Et Timothy Snyder de conclure sa belle « Préface : Europe » :

« De nos jours, on s’accorde largement à reconnaître que les carnages du XXe siècle sont de la plus grande valeur morale _ mais aussi, et plus largement, anthropologique (et civilisationnelle) _ pour le XXIe.

Il est d’autant plus frappant qu’il n’existe pas _ jusqu’à ce travail monumental et fondamental-ci de Timothy Snyder _ d’Histoire des Terres de sang.

Les tueries dissocièrent l’Histoire juive de l’Histoire européenne, et l’Histoire est-européenne de l’Histoire ouest-européenne _ cf l’important, mais tragiquement inentendu alors, Une autre Europe de Czseslaw Milosz, en 1963 ; de même que tous les appels de la Pologne résistante durant la guerre (cf le témoignage terrible et passionnant du résistant Jan Karski : Mon témoignage devant le monde _ souvenirs (1939-1943).

Si le meurtre n’a pas fait les nations, il continue de conditionner _ hélas, en effet ! l’Europe qui s’est construite est celle des intérêts (et égoïsmes bien compris) économiques nationaux ; pas une Europe de la culture… _ leur séparation intellectuelle, des décennies après la fin du nazisme et du stalinisme.

Cette étude _ annonçait ainsi Timothy Snyder, page 25 _ réunit _ c’est-à-dire articule et dés-emmêle, et très précisément : au scalpel, leurs relations nouées tant sur le terrain (de ces « meurtres politiques de masse« , et à si gigantesque échelle !), que dans les esprits des dirigeants et donneurs d’ordre, de façons éminemment complexes ! _ les régimes nazi et soviétique, mais aussi l’Histoire juive et l’Histoire européenne, ainsi que les Histoires nationales. Elle décrit _ par un détail d’analyse et reconstitution de la complexité des faits véritablement passionnant : j’ai lu deux fois les 628 pages d’analyses avec une intensité passionnée jamais relâchée ni déçue, mais a contrario toujours accrue !! C’est un immense livre ! _ les victimes, et les bourreaux.

C’est une Histoire de gens tués par les politiques de dirigeants lointains _ demeurés à Moscou et à Berlin, pour l’essentiel : à l’extérieur et le plus loin possible de ces territoires où mourraient, hors de leur regard à eux (qui ne lisaient que les chiffres des nombres de victimes de ces tableaux de chasse), les commanditaires de ces massacres en masse, quatorze millions de victimes civiles (ou de prisonniers désarmés : en plus, bien sûr, des millions de soldats lors des actions militaires de la guerre). Les patries des victimes se situent entre Berlin et Moscou ; elles devinrent les Terres de sang après l’essor _ avant 1932-1933 : et le chapitre « Introduction _ Hitler et Staline« , pages 27 à 51, le détaille... _ de Hitler et de Staline« , pages 24 et 25…

Voilà ce qui rendait nécessaire et urgent ce (magnifique) travail-ci de Timothy Snyder !

Quant au bilan des nombres des victimes assassinées (en masse) pour des raisons identitaires, souvent d’après fichages préalables (fort méthodiquement organisés !..),

on le découvrira tout du long, et en particulier dans le chapitre terminal « Chiffres et terminologie« , pour ce qui les concerne, aux  pages 615 à 620…

Mais c’est bien le raisonnement (meurtrier) par chiffrages, qui d’abord fait problème,  à propos de cette modernité nôtre, quand elle cesse de réfléchir aux fins, et aux fondements des valeurs des actions, pour se centrer quasi exclusivement sur l’efficacité _ technico-économique, selon le critère de la rentabilité et du profit, et de la cupidité… _ de ses moyens…

On peut ainsi comprendre que les régimes totalitaires stalinien comme nazi s’en soient d’abord pris, pour les anéantir, aux représentants des élites des Lumières _ par exemple, mais pas seulement, polonais _ ainsi que des civilisations du livre et de la connaissance _ par exemple, mais pas seulement, juifs…

Que ce soit, comme les Nazis, pour éradiquer, à plus ou moins long terme, toute altérité _ à leur germanité.

Ou que ce soit, comme les Soviétiques, pour intégrer à leur système _ soviétique _, en les éliminant par l’uniformisation à marche forcée, les moindres différences…

« Le nombre des morts est désormais à notre disposition, plus ou moins précisément, mais il est assez solide pour nous donner une idée _ suffisamment lucide _ de la destruction de chaque régime« , énonce Timothy Snyder page 579 (dans le chapitre « Conclusion : Humanité« ).


« Par les politiques conçues pour tuer des civils ou des prisonniers de guerre, l’Allemagne nazie tua près de 10 millions de personnes dans les Terres de sang (et peut-être 11 millions au total), l’Union soviétique de Staline plus de 4 sur ces mêmes territoires (et autour de 6 millions au total). Si l’on ajoute les morts prévisibles résultant de la famine, du nettoyage ethnique et des séjours prolongés dans les camps, le total stalinien s’élève à près de 9 millions, et celui des nazis à 12 millions peut-être. On ne saurait avoir de chiffres plus précis à cet égard, notamment parce que les millions de civils morts des suites indirectes de la Seconde Guerre mondiale furent victimes, d’une manière ou d’une autre, des deux systèmes » _ à la fois ! _, pages 579-80.

Or il se trouve que « les Terres de sang furent la région _ parmi toutes _ la plus touchée par les régimes nazi et stalinien : dans la terminologie actuelle, Saint-Pétersbourg et la bordure occidentale de la Fédération russe, la majeure partie de la Pologne _ à l’exception de sa partie occidentale (Silésie) et septentrionale (Poméranie, Prusse, Prusse orientale), allemande avant l’invasion du 1er septembre 1939 _, les pays Baltes, la Biélorussie et l’Ukraine.

C’est là que se chevauchèrent et interagirent _ voilà ! _ la puissance et la malveillance _ décuplées ainsi _ des deux régimes« , page 580.


« Les Terres de sang sont importantes non seulement parce que la plupart des victimes y habitaient,

mais aussi parce qu’elles furent le centre _ de massacre organisé _ des grandes politiques qui tuèrent des gens d’ailleurs _ aussi.

Par exemple, les Allemands tuèrent près de 5,4 millions de Juifs. Plus de 4 millions d’entre eux étaient natifs de ces territoires : Juifs polonais, soviétiques _ ukrainiens, biélorusses, et dans une moindre proportion, russes… _, lituaniens et lettons. Les autres _ convoyés jusque là par trains de wagons à bestiaux _ étaient pour la plupart originaires d’autres pays d’Europe orientale. Le plus fort groupe de victimes juives non originaires de la région, les Juifs hongrois, furent exterminés dans les Terres de sang, à Auschwitz. Si l’on considère également _ hors les « Terres de sang«  _ la Roumanie et la Tchécoslovaquie, les Juifs est-européens représentent près de 90 % des victimes de l’Holocauste _ ou Shoah. Les populations juives plus réduites d’Europe occidentale _ dont l’Allemagne elle-même _ et méridionale furent déportées _ elles aussi, hors de chez elles (par trains et en wagons à bestiaux)… _ vers les Terres de sang pour y être _ plus ou moins rapidement ; cf, par exemple, sur le calendrier de la Shoah, les précisions passionnantes du livre de Florent Brayard : Auschwitz _ enquête sur un complot nazi _ mises à mort.

De même que les victimes juives, les victimes non juives étaient originaires des Terres de sang, ou y furent conduites pour y être _ à l’abri de trop de regards occidentaux (y compris allemands)… _ mises à mort.

Dans leurs camps de prisonniers de guerre, à Leningrad et dans d’autres villes _ telle Minsk… _, les Allemands affamèrent _ à mort _ plus de 4 millions de personnes. La plupart des victimes de cette politique d’affamement délibéré, mais pas toutes, étaient originaires des Terres de sang ; peut-être un million étaient des citoyens soviétiques étrangers à la région.

Les victimes de la politique stalinienne de meurtre de masse étaient dispersées à travers le territoire soviétique, le plus grand État de l’Histoire du monde. Malgré tout, c’est dans les terres frontalières de l’Ouest, les Terres de sang, que Staline frappa _ à mort _ le plus fort. Les Soviétiques affamèrent _ en 1932-1933 _ plus de 5 millions d’habitants au cours de la collectivisation, pour la plupart en Ukraine. Ils reconnurent la tuerie de 681 691 personnes dans la Grande Terreur de 1937-1938, dont un nombre disproportionné de Polonais et de paysans ukrainiens, deux groupes présents dans l’ouest de l’URSS _ d’avant le pacte (et partage) germano-soviétique de 1939 _, et donc dans les Terres de sang.

Si ces chiffres ne valent pas comparaison des systèmes, ils sont un point de départ, peut-être obligé« , pages 580-581.


« La clé _ voilà ! _ du nazisme et du stalinisme, s’exclame un des personnages de (Vassili) Grossman _ dans Tout passe... _, c’est leur capacité de priver les groupes humains de leur droit à être considéré comme des hommes. Aussi la seule réponse était-elle de proclamer, sans relâche, que ce n’était tout simplement pas vrai. Les Juifs et les koulaks, « c’étaient  des hommes ! Voilà ce que j’ai compris peu à peu. Nous sommes tous des êtres humains ».

La littérature _ commente Timothy Snyder  _ œuvre ici _ en effet ! par son aptitude à saisir l’idiosyncrasie du qualitatif… _ contre ce que Hannah Arendt appelait le monde fictif _ = par utopie _ du totalitarisme. On peut tuer en masse, soutenait-elle, parce que les dirigeants comme Staline et Hitler peuvent imaginer un monde sans koulaks, ou sans Juifs, puis conformer, même imparfaitement _ tel Procuste avec son lit _, le monde réel à leurs visions. La mort perd son poids moral, moins parce qu’elle est cachée, qu’en raison de son imprégnation _ si forte ! _ dans l’Histoire qui l’a produite. Les morts perdent eux aussi leur humanité, pour se réincarner en vain en acteurs du drame du Progrès, même ou peut-être surtout quand un ennemi idéologique résiste à cette Histoire. Grossman _ par son écriture puissante ; cf aussi, de lui, avec Ilya Ehrenbourg (et d’autres), ce travail très important qu’est Le Livre noir _ arracha les victimes à la cacophonie d’un siècle et rendit leurs voix audibles _ voilà ! _ dans une polémique sans fin« , pages 583-584.

Avec cette réflexion, alors, de Timothy Snyder qui sait creuser jusqu’aux fondements :

« D’Arendt et de Grossman réunis, procèdent alors deux idées simples.

Pour commencer, une comparaison légitime de l’Allemagne nazie et l’Union soviétique stalinienne, doit non seulement expliquer les crimes, mais aussi embrasser _ anthropologiquement (et civilisationnellement) en quelque sorte ; et cela intègre absolument crucialement les questions de la liberté et de la responsabilité, dont la question du mal : cf ici l’œuvre de Dostoïevski, dont, et Crime et châtiment, et Les Frères Karamazov (dont a pu s’inspirer Lucchino Visconti dans une scène célèbre des Damnés _ l’humanité _ éthique _ de toutes les personnes concernées par eux, y compris les bourreaux, les victimes, les spectateurs et les dirigeants.

En second lieu, une comparaison légitime doit partir de la vie plutôt que de la mort _ cf ici Spinoza : « la philosophie est une méditation non de la mort, mais de la vie«  La mort n’est pas une solution _ pragmatique et utilitariste _, mais seulement un sujet _ un problème… Elle doit être une source de trouble _ pour la conscience _, jamais de satisfaction. En aucun cas, elle ne doit procurer la fleur de rhétorique qui apporte à une histoire une fin bien définie _ je rappelle à nouveau ici ce mot de Staline à De Gaulle en 1944, et rapporté par André Malraux : « À la fin, c’est la mort qui gagne«  et égalise tout, en son néant…

Puisque c’est la vie qui donne sens à la mort, plutôt que l’inverse _ voilà ! _, la question importante n’est pas : quelle clôture politique, intellectuelle, littéraire ou psychologique tirer de la réalité de la tuerie de masse ? La clôture est une fausse _ = rhétorique… _ harmonie, un chant de sirène se faisant passer pour un chant du cygne.
La question importante est autre : comment tant de vies humaines ont-elles pu (peuvent-elles) finir dans la violence
_ du meurtre _ ?« , page 584.

« Tant en Union soviétique qu’en Allemagne, des utopies avancées, compromises par la réalité _ elle demeure bien ce à quoi le désir finit toujours par se heurter ! _, furent _ ainsi très effectivement _ mises en œuvre sous la forme d’un grand massacre : à l’automne de 1932 par Staline, à l’automne de 1941 _ les deux fois, la belle saison de l’été passée… _ par Hitler. (…) Avec les morts, on trouva rétrospectivement _ face aux échecs subis (de « collectiviser le pays » en « neuf à douze semaines« , pour Staline ; de « conquérir l’Union soviétique dans le même laps de temps« , pour Hitler) _ des arguments pour protester de la justesse de la politique suivie.

Hitler et Staline avaient en commun une certaine pratique de la tyrannie : ils provoquèrent des catastrophes, blâmèrent _ a posteriori _ l’ennemi de leur _ propre _ choix _ initial _, puis invoquèrent les millions de morts pour plaider que leur politique était nécessaire ou souhaitable. Chacun d’eux avait une utopie transformatrice, un groupe à blâmer _ = incriminer ! _ quand sa réalisation se révéla impossible, puis une politique de meurtre de masse que l’on pouvait présenter _ aux foules, par ses succès en nombre de cadavres !  _ comme un ersatz de victoire.

Dans la collectivisation comme dans la solution finale, un sacrifice massif était _ affirmé comme _ nécessaire pour protéger le dirigeant _ de l’imputation, par ce qu’était devenu le peuple (manipulé par la propagande d’État ici d’un Jdanov, là d’un Goebbels)… _ d’une erreur _ forcément ! _ impensable. La collectivisation ayant produit résistance et faim en Ukraine, Staline rejeta la faute _ de cette situation _ sur les koulaks, les Ukrainiens et les Polonais. Après l’arrêt de la Wermacht à Moscou et l’entrée des Américains dans la guerre, Hitler blâma _ = incrimina ! _ les Juifs « , pages 584-585.

Quant aux différences des deux systèmes, « dans la vision nazie, l’inégalité des groupes était _ à la fois, comme pour Calliclès dans Gorgias de Platon… _ naturelle et désirable. Il convenait même de multiplier _ en degrés _ les inégalités que l’on trouvait dans le monde, par exemple entre une Allemagne plus riche et une Union soviétique plus pauvre. Lorsqu’il fut étendu _ à  d’autres pays : satellisés… _, le système soviétique apporta _ = imposa _ aux autres sa version de l’égalité (…) ; il les obligeait à embrasser le système soviétique comme le meilleur des mondes possibles. En ce sens bien particulier, il était inclusif.

Alors que les Allemands refusèrent l’égalité à la majorité des habitants de leur empire _ menaçant de nier bientôt tout droit d’exister à une quelconque altérité… _, les Soviétiques inclurent presque tout le monde dans leur version _ imposée par la force la plus brutale _ de l’égalité » uniformisée _, pages 588-589.

De même, « dans le stalinisme, le meurtre de masse ne put jamais être autre chose qu’une défense du socialisme ou un élément _ = un simple moyen utile ; un outil de circonstance… _ de l’histoire du progrès vers le socialisme ; jamais il ne fut la victoire politique elle-même. Le stalinisme était un projet d’auto-colonisation, élargie quand les circonstances le permettaient.
La colonisation nazie, en revanche, était totalement
_ = vitalement pour elle _ tributaire de la conquête immédiate et totale d’un vaste nouvel empire oriental, qui, par sa taille, pourrait éclipser l’Allemagne d’avant-guerre. L’entreprise supposait la destruction préalable de dizaine de millions de civils.

En pratique, les Allemands tuèrent généralement des gens qui n’étaient pas allemands, alors que les Soviétiques tuèrent principalement des Soviétiques« , page 589.

« Le système soviétique ne fut jamais plus meurtrier _ endogènement, en quelque sorte, et à l’abri des frontières drastiquement verrouillées de son monde clos _ que lorsque le pays n’était pas en guerre.

Les nazis, en revanche, ne tuèrent pas plus de quelques milliers de gens avant le début de la guerre. Au cours de sa guerre de conquête _ vers et dans les steppes de l’est : sauvages ; son far-east !.. _ l’Allemagne tua des millions de gens plus vite qu’aucun autre État dans l’Histoire (à ce stade : la Chine de Mao dépassa l’Allemagne de Hitler dans la famine de 1958-1960, qui tua quelques 30 millions de personnes)«  _ précise une note de bas de page _, page 589 toujours.

Et de fait « les comparaisons entre les dirigeants et les systèmes commencèrent dès l’accession de Hitler au pouvoir.

De 1933 à 1945, des centaines de millions d’Européens durent _ et urgemment ! _ peser _ en une opération aux enjeux rien moins que vitaux pour eux-mêmes et leurs proches ! ; à moins de l’esquiver (et refouler)… _ ce qu’ils savaient _ ou étaient en mesure de se figurer… _ du nazisme et du stalinisme au moment de prendre des décisions qui ne devaient que trop déterminer leur destin _ et la litanie des exemples énoncés par Timothy Snyder, le long de la page 590, donne à elle seule le frisson !..

Ces Européens qui habitaient la partie cruciale de l’Europe _ entre ces deux terrifiantes menaces pour les vies ; pour ceux, du moins, qui en avaient, au présent, suffisamment conscience… _, étaient condamnés à comparer« , pages 589-590.


Aujourd’hui, en 2010-2012, « libre à nous, si nous le voulons, de considérer _ à froid : avec le recul tranquille et suffisamment savant de la connaissance historique a posteriori… _ les deux systèmes isolément  » ;

mais « ceux qui y vécurent connurent _ à chaud, eux _ chevauchement et interaction«  _ de ces deux systèmes de « meurtres politiques de masse«  :

« chevauchement et interaction« , voilà ce que fut bel et bien la tragique réalité historique, entre 1933 et 1945 (et considérablement aggravée à partir de la rupture militaire du pacte germano-soviétique, le 22 juin 1941 !), de la connexion complexe (et « complicité«  dans les escalades des « meurtres politiques de masse« ) terrifiante de ces deux « systèmes« , subie avec si peu de marges de manœuvre par ces malheureuses populations, prises qu’elles furent dans cette double impitoyable nasse, entre ces deux effroyables étaux _, page 591.


Et Timothy Snyder de préciser alors :

« Les régimes nazi et soviétiques furent parfois alliés, comme dans l’occupation conjointe de la Pologne

_ du 17 septembre 1939 (« L’Allemagne avait pratiquement gagné la guerre en Pologne (commencée « le 1er septembre, à 4h 20 du matin, par une pluie de bombes larguées, sans prévenir, sur la ville de Wielun, au centre de la Pologne« , page 197) quand les Soviétiques y entrèrent (à leur tour), le 17 septembre« , page 203)

au 22 juin 1941 (« le 22 juin 1941 est l’un des jours les plus significatifs de l’Histoire de l’Europe. L’invasion allemande de l’Union soviétique qui débuta ce jour-là sous le cryptonyme d’opération Barbarossa, fut bien plus qu’une attaque-surprise : un changement d’alliance, une nouvelle étape de la guerre. Ce fut le commencement d’une indescriptible calamité« , page 251)…

Ennemis _ acharnés dès l’attaque allemande du 22 juin 1941 _, ils eurent parfois des objectifs compatibles : ainsi en 1944 quand Staline choisit de ne pas  aider les rebelles à Varsovie, permettant ainsi aux Allemands de tuer ceux qui auraient plus tard résisté au pouvoir communiste. C’est ce que François Furet appelle leur « complicité belligérante ».

Souvent _ aussi _ Allemands et Soviétiques se poussèrent mutuellement à des escalades qui coûtèrent plus de vies que n’en auraient coûté les politiques de l’un ou de l’autre État tout seul. Pour chacun des dirigeants, la guerre des partisans fut l’occasion suprême (!) d’inciter l’autre à de nouvelles brutalités » _ = massacres _, page 591 toujours.

« Au cours de la Seconde Guerre mondiale, les Terres de sang _ « de la Pologne centrale à la  Russie occidentale en passant par l’Ukraine, la Biélorussie et les pays Baltes« , page 10 _ furent soumises non pas à une invasion, mais à deux ou trois _ successivement, en de terribles allers et retours de la « violence de masse«  contre des civils désarmés, en plus des opérations militaires de la guerre _, non pas à un régime d’occupation, mais à deux ou trois _ tel est le fait capital ! dont il fallait écrire enfin l’Histoire !

Le massacre des Juifs commença dès que _ le 21 juin 1941, donc _ les Allemands pénétrèrent dans les territoires que les Soviétiques avaient annexés quelques mois plus tôt _ le 17 septembre 1939, pour les territoires pris par l’Union soviétique à la Pologne (et pour « vingt-et-un mois« … (page 207) ; en juin 1940, pour les pays Baltes (« en juin 1940, l’Union soviétique étendit aussi son empire à l’ouest, annexant les trois pays Baltes indépendants : Estonie, Lettonie, Lituanie« , page 230) _, dont ils avaient déporté des dizaines de milliers d’habitants quelques semaines plus tôt _ en mai-juin 1940 : « les Soviétiques devaient déporter 17 500 personnes de Lituanie, 17 000 de Lettonie et 6 000 d’Estonie » (page 233) ; de même que « au cours des deux années passées (soit du 17 septembre 1939 au 21  juin 1941), les Soviétiques avaient réprimé près d’un demi-million de citoyens polonais : autour de 315 000 déportés, de 110 000 arrestations et de 30 000 exécutions, sans compter les 25 000 autres morts en prison«  (page 245) _, et où ils avaient exécutés des milliers de détenus quelque jours plus tôt.

Les Einsatzgruppen allemands purent _ ainsi relativement aisément _ mobiliser _ à leur profit et service _ la colère locale liée au meurtre des prisonniers par le NKVD soviétique. Les quelque 20 000 Juifs tués dans ces pogroms orchestrés _ alors _ ne représentent qu’une toute petite partie, moins de 0,5 %, des victimes de l’Holocauste. Mais c’est précisément le chevauchement du pouvoir soviétique et du pouvoir allemand qui permit aux nazis de propager _ à des fractions notables des populations de ces territoires où avaient déjà eu lieu des pogroms, par le passé (cf les admirables récits d’Isaac Babel, par exemple, réédités cette année au Bruit du Temps) ; et avec l’efficacité d’une certaine vraisemblance _ leur description du bolchevisme comme complot juif« , page 591.

« D’autres épisodes du massacre furent le résultat de cette même accumulation _ et surimposition, et à plusieurs reprises _ du pouvoir nazi et du pouvoir soviétique.

En Biélorussie occupée, des Biélorusses tuèrent d’autres Biélorusses, certains en tant que policiers au service des Allemands, d’autres comme partisans soviétiques.

En Ukraine occupée, des policiers refusèrent de servir les Allemands et rejoignirent les unités de partisans nationalistes. Ces hommes tuèrent alors des dizaines de milliers de Polonais et de compatriotes ukrainiens au nom d’une révolution sociale et nationale « , page 592.

Ainsi, « c’est dans les terres que Hitler concéda d’abord à Staline dans le protocole secret du pacte de non-agression de 1939, puis reprit aux premiers jours de l’invasion de 1941, et reperdit en 1944 _ quels terrifiants allers-retours de ces deux régimes pour les malheureuses populations de ces territoires ouverts de l’est européen ! _, que l’impact de l’occupation continue et multiple _ voilà ! _ fut le plus dramatique _ et avec quelles terrifiantes saignées !

Sous la coupe des Soviétiques, entre 1939 et 1941, des centaines de milliers d’habitants de cette zone furent déportés vers le Kazakhstan et la Sibérie, et des dizaines de milliers d’autres exécutés.

La région était _ tout particulièrement _ le cœur de la population juive en Europe _ par la volonté (souvent très ancienne) de certains souverains : polonais (Boleslaw III, Casimir III le Grand, et les rois Jagellon (Ladislas II, Alexandre Ier, Sigismond Ier le Vieux, Sigismond II Auguste), russes (l’impératrice Catherine II la Grande), autrichiens (l’empereur Joseph II)… _, et les Juifs se retrouvèrent _ absolument _ piégés en 1941, quand les Allemands envahirent l’Union soviétique élargie depuis peu. La quasi-totalité des Juifs originaires de cette région furent tués.

C’est ici que les partisans ukrainiens procédèrent au nettoyage ethnique des Polonais, avant que les forces soviétiques ne fassent de même avec les Ukrainiens et les Polonais à partir de 1944« , pages 592-593.

Et Timothy Snyder d’ajouter encore :

« C’est dans cette zone, à l’est de la ligne Molotov-Ribbentrop _ tracée, à Moscou le 23 août 1939 : « les deux régimes trouvèrent aussitôt un terrain d’entente dans leur aspiration mutuelle à détruire la Pologne » ; « aux yeux de Hitler, la Pologne était la « création irréelle » du traité de Versailles » ; « pour Molotov, son « affreux rejeton » » ; « Ribbentrop et Molotov se mirent aussi d’accord sur un protocole secret, dessinant des zones d’influence pour l’Allemagne nazie et l’Union soviétique en Europe orientale dans des États encore indépendants : Finlande, Estonie, Lettonie, Lituanie, Pologne et Roumanie » (page 192 ; cf aussi la carte, page 204) _ que commença l’Holocauste

et que les Soviétiques repoussèrent par deux fois _ en 1939, donc, puis au lendemain de la guerre et lors de leur victoire, en 1945, en fonction des territoires par les armes conquis… _ leurs frontières à l’ouest.

C’est aussi dans cette bande de territoire bien particulière des Terres de sang _ « à l’est de la ligne Molotov-Ribbentrop« , donc ; et jouxtant la partie occidentale de l’Union soviétique en ses frontières d’entre 1921 et 1939 _ que le NKVD mena à bien l’essentiel de ses persécutions des années 1940 _ jusqu’au recul soviétique de l’été 1941, lors de l’invasion allemande, déclenchée par surprise le 22 juin 1941 ; cf la carte de « la progression allemande du 22 juin au 1er octobre 1941« , page 270 _,

que les Allemands tuèrent plus du quart de leurs victimes juives _ cf la carte des « principaux sites d’affamement allemands« , page 275, et la carte de « la progression allemande du 1er octobre au 5 décembre 1941« , page 331.

et qu’eurent lieu des nettoyages ethniques en masse _ quand l’URSS reprit peu à peu ces territoires à la Wermacht à partir du printemps 1944 ; cf les cartes de ces avancées progressives : page 383, pour « le front de l’Est en juillet 1943« , et page 432, pour les avancées des « forces soviétiques en 1943-1944« 


L’Europe de Molotov-Ribbentrop fut une coproduction des Soviétiques et des nazis« , page 593.

Il faut noter aussi que « dans les cas aussi bien nazi que soviétique, les périodes de meurtre de masse _ c’était donc par « périodes«  : par commandes successives venues (comme par prurits de Staline comme de Hitler…), d’en haut, que ces « meurtres de masse«  se produisaient… _ furent aussi des périodes de performance administrative _ aux échelons de mise en œuvre sur le terrain… _ enthousiaste, ou tout au moins uniforme » :

« au cours de la Grande Terreur _ stalinienne _ de 1937-1938 et de la première vague de meurtre des Juifs _ nazie _, des signaux venus d’en haut aboutirent à des demandes _ d’en bas : de la part des réalisateurs sur le terrain _ d’un relèvement des quotas _ jusqu’où mène le zèle du carriérisme ! À cette époque, le NKVD fut soumis à des purges. En 1941, en Union soviétique occidentale, les officiers SS, comme les officiers du NKVD quelques années plus tôt, rivalisèrent d’ardeur : à qui tuerait le plus et montrerait ainsi sa compétence et sa loyauté.

La vie humaine était réduite à l’instant de plaisir _ je pense aussi, par exemple, aux circonstances désormais élucidées et bien connues de l’assassinat de Bruno Schultz, à Drohobytch, en Galicie, le 19 novembre 1942… _ du subalterne

qui fait son rapport _ dont l’essentiel est fait de listes de chiffres ! _ à un supérieur« , pages 596-597.

Vient aussi l’inconvénient fâcheux pour l’historiographie, de la concurrence _ idéologique (et médiatiquement endémique aujourd’hui) _ des mémoires _ quand, de personnelles (c’est-à-dire intimes et privées), elles deviennent publiques et officielles, avec le pignon sur rue et affichage des propagandes… _ et commémorations _ cf là-dessus, Paul Ricœur : La mémoire, l’histoire, l’oubli

Ainsi, page 604, Timothy Snyder aborde-t-il le fait d’opinion patent que « la culture contemporaine de la commémoration tient pour acquis que la mémoire empêche le meurtre « . Pour lui opposer, page 605, ce constat bien plus gênant que « quand on tire un sens de la tuerie, le risque est que la tuerie _ elle-même : et celle passée, et celle à venir ; et c’est là une des bases de la logique des terrorismes… _ produise bien plus _ encore _ de sens« …

Ce qu’il commente ainsi : « Peut-être est-ce _ même _ ici une fin _ finalité, parmi d’autres, plus légitimes, elles… _ de l’Histoire _ historienne _, quelque part entre le bilan des morts et sa réinterprétation constante« …

Aussi, toujours page 605, en déduit-il cette conclusion très importante, et tout simplement basique, que « seule une Histoire _ historienne sérieuse et suffisamment large, sinon exhaustive : celle qu’il veut mener ici en ce livre essentiel… _ du massacre peut unir _ de man!ère plus (ou enfin) heureusement apaisée _ les chiffres et les mémoires« . Car « sans l’Histoire, les mémoires se privatisent _ ce qui veut dire aujourd’hui qu’elles deviennent nationales _ ; et les chiffres deviennent publics, autrement dit un instrument _ disponible _ dans la concurrence internationale pour le martyre. Ma mémoire m’appartient, et j’ai le droit d’en faire ce que bon me semble ; les chiffres sont objectifs, et vous devez accepter mes comptes, qu’ils vous plaisent ou non. Cette forme de raisonnement permet à un nationaliste de s’étreindre un bras _ de douleur _ et de frapper _ simultanément _ son voisin de l’autre« .

Et de fait, « après la fin de la Seconde Guerre mondiale, puis de nouveau après la fin du communisme, les nationalistes à travers les Terres de sang (et au-delà) se sont complus dans l’exagération quantitative _ voilà ! _ de leur statut de victimes, revendiquant pour eux-mêmes le statut de l’innocence » : et ce qui suit, aux pages 605 à 611, détaille la liste de ces exagérations victimales : russes (pages 605 à 608), ukrainiennes (page 608), biélorusses (pages 608-609), allemandes (pages 609-610), polonaises (pages 610-611).

Alors, déduit de ce bilan-là Timothy Snyder page 612, « quand l’Histoire _ l’Histoire véritable des res gestae advenues, celle-là même que l’Histoire véridique des historiens sérieux, se donne pour objectif de construire et réaliser par leur travail _ est effacée, les chiffres enflent _ idéologiquement _ et  les mémoires se replient sur elles-mêmes à nos risques et périls à tous » _ c’est la raison pour laquelle dans le titre même de cet article j’ai adjoint au qualificatif d’« indispensable«  celui de « urgent«   Aussi, même si les nombres ne sont pas le principal ici, faut-il cependant, aussi, commencer par les établir : avec sérieux et justesse...

Mais, au-delà de ce comptage par nationalités :

« les morts appartiennent-ils vraiment à quiconque ?« 

Et Timothy Snyder de rappeler, dans la suite de la page 612, la difficulté et même l’impossibilité de rattacher toutes les personnes assassinées à un groupe identifiable unique.

Et ici nous atteignons le cœur du cœur _ sur ce qu’est le plus foncièrement l’humanité ! dont le « droit«  se révèle, dans l’Histoire même de cette humanité, un des caractères fonciers (et inaliénables !) de son « fait«  d’être, lui-même… _ de ce magnifique et fondamental travail qu’est Terres de sang _ l’Europe entre Hitler et Staline , avec la question _ imparable et irrésistible humainement _ de la singularité des personnes :

« Sur plus de 4 millions de citoyens polonais _ dans les frontières de la Pologne de 1921 à 1939, d’avant la double annexion germano-soviétique des 1er septembre (pour les Allemands, page 197) et 17 septembre 1939 (pour les soviétiques, page 203) _ assassinés par les Allemands, près de trois millions étaient juifs. Ces 3 millions de Juifs sont tous comptés comme polonais, ce qu’ils étaient. Beaucoup s’identifiaient _ et c’est bien de ce phénomène-processus (mouvant : il se construit ; et ne se détruit pas aisément) d’identification à des groupes de population, qu’il s’agit profondément, aussi, ici… : tant dans l’Histoire (historique) advenue que dans l’Histoire (historienne) à établir-construire, par les historiens _ profondément à la Pologne ; certains qui moururent en Juifs _ pour ceux qui les assassinèrent après les avoir fichés et listés (et certains étoilés !) comme tels _ ne se considéraient pas _ eux-mêmes, personnellement, donc _ comme tels. Plus d’un million de ces Juifs sont aussi comptés comme citoyens soviétiques, parce qu’ils vivaient dans la moitié de la Pologne _ d’avant le partage germano-soviétique « signé à Moscou le 23 août 1939«  par Molotov et Ribbentrop (page 192) : une date cruciale pour ces Terres de sang ! _ annexée par la Pologne au début de la guerre _ soit le 17 septembre 1939 très précisément (page 203). Parmi ces millions de Juifs, la plupart vivaient sur des terres qui font désormais partie de l’Ukraine indépendante«  _ d’aujourd’hui, parce qu’annexées par l’URSS victorieuse des Allemands en 1945.

Il faudrait tout citer de ces lignes admirables et tellement fondamentales

pour ce qu’est _ et inaliénablement : quelles que soient les péripéties tragiques de l’Histoire _ l’humanité !, de ces quelques exemples de difficulté d’assignation à telle ou telle « communauté« , en exclusion d’autres :

« La petite Juive qui griffonna un mot à sa mère _ »Ma maman chérie ! Impossible d’y échapper. Ils nous ont fait sortir du ghetto, pour nous conduire ici, et nous devons mourir maintenant d’une mort terrible. Nous sommes navrés que tu ne sois pas avec nous. Je ne peux me le pardonner. Nous te remercions, maman, de tout ton dévouement. Nous te couvrons de baisers.« , page 352 (Archives ZIH de l’Institut historique juif, à Varsovie : « les inscriptions sur les murs de la synagogue furent notées par Hanoch Hammer » est-il précisé aussi en note de bas-de-page) _ sur le mur de la synagogue de Kovel _ ville située à 73 kilomètres au nord-ouest de Loutsk, en Volhynie : « les Juifs représentaient à peu près la moitié de la population locale : quelque 14 000 âmes«  ; cf le récit de ce qui y advint de mai à août 1942, donné aux pages 351-352 : « le 2 juin, la police allemande et des auxiliaires locaux entourèrent le ghetto de la vieille ville. Ses les « 6 000 habitants furent conduits dans une clairière près de Kamin-Kachyrsky et exécutés. Le 19 août, la police renouvela cette action avec l’autre ghetto, exécutant 8 000 autres Juifs. Commença alors la traque des Juifs cachés, qui furent raflés et enfermés dans la grande synagogue de la ville sans rien à boire ni manger. Puis ils furent exécutés, non sans qu’une poignée d’entre eux aient eu le temps de laisser leurs derniers messages, en yiddish ou en polonais, gravés avec des pierres, des couteaux, des plumes ou leurs ongles sur les murs du temple où quelques-uns d’entre eux avaient observé le Sabbat    «  _, appartient-elle à l’Histoire polonaise, soviétique, israélienne ou ukrainienne ? Elle écrivit en polonais ; ce jour-là, d’autres Juifs enfermés dans cette synagogue écrivirent en yiddish.

Et qu’en était-il de la mère juive de Dina Pronitcheva _ cf le récit des pages 322 à 324 _, qui pressa sa fille en russe de fuir Babi Yar, qui se trouve à Kiev, capitale aujourd’hui de l’Ukraine indépendante ?

La plupart des Juifs de Kovel et de Kiev, comme d’une bonne partie de l’Europe orientale, n’étaient ni sionistes ni polonais, ni ukrainiens ni communistes. Peut-on dire qu’ils sont morts pour Israël , la Pologne, l’Ukraine ou l’Union soviétique ? Ils étaient Juifs, citoyens polonais ou soviétiques, et leurs voisins étaient ukrainiens, polonais ou russes. Dans une certaine mesure, ils appartiennent aux Histoires _ mêlées, enchevêtrées et indissolublement liées _ de ces quatre pays, pour autant _ encore… _ que les Histoires de ces quatre pays soient vraiment distinctes.

Les victimes _ singulières, chacune, en sa propre (et unique) vie _ ont laissé derrière elles des gens _ c’est-à-dire des personnes, elles aussi singulières _ en deuil. Les tueurs, des chiffres _ sous forme de nombres de victimes listées

(sur le phénomène de la « liste« , cf le livre magnifique et passionnant de mon ami Bernard Sève De Haut en bas _ philosophie des listes ; cf mon article du 4 avril 2010 : Un moderne « Livre des merveilles » pour explorer le pays de la « modernité » : le philosophe Bernard Sève en anthroplogue de la pratique des « listes », entre pathologie (obsessionnelle) et administration (rationnelle et efficace) de l’utile, et dynamique géniale de l’esprit)…

Nous voici ici au centre vibrant de ce qu’apporte _ humainement ! et anthropologiquement… _ cet immense livre-monument qu’est ce, décidément, plus qu’admirable Terres de sang _ l’Europe entre Hitler et Staline

« Rejoindre un grand nombre après la mort, c’est _ pour la personne (singulière) de l’individu humain _ être promis à se dissoudre dans le flot de l’anonymat. Être enrôlé à titre posthume dans des mémoires nationales rivales, soutenu par des chiffres _ des nombres sur des listes _ dont sa vie est devenu une partie _ une unité, un item parmi d’autres _, c’est sacrifier son individualité _ celle de la singularité (inaliénable !) d’une (et de toute) personne humaine. C’est être abandonné par l’Histoire _ historienne nécessairement sérieuse et humaniste par là ! _, qui part du postulat que chaque personne est irréductible.

L’Histoire, dans toute sa complexité _ historique : à démêler patiemment et rigoureusement par le travail probe de l’historien qui veut comprendre le sens, complexe en effet, de ce qui s’est passé dans le devenir collectif, enchevêtré et conflictuel (souvent violent à grande échelle), de l’humanité _, est tout ce que nous possédons et pouvons partager _ en tant que connaissance (historiographique) vraie ; et à titre de membres, tous et chacun, un par un, de cette humanité (anthropologique) qui nous est commune. Aussi, même quand nous détenons les bons chiffres _ des nombres justes : ici, ceux des victimes des « meurtres politiques de masse«  de Staline et Hitler, entre 1932-33 et 1945  _, la vigilance s’impose _ à l’historien. Les bons chiffres ne suffisent pas« , page 613.

Et Timothy Snyder poursuit superbement, toujours page 613 :

« Les cultures de la mémoire sont organisées _ pour simplifier (et résumer) les choses, à l’aune des grands nombres, surtout… _ en chiffres ronds, par intervalles de 10 ; or, d’une certaine façon, il est plus facile _ à la vraie mémoire : pas celle (quantitative et mécanique) du par cœur, mais la mémoire affective qualitative (cf ici les analyse de Bergson, par exemple dans Matière et mémoire…) _ de se souvenir des morts _ comme personnes, pas comme items _ quand les chiffres _ des nombres (ici de victimes massacrées en masse)… _ ne sont pas ronds ; quand le dernier chiffre _ du nombre (de cadavres) _ n’est pas un 0.« 

Et Timothy Snyder de donner alors, au final de son livre, quatre noms de personnes pour deux comptes (de victimes) qui ne sont effectivement _ historiennement et historiquement, de fait _ pas ronds, l’un à Treblinka et l’autre à Babi Yar, pris pour exemples :

« Peut-être est-il plus facile de penser à 780 863 personnes différentes tuées à Treblinka, avec les trois de la fin qui pourraient être Tamara et Itta Willenberg, dont les vêtements restèrent noués ensemble après qu’elles furent gazées, et Ruth Dorfmann, qui put pleurer avec l’homme qui lui coupait les cheveux avant d’entrer dans la chambre à gaz _ cf les précisions données page 419.

Ou sans doute serait-il plus facile d’imaginer le dernier des 33 761 Juifs exécutés à Babi Yar : la mère de Dina Pronitcheva, par exemple _ cf pages 322-323 _, même si en réalité chaque Juif tué là-bas pourrait être celui-là, doit être celui-là, est celui-là« , page 613.

Et aussi, page 614 :

« Dans l’Histoire des tueries en masse dans les Terres de sang,

la remémoration _ en plus de la connaissance historique des historiens, donc (moins exigeante le plus souvent en matière de connaissance exacte de la singularité ; et pourtant !) _ doit inclure

le million (de fois un) de Léningradois morts de faim au cours du siège,

les 3,1 millions (de fois un) de prisonniers de guerre soviétiques bien distincts tués par les Allemands en 1941-1944,

ou les 3,3 millions (de fois un) de paysans ukrainiens bien distincts affamés par le régime soviétique en 1932-1933.

Ces chiffres ne seront jamais connus avec précision _ à la dernière unité juste près... _, mais ils nous parlent d’individus aussi :

des familles de paysans faisant des choix effroyables _ tel que « lequel sera mangé ? » _,

des prisonniers qui se tiennent mutuellement chaud dans des gourbis,

des enfants comme Tania Savitcheva observant

_ ce dont témoigne son journal (« tout simple« , est-il dit page 573 ; « l’une de ses sœurs s’enfuit en traversant la surface gelée du lac Ladoga ; Tania et le reste de sa famille trouvèrent la mort« , est-il aussi alors  précisé…), cité page 280 en sa terrible intégralité :

« Jenia est morte le 28 décembre 1941 à minuit trente. Grand-mère est morte le 25 janvier 1942 à 15 heures. Leka est morte le 5 mars 1942 à 5 heures du matin. Oncle Vassia est mort le 13 avril 1942 à 2 heures du matin. Oncle Lecha est mort le 10 mai 1942 à 16 heures. Maman est morte le 13 mai 1942 à 7 h 30 du matin.

Les Savitchev sont morts.
Tout le monde est mort.
Il ne reste que Tania
« 
;

et « Tania est morte en 1944« , ajoute alors Timothy Snyder (page 280, aussi) ; « le journal est exposé au Musée national d’histoire de Saint-Pétersbourg dans le cadre de l’exposition Leningrad dans les années de le Grande Guerre patriotique« , précise alors une note de bas-de-page _

des enfants comme Tania Savitcheva observant leurs familles mourir à Leningrad « …

« Chacune des 681 692 personnes tuées dans la Grande Terreur de Staline, dans les années 1937-1938, avait une vie à elle :

les deux de la fin pourraient être Maria Juriewicz et Stanislaw Wyganowski, la femme et le mari réunis « sous la terre » _ cf le récit qui concerne ceux-ci, aux pages 163-164 _, page 614, toujours.

Et « chacun des 21 892 prisonniers de guerre polonais, page 614 encore.

Et comme je l’ai mentionné plus haut en cet article,

Timothy Snyder peut alors conclure ainsi son magistral travail :

« Les régimes nazi et soviétique transformèrent des hommes en chiffres : certains que nous ne pouvons qu’estimer, d’autres que nous pouvons recalculer avec assez de précision.

Il nous appartient à tous, chercheurs, d’essayer de les établir et de les mettre en perspective.

Et à nous, humanistes, de retransformer ces chiffres en êtres humains.

Si nous ne le faisons pas, Hitler et Staline auront façonné non seulement notre monde, mais aussi notre humanité « .


D’où l’indispensabilité et l’urgence _ en 2101-2012 _, humaines et anthropologiques (et civilisationnelles), de cet immense livre, pour nous, hommes _ encore un peu « humains« _, d’aujourd’hui…

Titus Curiosus, ce 26 juillet 2012

Le courage de « faire monde » (face à la banalisation esseulante du tout sécuritaire) : un très beau travail d’anthropologie à incidences politiques de Michaël Foessel

22avr

Comme pour poursuivre le questionnement (et l’analyse !) sur les manières de résister _ intelligemment et efficacement ! _ aux ravages civilisationnels de l’étroitesse utilitariste _ dictatoriale ! subrepticement totalitaire ! _ du néolibéralisme

_ cf mon article précédent « Penser le post-néolibéralisme : prolégomènes socio-économico-politiques, par Christian Laval«  à propos de la conférence de Christian Laval « Néolibéralisme et économie de l’éducation« , mercredi dernier à la librairie Mollat _,

voici que paraît ce mois d’avril 2010, sous la plume de l’excellent Michaël Foessel _ l’auteur du lucidissime, déjà, La Privation de l’intime, aux Éditions du Seuil en 2008 : le sous-titre en était : « mises en scènes politiques des sentiments«  : un travail déjà très important et magnifique !.. _ un passionnant et très riche (en 155 pages alertes, nourries et incisives !) État de Vigilance _ Critique de la banalité sécuritaire,

aux Éditions Le Bord de l’eau (sises _ après Latresne… _ à Lormont, sur les bords de la Garonne…),

et dans une collection, « Diagnostics« , que dirigent nos judicieux collègues bordelais Fabienne Brugère et Guillaume Le Blanc…

L’ouverture d’esprit ainsi que le champ d’analyse _ et de culture :

principalement philosophique : de Hobbes, excellemment « fouillé«  (entre Le Citoyen et Léviathan), à Hannah Arendt (La Crise de la culture) ou Hans Blumenberg (Naufrage avec spectateur, paru en traduction française aux Éditions de L’Arche en 1994) et Wendy Brown (Les Murs de la séparation et le déclin de la souveraineté étatique), ainsi que, et surtout, les dernières leçons au Collège de France de Michel Foucault (par exemple Naissance de la biopolitique, ou L’Herméneutique du sujet ; et aussi La Gouvernementalité, en 1978, disponible in Dits et écrits…) ;

mais pas seulement : cf, par exemple, la mise à profit par Michaël Foessel du tout récent et important travail de la juriste Mireille Delmas-Marty : Libertés et sureté dans un monde dangereux ; ou de celui du Prix Nobel d’économie Amartya Sen, in le rapport de l’ONU paru en 2003 La Sécurité humaine maintenant…) _

l’ouverture d’esprit ainsi que le champ d’analyse

de Michaël Foessel, n’ont, Dieu merci !, rien d’étroit ; ni de mesquin, d’avare 

Non plus que sa sollicitude _ passablement inquiète (sinon « vigilante«  !..), sans être excessivement dramatisée, voire hystérisée, cependant : à la différence des rhétoriques (sécuritaires) excellemment mises en lumière et critiquées ici, en leur banalisation même, à renfort quotidien, laminant, de medias et de communiquants, d’un « catastrophisme«  très complaisamment et non innocemment surjoué, lui !.. _

non plus que sa sollicitude, donc,

à l’égard de la santé de la démocratie et du « vivre ensemble » en notre histoire collective (sociale, économique, politique) désormais globalisée _ d’où l’expression du titre de cet article : « faire monde » !

La quatrième de couverture de État de Vigilance _ Critique de la banalité
sécuritaire
énonce ceci (avec mes farcissures ! si l’on veut bien…) :

« Nous vivons sous le règne de l’évidence _ à la fois matraquée par les medias et les divers pouvoirs ; mais aussi largement assimilée (et partagée) par bien des individus (je n’ose dire « citoyens« , tant ils se dépolitisent et « s’esseulent« …), qui y adhérent, donc, en nos démocraties… _ sécuritaire. Des réformes pénales _ telle « la loi sur la « rétention de sûreté » adoptée par le Parlement français en février 2008 » (cf page 51)… _ aux sommets climatiques en passant par les mesures de santé : l’impératif _ normé _ de précaution a envahi nos existences. Mais de quoi désirons-nous tant _ voilà la dimension anthropologique fondamentale que dégage magnifiquement le travail d’analyse, ici, de Michaël Foessel _ nous prémunir ? Pourquoi la sécurité produit-elle _ de fait, sinon de droit, en ces moments-ci de notre histoire contemporaine… _ de la légitimité _ socialement, du moins _ ? Et que disons-nous lorsque nous parlons _ ainsi que le relève aussi Mireille Delmas-Marty _ d’un monde « dangereux » ?

Le maître mot de cette nouvelle perception du réel est « vigilance » _ à laquelle sont expressément et en permanence « invités« , en leur plus grande « liberté«  (d’individus), et au nom du plus élémentaire « bon sens« , les membres de nos sociétés, au nom de leurs plus élémentaires (toujours : nous sommes là et demeurons dans le plus strict « basique«  ! du moins, apparemment !..), au nom de leurs plus élémentaires intérêts : « vitaux«  !.. Rien de plus « rationnel« , en conséquence !!!

L’état _ permanent : sans cesse (obligeamment !) rappelé : on s’y installe et on le réactive d’instant en instant le plus possible… _ de vigilance s’impose _ ainsi : avec la plus simple (et douce) des évidences ! « naturellement« , bien sûr ! _ aux individus non moins qu’aux institutions : il désigne l’obligation _ bien comprise ; mais non juridique ! _ de demeurer sur ses gardes _ apeuré _ et d’envisager le présent _ en permanence, donc _ à l’aune des menaces _ de tous ordres, et fort divers : Michaël Foessel en analyse quelques unes ; ainsi que l’effet (incisif) de leur conglomérat (pourtant composite : en réciproques contagions)… _ qui pèsent sur lui.

Cette éthique de la mobilisation _ apeurée, donc _ permanente _ voilà : à coup d’« alarmes«  et de « conseils de précaution«  (préventifs et réitérés) des plus aimable : du type « à bon entendeur, salut !«  _ est d’abord celle du marché _ tiens donc ! mais rien n’est gratuit en ce bas monde : tout a un « coût« , n’est-ce pas ?.. : la première évidence, et normative, est donc, par là, marchande ! _, et ce livre montre le lien entre la banalité sécuritaire et le néolibéralisme _ c’est là le point capital. Abandonnant le thème _ bien connu, lui ; et assez bien balisé _ de la « surveillance généralisée », il propose _ plus profondément et plus originalement _ une analyse des subjectivités vigilantes _ apeurées contemporaines : ce sont elles les acteurs-fantassins du premier « front«  On découvre la complicité _ politico-économico-sociétale _ secrète entre des États qui rognent _ oui ! en leur forme d’« État libéral-autoritaire«  : analysé dans le chapitre 1 du livre : « L’État libéral-autoritaire« , pages 27 à 55 : une analyse décisive !!! _ sur la démocratie _ voilà ! et l’enjeu est de taille !!! _ et des citoyens qui aiment _ voilà _ de moins en moins _ en effet _ leur liberté _ eh ! oui ! au profit du fantasme de leur « confort«  désiré, mis à mal (par toutes ces « inquiétudes«  !), mais encore moins satisfait ainsi : de plus en plus rabroué !!! au contraire…

L’équilibre (par définition instable : la dynamique de ce dispositif est conçue et voulue ainsi ! en spirale vertigineuse) des pratiques et de discours (rhétoriques) et de pouvoir bien effectif, lui (avec espèces bien sonnantes et bien trébuchantes à la clé !), des communiquants amplement mis à contribution et des détenteurs du pouvoir politique (ainsi qu’économique : mais ils sont en très étroite connexion, collusion) en direction du « public«  (des individus : chacun esseulé dans sa peur) ciblé se situe et se maintient (et cherche à s’installer et durer) en ce schéma mouvant et émouvant (affolant…) : dans la limite, à bien calculer-mesurer, elle, du supportable… Les élections et les sondages d’opinion (d’abord) en fournissant d’utiles indicateurs pour les pilotes décideurs et acteurs « à la manœuvre« 

L’État libéral-autoritaire produit _ ainsi _ des sujets _ assujettis, tout autant que s’assujettisant (d’abord, ou ensuite, ou en couple : comme on préfèrera), ainsi « manœuvrés«  en leurs affects dominants… _ et des peurs qui lui sont adéquats. C’est à cette identité nouvelle entre gouvernants et gouvernés qu’il faut apprendre à résister« 

_ par là, l’intention de ce livre-ci de Michaël Foessel rejoint le souci (de démocratie vraie !) qui animait aussi Christian Laval en sa conférence de mercredi dernier : Néolibéralisme et économie de la connaissance ; ou en son livre avec Pierre Dardot : La Nouvelle raison du monde

Personnellement, j’ai beaucoup apprécié le passage d’analyse de la curiosité, pages 127 à 131 d’État de Vigilance _ à l’ouverture du chapitre 4 et dernier, intitulé « Cosmopolitique de la peur ? » (et explorant de manière très judicieuse « l’hypothèse d’une historicité de la peur«  : l’expression se trouve page 123) _ à partir d’une lecture fine de l’article « Curiosité«   de Voltaire dans l’Encyclopédie : à contrepied de l’interprétation par Lucrèce, au Livre II de De la nature des choses, de ce qui va devenir, à partir de lui, le topos du « naufrage avec spectateur« …

« Aussi longtemps que la sécurité a été une caractéristique de la sagesse et non une garantie politique, la peur était définie comme une faute imputable à l’ignorance. Dans la célèbre ouverture du livre II de son poème, Lucrèce présente ainsi le plaisir qu’il peut y avoir à se sentir en sécurité lorsque tout, autour de soi, s’effondre :

« Douceur, lorsque les vents soulèvent la mer immense,

d’observer du rivage le dur effort d’autrui,

non que le tourment soit jamais un doux plaisir

mais il nous plaît de voir à quoi nous échappons. »

Le sage jouit de savoir que sa position n’est pas menacée. Devant le spectacle de la tempête, il ne ressent pas de peur, précisément parce que sa sagesse est ataraxie, tranquillité et constance de l’âme. Il n’y a rien dans ce sentiment du spectateur face à la violence des flots qui ressemble à la « pitié » des modernes : le philosophe antique n’éprouve aucune émotion à contempler les malheurs d’autrui. La pitié est une passion démocratique _ en effet ! _, puisqu’elle suppose l’égalité entre celui qui souffre et le témoin de sa souffrance.

A l’inverse, Lucrèce chante ici la hauteur _ d’âme _ du sage _ épicurien, matérialiste _ qui sait qu’il n’existe pas de Providence _ rien que le jeu de la nécessité et du hasard, avec le clinamen _, et que la colère des Dieux ne peut pas s’abattre sur la Terre. Le philosophe est préparé à l’agitation du monde parce que son savoir le prémunit _ en son âme : en ses affects _ des désordres _ du réel des choses _ qui se laissent expliquer par le mouvement nécessaire des atomes. Son rapport contre la peur est de nature scientifique, construit avec la théorie d’Épicure.

Hans Blumenberg _ en son Naufrage avec spectateur _ a montré que l’histoire de cette image _ du naufrage avec spectateur »  » _ était aussi celle des rapports entre la raison _ voilà : en ses diverses acceptions : plus ou moins calculantes ; plus ou moins utilitaristes… _ et ce qui, dans le monde, est inquiétant. « Le naufrage, en tant qu’il a été surmonté, est la figure d’une expérience philosophique inaugurale » _ écrit Blumenberg, page 15 de ce livre (paru aux Éditions de l’Arche en 1994). La force de cette métaphore réside dans l’opposition entre la terre ferme (où l’homme établit ses institutions _ à peu près stables _ et fonde ses savoirs _ avec une visée de constance _) et la mer comme « sphère de l’imprévisible ». L’élément liquide symbolise le danger puisqu’il échappe aux prévisions, en sorte que le voyage en pleine mer permet de penser la condition humaine dans ce qu’elle a d’effrayant _ dans l’augmentation du risque de mortalité effective. Dans tous les cas, surmonter l’expérience du naufrage suppose de le « voir » du rivage, et de ne pas craindre pour sa vie _ ainsi qu’on l’a évoqué plus haut _ ce fut pages 89 à 91 _, ce sera encore le modèle de Kant dans son analyse du sublime

_ au § 28, Ak V, 261-263 de la Critique de la faculté de juger :

« il importe à Kant que le sublime soit autre chose qu’une épreuve du désastre pour que le déchaînement de la nature devienne l’occasion d’une prise de conscience d’une faculté qui, en l’homme, excède toute nature : sa liberté« , page 90 d’État de Vigilance.

Et Michaël Foessel poursuit alors : « A l’abri de la violence qu’il contemple, le sujet découvre en lui « un pouvoir d’une toute autre sorte, qui (lui) donne le courage de (se) mesurer avec l’apparente toute-puissance de la nature« . La liberté est cette faculté qui situe l’homme à la marge _ voilà ! _ du monde, en sorte qu’il n’a rien à craindre des tumultes naturels. Mais pour que le sujet puisse s’apercevoir _ voilà encore ! _ de sa liberté, il faut qu’il se sente en sécurité et que sa peur ne se transforme pas en angoisse«  _ une distinction cruciale, que Michaël Foessel reprendra plus loin, page 143, à partir de la distinction qu’en fait Heidegger.

Et pour montrer, page 145, avec Paolo Virno, en sa Grammaire de la multitude _ pour une analyse des formes de vie contemporaines, que « la ligne de partage entre peur et angoisse, crainte relative et crainte absolue, c’est précisément ce qui a disparu«  ; et que « c’est plutôt à l’« être au monde » dans son indétermination _ la plus vague qui soit : « Qu’est-ce que j’peux faire ? j’sais pas quoi faire…« , chantonnait en ritournelle la Marianne (confuse…) du Ferdinand de Pierrot le fou, de Godard, sur l’Île de Porquerolles, en 1965 _, c’est-à-dire à la pure et simple exposition à ce qui risque _ voilà _ d’advenir ou de disparaître _ les deux unilatéralement négativement… _, que renvoient les peurs angoissées _ voilà leur réalité et identité (hyper-confuses !) clairement déterminée ! _ du présent.« 

Avec cette précision décisive encore, toujours page 145 : « Les discours de la « catastrophe », une notion qui tend à se généraliser bien au-delà des phénomènes naturels, enveloppent nos craintes d’une aura de fin du monde. Apocalypse sans dévoilement _ et pour cause ! en une (hegelienne) « nuit où toutes les vaches sont noires«  _, la catastrophe devient la figure du mal sous toutes ses formes _ mêlées, emmêlées _ : injustice, souffrance et faute. Les théories de la « sécurité globale » se fondent précisément sur la généralisation _ indéfinie autant qu’infinie _ de ce modèle à toutes les formes d’insécurité, comme s’il n’y avait d’autre moyen d’envisager la résistance du réel qu’à l’aune de son possible effondrement« _ tout fond « cède« … : aux pages 145-146 ;

Michaël Foessel ne se réfère pas aux analyses de Jean-Pierre Dupuy ; par exemple Pour un catastrophisme éclairé

Fin ici de l’incise ouverte avec la référence au « sentiment de sécurité«  comme condition de l’expérience du « sentiment de sublime«  selon Kant ; et les remarques adjacentes sur l’opportunité de la distinction « peur« /« angoisse«  ; et le « catastrophisme« … Et retour aux remarques sur la « curiosité«  et la démarcation de Voltaire par rapport à Lucrèce, aux pages 125 à 128 du chapitre « Cosmopolitique de la peur ?« 

« C’est dans la modernité que l’on procède à une réinterprétation radicale de la métaphore du « naufrage avec spectateur » ; donc du statut anthropologique de la peur«  _ soit le centre de ce livre décidément important qu’est État de Vigilance _ Critique de la banalitésécuritairePour les penseurs des Lumières, il n’est plus question de valoriser la distance indifférente du spectateur, car celle-ci suppose une quiétude qui ressemble trop _ par son statisme, son inertie ; et son anesthésie doucereuse _ à la mort. Désormais, la vie est perçue comme ce qui reste _ bienheureusement ! _ en mouvement _ vital ! pardon de la redondance ! _ grâce à ce qui risque de lui être fatal : le danger devient une dimension positive _ dynamisante _ de l’expérience«  _ se construisant pour sa sauvegarde nécessaire : page 126. « En conséquence, il faut réhabiliter les passions qui, d’une manière ou d’une autre, ont toujours été la source _ nourricière, féconde, fertile _ de ce qui s’est fait de grand dans le monde«  ; et donc « il faut désormais s’intéresser à ce qui se passe sur le bateau afin d’éviter qu’un naufrage se reproduise _ le réel étant répétitif jusque dans ses accidents les plus rares (= un peu moins fréquents, seulement…) : commencent alors à prospérer les statistiques (par exemple dans la Prusse de Frédéric II) : Kant ne manque pas de le remarquer en ouverture de son article crucial Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, en 1784…

« C’est pourquoi Voltaire réinterprète l’image du naufrage avec spectateur dans l’article « Curiosité » de l’Encyclopédie » : « C’est à mon avis la curiosité seule qui fait courir sur le rivage pour voir un vaisseau que la tempête va submerger ! »

Le sentiment de sécurité du sage est contredit par un affect universel : le désir de savoir de quoi il retourne dans les catastrophes. Pour Lucrèce, un naufrage n’est jamais que le résultat d’un mécanisme naturel qui affectait par hasard les hommes. Pour l’éviter, il convenait donc surtout de ne pas prendre la mer _ liquide et mobile : éviter le risque de ce danger ; voire le fuir : en s’abstenant de courir le risque : « mieux vaut changer ses désirs que l’ordre du monde« , hésitait (et balançait…) encore un Descartes (avec un plus entreprenant « devenir comme maître et possesseur de la Nature« , en 1637 (en son « Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences« )… _, et de demeurer sur la terre ferme _ solide et davantage stable _ décrite par la physique épicurienne. A l’inverse, le penseur des Lumières s’intéresse aux naufrages parce qu’ils atteignent ce qu’il y a de plus noble _ voire héroïque _ en l’homme : son désir _ faustien (cf tout ce qui bouge entre le Faust de Christopher Marlowe en 1594, pour ne rien dire de celui de l’écrit anonyme Historia von D. Johann Fausten, publié par l’éditeur Johann Spies, en 1587, et le Faust de Goethe…) _ de dépasser ses limites en apprivoisant _ = « s’en rendre comme maître et possesseur« , dit, à la suite d’un Galilée (« la Nature est écrite en langage mathématique« ), un Descartes, en 1637, donc : les dates ont de l’importance… _ la nature. Dès lors, il faudra se demander comment prendre la mer (c’est-à-dire civiliser le monde _ sinon le coloniser et mettre en « exploitation«  _), sans courir de risques inutiles _ le pragmatisme utilitariste a de bien beaux jours devant lui ; pages 127-128…

Quel est le rapport entre cette valorisation de la curiosité _ à ce moment des Lumières et de l’Encyclopédie _ et l’histoire de la peur ?

Avant les Lumières, Hobbes est le premier _ ou parmi les premiers : cf un Bacon… _ philosophe à réhabiliter la curiosité contre sa condamnation chrétienne. (…) La curiosité n’est rien de plus que « le désir de savoir pourquoi et comment » _ énonce Hobbes dans Léviathan, au chapitre VI. (…) Être curieux, c’est être amoureux _ oui _ de la connaissance des causes : l’homme doit à cette passion _ voilà _ toute sa science et ses plus hautes œuvres de culture. La curiosité est donc l’opérateur _ tel un clinamen de très large amplitude et fécond _ de la différence humaine«  _ par rapport au reste du vivant (et du règne animal) : moins « déployé« 

Et « pourquoi cette réhabilitation de la curiosité est-elle en même temps _ dans l’œuvre de Hobbes _ une valorisation de la peur ?« , page 129.

« Pour les penseurs de la modernité (…), le désir de savoir qui mène le spectateur sur le rivage et l’incite à analyser les causes du désastre s’explique, tout comme la peur _ voilà ! _ par un rapport inquiet au futur.

« C’est l’inquiétude des temps à venir » qui « conduit les hommes à s’interroger sur les causes des choses » _ énonce Hobbes dans Léviathan, au chapitre XI. La curiosité n’est une passion aussi vivace _ c’est aussi une affaire de degrés _ que parce que les êtres humains se trouvent dans l’ignorance de l’avenir, et cherchent par tous les moyens à remédier _ = prendre des mesures préventives tout autant efficientes qu’efficaces (soit prévoir & pourvoir ! pragmatiquement ! _ à leurs craintes«  _ on pourrait citer aussi, ici, le très significatif chapitre XXV du Prince de Machiavel ; avec la double métaphore de la crue catastrophique (faute, aux hommes, d’avoir ni rien prévu, ni rien pourvu !) du fleuve et des « digues et chaussées«  (à concevoir & réaliser) qui, si elles n’empêchent pas la-dite crue d’advenir et se produire, évitent du moins ses effets ravageurs catastrophiques sur les hommes et leurs biens institués ou construits : en les « sauvant«  de la destruction. A cet égard, la « précaution«  (active et efficiente) est plus « moderne«  que la simple « fuite«  (passive) à laquelle recouraient les Anciens…

 

C’est alors que Michaël Foessel compare (et confronte) les peurs contemporaines aux peurs modernes ; et la place changeante qu’y prend, tout particulièrement, en chacune, le remède politique de l’État ; ainsi que ce qu’il qualifie, page 131, de « l’histoire de la rationalisation _ calculante _ de la peur« …

Avec la modernité de Hobbes, « au moment où elle devient raisonnable, la peur acquiert le statut de passion politique _ quand se construisent les États-Nations de la modernité. La banalité sécuritaire se fonde _ alors _ sur cette équivalence entre une peur _ citoyenne _ qui cherche à se dépasser dans la tranquillité _ d’une part _ et _ d’autre part _ un État qui répond _ voilà ! _ à cette exigence par les moyens de la souveraineté » _ voilà !

« Mais qu’en est-il de cette équivalence aujourd’hui ?«  _ en cette première décennie de notre XXIème siècle, page 132.

Les dix-sept pages qui suivent vont y répondre :

et selon « l’hypothèse«  d’« une dépolitisation de la peur » _ dans le cadre oxymorique (à déchiffrer !) des « États libéraux-autoritaires« _ ; c’est elle « qui explique pour une part _ au moins _ les évolutions sécuritaires auxquelles nous assistons« … 

Michaël Foessel alors résume les trois apports du modèle moderne (hobbesien) _ soient :

« passion du calcul rationnel,

rappel à la finitude,

affect qui ne peut se dépasser que dans l’institution :

voilà les trois principales caractéristiques qui font de la peur un sentiment politique à l’intérieur de l’anthropologie classique«  _, afin d’y confronter ce qui se passe à notre époque :

« ce modèle est-il encore le nôtre ?« , demande-t-il, page 136. 

« Il semble que les peurs actuelles empruntent surtout au premier élément : la vigilance prônée dans les sociétés néolibérales est un appel constant à évaluer les risques _ voilà ! _ pour les intégrer à un calcul _ de plus en plus strictement utilitaire _ en termes de coûts et de bénéfices«  _ faisant devenir chacun et tous et en permanence des comptables de leur existence (réduite à cela) !!!

« Il est déjà moins sûr que la peur fonctionne encore comme un correctif à la démesure _ ah ! ah ! la cupidité du profit, de l’appât du gain (d’argent) n’ayant guère, déjà et en effet, de « mesure«  Les mesures sécuritaires _ en effet _ s’inscrivent dans un projet qui est celui de la maîtrise aboutie _ voilà ! _ du monde _ dont les hommes, s’agitant sans cesse _, comme si des technologies électroniques devaient tendanciellement se substituer aux évaluations humaines _ subjectives : par l’exercice personnel du juger… _ de la menace.« 

Et Michaël Foessel de commenter excellemment : « Ainsi qu’on le voit avec la biométrie, le rêve _ un terme qui doit toujours nous alerter ! _ sécuritaire est un rêve d’abolition de la contingence _ voilà l’horreur : le « rêve«  d’une vie enfin sans « jeu«  ! sans la marge d’incertitude d’une « création » éventuelle (= indéterminée, forcément) de notre part ; ce que Kant nomme aussi « liberté » du « génie«  ; ou qui, aussi et encore, est la poiesis _ dans lequel les identités individuelles sont réduites _ voilà ; et drastiquement : telle une implacable peau de chagrin… _ à des paramètres constants et infalsifiables _ une réification (= choséification) de l’homme ! La crainte (…) est _ alors _ plutôt le titre d’un nouveau fantasme de perfection : celui d’un monde régulé _ tel un lit de Procuste ! on y coupe ce qui dépasse _ par des informations dont il n’est plus permis de douter puisqu’elles ont été avalisées par la science _ et ses experts patentés ! en fait l’illusion mensongère (et ici servile et stipendiée !) du scientisme… La peur n’est rationnelle que si elle fait parvenir ceux qui l’éprouvent à un plus haut degré de perception _ pré-formatée _ du réel _ pré-sélectionné et bureaucratiquement breveté, ainsi, par quelques officines monopolistiques !

Mais les peurs actuelles peuvent plutôt être interprétées comme des angoisses _ sans contour ni objets identifiables : re-voilà ce concept crucial _ face au réel _ méconnu, lui, en sa diversité et spécificité qualitative : hors numérisation et comptabilité ! _ et à ce qu’il comporte de hasards _ bel et bien objectifs ! lire ici Augustin Cournot ; ou Marcel Conche : l’excellent L’Aléatoire (paru aux PUF en 1999)… _ et d’incertitudes » _ ludiques et glorieuses… Aux pages 136-137…

« Mais c’est surtout sur le dernier point, celui qui associe la peur et l’institution de la souveraineté, qu’il nous faut admettre ne plus vivre dans un monde hobbesien.« 

Car « la peur qu’éprouvent les sujets à l’égard des institutions est différente de la crainte raisonnable éprouvée face au Souverain«  _ énoncée et décrite dans Léviathan. « Dans un monde globalisé, les craintes _ désormais _ sont transnationales : c’est pourquoi les frontières classiques ne sont plus perçues _ par les individus _ comme des protections suffisantes« 

Et « des peurs contemporaines, on peut dire qu’elles sont « socialisées » en ce sens qu’elles renvoient à des attitudes _ larges et floues : voilà _ plus qu’à des actes illégaux _ spécifiés. Les citoyens ne sont donc pas seulement tenus de craindre les appareils étatiques de contrainte, ils doivent d’abord être vigilants face à _ tout _ ce qui, dans leur environnement immédiat _ infiniment ouvert et mobile _, les met _ subjectivement _ en danger« , pages 137-138.


Avec ce résultat que « le bénéfice de la peur politique, qui est de permettre aux individus de s’abandonner à _ la douceur presque insensible d’ _ une certaine confiance mutuelle _ oui : cette « civilité«  (« pacifique ») était l’objectif politique escompté, au final, du modèle d’État hobbesien _, est alors perdu au bénéfice d’une défiance _ rogue et perpétuellement malheureuse ; plus qu’intranquille : perpétuellement sur le bord de verser dans l’humeur querelleuse et agressive _ généralisée« , page 139. 

Avec aussi ce résultat, terrible : « les peurs d’aujourd’hui isolent _ voilà _ les individus parce qu’elles ne désignent pas un « autre » comme danger, mais se défient _ et fondamentalementdu réel social même _ en son entièreté. Les murs contemporains _ ceux qu’analyse Wendy Brown en son très remarquable Les Murs de la séparation et le déclin de la souveraineté étatique _ montrent _ cruellement, en leur réalisme ! _ que la peur n’est plus à l’origine d’un désir communautaire _ celui de « faire monde« , ou « société«  _, mais qu’elle est une invitation à faire sécession _ voilà ! en une « forteresse assiégée«  isolée du reste par ses barbacanes, fossés et douves… _ d’un monde jugé globalement pathogène«  _ (= toxique) : page 139…

Par là, « le modèle de l’aversion _ et de la fuite : mais jusqu’où ?.. _ semble plus adéquat _ en notre aujourd’hui d’« apeurement«  généralisé… _ que celui de la peur classique pour aborder les refus du présent« , en déduit Michaël Foessel, page 142.

Avec cette conséquence éminemment pratique que « confronté à un marché et à des risques qui ne connaissent plus de frontières, les souverainetés étatiques blessées _ et qui demeurent encore _ ne peuvent répondre autrement que sur un mode _ c’est à bien relever ! _ à la fois métaphorique _ ou magique ! d’où les palinodies d’incantations… _ et réactif au désir de monde clos qui anime la peur _ = l’angoisse, en fait… A force de discours _ et pas seulement ceux des communiquants et publicitaires, et autres propagandistes stipendiés _ qui affirment que le danger est partout puisqu’il est le monde lui-même _ voilà ! _, la peur a perdu _ et c’est un comble ! _ sa vertu de circonspection. N’étant plus en mesure de distinguer _ ni évaluer, ou mesurer, non plus ! _ le menaçant de l’inoffensif, elle tend à envisager _ fantasmatiquement _ toute chose _ à l’infini, continument ! _ comme un danger en puissance« , page 143. « Les peurs contemporaines ne font plus monde«  _ par là même : en un « esseulement«  (anti-social) proprement affolant…


Et « l’angoisse advient dans l’effondrement de ces significations _ qui furent jadis familières _ lorsque plus rien ne répond à nos attentes _ devenues seulement mécaniques et réflexes _ ou ne s’inscrit dans un horizon maîtrisé _ mécaniquement, aussi _ par nos actes«  _ selon quelque chose dont Kafka semble avoir, avec beaucoup, beaucoup d’humour, lui, exprimé très lucidement quelque chose…

D’où « les discours de la catastrophe » contemporains… Et « dans les politiques de la catastrophe _ qui se déploient si complaisamment _, il n’y a plus de différence de nature entre un monde qui menace de disparaître à cause de l’insouciance des hommes et une vie qui déraille » _ carrément ; page 146.

Certes « une catastrophe possède des remèdes, mais ceux-ci _ massifs, forcément… _ empruntent toutes leurs procédures à la science _ calculante, ainsi qu’à la techno-science (son compère), à partir de probabilités envisageables selon des moyennes… _ et aux mesures préventives _ techniques, mécaniques et automatisées _ qu’elle permet d’anticiper.

Sciences du climat, mais aussi du comportement, du crime, de la gestion des risques sanitaires et de la conduite _ envisageable, grosso modo, statistiquement… : le raisonnement se fait sur des ensembles, des masses, des foules ; et pas sur des singularités : non ciblables… _ des hommes _ coucou ! les revoilà ! _ : autant d’édifices théoriques qui figent l’avenir _ on en frémit ! tels des papillons promis (et condamnés) au filet, au formol et à l’épingle qui les immobilise pour l’éternité ! _ dans les prédictions _ ou prévisions ? imparables ?.. _ qui en sont faites.


Il faut _ très concrètement _ que la catastrophe _ massive !!! donc… _ soit un horizon _ incitatif suffisant ! pour les individus comme pour les gouvernants, par l’incommensurabilité de son caractère épouvantable ! sinon, on demeure insouciant ; et imprévoyant ! anesthésié qu’on est par le désir de confort et de routine ordinaire… _ pour que le monde et les vies deviennent prévisibles _ ceux qui contrôlent et calculent en étant à ce compte-là seulement, rassurés ! On ne maintient pas _ voilà ! _ les citoyens et les gouvernants dans la prévoyance active pour les lendemains si ceux-ci ne sont pas menacés _ rien moins que _ du pire. En sorte que les discours de la catastrophe ont tout de la prophétie autoréalisatrice : ils suscitent les peurs angoissées auxquelles ils proposent _ bien fort _ d’apporter une solution« , page 146.


Et « cette circularité _ voilà : auto-alimentatrice du système _ entre la peur angoissée _ sans objet nettement déterminé _ et la vigilance productive qu’elle induit _ voilà _ ne se limite nullement aux rapports entre les individus et les États. On n’expliquerait pas, sinon, qu’elle ait pu investir les vies jusque dans leur intimité _ mais oui ! _, réduisant toujours les espaces de quiétude. La peur incertaine _ angoissée, kafkaïenne… _ s’est transformée en élément _ productif _ de mobilisation permanente _ d’où la polysémie du titre de l’ouvrage : « État de vigilance«  : dont le sens, aussi, d’un état perpétué en permanence d’attention inquiète, voire stressée, des individus ; en plus de l’« État libéral-autoritaire« , adjuvant (et complice : bras séculier !) de l’économie néolibérale… _ dans un système global, que faute de mieux, nous appelons « néolibéralisme » _ voilà !

La vigilance ne serait jamais devenue un _ tel _ ethos majoritaire _ et continuant de se répandre _ si les trois dernières décennies _ après la fin des « trois glorieuses«  et la première grande crise du pétrole, en 1974… _ n’avaient pas été celles de l’introduction des horaires flexibles _ la flexibilité tuant la plasticité ; cf les excellents ouvrages là-dessus de Catherine Malabou… _, de l’affaiblissement des garanties liées au contrat de travail ; et de la sous-traitance à des entrepreneurs indépendants et socialement fragilisés«  _ en effet ! voilà des procédures empiriques diablement efficaces sur le terrain pour créer, multiplier et entretenir l’anxiété…


Et « le « management par la terreur » _ oui ! _ fait système _ lui aussi : par le haut ! _ avec ce réel angoissé _ oui ! _ où le fait de se sentir nulle part « chez soi » _ une barbarie ! _ est considéré _ managérialement ! Michaël Foessel cite ici une déclaration en ce sens de Andrew Grove, ancien PDG d’Intel : « la peur de la compétition, la peur de la faillite, la peur de se tromper et la peur de perdre sont des facteurs de motivation efficaces«  _ comme une vertu cardinale« , page 147 _ au bénéfice d’une nomenklatura, qui, elle, de fait, sait fort bien s’en exempter : cf les « retraites automatiques« , « parachutes dorés«  et « autres primes extravagantes« , précise Michaël Foessel, pages 147-148…

Le résultat étant que « dans les sociétés libérales, la majorité des individus est _ et de plus en plus : à moins qu’on ne s’emploie à y mettre fin !.. à inverser le processus ! _ soumise à une variabilité permanente _ dite « flexibilité«  : le contraire de la « plasticité«  artiste ; et des démarches souples et ouvertes à l’accident de l’imprévisibilité du « génie«  _ des formes de vie _ Michaël Foessel reprend ici l’expression de Paolo Virno ; cf aussi son Opportunisme, cynisme et peur _ ambivalence du désenchantement_ qui favorise l’apparition des craintes angoissées« , page 148. « Étrange procédure que celle dont on attend _ les néolibéraux ! du moins… _ qu’elle produise de la stabilité psychologique et sociale _ systémiques : une induration de l’habitus… _ par l’exacerbation des inquiétudes » _ des individus (pire que stressés)…

Et Michaël Foessel de conclure son chapitre « Cosmopolitique de la peur ? » :

« Dans tous les cas, il nous faut renoncer à nos espoirs _ sic ! _ dans une cosmopolitique de la peur _ pour reprendre le concept kantien… : soit la perspective d’un tel affect qui « ferait monde«  ! pour la collectivité des humains que nous sommes… Le cosmopolitisme n’est possible que là où _ décidément _ il y a des institutions et là où il y a un monde _ se faisant par nos coopérations effectives et lucidement confiantes (de vraies personnes sujets, et non réduites au statut d’objets) :

on aura depuis longtemps compris combien j’applaudis à ce « diagnostic«  de Michaël Foessel _ pour reprendre le titre (au pluriel : « diagnostics« ) de cette « collection » du « Bord de l’eau« , que dirigent Fabienne Brugère et Guillaume Le Blanc !


Or, les peurs angoissées sont solitaires et acosmiques
_ hélas ! _ : elles n’ont pas d’autre horizon que celui de la catastrophe » _ et font mourir les individus (isolés, s’isolant les uns des autres, désocialisés ; et sans œuvres !) de mille morts avant la mort biologique définitive… Ce ne sont pas là des vies vraiment « humaines » ! mais « inhumaines » ! barbares !

« Mais _ et ce sont les mots de Michaël Foessel en sa conclusion, page 155 _, entre l’audace _ téméraire _ de l’aventurier et la prudence _ calculante, comptable _ de l’entrepreneur _ ainsi, aussi, que la lâcheté (veule) devant la peur ; ou la soumission (maladive) à l’angoisse _, il y a le courage de l’action qui se mesure _ sans opération de calcul comptable, cette fois ! et joyeusement ! _ à l’imprévisibilité _ ludique _ du monde. Cette vertu collective _ et pas seulement personnelle et individuelle, par là ; mais civique (et civilisatrice !) _ est nécessaire pour que nos désirs politiques _ authentiquement démocratiques : à rebours des populismes démagogiques (bonimenteurs) menteurs ! _ osent à nouveau se dire dans un autre langage que celui _ apeuré et apeurant, avare et mesquin, aveuglément cupide ! _ de la sécurité _ soit le langage de la liberté créatrice d’œuvres authentiquement (= qualitativement !) « humaines« 

Un défi exaltant…

Existent d’autres régimes d’attention _ ou « vigilance« , avec d’autres rythmes… _que cette mesquinerie réductrice utilitariste néolibérale « coincée » ! D’autres désirs que de sur-vivre (soi, tout seul) biologiquement, et à tout prix ! Ou seulement s’enrichir _ gagner plus ! _ !.. Quelle pauvreté d’âme ! Quelle bassesse ! Quelle porcherie que cette cupidité exclusive !

Une attention un peu plus généreuse (et ludique _ jouer…) à l’altérité amicale (ou l’altérité amoureuse _ il y a aussi l’altérité des œuvres) ; et non inamicale _ Michaël Foessel cite aussi à très bon escient Carl Schmitt, et cela à plusieurs reprises _ ou concurrentielle !

Quelles terribles restrictions (et appauvrissements _ qualitatifs ! _) de l’humanité voyons-nous se déployer sous nos yeux avec cette économie politique néolibérale conquérante, exclusive, totalitaire ! en plus du ridicule infantile de son exhibitionnisme bling-bling !..

C’est cette anthropologie joyeuse-là qu’il vaudrait mieux, ensemble, en une démocratie ouverte, réaliser, joyeusement, souplement, et les uns avec _ et pas contre _ les autres…

Aider à advenir et s’épanouir une humanité mieux « humaine » !..

Titus Curiosus, ce 22 avril 2010

Post-scriptum :

Avec un cran supplémentaire de recul,

je dirai que la pertinence de l’analyse de l’état contemporain de l’État

(ainsi que du Droit : ici la réflexion de Michaël Foessel s’inscrit dans la démarche d’analyse lucidement riche d’un Antoine Garapon, comme dans celle de Mireille Delmas-Marty)

me paraît tout particulièrement redevable à la démarche de Michel Foucault _ en ses leçons au Collège de France, tout spécialement : leçons dont la lucidité fut sans doute en quelque sorte « accélérée«  par le sentiment de l’urgence de ce qui lui restait de temps, terriblement « compté« , à « vivre«  ! _ quant à l’historicité et des réalités et des concepts _ ensemble : ils font couple ! _ afin de les penser et comprendre :

à l’exemple _ encourageant ! _ de ce qu’une Wendy Brown retire de la méthode foucaldienne.

Soit un refus de la « substantialisation«  _ le terme est employé au moins à deux reprises dans le livre _ des concepts, de même qu’une critique reculée des « thèmes«  _ ce terme aussi revient à plusieurs reprises : les deux font partie de l’épistémologie critique foesselienne, en quelque sorte… La compréhension du réel, en son historicité même, requiert donc une telle mise en perspective à la fois cultivée et critique. 

C’est ainsi que la philosophie de l’État, ainsi que l’anthropologie _ classiques, toutes deux, en philosophie politique _ d’un Thomas Hobbes, doivent être relues et corrigées afin de comprendre ce qui change, ce qui mue, ce qui devient autre et se transforme à travers l’usage (faussement similaire) des mots, des expressions, des concepts, même, pour « suivre » et saisir vraiment ce qui « devient » (et mue) dans l’Histoire :

ici, en l’occurrence, comprendre « l’État libéral-autoritaire » et les « peurs angoissées » contemporains.

Comment la peur est « utilisée » autrement aujourd’hui qu’hier par un État _ avec ses appendices idéologiques _ qui, lui non plus, n’est plus le même ; et selon des affects qui eux-mêmes ont « bougé« . Et qu’il importe absolument de comprendre, en ce « bougé » même, pour mieux saisir le sens de ce qui advient maintenant ; et mieux agir au service d’un « humain » qui lui-même change (et se trouve « malmené » !)…

Ce qui _ nous _ impose _ aussi _ d’autres modalités d’action, notamment politiques, au service des valeurs d’épanouissement des humains : au lieu d’une « guerre _ même sous d’autres formes _ de chacun contre tous« .

Voilà comment Michaël Foessel, en son travail d’analyse philosophique, en ses livres publiés, comme en son travail d’articles dans la revue Esprit, au courant des mois et des années, nous offre un travail au service de l’épanouissement de l’humain…

Et d’un « faire monde » courageux : les deux étant liés…

Grand merci à ces contributions !!! Elles sont importantes !

C’est aussi une mission _ d’une certaine importance ! en effet… _ du philosophe _ faisant ce que sa démarche (d’intelligence comme d’action : en intense corrélation…) lui permet d’effectivement faire _ que de s’inscrire, avec son effort d’intelligence critique du réel, dans une démarche d’aide à la lucidité de la cité _ et des citoyens : tant qu’il en demeure, du moins ; mais le pire (ou la « catastrophe« ) n’est pas toujours le plus sûr, heureusement, peut-être !..

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