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La tâche infinie de l’intelligence des choses à infiltrer-pénétrer-percer : comprendre et s’entrecomprendre, ou Hélène Cixous, à nouveau, dans « 1938, nuits »

06fév

C’est à l’infini de la disponibilité « de l’encre et du papier en ce monde« 

_ pour reprendre un élément crucial de la situation que se donnait Montaigne en sa Tour d’écriture (Essais, III, 9, De la vanité) _

que continue de s’affronter, avec une immense générosité, la tâche que s’assigne,

depuis en quelque sorte toujours

_ tel un destin passionnément et librement assumé, et cela dès sa toute première enfance, ainsi qu’elle même le note, page 124 de 1938, nuits : « Toute ma vie ou presque, j’ai pris des notes, je ne sais pas pourquoi avant d’écrire j’écrivais, déjà dans les années soixante _ ou plutôt bien avant ! _ je notais des phrases d’Omi ma grand-mère, je ne relisais pas, ce n’était pas de la littérature, je ramassais des feuilles encore vivantes, je ne laissais pas tomber » : voilà !.. : « ne pas laisser tomber » ; jamais : la tâche (et avec, bien entendu, ses reprises, afin de toujours mieux comprendre) est en effet proprement infinie… Comme l’écriture via ses relectures infinies (et ajouts, en encres diverses), de Montaigne… _

Hélène Cixous,

cette année-ci _ 2018, en sa maison d’Arcachon _

dans l’écriture _ plus que jamais miraculeuse _ de 1938, nuits (aux Éditions Galilée).

Á propos de la frénésie d’écriture qui prend certains auteurs _ tel (pas mal par accident : il lui fallait vider son sac, et donner à l’avenir le maximum de détails de son précieux témoignage de l’horreur nazie qu’il venait de vivre) ; tel un Fred Katzmann, en mars 1941 _ qui narrent leur Erfahrtung _ le très important concept benjaminien dExpérience _ de l’horreur subie,

Hélène Cixous écrit, page 33 :

« L’auteur _ Fred Katzmann, au mois de mars 1941, à Des Moines, Iowa _ ne voulait pas perdre une seconde de parole _ à prendre maintenant, ou/et à noter du passé récent, encore frais dans la mémoire, pour se défendre du gouffre terriblement effaceur de l’oubli qui le menaçait… _,

il n’y aurait jamais assez de papier en ce monde _ voilà l’expression montanienne _ pour décrire _ voilà ! avec un maximum de précisions ; et la tâche, bien sûr, est immense _ toute la vérité _ en sa pleine et plus riche extension possible _,

ça se voyait ce que l’auteur voulait faire, disons Fred : un mémoire  _ Bericht _ qui ne négligerait pas un  _ seul _ instant, pas une _ seule _ goutte de sang, pas une virgule acérée,

 

car ce fut le temps Unique dans l’Histoire,

certains ont tout oublié, certains se souviennent de chaque minute de l’Unique, personne ne sait avec exactitude ce que c’est qu’oublier, ce que les souvenants oublient, ce que les oubliants n’oublient pas, combien de temps dure l’oubli, le souvenir,

l’auteur se souvient-il une fois pour toutes afin de pouvoir _ enfin, lui, pour se remettre à vivre en mettant tout cela à distance vivable… _ oublier,  » _ lit-on pages 33-34 ; on ne dira jamais assez combien la phrase-souffle d’Hélène Cixous est admirable !

Témoigner de cet Unique-là

constitue donc une nécessité et un devoir

absolus

pour les rares qui ont réussi à pouvoir en réchapper !

_ Primo Levi a dit, lui : Les Naufragés et les rescapés

Et déjà pour ceux qui n’en réchapperaient pas _ lire ainsi, parmi tant d’autres témoignages d’outre-tombe sacrés,

l’admirable Des Voix sous la cendre

Comme je l’ai, au passage pointé, dans mon article introductif d’avant-hier,

,

cet opus-ci, d’Hélène Cixous, 1938, nuits,

est à certains égards une simple suite _ -poursuite _ à _ de _ son dialogue-conversation continué(e) _ infernalement poursuivi (et paradisiaquement enchanté) _ avec quelques uns de ses plus proches _ dont sa fille et son fils, au présent de l’écriture, l’été 2018 à Arcachon ; mais aussi ses défunts bien aimés (sa mère Ève Klein-Cixous et sa grand-mère Omi Rosie Jonas-Klein) avec lesquels la conversation se poursuit très intensément _ ;

 

et, au tout premier chef, pour commencer, bien sûr, sa mère, Ève Cixous, née Klein (Strasbourg, 14 octobre 1910 – Paris, 1er juillet 2013) _ la reine pour jamais des interlocuteurs vibrants d’Hélène _ :

une redoutable et plus encore hyper-efficace interlocutrice,

avec son formidable inépuisable allant et répondant ! Quel extraordinaire punch !!! jusqu’en ses 103 ans…

Mais aussi, en un peu _ ou beaucoup _ moins loquace _ et répondante _,

sa tendre et chère _ et infiniment discrète (via les épreuves traversées de profondes meurtrissures) _ grand-mère, Omi : Rosalie (Rosie) Klein, née Jonas (Osnabrück, 23 avril 1882 – Paris, 2 août 1977),

parvenue dare-dare, et tant bien que mal, et avec quelques bagages, et presque in extremis, chez les Cixous, à Oran, à la fin du terrible mois de novembre 1938 _ du moins à ce qu’il me semble pour ce qui concerne sa date d’arrivée à Oran ; il faudrait mieux le vérifier ; mais cela me semble être juste…

Et c’est à Osnabrück surtout _ mais pas seulement, bien sûr ; probablement à Dresde aussi ; du moins pour Omi (et sa sœur Hete-Hedwig, et son beau-frère, Max Stern) _

que s’est jouée une partie importante du sort tragique de la famille maternelle _ côté Jonas, pas côté Klein _ d’Hélène,

durant les terribles années du nazisme

_ Osnabrûck, qui ne venait tout juste de s’ouvrir à des résidents juifs que depuis deux années à peine, en 1880, lors de la naissance de Rosie, en 1882 ; très peu avant qu’y naisse, en effet, le 23 avril 1882, la petite Rosalie Jonas, au foyer d’Abraham Jonas (Borken, 18 août 1833 – Osnabrück, 7 mai 1915) et son épouse Hélène Meyer (décédée à Osnabrück le 21 octobre 1925) : oui, en 1880 seulement. Jusqu’alors les Jonas, juifs, vivaient un peu plus loin d’Osnabrück, à Gemen-Borken ; les Juifs étant demeurés jusque là indésirables comme résidents à Osnabrück…

Comprendre !

Oui, c’est bien là le maître mot de la vie et de l’œuvre _ d’écriture, poursuivie depuis toujours _ d’Hélène Cixous, face aux énigmes et mutismes du monde, y compris _ ou peut-être même surtout _ le plus proche.

Ainsi, page 101, Hélène Cixous se confronte-t-elle à l’énigme de « ceux qui ne sont pas partis« , voire « sont partis puis revenus » ; tel son grand-oncle _ « Oncle André« , le frère aîné d’Omi : il lui est, en effet, assez emblématique de pas mal d’autres, dont le parcours semble lui être demeuré un peu plus obscur _ Andreas Jonas _ dit « l’oncle André«  par Ève _, parti en, puis revenu de, Palestine (ou Eretz-Israël) _ en 1936, après dispute avec sa tendre, pas si tendre que cela, fille Irmgard, qui vivait dans un kibboutz près du Lac de Tibériade, en Eretz-Israël _, se mettre « dans les mâchoires du Léviathan » (l’expression se trouve page 58 de Gare d’Osnabrück, à Jerusalem).

Page 58, mais cette fois de 1938, nuits, se trouve,

et à propos de Walter Benjamin _ dont le parcours a pu croiser celui de Siegfried Katzmann : peut-être « à Paris, en 1937, dans le café près de l’ambassade des États-Unis« , page 62 ; ou peut-être à une autre date (1935 ?) le doute demeure… _,

la phrase :

« Et pourquoi Benjamin reste ici où là _ réfugié en France _ jusqu’à ce que les dents du crocodile se referment sur lui _ cf sur son parcours si maladroit de fuite, le sublime Le Chemin des Pyrénées, de Lisa Fittko (paru aux Éditions Maren Sell, en 1987) _,

il a eu le temps d’écrire l’essai sur le charme des mâchoires… » ;

et page 107 :

« Il y en a qui partent, mais pas assez loin, c’est comme si on se déplaçait soi-même d’un KZ à un KZ,

quand Frau Engers va se réfugier à Amsterdam, c’est comme si elle venait cacher ses petits dans la gueule du loup » ;

et encore, page 116 :

« La grande Mâchine ouvre ses mâchoires et referme. Clac ! Cyclope amélioré » ;

 

et page 145 :

« la gueule de la mort« …

Ainsi, page 102, Hélène constate une fois de plus que

sa « mère _ Ève Cixous née Klein _ n’a jamais compris comment pourquoi sa _ propre _ mère Rosi Klein née Jonas ne comprenait pas » ;

quoi donc ? qu’il devenait _ en 1929, 1933, 1934, 1935, 1938… _ de plus en plus vitalement urgent de fuir ! Fuir, et au plus vite, et Osnabrück, et Dresde, et l’Allemagne. Fuir les mâchoires des Nazis !

Et Hélène en conclut _ et cela la chagrine passablement ! voire la poursuit… _ :

« je n’arrive pas à entrer dans l’intérieur d’Omi » ;

un peu plus loin, pages 109 à 119,

c’est « dans l’intérieur de Fred » que _ à défaut, donc, d’« entrer dans l’intérieur d’Omi » elle-même…vient

_ « mais faire Fred, c’est _ seulement, et par défaut… _ une excursion » (page 109), pour Hélène ;

même si c’est à cette principale et très essentielle, pour Hélène, fin de mieux comprendre (enfin ?) Omi, demeurée si longtemps en Allemagne, et se trouvant à Osnabrück (ou plutôt Dresde ? l’ambigüité demeure !) au mois de novembre 1938, dans la « mâchoire«  des nazis !, qu’Hélène s’est décidée, ici à cette « excursion«  qu’est « faire Fred«  ! _

se placer l’auteure :

« Je n’aurais jamais pu m’imaginer que je me glisserais _ ici, et cet été 2018, dans l’écriture de ce 1938, nuits _ dans l’intérieur de Fred »

_ un personnage peu pris au sérieux de son vivant par Hélène, ni même, déjà, par sa mère, pour laquelle Fred n’était qu’un commode compagnon (sur le tard de leur vie de retraités) de voyage d’agrément de par le vaste monde… _,

même si « faire Fred, c’est _ seulement _ une excursion » _ j’insiste, j’insiste : soit seulement un détour de l’écriture et l’imageance, à défaut de (et afin de, surtout), mieux comprendre vraiment, enfin, Omi « de l’intérieur« .

Laquelle Omi, toujours page 102, « ne voyait pas _ vraiment _ qu’elle ne voyait pas _ avec lucidité _ ce qu’elle voyait » _ de ses yeux ; oui, ce qui pourtant, là, sous ses yeux, aurait dû lui crever les yeux ! faute de comprendre vraiment ce qui s’offrait, là, à sa vue, juste sous ses yeux (« je n’arrive pas à entrer dans l’intérieur d’Omi, Nikolaiort 2, par la fenêtre _ à Osnabrück « Nikolaiort 2, par la fenêtre« , du moins, comme c’est fort bien spécifié là, page 102 ; mais Omi ne se trouvait-elle pas bien plutôt alors à Dresde ? Il y a une ambiguïté persistante pour moi _ elle donnait _ voilà ! depuis sa fenêtre de la maison osnabrückienne des Jonas _ sur l’horlogerie-bijouterie Kolkmeyer NSDAP en chef, elle ne voyait pas qu’elle voyait la bannière du Reich pendre jusqu’au sol, elle ne voyait pas qu’elle ne voyait pas ce qu’elle voyait « , page 102, toujours), mais bêtement (sans vraiment voir !), ce qui crevait pourtant les yeux d’autres un peu plus lucides qu’elle, Rosie ; mais pourquoi ? Faute d’en échanger un peu, si peu que ce soit, là-dessus avec d’autres ? Et de « s’entrecomprendre«  (le mot est prononcé page 101) avec eux ?.. Manquant cruellement de la plus élémentairement vitale lucidité, par conséquent.

Et je poursuis l’élan de la phrase que je viens de commencer à citer :

« Depuis 1938, elle ne voyait ni 1933 ni _ se profiler très vite, sofort... _ 1942

_ et la mort à venir à grands pas, cette seule année 1942, à venir si vite, de deux de ses frères et de deux de ses sœurs (à part l’oncle André, mort à Theresienstadt le 6 septembre 1942, je n’ai pas encore réussi à identifier de quel autre des frères Jonas et de quelles deux sœurs nées Jonas d’Omi, il s’agit là (même si son beau-frère, le mari de sa sœur Hete-Hedwig, Max Stern, le banquier, est effectivement décédé à Theresienstadt en 1942 (le 8 décembre 1942)… ; manque ainsi, pour les Jonas, l’éclairage d’une généalogie, telle celle donnée pour les Klein, aux pages 193-194, dans le cahier final, avec aussi des photos, de Photos de racines) _,

une femme si distinguée« …

« Tu m’écoutes ? dit _ une page plus loin, page 103 _ ma mère _ décédée depuis cinq ans (le 1er juillet 2013), cet été de l’écriture de 1938, nuits _,

à ces mots je me réveille de ma rêverie éloignée,

je n’ai pas écouté, quand ma mère me raconte _ le verbe est bien au présent ; c’est que la conversation avec Ève, décédée, oui, depuis cinq ans, se poursuit très effectivement ; Hélène converse bien et régulièrement avec elle ; même si c’est non sans de menues intermittences, qui ne manquent pas d’angoisser, voire de mettre en colère, Hélène (cf l’épisode narré à la page 10 du voyage en Cadillac d’Ève et Fred, à partir de Des Moines (en 2000)… _ la famille Flatauer, les Nussbaum _ de futurs assassinés d’Osnabrück _,

plus tard je ne pourrai si le fil, coupé, est perdu _ plus jamais remonter le temps _ pour, le retrouvant, en écrire-témoigner de ce qui a été autrefois si précieusement mais fragilement témoigné par quelques uns, parfois même un unique (cf Carlo Ginzburg : Un seul témoin ; où est superbement analysé et merveilleusement commenté l’adage du droit : Testus unus, testus nullus _

et à jamais je ne saurai pas comment finit l’histoire _ de ces personnes-ci, dont les noms prononcés n’ont pas été, une fois le fil de témoignage rompu (ne serait-ce que par inattention ou distraction), retenus, c’est-à-dire sauvés !.. (…)

Dans L’Iliade, tous les noms sont sauvegardés _ voilà ! par le récit, qui les retient, d’Homère _,

ici dans le poème effiloché _ magnifique expression ! _ d’Osnabrück, il y a des trous _ des lacunes ;

cf mon article du 17 juillet 2008 sur mon blog En cherchant bien, de la librairie Mollat :  : à propos de l’enquête menée à Objat, en Corrèze, par Jean-Marie Borzeix en son passionnant Jeudi saint, à propos de Juifs raflés par des nazis en 1944… _ partout,

on n’écoute pas _ le constat est assez général, et assez significatif, si l’on y réfléchit trois secondes ; si vient à manquer quelque témoin narrateur… ;

cf aussi, à propos de ce travail pour inlassablement combler les lacunes voulues par les assassins,

le magnifique travail du Père Patrick Desbois en son indispensable Porteur de mémoires _,

quarante ans nous séparent,

pas seulement entre temps et générations,

dans la rue même, dans la maison, à table,

il y a toujours ces épaisseurs _ quelle écriture admirable ! et quelle justesse du penser ! _ entre nous _ qui ne nous entrecomprenons pas assez à la façon des idiosyncrasiques monades de Leibniz, qui n’ont « ni portes, ni fenêtres«  _,

Omi n’écoute pas ma mère _ sa fille Ève, si pragmatique, invariablement, elle _,

ces larges étendues neutralisées qui entourent le moi d’une bande _ formidablement dangereuse _ d’indifférence _ anesthésie, cécité, surdité, inattention coupable, imbécile légèreté… : quelle qualité phénoménale d’expression ! _,

même la manifestation _ nazie _ de 1935 qui rassemble 30 000 Osnabrücker sur la place Ledenhof, c’est-à-dire toute la ville en âge de s’exprimer, ne propage pas jusqu’aux tympans de l’âme _ celle seule à même de comprendre vraiment les signaux (muets, hors discours) qui parviennent du corps _ son effroyable vacarme de mort

_ mais Omi se trouvait-elle alors à Osnabrück, au Nikolaiort 2 ? ou bien plutôt à Dresde ?.. _,

on n’écoute pas les nazis disent certains, on n’écoute pas les Juifs,

on n’écoute personne » voilà la terrifiante erreur, qu’il faudrait encore et toujours et en permanence avec le plus grand soin méditer : s’entrécouter et « s’entrecomprendre«  vraiment les uns les autres…

Ici, sur la mécompréhension,

et les terribles difficultés à « s’entrecomprendre » _ le terme, capital !, apparaît, en hapax, au bas de la page 101 _,

je veux remonter un tout petit peu plus haut, aux pages 100-101 :

« Mais on n’entendra jamais les réponses ou les explications de ceux-qui-ne-reviennent-pas à Osnabrück

parce qu’ils ne sont pas _ du tout _ partis _ et se sont bientôt trouvés pris, capturés, puis massacrés, enfermés-englués qu’ils étaient dans la nasse

(ou « la cage« , ou « le coffre, le Safe… », page 76, et c’est alors Ève qui parle avec une ironie acerbe

refermée (« Clac !« ) sur eux.

Les Nussbaum,  par exemple ? Et les Jonas. Et Raphael Flatauer ?

C’est à ceux-là _ les massacrés, privés de tombes, ceux-là, avec leurs noms gravés dessus _ que je m’adresse depuis des années

_ clame ici Hélène : au moins depuis l’écriture d’Osnabrück, en 1998 _,

à ceux qui sont restés _ encalminés, poissés, à quai _ quand leurs amis _ tel son ami Gustav Stein pour Andreas Jonas, le 23 octobre 1935 (voir les deux terribles tranquilles photos du cahier final de Gare d’Osnabrück à Jérusalem _ ont commencé à partir,

ceux qui ont accompagné leurs enfants ou leurs frères à la gare d’Osnabrück _ un lieu éminemment stratégique : la voie de salut de la fuite ; et ce n’est évidemment pas pour rien qu’un volume suivant d’Hélène Cixous, écrit l’été 2015,  s’est intitulé Gare d’Osnabrück à Jérusalem ! _ _,

ceux qui ont regardé _ du quai _ partir _ sans eux, qui restaient _ les trains vers toutes les directions de correspondance avec la France ou avec Amsterdam, car Osnabrück est un nœud ferroviaire (…),

ils sont restés sur le quai ils ont agité la main et souri (…),

et en rentrant à pied de la gare à Nikolaiort _ que surplombe, au n°2,  la belle, large et haute demeure des Jonas (Abraham, puis son fils aîné Andreas) à Osnabrück _,

que pensait _ donc, en son for intérieur _ Omi ma _ discrète et intériorisée _ grand-mère? (…),

ceux qui sont rentrés « à la maison« alors qu’objectivement on ne pouvait plus rentrer à la maison,

je ne cesse de me dire que je ne les comprends _ eux tous _ pas

_ et ce point-là est bien sûr décisif ! Et mieux encore : carrément obsédant-torturant pour Hélène.

Et pourquoi mon esprit revient-il _ en effet ! _ depuis tant d’années _ obstinément _

cogner à la vitre _ trop muette _

de cette scène ?« 

_ quelle langue admirable ! Nous sommes confondus d’admiration !

Et nous nous reporterons aussi, j’y insiste, au terrible (en sa pleine assassine innocence) cahier de photos offert en conclusion de Gare d’Osnabrück à Jérusalem, après la page 160 :

aux deux terriblement innocentes photos d’adieux d’Andreas Jonas à son ami Gustav Stein, le 23 octobre 1935, sur le quai de la gare d’Osnabrück….


Avec ce nouveau terrible constat de l’auteure, aux pages 101-102 :

« Selon moi, les Juifs d’Osnabrück fin 1938 ne comprennent pas _ non plus _ les Juifs 1940,

les Juifs selon les dates _ à nouveau quelle sublime cixoussienne expression ! _ s’entrecomprennent _ et ici plus encore !!! _ de moins en moins,

ils se font des signes _ mais pas assez parlants ; ou sans les bonnes phrases (d’un peu lucide avertissement ; ou de vraie compréhension rétrospective des tenants et aboutissants de l’idiosyncrasie, toujours complexe, des diverses situations…) ! _ sur les quais des trains, sur les montagnes, sur les rives,

ils s’appellent,

ils ne s’entendent pas »

_ faute de pouvoir déplier vraiment, en phrases, et en phrases effectivement prononcées, et si possible aussi vraiment entendues, leurs pensées et arrière-pensées, demeurant ainsi non pensées, faute d’être exprimées dans de vraies phrases, réellement déployées, et réellement échangées, et réellement entendues, c’est-à-dire vraiment comprises.

Mais était-il seulement possible de se représenter un peu lucidement en 1938 ce qui adviendrait en 1940 ? L’uchronie ne peut être hélas que fantasmatique ; et ne peut décidément pas être efficacement à 100 % prospective…

Une part, même si ce n’est pas le principal, du processus de la tragédie, réside aussi là : réussir à « s’entrecomprendre«  vraiment.

Ainsi, page 104, Hélène conclut-elle que

« jusqu’en 1938, Omi ne s’est pas _ vraiment _ rendue compte de la réalité d’Osnabrück (ou peut-être de Dresde) et l’Allemagne sous Hitler _,

sinon elle serait partie avant« …

Mais _ et cela sans cuistrerie, ni lourdeur, aucune _ un concept plus précis va bientôt apparaître et intervenir, cependant, dans l’intelligence un peu profonde de ce qui fut,

et via un auteur

avec lequel un des personnages, Siegfried Katzmann, a tenté d’établir un contact,

par lettre adressée à Vienne, probablement en 1938, mais hélas un peu trop tard _ Freud va quitter Vienne (pour gagner Londres) le 4 juin 1938 _,

en vue d’en recevoir un conseil ;

et lui aussi, Siegfried-Fred Katzmann, est peut-être, au moins alors, victime de ce que Hélène qualifie magnifiquement, page 95, de « démon du contretemps« 

_ quelle sublime expression, ici encore ! _

auquel, presque tous _ ajoute-t-elle _,

« nous obéissons comme des insensés«  ;

sauf Ève, toujours si lucide-réaliste-pragmatique, vive, et surtout prête, elle :

« ready, the readiness is all« , aime-t-elle proférer ;

même si elle attribue à Heine ce qui revient à Shakespeare (Hamlet, V, 2), page 10 de 1938, nuits :

cet auteur qu’a effectivement cherché à joindre par lettre Siegfried Katzmann

_ mais sans en obtenir de réponse : le « démon du contretemps«  ayant cette fois encore, en 1938, frappé ! _

étant Sigmund Freud

_ Freiberg (aujourd’hui Příbor, en Moravie), 6 mai 1856 – Londres, 23 septembre 1939.

À suivre…

Ce mercredi 6 février 2019, Titus Curiosus – Francis Lippa

Racines et indéfectibles libertés dans la construction de l’auteur du chef d’oeuvre de l’histoire de la Shoah : l’admirable et infiniment émouvant « Où mène le souvenir _ ma vie » de Saul Friedländer

16sept

Le jeudi 22 septembre prochain,

paraîtra en librairie et aux Éditions du Seuil l’admirable et infiniment émouvant Où mène le souvenir _ ma vie, de ce merveilleux auteur-historien (de la Shoah) qu’est Saul Friedländer,

dont le point culminant de l’œuvre historiographique est ce chef d’œuvre absolu qu’est le tome 2 de L’Allemagne nazie et les Juifs : Les Années d’extermination (1939-1945), achevé au printemps 2006, et paru en traduction française en février 2008 :

je viens de lire deux fois avec une éperdue admiration ce nouveau magnifique opus de Saul Friedländer qu’est ce Où mène le souvenir _ ma vie

Et quand on pense que Paul Flamand, en 1976, jugeait trop froide

_ « Intéressant, mais manque de toute émotion« , dit Paul Flamand, ainsi que le rapporte Saul Friedländer page 211 de Où mène la mémoire _ ma vie _

la toute première mouture

_ qu’il fit donc réécrire à son auteur : avec succès cette fois ! l’année 1977 _

de Quand vient le souvenir, le premier volet des mémoires de Saul Friedlânder, qui parut, après réécritures

_ à la suite, et dans l’élan, enfin trouvé, du début de rédaction, à Genève, d’une lettre à son vieux copain ( « ce vieux frère« , y écrit-il, page 117) des Samuels, à Montluçon, de septembre 1943 à avril-mai 1946, et désormais (« depuis une vingtaine d’années« , en 1976) moine à l’abbaye de Sept Fons, dans l’Allier, Georges A., auquel il venait, justement, de rendre visite, à Sept-Fons, en cette année 1976, et avec lequel il venait de s’aviser, à son retour à Genève, qu’il souhaitait échanger encore sur des points dont ils avaient oublié de parler, ces trois jours passés ensemble dans l’Allier : et c’est justement cette rédaction inachevée de cette longue lettre (jamais envoyée) à Georges A. qui devait donner à Saul Friedländer le ton enfin ! juste de ce qui allait devenir ce si émouvant Quand vient le souvenir

Page 19, Saul Friendländer justifiait ainsi, alors, en 1977, ses difficultés d’écriture : « Nous autres juifs, nous échafaudons des murailles _ rien moins ! _ autour de nos souvenirs les plus oppressants ; et même le récit détaillé se transforme parfois _ comment donc l’éviter ? _ en occultation. Ces défenses nécessaires _ qu’il faut apprendre à déjouer, contourner, à qui veut découvrir sa vérité _ sont l’un des aspects de notre névrose profonde » : celle dont Saul Friedlânder était en train de s’émanciper, en 1977, par ce premier travail d’écriture mémorielle, de Quand vient le souvenir… ;

même si le « sentiment permanent«  d’« une faille ouverte au cœur de la personnalité« , confie, pour ce qui le concerne, Saul Friedländer, en 2015, page 37 de Où mène le souvenir _ ma vie, « a fini par s’atténuer, mais m’a accompagné comme une sorte de basse continue _ en référence à la musique baroque _ à travers les hauts et les bas d’une bonne partie de mon existence«  _

aux Éditions du Seuil en 1978 ;

et que je viens aussi de relire

_ deux fois : afin de ne rien manquer (et le mieux possible m’imprégner) de ce que ce premier livre de souvenirs comporte de micro-détails à relever, ne pas manquer, et décrypter, afin de mieux saisir les arcanes complexes (comme elles le furent d’abord à l’auteur, lui même !) de l’écriture (et ses strates successives, par à-coups, au fil de découvertes…) qu’il fallait à l’auteur en quelque sorte « accoucher », de ses souvenirs enfouis, et même puissamment refoulés, et toujours à vif (« inflammatoires« , dit excellemment son interlocuteur Stéphane Bou, à la page 199 des Entretiens intitulés Réflexions sur le nazisme…).

Car ces deux volets de souvenirs que sont, en 1978 Quand vient le souvenir, et en 2016 Où mène le souvenir _ ma vie, sont très étroitement imbriqués _ une figure qui court à la fois tout l’œuvre et tout le vécu de Saul Friedländer, il faut le souligner _, ainsi que le signale déjà le miroir biaisé de leurs titres :

pour le premier volet, de 1978, il s’agit

_ temporellement, ici, et avec une forte dose de hasard, assez loin (et c’est un euphémisme) de la volonté consciente : « quand vient«  _

de la survenue spontanée, complètement incontrôlée, et violemment étonnante même, du souvenir, par delà les durables refoulements de survie ;

et pour le second, celui de 2016, il s’agit

_ spatialement, cette fois, et par un travail acharné de reprises : « où mène«  _

de l’éclaircissement patient des passionnants liens entre les avancées (par strates discontinues) du (et des) souvenir(s) surgissant de l’Inconscient,

liées aux avancées (distinctes) de la recherche la plus consciente et méthodique, maintenant, de l’auteur-historien,

articulant alors la faculté active de la mémoire, cette fois,

et les méthodes de la recherche historiographique la plus objective,

celle de ce chef d’œuvre absolu que sont, en 2008, Les Années d’extermination (1939-1945) :

très étroitement imbriquées _ il faut insister là-dessus.

Et Stéphane Bou le fait, lui aussi, remarquer dans le livre des Entretiens qui vient à son tour de paraître :

« Quand vient le souvenir et Les Années d’extermination me paraissent imbriqués _ voilà ! _ l’un dans l’autre, comme si le premier dessinait la partie mémorielle d’un ensemble plus vaste« , dit-il, page 202 ;

« Et puis quand vous critiquez cette tentation d’une domestication de l’histoire _ par les historiens d’ordinaire, académiquement, pourrait-on dire _, est-ce qu’il ne s’agit pas _ pour vous _ de maintenir le lecteur dans une sorte d’état d’enfance _ d’étonnement en permanence renouvelé, en quelque sorte ; sur un terrible qui vive à maintenir devant la terrifiante menace qui rôde, de toutes parts _ face à l’événement ?«  _ et avec sa stupéfiante sidération, au service de l’intelligence de ce qui surgit dans l’histoire advenue, dans et par les événements, sur nous, lecteurs, face à la survenue effroyable et sans la moindre pitié de chacun des meurtres, si atroce

Et Saul Friedländer de répondre, page 203 :

« Vous avez raison de dire que j’ai fait un travail analogue _ basiquement documentaire, en fait, dans les intentions de départ ; mais pas seulement, car l’écho ainsi sauvé de ces voix se prolonge et va durer, pour nous qui l’entendons, longtemps… _ dans Les Années d’extermination et dans Quand vient le souvenir lorsque j’y évoque directement _ de manière brute, sans le moindre commentaire, et en évitant tout pathos _ les voix _ et les paroles : voilà le principal ; et même le fondamental ! _ des victimes, les lettres _ précieusement conservées et relues, et décryptées, tant par rapport à ce qui les précède, que par rapport à ce qui va les suivre… _ de mes parents.

Mais aussi surprenant que cela puisse vous paraître, cette proximité _ de passation de parole directe (« brute« ) aux disparus, dans ces travaux tant d’histoire que de mémoire _ ne m’était pas venue à l’esprit. Je ne me rends pas compte que j’utilise ce même mode de double narration _ celle de l’auteur faisant place par moments à celle, brute, des disparus. Je n’ai pas fait tout seul le lien entre les deux livres, alors que sur ce plan-là, c’est en effet le même processus, la même méthode« , convient parfaitement Saul Friedländer…

Il s’agit en effet de la même géniale inspiration ! _ tant mémorielle qu’historiographique. Et qui rend si merveilleusement vivants, et même à vif, ces si grands livres.

Connaissant bien, personnellement Prague,

pour y avoir longuement séjourné _ huit jours pleins, chaque fois _ à trois reprises, l’été 1967, avec mes parents, puis en février 1993 et février 1994 avec les élèves de mon atelier de pratique artistique sur le Baroque : les deux fois nous avons rencontré, à son domicile, rue Terronska, puis en son bureau des Éditions Odeon qu’il dirigeait alors, avenue Narodni _ nous y avons même improvisé un petit concert de musique baroque, avec des musiciens pragois rencontrés au Conservatoire de Prague par Laurence Pottier et Philippe Allain-Dupré, qui étaient de notre voyage : quel moment ! _, l’ami Vaclav Jamek, auteur en 1989 du Traité des courtes merveilles, qui nous a bien initiés aux arcanes de la Prague Baroque,

je pense qu’il y a dans la méthode et le style mêmes de la recherche et de la composition _ ses rythmes syncopés et à rebondissements, nous tenant quasi constamment en haleine et en renouvellement d’attention inquiète… _ spécifiques au moins de ces livres-là, sinon des autres, de Saul Friedländer, et sans parler des voix mêmes qui nous y sont restituées, brutes, dans toute la gamme de leurs terribles tensions et appréhensions, même documentairement,

je pense qu’il y a là quelque chose _ de l’ordre de l’imprégnation flottante, puis imaginante-inspirante, plus tard _ du baroque pragois. 

Il y a là quelque chose de ce baroque pragois des six ans et demi de l’enfance tchèque

(du 11 octobre 1932, jour de la naissance du petit Pavel, jusqu’au printemps _ fin mars ? début avril ? _ 1939, pour le départ des Friedländer fuyant l’occupation de Prague par les Allemands

_ la date précise du départ définitif de Prague des Friedländer n’apparaît ni dans Quand vient le souvenir (après une première tentative de fuite arrêtée à Brno, le 12 mars 1939, car s’y trouvaient déjà les Allemands, page 36), ni dans Où mène le souvenir _ ma vie … : page17, je relève la date approximative seulement de l’arrivée des Friedländer à Paris, courant avril 1939, sans plus de précision : « L’approche des troupes allemandes mit fin à notre existence précaire à Paris, d’avril 1939 à juin 1940« … ; cette fois encore, à Paris, comme à Prague, et comme bientôt, l’été 1942, à Néris-les-Bains et Montluçon, la nasse se referme sur les Friedländer, et la menace de « l’étau«  (qui va les broyer) se fait plus pressante... _)

Et même si la phrase de Saul Friedländer a tout du classicisme français sobre,

il y a bien là, dans la composition, dans l’entrecroisement de séquences de diverses temporalités, parfois, et dans le montage syncopé saisissant de ces voix brutes, quelque chose de ce baroque pragois des six ans et demi de l’enfance tchèque de Saul Friedländer… 

De fait,

et je reviens ici à la splendide maturation, jusqu’à aujourd’hui _ où se ressent (et s’entend) aussi la légèreté joyeuse de Los Angeles, mais oui ! _ du style de Saul Friedländer

_ merveilleux écrivain (et profond admirateur du style des écrivains français : Proust, Flaubert, Alain-Fournier, dont À la recherche du temps perdu, L’Éducation sentimentale et Le Grand Meaulnes « représentaient la quintessence de l’esprit français« , se souvient avoir déclaré, en 2006, à l’occasion du 65e anniversaire de son éditeur allemand Wolfgang Beck, Saul Friedländer, peut-on lire page 25 de Où mène le souvenir _ ma vie) ;

et aussi, toujours page 25, et c’est décisif : « Mon identité culturelle est restée essentiellement française tout au long de ma vie« … ; car, « en petite classe et au cours moyen _ à Néris-les-Bains, les années scolaires 1940-1941 et 1941-1942 _, je suis devenu irrémédiablement français« , continue-t-il, page 26 ;

mais « un tel attachement à une culture déborde largement des bases scolaires. Dans mon cas au moins, je suis tombé amoureux _ et pour toujours _ de l’absolue beauté de la langue française«  ; et encore pages 26-27 : « J’aimais le style pour lui-même«  ;

si bien que, confie-t-il page 26 : « aujourd’hui, j’écris en anglais pour des raisons pratiques, puisque je vis aux Etats-Unis (à Los Angeles), mais je continue encore à penser en français, et je ferais mieux d’écrire en français« … ;

et encore, page 30 : « et assez curieusement, alors que j’enseigne en hébreu ou en anglais, je n’ai jamais cessé jusqu’à ce jour _ de 2015 _ d’écrire mes notes préparatoires en français«  _,

de fait,

que d’aisance, de légèreté épanouie et de liberté souveraine dans le style,

et de densité et profondeur confondantes dans le contenu de connaissance (que ce soit historiographique, ou que ce soit mémorielle) se construisant pas à pas, dans cette écriture magistrale

_ à l’échelle de « l’essentiel« , et de « l’éternité«  : ce sont des mots de Saul Friedländer, et à plusieurs reprises ; et avec tout le recul qui convient, notamment face à sa réussite-accomplissement magnifique d’historien de la Shoah… _

de ce nouvel opus de souvenirs, en 2016, pour nous, qu’est ce splendide et merveilleux Où mène le souvenir _ ma vie

après le splendide et totalement accompli Les Années d’extermination, achevé dix ans auparavant, en 2006 ;

et couronnement d’une carrière d’historien qui n’est pas passé par le cursus universitaire classique,

puisque c’est directement, en quelque sorte, que Saul conçut et rédigea, de septembre 1961 à décembre 1963, où il la soutint, sa thèse de doctorat (sur le sujet « le rôle du facteur américain dans la politique étrangère et militaire de l’Allemagne, septembre 1939 – décembre 1941 » : sans rapport direct avec la Shoah…), à l’Institut des Hautes Études internationales, à Genève,

sans avoir appris ce métier d’historien autrement que par des recherches sur le tas, aux archives de Bonn, Coblence, Fribourg et Londres,

et en ayant rencontré certains des acteurs de cette politique, tel l’ancien Amiral Karl Dönitz, avec lequel il s’entretint, en son domicile d’Aumühle en décembre 1962, et dont il apprit vite à identifier les mensonges (cf Où mène le souvenir _ ma vie, pages 105 à 107).

Ici, et à propos de cette réussite absolue qu’est Les Années d’extermination,

je me souviens qu’en mai 2008dans un courriel à Corinne Crabos me proposant d’ouvrir un blog (où j’aurais carte blanche) sur le site de la librairie Mollat

_ courriel qui constitua tel quel (sans nulle retouche), le 3 juillet 2008, l’article d’ouverture de mon blog En cherchant bien, et dont voici un lien (l’article n’a pas vieilli) : Le Carnet d’un curieux _,

j’avais _ imprudemment ? _ annoncé :

« Et viendra le premier article,
à propos de, probablement, l’ouvrage magistral (”d’une vie”),
et n’éclairant pas _ tout se tenant _ que sur le passé,
de Saul Friedländer : L’Allemagne nazie et les Juifs : les années d’extermination 1939-1945,

une priorité de lecture !« …

Or, étrangement, probablement pris par la rédaction, quasi à jet continu, d’articles, ce mois de juillet 2008,

telle par exemple cette _ significative _ série de deux sur le passionnant Jeudi Saint, de Jean-Marie Borzeix, à propos de l’arrestation, le jeudi 6 avril 1944, d’un juif d’origine polonaise, Chaïm Rozent, réfugié à Bugeat, en Haute-Corrèze, par des soldats allemands traquant des Résistants (l’assassinat eut lieu un peu plus loin, sur la route d’Eymoutiers, le lendemain) : Ombres dans le paysage : pays, histoire (et filiation) _ « étude critique », le 16 juillet 2008 ; et Lacunes dans l’histoire , le lendemain 17 juillet, deux articles qui pourraient bien intéresser Saul Friedländer ! _ et, les relisant huit ans plus tard, je m’avise que je maintenais ce projet de rédiger cet article sur Les Années d’extermination _,

je ne rédigeais pas alors un tel article sur ce L’Allemagne nazie et les Juifs : les années d’extermination 1939-1945,

probablement tant me clouait d’admiration cet immense absolu chef d’œuvre,

si dense, si riche, si extraordinairement large

_ « Bien avant de l’écrire, je savais qu’une telle histoire devait être globale et intégrée _ voilà ! _ ; il lui fallait inclure et restituer l’évolution imbriquée _ voilà ! un travail de très large envergure, donc _ de la politique nazie, des réactions de tous les gouvernements et sociétés d’Europe et de quelques autres pays (aussi bien leurs initiatives que leur absence d’initiative) et, plus encore, les attitudes et les réactions des Juifs, d’où qu’elles viennent, tout au long de la période« , pour reprendre les mots mêmes de Saul Friedländer, page 300 de Où mène la mémoire _ ma vie _,

et si puissamment émouvant ! ;

ce L’Allemagne nazie et les Juifs : les années d’extermination 1939-1945, cet immense et absolu chef d’œuvre

dans lequel Saul Friedländer nous donnait si vivement (à vif ! en même temps qu’on ne peut plus sobrement) à entendre, surtout, et écouter enfin, tant de sublimes voix _ voilà ! _ re-surgies des fosses (et des cendres issues des fours crématoires) où les nazis avaient tenté de les engloutir, et sans noms, pour jamais !!!

Et dans la foulée de cette lecture si puissamment marquante des Années d’extermination (1939-1945), lors de sa parution en février 2008,

je me souviens m’être adressé à l’ami Georges Bensoussan

_ rencontré, avec le père Patrick Desbois, lors d’un colloque du CRIF à Bordeaux (« Les Enfants de la guerre _ réparer l’irréparable« ), le 31 janvier 2008 : j’étais allé chercher le Père Desbois, l’auteur de l’indispensable Porteur de mémoires, à l’aéroport, et l’avais conduit à son hôtel, au centre-ville ; et le soir je m’étais longuement entretenu avec le Père Desbois et Georges Bensoussan avec lesquels j’avais dîné lors du repas qui avait conclu le colloque _

pour lui demander de bien vouloir aider à faire ré-éditer certains des témoignages de victimes de la Shoah, découverts là, en cette longue et richissime trame tracée ici par Saul Friedländer, si intensément, et dont les tirages étaient épuisés ; ce que Georges Bensoussan fit bien volontiers.

Mais, par exemple, les Carnets d’un témoin (1940-1943), de Raymond-Raoul Lambert, édités par Fayard en 1985, et épuisés depuis, n’ont hélas toujours pas reparu !

L’été suivant, invité à Aix-en-Provence par Michèle Cohen à la Non-Maison, et assistant avec elle, le dimanche 20 juillet 2008, à une commémoration des victimes de la Shoah à la gare des Milles, j’avais pu découvrir, parmi d’autres citations sur des panneaux apposés sur le quai, une phrase de Raymond Raoul Lambert extraite de ses Carnets d’un témoin : une des raisons de mon souvenir…

Le travail de reviviscence le plus vivant possible _ comme sait en parler aussi l’excellent Patrick Boucheron, à propos des difficultés de réception des livres d’historiens… _ doit être inlassablement poursuivi, quelles que soient les utilisations que certains, ici ou là, peuvent, pour des raisons parasites,  politiques ou autres, en faire :

pour que la connaissance juste continue d’être disponible, et son travail, continué, poursuivi,

maintenant que s’achève l’ère du témoin, selon le titre lucide que donna Annette Wieviorka, à son beau livre, L’Ère du témoin, en 1998.

Surtout, pour qu’une présence _ celle de voix et de paroles effectivement prononcées _ demeure, par-delà ce (et ceux) qui a (et ont) disparu(s), massacré(s) ;

et aussi contre _ au-delà du cas même du négationnisme _ la néantisation _ et cela, quels qu’en soient les motifs : conscients ou inconscients _ de l’oubli des survivants.

Sur la préservation parfois difficile de la présence,

cf ces autres lignes, écrites en 1977, quand Saul Friedländer commençait à peine à Genève le difficile effort de remémoration de ses d’abord pauvres et minces souvenirs _ « Nous autres, juifs, nous échafaudons des murailles autour de nos souvenirs les plus oppressants ; et même le récit détaillé se transforme parfois en occultation. Ces défenses nécessaires sont l’un des aspects de notre névrose profonde », lit-on, je le rappelle ici, page 79 de Quand vient le souvenir _et que l’on trouve page 138, de Quand vient le souvenir :

« Les lettres _ maintenant _ sont là _ pour le moment _, ainsi que deux ou trois photographies jaunies.

Bientôt, pour les autres _ et ce n’est pas sans raison que Saul Friedländer dédie deux volumes de L’Allemagne nazie et les Juifs à ses petit-enfants… _, ces vestiges _ documentaires, faute d’être interrogés _ ne signifieront plus rien.

Écrire, donc, il le faut.

Écrire, c’est retracer les contours du passé d’un trait moins éphémère peut-être que le reste ;

c’est tout de même conserver une présence _ celle des voix et des paroles effectives des disparus assassinés _ ;

c’est pouvoir raconter également qu’il y eut un enfant qui vit sombrer un monde et en renaître _ avec espoir, et même joie _ un autre aussi.« 

Titus Curiosus, ce vendredi 16 septembre 2016

Entre mélancolie (de l’Histoire) et jubilation de l’admiration envers l’amour de la liberté et la vie, le sublime (et très probe) travail d’enquête d’Ivan Jablonka sur l' »Histoire des grands parents que je n’ai pas eus »

09avr

C’est éperdu d’admiration _ et de reconnaissance envers l’historien passionnément rigoureux d’une génération de pourchassés (de 1930 à 1945 : comme délinquants communistes, comme immigrés illégaux et sans-papiers, et enfin comme Juifs…) _ que le lecteur que je suis se retrouve à l’issue de sa troisième lecture _ toujours plus attentive _ d’Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus, d’Ivan Jablonka, aux Éditions du Seuil ;

avec, aussi et en sus, le plaisir de l’impact de son intervention d’historien _ qui sait confier l’ampleur de sa recherche et la rigueur de ses analyses à une écriture vibrante, celle de son enquête méthodique, sans jamais se laisser aller à la dérive d’une imagination qui dévierait du souci de la stricte vérité (historique), sans cesse à démontrer et mettre à l’épreuve de ce qui infirmerait les hypothèses avancées : « il faut tout à la fois assumer ses incertitudes comme faisant partie d’un récit plein et entier, et repousser les facilités de l’imagination, même si elle remplit merveilleusement les blancs« , écrit l’auteur, page 265 _ à propos des liens entre histoire et littérature, à l’Escale du livre, dimanche il y a huit jours, le 29 avril dernier : un grand souffle (et de parfaite probité ! en toute modestie et même humilité, mais passionnés) en la présentation magnifiquement claire et percutante de ce qui dans son travail et son écriture se tisse entre histoire et littérature (entendue à l’exception de toute fiction, en son cas).

Sur ces liens entre travail de l’historien et souffle poétique,

on se reportera déjà avec profit et joie à son maître-article du 30 octobre 2007, à propos du déjà exemplaire, en sa singularité, et prodigieux de force ! Les Disparus de Daniel Mendelsohn _ une enquête-modèle ?.. _, sur le site de laviedesidees.fr : Comment raconter la Shoah

J’en distingue ici ces lignes :

« Le frottement entre l’histoire et la littérature, entre le témoignage, l’archive et le roman, fait jaillir comme une étincelle _ fécondissime ! _ la part d’inventivité _ fruit du génie à l’œuvre ; loin des calculs d’intérêt et plans de carrière ! _ qu’il y a dans toute tentative historienne et même dans toute recherche de vérité _ oui ! L’histoire n’est certes pas un artifice littéraire, une fiction verbale ; il n’en reste pas moins que, sans le grain de folie qui la fait lever _ voilà : le levain du génie de la curiosité inspirée ; la générosité d’une passion plus que vraie : vitale ! _, la vérité _ sinon inerte… _ reste invisible » ;

ainsi que la remarque de conclusion :

« Dans son étude History and Memory after Auschwitz, Dominick LaCapra affirme que l’important n’est pas de se souvenir, mais de se souvenir de manière pertinente _ et non selon des clichés ! Le danger est que la mémoire alterne entre répétition nostalgique et agitation superficielle, pour finalement transformer l’absence entêtante des victimes en présence _ = héroïsation ou/et hagiographie _ sanctifiée et honorée ; d’où la nécessité de ne jamais disjoindre le savoir, l’éthique et l’esthétique _ voilà ! Après lui, Mendelsohn nous montre qu’à l’étouffant « devoir de mémoire » _ seriné pour bien des motifs idéologiques : frelatés et mensongers ! _, il faut substituer la liberté créatrice du ressouvenir » _ fervent et maîtrisé…


C’est à ce bilan tout en camaïeu de demi-teintes précises-là

que nous confronte avec une émotion contrôlée mais contagieuse par sa parfaite vérité

_ « il est vain d’opposer scientificité et engagement, faits extérieurs et passion de celui qui les consigne, histoire et art de conter, car l’émotion ne provient pas du pathos ou de l’accumulation des superlatifs : elle jaillit de notre tension vers la vérité. Elle est la pierre de touche d’une littérature qui satisfait aux exigences de la méthode « , écrit l’auteur page 363 de cette Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus  : on ne saurait mieux dire ! _,

Ivan Jablonka en ses sublimes _ de justesse d’émotion vraie et d’analyse probe _ remarques de conclusion de son « enquête«  _ car tel est le sous-titre revendiqué et splendidement assumé de son livre, dans le droit-fil de la décision de démarche d’Hérodote… : l’amplitude des contextualisations et des références pertinemment convoquées et appliquées rend très admiratif ! _,

quand il déclare, page 363,

après ses ultimes _ diverses : toutes et chacune passées au plus précis et rigoureux des tamis du plausible et du quasi impossible : soient les denses et terribles pages 323 à 363 du dernier chapitre, « De l’autre côté du monde«  : sur ce qui a pu advenir (ou pas) de Matès et Idesa Jablonka à Auschwitz _ hypothèses à la recherche ce qui est advenu de facto à son grand-père Matès et à sa grand-mère Idesa à Auschwitz, en leur provisoire et à plus ou moins court terme _ jours ? mois ? années : 1943 ? 1944 ? _ survie, après avoir été débarqués « du convoi n° 49 » (en provenance de Drancy) sur la rampe le 4 mars 1943, « au crépuscule, disons vers 17 heures en cette fin d’hiver polonais«  (page 335) ; tout cela se lisant avec rien moins qu’une « une terreur sacrée«  (l’expression se lit à la page 291) :

« Voilà. Ma recherche touche à sa fin.

Au matin j’accueille tout le monde _ son épouse et ses filles _ à la table du petit déjeuner, les yeux brûlants, hagards. Mon enquête _ de rien moins que cinq années _ ne m’a pas apporté la paix. Je suis capable de regarder en face leur vie et leur mort _ telles qu’approchées au plus près possible par le travail infatigable de la recherche (et ses richissimes contextualisations : l’auteur a tout lu ! et décrypté !) ; mais celui-ci bute aussi sur quelques terriblement fâcheux points-aveugles (!) qui résistent… _, mais je resterai toujours ce petit garçon

_ rédigeant, se souvient-il, un « testament à l’âge de sept ans et demi« , en juin 1981, dans lequel il évoquait ses grands-parents comme des « dieux tutélaires«  « adorés qui veilleront sur moi » :

« je penserai à vous toute ma vie. Même quand ma vie à mon tour sera finie, mes enfants vous auront connus. Même leurs enfants vous connaîtront quand je serai dans la tombe. Pour moi, vous serez mes dieux, mes dieux adorés qui veilleront sur moi, que sur moi. Je penserai : mes dieux me couvrent, je peux rester dans l’enfer ou dans le paradis« , avait-il indiqué à l’ouverture de son livre, pages 9 et 10. Se demandant alors : « vocation d’historien ou résignation d’enfant écrasé par le devoir de transmission, maillon d’une chaîne de morts ?« 

Et à la veille, rétrospectivement, d’entreprendre l’enquête qui allait prendre les cinq années allant de 2007 à 2011, l’auteur se demandait, page 10 : « Ai-je encore la force de porter _ tel Énée, Anchise (cf « je suis historien comme Énée quittant Troie en flammes avec son père sur les épaules« , page 364) _ ces êtres dont je suis la projection dans le temps? Ne puis-je nourrir leur vie _ si vilainement trop vite oblitérée _ de la mienne _ d’historien au travail _, plutôt que de mourir sans cesse _ mélancoliquement _ de leur mort ?«  Le défi, n’était-il pas, alors (page 10 toujours) cette « folie que de vouloir retracer _ et en la seule vérité de la probe recherche méthodique historienne _ la vie d’inconnus à partir de rien ! Vivants, ils étaient déjà invisibles ; et l’Histoire les a pulvérisés« 

Mais il se trouve aussi que, toujours page 10 en suivant, « ces poussières du siècle ne reposent pas dans quelque urne _ scellée et parfaitement privée _ du temple familial ; elles sont _ bel et bien _ en suspension dans l’air _ qui nous est commun _, elles voyagent _ partout _ au gré des vents, s’humectent à l’écume des vagues, paillettent les toits de la ville, piquent notre œil et repartent sous un avatar quelconque, pétale, comète ou libellule, tout ce qui est léger et fugace.« 

C’est-à-dire surtout que « ces anonymes, ce ne sont pas les miens, ce sont les nôtres » !

Il est donc urgent, avant l’effacement définitif, de retrouver _ et apprendre à décrypter et interpréter _ les _ moindres _ traces, les empreintes de vie qu’ils ont laissées, preuves involontaires de leur passage dans le monde« .

Ce qui permet à l’auteur de conclure ainsi l’ouverture de son « enquête« , page 11 :

« Conçue à la fois comme une biographie familiale _ par sa focalisation ; mais sans exclusive, car le projecteur orienté sur eux est mis aussi sur toute une génération de pourchassés ! _, une œuvre de justice _ de réparation morale ! _ et un prolongement de mon travail d’historien,

ma recherche commence » : c’était donc en 2007…  _

mais je resterai toujours ce petit garçon _ de sept ans et demi, en 1981,

je reprends l’élan de la phrase de la page 363 _

couché dans sa tombe, avec les dieux qui le veillent.

Leur mort coule dans mes veines, non comme un poison, mais comme ma vie même.

Pour mes filles _ soit la génération qui vient maintenant (celle des arrière-petits enfants : les filles d’Ivan Jablonka vont encore à l’école maternelle) _, je rêve d’autre chose : proclamer la dignité d’un homme et d’une femme dont la mort est une borne, pas un destin. Pour moi, c’est trop tard !

Même si en ce qu’il qualifie de son « échec » ici

_ « je n’éprouve aucune satisfaction. Je ne sais rien _ d’objectivement assuré, au-delà d’indices, cependant, de témoignages rigoureusement décryptés ! tels ceux, évidemment si précieux, de la cousine Annette (et ce qu’elle a recueilli du boucher de la rue des Maronites, Szloma Niremberg, revenu d’Auschwitz…) et ceux de l’autre cousine Maria et de sa fille Sarah, de retour d’Auschwitz, ces deux dernières-ci aussi ! _ de leur mort _ à Auschwitz _ et pas grand chose de leur vie« , écrit-il au final de l’enquête, et du chapitre d’Auschwitz, page 364. Ils sont bourrelier et couturière, révolutionnaires du Yiddishland, persécutés pour ce qu’ils sont et pour ce qu’ils font _ pas seulement en Pologne, dans la France de la IIIe République, et en celle de Vichy, puis par les Nazis _, jusqu’à la fin tragique de leur existence ; je suis un chercheur parisien, social-démocrate, presque un bourgeois. Mon franco-judaïsme assimilé contre leur judéo-bolchévisme flamboyant. Nous n’avons aucune langue en commun« 

Et pis encore, en suivant : « Ce n’est pas seulement pour cela que je suis condamné à rester extérieur à leur vie. Il suffit de se prendre soi-même en exemple pour sentir le caractère dérisoire de mon pari : la somme de nos actes ne révèle pas ce que nous sommes, et quelques actes épars ne révèlent rien du tout.

Après avoir brassé, réuni, comparé, recousu, je ne sais rien.

Ma seule consolation, c’est que je ne pouvais _ en historien qui décrypte des traces _ faire mieux«  _,

même si en ce qu’il qualifie de son « échec » d’historien,

émerge une formidable admiration et leçon de courage et de vie, c’est-à-dire de liberté

envers et contre tout,

de la part de ses grands-parents pourchassés _ comme militants communistes, puis immigrés illégaux sans-papiers, et enfin Juifs… _, comme de ceux qui les ont aidés et accueillis _ à commencer par l’ouvrier anarchiste breton (de Fougères) Constant Couanault et son épouse Annette, la cousine (venue, elle, de Maloryta, en Biélorussie) _ :

« Je distingue les miens _ écrit aussi (et peut-être surtout) Ivan Jablonka pages 365-366-367 ; et c’est cela qui anime le plus fort l’historien, à contresens de sa pente personnelle mélancolique… _ parce qu’ils symbolisent toute une génération.

Parce qu’ils sont plus grands qu’eux-mêmes.

Au nom de quoi ? Une marche du shtetl vers l’Occident ? Une tragédie vécue entre Staline et Hitler ? Un amour brisé par la Shoah ? Vie et mort d’un homme du Sonderkommando ? Biographie de mes grands-parents ?

Les mots _ jusque ceux du scientifique et historien, en l’occurrence _ sont mensongers. A peine prononcés, ils trahissent le foisonnement des êtres _ magnifique expression _, bafouent leur liberté.

Quand je dis « Juifs », je referme sur mes grands-parents la chape identitaire que, toute leur vie, ils ont voulu faire sauter pour embrasser l’universel » : voilà ! nous touchons ici le fond de leur histoire de personnes !

C’est cette conquête on ne peut mieux concrète de la liberté qui les a, comme personnes singulières, animés, même s’ils ont été, tellement trop jeunes, en leur course éperdue de par l’Europe et le monde (vers l’Argentine ?), pris dans la nasse et fauchés (jusqu’à Auschwitz), avec et comme d’autres qu’eux, par d’autres forces de l’Histoire…

Mais « nul renoncement _ voilà ! _ n’entache leur vie semée d’échecs. Leur rage d’émancipation les porte _ sans cesse et en dépit de tout : jusqu’à la capture dernière, 17 passage d’Eupatoria et Drancy, puis la mort injustement reçue, à Auschwitz _ au-delà d’eux-mêmes « 

_ et en comparaison, ajoute leur petit-fils, né, lui, à la fin de 1973 : « ma révolte à moi, bien faible révolte en vérité, se dresse contre l’oubli et le silence, contre l’ordre des choses, l’indifférence, la banalité«  : ce n’est pas (non plus) rien !..

Et « ils sont désormais rendus _ par la justesse de ce livre _ à leur jaillissement natif, au débordement _ que tant, ici, là, et encore ailleurs, avaient cherché à étouffer _ : des êtres irréductiblement, démesurément faits pour la vie«  _ qui se construit, se déploie et se crée… Voilà un essentiel, filial comme historiographique, hommage !

« Au moment de la séparation _ d’avec eux, qu’est le terme de ce livre pour celui qui est encore en train de l’écrire, fin 2011 _,

je voudrais leur dire que je les aime,

que je pense à eux souvent _ ils sont devenus désormais tellement plus présents ! _,

que j’admire leur vie telle qu’ils l’ont vécue,

leur liberté telle qu’ils l’ont brandie _ voilà ! _,

que j’éprouve de la gratitude à leur égard parce que ma vie en France, dans un pays en paix, libre et riche, c’est à eux que je la dois _ même s’ils ne voyaient peut-être pas les choses ainsi.

Je voudrais

_ en ce dialogue avec les morts ; cf mon article du 27 mars 2011 sur le livre de ce titre, Dialogue avec les morts, de Jean Clair : Face à l’énigme du devenir (poïétiquement) soi, l’intensément troublant « Dialogue avec les morts » (et la beauté !) de Jean Clair : comprendre son parcours d’amoureux d’oeuvres vraies _

qu’ils sachent que j’aurais aimé les connaître, trouver leur accent bizarre, leurs cadeaux un peu décalés, leurs histoires merveilleuses.

Je voudrais leur raconter aussi la suite : leurs enfants _ Suzanne (Sorè), née le 22 janvier 1939, et Marcel (Moyshelè), né le 29 avril 1940 _ ont été naturalisés après la guerre et leurs trois petits-enfants _ ma cousine, mon frère et moi _ ont fait de bonnes études, par lesquelles la République a montré un autre visage que celui qu’ils ont connu. »

Alors, à la question (qu’Ivan Jablonka se pose lors d’une journée complète passée par lui sur le site d’Auschwitz, page 344) : « Mais eux, où sont-ils ?« ,

et puisqu' »il faut bien qu’ils soient quelque part, puisqu’ils ne sont ni sur la terre ni au ciel« ,

l’auteur (et petit-fils) répond ceci, page 344 :

« Ils sont en caractères d’imprimerie dans le Mémorial de Klarsfeld,

en lettres d’or sur le mur des noms au Mémorial de la Shoah,

en langage informatique dans les bases de données de Yad Vashem.

Tamara, la fille de Henya _ (1917-1996) la plus jeune de la fratrie de Matès Jablonka _, a gentiment fait graver leurs noms sur la tombe de sa mère, comme s’ils étaient là, dans le cimetière-cactée de Hadera chauffé à blanc par le soleil israélien.

Ils sont _ aussi et surtout désormais _ dans ce livre que je mûris,

alors que, sur le pré d’herbe verte _ d’Auschwitz-Birkenau _, la minute de silence s’écoule« , se disait lors de cette minute-là leur petit-fils et historien...

...

De fait, on découvre et comprend bien, en méditant sur ce livre, que (pages 163-164)

« la distinction entre nos histoires de famille et ce qu’on voudrait appeler l’Histoire, avec sa pompeuse majuscule,

n’a aucun sens.

C’est rigoureusement la même chose _ cf aussi l’article-entretien avec Michelle Perrot et Alain Corbin : « Silences et murmures de l’Histoire » ; ou encore ce livre-maître de micro-histoire d’Alain Corbin : Le Monde retrouvé de Louis-François Pinagot _ sur les traces d’un inconnu (1798-1876) _,

il n’y a pas, d’un côté, les grands de ce monde, avec leurs sceptres et leurs interventions télévisées, et, de l’autre, le ressac de la vie quotidienne, les colères et les espoirs sans lendemain, les larmes anonymes, les inconnus dont le nom rouille au bas d’un monument aux morts ou dans quelque cimetière de campagne.

Il n’y a qu’une seule liberté,

une seule finitude,

une seule tragédie

_ humaine et inhumaine _

qui fait du passé _ tout à la fois _ notre plus grande richesse et la vasque de poison dans laquelle notre cœur baigne.

Faire de l’histoire,

c’est prêter l’oreille à la palpitation du silence,

c’est tenter de substituer à l’angoisse, intense au point de se suffire à elle-même,

le respect triste et doux qu’inspire l’humaine _ et commune : universelle _ condition.

Voilà mon travail« ,

en concluait Ivan Jablonka, page 164, au sein du chapitre « Les Sans-Papiers juifs de ma famille« …

Les grands livres , comme les grandes œuvres, sont trans-genres : par la puissance et la grâce tout à la fois _ c’est là la vertu du style ! _ de la singularité de l’objet qu’ils s’essaient à cerner, faire apparaître, figurer, et éclairer et connaître et pleinement ressentir, aussi, et enfin, en une singulière, elle aussi, aisthesis.

A cette catégorie singulière (rare !) -là

_ avec, par exemple, Les Disparus de Daniel Mendelsohn, et, dans la fiction, Liquidation d’Imre Kertész ou Zone de Mathias Enard, ou en musique l’œuvre génialissime, d’après la guerre, de Lucien Durosoir _

appartient cet immense livre si riche _ il m’évoque, à l’échelle des vies de Matès et Idesa Jablonka, la richesse des témoignages réunis par Saul Friedländer dans Les Années d’extermination _,

si fort, si juste et si bouleversant,

et plus nécessaire aujourd’hui que jamais pour reconnaître (et accepter) ce qu’est l’humanité (libre) vraie,

qu’est cette Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus d’Ivan Jablonka, aux Éditions du Seuil…

Au moment de conclure,

je m’aperçois que je n’ai quasiment rien dit des prodiges de rigueur et de fécondité _ admirables : non, la moisson n’est pas vaine !!! _ de cette enquête : dans les archives, comme sur le terrain, et à la recherche de témoins, directs ou indirects, et témoignages

Les efforts d’établissement des faits, comme ceux d’interprétation des indices, ou de comparaisons avec des témoignages similaires dans des situations comparables, sont absolument passionnants !

Tant pour les chapitres de la vie en Pologne, à Parczew (« Jean Petit-Pommier« , pages 13 à 53, « Révolutionnaires professionnels », pages 55 à 93, et « Un antisémitisme plus « civilisé »« , pages 95 à 126), que ceux de la déjà difficile vie à Paris sous la IIIe République finissante (« Les sans-papiers juifs de ma famille« , pages 127 à 168 et « Automne 1939 : les étrangers s’engagent« , pages 169 à 213), que pour la vie sous Vichy (« Le dentiste providentiel« , pages 215 à 263 et « Un bloc d’humanité vraie« , pages 265 à 295), qui se clôt sur l’essai _ passionnant ! _ de reconstitution (par recueil méthodique et patient d’indices et de témoignages) de la capture, 17 Passage d’Eupatoria, à Ménilmontant, le « 25 février 1943, tôt dans la matinée, à l’heure des éboueurs et des laitiers » (page 265).

Après le chapitre reconstituant l’existence des enfants, Suzanne et Marcel, à Luitré, en Île-et-Vilaine, chez un couple de retraités, les Courtoux, de mai 1943 à novembre 1944 (dans le chapitre « A l’abri d’une haie de thuyas« , pages 297 à 321),

l’ultime chapitre « De l’autre côté du monde« , pages 323 à 369, s’efforce d’établir le plus précisément possible, et en interprétant avec le maximum de rigueur l’ensemble des moindres indices et témoignages recueillis, rassemblés et confrontés, ce que furent les circonstances de la fin de vie et de la mort et d’Idesa et de Matès Jablonka à Auschwitz :

Matès ayant très probablement _ selon (ou grâce à) la conjonction établie de trois indices (ou « éléments de preuve« , dit Ivan Jablonka page 325) rapportés et interprétés, selon la plus rigoureuse méthode historiographique, pages 325 à 333 : sans doute le climax de toute cette enquête ! _ survécu un certain temps en tant que « croquemort« , c’est-à-dire membre du Sonderkommando d’Auschwitz-Birkenau : ce qui est rapporté et confronté à l’ensemble des témoignages accessibles à ce jour dans ces livres parmi les plus terribles du XXe siècle que sont Des voix dans la nuit _ la résistance juive à Auschwitz, de Ber Mark (Plon, 1982) et le collectif Des voix sous la cendre _ Manuscrits des Sonderkommandos d’Auschwitz-Birkenau (Mémorial de la Shoah-Calmann-Lévy, 2005, sous la direction de Georges Bensoussan)…

Le travail _ et tension (sans le moindre pathos) du récit _ d’Ivan Jablonka est tout particulièrement ici _ faut-il le souligner ? _ lumineux…

Sur le concept d’enquête, et sa magnifique fécondité,

je renvoie à trois de mes articles précédents :

celui, récent, du 22 février 2012, à propos du livre de Florent Brayard Auschwitz, enquête sur un complot nazi :

Le travail au scalpel de Florent Brayard sur les modalités du mensonge nazi à propos du meurtre systématique des Juifs de l’Ouest : le passionnant « Auschwitz, enquête sur un complot nazi » ;

et ceux, plus en amont _ à l’ouverture même de mon blog en juillet 2008 _ des 16 et 17 juillet 2008, à propos du livre (-enquête aussi !) de Jean-Marie Borzeix, Jeudi saint, à propos d’une rafle oubliée, au pays de Bugeat, en Haute-Corrèze, non loin de Tarnac, la semaine de Pâques, en 1944 : 

Ombres dans le paysage : pays, histoire (et filiation) _ « étude critique »

et lacunes dans l’Histoire

Titus Curiosus, ce 9 avril 2010

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