Posts Tagged ‘éthique

La « libre inspiration d’après Diderot » du « Mademoiselle de Joncquières » d’Emmanuel Mouret _ ou l’éloge d’un sublime amour vrai : un apport cinématographique magnifique à l’oeuvre de Diderot…

16jan

L’assez étonnant hasard _ eu égard à la série de mes présentes réflexions suivies autour d’Emmanuel Mouret et Denis Diderot ; cf mes tout récents articles des 8, 9, 13 et 15 janvier derniers : « « , « « , «  » et « «   _ de la programmation par Arte, ce jour, lundi 16 janvier 2023, à 13h 35, du film « Mademoiselle de Joncquières« , que j’avais seulement jusqu’ici vu et revu, à ma guise, en DVD,

me donne une magnifique occasion de me pencher davantage, et mieux que je ne l’avais fait jusqu’ici, sur le personnage même de Mademoiselle de Joncquières, telle qu’Emmanuel Mouret nous amène _ avec les yeux, aussi, du marquis des Arcis ! et ce point de vue-là est bien sûr capital ! D’autant que c’est aussi et surtout celui d’Emmanuel Mouret lui-même ; en étant celui qu’il désire, in fine (mais aussi, et c’est capital !, dès les premiers dialogues, de badinage amoureux apparemment très innocent, à l’ouverture de son film, avec les très significatifs – mais on ne s’en rendra vraiment compte que bien plus tard – échanges dont Emmanuel Mouret nous rend témoins – mais y prêtons-nous à ce moment toute l’attention nécessaire, à l’égard de personnages que nous commençons à peine à découvrir alors ? Probablement pas vraiment ! Car ce n’est alors pour nous, en ce tout début de film, qu’un innocent badinage amoureux, en un sublime lumineux parc de château… – entre Madame de La Pommeray et le marquis des Arcis faisant sa cour, sur les responsabilités effectives de ce qui vient déclencher la séduction amoureuse ; soit le dilemme suivant : est-ce bien le marquis qui entreprend délibérément et sciemment d’habiles (et peu honnêtes) manœuvres de séduction à l’égard des nombreuses et successives « victimes«  de son libertinage ?, ainsi que l’en accuse en badinant Madame de La Pommeraye ; ou bien plutôt n’est-ce pas lui qui, tout à fait innocemment (et très honnêtement même), se trouve à son corps défendant, innocemment – il faut y insister – séduit de facto par leurs charmes à elles ?, comme se défend – déjà –très clairement ici le marquis des Arcis – qui ne tombera vraiment amoureux, pour la première, et peut-être unique, fois, que quand il apprendra à connaître vraiment cette Mademoiselle de Joncqières par laquelle Madame de La Pommeraye avait cru vilainement l’abuser… –, mais nous ne sommes pas encore alors, nous spectateurs qui découvrons l’intrigue qui commence tout juste à se mettre en place, vraiment prêts à y accorder toute l’attention nécessaire…), nous faire prendre, nous spectateurs de son film, au moins en considération, sinon absolument le partager ; et cela à la différence du malicieux (et jubilatoire) jeu d’auteur de Diderot, au final volontairement bien plus ambivalent, lui – car, lui, Diderot, auteur, veut insister sur la très effective infinie diversité des points de vue des monades sur le monde : à la Leibniz… ; avec cette conséquence tant éthique que métaphysique que c’est à chacun d’entre nous d’y orienter et faire jouer notre propre libre-arbitre de personne plus ou moins responsable… –, de son « Histoire de Mme de La Pommeraye et du marquis des Arcis«  _ à la considérer tout du long de sa présence à l’écran,

dès le moment de son apparition, à elle, Mademoiselle de Joncquières, quand la marquise de La Pommeraye, qui l’a « recrutée« , lui fait passer l’épreuve de son « casting » pour le rôle de très jolie mais durablement inflexible « dévote » qu’elle lui destine _ à 32′ 04 du film _ celle qui n’est alors que la fille « d’Aisnon« , une catin de tripot, et jusqu’à son départ avec son époux, et pleinement devenue marquise des Arcis, pour rejoindre pour environ trois années la plus paisible campagne du marquis des Arcis, avant de regagner, rassérénés qu’ils pourront être alors, après ce raisonnable délai d’apaisement des bavardages mondains, leur maison de Paris _ à la minute 100′ de ce film de 105′.

Car jusqu’à ce nouveau regard d’aujourd’hui sur cet extraordinaire film d’Emmanuel Mouret,

mon attention s’était portée en priorité sur les patientes péripéties, centrales il est vrai, de la vengeance de Madame de La Pommeraye à l’égard de son amant, le marquis des Arcis, qui l’avait vilainement bien déçue et profondément blessée en son amour propre _ les réputations des personnes étant assurément puissantes dans le monde – et c’est là aussi un cadre social et moral tout à fait décisif de la situation que nous présente ici en son merveilleux film Emmanuel Mouret : même éloignés de tout (et de presque tous : sauf, pour ce qui concerne Madame de La Pommeraye, de ce bien précieux personnage inventé ici par Emmanuel Mouret par rapport au récit de Diderot, qu’est cette amie-confidente go-between, qui vient de temps en temps lui rapporter, alors qu’elle-même prend bien soin de se tenir retirée en la thébaïde de sa belle campagne, ce qui se bruisse dans Paris, où l’on voit tout… et rapporte tout !) ; en conséquence de quoi les regards du « monde » (mondain !) des autres pèsent de leur non négligeable poids pressant sur la conscience et le choix des actes de la plupart des personnes (qui y cèdent ; y compris donc Madame de La Pommeraye qui fait de ce qu’en dira-t-on l’arme tranchante de sa vengeance ; à part quelques très rares un peu plus indifférents (et surtout finalement résistants au poids de ces normes mondaines-là), tels qu’ici, justement, et le marquis des Arcis, et Mademoiselle de Joncquières, qui se laissent, au final du moins (et là est le retournement décisif de l’intrigue !), moins impressionner pour le choix de leur conduite à tenir par les normes qui ont principalement cours dans le monde, ainsi qu’Emmanuel Mouret le fait très explicitement déclarer, voilà, au marquis des Arcis à sa récente épouse, pour, en un très rapide mot, lui justifier son pardon (pour s’être laissée instrumentaliser en l’infamie ourdie par Madame de La Pommeraye : « Je me suis laissée conduire par faiblesse, par séduction, par autorité, par menaces, à une action infâme ; mais ne croyez pas, monsieur que je sois méchante : je ne le suis pas« , venait-elle de lui signifier… Emmanuel Mouret faisant alors explicitement dire au marquis, à 95′ 47 du déroulé du film, ce que ne lui faisait pas dire Diderot, mais qu’impliquait cependant, bien sûr, l’acte même, fondamental, du pardon de celui-ci envers son épouse : « _ Je ne crois pas que vous soyez méchante. Vous vous êtes laissée entraîner par faiblesse et autorité à un acte infâme. N’est-ce pas par la contrainte que vous m’avez menti et avez consent à cette union ? _ Oui monsieur _ Eh bien, apprenez que ma raison et mes principes ne sont pas ceux de tous mes contemporains : ils répugnent à une union sans inclination » ; c’est-à-dire que lui, marquis des Arcis, savait donc oser ne pas se plier aux normes courantes des autres, et se mettre au-dessus de ces normes communes, en acceptant et assumant pleinement, en conscience lucide et entière liberté, d’avoir fait, en aveugle piégé qu’il était au départ, d’une ancienne catin son épouse : « Levez-vous, lui dit doucement le marquis ; je vous ai pardonné : au moment même de l’injure j’ai respecté ma femme en vous ; il n’est pas sorti de ma bouche une parole qui l’ait humiliée, ou du moins je m’en repens, et je proteste qu’elle n’en entendra plus aucune qui l’humilie, si elle se souvient qu’on ne peut rendre son époux malheureux sans le devenir. Soyez honnête, soyez heureuse, et faites que je le sois. Levez-vous, je vous en prie, ma femme; levez-vous et embrassez-moi ; madame la marquise, levez-vous, vous n’êtes pas à votre place ; madame des Arcis, levez-vous…« … Oui, le marquis des Arcis, ainsi que sa désormais épouse, tous deux, savent, à ce sublime héroïque moment-ci, s’extraire, non seulement, bien sûr, de toute la gangue de leur passé, mais du bien lourd poids aussi des normes dominantes et des regards d’enfermement des autres… Ce qui est aussi, au final, ce que Diderot lui-même a voulu lestement et subtilement mettre en valeur en son magnifique récit à rebondissements qu’est ce « Jacques le fataliste et son maître » _ non publié cependant de son vivant, mais seulement laissé au jugement un peu plus distancié de la postérité…

Avec cette conséquence que les dames D’Aisnon, mère et fille

_ un peu trop confondues, au moins d’abord, en un quasi indissociable duo dans leur instrumentalisation terrible par la marquise ; la fille n’étant à son tour presque jusqu’à la fin qu’un docile instrument entre les mains de sa propre mère ; avant, au moment seulement de la décision de son mariage avec le marquis des Arcis, de commencer à regimber enfin, et à faire entendre une voix personnelle sienne ; elle jusqu’alors quasi en permanence muette, et presque toujours les yeux baissés ; la jeune fille ayant alors dû cette fois-là encore s’incliner malgré tout devant sa mère… Une parfaite libre parole sienne ne s’élevant enfin que lors de la confrontation frontale, face au marquis, quelques jours plus tard, celui-ci étant devenu son mari ; un mari qui, de colère et de honte (pour sa réputation ruinée), avait d’abord très précipitamment quitté Paris « sans qu’on sût ce qu’il était devenu« , puis, étant revenu « quinze jours«  plus tard (page 208) à leur domicile, en une sublime scène de vérité, auprès du feu ; et leur union charnelle n’ayant toujours pas été (dans le film, mais pas dans le récit rapporté par Diderot, et cela par profonde délicatesse de l’époux envers son épouse) consommée ; tous détails ayant leur poids sur le sens profond de l’affaire de ce bien « singulier mariage« 

Ainsi dans le récit de l’hôtesse donné par Diderot à la page 174 de l’édition Belaval, Folio n° 763, de « Jacques le fataliste et son maître« , voici comment le récit ainsi rapporté nous présente l’idée (et l’identité) des instruments de la vengeance que commence à élaborer et mettre au point Madame de La Pommeraye :  »À force d’y réver, voici ce qui lui vint en idée : Mme de La Pommeraye avait autrefois connue une femme de province (sans précision supplémentaire) qu’un procès (pour quels motifs ? Cela est laissé dans le vague par l’hôtesse qui le rapporte, en absence de davantage de connaissance de tout cela de sa part…) avait appelée à Paris, avec sa fille, jeune, belle et bien élevée (bonne éducation dont les raisons ne sont pas davantage ici précisées ; mais qui auront leur poids dans la présentation que va nous en donner le film…). Elle avait appris que cette femme, ruinée par la perte de son procès (toujours sans précisions…), en avait été réduite à tenir tripot« , nous dirions un bordel…

Nous voyons donc là combien le film d’Emmanuel Mouret donne, par le détail admirable des précisions qu’il vient, et cela tout au long du film, apporter, infiniment plus de consistance, et à l’intrigue même, déjà, mais aussi et surtout au caractère de ce personnage-pivot – voilà ! – qu’est sa Mademoiselle de Joncquières, doublement de noble extraction ici (et par son père duc « de Grimaud« , et par les parents de sa mère : son grand-père baron « Bolinsky » et sa grand-mère « comtesse de Montois« ), que le récit bien plus elliptique, via le récit bousculé de l’hôtesse, de Diderot, n’aidait guère, en effet, à étayer la puissante déclaration finale, à celui qui vient, il y a quinze jours à peine, de devenir son époux, de la toute nouvelle marquise des Arcis, à la page 210 : « Je me connais, et une justice que je me rends, c’est que par mes goûts, par mes sentiments, par mon caractère, j’étais née (voilà !) digne de vous appartenir«  _,

avec cette implication cruciale qui faisait que les dames D’Aisnon, mère et fille, étaient principalement et surtout de simples instruments de la perfide vengeance de Madame de La Pommeraye d’où la malicieuse remarque que fait dire au maître de Jacques, à la page 212, Diderot, Brecht avant Brecht en quelque sorte :

« Notre hôtesse, vous narrez assez bien ; mais vous n’êtes pas encore profonde dans l’art dramatique. Si vous vouliez que cette jeune fille intéressât _ vos deux auditeurs que sont alors Jacques et son maître, et par suite les lecteurs du conte de l’hôtesse rapporté par Diderot _, il fallait lui donner de la franchise, et nous la montrer victime innocente et forcée de sa mère et de La Pommeraye, il fallait que les traitements les plus cruels l’entrainassent, malgré qu’elle en eût _ davantage forcée, donc _, à concourir à une suite de forfaits continus pendant une année ; il fallait _ vraiment _ préparer ainsi ( voilà ! rendre un peu plus vraisemblable, voire un peu prévisible – et c’est ce travail-là que réussit très finement et admirablement le film d’Emmanuel Mouret –) le raccommodement _ final _ de cette femme avec son mari. Quand on introduit un personnage sur la scène, il faut que son rôle soit un : or je vous demanderai, notre charmante hôtesse, si la fille qui complote avec deux scélératesses est bien la femme supposée que nous avons vue aux pieds de son mari ? Vous avez bien péché contre les règles _ ici celle d’unité d’action _ d’Aristote, d’Horace, de Vida et de Le Bossu.« 

Ce à quoi le délicieux Diderot, qui tire les diverses ficelles de son récit à multiples emboîtements et rebondissements (et c’est bien le réalisme du rendu de la vie, qui, lui, l’intéresse, en son propre art du récit), fait joliment rétorquer du tac au tac à son truculent personnage de l’Hôtesse, pages 212-213 :

« Je ne connais ni bossu, ni droit : je vous ai dit la chose comme elle s’est passée, sans en rien omettre, sans rien y ajouter. Et qui sait ce qui se passait au fond du cœur (voilà !) de cette fille, et si, dans les moments où elle nous paraissait agir le plus lestement, elle n’était pas secrètement dévorée (in pectore, voilà…) de chagrin ? »

Et c’est bien cela, ce « fond du cœur«  gardé « secret«  là, de la jeune fille, que son mutisme, si bien montré (et d’abord si superbement incarné par le jeu très fin des acteurs) tout au long par les images du film, et sublimé par l’ardente intensité du rebondissement final de la très sincère déclaration contrite à son époux de Mademoiselle de Joncquières devenue marquise des Arcis, ainsi que le très effectif et très beau pardon (envers elle) ainsi que le remords (envers lui-même) de son époux le marquis, si parfaitement évidents à l’image, nous rend in fine si cohérents – voilà ! – en la tension, formidablement incarnée ainsi à l’écran, de leur puissant très haut différenciel dramatique…

C’est en cela qu’Emmanuel Mouret rend merveilleusement bien à l’image l’esprit le plus profond de Diderot : le (un long moment) libertin Marquis des Arcis et la (un peu moins long moment, mais c’est qu’elle est plus jeune que lui) ci-devant catin d’Aisnon mademoiselle de Joncquières (« La corruption s’est posée sur moi, elle ne s’y est point attachée« , fait déclarer à celle-ci Diderot, à la page 210), en la très pénible épreuve de plus d’une année qu’a imposée à chacun d’eux la très vindicative Madame de La Pommeraye, qui, en leur ayant donné l’incroyable occasion « singulière » de leur improbable rencontre, leur a en réalité offert les circonstances et les moyens paradoxaux (« En vérité, je crois que je ne me repends de rien ; et que cette Pommeraye, au lieu de se venger m’aura rendu un grand service« , fait dire Diderot au marquis des Arcis à la page 211) de se révéler – voilà ! – l’un à l’autre, ainsi qu’à eux-mêmes aussi – mais oui ! –, le plus profond et le plus vrai, jusqu’alors enfoui et pas encore découvert, de leur cœur…

Ayant d’abord consenti à l’acceptation de sa mère de bien vouloir aider, par un sournois jeu de rôles (de catins, extraites de leur tripot, et si bien déguisées plusieurs mois de suite en inflexibles dévotes), Madame de La Pommeraye à piéger le marquis des Arcis afin de lui faire payer cher ce que Madame de La Pommeraye leur présentait comme une inconséquence traîtresse du marquis des Arcis, celle que, de demoiselle Duquênoi chez Diderot, Emmanuel Mouret a transformée, en son film, en Mademoiselle de Jonquières _ dont la mère, aussi, est une fille (apprenons-nous à 86′ 20 du film, par ce qu’en révèle cette mère à Madame de La Pommeraye ; et ces précisons-là, le marquis des Arcis, lui, ne les détiendra pas encore, au moment de son sublime pardon à sa jeune épouse..). née de l’union adultérine, voilà, d’une comtesse (la comtesse de Montois) et d’un baron (le baron Bolinsky) ; elle-même étant, à son tour, fille naturelle d’un duc (le duc de Grimaud) ayant abusé de la naïveté de sa mère, traitreusement trompée d’avoir cru, bien à tort, bernée qu’elle a été, avoir véritablement épousé ce duc, père de son enfant !

Ces divers noms étant absents du texte de Diderot, c’est-à-dire du truculent récit (indirect) de la plantureuse hôtesse de l’auberge du Grand-Cerf, qui n’entrait forcément pas en de  tels détails, n’ayant pas, et pour cause, reçu de témoignage direct de ces dames !.. : précisions bienvenues que permet et offre en revanche le film, en nous donnant, lui, directement accès, à nous spectateurs, à la parole de chacun des personnages de l’intrigue de ce « saugrenu«  et « singulier » (ces qualificatifs sont donnés par Diderot à la page 146, par l’hôtesse, puis par le maître de Jacques) mariage, dont s’enchante délicieusement à narrer les péripéties à rebondissements la truculente hôtesse de l’auberge du Grand-Cerf, que nous fait écouter, en nous tenant à son tour en haleine, nous ses lecteurs, Diderot ; récitante intermédiaireet indirecte que le film d’Emmanuel Mouret peut et doit, lui, se permettre d’effacer… _

Mademoiselle de Joncquières, donc, finit par proclamer _ d’abord auprès de sa mère, peu avant le mariage auquel elle se trouve acculée contre son gré et auquel elle accepte à contre-cœur, de consentir, se plier ; puis devant celui que la cérémonie qui vient d’avoir eu lieu a transformé en son mari (même si, et cela seulement dans le film, mais pas dans le récit de l’hôtesse et donc de Diderot, la délicatesse – en acte – du marquis des Arcis a repoussé le moment d’en faire, dans le lit désormais conjugal, charnellement sa femme), après ce qui devient dans le film d’Emmanuel Mouret, d’abord, une tentative de suicide (en s’étant jetée dans la Seine), puis une tentative de fuite (elle a été rattrapée) hors du domicile désormais conjugal : péripéties non présentes dans le récit de l’hôtesse chez Diderot (ni, a fortiori, à ce degré de tragique qui est celui du film..) ; actes tragiques qui viennent renforcer notre évidence de spectateurs de la profondeur des convictions de fond de Mademoiselle de Joncquières ; et que reconnaît alors, très vite, quasi immédiatement, dans le récit de l’hôtesse et de Diderot, comme dans le film d’Emmanuel Mouret, son mari le marquis des Arcis, touché au cœur quasi sur le champ, là, par ce que lui déclare là sa maintenant épouse, et qui, non seulement la désire plus que jamais, mais bien mieux encore l’aime profondément vraiment… _ sa profonde détestation du mensonge, et le très haut _ sublime ? _ souci de la dignité à reconquérir _ ou plutôt déjà reconquise, là, immédiatement aux yeux de son désormais époux, le marquis : sublimes, tous deux, ils se font, dés cet instant (proprement magique !), l’un à l’autre et mutuellemment, entière confiance ! _ de sa personne ;

que sait aussi lui reconnaître alors, donc, et pleinement, absolument, son maridéjà chez Diderot, mais très vite, et peut-être sans assez de détails, aux pages 210-211 de l’édition Belaval, Folio n° 763, de « Jacques le fataliste et son maître » _ comme viennent encore le reconnaître implicitement les remarques adventices finales de Diderot _ – en auteur soucieux de répondre à d’éventuelles objections d’insuffisance de vraisemblance de son récit – à propos du caractère un peu trop rapide et elliptique de son propre récit, et se permettant d’intervenir, lui, aux pages 214 à 216, une fois achevé le récit rapporté par lui de l’hôtesse : « Et vous croyez lecteur que l’apologie de Mme de la Pommeraye est plus difficile à faire ? Permettez donc que je m’en occupe _ intervient-il alors, et à son tour, après avoir donné la parole – déjà critique à l’égard de la partialité du récit de l’hôtesse – au maître de Jacques juste auparavant, aux pages 212 à 213  _ un moment« , intervient en effet en son récit Diderot, à la page 214 ; pour conclure son plaidoyer envers le point de vue de Madame de La Pommeraye ainsi, à la page 216 : « Si le premier mouvement (de ressentiment et volonté de se venger) des autres est court, celui de Mme de La Pommeraye et des femmes de son caractère est long. Leur âme reste quelquefois toute leur vie comme au premier moment de l’injure ; et quel inconvénient, quelle injustice y a-t-il à cela ? Je n’y vois que des trahisons moins communes ; et j’approuverais fort une loi qui condamnerait aux courtisanes celui qui aurait séduit et abandonné une honnête femme : l’homme commun aux femmes communes.« _ ;

mais de tels détails _ peut-être pas assez précisés par Diderot au fur et à mesure de son écriture alerte et volontiers désinvolte, mais c’est par profond souci de réalisme auprès de ses lecteurs !, dans ce que lui, Diderot, vient rapporter du récit déjà bousculé de l’hôtesse de l’auberge du Grand-Cerf à ses deux interlocuteurs que sont ses hôtes de passage Jacques et son maître _, les très belles images rouges _ et le jeu parfaitement sobre et retenu de ces parfaits acteurs que sont Alice Isaaz et Édouard Baer _ de cette sublime décisive séquence viennent fort heureusement les éclairer  :

 

« Levez-vous, lui dit doucement _ et tout est, en effet, éminemment doux dans ces images décisives du film… _ le marquis ; je vous ai pardonné : au moment même de l’injure j’ai respecté ma femme en vous ; il n’est pas sorti de ma bouche une parole qui l’ait humiliée, ou du moins je m’en repens, et je proteste qu’elle n’en entendra plus aucune qui l’humilie, si elle se souvient qu’on ne peut rendre son époux malheureux sans _ soi-même _ le devenir. Soyez honnête, soyez heureuse _ les deux étant absolument liés _, et faites que je le sois. Levez-vous, je vous en prie, ma femme; levez-vous et embrassez-moi ; madame la marquise, levez-vous, vous n’êtes pas à votre place ; madame des Arcis, levez-vous…«  ;

le film montrant magnifiquement tout cela par le jeu retenu, sobre, mais sublimement clair des deux acteurs que sont Alice Isaaz et Édouard Baer ; Emmanuel Mouret pouvant se permettre, de sa toujours très délicate élégance, de shunter le geste conclusif (« Embrassez-moi« ) de cette fondamentale séquence de mutuelle reconnaissance de dignité, et amour vrai, des deux époux…

Et qu’on relise alors ici ce que Diderot fait dire _ toujours en rapportant, ne l’oublions jamais, le récit volontairement un peu bousculé et précipité de l’hôtesse à ses deux interlocuteurs à l’auberge où celle-ci les reçoit _ immédiatement auparavant, page 210, à la toute récente épousée du marquis des Arcis :

« Je ne suis pas encore digne _ au moment même où cette déclaration même vient révéler et fait immédiatement reconnaître aussi cette dignité-là, profonde et fondamentale, de sa personne ! _ que vous vous rapprochiez de moi ; attendez, laissez-moi seulement l’espoir du pardon _ et ce pardon est immédiat !.. Tenez-moi loin de vous _ ce ne sera pas pour longtemps : l’instant même de la réponse et du geste sublimes de son mari : « Embrassez-moi ; madame la marquise, levez-vous, vous n’êtes pas à votre place ; madame des Arcis, levez-vous« , pages 210-211… _ ; vous verrez ma conduite ; vous la jugerez _ et l’accord profond entre eux est alors instantané _ : trop heureuse mille fois, trop heureuse si vous daignez quelquefois m’appeler ! Marquez-moi le recoin obscur de votre maison où vous permettez que j’habite ; j’y resterai sans murmure. Ah ! si je pouvais m’arracher le nom et le titre qu’on m’a fait usurper, et mourir après ; à l’instant vous seriez satisfait ! Je me suis laissée conduire par faiblesse, par séduction, par autorité, par menaces, à une action infâme _ voilà ! _ ; mais ne croyez pas, monsieur, que je sois méchante ; je ne le suis pas _ non, elle ne l’est en effet pas _, puisque je n’ai pas balancé à paraître devant vous quand vous m’avez appelée, et que j’ose à présent lever les yeux sur vous et vous parler. Ah ! si vous pouviez lire au fond de mon cœur _ et voilà qu’à l’instant même le marquis, son mari, lit on ne peut plus clairement en son cœur !.. _, et voir combien mes fautes passées sont loin de moi ; combien les mœurs de mes pareilles me sont étrangères ! La corruption s’est posée sur moi, elle ne s’y est point attachée _ voilà ! La rédemption, par l’amour vrai du marquis qui admire son épouse, a eu lieu _ Je me connais, et une justice que je me rends, c’est que par mes goûts, par mes sentiments, par mon caractère, j’étais née digne de l’honneur _ voilà ! _ de vous appartenir. Ah ! s’il m’eût été libre de vous voir, il n’y avait qu’un mot à dire, et je crois que j’en aurais eu le courage. Monsieur, disposez de moi comme il vous plaira ; faites entrer vos gens : qu’ils me dépouillent, qu’ils me jettent la nuit dans la rue : je souscris à tout. Quel que soit le sort que vous me préparez, je m’y soumets : le fond d’une campagne, l’obscurité d’un cloître pour me dérober à jamais à vos yeux : parlez, et j’y vais. Votre bonheur n’est point perdu sans ressources, et vous pouvez m’oublier…« .

…surrise

C’est donc le parti de l’événement éminemment surprenant _ et bouleversant _ de la découverte de la très effective réalité bousculante, totalement imprévue et absolument impréparée _ une surprise ! _, d’un pur et tout à fait sincère amour _ honnête, digne et _ vrai, qui survient _ telle une mutuelle résilience réalisée réciproquement… _ d’une rencontre machiavéliquement machinée, au départ, contre eux deux,

que,

ici, pour cette ancienne catin forcée qu’avait été jusqu’alors Mademoiselle de Joncquières, « la ci-devant d’Aisnon« , et pour ce libertin avéré qu’avait été jusqu’alors le marquis des Arcis _ et de même, encore, qu’en chacun des autres films, au-delà des apparences délicieuses d’un virevoltant (ou parfois, aussi, maladroit) marivaudage, d’Emmanuel Mouret _,  prend ici on ne peut plus décidément parti Emmanuel Mouret.

Tel est donc, à mes yeux, le principal apport du film « Mademoiselle de Joncquières » d’Emmanuel Mouret, à l' »Histoire de Mme de La Pommeraye et du marquis des Arcis« , extraite du « Jacques le fataliste et son maître » de Denis Diderot.

Bravo !

Le résultat de cette « libre adaptation » _ comme l’indique à la volée, sur une superbe musique pour cet instrument rare qu’est le pantaléon, de Johann-Georg Reutter (Vienne, 6 avril 1708 – Vienne, 11 mars 1772), le très beau générique (rouge) d’ouverture du film : un pizzicato à ré-écouter ici par le magique dulcimer de Margit Übellacker et l’ensemble La Gioia Armonica, dirigé par Jürgen Banholzer (en le CD Ramée 1302 : ce très beau CD fait partie de ma discothèque personnelle) : une musique merveilleusement appropriée à la sublime délicatesse du film _ du texte de Diderot par l’art du cinéma d’Emmanuel Mouret

est tout simplement magnifique.

Délectez-vous-en !

Ce lundi 16 janvier 2023, Titus Curiosus – Francis Lippa

Le cinéma d’Emmanuel Mouret et Robert Bresson adaptant « L’Histoire de Madame de la Pommeray et du marquis des Arcis » du « Jacques le fataliste et son maître » de Diderot : ce chef d’oeuvre lumineux qu’est « Mademoiselle de Joncquières »…

05jan

En conclusion de mes articles précédents de ces 4 premiers jours de janvier 2023 :

_ « «  ;

_ « «  ;

_ «  » ;

_ «  » ;

et après avoir une nouvelle fois minutieusement revu le DVD du film d’Emmanuel Mouret,

j’en viens ce jour à mon objectif premier de comparer les adaptations au cinéma, par Emmanuel Mouret, en 2017-2018, en son « Mademoiselle de Joncquières« , et Robert Bresson, en 1944-1945, en son « Les Dames du Bois de Boulogne« , de « L’Histoire de Madame de La Pommeraye et du marquis des Arcis« , extraite du « Jacques le fataliste et son maître« de Denis Diderot, dont l’intégralité est parue, posthume, seulement en 1796 _ en 1793, et cette date est forcément à relever !, était parue à Londres, sous le titre de « Exemple singulier de la vengeance d’une femme, conte moral. Ouvrage posthume de Diderot« , une traduction de l’allemand en français, par Paul-Jean-Baptiste Doray de Longrais, de « Merkwürdiges Beispiel einer weiblichen Rache, aus einem Manuscript des verstorbenen Diderot gezogen« , traduit en allemand par Schiller, paru dans la revue Rheinische Talia, à Mannheim, en 1785 : avant même que le roman de Diderot ait été traduit en entier…

L’adaptation de Robert Bresson, transposant en ses marquantes « Dames du Bois de Boulogne« , en noir et blanc, en 1944, à Paris, le conte de Diderot, se centrait quasi exclusivement sur le thème de la vengeance de la femme, Hélène _ interprétée par Maria Casares _, qui se sentant flouée par son amant Jacques _ interprété par Paul Bernard _, jetait dans les bras de celui-ci, la jeune Agnès, une petite danseuse de music-hall _ interprétée par Elina Labourdette _, avec la complicité de la mère de celle-ci, Madame D. _ interprétée par Lucienne Bogaert _,

et évacue complètement le thème du « mariage saugrenu« , « singulier« , qui assure la colonne vertébrale du récit à rebondissements _ et retournement inattendu _ de l’hôtesse de l’auberge du Grand-Cerf, au centre du « Jacques le fataliste et son maître » de Diderot,

autour de la question éminemment philosophique de la complexité des rapports entre déterminismes divers et libre-arbitre du sujet, telle qu’on peut la trouver dans l' »Ethique » de Spinoza, la « Théodicée » de Leibniz, ou le « Candide » de Voltaire…

Une transposition cinématographique (de 82′) un peu trop unidimensionnelle, noire, et restrictive donc _ où est passé le délicieux humour constant, et merveilleusement fluide, de Diderot ?…

Et avec laquelle Robert Bresson lui-même a pris pas mal de distance…

En revanche, le travail d’adaptation cinématographique d’Emmanuel Mouret, ayant donné naissance à ce superbe « Mademoiselle de Joncquières » (de 105′), en couleurs, et situé dans le XVIIIe siècle de son récit d’origine, mérite, lui, tous les éloges.

Non seulement Emmanuel Mouret respecte parfaitement les trois thèmes du « mariage saugrenu« , de la « vengeance« , et de « la méchanceté des femmes » qu’a fort bien relevés Henri Lafon, en 2004, en sa Notice de l’édition des « Contes et Romans » de Diderot dans la Bibliothèque de la Pléiade,

mais il introduit très opportunément un nouveau personnage, en la personne de l’amie-confidente (mais pas complice !) de Madame de La Pommeraye, interprétée par Laure Calamy, qui vient donner un peu plus de visibilité et de chair, par ses interlocutions, à la très perspicace lucidité introspective de Madame de La Pommeraye ;

il amplifie considérablement l’importance, en l’économie du récit, du personnage de Melle Duquênoy, dont il transforme le nom en « Mademoiselle de Joncquières », au point de baptiser _ très justement ! _ de ce nom _ inventé par lui _ le film,

et de mieux justifier encore, par ce que longtemps celle-ci ne dit pas, puis dit, et surtout fait, le complet retournement d’attitude du marquis des Arcis, une fois qu’il a pris acte qu’il a été joué, puis qu’il découvre vraiment, en quelques rapides jours, la personnalité vraie de son épouse _ superbement interprétée par une assez fascinante Alice Isaaz… _ ;

et il donne un excellent très riche développement à tout le contexte important de l’évolution de la complexe palette des rapports entre madame de la Pommeraye et le marquis d’Arcis, jusqu’à la décision de celle-ci de se venger terriblement de ce qu’elle ressent comme une infamante trahison de son partenaire…

Et tout cela par le jeu virevoltant _ jusqu’à l’étourdissement, par la vitesse d’accélération de ses micro-nuances _ du magnifique marivaudage du dialogue _ en le croirait tout entier de la plume de Diderot (ou de celle de Marivaux) : comme on savait parler le français en ce siècle !! _ entre les deux personnages, très brillamment interprétés par de lumineux Cécile de France et Edouard Baer, en de très beaux décors et de superbes lumières, et avec de superbes musiques parfaitement adaptées, pour parfaire l’enchantement, à la variété et micro-évolution ultra-fine des situations…

Soit un chef d’œuvre de film !!!

Ce jeudi 5 janvier 2023, Titus Curiosus – Francis Lippa

L’anthropologie fondamentale _ à partir de la corporéité _ de Corine Pelluchon : une pensée très féconde

31mar

Ayant reçu mercredi 18 mars à la librairie Mollat

Corine Pelluchon

venue présenter à Bordeaux son très richeLes Nourritures _ Philosophie du corps politique (aux Editions du Seuil),

cf le podcast de notre entretienCorine Pelluchon Les nourritures : philosophie du corps politique, aux éditions du Seuil

Au « 91 », rue Porte-Dijeaux

EcouterTéléchargerPodcastiTunesExporter 

Cf aussi la vidéo de présentation de son livre :

https://youtu.be/3FFJh6UQZz0

j’ai aussi un très vif plaisir à signaler l’excellent article que Corinne Pelluchon vient de donner le 28 mars dernier au quotidien Libération :

Andreas Lubitz, en fermé dans le cockpit, sourd au monde et aux autres

http://liberationdephilo.blogs.liberation.fr/2015/03/28/lubitz-enferme-dans-le-cockpit-sourd-au-monde-et-aux-autres/

En voici le texte

qui donne excellemment à penser :

Ou la vulnérabilité au mal d’un sujet qui n’a que lui comme horizon 

par Corine PELLUCHON

SUICIDE ET MEURTRE

Le geste d’Andreas Lubitz qui, le 24 mars 2015, a volontairement précipité l’Airbus A-320 de la Germanwings sur une montagne, provoquant la mort de tous les passagers et de l’équipage, pourrait à première vue donner raison à Emmanuel Kant qui soulignait le lien entre le suicide et le meurtre.

Dans La Métaphysique des Mœurs, le philosophe affirme que celui qui est prêt à se donner la mort, parce que la vie ne lui apporte pas ce qu’il désire, se traite comme un moyen en vue d’une fin hétéronome, le bonheur. Le suicide est conçu comme une violation du devoir envers sa personne, qui est une fin en soi, et n’est donc pas relative à l’individu. Celui-ci ne peut donc faire n’importe quoi de sa vie, de son corps, de ses talents ; il a des devoirs envers lui-même, qui renvoient au respect de l’humanité dans sa personne. Or, Kant ajoute qu’un homme qui se détruit et se sert de sa personne comme d’un moyen au service de ses fins individuelles serait également prêt à faire la même chose avec la personne d’autrui.

Des élèves se retrouvent devant le lycée de Joseph-Koenig de Haltern am See, dans l’Ouest de l’Allemagne, le 25 mars, pour se recueillir après le crash du vol des Germanwings, dans lequel ils ont perdu des camarades. Photo Sascha Schuermann / AFP.

Cette manière de mettre sur le même plan les devoirs envers soi-même et les devoirs envers autrui, présente assurément des inconvénients, parce qu’elle ne tolère, comme l’a montré John-Stuart Mill, aucun vice privé et aboutit, selon la formule de Ruwen Ogien, à «criminaliser les crimes sans victimes», comme la gourmandise, l’onanisme, l’indécence, qui ne créent aucun dommage à autrui. Quand on s’interroge sur ce qui peut faire l’objet des interdictions et être considéré comme un délit, il est, en effet, nécessaire de séparer la morale du droit, et de n’interdire que les actes créant un dommage aux autres.

L’ESSENCE DU MEURTRE APPARAÎT DANS SA GRATUITÉ

Le fait qu’il n’y a pas, chez Kant, de différence de nature entre les devoirs envers soi-même et les devoirs envers autrui, ne permet pas non plus de comprendre l’essence du meurtre, qu’il est impossible de rapprocher moralement du suicide. Non seulement on ne peut pas estimer que l’individu suicidaire est un meurtrier en puissance, ni supposer que tous les meurtriers sont également désireux de se tuer, mais, de plus, le meurtre est le fait de mettre fin à la vie de quelqu’un d’autre sans le consentement de ce dernier. Il est, ainsi que le dit Levinas dans Totalité et Infini, la volonté d’exercer son pouvoir sur ce qui échappe à son pouvoir. La vie de l’autre ne m’appartient pas. Bien plus, la gratuité du meurtre, qui n’est pas motivé ici par la volonté de s’approprier les biens d’autrui, et se démarque de toute entreprise de domination, mais aussi du combat de deux individus engagés dans une lutte à mort pour la reconnaissance, fait ressortir son essence. Le fait qu’Andreas Lubitz ne connaissait pas personnellement les passagers de l’avion, est à prendre en compte si l’on veut analyser le type de violence qui est en jeu dans son acte.

Il y a bien une violence dans le suicide qui est, comme le meurtre, un acte définitif et irréversible. Quand il n’est pas lié à une maladie grave ou à la misère économique, ce geste est aussi une manière d’accuser la société, qui n’a pas été capable d’offrir à la personne ce à quoi elle pensait avoir droit, ou qui n’a pas entendu son appel. L’individu ne parvient pas à imaginer que la vie pourrait être autre chose que la répétition du même. Ce manque de possible souligne aussi sa difficulté à se défaire de la logique de la puissance pour lâcher prise et être disponible à ce qu’Henri Maldiney appelait la transpassibilité, le fait d’espérer l’inespérable, au-delà de toute attente. Le meurtre partage avec le suicide cette obsession de la maîtrise, mais c’est le sentiment d’impuissance qui conduit une personne à se tuer. Il suffit parfois de presque rien, comme cette belette qui, comme le raconte Ludwig Binswanger dans Manie et Mélancolie, surprend son patient, B. Wandt, parti dans la forêt avec l’intention de se pendre avec ses bretelles, lui signifiant qu’il a encore des choses insoupçonnées à découvrir et le poussant à revenir à l’hôpital.

TOUTE-PUISSANCE, ENFERMEMENT EN SOI ET LOGIQUE MEURTRIÈRE

Au contraire, le meurtre plonge ses racines dans la volonté de toute-puissance d’un sujet qui devient sourd au monde et aux autres, comme Andreas Lubitz, enfermé dans le cockpit et ne répondant pas à l’appel désespéré du pilote. Enfermé en lui-même, tout en exerçant le contrôle absolu sur l’avion, le meurtrier est séparé du reste du monde. De même que la gratuité du meurtre souligne son essence, de même l’ignorance des victimes qui sont des victimes innocentes, n’ayant jamais rien fait à Andreas Lubitz, témoigne de ce qui est en jeu dans cette logique meurtrière. On ne peut l’appréhender qu’en se plaçant du côté du meurtrier et en prenant la mesure du vide qui est le sien. Andreas Lubitz n’en veut pas aux passagers ni à son commandant de bord, mais il ne les voit pas. Il n’a que lui, et c’est pour cela qu’il est capable de commettre le mal.

Accepter de regarder en face l’énormité de l’acte d’Andreas Lubitz, c’est y voir quelque chose qui préfigure d’autres actes dictés par ce type de violence. Il s’agit d’une violence gratuite, qui implique que le meurtrier ne choisit pas ses victimes, mais qu’il veille cependant à ce qu’elles soient nombreuses, afin que son crime soit un crime de masse. Oui, nous sommes à l’ère du terrorisme. Oui, les cadavres de cinq nouveaux nés tués par leur mère ont été récemment découverts. Oui, certains traders et certains dirigeants de firmes transnationales sont capables de ruiner des millions de personnes, d’affamer des populations, simplement pour faire du profit. Mais on ne peut pas dire qu’il y a de nos jours plus de crimes que dans le passé. Ce qui a changé, c’est que la violence est gratuite. Elle procède de cet enfermement en soi, de ce vide qui fait de Lubitz, que nous le voulions ou non, notre contemporain. Il n’est pas (seulement) une exception ou un fou, mais un individu qui reflète la vulnérabilité au mal de tant d’autres individus dans une société ayant privé les êtres de tout horizon commun.

UN HORIZON AU-DELÀ DE NOTRE VIE INDIVIDUELLE

Nos grands-parents n’avaient pas que leur vie pour s’orienter: certains avaient vécu la guerre, des idéaux dictaient leur conduite ; et, parfois, ils croyaient en Dieu et en une vie après la mort. Leurs actions se déroulaient sur deux plans. Elles avaient lieu ici-bas et les intéressaient personnellement, mais elles avaient aussi un sens collectif. Ils avaient à rendre des comptes : ils seraient jugés par le Très-Haut ou par l’Histoire, par le tribunal des hommes. Dieu, le gaullisme ou le communisme…

Nous ne sommes plus dans ce monde. Les hommes d’aujourd’hui n’ont que l’argent, la réussite matérielle ou professionnelle, la reconnaissance, les ornements ou les haillons du moi. Parfois, la famille et l’amour sont investis comme des refuges dans ce monde désert, c’est-à-dire déserté par le commun. Beaucoup se sentent laissés pour compte, car la richesse, la gloire, la réussite, et même l’amour, sont des biens rares. D’où les frustrations vécues comme des échecs, le ressentiment, l’envie, la crispation de chacun sur soi-même. Même si tous les êtres ne deviennent pas comme Andreas Lubitz, beaucoup d’entre eux éprouvent ce vide. Ils sont ce vide, qui est leur moi, leur égo sourd aux autres, et orphelin de toute participation au monde commun. C’est pourquoi ils étouffent et connaissent ce désespoir d’un égo en proie avec lui-même, c’est-à-dire avec l’insatisfaction et le néant.

LE MONDE COMMUN, L’ÉTHIQUE ET L’ANTHROPOLOGIE

Cet état de choses n’est cependant pas une fatalité. Une autre société est possible parce que l’être humain n’est pas seulement l’égo, le moi qui ne mesure les choses qu’à l’aune de son être individuel, devenu l’unique point de départ et d’arrivée de sa vie et du sens. Cette crispation sur soi est même relativement récente, et reflète surtout un cadre de pensée occidental. Dans les sociétés traditionnelles et antiques, l’être humain compte par son appartenance à une communauté plus large qui donne un sens à son existence individuelle, même si elle l’écrase. Nous ne dirons jamais assez tout ce que nous devons à la tradition des droits de l’homme qui vont de pair avec la reconnaissance de la valeur intrinsèque de chaque être humain et avec la résolution de protéger sa liberté en le laissant vivre conformément à ses choix personnels, pourvu qu’il ne nuise pas à autrui. Cependant, nous ne pouvons pas nous épanouir ni construire un monde durable en pensant que notre existence individuelle est le seul horizon de nos actes. Exister seulement pour soi, c’est forcément mesurer sa réussite ou son échec, voire sa valeur, en fonction de ce que l’on a gagné, des avoirs que l’on a amassés. Un tel horizon conduit à la frustration et à l’amertume.

Nous vivons pour nous et nos proches, mais nos actes ont aussi un sens lié au monde commun. Celui-ci nous accueille à notre naissance et survit à notre mort individuelle. Commun aux générations passées, présentes et futures, habité par d’autres vivants et constitué des œuvres des hommes et de la nature, ce monde, comme disait Hannah Arendt dans La condition humaine, nous confère une sorte d’immortalité terrestre. Il est une transcendance dans l’immanence, et nous permet également de mesurer la valeur de nos actes en fonction de leurs répercussions sur le monde commun.

Au lieu d’être enfermé en soi et de commettre un acte monstrueux afin que tout le monde connaisse son nom, le sujet qui vit cette double vie, sait que son existence est débordée par celle des autres. Il est conscient que, même ses gestes les plus humbles, comme le fait de manger, de prendre soin des autres hommes et des autres vivants, ont un impact sur le monde commun. Tout ce qu’il fait, tout ce qu’il dit, s’écrit dans le livre du monde, et est transmis aux autres. Vivre ainsi fournit des repères aux êtres en les aidant à poser des limites à leurs actions et à leurs désirs, et à relativiser leurs insatisfactions. Sans cet horizon du commun, le sujet est un sujet vide et total, un sujet-tyran, sans limites, aussi violent qu’il est désespéré.

LA TÂCHE DE LA PHILOSOPHIE AUJOURD’HUI

Nous ne sommes pas ici dans la morale, dans les conventions sociales, et les «il faut». Cette analyse relève de l’anthropologie philosophique. Aucun être humain ne peut se garder du mal et de la violence s’il n’a que lui comme référence. Seules la chance, la prospérité et la paix, l’empêcheront de commettre le mal. La pacification des relations humaines, la transformation de la société en une société conviviale, dans laquelle les êtres sont plus heureux et moins enclins à basculer dans l’inhumanité, ne sont possibles que si les individus, au lieu d’être enfermés dans leur égo, accueillent en eux-mêmes les autres hommes, passés, présents et futurs et les autres vivants.

L’éthique, qui désigne le rapport à l’autre que soi et donc la transformation du moi, qui est ainsi, non pas dissout, mais décentré, et d’autant plus fort ou responsable qu’il a abandonné le phantasme d’une souveraineté absolue sur lui-même et sur le monde, ne requiert pas de discours moralisateurs. N’ayant que faire des propos accusateurs dans lesquels s’enlisent les pourfendeurs de la modernité, elle exige de penser le sujet autrement qu’on ne l’a fait dans les philosophies modernes occidentales. Il s’agit d’installer l’intersubjectivité au cœur du sujet et de faire que le monde commun, même s’il n’est que terrestre, surtout s’il n’est que terrestre, ouvre un horizon d’espérance aidant les individus à s’abstenir de commettre le mal et leur donnant envie de faire le bien. Telle est la tâche de la philosophie aujourd’hui, une tâche résolument constructive.

Corine Pelluchon

Ma toute première réaction à cet article nourricier :

A comparer aussi avec les bunkers d’Hitler : celui de la toute fin, à Berlin, ainsi que les autres : la Tanière du loup, celui d’Ukraine, etc.

Nous sommes plus que jamais face à ce désert qui ne cesse _ hyper-technologie aidant _ de s’étendre,

que Nietzsche avait si bien identifié…

Titus Curiosus, ce 31 mars 2015

 

chiffrage et inhumanité (et meurtre politique de masse) : l’indispensable et toujours urgent « Terres de sang _ l’Europe entre Hitler et Staline » de Timothy Snyder

29juil

C’est un événement considérable pour l’intelligence du devenir historique (y compris de maintenant : quant à la « marche du monde« … _ selon une expression qu’affectionnait Giono _), que la publication _ aux États-Unis le 28 octobre 2010, par Basic Books, une filiale du groupe Perseus Books, et, ce mois d’avril 2012, en français, aux Éditions Gallimard, dans la traduction de ce transmetteur infatigable (passionnant et génial par ce que sait dénicher de « trésors«  sa curiosité croisée érudite !) qu’est Pierre-Emmanuel Dauzat, et cela moins de deux ans, donc, après sa parution anglo-saxonne _ de Terres de sang _ l’Europe entre Hitler et Staline, par l’historien américain _ professeur à Yale _ Timothy Snyder.

A mes yeux, un chef d’œuvre _ indispensable, donc ! et urgent : je développerai pourquoi… _ de l’historiographie contemporaine,

dans la lignée de cet autre « indispensable » _ historiographiquement comme humainement, et indissociablement les deux ! _ admirable (!!)

_ avec, dans ce livre-ci, aussi, comme un concert (tragique) de toutes ces voix (ainsi « J’aurais voulu citer tous les noms un par un, écrit la poétesse Akhmatova dans son Requiem, mais on a pris la liste, il ne reste plus rien« , est-il rapporté, page 20 ; et la culture littéraire de Timothy Snyder est, elle aussi, profonde et magnifique !..) ; avec, dans ce livre-ci, aussi, comme un concert (tragique) de toutes ces voix que, par-delà la double disparition de leurs corps (deux fois abolis et effacés : leurs vies d’abord assassinées, puis les restes (sans sépulture !) de leurs cadavres, déterrés des fosses, et cette fois réduits en cendres, lors de l’Aktion 1005 dirigée par le (de sinistre mémoire !) Paul Blobel…) ;

avec, dans ce livre-ci, aussi comme un concert (tragique) de toutes ces voix, donc,

que Timothy Snyder nous donne sublimement, chacune à sa juste place, à ré-entendre in extremis (et ainsi comme vivre à jamais :

« Des cités entières disparaissent. À la place de la nature

Juste un petit bouclier pour contrer l’inexistence« ,

ainsi que l’énoncent deux vers du Bouclier d’Achille de Tomas Venclova, placé parmi les exergues du livre, page 7 : Tomas Venclova, poète lituanien (né le 11 septembre 1937 à Klaipeda) enseigne lui aussi à Yale depuis septembre 1980, et a eu pour amis Czeslaw Milosz et Joseph Brodsky, tous deux aussi issus de ces « Terres de sang » : Milosz, né le 30 juin 1911 à Szetejnie, en Lithuanie, non loin de Vilnius ; Brodky, né le 24 mai 1940 à Leningrad ; et eux aussi survivants de ce qui eut lieu en cette « Europe (-là prise) entre Hitler et Staline« , entre 1939 et 1945 pour le principal des dégâts…) ;

les autres exergues sont empruntés à Paul Celan, Fugue de mort :

« tes cheveux d’or Margarete,

tes cheveux cendre Sulamith« ,

 

Vassili Grossman, Tout passe :

« Tout coule, tout change ;

il n’y a pas deux convois qui se ressemblent »,

 

et un chant traditionnel ukrainien, Tempête sur la mer Noire :

« Un inconnu s’est noyé dans la mer Noire, seul,

Sans personne pour l’entendre implorer pardon«  _

dans la lignée _ avec aussi un concert (sublime) de toutes ces voix in extremis ré-entendues, sinon ressuscitées _ de cet autre « indispensable » admirable _ quel monument d’historiographie, comme d’« humanité«  : les deux ! _

qu’est L’Allemagne nazie et les Juifs, de Saul Friedländer _ traduit aussi, déjà (!) par Pierre-Emmanuel Dauzat :

au point que j’ai joint au téléphone Pierre-Emmanuel Dauzat afin de m’enquérir de plus ou moins lointaines racines (est-européennes : ukrainiennes, par exemple, ou de quelqu’une de ces « Terres de sang » de notre Europe centrale et orientale…) de l’auteur de ce considérable admirable travail, Timothy Snyder : qu’a-t-il donc, lui, citoyen américain né en 1969, pu vivre (ou pu hériter de proches ; et ce peut être de l’ordre du silence mutique…), qui apparente si magnifiquement son travail d’historien ici (avec le « concert«  de toutes ces voix, comme à jamais sauvées, qu’on avait voulu anéantir en les massacrant en masse, et jusqu’à des millions, une par une…) à celui, si haut et si magnifique, avec le même « concert« , devenant fraternel à travers leur sort (hélas trop semblablement uniforme, lui !), de ces voix elles aussi in extremis comme sauvées, rassemblées en pareil si essentiel livre d’Histoire, de Saul Friedländer ?.. Même si ici, Timothy Snyder élargit le champ d’analyse aux personnes (et voix) des victimes de Staline, ainsi que de toutes les autres victimes civiles de Hitler, au-delà des personnes (et voix) juives victimes de Hitler, pour Saul Friedländer…

Et cela, pas par une simple addition, mécanique et listée en chiffres, sans les noms, de ces victimes ; mais par la prise en compte du fait particulièrement terrible, aux conséquences monstrueuses, de l’interconnexion, aux rouages complexes, magistralement décortiqués ici par l’analyse au scalpel de Timothy Snyder, des « crimes politiques de masse«  et staliniens et nazis, commencés dès 1932-1933, sur la base

(et cela, sur le terrain de ces « Terres de sang« , à partir du pacte germano-soviétique du 23 août 1939 ;

une semaine plus tard, « le 1er septembre, la Wermacht attaqua la Pologne« , page 193 ;

et « le 17 septembre 1939, l’Armée rouge envahit la Pologne par l’est. Elle opéra sa jonction avec la Wermacht au milieu du pays pour organiser un défilé commun de la victoire. Le 28 septembre, Berlin et Moscou conclurent un second accord sur la Pologne : le traité sur les frontières et d’amitié« , page 194 ;

et bientôt Staline allait en profiter pour mettre aussi la main sur les trois États baltes indépendants pourtant depuis le traité de Riga, en mars 1921 (cf page 36) : « Ce même mois, en juin 1940, l’Union soviétique étendit aussi son empire à l’ouest, annexant les trois pays Baltes indépendants : Estonie, Lettonie, Lituanie« , page 230 :

sur les exactions que les Soviétiques y commirent entre juin 1940 et le 22 juin 1941, le jour de l’attaque-surprise par l’Allemagne de l’Union soviétique, lire les pages 231 à 233 ;

puis entre le 22 juin 1941

(« le 22 juin 1941 est l’un des jours les plus significatifs de l’histoire de l’Europe. L’invasion allemande de l’Union soviétique qui débuta ce jour-là sous le cryptonyme d’opération Barbarossa fut bien plus qu’une attaque-surprise, un changement d’alliance, une nouvelle étape de la guerre. Ce fut le commencement d’une indescriptible calamité. L’affrontement entre la Wermacht (et ses alliés) et l’Armée rouge tua plus de 10 millions de soldats, sans parler d’un nombre comparable de civils morts en exode, sous les bombes, ou de faim et de maladie des suites de la guerre sur le front de l’Est Au cours de cette guerre, les Allemands tuèrent aussi délibérément _ et nous voici à l’un des tenants du sujet de ce livre : l’interconnexion des « meurtres politiques de masse«  stalinien et nazi, avec 14 millions de victimes hors actions militaires… _ quelque 10 millions de personnes, dont plus de 5 millions de Juifs et plus de 3 millions de prisonniers de guerre« , page 251) ;

puis entre le 22 juin 1941

et le 8 mai 1945, la fin de la guerre en Europe ;

fin ici de l’incise)

sur la base, donc,

de ce que François Furet a qualifié, Timothy Snyder le rappelle page 591, de la « complicité belligérante«  de Hitler et Staline…

Et c’est l’étendue colossale doublement cyniquement enchevêtrée de ses dégâts, Hitler comme Staline ayant su l’un autant que l’autre diaboliquement en jouer, dans cette « Europe«  prise « entre Hitler et Staline« , qui fait l’objet de cette passionnante (richissime autant qu’irrésumable !) enquête de démêlage chronologique au scalpel (de 628 pages) de telles complexités meurtrières des systèmes politiques identifiables sous les noms de Staline et Hitler, en ce capital Terres de sang _ l’Europe entre Hitler et Staline ! Ce livre est un trésor !

Staline, celui qui a dit un jour de décembre 1944 à Moscou au général De Gaulle « À la fin, c’est la mort qui gagne« , non seulement n’avait pas, mais ne doit pas non plus, jamais, avoir raison !

La mort ne doit jamais gagner !


Et je renvoie ici à la grande méditation de Fedor Dostoïevski dans Les Frères Karamazov pour contrer les arguments de Dimitri Karamazov, son personnage affirmant : « si Dieu n’existe pas, tout est permis« … Non, tout n’est pas permis ; pas plus au tyran autocrate qu’à n’importe qui ; ni jamais, quelles que soient les circonstances, ou l’opportunité ! Ô Prince de Machiavel…

Lire aussi, sur Staline, l’immense génial roman faustien de Mikhaïl Boulgakov : Le Maître et Marguerite : autre chef d’œuvre essentiel de la littérature mondiale...

Mais Timothy Snyder (né le 18 août 1969 _ aux États-Unis ; je n’ai pas déniché jusqu’ici davantage de précision bio-géographique _ : il avait donc 41 ans seulement lors de la publication de Bloodlands : Europe between Hitler and Stalin en octobre 2010)

est, sinonet déjà _ d’un autre continent,

du moins _ et aussi _ d’une autre génération

que Saul Friedländer (né le 11 octobre 1932 à Prague). Sur l’enfance de ce dernier, et sa traversée personnelle _ en France _ de la guerre de 1939-45, on lira, en complément de son chef d’œuvre, le magnifique Quand vient le souvenir

J’ignore donc pour le moment d’où procède l’étincelle à la source si féconde de l’énergie et de l’enthousiasme historiographiques qui animent si puissamment Timothy Snyder pour son sujet, celui de ces « Terres de sang » entre 1933 et 1945 _ et jusqu’à la mort de Staline, le 5 mars 1953 : car c’est alors que vont cesser les « meurtres politiques de masse » comme outil politique fréquent, lors de ce (long et lent) processus qu’on a pu qualifier de « déstalinisation« … : cf le chapitre XI, « Antisémitisme stalinien » (pages 517 à 571) ; « L’Union soviétique dura près de quatre décennies après la mort de Staline, mais ses organes de sécurité ne devaient plus jamais organiser _ voilà ! _ de famine ni d’exécutions en masse. Si brutaux qu’ils aient été, les successeurs de Staline délaissèrent la terreur de masse au sens stalinien« , page 562 _,

ainsi que sa méthode _ à moins que celle-ci ne doive quelque chose, au contraire, à l’ex-centrement même vis-à-vis de l’espace (et plus encore historico-culturel que géographique) européen de Timothy Snyder ; toutefois, cette méthode historiographique comporte à mes yeux quelque chose de l’esprit du vieux Baroque européen ; celui qui illumine et fait crépiter, du jeu ultra-riche de ses multiples facettes, la fiction, cette fois, du Concert baroque du cubain Alejo Carpentier (l’auteur de ces jouissives œuvres baroques du XXe siècle que sont La Danse sacrale, Le Recours de la méthode, Le Siècle des Lumières et Le Partage des eaux), si je puis oser semblable comparaison avec une œuvre de fiction, à propos de l’œuvre d’historiographie de Timothy Snyder… _ :

doit-on les considérer, ce sujet comme cette méthode, simplement et seulement comme « scientifiques » ?.. Il me semble qu’il y a là aussi (et très essentiels !), pour Timothy Snyder, de fondamentaux enjeux d' »humanité » même : anthropologiques (et civilisationnels) autant qu’éthiques…

Et c’est le cœur même de cette œuvre, en cela et par cela capitale !..

J’ai noté aussi que, parmi ses travaux d’historien antérieurs, en 2003,

Timothy Snyder a publié (à la Yale University Press) The Reconstruction of Nations : Poland, Ukraine, Lithuania, Belarus, 1569-1999 : un travail _ outre qu’il se trouve dans le viseur de permanentes interrogations miennes à propos de ces « territoires » de « confins illimités«  (cf la signification même de noms tels que « Ukraine«  ou « Podolie« …), aux frontières incertaines et violemment fluctuantes depuis la nuit des temps… _ dans la continuité duquel vient on ne peut plus clairement s’inscrire, sept ans plus tard, en 2010, cet admirable Terres de sang _ l’Europe entre Hitler et Staline _ et voilà un autre livre de Timothy Snyder à traduire en français pour Pierre-Emmanuel Dauzat…

Pour commenter cette expression (capitale !) de « confins illimités« , j’ajoute que, en procédant à des recherches concernant la bibliographie du romancier polonais Wlodzimierz Odojewski (né en 1930 à Poznan), dont m’a si fort impressionné jadis (et pour jamais !) Et la neige recouvrit leur pas, j’ai trouvé mention d’un ouvrage de critique littéraire de Marek Tomajewski, à propos d’Odojewski (1930 – ) et de Leopold Buczkowski (1905-1989) principalement, intitulé Écrire la nature au XXe siècle : les romanciers polonais des confins, paru en 2006 aux Presses universitaires du Septentrion… Le mot même d’« Ukraine«  ne signifie-t-il pas « terres frontalières« , « marches« , comme celui de « Podolie« , « confins » ? : en un très vaste territoire sans frontières clairement délimitables, et aux populations depuis toujours, et un peu plus qu’ailleurs (cf l’exemple déjà plus proche de nous, de la Bosnie-Herzégovine dans l’œuvre, ô combien magnifique aussi, d’Ivo Andric : Le Pont sur la Drina, Chronique de Travnik, etc.) ;

et aux populations mélangées ainsi que ballottées ; il est vrai qu’il y a eu spécialement là d’énormes terribles déplacements de populations, ou plutôt « nettoyages ethniques«  (cf, entre autres, le chapitre de ce nom, pages 479 à 515 de Terres de sang _ l’Europe entre Hitler et Staline à propos de ce qui advint là lors de l’après-guerre, de 1945 jusqu’à la mort de Staline, le 5 mars 1953, où ces « nettoyages ethniques«  cessèrent eux aussi, du moins pour l’essentiel : comme les « meurtres politiques de masse«  de Staline et Hitler…).

Mais recentrons-nous sur Terres de sang _ l’Europe entre Hitler et Staline : il y a tant d’années que j’attends personnellement un tel livre d’Histoire !

Jusqu’ici, sur ce sujet (brûlant et soigneusement oblitéré dans la culture occidentale _ et l’un parce que l’autre : cf par exemple l’appel tragiquement in-entendu en 1964 de Czeslaw Milosz (30-6-1911 – 14-8-2004, et prix Nobel de Littérature en 1980) : le très important (pour notre continent en son entier) Une autre Europe : les Européens de l’Ouest ayant bien d’autres priorités… ; mais lire aussi le témoignage de Jan Karski sur l’échec de ses efforts, au sein de la résistance polonaise, afin de convaincre d’intervenir là (si peu que ce soit) au cours de la guerre, et Churchill, et Roosevelt, en son très important Mon témoignage devant le monde _ souvenirs 1939-1943 _),

j’ai dû me contenter, pour l’essentiel _ pour tâcher d’en approcher-ressentir-comprendre un peu mieux l’âme ; ainsi que le plus encore si terrifiant, à ce degré-là, sans-âme ! _, d’ouvrages « littéraires » d’écrivains-romanciers _ je ne parle pas ici de la poésie (explosive ! par exemple celle de Paul Celan…), qui n’offre pas de fil tant soit peu continu à dérouler… _, d’ailleurs tout bonnement admirables,

tels que, et au tout premier chef, le stupéfiant _ j’ai rarement lu une vision aussi forte de l’Histoire dévastée de ces particulièrement malheureuses régions… _ Et la neige recouvrit leur trace, de Wlodzimierz Odojewski _ né en 1930 à Poznan, cet écrivain-romancier est toujours actif : il vit depuis 1971 à Berlin… _, un roman proprement sidérant (!) écrit en 1967, et paru en traduction française en 1973, aux Éditions du Seuil _ paru, donc, en polonais en 1967, il forme l’ultime volet d’un triptyque galicien (ou podolien ?..) avec Le Crépuscule d’un monde, paru en polonais en 1962 et traduit aux Éditions du Seuil en 1966, et L’Île du salut, paru en polonais en 1965 et jamais traduit, lui, en français _ ;

mais aussi le très puissant _ en sa capacité (poétique) de dérouter… _ L’état d’apesanteur, d’Andrzej Kusniewicz _ autre grand écrivain polonais, né en 1904 à Sambor, en Galicie (polonaise entre 1921 et 1939), et mort en 1993 (il fut aussi diplomate, notamment en France, avant 1939, puis de 1945 à 1950 ; résistant sur le territoire français, il est passé par Mauthausen…) : auteur que j’ai découvert juste auparavant la parution de ce livre singulier important, en 1979, aux Éditions Albin Michel, à l’occasion de la lecture du très beau (et baroquissime) Roi des Deux-Siciles, bien reconnu de la critique, en 1978 : il s’y agit des jours autour de l’attentat de Sarajevo, l’été 14, en une garnison austro-hongroise, sur la rive du Danube à l’entrée des Portes-de-fer, face la Serbie et non loin de Belgrade… _ ;

et encore l’extraordinairement bouleversant Histoire d’une vie, de Aharon Appelfeld _ l’auteur (né le 16 février 1932 à Jadova, tout près de Czernowitz, en Bukovine alors roumaine, qui a survécu, enfui et caché jusque dans les forêts d’Ukraine, entre 1939 et 1945…) qui, de tous les écrivains que j’ai physiquement rencontrés, est celui qui m’a le plus impressionné (par la grandeur-puissance-autorité souveraine (!!!) de son expression), et alors même qu’il s’exprimait en hébreu, et n’était qu’ensuite traduit : lors de deux conférences en suivant, le même soir, le 19 mars 2008, l’une à la librairie Mollat, l’autre au Centre Yavné ;

et je lui avais demandé ce qu’il pensait de l’œuvre de son « voisin » de Czernowitz Gregor Von Rezzori (né, lui, le 13 mai 1914, la Bukovine étant alors hongroise), l’auteur des Mémoires d’un antisémite, et surtout du très beau Neiges d’antan (des souvenirs éblouis de sa toute prime enfance, à Czernowitz ; la réponse de Aharon Appelfeld fut sans appel !

Sur ce « monde » de Czernowitz (la ville natale aussi du très grand Paul Celan), lire aussi le riche, fouillé et passionnant Poèmes de Czernowitz, aux Éditions Laurence Teper, paru en 2008…

Plus récemment, j’ai eu la chance de rencontrer _ et pu m’entretenir personnellement avec lui : j’étais allé le chercher avec ma voiture à l’aéroport ; et le soir ai dîné avec lui (et Georges Bensoussan), lors de sa venue à Bordeaux pour le colloque organisé en liaison avec le CRIF « Les Enfants dans la guerre _ réparer l’irréparable » le 31 janvier 2008 ; une rencontre majeure ! _ le père Patrick Desbois, l’auteur de l’indispensable (!!!) Porteur de mémoires, en ces « Terres de sang » des actuelles _ c’est-à-dire depuis la découpe (stalinienne) des frontières de 1945 _ Ukraine et Biélorussie, dans lesquelles il poursuit son (infiniment patient) méthodique recueillement des témoignages des derniers « témoins » encore en vie de la « Shoah par balles« , afin aussi de pouvoir, en retrouvant les fosses d’abattage, donner enfin quelque sépulture un peu digne, avec _ si possible… _ des noms, à ceux qui furent assassinés d’une balle dans la nuque, dans ces fosses, puis dont les restes furent déterrés afin d’être brûlés, un peu plus tard, à la va-vite, lors de l’opération d’effacement des traces (du crime), dirigée par Paul Blobel, dite « Action 1005 » _ selon le mandat en date du 28 février 1942 d’« effacer les traces des exécutions des Einsatzgruppen à l’Est« , pour commencer ; il y eut ensuite aussi la destruction des usines de la mort du territoire polonais : Belzec, Sobibor, Majdanek, Treblinka, Chelmno et enfin Auschwitz… _, qui se déroula de juillet 1942 à 1944, pressée par les avancées de l’Armée rouge


Et j’ai lu avec une très intense admiration _ presque jalouse _, en 2008, le très beau travail d’enquête sur place, à Bolechov (en Galicie autrefois polonaise, dans l’arrondissement de Stanislawow ; en Ukraine aujourd’hui), ainsi que dans le monde entier (à la recherche de témoins encore vivants des Aktions de 1942-1943-1944…), de Daniel Mendelsohn : Les Disparus… Un livre d’articulation entre mémoire et Histoire, splendide !


De même que cette année-ci, je me suis passionné (et ai pu m’en entretenir un peu avec l’auteur lors de sa venue à Bordeaux) pour le travail d’enquête _ notamment à Wlodawa, à la frontière actuelle (depuis 1945) de la Pologne avec la Biélorussie et l’Ukraine _ d’Ivan Jablonka : Histoire des grands-parents que je n’ai jamais eus _ une enquête, parue aux Éditions du Seuil en janvier 2012 _ cf mon article d’avril dernier : Entre mélancolie (de l’Histoire) et jubilation de l’admiration envers l’amour de la liberté et la vie, le sublime (et très probe) travail d’enquête d’Ivan Jablonka sur l’ »Histoire des grands parents que je n’ai pas eus »

Mais, par sa méthode croisée, son écriture extrêmement fine dans le détail _ au scalpel _ de ses 628 pages si riches d’analyse, en surplomb d’une immense érudition historiographique en diverses langues _ cf aussi l’imposante (et très précieuse) bibliographie des pages 633 à 682 _,

le travail d’historien _ de démêlage très fin de la complexité historique des faits advenus _ de Timothy Snyder en ce si riche, éminemment sensible  _ = humainement ! « Humanité«  est ainsi on ne peut plus justement l’intitulé de la « Conclusion » ; et d’ores et déjà (même si j’y reviendrai à la fin ce l’article) je veux citer (et un peu commenter, au passage) ici son ultime paragraphe, page 614 :

« Les régimes nazi et soviétique transformèrent des hommes _ vivants ! _ en chiffres _ de cadavres ; et même en chiffres ronds ! mais ce sont là plutôt des pratiques de résumeurs (à la louche…)… _ : certains que _ faute d’archives disponibles _ nous ne pouvons _ aujourd’hui _ qu’estimer, d’autres que nous pouvons recalculer avec assez de précision. Il nous appartient à tous, chercheurs _ = historiens de profession _, d’essayer de les établir _ le plus sérieusement possible, ces chiffres de massacrés, d’abord, face aux mensonges et tripatouillages idéologiques en tous genres : et encore aujourd’hui, de la part, d’abord, des divers nationalismes toujours actifs… _ et de les mettre en perspective _ afin de comprendre, en historiens (par la mise en perspective), les faits advenus ; historiens dont c’est même là, bien sûr !, l’essentiel de l’œuvre à réaliser ; en nous méfiant (toujours !) des simplifications (pédagogiques et trop pressées) des résumés… Et à nous, humanistes _ ajoute alors splendidement Timothy Snyder, et c’est là le dernier mot de tout ce livre, qu’il place ainsi dans cette perspective de fond proprement essentielle !!! _, de retransformer ces chiffres en êtres humains _ c’est-à-dire de « retransformer » ces énumérations (de cadavres, devenus dans cet assassinat de masse, anonymes) listées, qui le plus souvent répondaient, à l’origine, à des quotas (!) requis d’assassinés, tant de la part des dirigeants et bourreaux (et leurs exécutants) soviétiques que des dirigeants et des bourreaux (et leurs exécutants) nazis ; de les « retransformer« , donc, en figures (irremplaçablement uniques, elles) de personnes humaines parfaitement singulières, quand c’est possible, au gré de (trop rares) témoignages recueillis et conservés, en les nommant avec leurs noms et prénoms :

cf ainsi ceux donnés, page 574, en ouverture de cette « Conclusion » intitulée « Humanité« , en réponse aux exemples laissés sans nom du tout début de la « Préface«  (intitulée « Europe« ), pages 9 et 10 :

Józef Sobolewski, Stanislaw Wyganowski, Adam Solski, Tania Savitcheva, Junita Vichniatskaïa ;

et en donnant à entendre, quand c’est encore possible, le détail, à la lettre près, de ce qui demeure de leur voix ou de leurs gestes… :

Jozef est un petit garçon mort de faim sur une route d’Ukraine en 1933 (et c’est sa sœur Hanna qui se souvient de lui) ;

Stanislaw est un jeune Soviétique abattu lors de la Grande Terreur en 1937-38 (et c’est une lettre conservée qui témoigne de lui) ;

Adam est un officier polonais exécuté par le NKVD en 1940 (et c’est son Journal qui fut retrouvé plus tard à Katyn) ;

Tania est une petite fille russe de onze ans morte de la faim à Leningrad en 1941 (et c’est l’une de ses sœurs qui survécut qui conserva son Journal) ;

et Junita est une petite fille juive de douze ans assassinée en Biélorussie en 1942 (et on conserve d’elle sa dernière lettre à son père)…

Si nous ne le faisons pas, Hitler et Staline auront façonné non seulement notre monde _ de comptables utilitaristes pragmatiques vendus à la marchandisation de tout !.. _,

mais aussi notre humanité «  _ même !.. On mesure l’importance de pareil enjeu, à mille lieues au-dessus de toute rhétorique… Et c’est sur cette phrase au poids si lourd (toujours aujourd’hui, en 2010-2012) pour nous ! que se clôt cette « Conclusion : Humanité« , et ce livre, de salubrité universelle par là, page 614…

Mais, par sa méthode croisée, son écriture extrêmement fine dans le détail _ au scalpel _ de ses 628 pages _ je les ai lues deux fois par le menu, puis travaillées dans l’écriture au long cours de cet article… _ si riches d’analyses _ irrésumables ! _, en surplomb d’une immense érudition historiographique en diverses langues,

le travail d’historien _ de démêlage (très fin) de la complexité historique des faits advenus _ de Timothy Snyder en ce si riche, éminemment sensible

et plus encore justissime, Terres de sang _ l’Europe entre Hitler et Staline,

vient combler enfin une pénible (et très douloureuse) lacune historiographique concernant cette partie de notre Europe _ effroyablement prise « entre Hitler et Staline« , alors ; et avec ce nombre considérable de pertes d’humains… _,

qui a tenu en grande partie, mais pas seulement, au fait du rideau de fer _ demeuré en place, après la mort de Staline, le 5 mars 1953,  jusqu’en novembre 1989, où il céda enfin… _ ;

mais aussi qui a interdit toute approche sérieuse _ suffisamment croisée et entrecroisée… _  à la fois de ce qui demeure d’archives dans l’ancienne URSS, ainsi que dans les États demeurés jusque là sous sa férule

_ concernant cette lourde et durable (= post-stalinienne) férule, je suis aussi un lecteur fervent de tout l’œuvre (avant comme après le tournant décisif de 1989…) d’Imré Kertész, dont le chef d’œuvre est peut-être, entre tous, Liquidation : sur cette férule soviétique à Budapest, lire de Kertész tant son Journal de galère que son roman Le Refus ; et encore le merveilleux (de justesse) tryptique (dont Le Chercheur de Traces : le récit de retours du narrateur-auteur à Auschwitz, Buchenwald et Zeitz : admirable !!! + Procès-verbal) qu’est Le Drapeau anglais… Sur le sentiment de sa libération de cette férule, en 1989 et les années d’après : toujours de Kertész, lire Un autre _ chronique d’une métamorphose ainsi que, en forme de magistral bilan synthétique, Dossier K... ; Imre Kertész est un des plus grands auteurs vivants aujourd’hui, un de ceux qui nous aident à ressentir « vraiment«  la réalité de ce monde dans lequel nous baignons… _ ;

le travail d’historien de Timothy Snyder en ce si riche Terres de sang _ l’Europe entre Hitler et Staline, vient combler enfin une pénible (et très douloureuse) lacune historiographique, qui a tenu en grande partie, mais pas seulement, au fait du rideau de fer ; mais aussi qui a interdit toute approche sérieuse

d’une mise en perspective et interprétation _ de fond : jusqu’à une connaissance suffisante et objective : la finalité des historiens ! _ historiographiques qui soient libérées non seulement des querelles et brouillages en tous genres des idéologies partisanes ; mais encore des ignorances et aveuglements liés aux places et angles de vue de nos situations _ et il y a ici aussi assurément bien du travail à mener…

Et cela, Timothy Snyder prend bien soin de le préciser et souligner, en son « Introduction : Europe » comme en sa « Conclusion : Humanité« …

En ce qui concerne, d’abord, les brouillages idéologiques, existe en effet aussi _ encore _ aujourd’hui en 2010-2012 _ une concurrence idéologique des martyrologies revendiquées par les divers nationalismes (et systèmes socio-politiques, aussi) florissants, tirant à eux, les uns et les autres, la couverture des chiffres _ distordus : le premier travail ici de Timothy Snyder est bien d’essayer de les « établir«  sainement, ces nombres de victimes revendiquables par telle ou telle nationalité : et il y consacre, juste après sa « Conclusion« , une utile synthèse (de résumé) finale, « Chiffres et terminologie« , pages 615 à 620 pour les chiffres ; de même qu’il y précise sa terminologie, pages 620 à 624 : notamment son refus du terme de « génocide » (il lui préfère « meurtre politique de masse« ), ainsi que sa préférence pour « Holocauste«  (il ne mentionne pas le terme de « Shoah » : veut-il donc l’ignorer ?)… _

tirant à eux, les uns et les autres, la couverture des chiffres

des victimes-martyrs de ces « crimes politiques de masse » _ soviétiques et nazis _ à afficher-exhiber à leur profit ;

de même, ensuite et aussi, qu’existe une cécité quasi générale tenant au caractère toujours partiel et géo-centré, forcément, des _ les nôtres aussi ! _ angles de vue et perspectives, en fonction de nos emplacements géographiques et référentiels culturels _ avec aussi une bonne rasade de mauvaise conscience… _, et empêchant un regard assez surplombant (et croisé) d’une historiographie sérieuse _ « scientifique« , si l’on veut _ suffisamment déprise, déjà, des enjeux idéologiques partiaux et partisans, toujours actifs _ d’où l’urgence toujours, aussi, de ce travail d’aggiornamento, en cette seconde décennie du XXIe siècle, à propos de l’Histoire de ces « Terres de sang », entre 1933 et 1945 : soixante-cinq ans plus tard, en 2010 ! _ ;

une historiographie sérieuse

seule capable de faire accéder à l’intelligence objective _ sereine :mieux apaisée peut-être _, de ces « crimes politiques de masse« , eux-mêmes tellement entremêlés et croisés, interactifs ;

et clé indispensable afin _ nous y arrivons ! _ de « comprendre notre époque

et nous comprendre nous-même« .

Cette dernière formule, absolument décisive pour l’enjeu anthropologique et civilisationnel de cet immense travail, se trouve à la page 574 :

« Il faut comparer les systèmes nazi et stalinien non pas tant pour comprendre l’un ou l’autre _ en lui-même ; ni pour seulement les comparer entre eux, à leur place au XXe siècle… _ que pour comprendre notre époque _ aussi, soit soixante-cinq ans plus tard que 1945, en 2010 _ et nous comprendre nous-même« … Rien moins !

Constat qui donne, traduit en langage _ éditorialement efficace _ de quatrième de couverture :

« Par sa démarche novatrice, centrée sur le territoire, son approche globale, la masse de langues utilisées, de sources dépouillées, l’idée même que les morts ne s’additionnent pas _ en tant que personnes irréductiblement singulières, chacun ; et à l’encontre des listes, des totaux et des quotas ! qui, en écriture de chiffres, les effacent sous la forme de ces nombres (a fortiori quand ils sont ronds !) que réclament les misérables « personnels«  carriéristes (à cette époque, nazis comme soviétiques) : toute une Histoire est à écrire des usages intéressés et marchands des mathématiques et des sciences appliquées, depuis le début du XVIIe siècle en particulier, à partir de Francis Bacon, Galilée (« La Nature est écrite en langage mathématique« ), Descartes (et sa « mathesis universalis« ), et bientôt les utilitaristes, en commençant par Adam Smith… ; et sur la prééminence (et impérialisme conquérant) du quantitatif sur le qualitatif !.. _,

Timothy Snyder offre ici un grand livre _ et pour moi, c’est là encore, seulement, un euphémisme… _ en même temps qu’une méditation _ au plus haut de l’« humain«  _ sur l’écriture de l’Histoire«  _ on ne saurait mieux dire ! Je viens d’en démêler quelques éléments…

C’est pour cela que, oui, décidément !, « il faut comprendre les systèmes nazi et stalinien, non pas tant pour comprendre l’un ou l’autre, que pour comprendre notre époque et nous comprendre nous-mêmes« , énonce l’auteur, et rien moins ! _ je le répète _, page 574, au début de sa « Conclusion : Humanité ».

Et encore, page 579 :

« il nous faut comprendre ce qui s’est réellement passé _ et cela nécessairement dans le détail précis du comment (enchevêtré, donc) de ces faits : ce à quoi se consacre l’essentiel de ce livre magnifique le long de ses 628 pages ! _, dans l’Holocauste _ en particulier, mais pas seulement, loin de là : d’autres « meurtres politiques de masse«  (de civils désarmés) venant non seulement s’y adjoindre, mais aussi s’y combiner et enchevêtrer ; qui commencèrent dès 1932-1933… _ et dans les Terres de sang.

Pour l’heure _ en cette première décennie du troisième millénaire où fut conçu et rédigé, puis publié (en 2010) Terres de sang _ l’Europe entre Hitler et Staline, souligne ainsi Timothy Snyder_,

l’époque des tueries massives _ de civils désarmés _ en Europe _ qui va de 1932-33 à 1945 _ est surthéorisée et mal comprise« …

Et c’est à cela qu’il faut donc historiographiquement remédier maintenant, pour Timothy Snyder…


Et Timothy Snyder de préciser alors combien les représentations à l’Ouest de ce qui a pu survenir dans les « Terres de sang » en fait de « meurtres politiques de masse » du fait de ces deux régimes, le nazi et le stalinien, et plus encore de leur diaboliquement effroyable interconnexion « complice« ,

sont faussées, par une insuffisante connaissance et évaluation,

du fait, d’une part, de la dimension colossale, certes, des mensonges et nazis _ cf par  exemple le très intéressant travail de Florent Brayard : Auschwitz : enquête sur un complot nazi ; ainsi que mon article sur ce livre : Le travail au scalpel de Florent Brayard sur les modalités du mensonge nazi à propos du meurtre systématique des Juifs de l’Ouest : le passionnant « Auschwitz, enquête sur un complot nazi »… _ et staliniens ;

mais aussi du fait de l’excessive valorisation par l’opinion occidentale, en regard de ces « meurtres politiques de masse« ,

d’une part des images-représentations _ = clichés _ des camps de concentration, tels que Dachau, Bergen-Belsen ou Buchenwald (du fait des récits de prisonniers de retour de ces camps-là),

mais aussi et d’autre part, des images-représentations de ce double camp de concentration et usine de mort immédiate que fut Auschwitz-Birkenau (du fait des récits de survivants du camp de travail d’Auschwitz, tel un Primo Levi ; mais encore ceux de _ plus rares ! _ survivants des Sonderkommandos de Birkenau, tel un Filip Muller, en son Trois ans dans une chambre à gaz d’Auschwitz ; témoignages auxquels il faut encore ajouter, cette fois par de-là leur mort à Birkenau, ceux du déchirant _ sublimissime ! il faut absolument le découvrir ! _  recueil intitulé Des Voix sous la cendre, de ceux des membres des Sonderkommandos qui ont enfoui dans des bouteilles sous la cendre ce qu’ils voulaient laisser de témoignage à la postérité !.. ;

même si la diffusion, et plus encore la réception par un large public, des récits des rescapés d’Auschwitz, prit elle-même beaucoup de temps _ ces récits demeurant alors, et pour un long moment, proprement inaudibles _, par rapport à la diffusion et réception des récits de prisonniers des camps de concentration, et aussi de ceux de résistants, dans l’immédiat après-guerre : ce fut à partir du retentissement mondial du procès d’Adolf Eichmann, à Jérusalem, en 1961, que se déclencha leur audibilité… ; cf par exemple l’histoire de la réception de Si c’est un homme de Primo Levi ; ainsi que l’important et très beau travail historiographique d’Annette Wieviorka : L’Ère du témoin). Lire aussi le très important _ sublime ! _ dernier écrit de méditation _ juste avant sa mort _ de Primo Levi, Les Naufragés et les rescapés _ quarante ans après Auschwitz…).

Et Timothy Snyder consacre à ces représentations-« souvenirs écrans » en Europe occidentale comme outre-Atlantique, de fort utiles pages…

« L’image _ qui nous est familière _ des camps de concentration allemands _ fonctionnant _ comme pire élément du nazisme, est une illusion,

un mirage noir dans un désert inconnu« , énonce ainsi Timothy Snyder, page 577.

Si « ces camps nous sont familiers« , c’est parce que « ils ont été décrits par des survivants, des gens promis à mourir au travail, mais qui ont été libérés à la fin de la guerre _ et qui ainsi ont pu en témoigner : ainsi par exemple, le prisonnier Robert Antelme, L’Espèce humaine ;

cf aussi, entre les beaux récits rétrospectifs qui ont jalonné la méditation rétrospective de Jorge Semprun (tels Le Grand voyage, en 1963, L’Écriture ou la vie, en 1994 : le mieux reçu de tous…), mon préféré : Quel beau dimanche ; remarquons aussi, au passage, que l’auteur y procède (serait-ce là une raison de la relative cécité du public à l’égard de cet opus, pourtant majeur, de Jorge Semprun, lors de sa parution, en 1980 ?..) à une comparaison de ce qu’il avait pu vivre et subir du stalinisme comme du nazisme…

La politique allemande d’extermination de tous les Juifs d’Europe fut mise en œuvre non pas dans les camps de concentration, mais au bord des fosses, dans des fourgons à gaz, et dans les usines  de la mort de Chelmno, Belzec, Sobibor, Treblinka, Majdanek et Auschwitz » _ toutes et tous situés dans les « Terres de sang » de l’Europe orientale… _, page 578.

Certes « Auschwitz fut bien un site majeur de l’Holocauste : c’est là que près d’une victime juive sur six trouva la mort _ et donc plus de cinq autres victimes juives sur six, ailleurs qu’à Auschwitz-Birkenau ; et plus à l’est pour la plupart…

Mais quoique l’usine de la mort d’Auschwitz fût la dernière installation à fonctionner, elle ne marqua pas l’apogée de la technologie de la mort : les pelotons d’exécution les plus efficaces tuaient plus vite, les sites d’affamement tuaient plus vite, et Treblinka tuait plus vite.

Auschwitz ne fut pas non plus le principal centre d’extermination des deux plus grandes communautés juives d’Europe, les Polonais et les Soviétiques. Quand Auschwitz devint la plus grande usine de la mort, la plupart des Juifs soviétiques et polonais sous occupation allemande avaient déjà été assassinés » ;

et « au printemps de 1943, plus des trois-quarts des Juifs victimes de l’Holocauste étaient déjà morts.

En fait, l’écrasante majorité de ceux qui allaient être délibérément tués par les régimes soviétique et nazi _ soient 14 millions de civils (et prisonniers de guerre : désarmés), selon le bilan de Timothy Snyder _, bien plus de 90%, avaient déjà été tués quand ces chambres à gaz de Birkenau  commencèrent leur travail meurtrier« , pages 578-579.

« Auschwitz (n’) est (donc, en quelque sorte, que) la coda de la (très longue) fugue (ou obstinato) de la mort « , résume ce point Timothy Snyder, page 579.

« Ces malentendus _ qu’il importe urgemment de dissiper ! en 2010-2012, face à l’induration des cynismes (et leurs tentations criminelles à grande échelle…) de la « marche du monde«  _ concernant les sites et les méthodes de meurtre de masse,

nous empêchent de percevoir _ et comprendre enfin ! _ l’horreur du siècle _ passé ; ainsi que ce qui, dans ce passé, risque aussi, encore, de « ne pas passer« ..

C’est donc l’obstacle de « ces malentendus« -là qu’il faut surmonter aujourd’hui, afin de parvenir à enfin « voir, pour peu que nous le souhaitions, l’Histoire de l’Europe entre Hitler et Staline« , selon une expression de Timothy Snyder, page 571 ;

et la comprendre.

Les images _ et leur considérable impact de diffusion-réception ; cf ici les essentiels travaux de longue haleine de Georges Didi-Huberman _ de ces camps, sous formes de photographies ou de textes en prose _ les deux ! _, ne font que suggérer _ mais bien trop partiellement, et par là bien trop superficiellement : inadéquatement ! au lieu de la construire rigoureusement, comme le font (surmontant les idéologies) de vrais historiens… _ l’histoire des violences _ parmi lesquelles les « meurtres politiques de masse«  _ allemandes et soviétiques.« 

Et « si horrible qu’il soit, le sort des détenus des camps de concentration diffère de celui des millions de gens gazés, exécutés ou affamés« , nous prévenait déjà Timothy Snyder en ouverture de son travail, aux pages 15-16 de sa belle et juste « Préface : Europe« …

Et encore, pages 17-18 :

« Les camps de concentration allemands et soviétiques entourent _ à l’ouest et à l’est _ les Terres de sang, brouillant _ pour nous, occidentaux _ le noir _ de sang de celles-ci _ de leurs diverses nuances de gris.

A la fin de la seconde guerre mondiale, les forces américaines et britanniques libérèrent des camps de concentration comme Belsen et Dachau, mais les Alliés occidentaux ne libérèrent aucune des grandes usines de la mort _ situées plus à l’est.  Les Allemands mirent en œuvre tous leurs grands projets de tuerie sur des terres par la suite _ et pour longtemps ! _ occupées par les Soviétiques _ et leurs affidés, et cela, au moins jusqu’à la chute du rideau de fer en novembre 1989 ; mais quid encore aujourd’hui du régime de la Biélorussie ? Et même des remous politiques qui ne cessent de secouer l’Ukraine ?.. Même si ces territoires furent alors (enfin !) davantage accessibles !.. C’est l’armée rouge qui libéra Auschwitz, comme elle libéra les sites de Treblinka, Sobibor, Belzec, Chelmno et Majdanek.

Les forces américaines et britanniques n’atteignirent aucune des Terres de sang et ne virent _ donc _ aucun des sites de tuerie.

Ce n’est donc pas seulement que ces forces ne virent aucun des lieux où les Soviétiques tuèrent, au point qu’il fallut attendre la fin de la guerre froide et l’ouverture des archives pour étudier les crimes du stalinisme. Le fait est qu’elles ne virent jamais non plus (voilà !) les lieux où les Allemands tuèrent, au point qu’il fallut tout aussi longtemps pour comprendre _ rien moins !!! _ les crimes de Hitler _ sur ce plan, je dois noter que nulle part Timothy Snyder ne mentionne le formidable travail et d’images et de témoignages ! (et toujours liés les deux !…) du film Shoah, de Claude Lanzmann ; de même qu’il n’utilise jamais le mot « Shoah » ; ni s’en explique…


C’est par les photographies et les films
_ documentaires _ des camps de concentration allemands que la plupart des Occidentaux devaient _ seulement _ se faire une idée _ forcément biaisée ainsi (sinon idéologique !..) _ des tueries. Or, si horribles que soient ces images, elles ne donnaient qu’un aperçu _ partiel, biaisé et gravement inadéquat ! _ de l’Histoire _ comme toujours à construire, elle : à problématiser et penser vraiment ! telle est la tâche (de probité scientifique) des vrais historiens… _ des Terres de sang _ de cette malheureuse Europe plus à l’est…

Elles ne sont pas _ toutes ces images, autant celles photographiques et cinématographiques que celles intellectuelles et littéraires, toutes ces représentations (= trop dépendantes de clichés ; et de longtemps incrustés, qui plus est…) _ toute l’Histoire,

elles ne sont même pas une introduction« … _ mais des images-écrans nuisant à la lucidité toujours nécessaire…

Une autre très importante difficulté de l’intelligence de ce qui s’est passé là, vient du poids _ en partie paradoxalde l’héritage _ vivace par ce pragmatisme cynique-là au moins… _ de ces deux régimes nazi et soviétique (bien que, et l’un et l’autre, défaits !) sur ce que je nommerai la « marche du monde«  _ en reprenant une expression de Jean Giono, par exemple dans Un Roi sans divertissement ; cf aussi le TINA (« There is no alternative« ) des Thatcher et autres Reagan : soit la nouvelle Vulgate depuis les années 80 du siècle dernier… _ comme il va encore aujourd’hui, en matière d’efficacité politique : même si se sont raréfiés, mais sans disparaître complètement (!) de tels « crimes politiques de masse« , demeurent encore en notre monde contemporain, en 2010-2012, bien des sas et bien des échelons dans le nuancier des degrés de violence pratiquée à des fins de stricte efficacité politique…

Mais les menaces d’outrepasser ces sas et degrés de violence-ci, demeurent bel et bien, çà et là, en fonction de l’insuffisance, ou faiblesse, de démocratie vraie, là où celle-ci est instituée ; et en fonction des régimes autoritaires et autocratiques ailleurs _ qu’en est-il, ainsi, des régimes qui ont succédé à l’Union soviétique, en Ukraine, Biélorussie et Russie même, aujourd’hui, en ces territoires qui ont fait partie des « Terres de sang«  d’entre 1933 et 1945 ?..

Page 23, Timothy Snyder cite Hannah Arendt, en 1951, dans Les Origines du totalitarisme : « pour continuer à exister _ au lieu de se dissiper et dissoudre, dans les esprits ; mais il lui faut auparavant, pour exister même, avoir été construite ! _, la réalité des faits (factuality) en elle-même dépend de l’existence du monde non totalitaire » _ qui en fait une valeur, celle de justesse, sacrée : au confluent de la vérité et de la justice !, dans la filiation la plus puissante des Lumières…

Ajoutant : « Le diplomate George Kennan fit la même observation plus simplement à Moscou, en 1944 : « Ici, ce sont les hommes qui déterminent ce qui est vrai et ce qui est faux » »…

Et Timothy Snyder d’interroger alors _ à la George Orwell en 1948 dans 1984 _ : « la vérité n’est-elle rien de plus qu’une convention du pouvoir ? ou les récits historiques véridiques peuvent-ils résister au poids de la politique ?

L’Allemagne nazie et l’Union soviétique s’efforcèrent de dominer l’Histoire elle-même _ c’est-à-dire, ici, la discipline œuvre des historiens : on connaît ainsi les tripatouillages des rééditions des encyclopédies soviétiques, jusqu’au charcutage (au fur et à mesure des purges ou des assassinats) des photos des dirigeants (cf, par exemple, les cas de Iagoda, Iejov, Jdanov, Goglidzé, Abakoumov, Rioumine, etc. ; cf page 560 : « dans ses vieux jours, Staline se débarrassait de ses chefs de la sécurité après qu’ils avaient mené à bien une action de masse, puis il leur reprochait ses excès« …) à effacer des mémoires !..

L’Union soviétique était un État marxiste, dont les dirigeants se proclamèrent « scientifiques de l’Histoire ». Le nazisme était une vision apocalyptique de transformation totale, à réaliser par des hommes qui croyaient que la volonté et la race pouvaient délester du poids du passé« .

Pour en conclure, toujours page 23 :

« Les douze années de pouvoir nazi _ de 1933 à 1945 _ et les soixante-quatorze années de pouvoir soviétique _ de 1917 à 1991 _ pèsent certainement (!) lourd sur notre capacité _ aujourd’hui ! en 2010-2012… _ d’évaluer le monde« .

Or il se trouve que « beaucoup de gens pensent que les crimes du régime nazi étaient si grands qu’ils se situent hors de _ portée de la compétence de _ l’Histoire«  _ des historiens.

Et Timothy Snyder de commenter, page 24 : « On a là un écho troublant de la croyance hitlérienne du triomphe de la volonté sur les faits « …

Tandis que « d’autres affirment que les crimes de Staline, si horribles soient-ils, étaient justifiés par la nécessité _ toute pragmatique et machiavélienne (mais allant ici jusqu’à justifier le machiavélisme !) : pas d’omelette sans casser des œufs ! et Timothy Snyder de citer, page 603, un proverbe russe similaire, donné par une co-détenue de Margarete Buber-Neumann, au Goulag, à Karaganda : « où l’on rabote, les copeaux tombent«  (rapporté dans Prisonnière de Staline et d’Hitler)… _ de créer ou de défendre un État moderne.

Ce qui rappelle l’idée de Staline que l’Histoire ne suit qu’un seul cours _ dépourvu de la moindre alternative que ce soit… _, qu’il comprit, et qui légitime rétrospectivement sa politique« …

« À moins d’une Histoire _ historienne et historiographique _ construite et défendue sur des fondements entièrement différents, nous constaterons que Hitler et Staline continuent _ en 2010-2012 _ de définir pour nous _ dans les opinions majoritaires du public d’aujourd’hui… _ leurs propres œuvres« … Voilà le danger !!!

Et alors Timothy Snyder de formuler de puissants et très fondamentaux principes de l’historiographie qu’il entend mener, page 24 :

« Que pourrait être cette base ?

Bien que cette étude mobilise l’Histoire militaire, politique, économique, sociale, culturelle et intellectuelle,

ses trois méthodes fondamentales sont simples :

1) le rappel insistant qu’aucun événement du passé n’est _ jamais ! _ au-delà de la compréhension historique _ des historiens _, ni hors de portée de l’investigation historique _ historienne, ou historiographique _ ;

2) une réflexion sur la possibilité _ parfaitement réelle, toujours ! _ d’autres choix _ existentiels que ceux effectués de facto, sur le vif du tourbillon de l’action, par les acteurs (dirigeants décideurs, bourreaux exécuteurs, simples témoins, ainsi, aussi, bien sûr !, que les victimes, face au piège de la nasse qui se refermait sur eux tous…) de l’Histoire _ et l’acceptation _ anthropologique en quelque sorte, en son droit ! _ de la réalité irréductible du choix _ et donc d’une irréductible, aussi, capacité de liberté (en des proportions, bien sûr, variables et variées) de chacun et de tous (= universelle ! de droit !, quelles que soient les situations : y compris les souricières et les nasses !) : à laquelle veut répondre d’abord, semble-t-il du moins, l’institution, de fait, des démocraties… _ dans les affaires humaines ;

et 3) une attention rigoureusement chronologique à toutes les politiques staliniennes et nazies _ s’entremêlant souvent, sinon toujours, le plus cyniquement du monde ; ainsi qu’à l’entremêlement toujours particulier et fin (à démêler !) des divers facteurs à l’œuvre dans chacune des situations et actions particulières menées par ces pouvoirs totalitaires… _ qui tuèrent de grands nombres _ 14 millions ! _ de civils et de prisonniers de guerre« …


Quant à la « géographie humaine des victimes« ,

« les Terres de sang n’étaient pas un territoire politique, réel ou imaginaire ; c’est simplement là _ en cette gigantesque double souricière-nasse tendue par ces deux régimes totalitaires… _ que les régimes européens les plus meurtriers accomplirent leur œuvre meurtrière« …

« Des décennies durant, l’Histoire nationale _ juive, polonaise, ukrainienne, biélorusse, russe, lituanienne, estonienne, lettonne _ a résisté _ chacune pour elle-même et à part des autres _ aux conceptualisations nazies et soviétiques _ très univoques, les deux ; et c’est un euphémisme ! _ des atrocités. L’Histoire de ces Terres de sang a été _ ainsi _ conservée _ séparément _, de manière souvent intelligente et courageuse, en divisant le passé européen en parties nationales, puis en tenant ces sections bien séparées les unes des autres.

Mais l’attention à un seul groupe persécuté quel qu’il soit, et si bien faite que soit son Histoire, ne saurait rendre compte _ avec la justesse absolument nécessaire _ de ce qui s’est produit _ en sa complexité enchevêtrée _ en Europe entre 1933 et 1945.

Une parfaite connaissance du passé ukrainien ne donnera pas les causes de la famine. Suivre l’Histoire de la Pologne n’est pas la meilleure façon de comprendre pourquoi tant de Polonais furent tués au cours de la Grande Terreur. La connaissance de l’Histoire biélorusse ne saurait dégager le sens des camps de prisonniers de guerre et des campagnes contre les partisans qui firent tant de victimes parmi les Biélorusses. Une description de la vie juive peut faire une place à l’Holocauste, pas l’expliquer.


Souvent, ce qui arriva à un groupe n’est compréhensible qu’à la lumière
_ à faire impérativement interférer, donc : multi-focalement ! par une historiographique elle-même plurielle et multi-focale… _ de ce qui était arrivé à un autre _ là débute peut-être l’avantage de l’extra-territorialité européenne, mais aussi très cultivée (cf la richesse de sa bibliographie, en diverse langues), de Timothy Snyder.


Mais ce n’est là que le début des liens.

Les régimes soviétique et nazi doivent eux aussi être compris à la lumière des efforts _ dans le feu des actions entreprises, ces années-là du XXe siècle _ de leurs dirigeants pour maîtriser ces territoires, mais aussi de la vision _ et des clichés (ethno-racistes) _ qu’ils avaient de ces groupes et de leurs relations les uns avec les autres.

Et Timothy Snyder de conclure sa belle « Préface : Europe » :

« De nos jours, on s’accorde largement à reconnaître que les carnages du XXe siècle sont de la plus grande valeur morale _ mais aussi, et plus largement, anthropologique (et civilisationnelle) _ pour le XXIe.

Il est d’autant plus frappant qu’il n’existe pas _ jusqu’à ce travail monumental et fondamental-ci de Timothy Snyder _ d’Histoire des Terres de sang.

Les tueries dissocièrent l’Histoire juive de l’Histoire européenne, et l’Histoire est-européenne de l’Histoire ouest-européenne _ cf l’important, mais tragiquement inentendu alors, Une autre Europe de Czseslaw Milosz, en 1963 ; de même que tous les appels de la Pologne résistante durant la guerre (cf le témoignage terrible et passionnant du résistant Jan Karski : Mon témoignage devant le monde _ souvenirs (1939-1943).

Si le meurtre n’a pas fait les nations, il continue de conditionner _ hélas, en effet ! l’Europe qui s’est construite est celle des intérêts (et égoïsmes bien compris) économiques nationaux ; pas une Europe de la culture… _ leur séparation intellectuelle, des décennies après la fin du nazisme et du stalinisme.

Cette étude _ annonçait ainsi Timothy Snyder, page 25 _ réunit _ c’est-à-dire articule et dés-emmêle, et très précisément : au scalpel, leurs relations nouées tant sur le terrain (de ces « meurtres politiques de masse« , et à si gigantesque échelle !), que dans les esprits des dirigeants et donneurs d’ordre, de façons éminemment complexes ! _ les régimes nazi et soviétique, mais aussi l’Histoire juive et l’Histoire européenne, ainsi que les Histoires nationales. Elle décrit _ par un détail d’analyse et reconstitution de la complexité des faits véritablement passionnant : j’ai lu deux fois les 628 pages d’analyses avec une intensité passionnée jamais relâchée ni déçue, mais a contrario toujours accrue !! C’est un immense livre ! _ les victimes, et les bourreaux.

C’est une Histoire de gens tués par les politiques de dirigeants lointains _ demeurés à Moscou et à Berlin, pour l’essentiel : à l’extérieur et le plus loin possible de ces territoires où mourraient, hors de leur regard à eux (qui ne lisaient que les chiffres des nombres de victimes de ces tableaux de chasse), les commanditaires de ces massacres en masse, quatorze millions de victimes civiles (ou de prisonniers désarmés : en plus, bien sûr, des millions de soldats lors des actions militaires de la guerre). Les patries des victimes se situent entre Berlin et Moscou ; elles devinrent les Terres de sang après l’essor _ avant 1932-1933 : et le chapitre « Introduction _ Hitler et Staline« , pages 27 à 51, le détaille... _ de Hitler et de Staline« , pages 24 et 25…

Voilà ce qui rendait nécessaire et urgent ce (magnifique) travail-ci de Timothy Snyder !

Quant au bilan des nombres des victimes assassinées (en masse) pour des raisons identitaires, souvent d’après fichages préalables (fort méthodiquement organisés !..),

on le découvrira tout du long, et en particulier dans le chapitre terminal « Chiffres et terminologie« , pour ce qui les concerne, aux  pages 615 à 620…

Mais c’est bien le raisonnement (meurtrier) par chiffrages, qui d’abord fait problème,  à propos de cette modernité nôtre, quand elle cesse de réfléchir aux fins, et aux fondements des valeurs des actions, pour se centrer quasi exclusivement sur l’efficacité _ technico-économique, selon le critère de la rentabilité et du profit, et de la cupidité… _ de ses moyens…

On peut ainsi comprendre que les régimes totalitaires stalinien comme nazi s’en soient d’abord pris, pour les anéantir, aux représentants des élites des Lumières _ par exemple, mais pas seulement, polonais _ ainsi que des civilisations du livre et de la connaissance _ par exemple, mais pas seulement, juifs…

Que ce soit, comme les Nazis, pour éradiquer, à plus ou moins long terme, toute altérité _ à leur germanité.

Ou que ce soit, comme les Soviétiques, pour intégrer à leur système _ soviétique _, en les éliminant par l’uniformisation à marche forcée, les moindres différences…

« Le nombre des morts est désormais à notre disposition, plus ou moins précisément, mais il est assez solide pour nous donner une idée _ suffisamment lucide _ de la destruction de chaque régime« , énonce Timothy Snyder page 579 (dans le chapitre « Conclusion : Humanité« ).


« Par les politiques conçues pour tuer des civils ou des prisonniers de guerre, l’Allemagne nazie tua près de 10 millions de personnes dans les Terres de sang (et peut-être 11 millions au total), l’Union soviétique de Staline plus de 4 sur ces mêmes territoires (et autour de 6 millions au total). Si l’on ajoute les morts prévisibles résultant de la famine, du nettoyage ethnique et des séjours prolongés dans les camps, le total stalinien s’élève à près de 9 millions, et celui des nazis à 12 millions peut-être. On ne saurait avoir de chiffres plus précis à cet égard, notamment parce que les millions de civils morts des suites indirectes de la Seconde Guerre mondiale furent victimes, d’une manière ou d’une autre, des deux systèmes » _ à la fois ! _, pages 579-80.

Or il se trouve que « les Terres de sang furent la région _ parmi toutes _ la plus touchée par les régimes nazi et stalinien : dans la terminologie actuelle, Saint-Pétersbourg et la bordure occidentale de la Fédération russe, la majeure partie de la Pologne _ à l’exception de sa partie occidentale (Silésie) et septentrionale (Poméranie, Prusse, Prusse orientale), allemande avant l’invasion du 1er septembre 1939 _, les pays Baltes, la Biélorussie et l’Ukraine.

C’est là que se chevauchèrent et interagirent _ voilà ! _ la puissance et la malveillance _ décuplées ainsi _ des deux régimes« , page 580.


« Les Terres de sang sont importantes non seulement parce que la plupart des victimes y habitaient,

mais aussi parce qu’elles furent le centre _ de massacre organisé _ des grandes politiques qui tuèrent des gens d’ailleurs _ aussi.

Par exemple, les Allemands tuèrent près de 5,4 millions de Juifs. Plus de 4 millions d’entre eux étaient natifs de ces territoires : Juifs polonais, soviétiques _ ukrainiens, biélorusses, et dans une moindre proportion, russes… _, lituaniens et lettons. Les autres _ convoyés jusque là par trains de wagons à bestiaux _ étaient pour la plupart originaires d’autres pays d’Europe orientale. Le plus fort groupe de victimes juives non originaires de la région, les Juifs hongrois, furent exterminés dans les Terres de sang, à Auschwitz. Si l’on considère également _ hors les « Terres de sang«  _ la Roumanie et la Tchécoslovaquie, les Juifs est-européens représentent près de 90 % des victimes de l’Holocauste _ ou Shoah. Les populations juives plus réduites d’Europe occidentale _ dont l’Allemagne elle-même _ et méridionale furent déportées _ elles aussi, hors de chez elles (par trains et en wagons à bestiaux)… _ vers les Terres de sang pour y être _ plus ou moins rapidement ; cf, par exemple, sur le calendrier de la Shoah, les précisions passionnantes du livre de Florent Brayard : Auschwitz _ enquête sur un complot nazi _ mises à mort.

De même que les victimes juives, les victimes non juives étaient originaires des Terres de sang, ou y furent conduites pour y être _ à l’abri de trop de regards occidentaux (y compris allemands)… _ mises à mort.

Dans leurs camps de prisonniers de guerre, à Leningrad et dans d’autres villes _ telle Minsk… _, les Allemands affamèrent _ à mort _ plus de 4 millions de personnes. La plupart des victimes de cette politique d’affamement délibéré, mais pas toutes, étaient originaires des Terres de sang ; peut-être un million étaient des citoyens soviétiques étrangers à la région.

Les victimes de la politique stalinienne de meurtre de masse étaient dispersées à travers le territoire soviétique, le plus grand État de l’Histoire du monde. Malgré tout, c’est dans les terres frontalières de l’Ouest, les Terres de sang, que Staline frappa _ à mort _ le plus fort. Les Soviétiques affamèrent _ en 1932-1933 _ plus de 5 millions d’habitants au cours de la collectivisation, pour la plupart en Ukraine. Ils reconnurent la tuerie de 681 691 personnes dans la Grande Terreur de 1937-1938, dont un nombre disproportionné de Polonais et de paysans ukrainiens, deux groupes présents dans l’ouest de l’URSS _ d’avant le pacte (et partage) germano-soviétique de 1939 _, et donc dans les Terres de sang.

Si ces chiffres ne valent pas comparaison des systèmes, ils sont un point de départ, peut-être obligé« , pages 580-581.


« La clé _ voilà ! _ du nazisme et du stalinisme, s’exclame un des personnages de (Vassili) Grossman _ dans Tout passe... _, c’est leur capacité de priver les groupes humains de leur droit à être considéré comme des hommes. Aussi la seule réponse était-elle de proclamer, sans relâche, que ce n’était tout simplement pas vrai. Les Juifs et les koulaks, « c’étaient  des hommes ! Voilà ce que j’ai compris peu à peu. Nous sommes tous des êtres humains ».

La littérature _ commente Timothy Snyder  _ œuvre ici _ en effet ! par son aptitude à saisir l’idiosyncrasie du qualitatif… _ contre ce que Hannah Arendt appelait le monde fictif _ = par utopie _ du totalitarisme. On peut tuer en masse, soutenait-elle, parce que les dirigeants comme Staline et Hitler peuvent imaginer un monde sans koulaks, ou sans Juifs, puis conformer, même imparfaitement _ tel Procuste avec son lit _, le monde réel à leurs visions. La mort perd son poids moral, moins parce qu’elle est cachée, qu’en raison de son imprégnation _ si forte ! _ dans l’Histoire qui l’a produite. Les morts perdent eux aussi leur humanité, pour se réincarner en vain en acteurs du drame du Progrès, même ou peut-être surtout quand un ennemi idéologique résiste à cette Histoire. Grossman _ par son écriture puissante ; cf aussi, de lui, avec Ilya Ehrenbourg (et d’autres), ce travail très important qu’est Le Livre noir _ arracha les victimes à la cacophonie d’un siècle et rendit leurs voix audibles _ voilà ! _ dans une polémique sans fin« , pages 583-584.

Avec cette réflexion, alors, de Timothy Snyder qui sait creuser jusqu’aux fondements :

« D’Arendt et de Grossman réunis, procèdent alors deux idées simples.

Pour commencer, une comparaison légitime de l’Allemagne nazie et l’Union soviétique stalinienne, doit non seulement expliquer les crimes, mais aussi embrasser _ anthropologiquement (et civilisationnellement) en quelque sorte ; et cela intègre absolument crucialement les questions de la liberté et de la responsabilité, dont la question du mal : cf ici l’œuvre de Dostoïevski, dont, et Crime et châtiment, et Les Frères Karamazov (dont a pu s’inspirer Lucchino Visconti dans une scène célèbre des Damnés _ l’humanité _ éthique _ de toutes les personnes concernées par eux, y compris les bourreaux, les victimes, les spectateurs et les dirigeants.

En second lieu, une comparaison légitime doit partir de la vie plutôt que de la mort _ cf ici Spinoza : « la philosophie est une méditation non de la mort, mais de la vie«  La mort n’est pas une solution _ pragmatique et utilitariste _, mais seulement un sujet _ un problème… Elle doit être une source de trouble _ pour la conscience _, jamais de satisfaction. En aucun cas, elle ne doit procurer la fleur de rhétorique qui apporte à une histoire une fin bien définie _ je rappelle à nouveau ici ce mot de Staline à De Gaulle en 1944, et rapporté par André Malraux : « À la fin, c’est la mort qui gagne«  et égalise tout, en son néant…

Puisque c’est la vie qui donne sens à la mort, plutôt que l’inverse _ voilà ! _, la question importante n’est pas : quelle clôture politique, intellectuelle, littéraire ou psychologique tirer de la réalité de la tuerie de masse ? La clôture est une fausse _ = rhétorique… _ harmonie, un chant de sirène se faisant passer pour un chant du cygne.
La question importante est autre : comment tant de vies humaines ont-elles pu (peuvent-elles) finir dans la violence
_ du meurtre _ ?« , page 584.

« Tant en Union soviétique qu’en Allemagne, des utopies avancées, compromises par la réalité _ elle demeure bien ce à quoi le désir finit toujours par se heurter ! _, furent _ ainsi très effectivement _ mises en œuvre sous la forme d’un grand massacre : à l’automne de 1932 par Staline, à l’automne de 1941 _ les deux fois, la belle saison de l’été passée… _ par Hitler. (…) Avec les morts, on trouva rétrospectivement _ face aux échecs subis (de « collectiviser le pays » en « neuf à douze semaines« , pour Staline ; de « conquérir l’Union soviétique dans le même laps de temps« , pour Hitler) _ des arguments pour protester de la justesse de la politique suivie.

Hitler et Staline avaient en commun une certaine pratique de la tyrannie : ils provoquèrent des catastrophes, blâmèrent _ a posteriori _ l’ennemi de leur _ propre _ choix _ initial _, puis invoquèrent les millions de morts pour plaider que leur politique était nécessaire ou souhaitable. Chacun d’eux avait une utopie transformatrice, un groupe à blâmer _ = incriminer ! _ quand sa réalisation se révéla impossible, puis une politique de meurtre de masse que l’on pouvait présenter _ aux foules, par ses succès en nombre de cadavres !  _ comme un ersatz de victoire.

Dans la collectivisation comme dans la solution finale, un sacrifice massif était _ affirmé comme _ nécessaire pour protéger le dirigeant _ de l’imputation, par ce qu’était devenu le peuple (manipulé par la propagande d’État ici d’un Jdanov, là d’un Goebbels)… _ d’une erreur _ forcément ! _ impensable. La collectivisation ayant produit résistance et faim en Ukraine, Staline rejeta la faute _ de cette situation _ sur les koulaks, les Ukrainiens et les Polonais. Après l’arrêt de la Wermacht à Moscou et l’entrée des Américains dans la guerre, Hitler blâma _ = incrimina ! _ les Juifs « , pages 584-585.

Quant aux différences des deux systèmes, « dans la vision nazie, l’inégalité des groupes était _ à la fois, comme pour Calliclès dans Gorgias de Platon… _ naturelle et désirable. Il convenait même de multiplier _ en degrés _ les inégalités que l’on trouvait dans le monde, par exemple entre une Allemagne plus riche et une Union soviétique plus pauvre. Lorsqu’il fut étendu _ à  d’autres pays : satellisés… _, le système soviétique apporta _ = imposa _ aux autres sa version de l’égalité (…) ; il les obligeait à embrasser le système soviétique comme le meilleur des mondes possibles. En ce sens bien particulier, il était inclusif.

Alors que les Allemands refusèrent l’égalité à la majorité des habitants de leur empire _ menaçant de nier bientôt tout droit d’exister à une quelconque altérité… _, les Soviétiques inclurent presque tout le monde dans leur version _ imposée par la force la plus brutale _ de l’égalité » uniformisée _, pages 588-589.

De même, « dans le stalinisme, le meurtre de masse ne put jamais être autre chose qu’une défense du socialisme ou un élément _ = un simple moyen utile ; un outil de circonstance… _ de l’histoire du progrès vers le socialisme ; jamais il ne fut la victoire politique elle-même. Le stalinisme était un projet d’auto-colonisation, élargie quand les circonstances le permettaient.
La colonisation nazie, en revanche, était totalement
_ = vitalement pour elle _ tributaire de la conquête immédiate et totale d’un vaste nouvel empire oriental, qui, par sa taille, pourrait éclipser l’Allemagne d’avant-guerre. L’entreprise supposait la destruction préalable de dizaine de millions de civils.

En pratique, les Allemands tuèrent généralement des gens qui n’étaient pas allemands, alors que les Soviétiques tuèrent principalement des Soviétiques« , page 589.

« Le système soviétique ne fut jamais plus meurtrier _ endogènement, en quelque sorte, et à l’abri des frontières drastiquement verrouillées de son monde clos _ que lorsque le pays n’était pas en guerre.

Les nazis, en revanche, ne tuèrent pas plus de quelques milliers de gens avant le début de la guerre. Au cours de sa guerre de conquête _ vers et dans les steppes de l’est : sauvages ; son far-east !.. _ l’Allemagne tua des millions de gens plus vite qu’aucun autre État dans l’Histoire (à ce stade : la Chine de Mao dépassa l’Allemagne de Hitler dans la famine de 1958-1960, qui tua quelques 30 millions de personnes)«  _ précise une note de bas de page _, page 589 toujours.

Et de fait « les comparaisons entre les dirigeants et les systèmes commencèrent dès l’accession de Hitler au pouvoir.

De 1933 à 1945, des centaines de millions d’Européens durent _ et urgemment ! _ peser _ en une opération aux enjeux rien moins que vitaux pour eux-mêmes et leurs proches ! ; à moins de l’esquiver (et refouler)… _ ce qu’ils savaient _ ou étaient en mesure de se figurer… _ du nazisme et du stalinisme au moment de prendre des décisions qui ne devaient que trop déterminer leur destin _ et la litanie des exemples énoncés par Timothy Snyder, le long de la page 590, donne à elle seule le frisson !..

Ces Européens qui habitaient la partie cruciale de l’Europe _ entre ces deux terrifiantes menaces pour les vies ; pour ceux, du moins, qui en avaient, au présent, suffisamment conscience… _, étaient condamnés à comparer« , pages 589-590.


Aujourd’hui, en 2010-2012, « libre à nous, si nous le voulons, de considérer _ à froid : avec le recul tranquille et suffisamment savant de la connaissance historique a posteriori… _ les deux systèmes isolément  » ;

mais « ceux qui y vécurent connurent _ à chaud, eux _ chevauchement et interaction«  _ de ces deux systèmes de « meurtres politiques de masse«  :

« chevauchement et interaction« , voilà ce que fut bel et bien la tragique réalité historique, entre 1933 et 1945 (et considérablement aggravée à partir de la rupture militaire du pacte germano-soviétique, le 22 juin 1941 !), de la connexion complexe (et « complicité«  dans les escalades des « meurtres politiques de masse« ) terrifiante de ces deux « systèmes« , subie avec si peu de marges de manœuvre par ces malheureuses populations, prises qu’elles furent dans cette double impitoyable nasse, entre ces deux effroyables étaux _, page 591.


Et Timothy Snyder de préciser alors :

« Les régimes nazi et soviétiques furent parfois alliés, comme dans l’occupation conjointe de la Pologne

_ du 17 septembre 1939 (« L’Allemagne avait pratiquement gagné la guerre en Pologne (commencée « le 1er septembre, à 4h 20 du matin, par une pluie de bombes larguées, sans prévenir, sur la ville de Wielun, au centre de la Pologne« , page 197) quand les Soviétiques y entrèrent (à leur tour), le 17 septembre« , page 203)

au 22 juin 1941 (« le 22 juin 1941 est l’un des jours les plus significatifs de l’Histoire de l’Europe. L’invasion allemande de l’Union soviétique qui débuta ce jour-là sous le cryptonyme d’opération Barbarossa, fut bien plus qu’une attaque-surprise : un changement d’alliance, une nouvelle étape de la guerre. Ce fut le commencement d’une indescriptible calamité« , page 251)…

Ennemis _ acharnés dès l’attaque allemande du 22 juin 1941 _, ils eurent parfois des objectifs compatibles : ainsi en 1944 quand Staline choisit de ne pas  aider les rebelles à Varsovie, permettant ainsi aux Allemands de tuer ceux qui auraient plus tard résisté au pouvoir communiste. C’est ce que François Furet appelle leur « complicité belligérante ».

Souvent _ aussi _ Allemands et Soviétiques se poussèrent mutuellement à des escalades qui coûtèrent plus de vies que n’en auraient coûté les politiques de l’un ou de l’autre État tout seul. Pour chacun des dirigeants, la guerre des partisans fut l’occasion suprême (!) d’inciter l’autre à de nouvelles brutalités » _ = massacres _, page 591 toujours.

« Au cours de la Seconde Guerre mondiale, les Terres de sang _ « de la Pologne centrale à la  Russie occidentale en passant par l’Ukraine, la Biélorussie et les pays Baltes« , page 10 _ furent soumises non pas à une invasion, mais à deux ou trois _ successivement, en de terribles allers et retours de la « violence de masse«  contre des civils désarmés, en plus des opérations militaires de la guerre _, non pas à un régime d’occupation, mais à deux ou trois _ tel est le fait capital ! dont il fallait écrire enfin l’Histoire !

Le massacre des Juifs commença dès que _ le 21 juin 1941, donc _ les Allemands pénétrèrent dans les territoires que les Soviétiques avaient annexés quelques mois plus tôt _ le 17 septembre 1939, pour les territoires pris par l’Union soviétique à la Pologne (et pour « vingt-et-un mois« … (page 207) ; en juin 1940, pour les pays Baltes (« en juin 1940, l’Union soviétique étendit aussi son empire à l’ouest, annexant les trois pays Baltes indépendants : Estonie, Lettonie, Lituanie« , page 230) _, dont ils avaient déporté des dizaines de milliers d’habitants quelques semaines plus tôt _ en mai-juin 1940 : « les Soviétiques devaient déporter 17 500 personnes de Lituanie, 17 000 de Lettonie et 6 000 d’Estonie » (page 233) ; de même que « au cours des deux années passées (soit du 17 septembre 1939 au 21  juin 1941), les Soviétiques avaient réprimé près d’un demi-million de citoyens polonais : autour de 315 000 déportés, de 110 000 arrestations et de 30 000 exécutions, sans compter les 25 000 autres morts en prison«  (page 245) _, et où ils avaient exécutés des milliers de détenus quelque jours plus tôt.

Les Einsatzgruppen allemands purent _ ainsi relativement aisément _ mobiliser _ à leur profit et service _ la colère locale liée au meurtre des prisonniers par le NKVD soviétique. Les quelque 20 000 Juifs tués dans ces pogroms orchestrés _ alors _ ne représentent qu’une toute petite partie, moins de 0,5 %, des victimes de l’Holocauste. Mais c’est précisément le chevauchement du pouvoir soviétique et du pouvoir allemand qui permit aux nazis de propager _ à des fractions notables des populations de ces territoires où avaient déjà eu lieu des pogroms, par le passé (cf les admirables récits d’Isaac Babel, par exemple, réédités cette année au Bruit du Temps) ; et avec l’efficacité d’une certaine vraisemblance _ leur description du bolchevisme comme complot juif« , page 591.

« D’autres épisodes du massacre furent le résultat de cette même accumulation _ et surimposition, et à plusieurs reprises _ du pouvoir nazi et du pouvoir soviétique.

En Biélorussie occupée, des Biélorusses tuèrent d’autres Biélorusses, certains en tant que policiers au service des Allemands, d’autres comme partisans soviétiques.

En Ukraine occupée, des policiers refusèrent de servir les Allemands et rejoignirent les unités de partisans nationalistes. Ces hommes tuèrent alors des dizaines de milliers de Polonais et de compatriotes ukrainiens au nom d’une révolution sociale et nationale « , page 592.

Ainsi, « c’est dans les terres que Hitler concéda d’abord à Staline dans le protocole secret du pacte de non-agression de 1939, puis reprit aux premiers jours de l’invasion de 1941, et reperdit en 1944 _ quels terrifiants allers-retours de ces deux régimes pour les malheureuses populations de ces territoires ouverts de l’est européen ! _, que l’impact de l’occupation continue et multiple _ voilà ! _ fut le plus dramatique _ et avec quelles terrifiantes saignées !

Sous la coupe des Soviétiques, entre 1939 et 1941, des centaines de milliers d’habitants de cette zone furent déportés vers le Kazakhstan et la Sibérie, et des dizaines de milliers d’autres exécutés.

La région était _ tout particulièrement _ le cœur de la population juive en Europe _ par la volonté (souvent très ancienne) de certains souverains : polonais (Boleslaw III, Casimir III le Grand, et les rois Jagellon (Ladislas II, Alexandre Ier, Sigismond Ier le Vieux, Sigismond II Auguste), russes (l’impératrice Catherine II la Grande), autrichiens (l’empereur Joseph II)… _, et les Juifs se retrouvèrent _ absolument _ piégés en 1941, quand les Allemands envahirent l’Union soviétique élargie depuis peu. La quasi-totalité des Juifs originaires de cette région furent tués.

C’est ici que les partisans ukrainiens procédèrent au nettoyage ethnique des Polonais, avant que les forces soviétiques ne fassent de même avec les Ukrainiens et les Polonais à partir de 1944« , pages 592-593.

Et Timothy Snyder d’ajouter encore :

« C’est dans cette zone, à l’est de la ligne Molotov-Ribbentrop _ tracée, à Moscou le 23 août 1939 : « les deux régimes trouvèrent aussitôt un terrain d’entente dans leur aspiration mutuelle à détruire la Pologne » ; « aux yeux de Hitler, la Pologne était la « création irréelle » du traité de Versailles » ; « pour Molotov, son « affreux rejeton » » ; « Ribbentrop et Molotov se mirent aussi d’accord sur un protocole secret, dessinant des zones d’influence pour l’Allemagne nazie et l’Union soviétique en Europe orientale dans des États encore indépendants : Finlande, Estonie, Lettonie, Lituanie, Pologne et Roumanie » (page 192 ; cf aussi la carte, page 204) _ que commença l’Holocauste

et que les Soviétiques repoussèrent par deux fois _ en 1939, donc, puis au lendemain de la guerre et lors de leur victoire, en 1945, en fonction des territoires par les armes conquis… _ leurs frontières à l’ouest.

C’est aussi dans cette bande de territoire bien particulière des Terres de sang _ « à l’est de la ligne Molotov-Ribbentrop« , donc ; et jouxtant la partie occidentale de l’Union soviétique en ses frontières d’entre 1921 et 1939 _ que le NKVD mena à bien l’essentiel de ses persécutions des années 1940 _ jusqu’au recul soviétique de l’été 1941, lors de l’invasion allemande, déclenchée par surprise le 22 juin 1941 ; cf la carte de « la progression allemande du 22 juin au 1er octobre 1941« , page 270 _,

que les Allemands tuèrent plus du quart de leurs victimes juives _ cf la carte des « principaux sites d’affamement allemands« , page 275, et la carte de « la progression allemande du 1er octobre au 5 décembre 1941« , page 331.

et qu’eurent lieu des nettoyages ethniques en masse _ quand l’URSS reprit peu à peu ces territoires à la Wermacht à partir du printemps 1944 ; cf les cartes de ces avancées progressives : page 383, pour « le front de l’Est en juillet 1943« , et page 432, pour les avancées des « forces soviétiques en 1943-1944« 


L’Europe de Molotov-Ribbentrop fut une coproduction des Soviétiques et des nazis« , page 593.

Il faut noter aussi que « dans les cas aussi bien nazi que soviétique, les périodes de meurtre de masse _ c’était donc par « périodes«  : par commandes successives venues (comme par prurits de Staline comme de Hitler…), d’en haut, que ces « meurtres de masse«  se produisaient… _ furent aussi des périodes de performance administrative _ aux échelons de mise en œuvre sur le terrain… _ enthousiaste, ou tout au moins uniforme » :

« au cours de la Grande Terreur _ stalinienne _ de 1937-1938 et de la première vague de meurtre des Juifs _ nazie _, des signaux venus d’en haut aboutirent à des demandes _ d’en bas : de la part des réalisateurs sur le terrain _ d’un relèvement des quotas _ jusqu’où mène le zèle du carriérisme ! À cette époque, le NKVD fut soumis à des purges. En 1941, en Union soviétique occidentale, les officiers SS, comme les officiers du NKVD quelques années plus tôt, rivalisèrent d’ardeur : à qui tuerait le plus et montrerait ainsi sa compétence et sa loyauté.

La vie humaine était réduite à l’instant de plaisir _ je pense aussi, par exemple, aux circonstances désormais élucidées et bien connues de l’assassinat de Bruno Schultz, à Drohobytch, en Galicie, le 19 novembre 1942… _ du subalterne

qui fait son rapport _ dont l’essentiel est fait de listes de chiffres ! _ à un supérieur« , pages 596-597.

Vient aussi l’inconvénient fâcheux pour l’historiographie, de la concurrence _ idéologique (et médiatiquement endémique aujourd’hui) _ des mémoires _ quand, de personnelles (c’est-à-dire intimes et privées), elles deviennent publiques et officielles, avec le pignon sur rue et affichage des propagandes… _ et commémorations _ cf là-dessus, Paul Ricœur : La mémoire, l’histoire, l’oubli

Ainsi, page 604, Timothy Snyder aborde-t-il le fait d’opinion patent que « la culture contemporaine de la commémoration tient pour acquis que la mémoire empêche le meurtre « . Pour lui opposer, page 605, ce constat bien plus gênant que « quand on tire un sens de la tuerie, le risque est que la tuerie _ elle-même : et celle passée, et celle à venir ; et c’est là une des bases de la logique des terrorismes… _ produise bien plus _ encore _ de sens« …

Ce qu’il commente ainsi : « Peut-être est-ce _ même _ ici une fin _ finalité, parmi d’autres, plus légitimes, elles… _ de l’Histoire _ historienne _, quelque part entre le bilan des morts et sa réinterprétation constante« …

Aussi, toujours page 605, en déduit-il cette conclusion très importante, et tout simplement basique, que « seule une Histoire _ historienne sérieuse et suffisamment large, sinon exhaustive : celle qu’il veut mener ici en ce livre essentiel… _ du massacre peut unir _ de man!ère plus (ou enfin) heureusement apaisée _ les chiffres et les mémoires« . Car « sans l’Histoire, les mémoires se privatisent _ ce qui veut dire aujourd’hui qu’elles deviennent nationales _ ; et les chiffres deviennent publics, autrement dit un instrument _ disponible _ dans la concurrence internationale pour le martyre. Ma mémoire m’appartient, et j’ai le droit d’en faire ce que bon me semble ; les chiffres sont objectifs, et vous devez accepter mes comptes, qu’ils vous plaisent ou non. Cette forme de raisonnement permet à un nationaliste de s’étreindre un bras _ de douleur _ et de frapper _ simultanément _ son voisin de l’autre« .

Et de fait, « après la fin de la Seconde Guerre mondiale, puis de nouveau après la fin du communisme, les nationalistes à travers les Terres de sang (et au-delà) se sont complus dans l’exagération quantitative _ voilà ! _ de leur statut de victimes, revendiquant pour eux-mêmes le statut de l’innocence » : et ce qui suit, aux pages 605 à 611, détaille la liste de ces exagérations victimales : russes (pages 605 à 608), ukrainiennes (page 608), biélorusses (pages 608-609), allemandes (pages 609-610), polonaises (pages 610-611).

Alors, déduit de ce bilan-là Timothy Snyder page 612, « quand l’Histoire _ l’Histoire véritable des res gestae advenues, celle-là même que l’Histoire véridique des historiens sérieux, se donne pour objectif de construire et réaliser par leur travail _ est effacée, les chiffres enflent _ idéologiquement _ et  les mémoires se replient sur elles-mêmes à nos risques et périls à tous » _ c’est la raison pour laquelle dans le titre même de cet article j’ai adjoint au qualificatif d’« indispensable«  celui de « urgent«   Aussi, même si les nombres ne sont pas le principal ici, faut-il cependant, aussi, commencer par les établir : avec sérieux et justesse...

Mais, au-delà de ce comptage par nationalités :

« les morts appartiennent-ils vraiment à quiconque ?« 

Et Timothy Snyder de rappeler, dans la suite de la page 612, la difficulté et même l’impossibilité de rattacher toutes les personnes assassinées à un groupe identifiable unique.

Et ici nous atteignons le cœur du cœur _ sur ce qu’est le plus foncièrement l’humanité ! dont le « droit«  se révèle, dans l’Histoire même de cette humanité, un des caractères fonciers (et inaliénables !) de son « fait«  d’être, lui-même… _ de ce magnifique et fondamental travail qu’est Terres de sang _ l’Europe entre Hitler et Staline , avec la question _ imparable et irrésistible humainement _ de la singularité des personnes :

« Sur plus de 4 millions de citoyens polonais _ dans les frontières de la Pologne de 1921 à 1939, d’avant la double annexion germano-soviétique des 1er septembre (pour les Allemands, page 197) et 17 septembre 1939 (pour les soviétiques, page 203) _ assassinés par les Allemands, près de trois millions étaient juifs. Ces 3 millions de Juifs sont tous comptés comme polonais, ce qu’ils étaient. Beaucoup s’identifiaient _ et c’est bien de ce phénomène-processus (mouvant : il se construit ; et ne se détruit pas aisément) d’identification à des groupes de population, qu’il s’agit profondément, aussi, ici… : tant dans l’Histoire (historique) advenue que dans l’Histoire (historienne) à établir-construire, par les historiens _ profondément à la Pologne ; certains qui moururent en Juifs _ pour ceux qui les assassinèrent après les avoir fichés et listés (et certains étoilés !) comme tels _ ne se considéraient pas _ eux-mêmes, personnellement, donc _ comme tels. Plus d’un million de ces Juifs sont aussi comptés comme citoyens soviétiques, parce qu’ils vivaient dans la moitié de la Pologne _ d’avant le partage germano-soviétique « signé à Moscou le 23 août 1939«  par Molotov et Ribbentrop (page 192) : une date cruciale pour ces Terres de sang ! _ annexée par la Pologne au début de la guerre _ soit le 17 septembre 1939 très précisément (page 203). Parmi ces millions de Juifs, la plupart vivaient sur des terres qui font désormais partie de l’Ukraine indépendante«  _ d’aujourd’hui, parce qu’annexées par l’URSS victorieuse des Allemands en 1945.

Il faudrait tout citer de ces lignes admirables et tellement fondamentales

pour ce qu’est _ et inaliénablement : quelles que soient les péripéties tragiques de l’Histoire _ l’humanité !, de ces quelques exemples de difficulté d’assignation à telle ou telle « communauté« , en exclusion d’autres :

« La petite Juive qui griffonna un mot à sa mère _ »Ma maman chérie ! Impossible d’y échapper. Ils nous ont fait sortir du ghetto, pour nous conduire ici, et nous devons mourir maintenant d’une mort terrible. Nous sommes navrés que tu ne sois pas avec nous. Je ne peux me le pardonner. Nous te remercions, maman, de tout ton dévouement. Nous te couvrons de baisers.« , page 352 (Archives ZIH de l’Institut historique juif, à Varsovie : « les inscriptions sur les murs de la synagogue furent notées par Hanoch Hammer » est-il précisé aussi en note de bas-de-page) _ sur le mur de la synagogue de Kovel _ ville située à 73 kilomètres au nord-ouest de Loutsk, en Volhynie : « les Juifs représentaient à peu près la moitié de la population locale : quelque 14 000 âmes«  ; cf le récit de ce qui y advint de mai à août 1942, donné aux pages 351-352 : « le 2 juin, la police allemande et des auxiliaires locaux entourèrent le ghetto de la vieille ville. Ses les « 6 000 habitants furent conduits dans une clairière près de Kamin-Kachyrsky et exécutés. Le 19 août, la police renouvela cette action avec l’autre ghetto, exécutant 8 000 autres Juifs. Commença alors la traque des Juifs cachés, qui furent raflés et enfermés dans la grande synagogue de la ville sans rien à boire ni manger. Puis ils furent exécutés, non sans qu’une poignée d’entre eux aient eu le temps de laisser leurs derniers messages, en yiddish ou en polonais, gravés avec des pierres, des couteaux, des plumes ou leurs ongles sur les murs du temple où quelques-uns d’entre eux avaient observé le Sabbat    «  _, appartient-elle à l’Histoire polonaise, soviétique, israélienne ou ukrainienne ? Elle écrivit en polonais ; ce jour-là, d’autres Juifs enfermés dans cette synagogue écrivirent en yiddish.

Et qu’en était-il de la mère juive de Dina Pronitcheva _ cf le récit des pages 322 à 324 _, qui pressa sa fille en russe de fuir Babi Yar, qui se trouve à Kiev, capitale aujourd’hui de l’Ukraine indépendante ?

La plupart des Juifs de Kovel et de Kiev, comme d’une bonne partie de l’Europe orientale, n’étaient ni sionistes ni polonais, ni ukrainiens ni communistes. Peut-on dire qu’ils sont morts pour Israël , la Pologne, l’Ukraine ou l’Union soviétique ? Ils étaient Juifs, citoyens polonais ou soviétiques, et leurs voisins étaient ukrainiens, polonais ou russes. Dans une certaine mesure, ils appartiennent aux Histoires _ mêlées, enchevêtrées et indissolublement liées _ de ces quatre pays, pour autant _ encore… _ que les Histoires de ces quatre pays soient vraiment distinctes.

Les victimes _ singulières, chacune, en sa propre (et unique) vie _ ont laissé derrière elles des gens _ c’est-à-dire des personnes, elles aussi singulières _ en deuil. Les tueurs, des chiffres _ sous forme de nombres de victimes listées

(sur le phénomène de la « liste« , cf le livre magnifique et passionnant de mon ami Bernard Sève De Haut en bas _ philosophie des listes ; cf mon article du 4 avril 2010 : Un moderne « Livre des merveilles » pour explorer le pays de la « modernité » : le philosophe Bernard Sève en anthroplogue de la pratique des « listes », entre pathologie (obsessionnelle) et administration (rationnelle et efficace) de l’utile, et dynamique géniale de l’esprit)…

Nous voici ici au centre vibrant de ce qu’apporte _ humainement ! et anthropologiquement… _ cet immense livre-monument qu’est ce, décidément, plus qu’admirable Terres de sang _ l’Europe entre Hitler et Staline

« Rejoindre un grand nombre après la mort, c’est _ pour la personne (singulière) de l’individu humain _ être promis à se dissoudre dans le flot de l’anonymat. Être enrôlé à titre posthume dans des mémoires nationales rivales, soutenu par des chiffres _ des nombres sur des listes _ dont sa vie est devenu une partie _ une unité, un item parmi d’autres _, c’est sacrifier son individualité _ celle de la singularité (inaliénable !) d’une (et de toute) personne humaine. C’est être abandonné par l’Histoire _ historienne nécessairement sérieuse et humaniste par là ! _, qui part du postulat que chaque personne est irréductible.

L’Histoire, dans toute sa complexité _ historique : à démêler patiemment et rigoureusement par le travail probe de l’historien qui veut comprendre le sens, complexe en effet, de ce qui s’est passé dans le devenir collectif, enchevêtré et conflictuel (souvent violent à grande échelle), de l’humanité _, est tout ce que nous possédons et pouvons partager _ en tant que connaissance (historiographique) vraie ; et à titre de membres, tous et chacun, un par un, de cette humanité (anthropologique) qui nous est commune. Aussi, même quand nous détenons les bons chiffres _ des nombres justes : ici, ceux des victimes des « meurtres politiques de masse«  de Staline et Hitler, entre 1932-33 et 1945  _, la vigilance s’impose _ à l’historien. Les bons chiffres ne suffisent pas« , page 613.

Et Timothy Snyder poursuit superbement, toujours page 613 :

« Les cultures de la mémoire sont organisées _ pour simplifier (et résumer) les choses, à l’aune des grands nombres, surtout… _ en chiffres ronds, par intervalles de 10 ; or, d’une certaine façon, il est plus facile _ à la vraie mémoire : pas celle (quantitative et mécanique) du par cœur, mais la mémoire affective qualitative (cf ici les analyse de Bergson, par exemple dans Matière et mémoire…) _ de se souvenir des morts _ comme personnes, pas comme items _ quand les chiffres _ des nombres (ici de victimes massacrées en masse)… _ ne sont pas ronds ; quand le dernier chiffre _ du nombre (de cadavres) _ n’est pas un 0.« 

Et Timothy Snyder de donner alors, au final de son livre, quatre noms de personnes pour deux comptes (de victimes) qui ne sont effectivement _ historiennement et historiquement, de fait _ pas ronds, l’un à Treblinka et l’autre à Babi Yar, pris pour exemples :

« Peut-être est-il plus facile de penser à 780 863 personnes différentes tuées à Treblinka, avec les trois de la fin qui pourraient être Tamara et Itta Willenberg, dont les vêtements restèrent noués ensemble après qu’elles furent gazées, et Ruth Dorfmann, qui put pleurer avec l’homme qui lui coupait les cheveux avant d’entrer dans la chambre à gaz _ cf les précisions données page 419.

Ou sans doute serait-il plus facile d’imaginer le dernier des 33 761 Juifs exécutés à Babi Yar : la mère de Dina Pronitcheva, par exemple _ cf pages 322-323 _, même si en réalité chaque Juif tué là-bas pourrait être celui-là, doit être celui-là, est celui-là« , page 613.

Et aussi, page 614 :

« Dans l’Histoire des tueries en masse dans les Terres de sang,

la remémoration _ en plus de la connaissance historique des historiens, donc (moins exigeante le plus souvent en matière de connaissance exacte de la singularité ; et pourtant !) _ doit inclure

le million (de fois un) de Léningradois morts de faim au cours du siège,

les 3,1 millions (de fois un) de prisonniers de guerre soviétiques bien distincts tués par les Allemands en 1941-1944,

ou les 3,3 millions (de fois un) de paysans ukrainiens bien distincts affamés par le régime soviétique en 1932-1933.

Ces chiffres ne seront jamais connus avec précision _ à la dernière unité juste près... _, mais ils nous parlent d’individus aussi :

des familles de paysans faisant des choix effroyables _ tel que « lequel sera mangé ? » _,

des prisonniers qui se tiennent mutuellement chaud dans des gourbis,

des enfants comme Tania Savitcheva observant

_ ce dont témoigne son journal (« tout simple« , est-il dit page 573 ; « l’une de ses sœurs s’enfuit en traversant la surface gelée du lac Ladoga ; Tania et le reste de sa famille trouvèrent la mort« , est-il aussi alors  précisé…), cité page 280 en sa terrible intégralité :

« Jenia est morte le 28 décembre 1941 à minuit trente. Grand-mère est morte le 25 janvier 1942 à 15 heures. Leka est morte le 5 mars 1942 à 5 heures du matin. Oncle Vassia est mort le 13 avril 1942 à 2 heures du matin. Oncle Lecha est mort le 10 mai 1942 à 16 heures. Maman est morte le 13 mai 1942 à 7 h 30 du matin.

Les Savitchev sont morts.
Tout le monde est mort.
Il ne reste que Tania
« 
;

et « Tania est morte en 1944« , ajoute alors Timothy Snyder (page 280, aussi) ; « le journal est exposé au Musée national d’histoire de Saint-Pétersbourg dans le cadre de l’exposition Leningrad dans les années de le Grande Guerre patriotique« , précise alors une note de bas-de-page _

des enfants comme Tania Savitcheva observant leurs familles mourir à Leningrad « …

« Chacune des 681 692 personnes tuées dans la Grande Terreur de Staline, dans les années 1937-1938, avait une vie à elle :

les deux de la fin pourraient être Maria Juriewicz et Stanislaw Wyganowski, la femme et le mari réunis « sous la terre » _ cf le récit qui concerne ceux-ci, aux pages 163-164 _, page 614, toujours.

Et « chacun des 21 892 prisonniers de guerre polonais, page 614 encore.

Et comme je l’ai mentionné plus haut en cet article,

Timothy Snyder peut alors conclure ainsi son magistral travail :

« Les régimes nazi et soviétique transformèrent des hommes en chiffres : certains que nous ne pouvons qu’estimer, d’autres que nous pouvons recalculer avec assez de précision.

Il nous appartient à tous, chercheurs, d’essayer de les établir et de les mettre en perspective.

Et à nous, humanistes, de retransformer ces chiffres en êtres humains.

Si nous ne le faisons pas, Hitler et Staline auront façonné non seulement notre monde, mais aussi notre humanité « .


D’où l’indispensabilité et l’urgence _ en 2101-2012 _, humaines et anthropologiques (et civilisationnelles), de cet immense livre, pour nous, hommes _ encore un peu « humains« _, d’aujourd’hui…

Titus Curiosus, ce 26 juillet 2012

« Crise des Humanités : l’éducation en danger », par Barbara Stiegler ; et « L’Ethique en questions », une « Journée d’études » : des conférences de philosophie en ce début juin à Pessac et Bordeaux

31mai

Une actualité philosophique (aquitaine) « à noter » _ afin d’y participer activement ! _,

en une fin d’année scolaire marquée d’inquiétudes (assez malsaines) diverses ;

et un peu trop loin de la sérénité qui sied au vrai « travail de fond » des établissements d’instruction scolaires et universitaires ; dont la mission était jusqu’ici (avant l’ère _ pauvrement politicienne _ des « ruptures » !) de « former sur le fond« 

(des finalités ; et pas de simples moyens, ou instruments, ou outils : des techniques ; mais au service de quoi donc ? de quelles finalités ? ou intérêts ? si on commençait par s’y _ et s’en _ interroger vraiment ?)

dont la mission était de « former sur le fond« , donc,

de futurs adultes responsables (et d’eux-mêmes ; et des autres) « majeurs« 

_ cf Kant : l’indispensable « Qu’est-ce que les Lumières ? » _,

tant comme personnes que comme citoyens

(et pas en tant que « cœurs de cible » des opérateurs du marketing,

cette discipline fort efficace, mise au point par l’habile neveu (parti aux Etats-Unis) de Sigmund Freud, Edward Bernays : auteur de « Propaganda : comment manipuler l’opinion en démocratie« )…

Voici donc cette double annonce que je me réjouis d’aider à diffuser ici :

D’abord,

le jeudi 11 juin à 18h 30, Barbara Stiegler, maître de conférence en philosophie à l’Université Bordeaux3-Michel de Montaigne, donnera une importante conférence, « Crise des Humanités : l’éducation en danger« , à l’auditorium de la Médiathèque de Pessac, dans le cadre des « Forums de Pessac » : sur une question d’actualité brûlante !

Et pas seulement pour des raisons (de court terme) de calendrier électoral ; et de vote-citoyen éclairé !

Et ensuite,

le samedi 13 juin, à partir de 10 heures 15, se tiendra au Lycée Montaigne, Cours Victor Hugo, à Bordeaux, une « Journée d’études » de l’Association des Professeurs de philosophie de l’Enseignement public d’Aquitaine, consacrée à « L’Ethique en questions« ,

avec des interventions de Claudie Lavaud, Professeur de philosophie à l’Université Bordeaux3-Michel de Montaigne, à 10h30, sur le sujet de « A quoi sert l’Ethique ?«  ;

Cédric Brun, ATER à l’Université Bordeaux3-Michel de Montaigne, à 14h, sur le sujet de « Principe de précaution : principe éthique ou scientifique ?«  ;

et Fabienne Brugère, Professeur de philosophie à l’Université Bordeaux3-Michel de Montaigne, à 15h, sur le sujet de l' »Actualité de la philosophie du Care » ;

ainsi que des témoignages de parcours en master professionnel de « philosophie pratique, vie humaine et médecine«  de Marie Gomes-Saint-Bonnet (professeur de philosophie) et Laura Innocenti (Institut Bergonié).

Cette « Journée d’études » sera présentée à 10h15 par la présidente de l’Association des Professeurs de philosophie de l’Enseignement public d’Aquitaine, Brigitte Bellebeau.

Ici encore, les liens entre la « mise en avant » de l’éthique et les urgences

(de long terme : les enjeux sont proprement civilisationnels ; et concernent la transmission et formation d’une culture authentique _ je veux dire autre que strictement instrumentale et « intéressée » ; c’est-à-dire sans générosité ni le moindre égard de « solidarité » envers les autres que son petit « soi » !)

de la citoyenneté politique en une authentique démocratie

_ dont la « crise » et les « faux-semblants » atteignent ces derniers temps un seuil de gravité plus que dangereux !.. _,

peuvent être lucidement éclairés par la lecture du très grand livre (de salubrité publique) de Bernard Stiegler « Prendre soin 1 _ de la jeunesse et des générations« …

C’est du devenir de l’espèce, face au péril de l' »in-humanité » qu’il s’agit donc, très pratiquement ;

je veux dire tant éthiquement que politiquement (et économiquement) dans le moindre de nos « faire » quotidiens…


Titus Curiosus, ce 31 mai 2009

Chercher sur mollat

parmi plus de 300 000 titres.

Actualité
Podcasts
Rendez-vous
Coup de cœur