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Et encore la proximité, en Algérie, des cousins Girot venus de Roppe, avec les Girot venus de Menoncourt…

05mar

Hier, dans ma recherche des filiations possibles de Joséphine Girot _ probablement née, comme son mari Paul, en 1856 _, l’épouse de Paul Bonopéra et mère de leurs six fils (Jean, en 1877, à Pontéba ; Paul, en 1878, à Pontéba ; Alphonse, en 1881, à Charon ; Auguste, en 1883, à Orléansville ; Julien, en 1887, à Charon ; et Georges, en 1892, à Rabelais),

je m’en suis tenu à l’éventualité que Joséphine Girot soit issue d’un des deux fils, Jean-Pierre (né à Menoncourt le 3 avril 1832), ou Auguste Girot (né à Menoncourt le 28 mars 1835),

du couple formé _ leur mariage a eu lieu à Offemont le 22 février 1816 _, par Jean-Claude Girot (né à Menoncourt le 25 octobre 1793) et son épouse Marie-Catherine Herbelin (née à Offemont le 10 septembre 1896).

Cette famille Girot de Menoncourt,

à laquelle il faut aussi joindre leur fille aînée Catherine Girot (née à Menoncourt le 23 juillet 1826 _ elle décèdera à L’Alma le 29 août 1879 _) et son époux Jacques Dézoteux (né à Flaumont le 3 avril 1823 _ il décèdera à Marengo le 10 octobre 1872 _), dont le mariage avait eu lieu à Menoncourt le 18 février 1846 _ devenue veuve, Catherine Girot se remariera le 15 décembre 1873 avec Augustin Rocher, cordonnier à L’Alma, qui était né à Châtellerault le 11 décembre 18219 _ ;

ainsi que leurs trois premiers enfants Dézoteux : Joseph-Jacques, Jules-Jacques et Pierre (nés tous trois à Menoncourt les 7 janvier 1849, 9 juin 1850 et 16 avril 1852) _ mais pas leur quatrième enfant, Eugénie-Catherine Dézoteux, née, elle, en Algérie en 1856 : elle décèdera à Alger le 28 juillet 1859, à l’âge de 3 ans et demi… _,

a entretenu, en Algérie, quelques liens avec de probables cousins Girot, originaires, eux, du proche village de Roppe, situé alors _ de même que Menoncourt _, dans le département du Haut-Rhin _ c’est suite à la guerre perdue de 1870, que cette portion-là d’Alsace, où se situent et Menoncourt et Roppe (de même que le village de Rougemont, dont sont originaires les Wachter d’Orléansville, apparentés aux Gentet, et aux Rey, et donc aussi aux Ducos du Hauron qui nous intéressent), et plus précisément du territoire du département du Haut-Rhin, demeurera, elle, en France, faisant partie de ce nouveau département français créé alors, qu’est le Territoire de Belfort.

La famille de Joseph Girot (né à Roppe en 1816 ou 1817, et décédé à Alger le 20 avril 1872) et son épouse Marie-Rose Blanc), est constituée de plusieurs enfants Girot nés à Roppe, avant le départ de cette famille en Algérie :

une première Marie-Catherine Girot (née à Roppe le 27 avril 1845 _ et dont j’ignore la date et le lieu du décès : en Algérie ? _), Joseph-Jacques Girot (né à Roppe le 5 août 1846), Marie-Françoise Girot (née à Roppe le 28 janvier 1848 _ et future épouse, à Alger, le 27 avril 1878, de Nicolas-Jules Geoffroy _), François Girot (né à Roppe le 3 mars 1854 _ j’ignore le lieu et la date de son décès : en Algérie ? _) ; auxquels il faut adjoindre, née cette fois en Algérie, Marie-Catherine Girot (née à Mustapha, sur les hauteurs d’Alger, le 11 décembre 1849 _ future épouse, à Alger, le 3 mars 1877, d’Augustin Rocher ; et qui décèdera à Ménerville, toujours en Algérie, le 15 juillet 1933 _).

De cette famille Girot originaire de Roppe, Marie-Françoise Girot, en effet, épousera à Alger le 27 avril 1878 Nicolas-Jules Geoffroy (né à Courcelles, dans le département des Vosges, le 10 février 1841, et scieur de long de son état ;

et sa sœur Marie-Catherine Girot, épousera à Alger le 3 mars 1877 Augustin Rocher-fils, né à Châtellerault le 2 mai 1853 _ et qui décèdera à Ménerville, lui aussi, le 2 mai 1929 ; Augustin Rocher était, de même que son père Augustin Rocher, qui était né à Châtellerault le 11 décembre 1819 (et qui devint le second époux de Catherine Girot, devenue veuve de son premier mari, Jacques Dézoteux), cordonnier de profession.

Le lien de parenté entre l’Augustin Rocher, né à Châtellerault le 11 décembre 1819, et qui, le 15 décembre 1873, à L’Alma, épousera Catherine Girot (la fille aînée de Jean-Claude Girot, de Menoncourt),

et l’Augustin Rocher, né à Châtellerault le 2 mai 1853 _ soit 33 années plus tard, et cordonnier de son état, lui aussi _, et qui épousera, à Alger, le 3 mars 1877 Marie-Catherine Girot  (la la seconde fille de Joseph Girot, de Roppe) apparaît bien plus que vraisemblable, il est tout bonnement réel : car il s’avère, en effet, que l’un est le père, et l’autre son fils _ né de la première épouse du père, Augustin Rocher : Elisabeth Raboteau (décédée à Aumale, en Algérie, le 23 avril 1865) _ ;

de même que le vraisemblable cousinage _ qui reste à établir, lui, et confirmer… _ entre les pères Jean-Claude _ né à Menoncourt le 25 octobre 1793 _ et Joseph _ né à Roppe en 1816 _ Girot, de Catherine Girot _ née à Menoncourt le 23 juillet 1826 _ et Marie-Catherine Girot _ née à Mustapha le 11 décembre 1859 ; et fille des Girot originaires de Roppe.

D’autant que les pièces d’Etat-civil, en Algérie, des membres de ces familles Girot, nous présentent des liens croisés entre les membres de ces deux familles Girot, celle originaire de Menoncourt, et celle originaire de Roppe.

Ainsi, lors du mariage, le 27 avril 1878, à Alger, de Marie-Françoise Girot _ née à Roppe le 28 janvier 1848, et fille de Joseph Girot (né à Roppe en 1816 et qui mourra à Alger le 20 avril 1872) _, avec Nicolas-Jules Geoffroy _ le scieur de long originaire des Vosges _, font partie des témoins des mariés,

d’une part, Joseph Girot, 31 ans _ il est né à Roppe le 5 août 1846 _, menuisier, et frère de la mariée : enfants tous deux, Marie-Françoise et Joseph, du Joseph Girot né en 1816 à Roppe ;

donc un Girot de la branche de Roppe ;

et d’autre part, Auguste Rocher, 25 ans _ il est donc né en 1853 : à Châtellerault ? oui ! le 2 mai 1853 ! _, cordonnier : fils, donc, de cet autre Augustin Rocher, né à Châtellerault le 11 décembre 1819, qui, veuf de sa première épouse, Elisabeth Raboteau, décédée à Aumale le 23 avril 1865, avait épousé à L’Alma le 15 décembre 1873 Catherine Girot, récente veuve _ depuis le 10 octobre 1872 _ de Jacques Dézoteux, et fille de Jean-Claude Girot _ dont Catherine Girot, la mariée de ce 15 décembre 1873, déclarait ignorer le lieu actuel de résidence, en ce mois de décembre 1873 _ et de feue (sic) Catherine Herbelin _ dont la mariée disait ignorer aussi le lieu du décès _, ainsi qu’il est bien spécifié dans l’acte d’Etat-civil :

soit le beau-fils, par alliance, de Catherine Girot, la nouvelle épouse de son père Rocher ; et fille aînée de Jean-Claude Girot ;

donc maintenant apparenté aux Girot de la branche de Menoncourt !

Et encore, ceci :

au mariage, le 31 mai 1884, à Mustapha, de Gabrielle Girot _ née à Mustapha le 11 août 1867 _, la seconde des filles d’Auguste Girot _ le plus jeune des enfants de Jean-Claude Girot et son épouse Marie-Catherine Herbelin : Auguste Girot est né à Menoncourt le 28 mars 1935 _, de la branche des Girot de Menoncourt, et de son épouse Antonia (ou Antoinette) Brinis, avec Jean-Paul-Joseph Bautzmann _ né à Dahlen, en Saxe, le 21 mars 1857 _,

feront partie des quatre témoins des mariés,

deux personnes liées, à nouveau, l’une, à la branche des Girot de Menoncourt ; et l’autre, à la branche des Girot de Roppe :

soient d’une part, Laurent Sourroubille, restaurateur _ né à Prat (dans le département de l’Ariège), le 17 septembre 1844 _, beau-frère de la mariée Gabrielle Girot _ dont il a épousé, à Hussein Dey, le 24 juin 1882, la sœur aînée : Cécile Girot, née à Mustapha le 11 novembre 1865 _ ;

et membre par alliance, ainsi, de la famille Girot _ issue de la branche de Jean-Claude Girot _, de Menoncourt ;

et d’autre part, Nicolas-Jules Geoffroy, scieur de long né à Courcelles (département des Vosges), le 10 février 1841 _, époux, le 27 avril 1878, à Alger, de Marie-Françoise Girot _ née à Roppe, le 28 janvier 1848 _, fille de feu Joseph Girot _ né à Roppe en 1816, et décédé à Alger le 20 avril 1872 _,  et de son épouse Marie-Rose Blanc ;

et membre par alliance, lui, de la famille Girot _ issue de la branche de Joseph Girot _, de Roppe.

Reste à mieux préciser le lien familial _ de cousinage ? _ existant entre ce Jean-Claude Girot de Menoncourt et ce Joseph Girot de Roppe,

tous les deux venus, avec leurs familles, s’installer, au début de la décennie des années 50 du XIXe siècle, en Algérie,

où tous deux sont décédés.

Les Girot de Menoncourt sont arrivés en Algérie entre, d’une part, la naissance du petit Pierre Dezoteux _ fils de Jacques Dezoteux et son épouse Catherine Girot _, à Menoncourt, le 16 avril 1852, et, d’autre part, le mariage, à Ténès, le 1er août 1854, de Jean-Pierre Girot avec Marie-Magdelaine-Augustine Hermite _ soit durant un écart de 2 ans et 3 mois et demi : autour de 1853… _ ;

et les Girot de Roppe sont arrivés en Algérie, eux, entre la naissance du petit François Girot _ fils de Joseph Girot et son épouse Marie-Rose Blanc _, à Roppe, le 3 mars 1854, et la naissance de la petite Marie-Catherine Girot, à Mustapha, le 11 décembre 1859 _ soit durant un écart un peu plus large de 5 ans et 9 mois et demi : autour de 1856.

Ce qui ne m’a guère fait avancer dans l’exploration de la filiation, en amont, de Joséphine Girot,

probablement née en 1856 :

mais duquel de ces divers Girot, de Menoncourt et de Roppe ?

Cependant,

le principe de sérendipité se révèle souvent, sur la longueur, formidablement généreux :

le plus infime détail pouvant, en effet, se métamorphoser,

avec l’aide d’un minimum de mémoire, ainsi que d’imageance, en permanente alerte,

en merveilleusement fructueux indice de découverte…

Et c’est là le principe de toute effective recherche.

Ce vendredi 5 mars 2021, Titus Curiosus – Francis Lippa

Lettre à l’ombre du père (et tombeau de papier pour lui) : la missive de François Broche « A l’officier des îles » tué par un obus à Bir-Hakeim le 9 juin 1942

30jan

C’est d’un même mouvement un tombeau de papier et une lettre au père défunt,

édifié, le tombeau, et rédigée, la lettre,

à l’ombre même _ ombre à la fois toujours présente, dès l’écriture d’un premier livre en 1969, du moins, en même temps que la personne physique du père, Félix Broche, est forcément à jamais absente, en la vie de son fils François : le père et le fils ne s’étant, en effet, pas même une seule fois vus ni a fortiori étreints : officier, Félix Broche étant déjà parti  de Tunis, où résidait sa famille, pour « les îles« , en l’occurrence d’abord Tahiti, rejoint le 3 juillet 1939 (cf page 57 de À l’officier des îles), puis ce sera la Nouvelle-Calédonie un peu plus tard (il y atterrira le 12 novembre 1940), au moment de la naissance de son fils François, à Tunis, le 31 août 1939 ; et nous verrons ici comment le fils et le père ont, par delà l’absence physique de ce père tué par des éclats d’obus à Bir-Hakeim (le 9 juin 1942), réussi malgré tout, et assez fréquemment, à partir d’un certain moment, à s’entretenir l’un avec l’autre : et c’est de ces échanges en dépit de, et par-delà, la mort, que traite ce livre de construction d’un soi…  _ de ce père, mortellement frappé par un éclat d’obus à Bir-Hakeim le 9 juin 1942,

c’est d’un même mouvement un tombeau de papier et une lettre au père défunt

que dresse et écrit pour ce tombeau de papier qu’est cette lettre au père

l’historien François Broche, en un très beau À l’officier des îles, paru aux Éditions Pierre-Guillaume de Roux au mois d’avril 2014,

dont l’auteur m’a très aimablement fait l’hommage, pour l’avoir invité à un magnifique et passionnant entretien dans les salons Albert-Mollat, à Bordeaux, jeudi 15 janvier dernier,

au sujet de son magnifique et désormais indispensable Dictionnaire de la collaboration _ Collaborations, compromissions, contradictions, paru aux Éditions Belin au mois d’octobre 2014 _ cf sur ce travail historiographique majeur, mon précédent article du 12 novembre : Un admirable monument de micro-histoire de l’Occupation : le « Dictionnaire de la Collaboration _ Collaborations, compromissions, contradictions » de François Broche

C’est en effet à un récit de construction de soi _ celle de l’auteur même, François Broche _,

à l’ombre _ au final positive, enrichissante, sans étouffer, nous allons le voir, même si elle a pu, un moment, devenir « obsédante«  (page 179) _ de cette ombre devenue éclairante de son père,

que procède en effet dans ce très beau récit _ lettre et tombeau au père à jamais absent, sinon comme ombre, précisément _ François Broche.

Construction de soi de François Broche à comparer avec la très rapide évocation par l’auteur du rapport de son frère aîné _ de quatre ans _ Michel à la figure du père disparu

_ cf pages 8-9, 10 et 11 :

 » Un oncle, graveur sur bois du dimanche, avait ciselé sur un petit panneau de bois où ta photo était incrustée cet extrait d’une lettre adressée à ma mère le 31 août 1941 : « Que mes fils ne soient pas des veules, et que l’exemple de ce que j’ai fait leur soit un exemple de vie ». Cette petite phrase a marqué mon enfance. Elle sonnait _ alors, pour l’enfant qu’était François Broche _ comme une condamnation prémonitoire. Plus je grandissais, plus je me sentais profondément « veule ». (…) Mon frère aîné, lui, offrait une image différente : il était énergique, sportif, volontaire jusqu’au paroxysme. Il en avait de la chance ! (…) J’avais la conviction que, ma vie durant, je ne ferais pas le poids devant toi. (…)

Plus tard encore, dans les rares archives qui avaient surnagé _ de divers déménagements familiaux _, j’ai retrouvé ta lettre, adressée à ma mère _ depuis Damas, où Félix Broche, toujours à la tête de son bataillon du Pacifique, stationne en moment en Syrie, faisant désormais partie de « la Première Brigade française Libre (1re BFL) que De Gaulle a chargé les généraux de Larminat et Legentilhomme de mettre sur pied«  (page 144).

Voici le passage où figure la fameuse petite phrase :

« Quelle est ta vie ? Comment t’arranges-tu ? Comment allez-vous tous ? Comment vont les enfants ? François a 2 ans aujourd’hui et Michel bientôt 6. Quelle tristesse pour moi, si tu savais, de ne pas les avoir, de ne pouvoir guider leurs premiers pas dans la vie… Mais je compte absolument sur toi, tu dois me remplacer, être ferme avec eux, ne pas les gâter, les élever virilement. Trop de jeunes Français des dernières générations avaient perdu le goût de l’effort et du travail. Que mes fils ne soient pas des veules, et que l’exemple de ce que j’ai fait leur soit un exemple de vie, malgré tout ce qu’ils en entendront dire ».

Replacée dans ce contexte _ d’août 1941 : la France libre n’est certes pas alors en honneur de sainteté, ni à Tunis, ni en France occupée… _, elle prenait un sens différent. Ce n’était plus une excommunication fulminée par un dieu vengeur, mais un simple desideratum, ô combien naturel, chez un homme plongé dans la tourmente de la guerre, qui souffrait de la séparation d’avec les siens. Tu avais souligné le second adverbe _ virilement _, pour lui donner encore plus de force.

Sur ce point, tu ne fus guère exaucé : ma mère ne te remplaça pas, elle était bien incapable de nous donner une éducation virile.

Mon frère et moi, en suivant des chemins totalement divergents, nous dûmes nous élever tout seuls. Le résultat ne fut pas toujours _ à certaines périodes _ à la hauteur de tes espérances d’outre-tombe.

Aussi loin que je remonte, je ne me souviens pas que tu aies été présent dès le début _ voilà ! J’étais un enfant sans père, et cela n’avait pas l’air de me gêner.

(…)  Je suis tout de même jaloux d’un souvenir de mon frère aîné. Il doit avoir trois ou quatre ans. Il court, tombe, se fait un peu mal, pleure. Soudain, une ombre _ produite par la lumière du soleil de Tunisie, ici _ surgit derrière lui, il se sent pris dans les bras d’un homme qui le serre contre lui et le console. C’est le seul souvenir qu’il conserve de toi. Je suis jaloux de ce contact physique, de cette étreinte, tout en me demandant si cette ombre _ gigantesque _ n’a pas, pour lui, éclipsé tout le reste _ mais nous n’en saurons pas davantage. Moi, j’ai dû me contenter _ longtemps _ d’un fantôme moins encombrant«  _ ;

ou à comparer encore, aussi, au rapport que Jacques Roumeguère _ (9-4-1917 – 25-12-2006) : « un ancien du 1er régiment d’artillerie des Forces Françaises libres, qui avait fait l’admiration de tous ses hommes quand, à Bir-Hakeim, blessé à la jambe, le 9 juin 1942 (le jour où tu étais mort), il avait refusé d’abandonner son poste, alors que sa blessure lui interdisait tout mouvement« , page 197a eu avec son propre père, disparu, lui, au cours de la Grande Guerre

_ cf pages 197-198 :

« Il n’avait cessé de rechercher des témoignages sur son père, un colonel d’artillerie, tué en 1918. Né en 1917, il ne l’avait pas connu :

« Obnubilé par ma propre recherche, me dira-t-il trente ans plus tard _ après leur commun voyage à Tobrouk en juin 1972 : soit en 2002, par conséquent _, je me remémore souvent vos paroles. Malheureusement, j’entame la dernière étape sans avoir recueilli le moindre indice qui eût apaisé mon angoisse ».

A plus de quatre-vingt-cinq ans, il n’avait toujours pas digéré l’absence de son père, qu’il assimilait, comme j’inclinais à le faire moi-même lorsque j’étais enfant _ et ce n’est plus le cas _, à un silence _ voilà.

J’avais beaucoup d’affection, de respect, de compassion pour cet homme qui mourut le jour de Noël 2006, à quelques mois de son quatre-vingt-dixième anniversaire, sans être parvenu au terme de sa quête« .

Or la lecture de cet À l’officier des îles nous apprendra que l’ombre de Félix Broche n’a pas été du tout silencieuse pour son fils François.

A contrario, elle deviendra peu à peu, et au fil d’œuvres poursuivies, fécondement rectrice.

Et alors le fils François,

re-pensant à tout ce qu’avait fait et accompli en officier-soldat son père, et qu’il a pu _ en partie, du moins _, pu assez bien reconstituer _ en historien de la France Libre, tout d’abord, mais aussi en fils se construisant peu à peu _,

peut conclure son récit, page 228 _ juste avant un Epilogue (aux pages 229 à 238 : Retour à Bir-Hakeim (5-6 juin 2012)  _ :

« Allez, salut, toi que je n’ai jamais pu appeler « papa ».

Je pense à toi, je continue à faire ce que je peux _ en œuvres successives de papier, pour le principal _ pour qu’on ne t’oublie pas. Ce n’est sûrement pas assez, mais c’est déjà ça« …

Mais cette construction de soi,

d’un même mouvement fondamentalement modeste en même temps que puissamment exigeante,

est loin d’être pour François Broche une pure et simple auto-création, isolée des autres.

Et c’est sur cette patiente et persévérante construction de soi, via des rencontres et via des œuvres successives, qu’ici je veux porter ici ma propre focalisation de lecteur un peu attentif.

Témoigne ainsi de cette lente, longue, et à vrai-dire infinie _ de même qu’est infinie la recherche-enquête de l’historien, de tout historien… _, construction de soi, ce paragraphe à la page 23 :

« A dix-huit, vingt ans _ quand il est étudiant à Paris, en 1957-1959, donc ; page 42, François Broche résumera : « sept années de vie parisienne« , dont « un stage de quatre ans à la Cité universitaire » ; et quelques importantes amitiés… _,

je n’avais strictement aucune action sur ce qui m’arrivait. J’étais impuissant à modifier le cours des choses.

Au début des Antimémoires, Malraux confie que (…) il déteste son enfance : « J’ai peu et mal appris à me créer moi-même, si se créer, c’est s’accommoder de cette auberge sans routes qu’on appelle la vie ».

Comme Malraux, j’ai la regrettable impression de ne pas m’être créé. Une sorte de fatalité _ alors et unilatéralement _ m’emportait  _ sans cesse, toutes ces années d’enfance, d’adolescence et de jeune adulte _ là où je n’avais imaginé aller«  _ au hasard de quelques rencontres et amitiés : Jean-Marc M. (mort « noyé au cours d’une plongée sous-marine au large de Nouméa« , au printemps 1972, si l’on se fie à la chronologie du récit, page 194) ; Jacques B. ; puis l’homme de lettres Philippe Héduy, en particulier, qui l’amène, vers 1968-1969, à l’écriture-enquête sur le parcours de son père, de Tunis à Tahiti, Nouméa, Beyrouth, Damas, et Bir-Hakeim..

Et François Broche de répéter, page 25, à propos de ses sept premières années, à Paris (dont quatre à la Cité universitaire) : « La vie n’avait aucun sens, tout cela ne rimait à rien« 

Et il se trouve que l’année 1958 est aussi celle de la sortie du film de Marcel Carné, Les Tricheurs : « Les « tricheurs » voulaient s’émanciper, mais ils n’y arrivaient pas, ils demeuraient des « gosses ». Ils n’évoluaient pas, ils stagnaient dans leur insuffisance. Le déterminisme _ inhibiteur jusqu’à l’auto-destruction de soi _ qu’ils avaient eux-même forgé, l’emportait sur leur volonté« , page 27.

Cependant, marquant d’une pierre blanche l’année de son mariage et de sa première paternité, en 1976

_ « J’avais attendu d’avoir trente-sept ans pour devenir mari, gendre, père, beau-frère, oncle » ; cette phrase, à la neuvième ligne de l’ouverture même de son livre, page 5, reprenant en l’amplifiant la toute première du livre : « J’ai attendu d’avoir trente-sept ans pour donner la vie _ juste l’âge que tu avais quand un obus t’a troué la tempe. » Et François Broche de poursuivre : « Pour tenir dans mes bras mon premier enfant. (…) C’était ta petite-fille. Je me suis dit, au même moment _ en 1976, donc _, que, cette année-là _ 1976 _, nous avions le même âge.«  _,

François Broche remarque, page 24 _ et c’est la conclusion importante, je veux le souligner, de son premier chapitre _, à propos de cette étape décisive, enfin, de sa vie :

« Je ne sais pas ce que me réserve _ en 1976, donc _ l’avenir, mais j’ai, malgré tout _ dès ce moment, et enfin ! _, confiance : je me vois bien parti, même si je suis parti un peu tard.

Je n’ai pas le moins du monde l’intention _ désormais _ de m’enliser dans quoi que ce soit, et l’ambition m’anime de « donner », sinon au monde, du moins à ce petit être qui commence à vivre _ son premier enfant, sa fille aînée ; le verbe « donner«  étant ici utilisé intransitivement.

Par le seul fait qu’elle existe, ma fille me replace _ en effet _ dans une lignée _ voilà la source du sens… Elle me révèle que la vie ne peut avoir un sens que si elle s’inscrit dans une continuité« .

D’où la place, ainsi réactivée, en 1976, de la question du contenu du rapport de François Broche à son père ;

d’autant plus que le premier travail réalisé d’écrivain et historien _ et plus seulement de journaliste, cf page 47 : « après neuf mois de service dans la coopération au Gabon _ en 1965 _, j’aspirais à la France comme à la Terre promise. (…) J’allais devoir m’engager sur une route nouvelle » (pages 42-43). « Je ne m’étais pas encore établi, vivotant de petits boulots sans lendemain (j’ai pendant une trop longue année été correspondant régional d’un grand quotidien dans deux départements de la région parisienne, mal payé, toujours sur les routes, mais content de ce sursis qui me permettait de différer un choix définitif de carrière), me frottant à un milieu intermédiaire entre la politique et le journalisme, où je rendais quelques services «  _

d’autant plus que le premier travail réalisé d’écrivain et historien de François Broche, en 1969-70 _ Le Bataillon des Guitaristes, l’épopée inconnue des FFL de Tahiti à Bir-Hakeim, paru en 1970 aux Éditions Fayard, et Prix littéraire de la Résistance, en 1971 _avait déjà concerné, et même au premier chef, déjà alors, mais presque par hasard, aussi et seulement, son père : au hasard d’une rencontre avec l’écrivain et journaliste Philippe Héduy, qui, « un jour (vers 1968-69), dans sa maison de campagne de l’Oise, me lança : « Il faut que vous fassiez un livre sur votre père. Le sujet est en or : un fils part à la recherche d’un père qu’il n’a jamais connu et qui ne l’a jamais vu ».

Je ne m’étais pas créé, j’y parviendrais peut-être en te recréant. Du moins en te faisant réapparaître. Renaître. Revivre.

Je lui avais lâché cette histoire _ la tienne, la mienne _ par bribes. Il avait montré un enthousiasme qui m’avait paru un peu excessif« , commente rétrospectivement cet événement de la toute première étape de sa gestation d’auteur, François Broche, pages 47-48 ;

d’autant plus que ce premier travail d’écrivain et historien de François Broche, en 1969-70, avait déjà concerné, et même au premier chef, déjà alors, mais presque par hasard, donc, aussi et seulement, son père _ je reprends l’élan de ma phrase _donc,

en tant que Félix Broche, son père, était le chef de ce Bataillon des Océaniens (de Tahiti et de Nouméa) de la France Libre…

Page 52, François Broche précise et commente les circonstances de ce crucial passage à l’écriture et à l’enquête historiographique, ce tournant d’activité de 1968-69, qui allait s’avérer, sinon immédiatement, au moins à terme _ car cela va prendre encore plusieurs années… _,  fondateur pour donner une première vraie direction à son existence, jusqu’alors assez déboussolée :

« Philippe _ Héduy (1926-1998) _ et Anne-Marie _ Cazalis (1920-1988), son épouse _ avaient _ ainsi, en 1968-69 _ décidé pour moi : je devais me mettre au travail sans retard.

J’obtempérais sans grand enthousiasme pour une raison qui me paraissait évidente : je n’avais pas _ pas encore _ de projet très arrêté.

Je ne savais pas du tout _ pas encore vraiment… _ où j’allais.

C’était bien d’un enfantement _ et double : et de soi-même, en tant qu’auteur ; et d’une connaissance véridique, historiographique absolument sérieuse, de son père _ qu’il s’agissait.

Te faire tenir _ tel que tu fus, de ton départ de Tunis « au printemps 1939«  (l’indication est donnée page 57) à ta mort à Bir-Hakeim le 9 juin 1942 _ au creux de mes pensées,

comme ce bébé _ le premier, tenu dans ses bras de père en 1976, pour la première fois.

Et soulignons bien ici, à nouveau, que c’est là la scène même d’ouverture du livre, page 5 : « J’ai attendu d’avoir trente-sept ans pour donner la vie _ juste l’âge que tu avais quand un éclat d’obus t’a troué la tempe. Pour tenir dans mes bras mon premier enfant«  ; et en 1968, François Brosse n’a encore que vingt-neuf ans

Exister à nouveau _ adresse l’auteur, dans la foulée, à son père défunt, toujours page 52 _, comme si tu n’étais pas mort _ et cela, par la grâce de la pensée au travail de la recherche historique, et son écriture rigoureuse active, de la part du fils orphelin, à la recherche de la vérité des actes accomplis (des res gestae) par le père.  Comme si tu allais revenir _ au moins par le pouvoir formidable de la pensée et de l’enquête à mener, permettant d’accéder à la connaissance des actes que tu avais effectivement accomplis, en soldat-officier, avant de disparaître… _ après une aussi longue absence.

Philippe ayant eu la sagesse de ne me donner aucune consigne, je dus m’y mettre. Dans la pagaille, dans la panique. En toute liberté. Avec la quasi certitude _ alors, en 1968-69 : foncièrement modeste…  _ que je n’aboutirais à rien« …

Et cela, à la condition de vaincre un obstacle dangereux, identifié par l’auteur page 180 : « cet instinct obscur _ cette pulsion de mort masochiste, dirait plutôt Freud _ qui pousse un homme à saboter son destin _ il me semblait que c’était celui-là même qui me rongeait depuis que j’avais pris conscience de ta mort, et me soufflait que le handicap était trop lourd à surmonter. Qu’il était inutile d’essayer de faire de moi quelqu’un ». Soit un obstacle en effet crucial…

« Un matin de juin 1972, je ralliai l’aéroport militaire d’Évreux, en compagnie de quelques anciens de la Première Division française libre qui allaient commémorer en Cyrénaïque le trentième anniversaire de « la bataille qui allait réveiller les Français », selon le mot si juste de Pierre Messmer« , page 194.

Et le récit poursuit, page 195 :

 « Un vieil autocar nous conduisit de Benghazi à Tobrouk (…). Dans le cimetière français, je me dirigeai lentement vers la tombe numéro un, qui abrite tes restes _ transportés là depuis Bir-Hakeim « dans les années cinquante«  (précision donnée un peu plus loin, à la page 196) . Au milieu des Tahitiens qui la couvraient des colliers de coquillage, mon cœur battait plus vite : nous n’avions jamais été _ le père, Félix, et lui-même, le fils, François _ aussi proches. J’allais enfin te retrouver ! (…) J’allais connaître une minute de vérité qui donnerait peut-être un sens à ma quête _ commencée dans le hasard en 1968-69 _, qui orienterait de manière décisive le reste de ma vie «  _ laquelle, vie, tâtonnait décidément encore, en 1972, à la recherche de ce cap sûr qui lui donnerait ce sens enfin sûr introuvé jusque là…


Mais, aussitôt, pages 195-196 :

« N’ayant jamais cru  à « la résurrection de la chair », je ne pouvais accorder aucune valeur au rectangle de cailloux qui était ta « dernière demeure » (…) De toute façon _ et déjà, pour commencer _, tes « cendres » n’étaient probablement pas là. Il y avait tout de même quelques chances pour qu’elles eussent été dispersées ou perdues, par négligence ou par maladresse, lors du transfert du cimetière de Bir-Hakeim à Tobrouk dans les années cinquante ».

Avec cette conclusion provisoire, toujours page 196 :

« De toute évidence, ce n’était pas là _ ni alors _ que j’allais te rencontrer _ le mot est capital. Je ne vis _ et ne sus voir, alors, en ce cimetière de Tobrouk, en 1972 _ qu’une plaque portant ton nom, et rien d’autre.

Je donnais à mes compagnons de voyage l’illusion de « me recueillir » devant ta tombe. L’expression me faisait _ déjà alors _ sourire. En vérité, ce n’étais pas moi, mais toi qui me recueillais ».

Et François Broche de commenter, pages 196-197, cette situation de juin 1972 au cimetière de Tobrouk :

« Nous étions dans une dimension symbolique qui me convenait.

Il n’existait plus aucune trace matérielle de ton passage sur la terre. Tu étais retourné « à la poussière », comme il est écrit dans le Livre, et c’était très bien ainsi.

Qu’est-ce que cela changeait ? Ce n’était pas ton cadavre qui m’occupait,

mais ton ombre _ voilà.

J’aurais voulu passer le reste de mon éternité _ du moins, ou au moins, celle à venir, après sa propre mort _ à côté de ton ombre.

Dans ton ombre _ l’expression est fondamentale : une ombre qui n’était pas encore alors, en juin 1972, une ombre nourricière et rectrice.

(…) Il n’y avait pas eu _ à Tobrouk, en juin 1972 _ de rencontre. Pas de retrouvailles !

Tu ne m’avais rien dit,

et je n’avais pas _ non plus _ trouvé les mots qui eussent été à la hauteur de l’événement.

Ta tombe était aussi vide que ma cervelle« , encore à ce moment de juin 1972, à Tobrouk.

Mais tout change _ et va changer vraiment _ pour François Broche, annonce l’auteur page 199 (et reprenant l’ouverture même du livre, page 5, à propos de son mariage et de sa première paternité, en 1976)

quand « quelque temps plus tard _ en 1976, donc _, je me mariai.

Ma vie, soudain, avait un sens ; l’amour partagé lui donnait _ enfin, et irréversiblement, cette fois _ une orientation inédite, décisive, définitive« …

« En outre, la paternité _ toujours cette même année 1976 _ m’apportait tant de choses qui m’avaient jusqu’alors si cruellement fait défaut : ouverture, don de soi ; plaisir de contempler la vie dans ce qu’elle produit de plus beau, les regards éblouis et les gestes désordonnés ; intelligence impalpable de mystères à peine entrevus ; petite griserie de l’action qui naît de l’amour de la créature ; goût de vivre et victoire sur la mort _ ô combien précaire, provisoire, dérisoire, mais victoire, car une trace ineffaçable demeure de ces instants de grâce.

C’était comme si, enfin, tout se mettait en place _ voilà _ dans ma vie,

dans ce chaos _ de jusqu’alors, encore _ où je n’arrivais plus à me retrouver« , page 199 aussi.

« J’avais une femme, trois enfants. Ma vie était faite _ enfin _ de certitudes et de servitudes. Je ne me reconnaissais pas.

Pour la première fois, j’accordais leur vrai poids aux choses, je comprenais le monde, j’avais l’intuition de ma destinée.

Cette mi-course n’était pas une mi-temps, mais un départ pour ce couronnement que ne manquerait pas d’être la maturité.

(…) La vie commençait à quarante ans. C’était très banal, comme toutes les vérités premières » _ encore faut-il en faire, et forcément à son corps défendant, l’expérience singulière. Beaucoup ne la feront jamais.

Et page 224 et suivantes, au dernier chapitre du livre, l’exorde :

« Je ne sais pas si nous nous (re)trouverons. (…) Je ne saurais vraiment pas quoi te dire. Que veux-tu, nous n’avons rien partagé ici-bas. Rien de concret, du moins. Si, là où tu es, tu as capté tout ce que je viens de te dire, tu sais ce qu’il y a en moi lorsque je pense à toi. Je n’ai rien à ajouter.

Notre conversation serait celle de deux ombres, comment veux-tu que je puisse l’imaginer ? Nous ne pourrions même pas nous embrasser, nous étreindre.

(…) Alors, je te le répète : ça ne servirait pas à grand-chose qu’on se voie un jour. Ça me ferait bien plaisir tout de même, mais ça ne servirait à rien.

Nos destins étaient liés, mais nos histoires ne se sont pas croisées. Mieux vaut, peut-être, en rester là« …

Alors, « que retiendra-t-on de moi ? », se demande François Broche, page 226 du dernier développement du dernier chapitre de sa lettre-tombeau À l’officier des îles.

Et il répond, page 227 :

« La vérité d’un homme, c’est une somme de pensées et d’actions qui s’engloutissent inexorablement dans le tourbillon des jours. (…)

Mais sort-on tout à fait indemne de cette recherche _ de la vérité _ ?

Et puis, cette vérité à laquelle on a la faiblesse bien compréhensible de tenir plus qu’à tout, peut-on la transmettre à ceux que l’on aime ? Certes non. On ne transmet jamais rien d’important. (…) Chaque génération redécouvre ses propres vérités, et les hommes ne laissent rien _ ou si peu _ de personnel derrière eux« 

Et reprenant son dialogue direct avec l’ombre de son père, François Broche poursuit :

« Si jamais rien de moi ne t’était parvenu, maintenant tu sais tout _ ou presque. Je n’aurais rien d’important à t’apprendre.

Sinon, peut-être, cette affreuse chose : le monde a continué sans toi. Et au bout du compte, tu as manqué à peu de gens.

Tu vois, ce n’est pas la peine que je te le répète de vive voix.

Allez, salut, toi que je n’ai jamais pu appeler « papa ».

Je pense à toi, je continue à faire ce que je peux pour qu’on ne t’oublie pas.

Ce n’est sûrement pas assez, mais c’est déjà ça« …

Lors de son voyage, enfin, à Bir-Hakeim, le 6 juin 2012, rapporté aux pages 229 à 238, François Broche en foule enfin « le sable et les cailloux« . « Il y a quarante ans _ lors de son premier voyage à Tobrouk, en juin 1972 _, je n’avais fait que survoler la position« .

Et « j’ai _ cette fois, écrit-il page 236-237 _ le sentiment étrange d’apporter aussi et enfin : cette fois il n’arrive pas là passivement, « la cervelle vide«  _ à Bir-Hakeim

ma propre histoire _ celle de fils et celle d’auteur, finalement indiscernablement entremêlées : l’écriture de cet À l’officier des îles est datée, page 238, de 2012-2013 _,

qu’un éclat d’obus a fait basculer il y a soixante-dix ans _ le 9 juin 1942 _ dans un inconnu que je n’ai jamais pu maîtriser ni comprendre _ du moins jusqu’à cette journée de juin 2012  à Bir-Hakeim, et, bien sûr, grâce à tout le travail d’enquête (fécond) qui l’a précédé.

C’est comme si, en disparaissant, mon père m’avait donné une seconde fois la vie _ avec la charge-mission, pour le fils, et qu’il avait été difficile et long de faire clairement émerger, et assumer pleinement, de faire sur la vie de son père le maximum de lumière sur sa vie, ainsi que sa mort ; et cela pour l’éternité.

Sa mort, en ce désert, m’a donné un autre destin _ celui d’auteur et d’historien _ que celui que j’aurais dû avoir,

et il a bien fallu que je m’en accommode _ et l’accommodation fut longue, lente et assurément complexe, comme toutes les vies humaines, affrontées à la question cruciale du sens.

Je ne l’ai pas toujours fait de gaieté de cœur, mais en fin, je l’ai fait, et je m’en suis tiré du mieux que j’ai pu.


Je ne me suis même pas 
construit en m’opposant à lui.

Comment s’opposer à un non-être, à un souvenir, à une référence aussi mouvante que ce mirage qu’avec Gufflet et Simon, tout à l’heure _ dans le 4 x 4 venant de Tobrouk, et sur des « pistes incertaines« , le 6 juin 2012… _, nous avons aperçu au loin ?« 

Soixante-dix ans après la bataille, « tout est devenu invisible à Bir-Hakeim,

mais les symboles _ eux _ ne s’effacent jamais. Ni le vent, ni le sable, ni la mitraille, ni l’oubli ne pourront détruire la « cathédrale spirituelle » dont me parlait autrefois _ cf le récit page 197 _ Jacques Roumeguère.

Je pénètre pour la première fois dans ce lieu sacré, je foule le sable et la pierraille _ de Bir-Hakeim _ avec respect, avec crainte, avec un certain sentiment de plénitude.


Je suis
 soudain submergé par la certitude
_ enfin ici et ce 6 juin 2012 ; à la différence du silence éprouvé au cimetière de Tobrouk, en juin 1972 _ d’une « présence réelle » _ celle des mystères de la foi catholique, par exemple celui de la transsubstantiation _ de mon père.

Je l’imagine heureux au milieu de ses hommes qu’il a amenés de leurs îles dans ce bout du monde, faisant la guerre, non pour le « Droit », comme son père avait fait celle de 1914, ni même pour la « Civilisation », comme on le leur assurait, mais pour ces petites choses très simples, très fortes, qui composent l’amour de la vie. (…) La patrie, c’était cela : une odeur _ d’eucalyptus, par exemple _, une petite musique _ tel le chant des cigales de Provence _, que l’ennemi n’avait pas pu étouffer« .

« Nous faisons le tour de la position :

les « Mamelles », éminences encore nettement dessinées,

les restes du « Bir » (le « Puits du Vieillard),

les ruines de l’ancien fortin ottoman, près duquel se trouvait le PC du bataillon du Pacifique.

Le sable a enfoui à jamais le trou où un éclat d’obus, entré par l’embrasure, est venu le frapper, au soir du 9 juin 1942.

Ce jour-là, pour moi, tout a commencé » _ comme fils, et comme auteur en charge de la mémoire de son père.

Titus Curiosus, ce 30 janvier 2015.

Les apprentissages d’amour versus les filiations, ou la lumière des rencontres heureuses d’une vie de Mathieu Lindon

14jan

Avec un lumineux très gracieux Ce qu’aimer veut dire,

qui parait ces jours de janvier 2011 aux Éditions POL,

Mathieu Lindon,

l’année de ses cinquante-cinq ans _ il est né en 1955 _,

nous offre,

avec la gravité éminemment légère _ et tendre ! _ de son écriture cursive

(sans la moindre lourdeur ! sa phrase (toujours !) « vraie » _ c’est là un de ses traits majeurs ! si jamais on s’avise d’y réfléchir un peu… car il n’y a certes là rien, ni si peu que ce soit, de l’ordre du didactique ! oh non ! tout y est jeune et constamment tout frais… _ ;

sa phrase (toujours !) « vraie« , donc,

va _ marche d’un bon pas vif : d’une jeunesse quasi constamment avivée… _

en des élans successifs toujours _ printanièrement en cette « fraîcheur«  même _ renouvelés :

des pas dansés souples assez rapides et relativement scandés, jusqu’à la rencontre, à l’occasion, parfois, et même souvent, mais sans jamais forcer quoi que ce soit _ tant tout est est toujours si splendidement fluide ! _ de plages (rencontrées !) de quelques figures-expressions un peu plus denses, alors, en leur étrangeté (légèrement _ telle une gaze _, méditative…) pour lui-même le premier : avec l’énigme se découvrant _ plutôt que découverte ; et sans avoir à être affrontée _ de ce qu’il apprend ainsi, au fil de cette écriture progressant et juste à peine _ un effleurement en douceur un peu grave… _ pensive…)

Mathieu Lindon nous offre, donc,

ses leçons apprises _ et non données _ (d’aimer)

et progressives _ en les diverses strates des « âges«  se vivant, successivement ; et déposant un limon qu’il faut un tant soit peu « reconnaître« , « assumer«  (tel un legs dont on serait le légataire : si l’on veut bien y consentir…), et aussi (à la Montaigne : c’est moi qui le « convoque«  maintenant et le dit, pas Mathieu Lindon lui-même : ses références ne sont presque jamais philosophiques…) « cultiver » _

d’une vie (la sienne : de cinquante-cinq années jusqu’ici) :

par la grâce

tant donnée que reçue _ ce sont aussi là des « arts«  qui s’apprennent : sur le tas ; face à de si improbables « visitations«  angéliques… _

de rencontres amoureuses _ courent-elles les rues ? et comment parvenir à ne pas les manquer ?.. _,

et cela quels que soient les écarts d’âge

des aimants (ou amants, ou amis

_ voire parents aussi, qui eux aussi « aiment« … :

et Mathieu Lindon de se pencher, et c’est l’autre des lignes de force de ce livre !, sur sa filiation paternelle (ses rapports de fils à Jérôme Lindon, son père) ;

de même qu’il se penche sur sa propre absence d’enfants biologiques : une absence qui l’interroge même puissamment ; et qu’il résout aussi à sa manière…) :

ainsi remarque-t-il _ tel un amer auquel s’orienter si peu que ce soit (et d’importance ! sublime !) parmi les flots sans marques, à perte de vue, de la vie océanique… _ les vingt-neuf années d’écart d’âge

entre l’ami _ et amour… _ (d’exception !) que lui fut (et lui est : à jamais !) Michel Foucault _ mort le 25 juin 1984 _

et lui-même,

et les vingt-neuf années d’écart d’âge

entre lui-même

et son ami _ et amour _ Corentin, rencontré en 2004 _ cf pages 291-292 : « La nuit où je rencontre Corentin, fin 2004, tout se passe merveilleusement, dans le bar puis à la maison.

On ne dort pas une seconde _ ça fait des années que ça ne m’est pas arrivé _, on s’aime et on parle« 


« Les chiffres me fascinent« ,

ponctue, par ce constat, Mathieu Lindon, page 295, sa réflexion sur les durées de temps passé avec les uns et avec les autres de ceux avec lesquels il a un peu (plus et mieux) appris (qu’avec d’autres) « ce qu’aimer veut dire » :

« Quelques années après sa mort _ il s’agit ici de l’ami Michel Foucault (15 octobre 1926 – 25 juin 1984) _,

je pensai que viendrait un moment où

le temps écoulé depuis la perte _ voilà ! _ de Michel _ voilà un terminus a quo de poids majeur ! _

serait supérieur à celui durant lequel je l’aurais connu _ soit six années : de 1978 à 1984 _ ;

et cette pensée a resurgi régulièrement _ par la suite : tel un amer, donc…

Quand Hervé  _ Hervé Guibert (14 décembre 1955 – 29 décembre 1991) ; cf sur eux ce que dit Hervé Guibert in L’ami qui ne m’a pas sauvé la vie... _ mourut,

ce jour _ « foucaldien«  d’échéance : calculé et retenu… _ était déjà _ depuis plus d’une année _ arrivé.

Et un autre jour est venu _ l’an 2004 _ qui fait que

même Hervé,

il y a plus longtemps qu’il est mort

que de temps _ « guibertien« , cette fois _ où nous avons été si proches _ treize années : de 1978 à 1991…

Avec mon père _ Jérôme Lindon (9 juin 1925 – 9 avril 2001) _,

évidemment, ça _ un tel jour d’« échéance«  : « lindonien«  cette fois... ; étant donné leurs quarante-six années de vie communes : de 1955, l’année de la naissance de Mathieu, le fils, à 2001, l’année de la mort de Jérôme, le père _ n’est pas près de se produire (si, un jour je _ né en 1955, donc _ deviens centenaire  _ ou presque : car c’est en 2047, soit 2001 + 46, que Mathieu, à l’âge de 92 ans, donc, verra(-it) se clore ce temps « lindonien«  paternel…).

Les six ans passés auprès de Michel représentent, en pourcentage, une part

de plus en plus infime _ quantitativement : à compter seulement (le nombre de jours) ! _

de mon existence

qui augmente cependant _ cette part-là ! qualitativement ! _ sans cesse

dans le plus sincère _ ou « vrai«  !.. probe ! _ de mon imagination _ mais pas sur le versant d’un pur et simple imaginaire, qui ne serait que fictif, ou nominal… 

Comparer des années à des années,

c’est _ certes _ additionner des tomates et des poireaux,

ça n’a rien à voir avec la mathématique _ affective existentielle : la seule qui importe vraiment ! _ de l’existence _ vécue : et c’est elle qui constitue en quelque sorte l’objet de réflexion (= les comparaisons) de ce livre si intensément sensible qu’est Ce qu’aimer veut dire

Mais les chiffres me fascinent«  _ à l’aune de sa propre vie qui s’augmente et, d’un même mouvement, passe, les deux : voilà le point d’arrivée de ce raisonnement des pages 294-295…


Avec son aboutissement, surtout, à Corentin :

« Cette première nuit _ de « fin 2004« , donc _, je m’informe sur lui

et Corentin m’apprend qu’il prépare l’École Normale supérieure, section philosophie.

Je l’interroge sur les philosophes contemporains

_ contemporains pour moi, il y a plus de vingt ans _ « fin 2004«  _ que Michel est mort _ le 26 juin 1984… _  _

et il me répond ne pas bien les connaître,

excepté Foucault

dont la lecture lui fait un bien fou.

Ce garçon me semble _ ainsi : voilà ! _ de mieux en mieux.

Je suis frappé de sa jeunesse.

Je lui demande son âge,

puis à la suite de cette réponse, sa date de naissance précise.

Il s’avère qu’il est né après la mort de Michel _ survenue le 26 juin 1984.

Je calcule vite que la différence d’âge _ voilà ! _ entre nous _ Mathieu Lindon est né en 1955 _

est la même _ soit vingt-neuf ans _ qu’entre Michel et moi« , page 295…


Et Mathieu Lindon de poursuivre :

« Au plus fort de mon affection pour Michel vivant,

j’avais espéré _ Mathieu avait entre vingt-trois et vingt-neuf ans : désirer (et aimer) être aimé est un trait de cet âge ; aimer s’apprend un peu mieux un peu plus tard… _ que,

lorsque j’aurais son âge,

il y aurait quelqu’un de l’âge que j’avais alors

pour m’aimer _ devenu âgé… _ autant

et m’être aussi dévoué

que moi _ en pleine jeunesse (d’état civil, au moins), alors _ envers lui.

Mais c’était une imagination _ voilà : un fantasme _ qui se projetait dans un si lointain avenir

que jamais je ne l’ai attendu pour de bon, comme une réalité.

C’était _ à l’imparfait d’un passé bien passé désormais…  _ surtout une manière de me complaire _ un peu égocentriquement… _ dans ma relation avec Michel,

de me repaître _ assez naïvement : mais c’est déjà une forme de force, en cet âge un peu neuf… _ de sa qualité _ qui n’est pas rien ! _,

une masturbation sentimentale _ voilà ! Mathieu Lindon est toujours d’une parfaite probité : lumineuse aussi pour nous qui le lisons…

Si bien que,

lorsque je me rends compte _ aujourd’hui ; ou du moins cette première nuit de « fin 2004«  alors évoquée, pages 295-296 _ de mon différentiel d’âge précis avec Corentin,

en réalité _ cette fois : voilà ! _,

ça ne m’évoque pas du tout Michel et moi :

il y aurait trop de prétention _ subjective _

et trop peu de vraisemblance _ objective _

à ce que je puisse m’identifier à lui,

ne serait-ce que sur ce point.

Ça m’apparaît plutôt comme une coïncidence,

une anecdote _ voilà : de pure conjoncture, ou quasi : rien de vraiment « historique«  !.. _

qui fait d’autant moins sens

que j’ignore _ à cet instant-là, de 2004… _ quel sera le futur de mon lien _ déjà… _ avec Corentin

avec qui je suis seulement en train _ ce jour de « fin 2004« , donc ! _ de passer une mémorable nuit,

même si j’ai tout de suite _ c’est à relever… _ l’impression

que ça débouchera _ dans la durée : seule vraiment significative (de quelque chose comme une profondeur, un relief de « vérité« )… _ sur autre chose _ de marquant : « vraiment«  !

Mais ce qui m’habite _ immédiatement et fort ! _ implicitement _ voilà… _

est que la différence d’âge _ factuelle _

n’a aucune influence _ dynamique _ néfaste,

qu’il n’y a pas _ comme la pression de la doxa y entraînerait… _ à la redouter.

Je suis confiant _ donc : voilà ! _ dans une telle relation,

je sais _ d’ores et déjà, sur le champ : par l’amer (et boussole) de la « relation«  d’« intimité«  vécue (« sentie et expérimentée« , dirait un Spinoza) avec Michel Foucault… _ que ça fonctionne.

Telle est une des leçons _ formidablement encourageante ! _ que j’ai retenues de Michel,

de Michel et de moi en fait _ en la « tension«  si chaleureuse et forte, puissante, de l’« intime«  : qui est une relation vectorielle… Cf ce qu’en analyse superbement l’excellent Michaël Foessel in La Privation de l’intime _,

et qui m’est même devenue si naturelle _ = consubstantielle de l’identité acquise en se formant peu à peu mais ferme désormais ainsi ! _

qu’il me faut la distance _ de regard (creuseur de « relief« ) _ de l’écriture

pour prendre conscience que j’aurais pu penser autrement« , page 296…

L’année suivante _ fin 2005, ou début 2006, et lors d’un voyage « de vacances à l’étranger » en compagnie de Corentin (page 296) _,

Mathieu manque mourir ;

et sa « survie«  _ grâce à une opération chirurgicale pratiquée très vite sur place… _

est « miraculeuse«  (page 298) :

« Je sors euphorique _ voilà ce qu’il conclut ! _ de ce voyage

 où j’ai gagné _ par aufhebung de ce qui a été « éprouvé », « dépassé« , « surmonté«  et « acquis«  désormais dans le détail de l’épreuve soufferte partagée… _ avec Corentin

une intimité plus forte

que celle que même le plus violent acide _ Mathieu Lindon se souvient ici d’un épisode particulièrement dramatique de la dernière année « rue de Vaugirard » de Michel Foucault : le détail de l’épisode (et de ce qu’il a apporté à la qualité de relation d’« intimité«  – complicité entre Michel Foucault et lui-même) est narré avec une belle précision et une émotion rare aux pages 129 à 143 _ peut offrir« 

Cette « intimité » « forte » _ et « vraie » ! _,

c’est

celle de l’amour « vrai » _ voilà ! Une force (« intégrée«  maintenant) pour la vie…

Mathieu l’évoque ainsi aussi, à nouveau, encore,

pour un autre de ses amours forts, Rachid _ l’écrivain Rachid O., qui vit à Marrakech… _ :

« une peur me lie à lui

depuis toujours,

une peur qui est l’amour« , page 305…

Et il poursuit :

« C’était pareil pour mon père

et Michel,

ça l’est aussi pour Corentin

et Gérard _ ami intime depuis 1978… _ :

la crainte _ la terreur _ de ne pas pouvoir _ par quelque faiblesse aussi de soi… _ empêcher

que le malheur s’attaque  _ à le détruire ! _ à l’être aimé« 

Et de commenter :

« Comme si je ne profitais pas

de _ la chance de _ ne pas être le père _ voilà la relation la plus difficile (tendue, « braquée« ) du point de vue de Mathieu… _

de ceux que j’aime,

de n’être pour rien, physiologiquement parlant, dans leur existence,

et que j’intégrais _ toxiquement, en quelque sorte _ malgré moi le mauvais côté _ trop pesant et mal sévère _ de la paternité,

une responsabilité qui braque _ voilà ! _

qui angoisse

et dénature _ l’intimité…

Il me faut _ tel l’enfant, mais pas vis-à-vis de ses parents _ l’aide _ amicale, amoureuse _ de l’autre _ ami, amour… _

pour _ en cette situation de faiblesse de l’« angoisse«  _ m’en tirer« , page 305…

« En tant que jeune

ou en tant que vieux,

entre deux êtres

que sépare une importante différence d’âge

_ et dont Mathieu se trouve être l’un de ces deux-là _,

c’est _ ainsi… _ toujours _ à chaque fois… _ moi

qu’on _ c’est-à-dire l’autre (que moi)… _ enseigne

_ et qui me trouve ainsi « enseigné« 

Je suis le héros _ en gestation indéfiniment : tel un fils à perpétuité… _ d’un roman d’apprentissage perpétuel,

de rééducation _ inquiète _ permanente« , page 306…

« Rachid et Corentin _ les plus jeunes amours de Mathieu _,

je perçois leur clairvoyance efficace

comme un lien générationnel

car c’est la norme que le plus jeune comprenne que tel comportement n’est pas justifié par la morale

mais par les obsessions et caractéristiques des plus âgés,

et se sente tenu (ou non) de faire avec,

protégeant ses aînés

comme j’ai eu cent fois le sentiment de le faire.

(Mais)

Je n’étais _ moi-même, alors, à leur âge de maintenant _ pas ainsi _ par moins de « clairvoyance efficace«  qu’eux deux… _ avec Michel.

J’aurais voulu qu’il _ Michel _ connaisse _ maintenant ! _ Rachid et Corentin

aussi pour les aider _ eux, comme Michel a aidé Mathieu de sa merveilleuse attention et délicatesse (d’ange ?) au temps de la « rue de Vaugirard«  _,

qu’il _ Michel toujours vivant, ou ressuscité ! _ fasse mieux que moi

_ mieux que moi, aujourd’hui, avec eux ; mieux que, autrefois, moi avec lui ;

et que lui (toujours vivant ; ou comme ressuscité d’entre les morts…) fasse encore aujourd’hui avec eux, aussi (et surtout), comme il fit (si merveilleusement) alors autrefois avec et pour moi :

Mathieu, peu narcissique, est infiniment profondément humble et modeste ; inquiet de ceux qu’il aime ;

et généreux !..

Bien sûr qu’il ne suffi pas d’avoir vieilli

pour être comme lui _ Michel Foucault avait cinquante-sept ans à la survenue de sa mort…

Et pourtant,

j’ai le sentiment que

Rachid et Corentin

et même moi

sommes dans la droite ligne de l’enseignement _ du « travail sur soi« _ qu’on peut tirer de L’Usage des plaisirs et du Souci de soi,

les deux livres parus quelques jours avant la mort de Michel

et sur lesquels il a tant travaillé,

Corentin les ayant lus

et Rachid sans.

J’aime la façon dont l’un et l’autre m’écoute

quand je parviens _ = réussis un peu mieux… _ à leur parler de lui.

J’aurais voulu être capable de répéter _ et faire rayonner _ l’enseignement de Michel,

j’ai été atterré de croire ça au-dessus de mes forces,

et c’est comme si une part de cet enseignement _ cependant, et en dépit des obstacles divers, dont l’humilité quasi janséniste de Mathieu _ se répétait de soi-même, mécaniquement _ presque sans Mathieu, en quelque sorte, donc… _,

de même que Michel m’a souvent laissé penser que, dans une psychanalyse, la qualité de l’analyste était secondaire par rapport au processus même.

Michel et mon père

m’ont

chacun

transmis _ très effectivement, les deux… _

une façon d’aimer, non ?

Chacun

deux _ même ! _ :

il y a la manière dont on aime

et celle _ aussi _ dont on est aimé«  _ transmises toutes deux _, page 307.

Sur cette comparaison

des deux rapports (intimes)

à l’ami-amour Michel Foucault, d’une part,

et au père Jérôme Lindon, d’autre part,

cette réflexion-ci, page 308 :

« Personne que moi

ne me demande d’être fidèle à Michel ;

alors que, mon père,

ne pas en déshonorer le nom

est mon affaire publique.

A dix, vingt, quarante-cinq ou cinquante-cinq ans,

j’ai toujours été fils,

tandis que Michel

n’aurait jamais été cet ami

pour un gamin de huit ans _ alors qu’il le fut pour le jeune homme de vingt-trois ans, en 1978…

Or telle est la paternité _ en sa noble pesanteur _ :

avoir déjà aimé l’enfant _ avant d’aimer l’adulte qu’il devient et sera devenu _,

l’avoir eu à sa merci _ d’éducateur viril sévère

surplombant…

En vis-à-vis de _ et opposition à… _ ce rôle paternel-là

(qui fut celui de Jérôme Lindon),

Mathieu Lindon de citer ce mot de (l’ami de l’âge adulte _ et des amours…) Michel Foucault

en son Usage des plaisirs:

« Que vaudrait l’acharnement du savoir

s’il ne devait assurer _ un objectif peut-être étroit _ que

l’acquisition _ capitalisée _ des connaissances

et non pas,

d’une certaine façon et autant que faire se peut,

l’égarement _ rien moins ! celui du questionnement éperdu de la recherche même (créative…) _

de celui _ sujet cherchant et créateur fécond, jouant… _ qui _ activement _ connaît ?

Il y a des moments dans la vie

où la question de savoir si on peut _ en terme de possibilité, mais plus encore de puissance ! _ penser autrement

qu’on ne pense

et percevoir autrement

qu’on ne voit

est indispensable

pour continuer _ seulement : cela ne pouvant pas être seulement répétitif ou mécanique… _

à regarder _ c’est une action aventureuse ! _

ou à réfléchir«  _ itou ! « vraiment«  !


Et de le commenter ainsi,

toujours page 308 :

« Penser autrement,

c’était aussi _ pour Michel Foucault, donc : ce vivant ! _,

en plus de ces moments _ ludiques et sérieux à la fois ! _ passés avec nous _ au premier chef desquels, en effet, Mathieu Lindon et Hervé Guibert, en leur âge de jeunes chiens fous… _,

ce qu’il cherchait

dans l’acide« 

_ et qui demeure encore étonnant (et détonant !)

pour le lecteur bien candide que je continue, à mon âge, d’être…

Mais, de fait :

« Vivre, c’est vivre autrement« , page 309 _ aventureusement et « vraiment«  : « en vérité«  et « relief«  !..

Aussi devons-nous convenir avec l’auteur

de cet intense, probe et généreux (et élégant ! en son extrême délicatesse du penser-méditer-se souvenir…) Ce qu’aimer veut dire,

que

« le legs _ non paternel, lui ; mais amoureusement amical, disons… _ de Michel,

c’est cette possibilité de créer _ ouvrir… _ des relations

_ avec d’autres humains « vrais«  : amoureuses et/ou amicales… _

inimaginables _ au départ : elles vont s’ouvrir, voilà !, pour fleurir considérablement… _

et de les cumuler _ en constellations ouvertes immensément fertiles… _

sans que la simultanéité _ ressentie et menée polyphoniquement, en quelque sorte… _ soit _ pour un tel sujet : formidablement courageux et généreux ! _ un problème« 

Avec ce commentaire pour soi, alors, de Mathieu, page 309 encore :

« D’un côté,

rien ne m’émeut autant que la fidélité _ amoureuse _ ;

d’un autre,

elle me paraît _ mais s’agit-il tout à fait de la même ?.. _ une immorale paresse

_ à mener une pluralité de liens forts et « vrais« , chacun, en sa vie affective pleine, ainsi de front

Michel s’amusait que les mil e tre partenaires

qui rendaient si monstrueux _ en effet ! _ Don Juan _ aimait-il ?.. _

étaient atteints par n’importe quel pédé sortant tous les soirs« 

_ quid de la qualité de l’« aimer« 

d’un « faire du chiffre« , cependant ?..

« Sortir«  et rencontrer ainsi suffit-il pour « aimer » « vraiment«  ? Voilà ce que, lecteur, je me demande…

Dans cette optique-là,

« il  m’arrive _ commente alors, pour lui, Mathieu Lindon _ de trouver l’exigence de fidélité sexuelle

une honte«  _ telle une lâcheté ! _ : dont acte ;

même si cela continue de demeurer quelque peu du chinois

pour le lecteur se le recevant que je suis…

C’est peut-être que l’absolu de l’amour (« vrai« , tout au moins…)

est, lui aussi,

et forcément sans doute,

en son « relief » si on le vit jusqu’au bout,

oxymorique !

Bravo l’artiste !

Ce qu’aimer veut dire est un très

très beau livre

« vrai » !

Titus Curiosus, le 14 janvier 2011

Post-scriptum :

Je m’avise a posteriori de la très grande pertinence de la « quatrième de couverture« _ en fait la reprise pure et simple d’un alinéa-clé (in extenso et sans modification aucune) de l’ouverture (« Les larmes aux yeux« , pages 9 à 26) du livre, à la page 15… _,

et en soi-même, d’abord _ magnifiquement synthétiquement ! de la part de l’auteur du livre _,

et, ensuite, en guise de « confirmation« , en quelque sorte,

des toutes simples « pistes de lecture » de mon commentaire

de ce très sensible Ce qu’aimer veut dire :

« En vérité _ oui ! _, la proximité la plus grande _ voilà ! toutes « proximités«  (d’« intimité«  inter-personnelle) aboutées et comparées… _ que j’ai eue _ = vécue ! _ fut avec Michel Foucault ; et mon père _ ici le contre-modèle : évidemment familier, par prégnance première (et basique) du familial… _ n’y était pour rien. Je l’ai connu six ans durant, jusqu’à sa mort, intensément _ le terme, appliqué à cette « connaissance«  (inter-personnelle) -ci, est très parlant : c’est cette « intensité« -là qui se hisse au-dessus de la simple rhapsodie des moments vécus ; et accède à une dimension (« transcendante« , si l’on veut) d’« éternité« , pour emprunter le vocabulaire (oxymorique : comment faire autrement ? pour désigner le « moins ordinaire« , mais « plus réel«  que le réel coutumier de l’« écume des jours« …) d’un Spinoza _, et j’ai vécu _ pas seulement « logé«  _ une petite année dans son appartement _ d’un huitième étage luxueusement vaste et immensément lumineux « rue de Vaugirard« 

Je vois aujourd’hui _ rétrospectivement et travaux de deuil aidant : par la méditation de l’écriture de ce livre-ci même… _ cette période comme celle qui a changé ma vie, l’embranchement _ voilà : la rencontre, sinon la « visitation« , de l’ange ! _ par lequel j’ai quitté un destin _ familialement un peu trop (lourdement : un rien suffit à faire pencher la balance) tracé… _ qui m’amenait dans le précipice _ d’une annihilation…

Je suis reconnaissant dans le vague _ sic _ à Michel, je ne sais pas exactement de quoi _ j’ai proposé le terme d’« amer » afin de « se repérer« « orienter«  si peu que ce soit dans l’un peu trop uniforme plaine (liquide) des flots océaniques des rapports humains… ; et l’écriture de ce livre a eu, parmi ses fonctions, d’éclairer ce « quoi« -là un peu mieux, pour Mathieu Lindon… _, d’une vie meilleure _ soit la finalité de toute philosophie comme « exercice spirituel« , aurait pu dire un Pierre Hadot : mais Mathieu Lindon ne se veut décidément pas « philosophe«  La reconnaissance _ voilà ! _ est un sentiment trop doux _ lénifiant ? jusqu’à l’écœurement ? seulement pour un porteur d’une un peu trop forte dose de masochisme ?.. et pour le fils d’un père (grand !) éditeur et ami très proche, par exemple, d’un génie tel que Samuel Beckett, aussi, parmi d’autres très grands écrivains qui ont été les « contemporains«  (et édités) de ce père : la contemporanéité m’apparaissant comme un des objets de méditation de ce livre-ci de Mathieu Lindon… _ à porter : il faut s’en débarrasser _ l’objectiver ! _ et un livre est le seul moyen honorable _ parfaitement à découvert et public _, le seul compromettant _ comme si seul le risque (ici celui du jugement du sublime tribunal de la littérature !) encouru et affronté validait « vraiment » l’« expérience« … A la façon de l’« épreuve«  de la corne du taureau pour le torero en la préface par Michel Leiris de L’Âge d’homme

Quelle que soit la valeur particulière de plusieurs protagonistes de mon histoire, c’est la même chose pour chacun dans toute civilisation : l’amour _ voilà _ qu’un père fait peser _ voilà ! via l’« Idéal du Moi » et le « SurMoi«  : surtout à pareille hauteur de « sublime » (via, ici, donc, la littérature, l’écriture : pour l’éditeur insigne qu’était Jérôme Lindon !)… _ sur son fils, le fils doit attendre _ eh ! oui ! _ que quelqu’un _ hors cercle de la famille _ ait _ et cela ne court pas forcément la rue _ le pouvoir _ d’un peu de biais _ de le lui montrer _ = faire voir, enseigner _ autrement _ voilà : avec la grâce, non fonctionnelle (ni a fortiori didactique), d’un minimum de « surprise » et de « gratuité«  : un « don«  gracieux (voire angélique !) à apprendre à « recevoir«  : tel ce qui est donné en une amitié et un amour « vrais«  _ pour qu’il puisse enfin saisir _ c’est toujours un peu tardif ; et rétrospectif (et chronophage), l’« expérience » (adulte)… : surtout mâtiné de « poétique« , comme, tout spécialement, ici… _ en quoi il consistait _ cet « amour«  (du père pour son fils)…

Il faut du temps _ mais oui ! à « passer » et « donner » (et aussi « perdre« ) ! ainsi que la chance de soi-même durer un peu longtemps… _ pour comprendre _ enfin et peut-être _ ce qu’aimer _ et cela en la variété plurielle (mais non innombrable, non plus) de ses formes : pas seulement paternellement et filialement, donc… _ veut dire«  _ voilà !..

Encore bravo !

et merci !

à Mathieu Lindon

pour ce si beau « s’exposer« 

en cette écriture au récit un peu tranquillisé _ = surmonté, mais sans didactisme : gracieux ! _

de telles cruciales _ formatrices… _ épreuves

par blessures de la vie…

De Mathieu Lindon,

je lis maintenant

Je t’aime _ Récits critiques,

publié aux Éditions de Minuit en mars 1993…

Sur l’écrivain Philippe Forest : un très grand ! A propos des nuages, la transcendance au sein de (et avec) l’immanence

19sept

Je n’ai pas encore lu Le Siècle des nuages, du magnifique _ puissant ! _ Philippe Forest ;

je le lirai bientôt, et très sérieusement :

car j’estime l’œuvre littéraire  _ romanesque ne convient assurément pas ! _ accompli jusqu’ici _ de ce formidable (!) auteur _

comme véritablement majeur ! essentiel ! fondamental

(bien que ce ne soit, à un certain égard _ mesquin ? _, que de la littérature : mais de la littérature prise _ à bras le corps ! sans esquive… _ comme épreuve vraie _ frontale et pleine ! _ de vérité quant au réel le plus brut et inassimilable !!! ;

sur le propre refus de la fonction cathartique de l’écrire _ le sien, comme au-delà du sien : ridiculement (sinon scandaleusement) insuffisant à guérir de la peine : la mort de son enfant ; ou, encore, la fin de l’amour… _ développé par Philippe Forest,

lire les mises au point indépassables de Tous les enfants sauf un, en 2007…) :

c’est dit ! ;

car j’estime l’œuvre littéraire accompli jusqu’ici _ de ce formidable (!) auteur _

comme véritablement majeur ! essentiel ! fondamental !

Cet œuvre (de littérature) accompli jusqu’ici,

le voici :

L’Enfant éternel _ le récit de la maladie mortelle à l’échéance de moins de deux années de sa fille… _, en 1997 ;

Toute la nuit _ le plus admirable des admirables : il est si puissamment terrible de vérité nue (toute crue : sanglante ; et infiniment à jamais suppurante, sans cicatrisation à venir ; de combustion infiniment alentie, vécue par le plus menu du plus ténu, ressentie de plein front, en pleine face, calmement dégustée en la phase d’horreur de l’écriture du déploiement du deuil) qu’il n’en est pas d’édition de poche… faute d’assez de lecteurs qui le supporteraient !.. _, en 1999 ;

Tous les enfants sauf un _ qui n’est pas classé parmi les romans dans la bibliographie (autorisée par lui) à la page 4 de ce Siècle des nuages, mais dans les essais : où passe ici la frontière ? existe-t-elle seulement, et même, pour Philippe Forest en son usage (si vrai et fort ! ce sont des synonymes !) du littéraire ?.. _, en 2007 ;

Sarinagara _ lors d’une tentative d’éloignement, au Japon _, en 2004 ;

et encore,

très fort _ toujours : again and still… _ quant au récit du terrible _ des dégâts collatéraux de ce même deuil, toujours : car les effets en perdurent… _,

Le Nouvel amour, en 2007…


Mais d’ores et déjà

je tiens à saluer ce passionnant entretien,

in le n° 370 d’art press n°370 (août 2010), de Philippe Forest avec Jacques Henric,

qui présente excellemment cette nouvelle étape du travail de littérature de Philippe Forest

qu’est ce nouvel opus, Le Siècle des nuages ;

je le diffuse ici,

accompagné de farcissures miennes

Philippe Forest : Le Siècle des nuages

n°370

interview de Philippe Forest par Jacques Henric – art press n°370 (août 2010)

Le titre le dit, c’est l’histoire d’un siècle, le nôtre, le 20e _ qui s’est peut-être achevé le 11 septembre 2001 : avec des avions, encore… C’est l’histoire d’un pays, le nôtre, la France. C’est l’histoire d’une famille, celle du narrateur-auteur. C’est l’histoire d’un homme, celle de l’auteur-narrateur, Philippe Forest. Une histoire tournée vers le ciel, une histoire se déroulant parfois au-dessus des nuages, souvent dans et au-dessous des nuages, au plus près de la terre et de ses tragédies. Ce Siècle des nuages : un des beaux grands livres de cette rentrée de septembre. Paraît de Philippe Forest, dans le même temps, aux éditions Cécile Defaut, un essai titré le Roman infanticide, consacré à Dostoïevski, Faulkner et Camus. Essai sur la littérature et le deuil.

Le siècle des nuagesÉditions Gallimard

Comment définirais-tu ce nouveau livre ? Livre d’histoire (celle du siècle passé) ? Épopée (celle de l’aviation, de ses débuts à aujourd’hui) ? Saga familiale (ta propre famille) ? Méditation poétique sur l’existence, si l’on donne au mot poésie son sens à la fois large et profond (ces presque 600 pages comme une longue métaphore filée d’un vol dans et au-dessus des nuages)… ?

Tout cela à la fois, sans doute. Et la difficulté _ sur laquelle j’ai d’abord et longuement buté, que j’espère avoir résolue ensuite aussi bien que je le pouvais _ a consisté à trouver une forme _ c’est le défi de toute vraie littérature ; cf la réponse de Mathias Enard, lui aussi, à ma question de la forme de Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants, par rapport à la forme de Zone, en notre entretien podcastable du 8 septembre à la librairie Mollat _ qui soit susceptible d’accueillir tous ces langages et d’exprimer tous ces projets à la fois, faisant tenir ce qui aurait pu constituer la matière de plusieurs milliers de pages dans un seul ouvrage, certes un peu long au regard des normes romanesques actuelles. Finalement, cette forme prend plutôt l’allure, je crois, d’une sorte de traversée assez fugace du temps, d’un passage à toute allure parmi un spectacle d’illusions mouvantes (les « nuages » du titre emprunté à Apollinaire

_ « Mais chaque spectateur cherchait en soi l’enfant miraculeux

Siècle ô siècle des nuages »

(à la chute du poème Un fantôme de nuées, au sein de la section « Ondes » de Calligrammes)… _,

évoquant ceux _ nuages _ dont parle Baudelaire dans le dernier des poèmes des Fleurs du Mal), quelque chose d’aussi bref et d’aussi évanescent, au fond, qu’une vie.

Il s’agissait, en un sens, comme je l’avais fait et écrit déjà dans Sarinagara depuis le Japon, de dire adieu au « vieux 20e siècle » qui s’en va _ le vieux siècle de L’Enfant éternel et de Toute la nuit, pour ce qui le concernait au plus près, du moins : sa pire écharde… Le point de vue est fatalement le mien, déterminé par ma propre histoire, par mon inscription personnelle dans la chronique collective : j’ai l’âge des gens qui ont atteint approximativement « le milieu du chemin de la vie », comme on dit, égaré comme on l’est toujours _ à cet âge-là : soit, le début de la quarantaine ; Philippe Forest est, en effet, né en 1962… _, au moment où le calendrier faisait la culbute du premier au deuxième millénaire.

Mais si je devais retenir un seul terme pour présenter Le Siècle des nuages, ce serait celui d’« épopée », au sens que lui donne Pound lorsqu’il la définit _ en ses Cantos _ comme « un poème qui inclut l’Histoire ». D’ailleurs, le prologue du roman, qui évoque l’accident fatal d’un hydravion d’Imperial Airways s’écrasant en mars 1937 dans un paysage de montagne et de neige pas très loin de Mâcon, consiste, aussi, en une réécriture tout à fait explicite du début de l’Enéide, une histoire de père et de fils déjà _ Anchise, Énée, Ascagne… _, l’aventure d’un héros très pieux contraint à l’exil par l’écroulement d’un monde, traversant les tempêtes, victorieux cependant et à qui se trouve offerte la vision prophétique d’un lendemain meilleur. Sauf que, bien sûr, les épopées antiques, c’est du moins ce qu’on dit et même si je n’en suis pas très convaincu, expriment une vision assurée de l’univers dont les romans modernes exposent le caractère impossible. C’est toute la distance qui est censée séparer Virgile, qui me fournit l’épigraphe du prologue, et Faulkner qui me donne celle de l’épilogue _ « Once there was (they cannot have told you this either) a summer of wistaria« , in Absalon ! Absalon !

Pour cette raison, Le Siècle des nuages ne mime la forme ancienne de l’épopée que pour mieux en manifester la dimension inquiète, définitivement irrésolue.

Les biographies réservent toujours des surprises. Pourquoi, connaissant ton parcours à toi, n’aurais-je pu imaginer ton père en commandant de bord d’un Boeing 747, qui, après avoir en 1942 traversé Méditerranée et Atlantique pour gagner l’Amérique et s’engager comme pilote dans les rangs de l’Army Air Force, est allé jusqu’à devenir « honorable correspondant » des services secrets français ? Quelle a été la logique de son parcours professionnel ?

Je cite souvent cette phrase de Kierkegaard qui dit qu’un père et un fils sont l’un pour l’autre comme un miroir dans lequel ils se contemplent. Et dans un miroir, c’est à la fois sa propre image et son image à l’envers que l’on voit. J’aurais pu être lui, il aurait pu être moi. Chacun, autant que soi-même, aurait pu être des milliers d’autres. Car, justement, il n’y a pas de logique à l’existence, comme il n’y en a pas à l’Histoire. Sinon celle qu’on lui trouve après coup _ cf les remarques de Michel Jarrety en sa préface (à la page 12) aux Souvenirs et réflexions (non réédités jusqu’ici) de Paul Valéry, à propos des méfiances de Valéry quant aux perspectives dangereusement pas assez critiquées des historiens : « dans ces attaques contre l’Histoire, (une première) ligne de force dénonce une fiction littéraire tout invérifiable, et Valéry reproche aux Historiens de ne pas construire leur objet _ l’événement _ et de faire comme si ce passé pouvait être dit tel qu’il fut, alors que l’Histoire véritable _ = véridique _, plutôt que de se transporter naïvement dans le passé, consisterait à lui poser les questions du présent » : ce que feraient bientôt les historiens des Annales… Fin de mon incise…

Il fut _ ce père de Philippe Forest, donc _ un jeune homme de dix huit ans jeté sur les routes de l’exode en juin 1940, que le hasard de ses études d’ingénieur agronome conduit en Algérie quand en novembre 1942 a lieu là-bas le débarquement anglo-américain libérant cette partie du pays ; il saisit alors l’occasion de partir pour les États-Unis afin d’y être formé avec quelques centaines de jeunes français comme pilote de chasse dans l’aviation américaine ; et, après la guerre, il va devenir commandant de bord pour Air France, où il mènera toute sa carrière, participant au développement de la compagnie, accomplissant son dernier vol en 1981 aux commandes d’un Boeing 747 ; et, c’est vrai, exécutant occasionnellement quelques missions peu périlleuses pour le compte des services secrets. Telle fut sa vie, très romanesque, abondant en péripéties dignes d’un feuilleton télévisé (notamment sa rencontre sur les routes de la débâcle avec une jeune fille de dix-sept ans qui deviendrait sa femme et dont il se trouvera séparé jusqu’à la paix), une véritable traversée du temps et de l’espace (la vieille province bourgeoise et française de l’entre-deux-guerres, l’Algérie sous Vichy, le sud des États-Unis au moment où sévissait encore la pire ségrégation raciale, et puis le monde moderne renaissant après la victoire tel que pouvait le percevoir un pilote de longs-courriers, toujours entre deux escales, étourdi par le perpétuel passage des frontières entre les pays et des lignes immatérielles des fuseaux horaires). Raconté ainsi, tout cela prend en effet l’allure d’un vrai roman qui est à la fois le sien (puisqu’il l’a vécu) et le mien (puisque je le raconte). C’est la phrase de Nietzsche aussi _ in Humain, trop humain _, toutes proportions gardées bien sûr, car l’époque des héros et des poètes est justement passée : « Il en va de toujours comme d’Achille et d’Homère : l’un a la vie, le sentiment, l’autre les décrit. » Entre celui qui vit et celui qui écrit, un écart existe qui est à la fois le lieu de leur opposition et celui de leur confusion, l’espace où chacun engendre _ voilà ! c’est un très notable pouvoir de l’imageance littéraire ! _ l’autre tour à tour

_ et nous retrouvons ici « la seconde ligne de force«  que dégage Michel Jarrety dans la critique des méfaits d’une interprétation trop naïve du récit de l’Histoire (et des histoires narrées, elles aussi !) de la part de Paul Valéry : « il voit dans les récits de l’Histoire le ferment néfaste du présent ; car ce « passé, plus ou moins fantastique _ = fantasmé ! _, agit sur le futur » (cf le texte page 145), et Louis XVI n’eût pas été décapité si Charles Ier ne l’eût été avant lui, comme Napoléon n’eût pas instauré l’Empire sans l’exemplaire romain« , toujours page 12 de la préface de Michel Jarrety à son édition des Souvenirs et réflexions de Paul Valéry… _,

tout cela se trouvant encore compliqué par la question de la paternité : héritant de son histoire qui venait d’avant lui, je suis le fils de ce fils qu’il n’a cessé d’être ; réinventant celle-ci, imaginant le tout jeune homme qu’il était autrefois, je deviens le père du père qu’il fut pour moi.

Un grand rêve idéaliste

Ce parcours professionnel est lié à ses engagements (ou non-engagements ?) politiques. Quels furent-ils ? Sont-ils représentatifs d’un certaine classe sociale ? N’est-ce pas plutôt la fidélité à une morale qui lui a fait traverser ainsi son siècle ? Ce livre est-il une manière d’hommage à ce père ?

« Mon père, ce héros au sourire si doux… »,  comme dit le poème _ de Victor Hugo. J’aurais pu très facilement peindre le portrait très édifiant d’un homme d’exception, sans courir le risque d’être contredit par quiconque. Et m’attribuer du même coup, par procuration, tout le mérite prestigieux _ mais aussi fallacieux : Philippe Forest l’exècre ! _ d’actes, de choix ou d’exploits que je n’ai pas accomplis. On ne compte plus les romans dans lesquels, soixante-dix ans après, quand il n’y a plus aucun danger à courir, des écrivains de la dernière pluie prennent la pose de valeureux résistants, donnent des leçons de lucidité historique à la terre entière, lui expliquant ce que furent son ignominieux aveuglement et sa honteuse soumission à la barbarie. Mais rendre vraiment hommage à un homme du siècle passé consiste plutôt à montrer dans quelle incertitude il se trouvait plongé _ voilà _ avec tous les autres, quelles furent ses hésitations, par quels hasards il s’est finalement retrouvé du bon côté _ en une suite rhapsodique (= capricieuse elle-même, du moins en partie), de coups de dés jetés par lui, et d’autres que lui, en d’« admirables tremblements du temps« , quand tout hésite encore, en ces « parties«  se jouant… Ce sont ces « admirables tremblements du temps« -là que la poésie même de la littérature « vraie«  sait faire vivre et re-vivre, vibrer et, toujours, trembler ; au rebours des mensonges (trop bien-pensants ! tellement à la perfection ajustés, eux !) de la propagande et de la communication dont trop de pouvoirs nous abreuvent, plus que jamais en ce siècle(-ci) de real politik. Fin de l’incise…

Ma mère venait d’une famille d’anarchistes, fille d’un instituteur devenu libraire, héros des deux guerres. Mon père, et c’est ce qui donne un petit côté Capulet et Montaigu à leur rencontre, était issu d’une famille de la droite telle qu’elle existait à l’époque. Le seul regret qu’il ait exprimé est de n’avoir jamais pu convaincre son grand-père, près d’un demi-siècle après l’affaire, de l’innocence de Dreyfus. Ce qui montre quel était son milieu d’origine, mais aussi à quel point aucun individu n’est jamais tout à fait le produit mécanique des convictions de celui-ci. Sans doute aurait-il pu aussi bien rejoindre le camp de la collaboration. Ou peut-être pas. Dans des circonstances extrêmes comme celles du siècle passé, tout se joue souvent pour chacun sur un coup de dés _ voilà ! Ou alors, comme tu le dis, ce fut l’effet de la fidélité à une morale, dont je m’amuse à imaginer qu’elle lui venait du premier film vu dans son enfance, Ben-Hur. Au fond, je n’en sais rien. J’essaie simplement _ oui ! _ de restituer _ avec la vérité des armes de l’écriture vraie _ le brouillard d’idées, l’orage épais et opaque _ oui ! _ qui dissimulaient presque entièrement l’horizon d’alors.

D’ailleurs, s’il fallait le comparer à un personnage épique, plutôt qu’Ulysse, Achille ou Enée que j’évoque dans le livre, ce serait plutôt Télémaque, celui qui se tient loin des combats. À dix-sept ans, grâce à l’Aviation populaire, il avait déjà passé son brevet de pilote dans l’idée de rejoindre l’Armée de l’air. La défaite est venue trop tôt. Il est devenu pilote sur P47-Thunderbolt aux États-Unis ; mais, affecté malgré lui comme instructeur, il n’a pas pu rejoindre à temps le front européen ; et, alors qu’il était sur le point de participer aux opérations dans le Pacifique, l’explosion nucléaire d’Hiroshima et de Nagasaki a, comme on sait, mis fin aux hostilités. Si bien que, ironiquement, il n’a jamais fait la guerre et ne l’a même jamais vraiment vue.

Le Siècle des nuages est aussi un livre politique qui rappelle, notamment, ce fait étrangement oublié _ en effet ! _ : que la démocratie fut malgré tout victorieuse « at the end of the day ». Et qui insiste sur ce qui fut à mon sens le sentiment superbe et scandaleux du 20e siècle : l’optimisme, tout simplement _ voilà !!! _, en dépit de la conscience intacte et terrible du tragique, le pari pris envers et contre tout sur la possibilité d’un lendemain avec la conviction que les vieilles valeurs de liberté, de justice, de progrès demandaient à être défendues et qu’elles ne le seraient pas forcément en vain. L’aviation, qui fut l’un des derniers grands mythes, exprime un tel optimisme. Et c’est pourquoi j’en relate l’histoire depuis l’invention des frères Wright jusqu’à l’ère de la création des grandes compagnies modernes, en passant bien sûr par sa mise au service de l’horreur guerrière, mais surtout en racontant l’épopée des pionniers, de l’Aéropostale (Saint-Exupéry, mais aussi Mermoz, Lindbergh) et de ceux qui leur succédèrent, reconstruisant sur des ruines l’aviation civile : une épopée pacifique et démocratique portée par un grand rêve idéaliste et un peu naïf, dont on peut sourire sans doute maintenant qu’il appartient au passé, mais dont je ne vois pas pourquoi le roman n’exprimerait pas la dignité et la justesse.

À plusieurs reprises, tu t’insurges contre ceux qui, aujourd’hui, « jugent _ sans assez de conscience des complexités de l’historicité ; cf ici à nouveau Paul Valéry ! _ le passé depuis le confort de leur impensable présent ». Est-ce pour cette raison que tu restes très dubitatif _ toujours comme Paul Valéry ! cf son ironie à l’encontre de « la marquise sortit à cinq heures«  _ quant à la validité d’une démarche d’écriture faisant appel au genre romanesque. Tu parles de la « matière inutile  _ = vaine _ d’un roman ». Néanmoins, reconstituant une période de la vie de ta famille que tu n’as pu connaître, tu es contraint, pour la reconstituer, de faire appel pour une part, à ton imaginaire… Comment se pose pour toi la question _ cruciale : en effet ! _ de la vérité dans la fiction, dans l’écriture en général ? Je note tes constantes réticences à te qualifier d’« écrivain », le mot portant _ pour toi _ en lui une charge négative…

On n’échappe pas au roman _ c’est-à-dire à ce que j’ai qualifié, m’adressant à Marie-José Mondzain, à propos de son très important Homo spectator, d’imageance : pouvoir de créer du penser-figurer… Dès que l’on raconte une histoire, et même si celle-ci _ l’histoire racontée, donc (= « les faits«  visés ! par le récit qu’on essaie d’en donner)… _ est totalement vraie comme c’est le cas dans tous mes livres _ l’affirmation est d’importance ! et j’avoue que j’ai pu, à une ou deux reprises, aller jusqu’à me poser la question, par exemple à propos du Nouvel amour _, on en fait forcément une fiction _ = feinte… Pour cette raison, on parvient vite, si l’on n’y prend pas garde, au comble de la falsification satisfaite _ fatuitivement ! C’est particulièrement le cas avec le roman historique qui relève le plus souvent d’une conception extrêmement conventionnelle, reposant tout entier sur l’illusion rétrospective _ confuse, de par sa vraisemblance superficielle même ; et source de confusions à l’infini … _, assignant au temps un sens, c’est-à-dire une signification et une destination à la fois _ uniques et uniformisants _, tandis que l’enjeu _ toujours vibrant, tremblant… _ de la littérature est, au contraire, de montrer _ par le « tremblé«  de son « mentir-vrai«  même… _ comment tout _ non seulement qui peut être dit, mais qui est fait : les actes eux-mêmes des humains ! parlant et imaginant que nous sommes, du seul fait que penser prend (forcément !) la forme du discours… _ ne fut jamais qu’un conte plein de bruit et de fureur raconté par un idiot et qui ne signifie rien (Faulkner, encore lui _ ici, via la parole de Macbeth, in Le Bruit et la fureur : ce récit somptueux et pionnier à quatre narrateurs successifs… _, très présent dans Le Siècle des nuages, se souvenant de Shakespeare) et que la vérité elle-même, qui existe cependant _ et comment ! même si elle persiste à en déranger, et sacrément, pas mal, et même beaucoup ! _, ne se tient nulle part ailleurs que dans le lieu même _ à débroussailler donc ! ce lieu sans limites, selon la belle expression du romancier chilien Jose Donoso ; dans le brouillard de notre cécité (aveuglement) ! _ d’une telle confusion.

Donc, oui, j’exècre _ oui ! _ la bonne conscience des écrivains de mauvaise foi _ oui ! _ qui jugent le passé depuis le confort du présent, qui se servent impunément des horreurs que d’autres ont subies autrefois (les guerres, les morts, les massacres, les deuils) afin de produire la prétendue preuve de leur propre supériorité _ bêtement avantageuse ! _ en se rangeant sans risques _ trop confortablement, eux ; et mensongèrement, vraiment ! _ du côté des victimes, singeant un héroïsme dont rien ne dit qu’ils auraient été capables _ à rebours de l’attitude (du torero toréant : face à la corne meurtrière formidablement mouvante du taureau) du juste écrivant que sait évoquer si justement Leiris en sa lucidissime préface à son Âge d’homme… Philippe Forest s’inscrit dans cette filiation-là d’écrivain « vrai«  ! n’hésitant pas à affronter frontalement, pleinement, son (en son plus essentiel !) danger… Rien n’est plus facile et rien n’est plus méprisable _ oui ! La littérature doit, au contraire, procéder d’une conscience plus inquiète, attentive _ en sa considérable acuité exploratrice, constante ! _ à ce que Joyce nommait toutes « les possibilités du possible » dont ce qui fut _ = advint au réel (des res gestae passées, elles, à l’effectivité)… _ ne constitue que l’une des expressions _ en ce que Gaëtan Picon a excellemment relevé, lui, dans Chateaubriand : d’« admirables tremblements du temps«  qui, de l’écriture de l’auteur aux lectures des liseurs, n’ont pas fini de continuer de vibrer…

Et pourtant, écrivant, on ne se soustrait jamais totalement à la fatalité _ dispensatrice de maints aveuglements _ de la fiction ; et c’est pourquoi il faut à la fois assumer et traiter cette fatalité, en consentant à la littérature _ avec son mouvement (perpétuellement vert et creusant…) d’ironie _ tout en contestant _ par les jeux de son écriture même _ celle-ci _ en ce qui pourrait, en elle et par elle, dégénérer et sombrer en pompe…  Inévitablement, comme le dit Sartre _ in La Nausée _, le roman prend le temps par la queue : il le reconstruit et l’ordonne à partir d’un point qu’il se donne _ et ensuite aux lecteurs ! _ et depuis lequel tout finit par se disposer comme dans un majestueux _ fallacieux ! _ panorama offert au regard du haut du promontoire des siècles. Si bien que même un roman qui exprime l’absence de signification de l’existence, de l’Histoire, tourne _ souverainement : par sa seule gouverne… _ celles-ci en significations nouvelles. C’est mon côté « moderne » sans doute, anachronique certainement au temps des intrigues manufacturées à la chaîne par l’industrie culturelle _ et ses rouleaux-compresseurs de cervelles décervelées : aplaties et écrabouillées, pour être mieux rendues inaptes à la moindre complexité _, le résidu de mes « mauvaises lectures » d’autrefois, mais je reste convaincu qu’un roman n’est légitime qu’à la condition de défaire _ brechtiennement ; et benjaminiennement, aussi… _ la fiction qu’il fabrique à mesure, restituant ce vertige _ de l' »admirable tremblement du temps » ré-éprouvé… _ où la conscience s’éprouve _ vivante : sujet, elle aussi, à son tour ; et pas rien qu’objet ! _ dans l’expérience de l’impossible _ de sa visée du réel lui-même (de la réalité narrée)… Pour moi, ce vertige est le vrai _ bravo ! c’est là dire le fondamental !

Spectacle vide

Est-ce un cycle qui se boucle ? Ton premier livre _ L’Enfant éternel _ était le récit de l’agonie et de la mort de ta petite fille. C’est sur cette mort, avant celle de ton père qui la suit de peu _ elle est narrée et dans L’Enfant éternel et dans Toute la nuit _, que se clôt Le Siècle des nuages. Comme tous tes ouvrages (récits, essais), celui-ci est habité par la question, sans réponse, du Mal. Ton approche n’est pas celle de ton père dont tu ne sembles pourtant pas assuré que ses convictions religieuses, devant le scandale de la mort d’une enfant, ne l’aient pas protégé de la tentation de ce que maintes fois tu nommes le « néant ».

Je ne sais pas si je boucle une boucle. J’ai plutôt l’impression de tourner en rond dans un cercle _ sans spirale : telle une carole magique… _ dont rien n’est susceptible de me faire sortir et à l’intérieur duquel, afin de me divertir peut-être _ sans espoir de catharsis, en tout cas ; cf les solennelles affirmations réitérées, violemment même, en Tous les enfants sauf un _, je trace avec chacun de mes livres des figures différentes et nouvelles _ des variations, seulement, de ce point de vue ; mais cruciales… Ce dernier roman en témoigne, je crois. Tout comme l’essai que j’ai fait paraître il y a quelques mois aux éditions Cécile Defaut, le cinquième de la série « Allaphbed », intitulé le Roman infanticide, et dans lequel, à partir de Dostoïevski et de Faulkner, de Camus et de Malraux, je reviens _ mais avons-nous jamais un autre choix ?.. _ sur cette expérience particulière qu’est celle de la mort d’un enfant et sur ce que le roman est susceptible _ ou pas _ d’en faire _ oui ! par le simple jeu (simple lui-même, pour ne pas dire « simplet« …) de la seule écriture : tel est là son pouvoir (tout aussi ridicule que puissant !) d’assomption !.. Car, oui, la question du Mal _ donné, comme souffert _ est sans réponse _ satisfaisante et définitive _ possible. Et c’est d’une telle absence de réponse _ creusante : fondamentalement, forcément ! _ que doit, bien sûr _ oui ! _, répondre _ en tous les sens du terme _ la littérature _ avec responsabilité ! à oser assumer !.. Il y a là quelque chose comme de l’ordre du sacré, même (voire surtout) pour un quasi incroyant : à l’envers, lui au moins, du nihilisme !..

Que fait à la foi _ vraie ; pas seulement verbale _ l’épreuve du néant _ effectivement rencontré _ ? C’est certainement l’un des sujets du livre. Les catastrophes collectives de l’Histoire, les catastrophes individuelles de l’existence font s’écrouler soudainement _ pauvres (et ridicules) emplâtres _ toutes les croyances. Et pourtant, c’est dans le moment même de leur effondrement que celles-ci parviennent à une sorte de grandeur absurde et tragique qui les porte à leur paroxysme. Les certitudes faciles à l’aide desquelles on donnait un sens au monde manifestent _ soudain _ leur impropriété dérisoire _ assurément ! _ et, dans le vide qui s’ouvre ainsi _ proprement abyssal ; on peut certes y sombrer : cf le récit si fort (et insupportable à tant !) de Toute la nuit, ce si immense livre !.. _, se dévoile le visage d’une vérité terrible qui laisse chacun irrémédiablement seul, et cependant mystérieusement _ aussi _ responsable de tous _ et ici est la grandeur du film de Xavier Beauvois que j’ai découvert hier après-midi : Des Hommes et des dieuxC’est la phrase de Saint-Exupéry cette fois, dans ce très grand livre qu’est Pilote de guerre, phrase écrite au moment de la défaite, et qu’il faut entendre dans toute sa profondeur pour comprendre quelle conscience du désastre et quelle expérience du néant elle exprime : « Chacun est seul responsable de tous. » _ cela sonnant assez étrangement, de même que le film de Xavier Beauvois, à l’heure des mensonges les plus veules étalés et répétés à tire-larigot aux sommets de maints pouvoirs…En tout cas, je les partage pleinement… Est-ce là scrupules de bobos ?.. A chaque conscience d’en juger ? Tout-est-il permis, même si Dieu n’existe pas, se demande Ivan Karamazov, chez Dostoievski… A confronter au « à la fin, c’est la mort qui gagne« , qu’André Malraux rapporte que Staline aurait déclaré au général de Gaulle, en 1945…


Il est question de religion dans Le Siècle des nuages. La fin du roman, avant l’épilogue, se déroule en Turquie, sur la terre où saint Paul a prêché autrefois la folle « bonne nouvelle » de la résurrection des corps, parmi des tombeaux éventrés, devant des ruines où subsistent cependant des fragments de fresques exprimant l’espérance d’un autre monde : « O mort, où est ta victoire ? » Moi qui ne crois pas en tout cela, je me suis toujours demandé _ voilà ce qui se poursuit, en Philippe Forest, écrivant, de la conversation ininterrompue (même par la mort) avec le silence de son père… _ quel effet avait pu avoir sur mon père, chrétien convaincu, la disparition de sa petite-fille, événement qui constitue, c’est tout l’enjeu des Frères Karamazov, le scandale majeur sur lequel vient se briser toute confiance humaine en la Providence divine. Je ne lui ai pas posé la question, bien sûr. Je n’ai aucune idée de ce qu’il en pensait pour finir. Et je crois que lui-même aurait été incapable de le dire. À de telles questions, personne n’a la réponse _ même si agir par rapport à cela nous mobilise au quotidien : sans paroles : ni à d’autres ; ni à soi ; sans l’esquiver ; en nos actes muets, donc…

Depuis toujours, les hommes ont levé les yeux pour deviner _ c’est un jeu qui est tenté _ quelles formes imitaient celles des nuages ; et quels messages célestes ils _ ces nuages, ces dieux… _ leur adressaient ainsi, pour déchiffrer l’augure du vol des oiseaux. Et bien entendu _ je n’y insisterai pas _, il s’agissait d’un spectacle vide, d’un oracle vain. Comme _ je n’y insisterai pas davantage ! _ celui des signes tracés sur la page d’un livre. Et pourtant, je l’écris _ ce livre : pas tout à fait pour rien, en dépit de sa fondamentale, irrémédiable et ridicule vanité… _, il me semble qu’il est bien à plaindre celui qui ne tourne plus la tête vers le ciel lorsque passe au-dessus de lui un avion.


Lire Philippe Forest _ cet écrivant lucidissime magnifique ! _ n’est pas, ainsi, absolument, absolument vide et vain…

Ses signes désespérés, vibrant en l’inconfort de leur narration modeste, nous parlent bien davantage, en leur totale absence de vanité, et en leur vertige, que bien d’autres

_ à commencer par les matraquages et dénégations de nos grands communiquants, en forme de (ridicules) épouvantails tirant encore bien trop de ficelles (de bourses)… Où sont les misérables, maintenant ?

A nous d’apprendre à dé-brouiller le brouillard,

comme Michelangelo Antonioni nous en laisse le message testamentaire, en son sublime Par-delà les nuages de 1995 ;

cf mon propre essai (inédit), à partir de son exemple :

Cinéma de la rencontre : à la ferraraise,

dont le sous-titre explicitatif est :

Un Jeu de halo et focales sur fond de brouillard(s) : à la Antonioni

Titus Curiosus, ce 19 septembre 2010

Filiation, guerre, sexe, Histoire : la valse plutôt tragique d’Eros et Thanatos (1)

28sept

Première partie

_ sur « Les Bains de Kiraly » de Jean Mattern (aux Éditions Sabine Wespieser) _

d’une méditation sur des œuvres (romans ?) de refus de la filiation :

« Zone » de Mathias Énard (aux Éditions Actes-Sud),

« L’heure de la fermeture dans les jardins d’Occident » de Bruno de Cessole (aux Éditions de La Différence)

et « Les Bains de Kiraly » de Jean Mattern (aux Éditions Sabine Wespieser)

_ par lequel (roman) je commencerai, donc, ici ;

et par rapport à « Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas » d’Imre Kertész (aux Éditions Actes-Sud et Babel)… :

soit,

pour les présenter rapidement ici un peu,

l’immense _ et sublime _« Zone » de Mathias Enard _ cf mon article précédent « Emerger enfin du choix d’Achille » _
aux Éditions Actes Sud ;

l’intéressant mais finalement encore un peu trop chichiteux, sans assez de folie (= de folie de style ! trop « léché » !… trop à la mode « Académie française » : de bon ton…) « L’heure de la fermeture dans les jardins d’Occident » de Bruno de Cessole _ cf mon article « rue de Tournon… » _
aux Éditions de la Différence ;

et le pas vraiment « écrit » (hélas ! et pas assez « décoincé »,  du moins à mon goût !) « Les Bains de Kiraly » de Jean Mattern _ cf mon article « patience et battons les cartes _ l’excellent blog de Pierre Assouline » _
aux Éditions Sabine Wespieser ;

sur ce défaut _ rédhibitoire _ de style, je retiens la parfaite formule d’un correspondant, Kohnliliom, en commentaire, le 25 septembre, d' »Emerger enfin du choix d’Achille » : « Il faut pour écrire plonger en soi et ne pas se soucier des caméras«  braquées _ ou pas _ sur soi…

Ou celle de Nietzsche en 1883, en son style pugnace et presque désespéré _ « à coups de marteau » _, dans le chapitre « Lire et écrire » de son « Ainsi parlait Zarathoustra » :

« De tout ce qui est écrit, je ne lis que ce quelqu’un écrit avec son sang. Écris avec ton sang, et tu verras que le sang est esprit.

Il n’est guère facile de comprendre le sang d’autrui : je hais les oisifs qui lisent.

Celui qui connaît le lecteur, celui-là ne fait plus rien pour le lecteur. Encore un siècle de lecteurs _ et l’esprit lui-même va se mettre à puer« …

tous ces livres-ci,

celui de Mathias Énard,

celui de Bruno de Cessole,

celui de Jean Mattern,

dans le sillage de « Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas » d’Imre Kertész



Afin de ponctuer davantage mon tout dernier article (« Emerger enfin du choix d’Achille« ) à propos du très grand « Zone« ,
je voudrais, ainsi, mettre ici ce magnifique « Zone » en perspective


et cela, à propos du refus de la filiation (sur le versant de la paternité : à désirer et assumer)

_ et à propos, aussi, de ces « sujets » majeurs _ et « tissés serré » entre eux _, que sont la guerre, « le » sexe et l’Histoire _

avec quelques œuvres (romans ? assez autobiographiques…) pratiquant elles aussi, donc, le récit _ centré sur un protagoniste principal, voire narrateur à la première personne _ d’un pareil « refus », masculin : de paternité et descendance ;

les  situant, par ce trait précis-là du refus d’être père,

dans le sillage _ surtout, à mes yeux _ du grand Imre Kertész

_ même si « Kaddish, prière pour l’enfant qui ne naîtra pas » est peut-être de tous les livres de Kertész parus jusqu’ici en français
celui que personnellement je goûte

_ tout étant ici fort relatif : Kertész est un auteur « de génie » ! _

le moins ;

et livre qui pourtant

_ mais est-ce vraiment un paradoxe ? _

d’entre les siens

a rencontré le plus de succès en France :

impayable lectorat français !!!

(ou éditeurs parisiens germano-pratins ?) :

pas assez sensible(s) à l’authentique altérité ! pas assez curieux de cette altérité, justement !..

Peut-être parce que Kertész
sortait alors lui-même, en 1989, de sa propre lecture du très grand _ un « génie », lui aussi ! _, Thomas Bernhard ;

et que ce livre-là, « Kaddish« , en restait _ à mon goût _ un peu trop imprégné :
dois-je ajouter que j’adore _ et le mot est encore bien faible !!! _ Thomas Bernhard ?

A commencer par, en toute priorité, l’autobiographie (bernhardienne) :

quelle splendeur ! quelle rare œuvre avec si puissante force de vérité !

on comprend qu’elle ait pu « toucher »

_ jusqu’à peut-être (un peu trop) « imprégner » (= sans qu’il réussisse à s’en détacher avec assez de souveraineté) _

même un auteur lui-même aussi « génial » tel que l’immense Imre Kertész (en personne !!!) ;

ainsi que tout le dernier (sublime !) volet de l’œuvre bernhardien : « Des Arbres à abattre« , « Extinction« , etc…

et encore aussi « Maîtres anciens« , et « Le Neveu de Wittgenstein« , parmi les plus « immenses » ;

sans compter tout le « terrible » théâtre : par exemple « Minetti » ou « Le faiseur de théâtre« …

Mais passé ce moment (de légère faiblesse : un peu trop « bernhardien » probablement, au détriment du proprement « kertészien ») de « Kaddish« ,
Imre Kertész est (re-)devenu pleinement « kertészien », pour de nouvelles « métamorphoses«  _ cf déjà « Un autre_ chronique d’une métamorphose » _ ;

lire surtout
en, superbe de grandeur, contrexemple d’échec de « métamorphoses » des protagonistes du récit (ou de la pièce de théâtre)

le sublimissime « Liquidation » _ le (re-)dirai-je jamais assez ?!..

Tout Kertész, publié en traduction française aux Éditions Actes-Sud, étant peu à peu disponible en collection de poche Babel…

Si je devais en choisir une illustration picturale,

plus encore qu’un Égon Schiele _ viennois _,

je pourrais élire un Lucian Freud,

un « métamorphosé » londonien de Vienne _ encore ! _,

via père et grand-père paternel transbahutés

par quelques trains d’exil…

J’en profite pour rappeler mon impatience de voir enfin paraître en français

une traduction du kertészien  « Journal de galère » _ des si longues années « sous » la botte stalinienne de Budapest et de la Hongrie, avant octobre-novembre 1989 ;

de même que les divers « Essais » d’Imre Kertész,

qui paraissent régulièrement uns à uns en Allemagne,

et pas en France :

le lectorat allemand et les éditeurs allemands _ associés _ faisant preuve d’une immensément plus grande et intense curiosité

que le lectorat français

ou/et le petit monde éditorial (germano-pratin, surtout)…

Soit, probablement,

si je m’interroge un peu (et « creuse ») sur les responsabilités d’un tel « état de choses »,

le côté « superficiel niais » de la bienheureuse et vivante, par ailleurs, « légèreté française »

_ par exemple, la belle légèreté pétillante d’un Diderot :

lire les merveilleusement virevoltantes « Lettres à Sophie Volland« …

Les Éditions « Actes-Sud » « résidant », elles, à Arles ;

et « Verdier », à Lagrasse ;

et « Le Temps qu’il fait », à Cognac…

Sans parler de « William Blake and Co », par exemple, à Bordeaux…

Fin de l’incise sur l’impatience de lire davantage de « grands livres » de « grands auteurs »…


Donc, j’en viens au fait du refus de la paternité _ et de sa descendance _ comme un symptôme des temps qui courent, un trait révélateur de ce qui tourne, perce et advient dans l' »air du temps »…

Dans le cas du roman « Les Bains de Kiraly » de Jean Mattern,

auquel est consacrée cette première partie de ma méditation-article-ci,

comment se présente le refus d’assumer la paternité

de la part du narrateur en première personne, Gabriel

_ le mal nommé: il est aux antipodes d’annoncer

non seulement la bonne nouvelle ;

mais d’annoncer quoi que ce soit :

il se réfugie dans le silence de la fuite ;

et se volatilise carrément, jusqu’à la tentation d’« un nouveau départ« ,

d’« une autre vie« ,

par « une nouvelle porte« , vers « un autre chemin« , page 133,

« par vingt-cinq heures de jeûne, pour commencer, et pas de réveillon.

Une kippa à la place des confettis et des serpentins. Une prière

plutôt que ces résolutions mondaines prises quelques minutes avant minuit

et vite oubliées _ et peut-être un nouveau départ« , pages 132-133) ?..

C’est ce dispositif du « refus de paternité »

que nous nous proposons de dégager ici, en notre « lecture » des « Bains de Kiraly« …

Le narrateur s’est mis aussi à l’écriture

_ de ce que nous lisons :

comme si nous étions, bien plus tard, son fils…

« Cela va faire un an » qu’il a fui son chez lui pour « ce meublé sinistre dans le quartier de Golders Green _ à Londres _ qui (lui) sert de cache : je ne sais pas si c’est la honte ou la fatigue qui m’a poussé à m’y réfugier, ou la lâcheté » (écrit le narrateur, page 13). Mais Gabriel n’est en rien quitte des conséquences de ce « départ » :

« Léo occupe mon esprit, mes pensées. Ma trahison envers lui m’empêche de dormir« , écrit-il page 131.

Et aussi, immédiatement à la suite : « Seulement, Laura est la mère de mon enfant _ qui vient d’avoir sept mois. Elle détient les clés d’une autre vie dont je me suis _ si terriblement, et de son propre fait à lui, Gabriel, le père de l’enfant _ exclu. »

Les remords travaillent donc Gabriel, en cette écriture de « leur » histoire (commune)

_ « une histoire, a-t-il aussi écrit, page 19, « que je ne voulais _ d’abord _ pas me raconter à moi-même » :

« J’ignore si Léo _ je reprends le récit des remords de Gabriel, page 131 _ pourra un jour retrouver cette confiance qu’il avait en moi. Je ne sais pas non plus si Laura pourra comprendre. »

Certes ;

mais le plus douloureux de tout, en matière de responsabilité,

est à venir :

« Mais mon fils

_ lui (son père en ignore jusqu’au prénom ; depuis l’échographie au « cabinet du docteur Waugh« , il a seulement su qu’il s’agissait d’un garçon) _

doit savoir. D’une manière ou d’une autre » _ par l’écrit au moins… (page 131) :

cela vaut-il, pour autant rémission ?..

« Les bruits du cœur de notre enfant que je venais d’entendre

se confondaient avec l’écho des pelletées de terre qui tombent sur un cercueil. Voilà pourquoi j’ai lâché la main de Laura. Je n’aurai jamais la force de mon père. J’ai plié devant l’échographie de mon enfant : elle se superposait à l’image de Marianne _ sa sœur _ dans son cercueil. C’est ma seule excuse » (page 122-123).

Remontons plus en amont dans l’histoire de la rencontre _ et « séduction » _ de Laura et Gabriel :

Je lis, pages 20-21-22 : « Avant Laura (…) je ne me suis jamais laissé séduire. Mais son rire s’était emparé de moi. J’étais saisi. Enveloppé par les débordements de gaîté, par les cascades de sons désordonnés et joyeux sortant de sa bouche, hypnotisé par ses yeux, rieurs eux aussi. Était-ce parce qu’ils ne cherchaient pas à me séduire ? Sa joie semblait se suffire à elle-même, ou plutôt elle paraissait se déployer dans ce rire sans se soucier des autres. Mais comment rester en dehors ? _ s’interroge, comme pour se pardonner à lui-même de ne pas avoir su le faire, Gabriel. Comment ne pas avoir envie de se fondre, se noyer dans ce carillon _ voilà le gouffre (d’un simili de vie) qui l’attirait donc si invinciblement… Laura, ou la « sirène »… A confronter au récent « Boutès » de Pascal Quignard, aux Éditions Galilée…

Mes sens _ c’est-à-dire le sexe, ainsi « appelé », « sommé », dressé à « répondre » à quelque appel provocateur, pour lui, du moins (Laura ne cherchant pas, elle, à séduire), d’Éros _ étaient mis en éveil par la promesse _ toute « sociale » _ de ce rire timbré et sonore qui faisait vibrer tout mon corps _ « sexuellement », donc, ou « érotiquement », peut-être… Il sonnait comme une réponse à mes doutes _ d’enfant pas vraiment (jamais) regardé par ses parents. Au moment de notre rencontre _ avec cette Laura anglaise (Gabriel, lui, est un « expatrié »…) _, cette idée me traversa l’esprit : deux êtres humains pouvaient-ils réellement connaître l’entente, reposer l’un dans l’autre ? Si c’était possible ? Reposer _ étrange désir ; dure fatalité, en conséquence : qui peut être « reposant » ? Un orgasme (à répétitions) ? une tombe ?.. Quelle étrange représentation du « bonheur »…

Le cas de Gabriel tient en partie à des passages de frontières, à des exils, à des changements _ de carte (et papiers) _ d’identité ; et de langue _ de plusieurs générations européennes (depuis Sopron, après 1896).

Voici, page 21 (au chapitre premier) : « Je n’ai plus de langue maternelle, je n’en ai jamais eu. Celle qui aurait pu l’être, mes parents la chuchotaient seulement quand ils se croyaient seuls. J’entendais leur langue _ laquelle ? le magyar ? l’allemand ? le yiddish ? nul indice n’en propose une piste : à comparer avec « Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas » d’Imre Kertész, et son narrateur, « B. », en voyage chez un oncle et une tante, et écoutant parler yiddish… _ à travers la cloison de leur chambre, mais elle m’était interdite. La grammaire de leur enfance ne s’appliquait pas à la mienne. On l’a voulue _ celle de Gabriel _ ordinaire, passe-partout _ en France, en Champagne, même, plus précisément (à Bar sur Aube). Oubliant leur exil _ voilà la clé _, ils voulaient m’offrir une enfance française dans une petite ville de province ordinaire _ passe-murailles…

J’appris par cœur les mots et les phrases qui permettent de se fondre dans le décor _ voilà l’objectif parental _, j’obéis à leur désir. Je devins un élève brillant, surtout en français, un habitué des félicitations » _ au lycée…

Quant aux parents, « ils parlaient un français désuet aux formules bien rodées, figées dans l’angoisse de se trahir _ tiens donc ! _ par une faute de grammaire.«  Le résultat est que, pour l’enfant Gabriel, « cette langue ne devint jamais mienne, et la seule grammaire que je possède est faite de cette règle unique énoncée un jour par mon père : « Dieu a donné, Dieu a repris« . »

Avec pour conséquence l’intrigue et l’énigme

_ du refus de paternité , donc, du personnage du narrateur _

de ce roman, « Les Bains de Kiraly » : « J’ai quitté Laura parce que ces six mots ne me permettent pas de vivre, d’être un père pour notre enfant. Ni un mari pour elle. Six mots ne suffisent pas pour aimer, et tous mes traités de stylistique ne m’aident pas à lui parler »

_ Gabriel empruntera pour parler à Laura, et en des lettres seulement, la prose _ anglaise _ de son ami Léo, amoureux, lui _ la circonstance est propice _, d’une Clare…


Gabriel continue ainsi :  » La douleur de ne pas connaître le nom de notre enfant m’étrangle (page 22). Il mérite mieux que mes silences et mes mensonges«  _ analogues à ceux de ses parents envers lui…

Et presque aussitôt après, (cette même page 22) :  » Notre fils va avoir sept mois, et Laura lui a sans doute acheté ses premiers habits pour l’hiver. Pourtant c’est un enfant du printemps, de la lumière. Un enfant sans père aussi. »

Page 76, à propos d’un éventuel divorce _ formalisé _ d’avec Laura : « Tous les magazines féminins connaissent le sujet : un mari qui ne parle plus à sa femme, et qui se tourne vers son meilleur mari _ pour lui écrire et lui parler ; et surtout le lire. Puis disparaît au moment où elle tombe enceinte _ cela (un « rapport » sexuel, comme il se dit, en dépit de Lacan…) peut remplacer (tenir lieu de ?) la parole… J’aurais tous les torts, je sais _ envisage-t-il ainsi _, je paraîtrais un vrai monstre aux yeux de la cour. Mais j’ignore _ au présent de cette narration _ si Laura a demandé le divorce de son mari volatilisé _ dans le grand Londres. J’ignore si elle espère me revoir un jour, ne serait-ce que pour me cracher à la figure. Si elle _ elle du moins _ espère encore. » Fin du chapitre IV, page 77.

Au chapitre V, vient le récit de la « volatilisation » du mari, pour ne pas assumer la « condition » de père… « Ce Jeudi Soir (sic), (…) Laura portait déjà en elle notre enfant. Elle venait me l’annoncer, le jour même. Elle semblait si heureuse pendant ce déjeuner improvisé _ pour pareille circonstance ! _ quelque minutes seulement après son rendez-vous chez le gynécologue. Son appel pour me demander de la rejoindre une demi-heure plus tard à Kensington Court, dans un de nos restaurants préférés, ne m’avait pas surpris : nous jouissions tant de cette liberté que nous procuraient l’argent et des métiers sans contrainte d’horaires fixes qu’il arrivait fréquemment à Laura de me convoquer sur-le-champ _ est-ce là un amour ? _, comme elle aimait à le répéter, pour un déjeuner ou un verre quelque part dans Londres.

Quelques heures, quelques jours tout au plus après l’étreinte _ à partir de quel moment peut-on parler d’un fœtus, d’un embryon, d’un enfant ? D’un être humain ? Les dictionnaires médicaux pourraient sans doute me renseigner, mais peu importe. Je venais de comprendre que j’avais donné la vie _ cette chose impensable : ma semence s’était transformée en un début d’existence humaine _ lorsque j’ai commencé à écrire à Léo » (pages 79-80).

La lettre à Léo _ « Cher Léo« , par courriel… _ occupe les pages 82 à 89 de ce chapitre V.

Voici quelques extraits intéressant le refus d’assumer la paternité de Gabriel : « Je t’avoue que je ne sais plus très bien où j’en suis avec Laura

_ « figure-toi que Laura n’est même pas au courant du fait que Paul Matthieu (l’éditeur commanditaire d’une nouvelle traduction en anglais de « Docteur Faustus » de Thomas Mann) a abandonné le projet!« , vient de confier Gabriel à son ami Léo en ce courriel, quatre phrases plus haut…

En train de faire fausse route, sans doute. Je ne vois aucune issue. Comment sortir de cette spirale infernale ?

J’ai tellement tu _ par simple mutisme hérité de l’enfance en pareille constellation familiale (intimant le silence !) _

de choses à Laura

_ toujours en me disant que je lui expliquerais plus tard _ expliquer demande tant de temps (d’autant plus when « Time is Money ») _, quand elle me connaîtrait mieux _

qu’il me paraît simplement impossible de changer d’attitude _ si bien installée, incrustée, en habitus, entre eux, en habitude _ maintenant. Par où pourrais-je commencer ? » confie-t-il à l’ami Léo, en ce courriel… « Le plus idiot dans cette histoire, c’est que je n’ai jamais voulu cacher quoi que ce soit à Laura _ la rieuse, si bien installée elle-même dans la satisfaction de son seul rire (et de ce qu’il peut provoquer en son sillage, pour elle)... Gabriel, lui, n’étant ni un menteur, ni un cachotier ; seulement un mutique…

Mais cela ne change rien. L’accumulation de tous ces silences me fera passer pour un menteur auprès de la personne la mieux intentionnée _ est-ce toutefois là l’ordre de l’amour ? _ à mon égard. Quand j’y réfléchis, je me dis qu’elle ne sait rien de moi _ ni ne cherche à savoir ? à connaître ? à aimer ? qu’est-ce donc qu’aimer ?.. Nul, ici, ne semble s’y interroger… Te rends-tu compte de cela  : pas un mot sur la mort de ma sœur, rien sur oncle Joszef, ni sur mon grand-père. Je n’ai _ même _ pas pu lui parler de mon séjour en Hongrie » (page 83)… Peut-on donc seulement partager rien qu’un lit et du sperme _ Gabriel, lui, dit « semence » ?..

Aussi, Gabriel doit-il se résoudre à convenir que « le temps ne résout rien. Il creuse, il aggrave, il accentue. De telle sorte que même quand il n’y a pas de secret honteux, pas de faute cachée et inavouable, la moindre faille devient un fossé béant _ avec le temps, justement. »

Avant cette précision-ci : « Je ne vois pas pourquoi je te raconte tout ça _ pour faire avancer l’intrigue (du roman) par le coup-de-théâtre qui va s’ensuivre, quand Laura découvrira, par inadvertance, ce courriel à l’ami Léo ?.. Si, bien sûr. Depuis quelques heures, tout a changé : Laura attend un bébé. Notre enfant. Je suis ivre de bonheur, et totalement terrifié _ il s’agit donc d’une « terreur totale » !.. en cette perspective de « paternité » !

 Mais maintenant ? Un enfant. Tu te rends compte ? L’impensable. » Difficile à « réaliser » comme cela se dit improprement, mais significativement. Ou quand le réel se met à bel et bien « terroriser »…

« Attention, pas de méprise : je désire cet enfant plus que tout au monde.

Lorsque Laura me l’a annoncé tout à l’heure, au restaurant, j’ai été bouleversé de joie.

Je n’ai pas su le montrer, bien sûr _ comment interpréter cette expression : en donner des signes extérieurs intentionnels clairs ? fonctionnels ? « communicationnellement » efficaces quant au destinataire de ces signaux ?.. _,

mais j’ai toujours pensé _ en quel sens ? « envisagé » ? « espéré » ? à la façon d’une « option » « profitable », « rentable » ?.. _ qu’un enfant m’offrirait un nouveau départ.

Par le simple fait que je pourrais lui donner cette enfance insouciante que je n’ai pas eue. Une enfance idéale _ « insouciante« , « idéale » : les adjectifs du narrateur sont décidément maladroits, inadéquats, faux : quel empoté !.. Celle que l’on ne veut pas quitter, celle de Peter Pan

_ « Tous les enfants, sauf un, grandissent » est « la première phrase du roman de James Barrie, « Peter Pan« , souligne le magnifique Philippe Forest en son formidable « Tous les enfants, sauf un » (page 162), après l’avoir choisie, cette phrase, nous dit-il aussi, pour « le bandeau rouge de « L’enfant éternel » ;

lire, aussi, et peut-être d’abord, de Philippe Forest, l’unique « Toute la nuit«  ! Fin de l’incise Philippe Forest..

Et par la même occasion, effacer un peu plus la mienne

_ mais en quel sens, « effacer » ? gommer ? supprimer ?

ou bien se « métamorphoser » ? dirait Imre Kertész…

Si seulement je pouvais le mériter aussi.

Quand on existe si peu _ une confidence importante (!) du narrateur à l’ami Léo _,

quand on ne sait pas _ comment l’apprendre ? qu’est-ce donc que vivre, si ce n’est, précisément, et à toute heure, cela : apprendre à exister vraiment ?_ comment être ni mari, ni ami,

comment pourrait-on devenir père ?

Je ne sais même pas _ un point important, lui aussi _ dans quelle langue lui parler, à cet enfant _ mon enfant.

J’ai l’impression que l’on _ ah ! quelle instance de pression ! que ce « on » ! _ me demande de jouer devant une salle pleine

_ socialement, donc : « où sont les caméras ? » dit fort pertinemment Kohnliliom (en commentaire de l’article « Emerger enfin du choix d’Achille« ) _

la Sonata alla turca

alors que je n’ai pas fini mes gammes

_ il fallait être un « enfant prodige » pour être, précocement, Wolfgang Amadeus Mozart !!!

Un débutant maladroit sur la scène du Royal Albert Hall _ nous en sommes ici à la case Londres _, ou à Pleyel _ Gabriel est aussi passé par la case Paris, après la case Bar sur Aube et la case Proverville (avec la tombe de sa sœur Marianne), dès l’ouverture du roman, page 11…

Une erreur de casting

_ est-ce de cet ordre-là qu’est le vivre ; et qu’est le « vivre avec » : être ami ; être mari ; être père ???

En se comparant avec son ami Léo (avec Clare),

Gabriel (si maladroit avec Laura) se dit (page 90) :

« Léo et moi étions des frères jumeaux emmurés dans la même solitude _ du deuil d’une sœur (Marianne, Charlotte). Léo

_ « Suis de Colchester ? Et toi ? Tu n’es pas d’ici ?« , dit-il à Gabriel  le jour de leur première rencontre, à Norwich, se souvient Gabriel, page 39) ;

Léo,

« il était né à Colchester, à une centaine de kilomètres au sud de Norwich et il avait suivi des études de gestion et de français«  (page 41),

lui aussi a perdu « sa sœur aînée, d’une méningite«  (page 42) ;

« mais le simple fait qu’il parvienne à se confier à moi, dans un flot de paroles ininterrompu _ car je ne savais tout simplement pas quoi dire _, fut un miracle pour moi.

« Il n’y a rien à dire. La vie continue. J’ai deux enfants qui me restent. » Ces mots de ma mère résonnaient encore dans ma tête, et m’interdisaient de répondre à Léo, par la force de l’habitude. De si longues années de silence imposé ne se brisent pas en une seule fois, lors d’une soirée au pub« , à Norwich (page 42) _

Léo _ donc _ a trouvé les mots pour briser ce silence, pas moi.

Mais quelle différence ?

Depuis _ « cela va faire un an« , a-t-il dit tout au début de son récit, page 13 _ que je vis ici, caché, reclus

_ de tous ses proches, dans un autre quartier (Golders Green) de Londres, ratiocinant ce monologue que nous lisons, via Jean Mattern en ces « Bains de Kiraly« -là _,

je passe des heures à réfléchir à cela

_ lui, Gabriel, n’est pas « emporté », comme Francis Servain Mirković, vers Roma-Termini (ou Istanbul, ou Syracuse) par un Pendolino...

Léo a réussi à garder Clare,

ou plutôt il a réussi à exister pour elle _ formule intéressante.

Pas moi : Laura vivait avec un fantôme, faisait même l’amour avec un fantôme

_ d’où mon titre pour cet article-ci : « valse plutôt tragique d’Éros et Thanatos« .

Je crains même qu’elle n’ait fait un enfant avec un fantôme »

_ quasi une éprouvette… (toujours page 90). « Je cherche un homme« , criait Diogène avec sa lanterne allumée en plein jour…

Pages 107-108, l’intrigue romanesque prend son tournant _ faut-il dire « plutôt tragique » ?

« Alors comme ça il paraît que tu te demandes dans quelle langue tu vas parler à notre enfant ? Et tu te considères comme une erreur de casting dans le rôle de père ? »  intervient Laura.

Juste avant, cependant : « Son corps me manque, nos corps me manquent. Le mien dans le sien.

C’est là, précisément _ « le sexe », ou « Éros », du titre de l’article _, le point de rupture :

nos corps enchevêtrés qui ont engendré.

Nous avons commencé une page d’écriture _ génétique (par le jeu de l’ADN) : de « filiation » _ pour laquelle toute grammaire me fait défaut.

Cet enfant, je ne sais pas comment lui parler,

et quelle syntaxe lui enseigner

_ seraient-ce donc là, par hasard, des scrupules qui honorent ?!?!

Dans quel dictionnaire trouver les mots ? _ Gabriel est traducteur de son métier…

C’est pour cela que je suis parti _ se dit-il à lui-même. Ce nouveau chapitre _ la vie serait-elle un livre ? _ devait s’écrire sans moi.« 

Chacun _ à commencer par le fils _  jugera…

« L’entrée en matière _ de Laura (enceinte), toujours page 107 fut fracassante,

mais il est vrai que Laura aime _ dans tout ce qu’elle entreprend _ c’est une battante, bien armée d’un « fighting spirit«  _ donner le la dès la première mesure. Tâtonner, chercher, expérimenter, elle déteste. Elle envoie des signaux clairs à ses interlocuteurs ; son sourire ou sa mine de désapprobation indiquent en général dès le début de l’échange _ Laura est une communicante efficace _ la tournure que prendra la conversation.

Ici, je reconnus mes propres mots, et même si je ne pouvais pas croire à une trahison de Léo, j’étais anéanti _ d’être à un tel point « découvert », lui qui, déjà, « existait » « si peu »… _ :

je savais que Laura ne me laisserait aucune chance _ de m’expliquer un tant soit peu : quel couple !!! chercher l’erreur !!! _ dans la discussion qui allait suivre. »

Voici, alors, l’explication par Laura :

 » « J’ai ouvert ton courriel à Léo. Par mégarde, je précise. Tu ne fais jamais le ménage dans ta boîte à lettres, alors de temps en temps je m’y mets _ tiens donc ! Et quand j’ai vu ton mail intitulé « Bonne nouvelle », je me suis dit : il est tellement content, il l’a annoncé tout de suite à son  meilleur ami, c’est formidable ! Je n’avais même pas l’impression d’être indiscrète en l’ouvrant, tellement j’étais heureuse à l’idée que tu débordais toi aussi de bonheur _ une idée tellement simple ; et si universellement partagée… Quelle idiote je suis. Mais peu importe maintenant » : tel est le discours rapporté de Laura par Gabriel, qui le conserve si bien en son oreille (page 108).

« Je n’offrais aucune résistance, et _ c’est bien connu _ on se fatigue bien plus vite à taper dans du vide que sur un punching-ball. Sa tristesse, sa colère, sa douleur, son sentiment d’avoir été trahie, de ne rien y comprendre _ bien des choses se mêlent en affluant ici à vitesse supersonique _, je n’avais rien à y opposer. Dix minutes, peut-être quinze, à l’écouter ainsi en silence, puis je me levai en disant « Je crois que je vais aller nager un peu.«  Je la vis secouer la tête, très lentement, l’incrédulité se lisait sur son visage (…) : elle était désemparée. »…

Au retour de la piscine, « elle avait fait ses valises » (page 109). Fin du chapitre VI.

Page 123, ceci : « Je ne peux effacer le mal que j’ai fait _ seulement au passé ?!?  J’ai disparu sans laisser de trace » _ et à l’égard de quiconque en Angleterre, Léo compris…

Avec ce commentaire du narrateur : « Certains beaux esprits prétendent que la disparition est la forme la plus radicale de notre liberté. Ils ne savent pas de quoi ils parlent. Je suis prisonnier de mon absence.

Et Laura ne connaît même pas l’adresse de ma prison » _ et ce n’est pas seulement le « meublé » de Golders Green !..

Et encore, page 129, cela : « J’ai séduit Laura avec les mots d’un autre _ ceux de Léo à Clare.

Je l’ai aimée dans une langue qui n’est pas la mienne _ en a-t-il, seulement, une à lui, lui le traducteur de profession ? _,

et je ne sais pas comment parler à mon enfant. »

D’où le choix de ne jamais connaître cet enfant : passez muscade !.. Et le tour serait joué, a-t-il pensé alors, « sur le champ« , en quelque sorte…

Comment va donc s’en sortir notre héros ?

La religion lui sera-t-elle,

par exemple en quelque synagogue, telle que celle de la londonienne Beth Hamedrash (du quartier de Golders Green),

de quelque secours ?..


A la dernière page (page 133), on peut lire : « La rue dans laquelle se trouve la synagogue de Golders Green porte ce nom étrange, The Exchange. L’échange.«  Le narrateur apporte alors ce commentaire : « M’est-il encore permis d’échanger une autre vie contre la mienne ? Ouvrir une nouvelle porte, et trouver un autre chemin ? Un pas devant l’autre. »

Pareil degré d’égocentrisme effare : serait-ce l’air du temps de 2008 ?

Ainsi que l’air de Londres et du « monde des affaires » de la City ? Brrr…


Et enfin, quant à la question de la filiation

(et de ce refus d’assumer la paternité, bien réelle, elle),

ceci encore, page 132 :

« Je ne possède aucune photo non plus de mon fils.

Son visage porte-t-il la moindre ressemblance avec ses ancêtres _ de Sopron, en Hongrie (au pays du château de parade des Esterházy) _ dont je viens d’apprendre _ confirmation officielle de _ l’existence

_ voici la référence : « mon enfant compte bien parmi ses ancêtres une certaine Alma Rosalia Roth, née Biro, ainsi que Michaël Baruch Roth, convertis au christianisme en 1896. (…) Ce jeune couple était-il opportuniste, assoiffé de reconnaissance sociale, ou réellement touché par la grâce d’une nouvelle foi ? Aucune photo ne me permet de scruter l’expression de leurs visages _ c’est assurément très frustrant ! _

ni de chercher une étincelle de vérité au fond de leurs yeux _ l’expression est magnifique !

Aucune lettre _ non plus _ ne me permet de comprendre _ c’est-à-dire rétablir le fil de l’histoire tue, cachée, tronquée. En tout cas, le petit Karel, mon grand-père _ maternel _ a bien été juif pendant quelques semaines _ on appréciera toute l’ambiguïté des interprétations possibles de la formule… (…) Moi, je ne sais quoi faire de ces ombres du passé » _ cf mes articles « Ombres dans le paysage » et « Lacunes dans l’histoire » _, vient juste de se dire le narrateur toujours « bloqué » (un peu plus haut, en cette même page 132).

Je reprends et termine ma lecture (sélective) :  « Je ne possède aucune photo non plus de mon fils. Son visage porte-t-il la moindre ressemblance avec ses ancêtres dont je viens d’apprendre l’existence ? Mais surtout : saura-t-il mieux comprendre que moi ? »

Et assumer, lui,

en aval, comme en amont,

sa filiation ?

Voilà pour le refus d’assumer sa paternité pour le narrateur des « Bains de Kiraly« …

Page 13, le narrateur, Gabriel, avait cependant déjà annoncé :

« Abandonner Laura

et laisser Léo sans nouvelles

me parut la seule solution pour sortir de l’impasse

_ de la difficulté de prévoir quelle langue et quelle grammaire le père (qu’il devenait)

pourrait utiliser en ses rapports avec son fils (à naître…).

Ce fut une erreur.

Je suis plus que jamais _ au présent de la narration de ce récit _ pris à mon propre piège _ de cette particulièrement malencontreuse tentative de « sortie «  » :

Gabriel, en fils de ses parents, reproduisant ce que ses parents ont fait pour le sortir, lui, de leur « Histoire »…

Ou la question qui demeure : comment faire _ et dignement _ front à ce tragique meurtrier du déni de vivre que quelqu’uns emploient à l’égard de quelques autres ?… Et comment nouer des liens plus et mieux aimants, qui ne soient pas des « prisons«  _ ou des « abattoirs » ?..

Voilà.

Ce nouvel aperçu sur le roman de Jean Mattern confirme

(et rectifie aussi un peu, à la marge)

ma première appréciation (en mon article « patience et battons les cartes _ l’excellent blog de Pierre Assouline » _) :

un très beau et fort « sujet »

_ l’implacable « prison«  (le mot se trouve, entre autres pages, page 123) de certains silences

(parentaux,

en pyramides générationnels : parents, grands-parents… ;

mais aussi personnels : ne pas vouloir savoir…

ne rien chercher à échanger avec ses proches…) _,

auquel il aurait fallu un vrai style (d’écriture : romanesque, ou autre…),

un souffle beaucoup plus généreux ;

à moins que ce ne soit, aussi,

une affaire de lecteur ?..

et de désir _ et d’horizon d’attente _ de lecture,

face à la vérité sur le réel

chaloupé

de « la valse plutôt tragique d’Eros et Thanatos« …

La « confession » du narrateur demeure _ encore, à ma re-lecture _ sans assez de souffle ;

et les personnages

_ Gabriel, Laura, chacun des autres (tous appréhendés, il est vrai, à travers le discours de ce malheureux Gabriel) _ souffrent assez cruellement d’un (important, voire énorme) manque d’épaisseur,

à la façon des personnages de « cadres »-pantins (ou porte-manteaux) des « Choses » de Georges Perec, en 1965…

Il est vrai qu’ici, en ce récit-ci, à Londres aujourd’hui, nous sommes plongés en un milieu de « bobos » plutôt friqués (et assez peu sensibles à l’altérité et aux autres

_ et c’est encore un euphémisme !.. le réel dépassant, comme toujours, la fiction…),

comme il en pleut, de ces bobos-là, à la douzaine à Londres par ces temps-ci…

Voilà pour le Mattern…

Venons-en au Énard…

A suivre…

Titus Curiosus, ce 28 septembre

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