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Langage de la parenté versus jeu contingent des affinités, ces alliances de différences : un éloge du nomadisme et de la créolisation, à la Edouard Glissant, par François Noudelmann dans « Les enfants de Cadillac » ; soient un regard depuis New-York, pour François Noudelmann, et un regard de sa tour bordelaise, à la Montaigne, pour Titus Curiosus – Francis Lippa…

25mai

Ce jeudi 25 mai,

je poursuis pour le cinquième jour ma quête de ce que je caractérise, en lisant, dans l’enthousiasme, cette pépite et ce trésor, qu’est, de François Noudelmann, son « Les enfants de Cadillac« , comme une prise de conscience progressive, par l’auteur, au fil de ses découvertes, recherches, puis re-découvertes, d’une vie mouvante et émouvante, sienne, de « tensions entre affiliations (et plus encore désafilliations, ruptures, coupures, fuites, départs, déplacements, éloignements…) et un jeu contingent et ouvert, renversant, d’affinités de rencontres, alliances de différences (nourrissantes, greffantes et métamorphosantes, bien plus que de ressemblances fermées et fermantes, aliénantes), ou les routes et déroutes d’un homme (et « amant à double vie« , dit-il aussi...) plus libre« …

Cf donc la continuité de mes articles précédents :

_ du dimanche 21 mai : « « 

_ lundi 22 mai : « « 

_ mardi 23 mai :  « « 

_ et mercredi 24 mai : « « 

De fait, une autre logique que celle la plus attendue (de la part des généalogistes), se fait jour et se dessine très clairement, page 189 :

« Les généalogistes, obsédés par la continuité _ chaque génération succédant à celle (de ses parents) qui la précède, déjà génétiquement, même s’il n’y a jamais, et de loin, pure et simple duplication (clonage !) d’individus… _, sous-estiment le marrainage et le parrainage _ par lesquels filleuls et filleules empruntent, par certaines identifications souples et ludiques, bien d’autres traits que ceux directement reçus génétiquement, mais aussi culturellement, de leur père et de leur mère _, qui introduisent du jeu _ de la complexité, de la variété et des variations… _ dans la transmission _ qui est aussi, et pour une très bonne et large part, culturelle ; avec la richissime part des œuvres…….

(…) Il faut bien admettre que certains tuteurs et protecteurs ont nourri cet imaginaire parental, m’obligeant parfois _ plusieurs fois, donc ; pas seulement en quittant Limoges en 1976… _ à devenir un fils fuyant pour ne pas endosser _ tel que l’a endossé Énée quittant Troie en flammes… _ un Anchise trop pesant.

Grâce à eux, je ne suis pas resté dans le no man’s land _ asséchant et destructeur _ où me destinait le ballottage _ acté par le juge des divorces, en 1967 _ entre deux milieux _ celui du père et celui de la mère, chacun des deux bien mal remarié, un peu plus tard, aux yeux de leur fils François _ hostiles ou négligents.

Ces grands aînés, souvent professeurs _ oui, par exemple de Lettres ou de Philosophie ; et aussi de Piano… _, m’ont vu comme un chien perdu au milieu d’un jeu de quilles, et ils m’ouvrirent leurs espaces _ différents (et ouverts d’œuvres vraies et non factices)… _ et m’apprirent _ et c’est fondamental pour l’épanouissement de la personnalité en gestation en ce moment tendu (et souvent à vif) de changement de carapace, et d’éclosion de l’adolescence… _ la passion des œuvres _ un élément capital ! et assurément fondamental ! Même si beaucoup, et même la plupart, craignent et fuient les trop vives passions…

La première fut ma professeur de piano _ je regrette pour ma part que François Noudelmann n’honore pas son récit du nom de celle-ci… _, rencontrée quand j’avais dix ans _ en 1969, donc, et à Lyon où François résidait avec son père, seuls tous les deux, mais ensemble… _ parce qu’il fallait occuper mon temps libre, et qui me fit peu à peu découvrir la musique et bien d’autres choses aussi essentielles, une fois l’adolescence venue. En termes de transmission, elle tiendrait une place majeure dans l’arbre.

(…) Et le dernier, emblématique de ces pères qu’on pourrait dire supplétifs, annexes, cooptés ou assimilés : Édouard Glissant  _ Sainte-Marie, Martinique, 21 septembre 1928 – Paris 15e, 3 février 2011 ; cf le beau livre que François Noudelmann, qui a accompagné son parcours de 1999 à son décès en 2011, lui a consacré, en 2018 : « Édouard Glissant, l’identité généreuse« …   _  fut à la fois le théoricien et le praticien de ces relations imprédictibles, anti-généalogiques, refusant la vérité _ exclusive, réductrice, fermée _ de l’origine, des races et des racines, leur opposant le nomadisme et la créolisation _ ouverts aux grands vents, voilà.

(…) Combien d’autres paternités et maternités, fraternités et sororités sans liens de sang, agrégeons-nous pendant notre existence ?

Le langage de la parenté devrait _ ainsi _ céder _ dans les discours et représentations sociales les plus répandues, dominantes (et idéologiques) _ devant la force _ combien féconde, elle _ de ces adoptions incessantes et laisser place au jeu contingent _ ouvert et créateur, lui _ des affinités, ces alliances de différences _ nous y voici !, page 190. Ce concept d’« affinités«  étant crucial dans l’idiosyncrasie de François Noudelmann ; cf son tout à fait décisif « Les Airs de famille. Une philosophie des affinités« , paru en 2012.

Et il faudrait y ajouter non seulement ces libres cousinages humains, mais aussi des animaux, des livres, des musiques, des habitats, des voyageurs, des événements historiques et des malheurs intimes _ aussi, bien sûr, même si le discret et pudique François Noudelmann est loin de s’y attarder : il les floute plutôt, mais sans totalement les masquer ; car ce serait là mentir… Il faut et il suffit donc de bien le lire… _,

tout ce qui forme et déforme plus ou moins plastiquement _ un être, le nourrit _ et irrigue ; cf l’intuition de ma contribution personnelle, intitulée « Oasis (versus désert) », au « Dictionnaire amoureux de la librairie Mollat« , aux pages 173 à 177 (celui-ci est paru aux Éditions Plon en octobre 2016) ; et cette contribution, je la donne à lire en mon article du 17 juin 2022 : « « , accessible ici _ comme une sève abondante _ oui.

Le hasard des rencontres _ avec le nécessaire concours, aussi, du malicieux (et terrible : son tranchant à l’égard de la pusillanimité et la procrastination étant implacable !) divin Kairos ; cf là-dessus mon article du 26 octobre 2016, comportant mon texte « Pour célébrer la rencontre« , qui constituait l’ouverture de mon essai de 2007 demeuré inédit « Cinéma de la rencontre : à la ferraraise _ ou un jeu de halo et focales sur fond de brouillard(s) : à la Antonioni », à partir de ma lecture très détaillée du chef d’œuvre (bien trop méconnu) de Michelangelo Antonioni « Al di là delle nuvole« , en 1995 ; et mon analyse de sa riche genèse chez Antonioni ;

cf là-dessus les inestimables ressources des volumes publiés par Alain Bonfand aux Éditions Images modernes : « Le Cinéma de Michelangelo Antonioni« , en deux volumes (un volume de présentation, « Le Cinéma de Michelangelo Antonioni« , et surtout, bien sûr, les « Écrits«  d’Antonioni), en 2003 ; ainsi que l’indispensable lui aussi « Ce Bowling sur le Tibre«  d’Antonioni , en 2004… _,

et l’incitation à entrer sur des terrains que je pensais réservés _ socialement _ à d’autres, ont guidé mes routes et déroutes« , lit-on ainsi page 191.

On comprend ainsi comment je me sens personnellement pas mal d’accointances et affinités, déjà, avec ce que François Noudelmann dit ici de sa formation-construction de lui-même _ philosophique, littéraire, musicale, etc. _ et de ses cheminements…

..

Même si je n’ai, pour ce qui me concerne, nulle attraction new-yorkaise _ non plus qu’américaine… _ :

New-York, où le 29 avril 1892, à l’âge de 32 ans (il était né en 1860 à Entradam, alors en Hongrie, mais actuellement en Roumanie), est décédé Samuel Kahan, le grand-père maternel de mon pére, né lui en 1914 _ et c’est un vieux et très émouvant film muet (en yiddish), « Hester Street«  (de Joan Micklin Silver, d’après « Yekl«  d’Abraham Cahan, paru en 1896; cf ici la bande-annonce de ce film), vu, par hasard, au Festival du Film d’Histoire de Pessac, qui m’a permis de comprendre comment certains pères de famille juifs faisaient le voyage de l’Amérique, New-York et Ellis Island, afin d’y préparer la venue de leur épouse et enfants… Samuel Kahan est décédé assez vite après son arrivée. Son épouse et ses trois enfants, Fryderyka, Rose et Nison (né à Lemberg le 25 octobre 1983, et décédé à Haifa en 1949), sont ainsi demeurés alors en Galicie, à Lemberg ; et n’ont pas gagné New-York… Mais lui, Samuel Kahan, est inhumé à New-York. Et je descends de lui, je suis son arrière-petit-fils (né le 12 décembre 1947), via sa fille Fryderyka, ma grand-mère paternelle, et son petit-fils Benedykt Lippa, mon père… Et c’est par la cousine germaine Eva de mon père, fille du frère Nison de Fryderyka, Eva Kahan, épouse Speter (Budapest, 15 mars 1915 – Tel-Aviv, 2007 ; Eva a survécu à un passage à Auschwitz, en 1944 ; et en a laissé des témoignages !..) qu’un soir de juillet 1986, j’ai pris connaissance, au restaurant où elle dînait, de cet arbre généalogique familial galicien… De bref  passage à Bordeaux, et sachant que son cousin Benedykt avait fait ses études de médecine à Bordeaux, Eva Speter, de passage à Bordeaux, était tombée sur le nom de « Lippa » dans l’annuaire téléphonique de Bordeaux qu’elle avait voulu consulter ; et c’est ainsi qu’elle m’avait joint au téléphone : « _ Êtes-vous parent avec le Docteur Benedykt Lippa ? _ Oui, c’est mon père« , avais-je bien sûr répondu… De fait, mon père, lui même très sportif (il a pratiqué très longtemps le tennis ; et avait fait de la boxe en sa prime jeunesse ; il avait aussi appris le violon !), avait raconté plusieurs fois, non sans fierté, qu’il avait une cousine Eva qui, en sa jeunesse, avait été championne de natation, à Budapest : je connaissais donc l’existence de cette cousine Eva ; et c’est probablement une des raisons qui m’avait suggéré, en 1981, de donner le prénom d’Eve à notre seconde fille, née le 10 octobre 1981…Et plus tard, Eva, ainsi que son frère Andrew Samuel Kahan (né à Budapest le 28 février 1921), sont chacun d’eux venus d’Israël rendre visite à mes parents… 

L’épouse de Samuel Kahan, Sara Sprecher (Lemberg, 1860 – Lviv, 1937) _ les Sprecher, très aisés, possédaient plusieurs immeubles à Lemberg – Lwow… _, mon arrière-grand-mère paternelle, la mère de la mère, Fryderyka Kahan, de mon père, le Dr Benedykt Lippa (Stanislaus – Stanislawow – Ivano-Frankivsk, 11 mars 1914 – Bordeaux, 11 janvier 2006), était donc native de la même ville (Lemberg -Lwow – Lvov – Lviv) que Marie Schlimper (Lemberg, 1881 – ?, ?), la mère d’Albert Noudelmann (Paris, 24 juin 1916 – Limoges, 16 juillet 1998), et grand-mère paternelle de François Noudelmann (Paris, 20 décembre 1958)…

Pour ma part, je me sens _ culturellement, philosophiquement et humainement _ proche d’un Montaigne, et de sa lumineuse et si féconde tour, où je pouvais, enfant et adolescent, me rendre à pied dans la journée depuis le domicile familial de Castillon-la-Bataille ;

cette tour dans laquelle très sereinement, et très activement, par l’exercice inventif  de son très alerte penser _ ce que je nomme, en dialogue avec l’amie Marie-José Mondzain, son « imageance«  _, et surtout à l’écritoire de ses « Essais« , Montaigne (Saint-Michel-de-Montaigne, 28 février 1533 – Saint-Michel-de-Montaigne, 13 septembre 1592) _ une fois la si riche conversation effective de l’ami La Boétie interrompue : La Boétie (né à Sarlat le 1er novembre 1530) est décédé à Germignan, près de Bordeaux, le 18 août 1563… _ entretenait un dialogue quasi permanent et archi-vivant _ « tant qu’il y aurait de l’encre et du papier«  ! Et du souffle de vie en lui… _ avec les auteurs _ vivant à jamais dans l’éternité de leur plus vif penser _ des livres de sa bibliothèque, et des inscriptions de citations peintes par lui sur les poutres de sa « librairie », au second étage de la tour ; cf d’Alain Legros le passionnant « Essais sur poutres« …

Je suis donc _ en toute modestie, bien sûr : je ne me prends pas pour Montaigne !.. _ attaché à ma propre tour bordelaise _ avec ses rangées et piles de livres et disques ; mais dénuée de poutres… _, ainsi qu’à la librairie Mollat, et aux dialogues avec les auteurs (d’œuvres) avec lesquels j’ai la passion et la chance insigne de m’entretenir _  voilà ! _ très effectivement _ et pas seulement par la lecture et l’écoute active de leurs œuvres ; j’aime rechercher et découvrir de leur bouche même, en notre échange sur le vif, quels ont été et sont, selon eux, les « sentiers » même les plus secrets de leur création _ ;

cf ce catalogue-ci récapitulatif de podcasts et vidéos de mes entretiens : « « 

Et je me sens aussi pas mal d’accointances et affinités _ déjà philosophiques de fond, mais aussi littéraires : François Noudelmann adore et Montaigne et Marivaux ; si chers à moi aussi ; et musicales : François Noudelmann vénère Fauré, Debussy, Ravel, et Poulenc : moi de même !.. Pour ne rien dire de ses positions culturelles et civilisationnelles ; je les partage absolument aussi… _ avec François Noudelmann,

ne serait que par notre passionnée mélomanie, et notre attention singulière à l’écoute…

Ainsi que nos regards transversaux, à tous deux, sur le réel…

Et ici je renvoie à mon article programmatique qui a précédé, le 3 juillet 2008, l’ouverture de mon blog « En cherchant bien _ carnets d’un curieux« , le 4 juillet 2008 ;

avec un article intitulé, emblématiquement, et je n’y ai pas dérogé depuis, «  » : exemples détaillés à l’appui, il est très explicite ; le consulter ici

Et j’avais choisi d’en baptiser le signataire _ je désirais un nom d’auteur _ « Titus Curiosus« , soit quelque chose, en mon esprit, comme « petit curieux« ,

sans autre ambition que de m’essayer, en pleine liberté, à bien chercher à découvrir vraiment… ; et partager ainsi, par le blog, modestement, sans tapage ni compromission de quelque sorte, ces efforts d’un peu mieux penser, un peu mieux regarder, un peux mieux écouter, un peu mieux sentir et ressentir, les altérités _ en leur  plus authentique singularité et idiosyncrasie : distinctes, donc, et indépendantes de moi-même… Les approcher, simplement, d’un tout petit peu plus près : comme quand on aime vraiment.

« Former son jugement« , disait le cher Montaigne _ en le frottant et osant le confronter, sans timidité ni crainte, à ceux d’autres qu’on estime ou admire : en un dialogue poursuivi, via des œuvres que ces autres ont données et laissées, en une vivante libre interlocution éruptive et féconde, tenue et entretenue (et constamment revue) au présent, avec eux, dans la distance actuelle et exigeante de l’éloignement géographique ou/et historique, en une dimension de quelque chose qui s’apparente, et cela forcément en toute modestie (et avec un brin d’humour, et surtout sans présomption), à comme de l’éternité, dont le signe annonciateur ressenti est la joie… Ce que l’amie Baldine Saint-Girons caractérise superbement comme un « acte esthétique« , en son justissime et si beau « L’Acte esthétique« , pour déclencher et entretenir cette joie du plus vif et actif penser en soi-même : être vraiment vivant, au contact parlant de ces altérités chantantes, à recevoir, et auxquelles répondre, et avec lesquelles, oui, dialoguer vraiment. Et de fait cela advient, vraiment… Vraiment.

Ce jeudi 25 mai 2023, Titus Curiosus – Francis Lippa

Lecture du « Néanmoins. Machiavel, Pascal » de Carlo Ginzburg, traduit par Martin Rueff : une nouvelle contribution majeure à la compréhension de quelques ressorts toujours dérangeants de notre Histoire moderne. Ou l’actualité persistante des intuitions de Machiavel…

03mai

Les essais de Carlo Ginzburg, précédemment parus en diverses revues, et rassemblés dans le « Nondimanco. Machiavelli, Pascal« , aux Éditions Adelphi, en 2018, ont paru, cette fois en une traduction en français de Martin Rueff, « Néanmoins. Machiavel, Pascal« , aux Éditions Verdier, le 8 septembre 2022, avec une mise à jour et en partie réécrits (notamment le chapitre VI « Machiavel et les antiquaires« , aux pages 131 à 146), et avec l’adjonction de deux textes, le chapitre V « Façonner le peuple. Machiavel, Michel-Ange« , aux pages 99 à 129, et la postface « Il n’y a pas de Dieu catholique« , aux pages 267 à 274.

Le singulier et très minutieux travail de penser de Carlo Ginzburg est absolument fondamental pour comprendre l’histoire en toute sa complexité de notre civilisation.

Et tout spécialement dans l’analyse éminemment aigüe et subtile qu’il donne,

et de l’œuvre même _ cf par exemple, et parmi pas mal d’autres, le déjà significatif « Le travail de l’œuvre Machiavel » de Claude Lefort _ de Nicolas Machiavel (Florence, 3 mai 1469 – Florence, 21 juin 1527), que Carlo Ginzburg déchiffre _ il a lu presque tout ce qui était accessible dans les bibliothèques (et articles publiés) du monde entier… _ comme nul autre aussi minutieusement avant lui,

et de la complexité, aussi, au fil de l’histoire, de la réception même, en un pluriel, très riche et très enchevêtré, de celle-ci…

Analyses qu’il fait tourner autour de la formule-pivot décisive machiavélienne, à laquelle jusqu’ici, nul _ à part peut-être Freddi Chiappelli (cf page 27) _ n’avait prêté une aussi perspicace et questionneuse lucide exploratoire attention !, du « dimantico » :

« toutefois« , ou plutôt, « néanmoins« …

Outre la très parlante 4e de couverture de cet ouvrage des Éditions Verdier :

Une réflexion sur la modernité politique à la lumière des pensées de Machiavel et de Pascal. Au moment où sont développées des histoires mondiales, des histoires décentrées, qui imposent de penser le monde globalisé, l’auteur examine ainsi les notions de règle et d’exception _ et leur très complexe tissage _ à l’épreuve des faits.

Machiavel, Pascal : ce rapprochement paraîtra surprenant. Machiavel découvre la casuistique médiévale _ voilà ! _ dans la bibliothèque de son père et met le rapport de la norme et de l’exception au centre d’un monde inventé (La Mandragore) et du monde où il vit et agit (Le Prince). L’adverbe néanmoins nomme ce rapport, qui marque le style comme la méthode de Machiavel. Pascal (Clermont, 19 juin 1623 – Paris, 19 août 1662), l’adversaire féroce de la casuistique, lit Machiavel _ en ses très percutantes Provinciales _ à travers Galilée (Pise, 15 février 1564 – Arcetri, 8 janvier 1642) _ oui ! et c’est très important ! _ et la réalité du pouvoir à travers Machiavel.

Néanmoins offre un voyage sur les traces de ces deux lecteurs extraordinaires et de leurs interlocuteurs, adversaires ou zélateurs : des personnages célèbres, notamment Campanella (Stilo, 5 septembre 1568 – Paris, 21 mai 1639) et Galilée, vus par leur censeur, le dominicain Niccolò Riccardi, mais aussi des moins connus, tel _ le très important ! et nous le découvrons ici… _ Johann Ludwig Fabricius (Schaffouse, 29 juillet 1632 – Francfort-sur-le-Main, 1er février 1696), qui permet, au fil d’une lecture oblique des Provinciales de Pascal, de proposer l’image du « très religieux » Machiavel.

Carlo Ginzburg a travaillé pendant des années sur des cas qui, pour être très différents, semblaient tous des anomalies _ des singularités, exceptions à la norme. De là sa rencontre, inévitable peut-être, avec la casuistique _ qui joue (et justifie ou excuse, à certaines conditions) de tels écarts.

En plus d’un essai consacré à la formule du Guépard, le roman de Tomasi di Lampedusa – « Si nous voulons que tout reste tel que c’est, il faut que tout change » -, la version française de ce livre offre deux nouveaux chapitres, l’un consacré à Michel Ange (Caprese, 6 mars 1475 – Rome, 18 février 1564) et Machiavel, l’autre à une phrase prononcée par le pape François : « Il n’y a pas de Dieu catholique ».

en voici aussi deux excellents commentaires très heureusement détaillés,

l’un, en date du 11 février 2021,

de Pierre-Henri Ortiz, sur le site de Nonfiction :

« Ginzburg, l’exception et la «  »théologie politique« 

Ginzburg, l’exception et la « théologie politique »

  • Publication • 11 février 2021
  • Lecture • 26 minutes

En neuf études autour de Machiavel, Carlo Ginzburg retrace la généalogie de la pensée moderne de l’exception en politique, dans son rapport à l’exception en religion _ voilà.

Depuis son retour en force avec l’événement-symbole du 11 septembre 2001, le problème des rapports entre politique et religion sature l’actualité de nos États qu’on pensait sécularisés. Sur le devant de la scène, les débats publics semblent le plus souvent s’embourber dans l’oubli presque complet de ce qu’est la religion, disparue derrière l’horizon de nombre de contemporains. En coulisse, un débat intellectuel assez ésotérique, qui mobilise historiens et philosophes, pose le problème dans les termes d’une expression désormais consacrée : celle de « théologie politique ». Inspirée de notions issues de la pensée de pères de l’Eglise antique (Eusèbe, Augustin) et de Spinoza (Tractatus theologico-politicus), l’expression renvoie à une hypothèse formulée par le juriste nazi Carl Schmitt, d’après lequel « tous les concepts prégnants de la théorie moderne de l’État sont des concepts théologiques sécularisés ».

Selon cette hypothèse, la dérogation aux règles ordinaires du droit et de la morale (le coup de force ou l’état d’urgence) tiendrait dans les conceptions modernes de l’Etat le rôle central joué par la dérogation aux lois de la nature et de la raison (le miracle) dans la pensée chrétienne de Dieu et de son action. Si cette proposition a d’emblée été vigoureusement combattue par le théologien catholique Erik Peterson, qui semble y avoir décelé tout ce qu’elle pouvait promettre à la mystique de la « Race », elle continue à inspirer la réflexion sur les évolutions de la politique moderne, en particulier sur le « mystère » théorique de l’état d’exception. L’état d’urgence sanitaire qui conditionne nos vies depuis bientôt un an suffit à illustrer l’intérêt du problème, qui est aussi celui des prisons spéciales du type Guantanamo, ou encore celui des lois de bioéthique.

C’est dans cette double perspective, politique et intellectuelle, que s’inscrit ce Nondimanco au titre non moins mystérieux au premier abord. « Nondimanco », qu’on pourrait traduire par « toutefois », c’est l’adverbe qui organise la réflexion sur le problème de l’exception dans la pensée de Machiavel, considéré comme l’inventeur de la science politique moderne. Or la lecture des neuf articles _ douze dans cette édition française _ qui retracent ici l’archéologie de cette pensée, et ses prolongements généalogiques jusqu’à Pascal, suggère un remarquable changement de perspective. Non seulement l’exception y apparaît comme un mécanisme tout aussi consubstantiel à la raison d’État que le miracle est essentiel à la doctrine de l’Église ; mais encore, l’exception politique apparaît comme un mécanisme qui n’a cessé de scandaliser ou de susciter l’ironie des commentateurs humanistes, calvinistes ou jansénistes lorsque l’Eglise s’est montrée trop prompte à y céder.

Machiavel ou la renaissance de la politique

L’œuvre de Machiavel s’inscrit dans le contexte plus général de la Renaissance, et en particulier de la « renaissance florentine »   . À l’heure où les guerres d’Italie font rage, la question n’est plus tant de connaître la meilleure constitution, la plus conforme à la morale, à la raison et au salut, mais la pratique la plus efficace _ voilà _ pour assurer l’ordre dans un monde cruellement instable. Désormais, la nouvelle science politique se veut expérimentale et pratique : elle se donne pour tâche d’observer et de comprendre le pouvoir dans sa réalité effective, afin d’éclairer les choix du gouvernement. Or l’examen des faits est sans appel : la source du pouvoir ne tient ni à la providence divine, ni aux qualités morales des gouvernants, mais à des phénomènes trivialement humains de deux sortes. Soit on en hérite par la naissance, soit on s’en saisit, par le moyen combiné de la force ou de l’habileté (la « virtù »   ) et de la chance (la « fortune »).

Ainsi la pensée politique rompt avec la théologie et avec la philosophie héritée de l’Antiquité (Platon, Aristote), qui liaient essentiellement leurs spéculations sur les acteurs du pouvoir à l’économie du salut et à la morale. La science de Machiavel examine les moyens et les fins propres au champ politique, dont on découvre alors l’autonomie, et qui entretient un rapport problématique à la religion et à l’Église. Si l’action des États n’est affaire ni de morale, ni de salut, la raison religieuse se voit écartée de la raison d’État. Surtout, l’Église est elle-même un de ces États, dans lesquels le pouvoir s’obtient et s’exerce d’une manière tout aussi indifférente à la morale, à la providence et au salut. Dans de telles conditions, la métamorphose de l’Église en État semble être au prix de sa fonction proprement religieuse : sa mission « cohésive », celle qui consiste à « relier » (religare en latin) les hommes afin d’assurer l’unité de la société. La rupture des Réformés avec l’Église semble devoir bientôt donner raison à cette analyse – et l’ironie de Machiavel à l’encore de l’Église lui vaudra non seulement d’être qualifié par certains de « calviniste », mais encore de voir son Prince interdit par la censure ecclésiastique (l’Index).

De la scolastique à la politique

Pour autant, la pensée de Machiavel n’est pas sans rapport avec la pensée religieuse de son temps, et le premier mérite des analyses de Carlo Ginzburg est de montrer comment elle se forme précisément sur le modèle _ voilà _ du raisonnement tenu en théologie scolastique ou en droit canon par les clercs de la Renaissance. C’est leur manière de penser simultanément les règles générales (de l’éthique ou du droit religieux) et les circonstances spécifiques de chaque situation – ce qu’on appellera plus tard la pensée casuistique – que Machiavel applique à l’analyse politique. Cette affinité entre la nouvelle science politique et la casuistique, perçue par différents commentateurs, est attestée par une enquête philologique minutieuse qui permet de retracer différentes étapes dans la formation intellectuelle méconnue du Florentin _ oui. À partir de l’étude d’une parodie de raisonnement casuistique dans la comédie La Mandragore de Machiavel – qui était aussi poète –, Ginzburg établit que son modèle se trouve dans un traité de droit commercial rédigé par le spécialiste de droit canon Giovanni d’Andrea dès la fin du XIIIe siècle. Environ deux siècles plus tard, dans la bibliothèque paternelle, le jeune Nicolas devait y découvrir une fascinante justification du « moindre mal », amplifiée par les prédicateurs italiens des siècles suivants, qui pouvaient par exemple justifier l’usure pour éviter un mal supérieur : ainsi l’enseignait le précédent biblique de Lot, qui s’était résolu à prostituer ses filles pour éviter le « moindre mal » de la sodomie (Gen. 19). Le fait que ce schème de pensée casuistique ait ensuite été reformulé et disséqué froidement dans une scène comique laisse songeur puisque, dans le fond, il fait naître une pensée dont l’essence consiste à reconnaître « la dimension tragique de la politique »   .

Si La Mandragore permet de retrouver la matrice canoniste de la pensée machiavélienne de l’exception, entre règles générales et circonstances particulières, l’examen d’un autre texte mineur, les Fantaisies à Soderini   , permet de remonter aux sources de la première formalisation de cette pensée de l’exception, autour du problème de la « fortune ». C’est à partir d’un pastiche des Vies parallèles de Plutarque, dû à Donato Acciauoli, que Machiavel en vient à méditer la propension d’un même moyen (par exemple le talent militaire de Scipion et d’Hannibal) à produire des résultats différents (la victoire ou la défaite), comme à l’inverse la capacité de moyens différents (par exemple l’impulsivité ou la prudence) à obtenir des résultats similaires (la prise du pouvoir). Le même pasticheur est peut-être aussi celui qui a conduit Machiavel, sur la base de cette découverte quant aux fins et aux moyens, à opérer un retournement décisif de la pensée d’Aristote christianisée par saint Thomas : retournement qui déplace la politique du domaine de l’« action », déterminée par le savoir et l’éthique, vers le domaine du « faire », déterminé par un savoir-faire.

En cela les analyses de Machiavel convergent vers celles d’un autre intellectuel humaniste et conseiller des princes, Pontano. Acteur et observateur des turbulences que traverse le Royaume de Naples, celui-ci constate à la même époque l’obsolescence des catégories latines et antiques pour penser la réalité effective d’un pouvoir qui s’exerce et se dit désormais lui-même en italien (ou en d’autres langues vernaculaires). Ainsi la science politique de Machiavel, et des humanistes qui l’accueilleront favorablement, est-elle avant tout un « art de l’État » : un examen expérimental des pratiques intéressé par leurs effets, indifférent en tant que tel aux considérations morales, ou plutôt, qui permet d’évaluer positivement des actes (sous l’angle de leurs effets) qu’on réprouve par ailleurs sur le plan éthique. Des actes tels que le meurtre de Rémus, assassinat fratricide, mais aussi acte fondateur de l’incomparable Rome.

Dans ce sens, la pensée politique qui vient d’être inaugurée ne rompt pas absolument avec la philosophie politique d’Aristote christianisée par Thomas : elle délaisse surtout le ciel _ platonicien _ des idées et des lois absolues, après que l’échec de la dictature théocratique de Savonarole en a démontré les limites, pour tourner son regard humaniste et renaissant vers la réalité des États. Dans cet « œil du Quattrocento » (pour détourner le propos de l’historien d’art M. Baxandall), l’« art des États » revient ainsi à mettre le gouvernement en « perspective ». Perspective dont le point de fuite est bien l’exception (le « nondimanco »), puisque la seconde notion cardinale de la pensée de Machiavel, la « virtù » pensée comme « puissance », est elle-aussi un héritage aristotélicien et thomiste restructuré par la tension entre norme et exception.

Machiavel en héritage

Les travaux de Machiavel ont été l’objet d’une réception contrastée, en particulier dans les milieux les plus concernés par les affaires de l’Église. Son livre le plus connu, Le Prince, est aussi le plus ambigu et le plus équivoque sur le plan de ses implications morales et religieuses : si bien que, publié en 1531 avec l’autorisation du pape et après avoir rencontré un important succès en Italie et en Europe, il est finalement _ un peu plus tard _ mis à l’Index, interdit et combattu par un parti anti-machiavélien (Gentillet en France, Campanella en Italie). À cinq siècles de distance, Ginzburg relève d’ailleurs que ce texte embarrasse toujours ceux qui, depuis quelques décennies, reconnaissent en Machiavel un héros de la République et non plus le promoteur « machiavélique » de l’immoralisme astucieux et tyrannique. Pour autant, si Le Prince est interdit, la science expérimentale des États semble faire son chemin irrésistiblement _ à méditer… _ chez nombre d’intellectuels et d’aristocrates européens, y compris des hommes d’Église, de la même manière _ pas tout à fait, cependant… _ que, bientôt, la science expérimentale de Copernic et de Galilée se diffusera inexorablement dans les cercles savants.

Dès le XVIe siècle, par des voies parfois tout à fait indirectes, le souvenir de Machiavel irrigue la controverse des Anciens et des Modernes, qui s’étend bientôt à une réflexion triangulaire élargie aux Sauvages, seconde espèce d’altérité lointaine. Dans ce contexte, la différenciation du Politique et du Religieux opérée par Machiavel soutient l’étude comparée des civilisations, débarrassée du postulat de la supériorité nécessaire de la Chrétienté (Guichard). Mais à l’inverse, alors que l’Europe, à commencer par la France, se déchire dans les Guerres de religion fratricides, le nom de Machiavel est tenu par d’autres pour responsable de l’« ensauvagement » d’une Chrétienté qu’il aurait contribué à pervertir (de Léry). Le constat machiavélien (« l’homme ne pardonne pas aux autres leurs torts »   ) est pris pour un programme diabolique, faisant obstacle à l’unité de la foi : ironie inconsciente de l’histoire, qui ne comprend plus l’ironie voilée de Machiavel devant les politiques de l’Église.

Dès lors, on ne peut être qu’interpelé par le sort remarquablement nuancé que l’Église fait au machiavélisme, qui mérite d’être mis en regard _ structurellement, en quelque sorte _ de l’affaire Galilée _ certes, mais avec des différences de fond, toutefois… Carlo Ginzburg rappelle en effet que l’Église a combattu, en Copernic et Galilée, le risque qu’une nouvelle vérité universelle entre en concurrence _ gênante politiquement et idéologiquement _ avec le discours cosmologique de l’Église, et qu’ainsi, l’émergence d’une Science autonome menace _ d’une certaine façon _ la Religion. Pour autant, les autorités ecclésiastiques n’ont jamais condamné comme « hérétique » le galiléisme (ou héliocentrisme), dont l’existence était tolérée dès lors qu’il ne prétendait qu’à l’humble statut de théorie scientifique _ sauvant les phénomènes… Décidément politique _ en effet _, l’Église _ temporelle _ a négocié le même régime de tolérance à la science machiavélienne, dès lors qu’on voulait bien la cantonner à son strict domaine de compétence. En l’espèce, il est aussi remarquable que la négociation avec la science physique et avec la science politique ait été conduite par l’intermédiaire des mêmes figures (notamment Niccolo Riccardi). À la différence de l’art politique, la Science s’affirme cependant _ voilà ! _ dans un geste fondateur qui rejette l’exception face aux lois inflexibles de la nature : geste particulièrement suggestif des rapports complexes entre Religion, Politique et Science au moment où chacune se voit attribuer un domaine de compétence propre et limité   .

La tolérance envers le machiavélisme, dont le cardinal de Richelieu est peut-être la plus éloquente incarnation, était d’autant plus facilement négociable que Machiavel, plus politique que Galilée, a su plus habilement avancer « entre les lignes »   ; c’est-à-dire à cet endroit où l’implicite est cependant univoque, et où le philologue doit venir chercher. De sorte que le machiavélisme a pu irriguer jusqu’à la pensée chrétienne. Ainsi de Pascal qui, dans ses Pensées, tente de faire la synthèse de Machiavel et de Galilée : la raison d’État et la raison scientifique constituent deux nécessités supérieures qui s’imposent parfois à l’ordre du Droit. Mais c’est aux Provinciales du même auteur que s’intéresse surtout Carlo Ginzburg : ce texte satirique par lequel le scientifique français se joint aux jansénistes dans leur critique du « probabilisme moral » des jésuites – un ordre ecclésiastique très « politique » au service des intérêts prioritaires de l’Église de Rome.

À travers deux belles et denses analyses des sources textuelles des écrits de la controverse entre jansénistes et jésuites – controverse qui croise la critique calviniste de l’Église romaine (Fabricius, Bayle _ c’est passionnant ! _) – on voit rejouer la force de l’ironie au service des paroles formulées « entre les lignes », ainsi que la négociation par l’Église d’un compromis entre formulation de la critique janséniste (tolérée) et expression publique de cette critique (proscrite). Surtout, autour de Pascal et de ses lecteurs calvinistes, on voit la critique de l’exception permanente pratiquée par l’Église tourner à la contestation de sa capacité à être autre chose qu’une puissance étatique. D’un point de vue satirique, c’est-à-dire à travers une lentille qui grossit délibérément les traits, c’est la religion elle-même qui semble différenciée de l’État romain, dont elle ne serait finalement guère plus qu’un prétexte. On pense alors au Grand Inquisiteur des Frères Karamazov, dont le gouvernement ecclésiastique tolère mal le retour de Dieu fait homme. Alors que Pascal est un précurseur de la théologie politique, les interprétations qu’en donnent ses lecteurs des siècles suivants (dont Dostoïevski fait d’ailleurs partie) interrogent ainsi les développements ultérieurs qui aboutissent à l’hypothèse _ dangereuse _ de Carl Schmitt.

Les conditions scientifiques d’une histoire souterraine

Carlo Ginzburg est plus connu du public pour ses livres consacrés à l’histoire des idées religieuses qui frémissent derrière l’activité des inquisiteurs et de la chasse aux sorcières. Il a notamment montré combien celles-ci s’étaient déployées dans le sillage de la persécution des juifs, laquelle s’inscrit elle-même dans une histoire au long cours précédée par l’affirmation d’une Chrétienté conquérante, et plus tôt encore, par l’affirmation de l’Église romaine face aux puissances séculières. Ruisselant en aval de ces analyses, Nondimanco poursuit la patiente exploration des galeries de cette « histoire souterraine » en direction de l’âge des Lumières _ et bien au-delà, en cette édition française dans cette traduction de Martin Rueff…

À l’heure où les sciences sociales sont encore interrogées sur leur contribution au débat public, le moindre des intérêts de ces neufs _ et ici douze _ articles _ les trois nouveaux constituent un apport très important ! _ n’est pas, non plus, de donner à voir toute la fécondité de l’application rigoureuse des méthodes de la philologie et de l’érudition patiente, pour clore des pistes trompeuses et apporter un éclairage nuancé aux préoccupations du présent. Par l’exemple, « entre les lignes », Nondimanco nous dit en somme que sous les conditions de méthode les plus exigeantes, les sciences humaines ont la capacité et le devoir de produire une vérité sans guillemets.

* Cet article a d’abord été publié lors de la parution du livre en Italie, sous le titre Nondimanco.

A lire également sur Nonfiction :

Giorgio Agamben, Le Règne et la Gloire. Pour une généalogie théologique de l’économie et du gouvernement

Carlo Ginzburg, Peur révérence terreur : Quatre essais d’iconographie politique

Françoise Lesourd , Laurent Thirouin (dir.), Lectures russes de Pascal. Hier et aujourd’hui

Et l’autre,

en date du 12 janvier 2023,

de Pierre Tenne, sur le site de En attendant Nadeau :

« Histoire secrète de la casuistique« 

Histoire secrète de la casuistique

« Le bon historien ressemble à l’ogre de la légende. Là où il flaire la chair humaine, il sait que là est son gibier. » La phrase de Marc Bloch a laissé son empreinte sur l’image du métier d’historien. Carlo Ginzburg, depuis ses premiers travaux, offre une alternative à cette figure de l’ogre par une pratique de l’histoire qui, à l’affût des indices, même microscopiques, parvient à penser ensemble l’humble et le gigantesque. Néanmoins, recueil d’essais parus ces vingt dernières années, est une œuvre remarquable autant qu’un plaidoyer pour une pratique de l’histoire singulière et inspirante.


Carlo Ginzburg, Néanmoins. Machiavel, Pascal. Trad. de l’italien par Martin Rueff. Verdier, coll. « Histoire », 288 p., 22 €


La recherche commence en 2003 par une réflexion sur l’exception et la règle chez Machiavel. Carlo Ginzburg, lecteur hors normes, s’y intéresse à l’un de ces indices dont il a théorisé la valeur historiographique et intellectuelle (« Signes, traces, pistes. Racines d’un paradigme de l’indice », Le Débat, 1980) _ un travail décisif ! Ici, l’indice est la récurrence de l’adverbe « néanmoins » (nondimeno ou nondimanco dans le texte original) dans les écrits de Machiavel. Sur les plans du style et de l’argumentation, Machiavel parvient à concilier la règle et l’exception par l’usage des « néanmoins ». L’identification de ce procédé stylistique et intellectuel – qu’avant lui très peu d’analyses avaient relevé – fournit à Ginzburg son hypothèse : Machiavel pense en casuiste _ voilà.

Néanmoins, de Carlo Ginzburg : histoire secrète de la casuistique

Simple, l’hypothèse est également gigantesque. La réception de Machiavel depuis un demi-millénaire a lié le penseur florentin à l’avènement d’une modernité politique et intellectuelle qui, Renaissance oblige, se serait dressée contre la scolastique et la théologie médiévales. Rien de moins anodin, donc, que de lire Machiavel comme un représentant de la théologie morale héritée du Moyen Âge. Rien de plus convaincant, à lire Ginzburg, dont on connaît l’érudition prodigieuse _ oui ! _ et le style limpide _ oui ! _ : la réception de Machiavel, la contextualisation _ voilà _ de ses textes dans leur totalité, leurs postérités versatiles, sont restituées avec une profondeur rare _ absolument ! _ qui situe avec force le Florentin dans ses héritages médiévaux.

Derrière la démonstration érudite, se tient, à équidistance merveilleuse des idées et des documents, une éthique de l’historien _ oui _ menant une enquête qui interroge sans cesse son objet autant que son sujet. Ce sont des références à l’histoire de l’art, écho de l’influence de l’Institut Warburg sur le jeune Ginzburg ; aux amis, tel l’historien de l’art Francis Haskell ; et jusqu’à ce militantisme intellectuel revendiqué qui renoue avec les engagements antifascistes transmis à Carlo depuis l’enfance – Leone, son père, fut un résistant célèbre au fascisme ; et sa mère, Natalia Ginzburg, aborda ces engagements dans nombre de ses romans.

Néanmoins, de Carlo Ginzburg : histoire secrète de la casuistique

Néanmoins raconte en filigrane les siècles de lutte politique portant sur des lectures concurrentes de Machiavel. Dans un vertigineux article (« Façonner le peuple. Machiavel, Michel-Ange »), qui se conclut sur la dénonciation des interprétations fascistes du Prince – la fameuse apologie de la force et du mal qui serait l’essence de cette pensée –, Carlo Ginzburg permet de relier l’opposition politique, l’« anti- » de l’antifascisme, à l’éthique positive de lecteur qu’il affirme dans tout l’ouvrage : « Je tiens à préciser d’emblée, pour écarter toute équivoque, que je repousse avec la dernière énergie (comme je le fais depuis de nombreuses années) l’attitude néo-sceptique qui consiste à mettre toutes les interprétations sur le même plan ». La détermination de cette pensée tient _ évidemment _ à tous ses engagements, archivistiques, historiques, intellectuels, éthiques, politiques.

Le cheminement depuis Machiavel passe ensuite par le long terme des réformes religieuses. L’imprégnation des textes et des idées machiavéliennes dans la réforme catholique est l’occasion de discuter des pans importants de cette histoire dont les auteurs italiens ont fait un domaine captivant d’investigation historique, moins sensible en France _ certes _ : l’influence valdésienne sur Reginald Pole, le rôle de l’Inquisition et de la censure inquisitoriale, permettent à Carlo Ginzburg de retrouver les pensées d’Adriano Prosperi et de Massimo Firpo, entre autres, pour inscrire la postérité machiavélienne dans l’histoire de la pensée ecclésiastique moderne.

Néanmoins, de Carlo Ginzburg : histoire secrète de la casuistique

Autre hypothèse formidable : Néanmoins postule et démontre la fortune intellectuelle de Machiavel chez les penseurs catholiques. L’une des prouesses du livre est la démonstration d’un usage du « néanmoins » dans le procès fait à Galilée _ oui, oui, oui _, notamment dans l’argumentation du cardinal Bellarmin. Le spécialiste de l’Inquisition qu’est Ginzburg déploie ici une lecture tout à la fois limpide et profuse, qui permet de faire émerger ce tour d’esprit à la fois machiavélien et casuiste dans les débats dont il montre que la pierre d’achoppement fut d’abord l’alternative entre deux formulations des théories héliocentriques. En 1615, Bellarmin avertit Galilée qu’il doit « se limiter à parler ex suppositione et non pas absolument, comme j’ai toujours pensé que l’avait fait Copernic ». L’alternative entre dire le réel et supposer les prémisses d’une réflexion renvoie à la question de la règle et de l’exception. Ce que dessinent ces débats, chez tous les acteurs, c’est en réalité l’idée moderne d’un langage de la nature réglé absolument par les mathématiques, tandis que le langage des hommes, politique et moral mais surtout faillible, est toujours celui des exceptions. Dès lors, « le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie ».

Galilée n’a pas le bonheur d’apparaître dans le sous-titre du livre _ en effet, et c’est peut-être dommage _, mais il fournit en effet le maillon essentiel _ voilà ! _ entre Machiavel et Pascal. Ce dernier clôt la recherche en ce qu’il apparaît avec Les Provinciales comme celui qui achève cette histoire secrète de la casuistique moderne. L’attaque littéraire et ironique contre la casuistique opérée par Pascal – et par les auteurs moins célèbres qui contribuèrent à ce démontage – fournit une conclusion longtemps définitive à la question de la règle et de l’exception dans cette histoire des idées. L’ultime ouverture de Néanmoins invite à ne pas célébrer cette conclusion trop longtemps _ en effet. Chez Lampedusa comme dans certaines prises de parole du pape François, un retour contemporain de la casuistique, et avec elle de la règle et de l’exception, permet de constater à quel point ces textes nous interpellent aujourd’hui aussi _, par-delà les siècles et les modernités, dans les travaux et les jours d’une langue dont Ginzburg, dans la séduction de la lecture, laisse croire qu’il est le seul locuteur _ du moins l’indipensable médiateur…

Un travail d’intelligence majeur de Carlo Ginzburg, une nouvelle fois.

Ce mercredi 3 mai 2023, Titus Curiosus – Francis Lippa

Retour (et approfondissement de quelques micro-détails découverts, à la relecture, cruciaux) sur ma lecture en mon article « Retour à Rome (et retour de Rome) » des périples de la narratrice du profond et subtil « Sous ma carapace » de Lisa Ginzburg. Ou Lisa digne petite-fille de Carlo. Induration, Clinamen, Kairos, et pouvoir de liberté… (Suite II)…

02mai

En relisant mon article du 28 avril dernier « « ,

je m’avise qu’il me faut revenir me pencher d’un peu plus près sur certains micro-détails _ ceux si chers à l’analyse des singularités qu’a su si magnifiquement exercer Carlo Ginzburg, le grand-père paternel de Lisa, en son oeuvre si fine (cf par exemple sonindispensable « Un seul témoin«  ou son « Le fil et les traces« , parus en traduction française respectivement en 2007 et 2010)… _, infiniment discrets, tant l’écriture est fine et subtile, du texte si riche et si subtil et profond du « Sous ma carapace » de Lisa Ginzburg.

Je vais donc ici tout simplement compléter un peu _ tout travail de lecture – re-lecture pouvant potentiellement aller à l’infini… _ les brefs commentaires-remarques de la lecture de mon article de ce 28 avril dernier, que je vais tout simplement reprendre, en m’attachant à mieus lire et décrypter de nouveaux importants micro-détails discrets, fins, subtils, que j’avais laissés échapper à mon attention décrypteuse, et que je vais, donc, humblement _  forcément _ tâcher d’un peu mieux pénétrer, éclairer, mettre au jour…

Voici donc cette reprise

En continuation-poursuite de mon article d’hier « « ,

voici, ce vendredi 28 avril, quelques remarques sur les biens intéressants périples romains de la narratrice _ Maddalena Cavallari, Maddi _ du prenant et troublant subtil très beau roman-récit « Sous ma carapace » (« Cara pace« ) de Lisa Ginzburg _ à partir de quelles données, peut-être autobiographiques, a-t-il été créé ?.. Lisa Ginzburg est fille des historiens très remarquables que sont Carlo Ginzburg et Anna Rossi-Doria.

Ce qui m’importe aujourd’hui,

c’est d’abord de compléter les citations que j’avais rapportées hier encadrant le récit du roman « Sous ma carapace« , de la page 13 à la page 245,

afin de mieux mettre en avant l’élément décisif qu’en est le va-et-vient un peu difficile _ d’abord un peu longtemps mental (et in fine obsédant…), puis finalement bien effectif ! _ de la narratrice, principalement entre son présent (du récit) à Paris, et son passé (d’enfance et adolescence blessée par la séparation de ses parents, Seb-Sebastiano et Gloria, et l’éloignement d’eux deux qui s’en est durablement suivi pour elle-même, Maddi-Maddalena, et sa petite sœur, Nina) à Rome, où elle, Maddalena, la narratrice de ce récit ardent et contenu, décide de se rendre _ c’est là la toute première phrase du récit, à la page 13 _,

et d’où elle vient, Maddalena, une semaine plus tard, de revenir chez elle et son mari Pierre et ses enfants Val-Valentina et Sam-Samuel, à Paris _ aux pages 242 à 245 du tout dernier chapitre.

Le retour, décisif dans l’intrigue _ même si le récit en est réalisé avec infiniment de pudeur, discrétion et même délicatesse _, à Rome, s’étant, lui, déroulé entretemps _ le récit rétrospectif de ce décisif séjour romain d’une semaine nous étant donné par la narratrice aux pages 229 à 241 ; alors qu’aux pages 227-228, elle vient juste de déclarer, au final de ce chapitre encore « parisien » (avant son départ pour Rome), ceci _ :

« Les destinations pourraient être multiples _ il s’agit ainsi, pour Maddalena, d’abord de prendre de la distance, au départ peut-être quelconque, avec son ici (Paris) et maintenant (la paisible carapace de sa vie de famille auprès de son mari, Pierre, et de ses enfants Val-Valentina et Sam-Samuel… _, mais seule Rome m’obsède à présent _ voilà ! Revoir la ville qui est _ profondément et même consubstantiellement _ la mienne et celle de Nina _ sa sœur cadette : elles n’ont que quatorze mois de différence et demeurent très étroitement et à jamais  liées… _, avoir l’illusion pendant quelques jours de recomposer une mosaïque _ ancienne _ dont les tessons se sont presque perdus dans ma mémoire aussi. Suturer une plaie _ surtout _ impossible à recoudre : Gloria _ leur mère maintenant décédée _ n’est plus là, le paquet de cartes s’est envolé, toutes les parties sont perdues. Des pensées de ce genre me traversent ce samedi matin _ qu’une nuit sépare probablement de la décision prise la veille au soir, à moins que ce ne soit, plutôt, bien davantage… ; cf le tout début du récit, à la page 13 _, alors que, restée seule à la maison, j’allume mon ordinateur et me décide enfin _ ce fut donc difficile d’oser franchir enfin ce pas… _ : j’achète un billet d’avion pour Rome« .

Et je reprends ici les citations de mon article d’hier :

De la première phrase, page 13 : « Je décide que je dois absolument aller à Rome. Je prends la décision un soir, en me démaquillant _ un détail dès le départ très significatif : le maquillage, de même que la vêture (Gloria, la mère de Maddalena et Nina; concevait ainsi elle aussi sa façon de se vêtir-parer quand elle officiait, Via Borgognona, à Rome, pour Gucci), est une composante de la carapace qui aide à obtenir une certaine paix de la part des autres… Et ce n’est pas non plus pour rien que la seule amie authentique (et détachée) que Maddalena ait durablement à Paris, soit Leila, de profession maquilleuse, mais aussi très experte en démaquillage et en pratique d’une sereine vérité… Pierre est déjà couché…« ,

à, page 244, « Ce qui m’est arrivé à Rome, il faut que je le raconte à quelqu’un. Partager : nommer l’événement avant qu’il ne se congèle dans mon imagination sous forme de fantôme _ qui revienne méchamment (me) hanter. Le garder pour moi, protégé par ma carapace – cara pace, je n’y arrive pas. Ça ne m’est tout simplement pas possible » _ voilà ! en une fonction en quelque sorte cathartique du récit (parlé ou écrit) à rebours des refoulements dans l’Inconscient...

et surtout, mais avant de poursuivre ma citation, d’à peine 15 lignes plus loin, empruntée à la page finale, page 145,

je tiens cette fois, aujourd’hui, à citer in extenso, le passage qui précédait ma citation finale d’hier, que je reprendrai plus loin, à sa juste place.

Voici donc en quelque sorte rétabli ici le passage que j’avais shunté hier :

« À mon retour de Rome, je suis entrée dans la maison en même temps que Pierre _ son mari _, qui était venu me chercher à l’aéroport, depuis la porte, les enfants ont accouru à ma rencontre. Sam _ son fils, Samuel _ m’a regardée fixement, un long regard inquisiteur — comme s’il avait tout vu _ ce qui s’était passé à Rome. Et le lendemain, je jouais du piano avant le dîner, le second mouvement du Nocturne opus 9 de Chopin _ et je l’écoute interprété magnifiquement par Nelson Goerner, dans le double CD Alpha 359 _ avec lequel je me bats ces derniers temps sans grands résultats, et de nouveau je me suis aperçue que mon fils me regardait, il attendait de moi une réponse _ quant au sens du voyage de sa mère à Rome et de ce qui ressentait en résulter chez elle… Mais tout cela affleure vraiment à peine dans le récit si délicat et subtil que sait en donner si magnifiquement Lisa Ginzburg… Mon fils qui a quelques années — trop peu — de moins que Tommy _ le jeune romain.

Leïla _ la seule amie à Paris, et confidente, de Madeleine _ écoutera mon récit, peut-être qu’elle essuiera mes larmes parce qu’elle est mon amie et qu’elle sait faire ça _ elle qui est maquilleuse de profession. Je ne crois pas qu’elle formulera de jugement, ni qu’elle donnera de conseils. D’ailleurs

_ et c’est précisément ici que je reprends le fil de ce que j’ai cité hier !!! _

il n’y a rien à commenter, ni à conseiller _ de la part de quelque interlocuteur que ce soit…  Juste attendre que ça passe _ l’ébranlement de l’événement imprévu survenu (avec le jeune Tommy) à Rome, et maintenant ses éventuelles répliques mal prévisibles, ouvertes, à venir… Chère paix, carapace.

À la fin de notre coup de fil _ à Nina, la sœur (qui vit avec son époux Brian O’ Brien, à Brooklyn) de la narratrice, qui vit, elle, avec sa famille, à Paris, dans le 17e arrondissement _, ce que j’étais sur le point de demander à Nina, c’était si elle voudrait bien m’héberger _ chez elle et son mari _ à Brooklyn quelque temps.

Partir, seule _ sans son mari Pierre (diplomate à l’Unesco) et ses enfants Val (Valentina) et Sam (Samuel) _, prendre des distances _ voilà. Mettre de l’espace, du silence, retrouver la clé, le sens _ dérangeant _ de cette rencontre imprévue _ à Rome, au parc aimé de la Villa Pamphili, avec Tommy… _ qui m’a choisie et atteinte comme un rayon de lumière _ qui à la fois éclaire et éblouit, et cela dans toute la diversité des significations possibles de cette expression, « rayon de lumière«  ; qui personnellement m’évoque la transverbération de la Sainte Thérèse d’Avila du Bernin, de la chapelle Cornaro à l’église Santa Maria de la Vittoria, à Rome… Mais rien de cette référence-là, bien sûr, dans le récit de Lisa Ginzburg… Maddalena veut prendre du recul… Et tout va rester ouvert au final…

Confier à Nina, à sa chaleureuse hospitalité d’âme désordonnée et de sœur, une histoire dont il aurait été plus normal _ vus l’histoire passée et le tempérament personnel induré jusqu’ici de Nina… _ qu’elle lui arrivât à elle, et qui au contraire m’est arrivée à moi.

Un événement qui n’appartient qu’à moi, mais pourrait être à Nina, et s’il devient aussi le sien, c’est grâce à cette intime indistinction qui nous lie _ depuis la brutale séparation (puis le consécutif éloignement d’elles deux, encore bien jeunes, âgées alors de 9 et 8 ans seulement…) de leurs parents, Sebastiano Cavallari et Gloria Recabo _, ce fil invisible que rien n’a jamais pu rompre.

Je vais lui demander si elle peut m’accueillir à New-York, quelque temps, chez eux : mais pas aujourd’hui _ pas tout de suite, du moins : Maddalena a toujours grand soin (c’est là son tempérament induré, ainsi que son histoire personnelle, même si survient ici un bougé…) de prendre du recul face à tout ce qui lui survient. Une autre fois. Demain peut-être. » 

L’idée de « retourner » à la Rome de son enfance et adolescence _ durablement blessées, avec recherche de protection (et paix) en sa carapace indurée… _ est évoquée à 20 reprises dans le récit de la narratrice, de la page 13 à la page 228 :

aux pages 13 (« Je décide que je dois absolument aller à Rome« ), 14 (« Je suis rarement allée à Rome ces dernières années, et toujours pour des occasions d’une importance « capitale ». Avec Nina, pour les obsèques de notre mère« ), 15 (« Dans ma tête, cependant, Rome reste un endroit problématique : un enchevêtrement de souvenirs sur lesquels, par un instict naturel d’autoprotection, j’évite de trop m’attarder » et « Mais voilà, c’est décidé, pas le moindre doute ce soir. Je dois aller à Rome« ), 24 (« Pour l’instant, je n’ai pas la moindre envie de parler de mon éventuel voyage à Rome, ni à Pierre, ni aux enfants. Il faut d’abord que l’idée mûrisse, qu’elle prenne dans ma tête une forme suffisamment nette pour que je puisse la communiquer de façon adéquate. J’imagine un séjour bref, une semaine maximum. Ce sera la première fois que je pars seule. (…) J’hésite, je m’enferre dans es propres questionnements« ), 29 (« je suis en train de me demander si je dois aller à Rome ou pas« ), 40 et 41 (« Si j’éprouve un si fort besoin de retourner à Rome, c’est pour revoir les lieux, certains en particulier. (…) Mon désir de partir est survenu à l’improviste ; pourquoi justement maintenant et avec une telle urgence, je ne saurais le dire. Assurément c’est un vrai désir, net, qui se détache sur mes pensées comme une silhouette détournée sur une photo où le reste des détails est flou. Maintenant que Gloria est morte, maintenant qu’elle nous a abandonnées d’un coup et cette fois pour de bon, notre enfance explosée risque de s’effacer ; les preuves tangibles font défaut (…) Aller à Rome, c’est garder vivants les souvenirs, empêcher qu’ils ne s’estompent« ), 80 (2 fois: « Je retournerai chez Giolitti, si je vais à Rome. C’est un endroit que j’affectionne car j’y ai des souvenirs » et « Je me retrouverai à Rome, et les lieux seront différents de ce qu’ils sont dans mes souvenirs, plus banals, dépouillés, moins évocateurs qu’ils ne le sont dans ma mémoire ; (…) pourtant, y penser me réconforte et m’émeut. Pouvoir y revenir et m’y arrêter, à l’écoute des battements du temps« ), 99 (« Un autre endroit où je veux retourner si je vais à Rome, c’est le parc de Villa Pamphili, ce circuit où nous allions nous entraîner avec Mylène« ), 128 (« Je retournerai via Borgognona, à Rome. (…) Pendant des années Gloria s’y est rendue chaque jour« ), 171 (« Aujourd’hui que je désire y retourner pour un séjour, Rome me manque pour la première fois depuis que j’en suis partie. Nostalgie neuve, inconnue. Jusqu’à présent, la ville m’avait semblé être un chapitre révolu, un tressaillement terminé du passé. Maintenant, j’ai hâte de la revoir, je suis impatiente de renouer un pacte avec elle. J’habite à Paris depuis plus de vingt ans, sans avoir jamais réussi à me sentir parisienne. (…) D’ailleurs, s’expatrier dans mon cas n’a pas été un désir : plutôt une nécessité du cœur, un besoin spontané de rejoindre Pierre, de partager sa vie« ), 200 (« Pierre comprendra si je lui fais part de mon idée d’aller passer quelques jours à Rome toute seule ; il comprend toujours« ), 224 (« me demandant si je dois ou non faire mon voyage à Rome« ), 225 (« Je pense partir quelques jours, Pierre. Je ne suis pas allée à Rome depuis les funérailles de ma mère. J’ai besoin de revoir ma ville, elle me manque« ), 226 (« Quelle drôle d’idée, ma chérie. Qu’est-ce que tu pourrais bien trouver à Rome que tu ne connaisses déjà ? Mais vas-y, bien sûr, si tu en éprouves le besoin. Je m’occuperai des enfants, comme ça tu partiras plus tranquille« ), 227 (« Les funérailles _ de Gloria _ à Prima Porta  (…). Notre effroi à nous ses filles, pas du tout préparées au coup violent de cet événement inattendu. Tout avait été rapide, aussi sacrément rapide qu’il avait été, ensuite, difficile et long de le digérer. Pour cela aussi, le besoin de partir, de revoir Rome. Réinventer la conclusion posthume d’un parcours qui s’est terminé de façon traumatisante car trop brutale » et « Seule Rome m’obsède à présent. Revoir la ville qui est la mienne et celle de Nina, avoir l’illusion pendant quelques jours de recomposer une mosaïque dont les tessons se sont presque perdus dans ma mémoire aussi. Suturer une plaie impossible à recoudre« ) et 228 (« Des pensées de ce genre me traversent ce samedi matin, alors que, restée seule à la maison, j’allume mon ordinateur et me décide enfin : j’achète un billet d’avion pour Rome« ).

La présence à Rome de la narratrice lors de son « retour » d’une semaine, apparaît nommée à 8 reprises dans son récit rétrospectif « romain« , de la page 229 à la page 241 :

aux pages 230 (« J’aimerais bien revoir Marcos à Rome. (…) Mais Marcos n’est pas là, il est en Argentine« ), 232 (« À Rome ? » et « Mais qu’est-ce que tu fais à Rome, Maddalena ? Il est stupéfait, Seba, très surpris »), 233 (« Et ta sœur, elle en dit quoi, que tu sois venue à Rome comme ça, sans mari et sans elle ?« ), 234 (« Il est évident que tu en avais besoin, si le fait d’être à Rome te fait autant de bien que tu le dis, mon amour, me dit Pierre lorsque, rentrée tard le soir à l’hôtel, je l’appelle enfin. J’entends sa belle voix claire, vibrante »), 235 (« Devant celle qui était notre maison, en levant les yeux je parviens à voir l’angle de notre balcon. Je souris, libérée et nostalgique. Ces états d’âme, je les recherche depuis des semaines, depuis qu’à Paris je me suis mis en tête de vouloir aller à Rome. Le voilà le sens de mon petit pèlerinage : cette tristesse libre« ), 236 (« Je ne vis pas ici ; je suis en visite à Rome, comme touriste… mais pas une touriste par hasard« ) et 239 (« Peut-être que tu vas revenir à Rome et tu viendras chez moi, à la maison dans la journée il n’y a jamais personne« ).

Et le souvenir de ce séjour « romain » et la nécessité de le « rapporter » à un interlocuteur _ ou lecteur _ qui le reçoive, est mentionné à 3 reprises dans le chapitre conclusif, « parisien« , qui va de la page 242 à la page 245 :

aux pages 243 (« Le magnolia de la cour est en fleur, ça a dû se passer pendant que j’étais à Rome« ), 244 (« Ce qui m’est arrivé à Rome, il faut que je le raconte à quelqu’un. Partager : nommer l’événement avant qu’il ne se congèle dans mon imagination sous forme de fantôme« ) et encore 244 (« À mon retour de Rome (…), Sam m’a regardée fixement, un long regard inquisiteur — comme s’il avait tout vu« ).

L’étrange et surprenant, c’est l’échange final des comportements entre les deux membres de ce très lié _ presque imbriqué _ couple sororal , Madeleine et Nina, qui survient en ce « retour à Rome » de Madeleine,

de même, aussi, que dans la décision _ parallèle, à Brooklyn _ du double renoncement _ définitif, provisoire ?.. Mais pour Nina aussi, comme pour Maddi, tout reste ouvert au final : « pas aujourd’hui. Une autre fois. Demain peut-être« de Nina de quitter son mari Brian, à New-York, et de « retourner à Rome« , comme elle l’avait envisagé, disait-elle à sa sœur (« je pense rentrer à Rome, j’y pense vraiment« , tel que le citait la narratrice, Madeleine, à la page 104 du récit ;

avec le complément, aussi, de cette réflexion, alors, à ce moment, de Madeleine :

« Pour moi, les géographies sont des choix inébranlables, pour Nina, des transits provisoires, des hypothèses prêtes à se muer en d’autres accostages _ ici, et pour Nina, de New-York-Brooklyn à Rome, par exemple _, en de nouveaux ancrages temporaires« …) _ mais y a t-il vraiment du définitif et du complètement solidifié pour Maddi elle-même ?..

Même si, et c’est capital, le final du récit demeure, lui, ouvert :

« Je _ Madeleine _ vais lui _ Nina _ demander si elle peut m’accueillir à New-York, quelque temps, chez eux : mais pas aujourd’hui. Une autre fois. Demain peut-être« …

Ainsi la carapace protectrice-défensive indurée de Maddi-Madeleine s’est-elle finalement un peu entrouverte, à Rome…

……

Quant à Nina, et toujours en ce même dernier chapitre, et  à la page 243, voici ce qu’elle confie à ce même moment, au téléphone, depuis Brooklyn, à sa sœur Maddi :

« Il y a des trains _ ou Kairos… _ qui ne passent pas souvent dans une vie : il s’agit de savoir ne pas les rater. (…) Des arguments qui m’ont convaincue d’essayer encore _ voilà _ avec Brian. Ce n’est pas le moment de lâcher. Après tellement de temps ensemble, je dois essayer de ne pas tout envoyer balader, tenter, au moins… » _ et tel est ici le bougé qui advient maintenant dans le devenir personnel, aussi, de Nina… Nulle histoire n’est jamais complètement prédéterminée par les indurations du passé… Nous retrouvons ici le sens de ce qu’est au plus profond la liberté pour Spinoza, de même que ce que vient offrir le bougé du clinamen de Lucrèce ; ou encore la croisée de Kairos

Si les chapitres du roman ne comportent pas de titres,

le récit se trouve partagé en 4 grandes parties, de longueurs assez inégales, et aux intitulés assez parlants :

1) « Les courants » _ affectifs et pulsionnels, basiques pour la formation des personnalités… _ (pages 13 à 89)

2) « Les additions » _ de liens inter-personnels, avec leurs poids et indurations… _ (page 93 à 190)

3) « Les départs » _ d’abord géographiques : pour Paris et pour New-York… _ (page 193 à 212)

et 4) « Occasions » _ au pluriel, mais sans article ! Ou la croisée cruciale de Kairos... _ (page 215 à 245)

Et en voici le résumé :

Maddalena et Nina grandissent dans une famille dysfonctionnelle : leur mère _ Gloria Recabo, argentine vivant à Rome _ a quitté le domicile pour s’enfuir avec son amant _ Marcos, argentin, lui aussi _ tandis que le père _ Sebastiano Cavallari, Seb, romain des Castelli (à Genzano)… _ est obnubilé par son travail _ de photographe de mariages _ et incapable d’assumer ses responsabilités. Suite à une décision de justice, elles vivent seules dans une maison à Rome _  située à proximité du splendide parc verdoyant de la Villa Doria-Pamphili, dans le quartier de Monteverde _ sous la surveillance d’une gouvernante _ française, Mylène Roussel. Maddalena et Nina développent une relation fusionnelle.

ainsi que la 4e de couverture :

Que reste-t-il du lien que deux sœurs ont su tisser au milieu de l’enfance explosée, quand leurs parents se séparèrent et s’absentèrent ? Ce lien est celui de Maddi et Nina, la cadette, sœur intense, sœur jaillissante. Au côté de l’écorchée vive, Maddi a su se faire une carapace d’intelligence pour se retirer et observer _ telle sa petite tortue _ la vie sans jamais trop s’y exposer.

Mais, longtemps après, lorsqu’elle décide de laisser un temps _ une petite semaine de « vacances romaines«  _ sa maison parisienne, ses deux enfants _ Valentina-Val, et Samuel-Sam _ et son couple forteresse-tendresse _ qu’elle forme avec son cher mari à la « belle voix claire et vibrante«  Pierre, diplomate à l’Unesco _, pour revenir sur les lieux de son enfance, Maddi sent que sa carapace se fendille et qu’un équilibre _ de paix lentement gagnée  _ menace de se rompre. Tout le passé resurgit, les lumières déchirantes de Rome, Mylène la gouvernante athlétique _ française, originaire de Nantes _, les espérances, les leçons, les duretés et ce lien avec Nina plus fort que l’amour.

Que faire alors d’une carapace ? de deux ? Et les carapaces vieillissent-elles ? N’interdisent-elles pas les caresses ? Et puis, apportent-elles la paix ? _ cette paix qui n’est pas simplement l’absence de guerre, mais bien la concorde, l’union vraie et profonde des cœurs, comme nous l’apprend Spinoza…

Parce qu’il est le roman des sœurs, Sous ma carapace est celui des femmes dans le temps des fidélités _ et rencontres : oui, c’est bien cela.

Et fidélité au soi-même aussi : à découvrir peut-être, et en cherchant pas mal (sans rechercher cependant, surtout pas !), en apprenant à accueillir, plutôt même que saisir, au passage, seulement, tellement c’est fragile et délicat en la rareté de sa pure et si frêle beauté… Une grâce assez difficile, mais pas non plus impossible, à retenir, soigner, entretenir et cultiver…

Le principal du secret de l’art de vivre une vie vraiment humaine heureuse étant bien là.

Un livre passionnant, subtil et infiniment délicat

d’une très belle et fine écriture (et traduction) !!!

Ce vendredi 28 avril 2023, Titus Curiosus – Francis Lippa

Relire _ et décrypter un peu : la vraie lecture est un dialogue entre le lecteur et l’auteur, un entretien infiniment ouvert quand le texte à lire est très riche… _ est fécond,

surtout pour des textes en effet riches, subtils et mine de rien profonds, tel ce très beau « Sous ma carapace » de Lisa Ginzburg,

digne petite-fille du génial et très éclairant Carlo, soucieux des singularités dans l’Histoire…

Ce mardi 2 mai 2023, Titus Curiosus – Francis Lippa

Ecouter et goûter l’admirable « Hôtel » (extrait de « Banalités) » de Francis Poulenc – Guillaume Apollinaire : le dialogue fécond des imageances idiosyncrasiques à l’oeuvre, exprimé et décrit dans « L’autre XXe siècle musical » de Karol Beffa…

06mar

Les pages 128-129-130 du chapitre « Interlude Francis Poulenc » (pages 125 à 135) de « L’autre XXe siècle musical » de Karol Beffa (qui vient de paraître aux Éditions Buchet – Chastel) consacrées à la mélodie « Hôtel » de Francis Poulenc, en 1940, sur un poème de Guillaume Apollinaire _ un poème publié pour la première fois le 15 avril 1914 dans la revue d’avant-garde éditée à Florence “Lacerba“ _ dans le recueil intitulé « Banalités« ,

m’ont bien sûr fortement incité à rechercher, pour en écouter et apprécier diverses interprétations, les CDs de ma discothèque la comportant.

Et jusqu’ici, j’ai réussi à mettre la main sur 7 CDs proposant cette admirable brève mélodie, « Hôtel » :

par Pierre Bernac et Francis Poulenc au piano, en 1950, à New-York _ pour l’écouter (1′ 38) ; la prise de son, très proche, nous fait accéder de très près à l’excellence de l’art de dire de Bernac et de l’art d’accompagner au piano de Poulenc… _ ;

par Nicolaï Gedda et Aldo Ciccolini, en 1967, à Stockholm ;

par Felicity Lott et Graham Johnson, en 1993, à Paris _ une merveilleuse lumineuse version ! _ ;

par Gilles Cachemaille et Pascal Rogé, en 1994, à Corseaux, en Suisse _ c’est tout à fait excellent ! _ ;

par Véronique Gens et Roger Vignoles, en 2000, à Metz _ une exceptionnelle réussite ; pour l’écouter (2′ 00) _ ;

par Lynn Dawson et Julius Drake, en 2004, en Allemagne ;

et par Stéphane Degout et Cédric Tiberghien, en 2017, à Paris _ et c’est très bien aussi…

Et sur le web, j’ai déniché ceci _ vraiment superbe !!! _cette merveilleuse interprétation :

par Régine Crespin et John Wustman, en 1967 _ pour l’écouter (2′ 05).

Et voici maintenant ce qu’analyse Karol Beffa, page 128, de cet exemple de la mélodie « Hôtel » de Francis Poulenc, à propos de ce qu’il nomme « les saveurs jazzistiques » qui « parsèment nombre des pièces » de Francis Poulenc, et cela en dépit de maintes « proclamations » de « détestation« , voire de « phobie« , du jazz, de la part de Poulenc :

« Il est rare que Poulenc utilise l’accord de septième de dominante à l’état pur, il l’enrichit presque toujours d’une neuvième, d’une onzième, éventuellement d’une treizième. Cette construction d’harmonies par empilement de tierces ne surprend pas chez un compositeur post-debussyste. Ce qui est original, en revanche _ nous y voilà _, est l’insistance sur la septième ajoutée, dans les accords majeurs ou mineurs. Sans doute l’inspiration vient-elle du jazz, directement ou par l’intermédiaire de Ravel, la concomitance de certaines innovations harmoniques chez Ravel et chez Duke Ellington faisant qu’il est difficile de déterminer lequel des deux a influencé l’autre. « Hôtel » _ nous y voici ! _, extrait de « Banalités » _ le recueil des 6 mélodies de Poulenc, en 1940, reproduit le titre du recueil des 6 poèmes d’Apollinaire, en 1914 _, est comme un condensé de tous ces traits stylistiques communs à Poulenc, à Ravel et au jazz : enrichissement des accords de septièmes d’espèce et de dominante par ajout de sixtes, de neuvièmes ou de onzièmes, fausses relations intentionnelles, retard de la présence de la basse d’un accord de dominante pour colorer un enchaînement et en différer l’impact. C’est pour toutes ces raisons qu’« Hôtel«  plonge _ superbement _ l’auditeur dans l’atmosphère moite et interlope d’un jazz frelaté« .

Et Karol Beffa d’ajouter alors aussitôt, page 129 :

«  »Hôtel«  m’a beaucoup marqué.C’est à travers cette pièce et d’autres œuvres vocales que j’ai vraiment pénétré l’univers de Poulenc« _ le mystère attractif et fascinant de son idiosyncrasie de compositeur singulier et marquant.

Et toujours à cette page 129 :

« Si l’univers harmonique de Poulenc ne m’a guère influencé, je me reconnais en revanche _ toutes proportions gardées _ dans ce que Jean-Joël Barbier a écrit de sa démarche : « Dans Apollinaire par exemple, il ne choisira pas les poèmes les plus célèbres, mais les meilleurs quant au résultat _ musical _ final _ envisagé-escompté-espéré pour l’imageance féconde de la composition à venir _ (…) : ceux qui laissent une marge autour des mots,  ceux qui n’étant pas rigidement cimentés _ le mot n’est pas très heureux _ au départ, justifient un ciment musical, laissant la place à un espace sonore qui, sans faire pléonasme _ bien sûr ! _ avec les mots, leur donnera, au contraire, des dimensions _ poétiques et musicales _ nouvelles ». 

Et page 130 :

« Poulenc est connu pour avoir été un admirable pianiste et accompagnateur. Et lorsque j’écris _ nous y voici ! _ pour voix et piano, j’essaie de garder à l’esprit le soin extrême qu’il accordait à la partie instrumentale dans ses cycles de mélodies.

Quant à son écriture vocale proprement dite, là aussi il s’y montre un maître, tant il sait parfaitement ce qu’il peut exiger des voix : émettre les aigus les plus doux, les graves les plus timbrés, et toujours dessiner des lignes souples _ fluides, flottantes, aériennes…

« Primauté de la mélodie » : ce credo de Messiaen, Poulenc aurait pu le faire sien« …

Voilà ce que la création singulière d’un compositeur se mettant à son tour à l’œuvre peut, en dialogue hyper-attentif, apprendre à la lecture et à l’écoute extrêmement précises, jusqu’aux plus infimes détails, des œuvres les plus originales, riches et, en puissance, inspirantes, du travail singulier (et de la poiesis en acte !) d’autres compositeurs éminemment créateurs à leur propre table de travail ; et de leur imageance idiosyncrasique féconde, en cet artisanat patient infiniment exigeant et  précis…

« Le style, c’est l’homme même« , disait Buffon :

le défi étant de parvenir, œuvre à œuvre, pas à pas, coup de crayon à coup de crayon (et de gomme) à réaliser _ ainsi nourrie par ce riche dialogue avec d’autres œuvres marquantes  _ cette singularité sienne _ et très vite ce style propre à soi s’entend, se perçoit et se reconnaît…


Ce dimanche 6 mars 2022, Titus Curiosus – Francis Lippa

Le violon de braise (et de velours) de Théotime Langlois de Swarte dans Leclair, Vivaldi (et Locatelli), avec Les Ombres (de son frère Sylvain Sartre)…

23fév

Juste paru le vendredi 18 février dernier,

un électrisant _ de braise et de velours _ CD Vivaldi – Leclair – Locatelli du brillantissime violoniste Théotime Langlois de Swarte,

avec Les Ombres, l’ensemble que co-dirige _ avec Margaux Blanchard _ le frère de Théotime, Sylvain Sartre _ leur mère est Bertille de Swarte, née entre 1956 et 1961 ; Sylvain Sartre est né le 28 août 1979, à Périgueux ; et Théotime Langlois de Swarte, est né en 1995 (sans davantage de précision jusqu’ici) à Céret ; cf mon article du 22 juin 2021 : « «  _ :

le CD Harmonia Mundi HMM 902649, intitulé « Violin Concertos« , comportant deux Concertos _ RV 179a et RV 384d’Antonio Vivaldi (1678 – 1741), deux Concertos _ opus 7 n° 5, en la mineur, et opus 10 n°3, en ré majeurde Jean-Marie Leclair (1697 – 1764)et un Concerto _ opus 3 n°8 _ de Pietro Locatelli (1695 – 1764) ;

en un enregistrement d’avril-mai 2021, dans la Grande Salle de l’Arsenal de Metz.

Il est intéressant de comparer l’interprétation, ici, en ce CD, avec l’ensemble Les Ombres, de Théotime Langlois de Swarte, des deux Concertos pour violon, op. 7 n°5 et op. 10 n°3, de Jean-Marie Leclair,

avec celle de Leila Schayegh, avec son ensemble La Cetra Barockorchester Basel, dans les CDs que celle-ci a consacrés à l’intégrale _ en 3 volumes _ des 12 Concerti per violino , op. 7 et op. 10, de Jean-Marie Leclair,

en l’occurrence, dans le volume III, pour le premier cité (op. 7 n°5), et dans le volume II, pour le second (op. 10 n°3) _ cf mes deux articles des 5 février 2022  et 9 mars 2020 :  «  » et « «  ; des enregistrements effectués à Bâle en mai 2019 et juin 2020… _ :

des enregistrements qui m’avaient énormément séduit.


Pour ajouter encore un peu plus à cette comparaison d’interprétations de ces deux violonistes éminemment virtuoses,

on peut aussi regarder et écouter cette vidéo (de 60′) d’un concert Leclair – Vivaldi (intitulé « De Venise à Paris« ) de Théotime Langlois de Swarte avec ces deux mêmes Concertos pour violon de Jean-Marie Leclair, mais, cette fois, avec l’Opera Orchestre national de Montpellier Occitanie, en une prise de vue enregistrée un peu plus tôt dans l’année 2021 : le 21 janvier…

Eh bien, pour ces deux Concertos-là de Jean-Marie Leclair,

j’opte pour l’alternance délicate et splendide de la braise et du velours de Théotime…

De même qu’en la comparaison, pour le Concerto opus 3 n°8 (extrait de L’Arte del violino) de Pietro Locatelli, avec l’enregistrement d’Elizabeth Wallfisch avec les Raglan Baroque Players sous la direction de Nicholas Kraemer _ en un coffret de 3 CDs Hyperion CDA 66721/3) _, en 2010, le jeu de Théotime et des Ombres, est, cette fois encore, c’est très net, mille fois plus vivant, souple, dense, profond…

En ajoutant que les précisions historiques données dans le livret par la notice d’Olivier Fourès, intitulée « Histoires de familles« ,

sont particulièrement intéressantes en montrant comment les parcours des trois compositeurs choisis pour ce superbe et passionnant CD, Antonio Vivaldi (Venise, 4 mars 1678 – Vienne, 28 juillet 1741 _ fils de Giovanni-Battista Vivaldi (Brescia, 1655 – Venise, 14 mai 1736) _), Jean-Marie Leclair (Lyon, 10 mai 1697 – Paris, 22 octobre 1764 _ fils d’Antoine Leclair (passementier et musicien lyonnais) _) et Pietro Locatelli (Bergame, 3 septembre1695 – Amsterdam, 30 mars 1764), se sont très effectivement croisés, et pas seulement physiquement, et à plusieurs reprises…

On voyageait beaucoup en cette Europe du XVIIIe siècle…

À Turin, depuis 1701 jusqu’en 1703, le jeune Antonio Vivaldi est élève du violoniste Francesco-Lorenzo Somis, dit Ardi (Turin, 13 mars 1663 – Turin, 15 janvier 1736) ; dont le fils Giovanni-Battista Somis (Turin, 25 décembre 1686 – Turin, 14 aoît 1763) sera quelques années plus tard, toujours à Turin, le maître de violon de Jean-Marie Leclair.

De même qu’à Rome, en 1724, le vénitien Antonio Vivaldi, alors au faîte de sa brillante carrière, rencontre le jeune violoniste bergamasque Pietro Locatelli _ qui fut à Rome élève d’Arcangelo Corelli (Fusignano, 17 février 1653 – Rome, 8 janvier 1713) _, qui ne tardera pas, bientôt, de venir rejoindre à Venise Antonio Vivaldi, avant son établissement définitif à Amsterdam, en 1729.

Et en 1728, alors que le lyonnais Jean-Marie Leclair vient se fixer définitivement à Paris, il a l’occasion, cette même année-là, de rencontrer à la cour de Kassel, le très brillant Pietro Locatelli.

Ensuite, ce dernier, fixé définitivement, donc, à Amsterdam à partir de 1729, recevra de régulières visites de Jean-Marie Lclair, venant l’écouter en concerts…

À travers leurs très notables _ et bien connues _ différences de composition et de jeu, et la variété des formations de chacun d’eux,

Vivaldi, Leclair et Locatelli ont ainsi eu, au cours de leur vie et carrière de par l’Europe, de fructueux échanges, et influences réciproques, au travers des singularités reconnaissables de leurs idiosyncrasies.

Et c’est un peu toute cette subtilité-là que nous donne à très judicieusement percevoir et ressentir, par son choix _ et les délicates et nettes nuances de son jeu musical _ de ces 5 concertos de violon,

ce très brillant musicien qu’est Théotime Langlois de Swarte

en ce superbe CD enrgistré pour Harmonia Mundi.

Ce mercredi 23 février 2022, Titus Curiosus – Francis Lippa

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