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Et encore deux remarquables lecture-commentaires des stupéfiantes (de beauté singulière) « Chansons madécasses » de Maurice Ravel…

16mai

En  continuant de fouiller sur le Net,

j’ai découvert encore deux très intéressantes lecture-commentaires des bouleversantes de beauté singulière « Chansons madécasses » de Maurice Ravel,

dont voici, ici, deux précieux liens d’accès à la lecture :

« La respiration musicale de l’amour malgache« , de Yann Bertrand, publié le 29 janvier 2019 ;

et « Chansons madécasses, modernisme et érotisme : pour une écoute de Ravel au-delà de l’exotisme« , de Federico Lazzaro, le 16 mai 2016…

Maurice Ravel, entre érotisme et anticolonialisme

La respiration musicale de l’amour malgache

« Les Chansons madécasses me semblent apporter un élément nouveau – dramatique voire érotique – qu’y a introduit le sujet même de Parny. C’est une sorte de quatuor où la voix joue le rôle d’instrument principal. La simplicité y domine. L’indépendance des parties s’y affirme que l’on trouvera plus marquée dans la Sonate pour piano et violon»

Maurice Ravel, extrait d’Une esquisse autobiographique, retranscrit par Roland-Manuel

1925. Alors que L’Enfant et les Sortilèges (Fantaisie lyrique sur un livret de Colette) vient d’être donné pour la première fois à l’opéra de Monte-Carlo, le 21 mars, sous la direction du chef d’orchestre Victor de Sabata, Maurice Ravel est contacté pour la composition d’une nouvelle composition. C’est le violoncelliste Hans Kindler, venu pour le compte de la mécène américaine Elizabeth Sprague-Coolidge, qui lui commande une œuvre d’une dizaine de minutes pour un effectif de musique de chambre inattendu : voix, flûte, violoncelle et piano.

Un vrai défi. En effet, Ravel ne dispose que d’un court délai pour la composition. D’ailleurs, seule la seconde chanson du recueil (« Aoua ! ») sera écrite dans les temps. Les deux autres ne seront achevées que l’année suivante, en 1926. Aucun texte ne lui est suggéré, ce qui lui laisse une totale liberté dans le choix des poèmes qu’il souhaiterait mettre en musique. Depuis son installation à Montfort-l’Amaury en avril 1921, Ravel a acquis beaucoup d’ouvrages rares dans sa bibliothèque, notamment d’œuvres, de mémoires et de lettres du XVIIIe siècle (« typique des lectures d’un solitaire » dira le musicologue Marcel Marnat). Parmi eux se trouve un exemplaire de l’édition complète de l’œuvre d’Evariste Désiré de Forges, Vicomte de Parny, plus connu sous le nom d’Evariste de Parny (1753-1814), qui va servir de point de départ pour l’œuvre à venir.

A cette époque, Ravel s’enthousiasme pour les Chansons madécasses traduites en français, suivies de poésies fugitives. Il s’agit d’un recueil de poèmes en prose rédigé _ parait-il, selon Parny lui-même… _ à partir de documents malgaches par l’auteur entre 1784 et 1785, puis publié en 1787. Les douze poèmes (chansons) composant le recueil ont été écrits par l’auteur durant un séjour aux Indes. Malgré l’intérêt que ce  dernier porte à ces documents malgaches, il ne s’est jamais rendu à Madagascar _ la référence est donc fictive…

Au sein de ce corpus, Maurice Ravel choisit d’abord la troisième chanson (« Méfiez-vous des blancs »), la huitième (« Il est doux ») et enfin la douzième (« Nahandove »). Ce cycle de trois mélodies forme le recueil des Chansons madécasses qu’il compose entre 1925 et 1926.

Avec les Chansons madécasses, nous avons affaire à une composition de la grande maturité ravélienne _ oui. En effet, il s’agit d’un véritable chef d’œuvre _ oui ! sublime ! _, un peu trop oublié _ hélas _ des musiciens et du grand public. Il mérite pourtant _ mais oui _ toute l’attention. Elles donnent certes beaucoup de fil à retordre _ en effet ! Ravel le reconnaissait tout le premier… _ à ses interprètes, mais elles en valent vraiment la peine. Dans ce triptyque vocal, le compositeur réussit à renouveler ses manières en proposant une page haute en couleur et d’une originalité frappante _ oui, et quasi dérangeante à beaucoup…  Tout comme il l’avait fait dans sa Sonate pour violon et violoncelle en 1920, il parvient à dépouiller sa mélodie, à épurer son harmonie, apportant un panorama musical simple _ oui ! _, mais riche _ oui, oui ! _, d’une écriture suave réduite à l’essentiel _ en effet. L’indépendance des voix _ voilà ! _ domine l’œuvre. Le compositeur y fait régner un art contrapuntique « très strict » dira-t-il durant un entretien avec un interlocuteur anonyme publié dans la Revue musicale le 12 mars 1931. Le résultat est tout à fait remarquable. Les instruments de la nomenclature semblent communiquer, se compléter sans jamais s’appesantir _ tout cela est d’une parfaite justesse. Ravel ne lésine pas sur les moyens, et va jusqu’à utiliser son pupitre comme un orchestre, ce que l’on peut observer surtout au sein de « Aoua ! » et de « Il est doux ».

Pierre Boulez ou encore Vladimir Jankélévitch considèrent les Chansons madécasses comme une œuvre très imprégnée et très marquée par le Pierrot Lunaire d’Arnold Schoenberg de 1912 _ oui. Ravel considérait d’ailleurs son aîné viennois comme l’un des plus grands compositeurs de son temps. Il y fait référence dans la conférence intitulée « La musique contemporaine » du 7 avril 1928 à Houston au Texas (durant son fameux voyage aux Etats-Unis) : « Je suis parfaitement conscient du fait que mes Chansons madécasses ne sont en rien schoenbergiennes, mais j’ignore si j’eusse été capable de les écrire si Schoenberg n’avait pas composé. » Ravel avait écrit en 1913 une œuvre pour un ensemble instrumental similaire à celui du Pierrot Lunaire dont il n’avait alors entendu parler que par retours d’Igor Stravinsky et d’Edgard Varèse _ voilà _ : Trois Poèmes de Stéphane Mallarmé. (Stravinsky avait composé dans la même veine Trois poésies de la lyrique japonaise). Nous retrouvons l’influence qu’a pu avoir Schoenberg sur Ravel dans les Chansons madécasses. D’ailleurs il ne s’en cache pas : « Il ne faut jamais craindre d’imiter. Moi, je me suis mis à l’école de Schoenberg pour écrire mes Trois Poèmes de Stéphane Mallarmé et surtout pour les Chansons madécasses […] » (cf entretien cité plus haut).

Il est temps de feuilleter les pages de ce livret.

….

Considérons d’abord « Nahandove » : véritable page d’érotisme _ absolument ! _, elle est la première chanson du recueil _ de Ravel. Le compositeur y fait naitre une atmosphère sensuelle et extatique rare et tout à fait remarquable _ absolument. Indiquée andante quasi allegretto, c’est le violoncelle et la voix qui débutent l’œuvre _ oui _ dans un duo suave, doux et coloré de sonorités modales. Rythme et mélodie se confondent au sein des arabesques du violoncelle : l’esprit attisé de Ravel gravite autour de groupes de notes et permute systématiquement les rythmes. (Procédé que l’on retrouve d’ailleurs au sein du Pierrot Lunaire). L’intervalle de quarte est très présent (mi, la, ré, sol). Nous retrouverons l’aisance du musicien à composer et à jouer avec ces lignes mélodiques indépendantes dans toute l’œuvre _ voilà.

Dans le texte de Parny, où l’amant prépare un lit « parfumé de fleurs et d’herbes odoriférantes » pour sa jeune amie « la belle Nahandove », Ravel tisse un tapis sonore envoûtant et voluptueux _ voilà _ sur lequel sa musique va prendre tout son sens. Le piano vient alors rompre _ oui _  le duo rêveur du violoncelle et de la voix dans un mouvement più animato. Par ses rythmes, nous reconnaissons « la marche rapide »  et « la respiration précipitée » de Nahandove vers « le lit de feuille ». La flûte n’intervient _ oui _ qu’à son arrivée. Le compositeur use des nombreux ostinatos rythmiques comme d’une arme évocatrice de la montée en puissance de l’excitation _ voilà _, renforcée par le crescendo débutant sur une nuance pianissimo vers une nuance forte. Le charme musical opère au chiffre 2 de la partition. L’écriture un peu moins dense devient de plus en plus enivrante _ c’est cela. La flûte, par ses arabesques fluides, envoûte l’oreille de l’auditeur (nous retrouverons ces arabesques sensuelles dans la troisième chanson du recueil). Le compositeur crée une atmosphère qui accompagne et renforce le texte, la rendant de plus en plus voluptueuse : « Que ton regard est enchanteur, que le mouvement de ton sein est vif et délicieux sous la main qui le presse ». Ravel parvient à faire ressentir une véritable sensation de vertige _ oui _ au sein du dialogue instrumental. Prenons l’exemple des intervalles enivrants de la flûte, des ondoiements du violoncelle et le contraste sonore avec l’écriture obsédante des ostinatos du piano, au chiffre 3 de la partition : « tes caresses brûlent tous mes sens : arrête, ou je vais mourir. ». Et, de la même manière que le musicien avait fait croitre cette excitation, il parvient à intégrer un climat plus épuré (au chiffre 4 de la partition) dans lequel le piano adopte encore une fois un nouvel ostinato rappelant les inflexions du violoncelle au début. Constat de l’amant : « Le plaisir passe comme un éclair » _ post-coïtum… Cette première chanson se termine dans la douceur et dans une atmosphère rêveuse _ avec un puissant goût de revenez-y... _ semblable à celle du début, en mode de fa sur la.

Extrait de la première chanson du recueil : « Nahandove ».

« Aoua ! » … Cette autre chanson au titre suggestif _ de l’invention de Ravel ; l’expression n’existe pas chez Parny _ est la première des trois chansons écrite par Ravel sur le texte le plus politique _ en effet _ du recueil de Parny. Elle est donnée en audition privée en automne 1925 à l’hôtel Majestic de Londres, pour les invités d’Elizabeth Sprague-Coolidge (commanditaire de l’œuvre). Divers artistes participent à son interprétation : Jane Bathori (mezzo-soprano), Louis Fleury (flûte), Hans Kindler (violoncelle) _ l’intermédiaire d’Elisabeth Sprague Coollidge auprès de Ravel _ et Alfredo Casella (piano). Applaudie par une partie de l’auditoire, elle est cependant contestée, notamment par Léon Moreau, second prix de Rome en 1899, qui se montre indigné _ voilà _ par les propos anticolonialistes du texte choisi par le compositeur. Il n’hésite pas à s’y opposer de vive voix. Cette touche d’anticolonialisme, mouvement très jeune à cette époque, pouvait sembler ostentatoire sinon choquante aux yeux des plus conservateurs. Nous imaginons bien que Ravel, homme de gauche proche de Léon Blum _ mais oui ! _, était conscient de l’impact que pouvait avoir un tel texte déclamé en musique _ la mélodie était destiné en priorité à un auditoire américain… Sans doute était-il fier de l’engagement politique et militant de sa composition. En outre, il avait déjà le goût de la provocation _ au moins _ et _ peut-être, mais c’est moins sûr _ du scandale. Notée andante, la musique commence par la déclamation fortissimo (tutti) d’un cri de guerre (« Aoua ! ») _ soit le haka des Maoris ! _ que Ravel a ajouté _ voilà, de son initiative _ au texte de Parny. L’effet est absolument glaçant _ tout à fait !!!! et c’était déjà là l’intention du poème de Parny… _ et agit comme une mise en garde tonitruante _ voilà ! _ renforcée par l’utilisation « percussive » du piano _ à la Bartok _ qui résonne comme un gong. Assurément, les cinq premières mesures donnent le ton : « Aoua ! Méfiez-vous des blancs habitants du rivage ! ». Fracassantes, elles s’imposent à l’auditeur comme un titre, une identité _ tout à fait. Elles s’imposent également comme un réel présage _ oui : accompagnant l’avertissement prémonitoire du poème de Parny, en 1787 _ de l’ambiance du texte (et de la musique) à venir _ tout cela est très juste. Ravel y installe une atmosphère bitonale (le musicologue Christian Goubault parle même de bimodalité) ambiguë dans laquelle la voix et la main droite du piano en fa# contrastent avec le reste de la nomenclature en ut. Il instaure un climat ambigu, très sombre _ oui _, qui fait corps avec le texte chargé de rancœur _ voilà : Parny a connu cela d’expérience sur divers rivages de l’Océan indien. L’auditeur ne peut que se laisser absorber par l’histoire contée : « Du temps de nos pères, des blancs descendirent dans cette île ; on leur dit : Voilà des terres ; que vos femmes les cultivent. Soyez juste, soyez bons, et devenez nos frères. Les blancs promirent, et cependant ils faisaient des retranchements. ». L’ostinato au piano semble incantatoire _ oui _, renforcé par les quintes inlassables du violoncelle et les ponctuations languissantes de la flûte. Plus on s’avance dans la torpeur du texte et de la musique, plus la tension croît à travers le climat harmonique et l’amorce d’un crescendo e accelerando poco a poco : « leurs prêtres voulurent nous donner un Dieu que nous ne connaissons pas ». Au chiffre 3 de la partition, la nomenclature s’emporte : « plutôt la mort ! Le carnage fut long et terrible » _ envers ces Blancs colonisateurs _, et croît de plus en plus vers le fortissimo. Climax de la bataille et de la partition avec le retour du cri de guerre plus tonitruant encore : « ils furent tous exterminés. Aoua ! Méfiez vous des blancs ! ». Cette nouvelle déclamation enchaîne sur un allergo feroce au chiffre 4. Accompagnée seulement par des harmonies au piano et des rythmes endiablés à la flûte, la voix annonce l’arrivée _ à venir _ de « nombreux tyrans, plus forts et plus nombreux ». La tension décroît enfin au molto ritenuto lié au départ des tyrans s’achevant sur un adagio au chiffre 5 : « Ils ne sont plus, et nous vivons, et nous vivons libres. » Dernière déclamation du cri de guerre cette fois-ci pianissimo, et, en guise de ponctuation de cette page si particulière, s’ajoute une ultime mise en garde languissante (« méfiez-vous des blancs, habitant du rivage. ») avant de terminer sur une basse sourde (sol-fa#) du piano (comme un gong).

Enfin, la chanson « Il est doux » ponctue ce cycle de mélodies. Il s’agit de la chanson la plus dépouillée et la plus épurée du recueil _ en effet. La voix y est quasiment nue, la nomenclature beaucoup plus discrète, la nuance beaucoup plus soutenue (elle oscille entre piano et pianissimo). Ravel y expérimente des sonorités tout à fait originales pour accompagner cet ultime texte. Relevons par exemple l’entrée du violoncelle en harmonique (sul ponticello), mesure 5, apportant un timbre précis voulu par le compositeur. Il instaure ainsi une atmosphère toute particulière inédite jusqu’alors au sein de ces chansons. Il vient s’insérer délicatement dans la phrase de flûte qui a débuté l’œuvre. Cela rappelle d’ailleurs l’intervention de la contrebasse (sul ponticello) qui accompagne les deux hautbois en quintes et quartes parallèles, au début de L’Enfant et les Sortilèges. Sur un tempo indiqué lento,une phrase langoureuse à la flûte enrichie par les harmoniques du violoncelle, évoque l’atmosphère dans laquelle le texte plonge l’auditeur : celle d’une fin d’après-midi étouffante de chaleur _ tropicale. La richesse sonore de ces deux lignes ouvre la dernière page de ce recueil. Ponctuées par des septièmes murmurées dans le registre aigu du piano, la voix fait son entrée au chiffre 1 de la partition : « Il est doux de se coucher durant la chaleur sous un arbre touffu ». Les lignes _ musicales _ écrites par Ravel frappent par leur originalité et leur dépouillement. La lenteur avec laquelle la musique se développe ramène l’auditeur captif vers l’atmosphère voluptueuse _ oui, oui _ du texte de Parny. La tonalité y est, à l’instar de « Aoua ! », également suspendue par moments.

Cette surenchère dans l’impression de vertige participe aussi à l’élaboration de ce monde extatique déjà évoqué. Le chant continue imperturbablement : « Femmes, approchez. Tandis que je me repose sous un arbre touffu, occupez mon oreille par vos accents prolongés. » Evidemment le choix de ce texte à tendance plutôt machiste _ oui _ n’est pas un hasard. Il s’agit d’une touche de second degré du compositeur face à laquelle la musique reste inébranlable et indifférente. L’humour était caractéristique de Ravel, et l’on retrouve au sein de sa musique beaucoup de touches de second degré _ en effet. Au chiffre 3 de la partition, nous pouvons observer un nouvel effet sonore ici presque percussif. Le violoncelle entre en harmonique en pizzicati tandis que le piano résonne doucement en fond. La flûte reprend un élément évocateur du caractère érotique déjà présent dans « Nahandove ». Il renforce l’étreinte suggérée par le texte et accentue la couleur extatique et enivrante _ lascive _ de la scène : « Que vos pas soient lents, qu’ils imitent les attitudes du plaisir et l’abandon de la volupté ». La venue du crépuscule conclut le texte. Au chiffre 4 de la partition (andante quasi allergretto), seul le piano, sur de longues harmonies douces et épurées accompagne la voix : « la lune commence à briller à travers les arbres de la montagne. »

Alors que tout semble terminé, le génie du second degré de Ravel intervient une dernière fois _ oui ! L’ultime phrase du poème de Parny, isolée du reste de la chanson, résonne (avec ses inflexions légèrement dédaigneuses et nonchalantes) _ tel le sprechgesang schœnbergien _ dans les trois dernières mesures : » Allez, et préparez le repas ».

Premières mesures de la troisième chanson du recueil : « Il est doux ».

Les Chansons madécasses forment un véritable chef-d’œuvre du répertoire de la musique de chambre _ oui ! _, et constituent la quintessence de l’art ravélien _ absolument. Elles sont dignes des plus importantes réussites du compositeur _ oui, oui. Il considérait d’ailleurs _ lui-même _ cette œuvre comme l’une des plus réussies de sa production, chose assez rare pour ce musicien parfois très sévère avec certaines de ses créations. Les Chansons madécasses furent données pour la première fois (dans sa version intégrale _ des 3 mélodies _ ) à l’Académie américaine de Rome le 8 mai 1926 avec Jane Bathori, Louis Fleury, Hans Kindler et Alfredo Casella, puis le 21 mai en Belgique en audition privée. La première en France eut lieu à Paris le 13 juin, salle Erard avec Urbain Baudoin à la flûte, succédant à Louis Fleury décédé le 10 juin à l’âge de 48 ans.

Nous ne pouvons qu’admirer l’architecture impressionnante et le minimalisme de cette œuvre _ oui. Sa modernité _ oui ! _ participe également à son chef-d’œuvre _ absolument. D’abord, du fait de son effectif inattendu, déroutant et peu commun _ demandé par le violoncelliste commanditaire Hans Kindler _, mais aussi, par-delà les timbres utilisés, du fait des sonorités recherchées par Ravel, des phrases et idées musicales, de la place de l’ostinato et de la suspension tonale qu’il suggère momentanément dans les deux dernières chansons.

Les sujets traités (érotisme et anticolonialisme) participent également de la réussite de cette composition _ c’est indéniable. Le musicien réussit à les fondre dans la musique _ oui _, et à en faire ressortir l’atmosphère avec une grande intensité _ c’est le mot juste. L’érotisme ambiant y est brillamment rendu _ ô combien ! et comment !! L’anticolonialisme et, donc, l’engagement politique du compositeur dans son œuvre, lui donne une couleur remarquable _ oui, aussi. La partie instrumentale nous plonge dans le décor évocateur des textes de Parny et renforcent le propos _ bravissimo !

Un peu trop délaissées par les interprètes _ mais oui : vraiment les attraper demeure en effet difficile _ et encore trop peu connues du grand public _ mais oui : elles sont assez peu enregistrées ; et rarement avec cohérence et justesse : Stéphane Degout, Janet Baker, selon moi… _ les Chansons madécasses méritent une écoute particulière _ absolument ! Elles figurent, au même titre que le Concerto en sol ou encore La Valse, au panthéon de la création artistique de Maurice Ravel _ j’y ajouterai pour ma part aussi Le Tombeau de Couperin Laissez-vous donc surprendre _ oui _ et enivrer _ oui, oui _ par la grâce et les charmes inouïs _ voilà ; qui rappellent celles des femmes des îles Marquises de Gauguin… _ de « la belle Nahandove ». Laissez-vous gagner par le tressaillement subtil _ oui _ que produisent l’ambiance sombre et la saveur polémique de  lascives étreintes de « Il est doux ». Vous en ressortirez en tout cas frappés, ravis et peut-être médusés par la musicalité _ oui  : prodigieuse ! sublime ! _ de cette œuvre. Mais surtout fascinés et enthousiasmés par la richesse évocatrice de cette perle rare des joyaux de la musique.

« Maint joyau dort enseveli

Dans les ténèbres et l’oubli

Bien loin des pioches et des sondes »

Baudelaire, Le Guignon


Photographie de Maurice Ravel chez lui, à Montfort-l’Amaury.

Bibliographie séléctive :

 

– Christian GOUBAULT, Maurice Ravel, le jardin féérique, Minerve, 2007.

– David SANSON, Maurice Ravel, Actes Sud, Collection « Classica », 2005.

– Hélène JOURDAN-MORHANGE, Ravel et nous, Editions du Milieu du Monde, 1945.

– José Bruyr, Maurice Ravel ou Le Lyrisme et les Sortilèges, Editions le Bon Plaisir, 1950.

– Manuel CORNEJO, Maurice Ravel – L’intégrale – Correspondance (1895-1937) écrits et entretiens, Le Passeur, 2018.

– Marcel MARNAT, Maurice Ravel, Fayard, 1995.

– Marcel MARNAT, Maurice Ravel – Manuel Rosenthal, souvenirs recueillis par Marcel Marnat, Hazan, 1998.

– ROLAND-MANUEL, Maurice Ravel et son œuvre dramatique, Editions musicales de la librairie de France, 1928.

– ROLAND-MANUEL, Ravel, Gallimard, 1948.

– Vladimir JANKELEVITCH, Ravel, Seuil, Collection « Solfèges », 1995.

 

Ainsi que l’article très détaillé et érudit « Chansons madécasses, modernisme et érotisme : pour une écoute de Ravel au-delà de l’exotisme« , de Federico Lazzaro,

in le Volume 3, numéro 1, 2016, de la Revue OICRM _ Revue de l’Observatoire Interdisciplinaire de Création et de Recherche en Musique de l’Université Laval _, paru le 16 mai 2016…

De bien belles analyses de ce chef d’œuvre si singulier et envoûtant de Maurice Ravel que sont ces 3 sublimes « Chansons madécasses« …


Ce jeudi 16 mai 2024, Titus Curiosus – Francis Lippa

Quelques précisions sur la genèse des « Chansons madécasses » de Maurice Ravel, d’après Roland-Manuel ; ainsi que sur quelques cousinages cibouro-luziens faisant de Maurice Ravel, cibourien, un cousin apparenté à ses amis Gaudin, luziens : ce qui est tu et ce qui est dit…

15mai

 

À toutes fins utiles,
et qui confortent les intuitions si justement exprimées par Thomas Dolié lors de son passionnant travail de « mise en place » samedi dernier…
Samedi prochain 18 mai, à Saint-Jean-de-Luz, je rencontrerai de nouveau Maylen Lenoir-Gaudin, 
petite-fille de la cousine au 3e degré de Maurice Ravel, Magdeleine Gaudin-Hiriart, née à Saint-Jean-de-Luz le 11 mars 1875,
soit 4 jours après la naissance de son cousin Maurice Ravel, né lui le 7 mars 1875 à Ciboure, la cité jumelle de Saint-Jean-de-Luz…
Maylen Lenoir, née Gaudin, en 1942, a très bien connu sa grand-mère Magdeleine, décédée à Saint-Jean-de-Luz le 19 juin 1968,
personne très affable, volubile et joyeuse…
Mais celle-ci, non plus que son fils Edmond Gaudin, n’a jamais parlé à ses petits-enfants de son cousinage avec Maurice Ravel ;
un cousinage que ceux-ci ignoraient donc !!!
Maylen Lenoir m’a raconté en détails divers souvenirs de sa famille du petit Maurice Ravel, venant, enfant puis adolescent, passer quelques vacances à Ciboure et Saint-Jean-de-Luz,
et venant rendre visite à sa chère grand-tante (et marraine) Gachucha Billac (Ciboure, 15 mai 1824 – Saint-Jean-de-Luz, 17 décembre 1902),
qui était depuis 1875 la domestique-gouvernante des 7 enfants Gaudin, nés entre le 19 novembre 1875, l’aîné Charles, et le 23 février 1886, le benjamin Louis.
Hélas n’existe à notre connaissance nul document, nulle lettre, qui ait été conservé concernant les moments d’enfance et d’adolescence de Maurice Ravel, lors de séjours de vacances à Ciboure et Saint-Jean-de-Luz, avant 1897 ;
existent seulement de très vivaces _ et fiables ! _,souvenirs familiaux des Gaudin concernant la présence chez eux du petit Maurice, en particulier avant le décès de sa grand-tante (et marraine), et gouvernante des enfants Gaudin, au 41 de la rue Gambetta, Gachucha Billac, le 17 décembre 1902…
Et ce sont Charles (né le 19 novembre 1875) et Pierre Gaudin (né le 7 février 1878) qui sont allés déclarer à la mairie de Saint-Jean-de-Luz le décès de leur chère nounou, Engrâce (dite Gachucha) Billac, décédée en leur domicile familial, au 41 rue Gambetta
_ et c’est à ce même Pierre Gaudin ainsi qu’à son frère Pascal, tués ensemble au Chemin des Dames le 12 novembre 1914, que Maurice Ravel a dédié le sublime « Rigaudon » du sublime « Tombeau de Couperin ».
C’est par le mariage de sa cousine Magdeleine Hiriart, le 28 septembre 1901, que Maurice Ravel est devenu un peu plus, ou un peu mieux, que le petit-neveu et filleul de la domestique des Gaudin, sa chère Gachucha Billac ;
mais sans pourtant jamais être considéré dès lors comme un « cousin », ne serait-ce que par alliance, des Gaudin, pourtant ses grands amis de toute leur vie, à Saint-Jean-de-Luz,
qui l’ont très souvent hébergé en leurs successifs domiciles luziens.
Et surtout la très aimable Marie Gaudin (Saint-Jean-de-Luz, 3 mars 1879 – Saint-Jean-de-Luz, 8 décembre 1876) était l’amie la plus proche de Maurice Ravel…
Maurice Ravel était donc d’abord, et est demeuré quelque part, ensuite, pour les Gaudin, le petit Maurice, petit-neveu et filleul de leur domestique Gachucha Billac,
auquel on réservait à table, quand il était enfant, les assiettes ébréchées…
Et même une fois devenu le musicien reconnu et même universellement célébré, et surtout l’ami très cher, volontiers hébergé par Marie Gaudin et sa famille,
Maurice Ravel ne fut pas considéré par les Gaudin comme le « cousin » qu’il était pourtant, par apparentement, bel et bien ! Même si c’était seulement par alliance pour les Gaudin, à l’exception de sa cousine effective, elle, Magdeleine née Hiriart, ainsi que son fils Edmond Gaudin (Saint-Jean-de-Luz, 30 mai 1903 –  Saint-Jean-de-Luz, 28 décembre 1988), le père de Maylen Gaudin-Lenoir et de son frère aîné Charles-Paul Gaudin (Saint-Jean-de-Luz 15 janvier 1938 – Saint-Jean-de-Luz, 25 mai 2006).
Mais peut-être que d’autres faits très ultérieurs par rapport à l’enfance et l’adolescence, mais bien tenus secrets, ont aussi en partie joué sur l’image un peu étrange de Maurice Ravel dans l’esprit d’au moins quelques uns des membres de la famille Gaudin-Courteault ; et il me semble qu’il y a probablement là de quoi encore creuser, par-delà les patines du temps, et la succession des générations, en cette famille, la plus proche pourtant, en amitié, de Maurice Ravel, à Saint-Jean-de-Luz…
Sur cela, cf notamment, et plus spécialement, mes 2 articles explicatifs des 17 et 18 août 2022 :
Bien sûr, cette généalogie issue des Delouart, Etcheverry-Hiriart, et des Bibal-Gaudin, et ces menues anecdotes familiales des Gaudin à propos de Maurice Ravel, ne concernent apparemment pas directement le travail musical sur les « Chansons madécasses« , mais cela peut tout de même au moins intéresser la curiosité quant au contexte d’arrière-fond de création d’un compositeur assez introverti, dont la voie privilégiée d’expression de lui-même fut, et quasi exclusivement, sa musique.
Et à cet égard, ces étranges, dérangeantes, puissantes « Chansons madécasses » en disent déjà beaucoup : il faut les écouter égrener leurs secrets…
Ce mercredi 15 mai 2024, Titus Curiosus – Francis Lippa

Un passionnant et intense « Labo du chanteur » (= travail de mise en place d’une interprétation musicale) de Thomas Dolié, baryton, avec Stéphane Trébuchet au piano, autour des deux premières « Chansons madécasses » (1925) de Maurice Ravel : une assez singulière beauté à attraper…

12mai

Assister, voire participer si peu que ce soit

_ pour ma part je me souviens tout spécialement des séances d’enregistrement à l’abbatiale de Saint-Michel-en-Thiérache, l’été 1995, pour le CD EMI-Virgin « Un Portrait musical de Jean-de-La-Fontaine« , sous la direction formidablement compétente (et magnifiquement exigeante !) de Nicolas Bartholomée à la table numérique, dans la sacristie ; un CD dont, « conseiller artistique » d’Hugo Reyne et La Simphonie du Marais, j’étais le co-auteur du programme (ainsi que de 90% du texte de présentation du livret), à partir d’un an de passionnantes recherches sur l’œuvre intégral (en deux volumes de La Pléiade) de Jean de La Fontaine, eainsi que sur l’œuvre musical de Marc-Antoine Charpentier ; cf mon article du 3 jullet 2020 : « «  _

au travail de mise en place, en vue d’un concert et plus encore d’un enregistrement discographique,

est absolument passionnant :

nous pénétrons alors au plus vif et sensible, frémissant (et fragile) de la chair la plus intime des œuvres qu’il s’agit d’interpréter, porter, et servir au mieux…

Or c’est exactement à cela que hier à 17 heures, à la Machine à Musique – Lignerolles, Thomas Dolié _ cf ici la merveilleuse vidéo (de 3′ 21) du final délicieusement somptueux autant que malicieux de « L’Heure espagnole«  sous la direction de François-Xavier Roth, dans lequel (« Un financier et un poète« …) est ô combien manifeste le génie éclaboussant de Ravel ! : Thomas Dolié y est Ramiro, le brave muletier qui « dans les déduits d’amour a (lui aussi, mais oui) son tour«  _ a généreusement et très simplement, et même très humblement, convié à assister le public pour son « Atelier du chanteur » _ cf cette vidéo de présentation (de 1′ 58), enregistrée le 24 février 2020 _, avec le pianiste Stéphane Trébuchet, en son exigeante  préparation, en cours, d’un enregistrement des 3 « Chansons madécasses » (avril 1925 – avril 1926) de Maurice Ravel, dans le cadre d’une très prochaine Intégrale discographique de la musique avec piano de Ravel par François-Xavier Poizat (Grenoble, 18 août 1989), à paraître cette année-ci, 2024, pour l’excellent label Aparté, que dirige l’excellent Nicolas Bartholomée…

« Les Chansons madécasses » ne sont certes ni le plus couru, ni le plus aisé non plus, des recueils de mélodies de Maurice Ravel :

commandé par l’américaine Elisabeth Sprague Coolidge (Chicago, 30 octobre 1864 – Cambridge, 4 novembre 1953), cette œuvre singulière et audacieuse de Maurice Ravel _ réalisée d’avril 1925 à avril 1926 : la troisième pièce a même dû être rajoutée afin d’adoucir l’effroi de l’impression produite par les deux premières ; et selon les termes de la commande passée, pour Elisabeth Sprague Coolidge par le violoncelliste Hans Kindler, l’effectif assez singulier de la pièce (d’une durée d’environ 10′), devait comporter, en plus de la voix, un violoncelle, une flûte et un piano : ce fut donc là la base même de ce travail très original de composition de Ravel qui a aboutira aux 3 « Chansons madécasses« , ce chef d’œuvre tout à fait singulier, j’y insiste, de Maurice Ravel, selon ses propres dires… _, a été composée sur un choix bien précis par Ravel lui-même de 3 poèmes en prose _ mais oui ! parmi les tous premiers… _ d’Évariste de Parny (Saint-Paul, La Réunion, 6 février 1753 – Paris, 5 décembre 1814), de 1787 : pour répondre à l’effectif même, très original donc, de la commande …

Cf déjà, ici, la très précieuse note, à la page 1009 de l’indispensable « Intégrale de la Correspondance de Maurice Ravel » publiée par Manuel Cornejo, se référant ici au très précieux « Maurice Ravel » de Roland Manuel _ à la page 118 de l’édition de 1948 dont je dispose ; dans l’édition originale de 1938, c’était à la page 166.

Et c’est Roland-Manuel lui-même que je lis donc ici, en son récit de 1938 :

« Amateur décidé des bibelots façonnés sous la Révolution, le Directoire, l’Empire et la Restauration, Ravel avait acquis, lors de son installation à Montfort, entre une pendule gothique de 1820 et une théière étrusque, les œuvres complètes d’Évariste Parny en édition princeps. Comme il feuilletait le poème des Fleurs :

L’Ognon préfère un sol épais et gras,

Un sol léger suffit à la semence.

Confiez-lui votre douce espérance

Et de vos fleurs les germes délicats…

il reçut d’Amérique un câblogramme du violoncelliste Kindler qui lui demandait de composer, à l’intention de Mme Elisabeth S. Coolidge, un cycle de mélodies avec accompagnement, « si possible » de flûte, de violoncelle et de piano« .

Et Roland-Manuel alors de poursuivre :

« Toujours heureux, en bon mozartien, de se plier à un jeu dont une volonté étrangère avait fixé les règles, le musicien poursuivit bravement sa lecture de Parny, bien décidé à imposer aux chants du « Tibulle français » la compagnie d’un piano, d’une flûte et d’un violoncelle. Séduit par un exotisme très particulier et de tout point conforme à ses goûts, puisque la couleur locale en est quasiment absente, son choix s’arrêta sur les cinquième, huitième et douzième chansons madécasses.

De cette gageure est née la meilleure musique de chambre qui soit sortie de ses mains depuis la guerre : « Les trois Chansons madécasses me semblent apporter un élément nouveau, dramatique _ voire érotique _, qu’y a introduit le sujet même des chansons de Parny. C’est une sorte de quatuor où la voix joue le rôle d’instrument principal. La simplicité y domine. L’indépendance des parties [s’y affirme] que l’on trouvera plus marquée dans la sonate [pour violon et piano] » _ très précieux extrait de l’Esquisse biographique dictée par Ravel à ce même Roland-Manuel, à Monfort-l’Amaury, le 10 octobre 1928 (note de Manuel Cornejo à la page 1437 de son indispensable édition de l’Intégrale de la Correspondance de Maurice Ravel).

 Réduite ici à ses éléments essentiels, primitifs, mélodie, rythme et timbre, la musique échappe complètement à la tyrannie des accords. Et pendant que Ravel s’amuse à faire à rebours le chemin parcouru par les compositeurs de jazz ; pendant qu’il y découvre la musique nègre en partant du rythme syncopé et de la juxtaposition des médiantes majeure et mineure ; pendant que son violoncelle se divertit à contrefaire la calebasse en sons harmoniques pizzicato, son lyrisme, amoureux de la belle Nahandove, quitte un instant pour cette Vénus exotique les enchantements de la féérie, les tréteaux de la comédie et chante pour une fois l’ardeur des voluptés terrestres« …

Cf aussi le très détaillé chapitre intitulé « Désaveux » que, aux pages 576 à 590, en son admirable et inégalé « Maurice Ravel » _ paru aux Éditions Fayard en octobre 1986 _ consacre à ces « Chansons madécasses » Marcel Marnat (Lyon, 6 juillet 1933 _ Marcel Marnat a maintenant 90 ans)…

Sur les péripéties à rebondissements de la composition et création de ces 3 « Chansons madécasses » de Maurice Ravel, on peut aussi s’attacher au très intéressant détail résumé en cette notice :


Maurice Ravel 1925

Les Chansons madécasses sont un cycle de trois mélodies (NahandoveAouaIl est doux) composées par Maurice Ravel entre 1925 et 1926 pour voix moyenne (mezzo ou baryton), flûte, violoncelle et piano, sur des poèmes en prose éponymes, les Chansons madécasses d’Évariste de Parny.

Elles sont dédiées à Elizabeth Sprague Coolidge, mécène américaine du musicien. Le compositeur, à la fin de sa vie créatrice, répéta à plusieurs reprises que de toutes les œuvres qu’il avait composées, c’est de ces Chansons qu’il était le plus fier. L’œuvre porte la référence M.78, dans le catalogue des œuvres du compositeur établi par le musicologue Marcel Marnat. La durée d’exécution de l’œuvre oscille entre treize et quatorze minutes.

Histoire de l’œuvre

La création s’est faite en plusieurs étapes : tout d’abord, la seule seconde des Chansons madécasses, Aoua, a été donnée lors de deux auditions privées organisées par la commanditaire et dédicataire Elisabeth Sprague Coolidge, le 24 mai 1925 à l’Hôtel Majestic de Paris, puis le 28 mai 1925 à Londres, les deux fois avec pour interprètes Jane Bathori au chant, Maurice Ravel en personne au piano, Louis Fleury à la flûte et Hans Kindler au violoncelle _ Hans Kindler, l’intermédiaire d’Elisabeth Sprague Coolidge pour cette commande à Maurice Ravel. Lors de l’audition parisienne, le compositeur Léon Moreau a protesté à haute voix contre les paroles _ violemment anticolonialistes (nous ne sommes pourtant qu’en 1787 !) du poème en prose du réunionnais Parny : celui-ci donnant ici la parole à des indigènes vivant « libres« , mais prévenant leurs frères « habitants du rivage«  de la menace d’« esclavage«  que feront peser sur eux de prochains colonisateurs blancs : « Méfiez-vous des blancs, habitants du rivage«  _ de la mélodie, pourtant bissée par les interprètes.

L’année suivante, une fois achevées les 1ère et 3ème Chansons madécasses _ « Nahandove«  et « Il est doux« ...  _, le cycle entier a été donné lors d’auditions privées pour les invités de la mécène Elizabeth Sprague Coolidge, le 8 mai 1926 à l’Académie américaine de Rome, puis le 21 mai 1926 au Palais d’Egmont de Bruxelles, les deux fois avec pour interprètes Jane Bathori au chant, Alfredo Casella au piano, Louis Fleury à la flûte et Hans Kindler au violoncelle ; et aussi le 13 juin 1926 à la Salle Érard de Paris, avec les mêmes interprètes à une exception près, le flûtiste, Urbain Baudouin qui remplaça Louis Fleury, initialement prévu mais décédé entre-temps prématurément _ le 10 juin 1926.

La première audition publique des trois Chansons madécasses date du 15 octobre 1926 à la Salle Érard à Paris, lors d’un « Festival Maurice Ravel » organisé par la Société musicale indépendante (SMI), avec pour interprètes Joy Mac Arden au chant, Vlado Perlemuter au piano, Gaston Blanquart à la flûte et Tony Close au violoncelle.

La première édition chez Durand est accompagnée de gravures de Luc-Albert Moreau.

Le premier enregistrement connu est celui _ pour le label Polydor _ de Madeleine Grey, cantatrice très estimée du compositeur, en 1932 :

« Depuis la création parfaite de Jane Bathori, il y a déjà bien des années _ 1925 et 1926 _, cette œuvre fort difficile _ sic _ a été reprise par beaucoup d’artistes, et non des moindres : aucune, sinon M. G. [Madeleine Grey], n’en a rendu aussi fidèlement le caractère _ voilà ! C’est elle que j’ai choisie récemment lorsque la Société Polydor m’a demandé d’enregistrer ces 3 pièces en me laissant le choix des interprètes« , a écrit Ravel le 5 janvier 1933 (in l' »Intégrale de la Correspondance de Maurice Ravel » publiée par Manuel Cornejo, page 1301.

Musique

 

Ravel _ bibliophile éminent et passionné ! _ s’enthousiasma pour les poèmes _ publiés d’abord en 1787 _ de Parny dont le contenu était conforme à ses propres convictions _ anticolonialistes, sinon érotiques… Le style extrêmement dépouillé _ oui _ qu’il adopta pour cette musique s’inscrit dans la suite de sa Sonate pour violon et violoncelle _ créée le 6 avril 1922. Dans cet esprit, cette œuvre n’est pas sans rappeler la Sonate pour flûte, alto et harpe de Claude Debussy, composée quelque dix ans plus tôt.

« Les Chansons madécasses me semblent apporter un élément nouveau – dramatique voire érotique – qu’y a introduit le sujet même de Parny. C’est une sorte de quatuor _ voilà ! _ où la voix joue le rôle d’instrument principal _ c’est très clairement affirmé là. La simplicité y domine. L’indépendance des parties _ et c’est bien là un point en effet capital ! Et qu’ont fort bien souligné Thomas Dolié et Stéphane Trébuchet dans leur travail de mise en place des deux premières mélodies… _ s’y affirme. » (Maurice Ravel, Esquisse biographique, 1928 _ disponible en entier aux pages 1437 à 1441 de l’indispensable « Intégrale de la Correspondance de Maurice Ravel » publiée par Manuel Cornejo _)

La chaleur et l’érotisme _ insidieusement torride _ de Nahandove et de Il est doux et la virulente dénonciation _ on ne peut plus claire et directe _ du colonialisme de Aoua font des Chansons madécasses une œuvre engagée _ assurément ! _ de Maurice Ravel, en même temps que sa meilleure réussite dans le genre.

Fin de citation de cette commode notice de Wikipédia.

À mes modestes oreilles et goût personnel,

l’interprétation la plus juste et séduisante _ jusqu’ici du moins ; et j’ai ré-écouté pas mal d’interprétations présentes en ma discothèque personnelle : de Gérard Souzay à Jessye Norman et Christa Ludwig ; et je mets à part ici la vraiment excellente, d’intelligence de ces mélodies, Janet Baker, avec le Melos Ensemble conduit par Bernard Keeffe, en 1966 : écoutez ce podcast _ de cet assez malaisant, intriguant et déroutant recueil de 3 mélodies (« Nahandove« , « Aoua« , de 1925, et « Il est doux« , de 1926) des « Chansons madécasses« , est celle, superbe de netteté et expression directe _ très justement dénuée d’affèteries : ouf ! _, du baryton Stéphane Degout _ une fois encore parfait d’intelligence et de la musique et des paroles du texte qu’il chante ! Quel mélodiste ! _, dans le très beau CD « Histoires naturelles » B-Records LBM 009, avec le piano de Cédric Tiberghien, le violoncelle d’Alexis Descharmes et la flûte de Matteo Cesari _ enregistré live à Paris, au Théâtre de l’Athénée, le 23 janvier 2017.

On trouve aussi et surtout sur le Net une magnifique vidéo (de 15′ 23) de ces interprètes dans ces, toujours très surprenantes, « Chansons madécasses«  _ sauf que, lors de ce concert, superbe lui aussi !, donné au Théâtre de la Bastille, à Paris, le 27 mai 2015, le piano était cette fois tenu, non par Cédric Tiberghien, mais par Michaël Guido.  Qu’on en juge ici même

Au terme du travail de cette soirée, hier, de mise en place de « Nahandove » et « Aoua« ,

la performance de Thomas Dolié (et Stéphane Trébuchet assumant au piano les trois parties de flûte, violoncelle et piano) était impressionnante de finesse-subtilité, fluidité dans la tenue de souffle de la courbe mélodique, puissance de projection, parfaite intelligibilité, bien sûr, et, au final, majestueuse et intense intime expressivité et beauté : assez singulière en sa redoutable exigence pour parvenir à vraiment bien l’attraper et porter…

En somme,

un très fructueux travail dont nous avons été les très humbles spectateurs-témoins admiratifs…

Ce dimanche 12 mai 2024, Titus Curiosus – Francis Lippa

A propos de la genèse à retardement (de l’été 1914 à l’été 1917) du sublimissime « Tombeau de Couperin » de Maurice Ravel : quelques modestes amorces de réflexions sur la genèse d’un intensément touchant chef d’oeuvre…

27avr

Ainsi que le remarque Manuel Cornejo, à la page 794 de son admirable et indispensable _ pour tout mélomane s’intéressant à Ravel... _ « Intégrale » de la Correspondance de Maurice Ravel _ du moins la correspondance accessible jusqu’ici au public : une nouvelle édition devant intégrer de nouvelles lettres devenues accessibles depuis l’édition de 2018… _ (1895 – 1937) _ de Manuel Cornejo, lire ce riche entretien de janvier 2019, avec Nathalie Jungermann _,

« Il ne faut pas négliger (…) le fait que Ravel n’ait plus composé d’œuvres pour piano seul après 1917« ,

soit après l’achèvement, à Lyons-la-Forêt, chez ses amis Fernand Dreyfus (Sélestat, 24 août 1850 – Paris 17e, 17 novembre 1923) et son épouse Madame Fernand Dreyfus (née Marie Spies : Hasselt, 16 janvier 1871 – ?, 1958) _ qui fut la marraine de guerre de Maurice Ravel du 14 mars 1916 au 1er juin 1917,  jours de la mobilisation et de la démobilisation de celui-ci ; et qui était la mère de son ami et élève (et futur biographe) Roland-Manuel (Paris 8e, 22 mars 1891 – Paris 10e, 1er novembre 1966), né du premier mariage de celle-ci, Marie Spies, avec Salomon-Paul Lévy (décédé en 1905) ; Marie Spies, veuve Lévy, avait épousé Fernand Dreyfus le 24 novembre 1908, celui-ci ayant deux enfants de son premier mariage avec Isabel de Freitas Coutinho : René Dreyfus (né en 1887), et Jean Dreyfus (Sao Polo, 13 décembre 1896 – Rancourt, Somme, 14 octobre 1917), auquel Ravel a dédié le « Menuet«  de son « Tombeau de Couperin« … _, des six pièces pour piano à deux mains _ « Prélude« , « Fugue« , « Forlane« , « Rigaudon« , « Menuet » et « Toccata »  _ du « Tombeau de Couperin« … _ pour le piano, Ravel ne composera plus, mais bien plus tard seulement, que ses deux Concertos pour piano et orchestre, publiés tous les deux en 1931 ;

cf aussi mon article « «  du 23 avril dernier…

Une constatation rétrospective à mettre en perspective avec ce mot de Ravel, alors en convalescence à Megève, le 13 mars 1919, à Edgar Varèse (à la page 663 de l' »Intégrale« ) :

« Repos absolu, cure de soleil, de froid, etc… Je ne crois pas que je sois bien guéri _ entre autres maux de sa dépression… _, mais je ne vais pas tarder à rentrer. J’ai hâte de me remettre au turbin.

Songez que depuis plus de quatre ans, je n’ai absolument rien fait _ Le Tombeau de Couperin, terminé _ l’été 1917, à Lyons-la-Forêt, chez ses amis Dreyfus _ après ma réforme _ survenue le 1er juin 1917 ; et très vite après cette démobilisation, Ravel, toujours sous le choc de la perte cruelle de sa chère mère, décédée le 5 janvier 1917, s’est empressé de quitter la demeure familiale endeuillée du 4 Avenue Carnot, à Paris, pour accourir, dès le 20 juin, à Lyons-la-Forêt, au « Frêne« , la maison de campagne de ses amis Dreyfus, où il se remet immédiatement et très assidument au travail sur « Le Tombeau de Couperin« , laissé inachevé fin 1914 : Maurice Ravel avait alors quitté Saint-Jean-de-Luz et regagné le nid familial du 4 Avenue Carnot à la mi-novembre… _, l’était aux trois quarts _ voilà ! _ en 1914 » _ le titre « Le Tombeau de Couperin«  donné à l’ensemble de ces six pièces pour piano à deux mains, date donc bien, lui aussi, de 1914 : il faut le relever en cette incise importante…

En effet, une lettre de Ravel _ qui résidait alors à Saint-Jean-de-Luz, villa Ongi Ethori, 23 rue Sopite _ à son ami  Roland-Manuel _ c’est en 1911 qu’Erik Satie avait présenté le jeune Roland-Manuel à Maurice Ravel _, en date du 26 septembre 1914 (à la page 395 de cette « Intégrale« ), indiquait déjà très clairement :

« Je vais me mettre _ au présent proche, sinon immédiat, de cet automne 1914 _ à une suite de pièces pour piano« 

Et au même Roland-Manuel _ et depuis cette même adresse 23 rue Sopite à Saint-Jean-de-Luz _, cette très intéressante précision-ci, encore, cinq jours seulement plus tard, à la date du 1er octobre 1914 (à la page 396) _ et cette fois c’est au présent actif de l’indicatif que s’exprime Ravel ! _ :

« Je commence deux séries de morceaux de piano : 1° une suite française (…) et il y aura une forlane, une gigue… » _ qui se révélera en fait finalement …un rigaudon ; mais les deux danses (de cette merveilleuse musique française des Suites des Couperin et de Rameau), sont ici d’ores et déjà indiquées ; et d’ores et déjà l’œuvre à venir s’inscrit dans ce registre de la suite de danses française…

Puis, et sans cette fois mention du lieu de rédaction _ mais Maurice réside alors au domicile familal des Ravel, à Paris, au n°4 de l’Avenue Carnot : il est rentré de Saint-Jean-de-Luz à Paris, chez lui, le 14 novembre 1914 _ en date du 2 janvier 1915, à l’occasion des vœux de nouvel an, ce mot à Theodor Szanto _ qui réside en Suisse, à Lausanne _ (à la page 406), qui comporte cette autre indication, décisive :

« Je suis très heureux d’avoir eu de vos nouvelles. Écrivez-moi de nouveau. Je vais sans doute partir bientôt _ pour le front : Ravel l’espère ardemment, et fait tout pour y parvenir… _, mais je ne pense pas qu’on m’envoie à Lausanne _ Ravel cherche très activement, en effet, à se faire mobiliser, et apprend même dare-dare à conduire, afin de pouvoir faire office de chauffeur (ce sera de camions) à l’armée... J’ai terminé mon Trio à Saint-Jean-de-Luz _ « Mon Trio est achevé« , Ravel a-t-il ainsi expressément confié à son ami Igor Stravinsky en un courrier en date du 26 septembre 1914 (page 395 de l’« Intégrale« ) : ce fut fait le 30 août… _ et voudrais achever Le Tombeau de Couperin _ voilà ! Le titre était donc alors bel et bien déjà choisi à la date de ce 2 janvier 1915 ! Et c’est ici, il faut le souligner, la toute première occurrence (du moins jusqu’ici connue) de ce titre de « Le Tombeau de Couperin«  donné à cette « suite française«  (annoncée, mais sans titre déterminé, à Roland-Manuel en un précédent courrier en date du 1er octobre 1914), présente dans la correspondance (accessible jusqu’ici) de Maurice Ravel… _ avant mon départ » _ pour l’armée, une fois que Maurice Ravel  aura été, sur son expresse et insistante demande, enfin reconnu mobilisable, puis effectivement mobilisé (ce qui sera le cas seulement le 14 mars 1916 : Ravel obtient alors un poste de conducteur de camions ; et il est envoyé dans la région de Verdun… ;

et une opportune note de bas de page de Manuel Cornejo vient indiquer très justement, en commentaire de ce vif désir d’achèvement du « Tombeau de Couperin« page 406 : « Maurice Ravel devra patienter jusqu’à sa démobilisation en 1917 _ le 1er juin _ pour achever _ l’été 1917, seulement _ la suite pour piano à Lyons-la Forêt« …

L’entrée de l’année 1917 est profondément marquée pour Maurice Ravel par le décès de sa mère, à Paris, le 5 janvier 1917 ; et il mettra beaucoup de temps à tenter de se remettre, difficilement, du chagrin terriblement violent pour lui, au quotidien des jours, de cette perte  _ et en novembre 1917, Maurice Ravel et son frère Edouard auront définitivement quitté le domicile familial des Ravel du 4 Avenue Carnot à Paris, pour déménager à Saint-Cloud, 7 Avenue Léonie _ ;

ce qui va aussi affecter durablement sa remise au travail musical, afin d’abord de lui permettre d’achever ce qui avait été aux trois-quart déjà réalisé en 1914 _ et à quoi il tient énormément ! _ pour cette suite pour piano à deux mains qu’est « Le Tombeau de Couperin« .

Mais, assez étrangement, sans que jamais cela apparaisse en les caractères de sa musique même…

À peine démobilisé le 1er juin 1917,

plusieurs courriers attestent de ce très difficile _ impossible ? _ retour de Maurice Ravel au domicile familial du 4 Avenue Carnot à Paris, puis de l’issue que très vite, immédiatement en quelque sorte, Ravel va trouver afin d’essayer de soigner cette dépression existentielle sienne, dans la reprise de son travail musical sur « Le Tombeau de Couperin » pour l’achèvement duquel il décide de partir se réfugier travailler au calme chez ses amis Dreyfus, à Lyons-la-Forêt, en Normandie.

Au Dr Raoul Blondel, de la Villa Le Frêne à Lyons-la-Forêt, à la date du 19 juin 1917, ainsi Ravel écrit-il ceci (page 582 de l' »Intégrale« ) :

« J’ai été réformé temporairement (…). J’ai quitté Paris quelques jours après _ pour Lyons-la-Forêt _ sans trouver un minute pour aller vous faire mes adieux, malgré mon désir. (…) Dès mon arrivée, je me suis rué au travail » _ sur « Le Tombeau de Couperin« , donc, laissé en souffrance, « terminé aux trois quarts« , en 1914.

Et à l’ami Lucien Garban (Nevers, 22 août 1877 – Paris 18e, 1§ janvier 1959), du Frêne, à Lyons-la-Forêt, à la date du 20 juin suivant, ceci (à la page 583) :

« À mon retour des Andelys, où j’avais passé 4 jours _ Maurice Delage en perme _, j’ai trouvé le piano et me suis remis au turbin. J’espère que ça va me faire supporter l’état de civil, troublé par le canon lointain _ vers la Somme _ qu’on entend toute la journée, et, la nuit, par tant d’autres choses !.. Ces réveils angoissants, où je la sens près de moi, me veillant…« …

Et surtout à Jacques Durand (Paris 6e, 22 février 1865 – Avon, 22 août 1928) _ son très fidèle éditeur de musique, et oncle de Jacques Charlot (Paris 17e, 13 septembre 1885 – Col de la Chapelotte, Meurthe-et-Moselle, 3 mars 1915), auteur de plusieurs réductions pour piano de pièces de Maurice Ravel, et à la mémoire duquel Ravel dédiera le « Prélude«  qui ouvre « Le Tombeau de Couperin«  _, de Lyons-la-Forêt, à la date du 7 juillet 1917, ceci  de très significatif  pour l’avancée du travail d’achèvement à réaliser du « Tombeau de Couperin » (à la page 584) :

« Cher ami,

Excusez-moi : il y a longtemps que je voulais vous écrire. Le temps passe incroyablement vite, quand on est au travail. Le Tombeau de Couperin s’élève. Le Menuet et le Rigaudon sont achevés. Le reste se dessine » _ de quoi rassurer et faire un peu patienter son éditeur…

Et enfin

_ au passage, je remarque que le recueil de correspondances réuni par Manuel Cornejo en son « Intégrale » de la Correspondance de Maurice Ravel, ne comporte aucune lettre de Maurice Ravel entre les dates du 20 septembre 1917 (une carte de deuil autographe signée, à Madame Charles Koechlin, page 588) et 21 février 1918 (une lettre autographe signée, à Jean Marnold, page 592), soit sur une durée de 5 mois... _,

à Roland-Manuel, de Saint-Cloud _ 7 Avenue Léonie, nouvelle résidence de Maurice Ravel et son frère Edouard _, le 1er mai 1918, ceci (à la page 593) :

« Faudra-t-il vous envoyer Le Tombeau de Couperin, qui va paraître ?« 

L’œuvre _ si parfaite ! quel chef d’œuvre ! Je reviendrai plus tard sur quelques témoignages (indirects) de réception, en 1918 par Roger-Ducasse, en 1919 par Francis Poulenc, en 1920 par Pierre Lalo… _ sera créée par Marguerite Long _ veuve de Joseph de Marliave (Toulouse, 16 novembre 1873 – Senon (Meuse), 24 août 1914), à la mémoire duquel est dédiée la Toccata finale de ce « Tombeau de Couperin«  : Ravel tenait beaucoup que ce soit elle (Nîmes, 13 novembre 1874 – Paris, 13 février 1966) qui en soit la créatrice… _ le 11 avril 1919 à la S. M. I., la Société de Musique Indépendante, salle Gaveau, à Paris.

Au final de ces précisions et réflexions,

il s’avère que si la décision de se mettre à la composition d’une suite française de danses pour le piano suit immédiatement l’achèvement de son Trio, le 30 août 1914 _ l’ordre de mobilisatin générale a été proclamé le 2 août 1914, mais lors de son conseil de révision, en 1895, Maurice Ravel avait été déclaré exempté de service militaire en raison de sa faible constitution (1 m 61, 48 kg, une hernie) _, à Saint-Jean-de-Luz _ cf la lettre à son éditeur Jacques Durand du 29 août 1914 (à la page 388 de l’« Intégrale« ) : « Cher ami, je termine demain mon Trio. 3 ou 4 jours pour le copier. Est-il prudent _ et utile _ de l’envoyer ? où ? Dès la semaine prochaine, j’irai me présenter à Bayonne _ afin d’ obtenir d’être malgré tout mobilisé.Toutes les raisons que l’on m’a données pour me dissuader, je me les suis données moi-même, mais je ne puis me rendre à la raison. _ Si l’on me refuse, je n’aurai qu’à m’incliner« … _, le choix, lui, de ce titre « Le Tombeau de Couperin » pour cette suite de danses françaises, date du dernier trimestre de 1914.

La question se pose donc de savoir si existe ou pas un lien du choix de ce titre de « Tombeau de Couperin » avec les décès déjà advenus cet été et cet automne 1914, au front, de ses amis Joseph de Marliave, le 24 août, de Jean Cruppi, le 4 novembre, et de Pierre et Pascal Gaudin, le 12 novembre 1914 ?

Le choix de ce titre (« Tombeau« ) est-il, au moins en partie, sinon directement, lié à ces décès de proches de Maurice Ravel ?

Ou bien, ce choix de « Tombeau de Couperin » est-il strictement musical, signifiant la nostalgie de Ravel _ en cette situation de guerre en cours depuis le 2 août 1914 pour la France _ pour ce registre et ce style si intimes _ et si français _ des Suites de danses françaises des 17e et 18e siècles, et singulièrement des si touchants « Tombeaux » de musique _ à partir de 1652, à partir des sublimes (!) « Tombeaux«  de Monsieur de Blancrocher des mains de Froberger, Dufaut, Louis Couperin : à écouter ici en cliquant… _ ?

Ajouté aussi, et peut-être surtout, à un désir de Ravel de complaire tout spécialement aussi à un souhait de son éditeur pour obtenir de lui, à ce moment, des pièces de piano _ intimes _, tel que cela apparaît en cet extrait de lettre de Ravel à son éditeur et ami Jacques Durand en date du 2 août 1914 _ le jour même de la proclamation de mobilisation générale dans tout le pays ! _ (à la page 382 de l’« Intégrale« ) :

« Pourtant _ à quels arguments, ou à quelle situation, répond donc ce « pourtant » ? À la déclaration de la guerre ?.. _, je me sentais en une période féconde de production. Tout en m’acharnant au Trio, d’autres œuvres, pièces de piano _ envisagées en premier _, poèmes symphoniques, étaient en projet _ « La Cloche engloutie » et « Zazpiak Bat » demeureront ainsi à l’état d’ébauches ; et « Wien«  deviendra « La Valse » en 1919-1920 De nombreuses notes m’en sont témoin. (…) C’est du devoir de reconnaissance qui me lie étroitement à vous que je veux parler. Il est le seul qui m’ordonne de m’incliner devant votre décision, quelle qu’elle soit : vous n’avez qu’un mot à m’envoyer : j’abandonnerai tout aussitôt mon Trio _ encore en chantier, donc, à cette date du 2 août : il sera achevé le 30 août suivant _ et les autres choses, et vous confectionnerai tant de morceaux de piano que vous désiriez _ nous y voici donc ! Et « Le Tombeau de Couperin«  sera bien, en effet, une « suite pour piano deux mains« …  J’y mettrai assez de conscience, ou à défaut assez d’habitude, pour que mon éditeur et ami ne soit pas trop mécontent« .

Il reste difficile de savoir à quel moment précis de cet automne 1914 Maurice Ravel a-t-il décidé d’intituler « Tombeau« , et même « Tombeau de Couperin« , cette Suite de pièces de danses française pour piano ?

Et quelle part ont pris à cette décision d’intitulation « Tombeau« , les décès de ses amis Joseph de Marliave, Jean Cruppi, et Pierre et Pascal Gaudin, aux mois d’août et novembre 1914 ?..

L’écriture de ces six Pièces de piano est-elle née spécifiquement d’un immédiat désir d’hommage à ces amis disparus ?

Ou bien la décision de ces dédicaces est-elle postérieure à la composition, du moins première, de trois de ces Pièces, la « Toccata » (dédiée à Joseph de Marliave, tombé à Senon, Marne, le 24 août 1914), la « Fugue » (dédiée à Jean Cruppi (tombé à Messines, Belgique, le 4 novembre 1914), et le « Rigaudon » (dédié à Pierre et Pascal Gaudin, tombés ensemble à Oulches-Hurtebise, Aisne, le 12 novembre 1914), étant entendu que ce « Tombeau de Couperin » sera et était déjà « aux trois-quarts » réalisé à la date du 2 janvier 1915, comme l’indique la lettre de ce 2 janvier 1915 à Theodor Szanto (aux pages 405-406 de l’« Intégrale« ) que j’ai citée plus haut ?

Ce qui, bien sûr, ne préjuge en rien d’un travail de reprise et de finition en 1917…

Quant à la « Forlane« , qui sera dédiée au luzien Gabriel Deluc (tombé à Souain-Perthes-lès-Hurlus, Marne, le 15 septembre 1916), Ravel avait au moins une idée de forlane en tête à la date du 1er octobre 1914, comme en témoigne la mention de cette danse dans la lettre à Roland-Manuel en date du 1er octobre 1914 (à la page 396 de l’« Intégrale« ) : « et il y aura une forlane, une gigue« …

À suivre :

demain, je m’attacherai aux premières réactions d’étonnement, voire réprobation, à l’égard de ce lien _ jugé paradoxal, voire inapproprié, ou carrément cynique, par quelques uns… _ entre ces danses et ce titre « Tombeau de Couperin« , avec les dédicaces à ces amis tombés au front, de la part d’un Ravel jugé « froid« , excessivement détaché _ mais « The dead have sorrow enough« , selon la merveilleuse parole rapportée (de Ravel ?) par Michael Hopcroft, qui conclut mon article «  » du 23 avril dernier : la musique pouvant faire office de baume de joie régénérateur, pour de défunts amis aussi, qui y seront très sensibles, par-delà les vies passées, et les nuées des ciels…

En cette sublime (et ravelissime) musique.

Ce samedi 27 avril 2024, Titus Curiosus – Francis Lippa

La superbe BD « Maurice Ravel, un imaginaire musical » : pour raconter, aussi, et en beauté, la musique

01sept

Karol Beffa, concepteur de ce projet (Comment raconter la musique),

Guillaume Métayer

et Aleksi Cavaillez _ le dessinateur : superbement éloquent par son trait ! _

nous offrent une magnifique _ de vie ! _ BD,

à partir des passionnants entretiens  _ publiés en 1938 _ de Maurice Ravel (1875 – 1937)

et de son ami et disciple Roland-Manuel (1891 – 1966) :

Maurice Ravel : un imaginaire musical,

une co-édition Le Seuil – Delcourt.

Ravel : un imaginaire musical















Karol Beffa _ il est né le 27 octobre 1973 _ a un très vif _ et efficace _ souci d’aider par tous les moyens disponibles _ et à inventer _

à la découverte par chacun et par tous de la musique !

Bravo !



Ce dimanche 1er septembre 2019, Titus Curiosus – Francis Lippa

P. s. : Karol Beffa ne manque pas de saluer l’admirable travail de Manuel Cornejo, le président des Amis de Ravel ; et son indispensable édition de l’Intégrale de la Correspondance de Ravel…

Sur Karol Beffa,

cf surtout mon article détaillé du 1er juin 2016 :  ;

ainsi que le podcast de mon échange avec lui à la Station Ausone le 11 octobre 2016 à propos de Ce que nous fait la musique.

Et à propos de mes propres présentes recherches ravéliennes, depuis le mois de mars dernier,

cet article-ci, récapitulatif, d’hier 31 août :

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