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Créer versus s’adapter : l’urgence du comment contrer la logique mortifère du totalitarisme des normes d’existence, selon Roland Gori dans son si juste « La Fabrique des imposteurs »

25jan

Le présent essai de Roland Gori La fabrique des imposteurs est rien moins que d’urgence civilisationnelle, et, ainsi, de salubrité publique,

du moins pour la plupart des citoyens : ceux qui ne sont pas encore tout à fait ni des imposteurs plus ou moins (et à des degrés divers…) assumés et conscients, c’est-à-dire cyniquement, ni des personnalités as if (un peu moins conscientes de l’être, elles _ surtout sans le « côté plus monstrueux » (et plus spectaculaire ; du moins une fois l’imposture démasquée : au grand jour !) de l’imposteur… _) ;

ou qui pourraient cesser, les as if comme les convertis à l’imposture _ même si c’est, pour ces derniers, un peu plus difficile ! qu’est-ce qui pourrait, eux, les convaincre vraiment (mais est-on ici seulement dans l’ordre du rationnel ? voire d’une quelconque argumentation ?..) qu’ils font fausse route ? il existe un tel niveau de plaisir pervers (sadique) à abuser des autres ; voire un tel niveau de masochisme à s’abuser, se perdre et s’avilir soi-même : selon ce que Freud a nommé, d’une part, le sadisme, et d’autre part, le masochisme primaire… ;

sur cette difficulté à aider à changer de vie les imposteurs (et les salauds, dans le vocabulaire plus éthique de Sartre), il faut bien aussi constater l’échec final, en dépit de tous ses efforts, de Socrate (qui paie pourtant beaucoup de sa personne, et jusqu’à sa vie même, au final : lire ici Phédon ; et écouter ce qu’en a fait Éric Satie, par exemple dans la version frémissante de Hugues Cuénod, au disque…) face à Calliclès (et Gorgias et Polos, les professeurs de procédures d’imposture, c’est-à-dire la rhétorique et la sophistique, pour l’âme ; la panoplie du maquillage et de toute l’esthétique, ainsi que la fausse diététique, étant les procédures d’imposture pour le corps : ce sont là les quatre techniques (et pas arts !) de tromperie que repérèrent alors Socrate et Platon, en leur Ve siècle avant Jésus-Christ) dans ce dialogue fondamental qu’est le Gorgias de Platon ; j’en pratique la lecture très attentive depuis quarante ans en classe de philosophie ; parce que « les vrais éducateurs sont des libérateurs« , comme s’en souvenait et me l’a rappelé, de vive voix au téléphone, mon ancienne élève (en 1973-1974, à Bayonne) Elisabeth Lamiscarre, jointe après presque quarante ans ; et maintenant professeur de Français à Pau… ; sur les techniques de procédures de tromperie politique, lire aussi l’éclairage de feu (!) de Machiavel, dans Le Prince... _,

ou qui pourraient cesser, ces as if comme ces convertis à l’imposture,

ou qui pourraient cesser bientôt de l’être : car les « hyper-adaptés«  (aux modes de procédures socio-économiques dominants et terriblement envahissants depuis la vague néo-libérale du dernier quart du XXe siècle… _ et quasi totalitaires ;

et c’est non sans pertinence que Roland Gori cite, pages 245-246-247,

et en prenant soin de ne pas le généraliser : « je ne souhaite nullement établir une hiérarchie des civilisations et des sociétés,

rapprocher _ jusqu’à identifier et confondre… _ le nazisme et le néolibéralisme,

et réduire l’évaluation _ et ses très larges (et profonds) effets sociaux et civilisationnels _ à cette exécution sommaire de masse _ Roland Gori évoque là l’analyse que fait Harald Welzer du processus qui se met en place et déroule « dès lors que le meurtre devient administratif« .., en son très intéressant Les Exécuteurs _ Des hommes normaux aux meurtriers de masse _ qui produit, accompagnée par le chômage et la précarité, de vives souffrances individuelles et sociales.

Il faudrait simplement essayer de comprendre comment nous _ nous tous, collectivement _ en sommes arrivés là, là où nous sommes parvenus depuis trente _ ou quarante _ ans,

et _ surtout ! _ comment nous pourrions nous en sortir«  très effectivement, page 247 ;

car Roland Gori, psychanalyste et psycho-clinicien, garde toujours en vue, bien au-delà de la libération thérapeutique, par la cure, des personnalités se reconnaissant elles-mêmes comme malades, l’épanouissement effectif de chacun et de tous, et cela, à la lumière du cheminement patient et obstiné de la prise de conscience, par chacun (d’entre nous, encore un peu humains !), de la vérité ! sur le réel, par la probité et l’honnêteté pas seulement intellectuelles, mais aussi, et de part en part, existentielles ! ;

avec cette proposition de réponse, en suivant ce constat de situation de notre « moment«  présent de 2013, page 248, et qui justifie à elle seule les 314 pages de cet essai de salubrité publique qu’est La fabrique des imposteurs :

« Je suis intimement persuadé _ peut-être est-ce l’effet d’un délire sectorisé _ que nous tentons aujourd’hui _ un peu mieux qu’auparavant ? en 2013, semble-t-il penser… ; et il désire y aider… _ de sortir de cette sidération _ par intimidation massive d’un matraquage sournois persistant ?.. _, de ce trauma qu’a constitué _ durablement et en profondeur _ la colonisation néolibérale _ depuis bientôt quarante ans : et l’expression de « colonisation«  est plus qu’intéressante ! A quand, donc, la « décolonisation«  émancipatrice ?.. _ de nos mœurs

_ et ce sont de telles « tentatives de sortie » hors de l’étranglement des personnalités provoqué à longueur de temps par la nasse mortifère terriblement insistante (= tellement « normale«  !) de cette « sidération« -là, via les prétendues expertises massives (et en permanence martelées par les médias) de pseudo-experts stipendiés ! (cf, par exemple les pages 134 à 137 consacrées au « Rapport de mission (…) sur « la place et le rôle des nouvelles instances hospitalières » dans le cadre de la réforme de la gouvernance des établissement de soin«  » remis à la Ministre de la Santé Roselyne Bachelot en juillet 2008 : Roland Gori a, en effet, eu à se battre pied à pied et au quotidien contre, comme praticien de la psychopathologie clinique et comme consultant mandaté par ses pairs dans les instances de négociation…) que veut précisément accompagner La fabrique des imposteurs,

en poussant, par ce travail aussi, en l’écriture et la diffusion de ce livre, à la roue libératrice de ces « tentatives de sortie« -ci, par la générosité

tant du déroulé magnifique de son analyse très fine des situations (à mieux faire comprendre !),

que de ses propositions de « solutions » libres et créatives ! (tant à l’échelle des personnes singulières que d’une collectivité un peu mieux « démocratique » qu’elle n’est devenue, ces dernières décennies…) pour en « sortir«  !.. :

soit l’assomption, à contribuer à faire advenir très effectivement,

du devenir de la personne en « artiste«  (véritable) de soi,

devenir qu’il s’agit pour chacun d’accomplir avec la plus grande probité (et sans nul salut hors de cela !!!) ;

et pas en « entrepreneur gestionnaire«  (et normalisé, obsédé de la seule efficience…) d’un « faux soi«  !,

pour reprendre les thèses du dernier Michel Foucault, en ses si décisifs Cours au Collège de France… ;

je reviendrai plus loin sur la fondamentale pédagogie de la libération (qualifiée très justement, page 265, de « paradigmatique« …), que Roland Gori dégage, aux pages 265 à 270, du cas de Joseph Jacotot, en 1818, d’après, aussi, les éclairages de Jacques Rancière, dans Le Maître ignorant _ cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle, en 1987, et de Philippe Meyrieu, dans Joseph Jacotot. Peut-on enseigner un savoir ? (aux Publications pour l’École française moderne, en 2001) : ce sera même là le pivot de ma lecture ici de La fabrique des imposteurs… Fin de l’incise _ ;

Je suis intimement persuadé _ peut-être est-ce l’effet d’un délire sectorisé _ que nous tentons _ quelques uns, un peu nombreux… _ aujourd’hui _ en janvier 2013, donc _ de sortir de cette sidération, de ce trauma qu’a constitué _ les quarante dernières années durant… _ la colonisation néolibérale de nos mœurs

et _ principalement et surtout, soulignerai-je ! _ que nous n’avons pas d’autres choix

_ de salubrité ! face aux ravages civilisationnels de l’extension, et en profondeur (pour la plupart des corps et âmes mêmes des « frères humains« , pour reprendre les mots de Villon), de la colonisation impériale à l’échelle de la planète, de la politique TINA : There is no alternative, initiée et commencée à marteler sur les médias de propagande complices par les Thatcher et Reagan au tournant des années 70-80…

Que nous n’avons pas d’autres choix _ poursuit Roland Gori, page 248, en martelant son expression _

parce que la simple adaptation sociale _ selon une logique devenant exclusive de l’intérêt bien compris… _ à une réalité purement formelle, technique et instrumentale,

conduit le monde et l’humain _ voilà ! _

à la facticité _ du factice et du toc, face au diamant du vrai ! _,

à la vie inauthentique _ = dés-humanisée ! _,

aux âmes mortes _ de misérables zombies et ectoplasmes, vidés (vampirisés qu’ils sont !) de la vraie vie… _,

et exsangues de tout potentiel _ le seul salvateur ! _ de création

_ cf ici le sublime appel au sursaut de l’humanité contaminée par le nihilisme, de Nietzsche dans le sublime Prologue de son Zarathoustra, son livre « pour tous et pour personne » : « Il faut encore porter du chaos en soi pour donner naissance à une étoile dansante » !..

Vivre, c’est créer.

Et nous n’avons pas d’autre choix que de créer pour vivre«  vraiment

et en vérité…

et c’est non sans pertinence, donc, je reprends l’élan de ma phrase, que Roland Gori évoque, aux pages 245-246-247,

le cas des hommes ordinaires devenus assassins de masse, à travers l’analyse qu’en donne Harald Welzer, en son Les Exécuteurs _ des hommes normaux aux meurtriers de masse ;

un ouvrage qui m’a aussi marqué, quand je l’ai lu en 2007 (c’est grâce à lui que j’ai découvert et pu me pencher de près sur les deux discours de Himmler à Poznan en octobre 1943, quand ce dernier révèle (tardivement : et c’est une façon de leur mettre à tous le revolver sur la tempe, au cas où certains étaient alors tentés de tourner casaque et changer de camp (!), quand la situation militaire se dégrade considérablement pour les Nazis sur le front de l’Est face aux Russes…) aux dirigeants de la SS, le 4 octobre, ainsi qu’à ceux de la Wermacht, le 6 octobre, l’état d’avancement de la « solution finale » des Juifs… cf l’article que j’ai consacré le 22 février 2012 au passionnant livre de Florent Brayard Auschwitz, enquête sur un complot nazi : Le travail au scalpel de Florent Brayard sur les modalités du mensonge nazi à propos du meurtre systématique des Juifs de l’Ouest : le passionnant « Auschwitz, enquête sur un complot nazi »… ) ;

_ de criminalité _ je cite Roland Gori :

«  Et ce, d’autant plus que l’exécution de leurs basses œuvres _ ici génocidaires _ peut se faire de manière anonyme et dans le cadre _ rassurant par sa mécanique appliquée _ de dispositifs bureaucratiques dont ils deviennent les fonctionnaires. (…) Des hommes ordinaires peuvent _ ainsi _ devenir des monstres _ de criminalité _ dès lors que l’absence de lien personnel _ avec d’autres que soi : comme dans une amitié et un amour qui soient vrais (= vrais de vrais !) et pas d’intérêt-utilité-commodité instrumentale !!! calculé… _ ouvre largement la porte aux comportements de soumission _ aux ordres _et de destruction _ effective d’autrui. Simmel disait déjà que l’argent permet aux hommes de ne pas se regarder dans les yeux _ voilà ! cf aussi, sur la relation éthique au visage, les admirables analyses de Lévinas… Dans les relations _ tant orales qu’écrites, contemporaines de ces actes, comme a posteriori _ faites par leurs auteurs des exécutions barbares et des génocides nazis, rwandais, serbes et croates, « la précision dans les détails techniques va de pair avec la description stéréotypée et floue des victimes » (pointait aussi Harald Walzer page 148 de son livre : une affaire de focalisation du regard ;

là-dessus, j’ai déployé, en 2007, un long essai, impublié, seulement donné à lire à quelques amis, intitulé Cinéma de la rencontre _ à la ferraraise, et sous-titré Un Jeu de halo et focales sur fond de brouillard(s) _ à la Antonioni, me penchant tout spécialement sur la sublime séquence ferraraise du film d’Antonioni, en 1995, Al di là delle nuvole, en français Par-delà les nuages…).

Dès lors que le meurtre devient administratif,

l’opération se réduit à un problème instrumental.

(…) Comme le montre Welzer, c’est parce que la tuerie se présente comme un travail pris dans la rationalité technique et instrumentale, cadré par les grilles normatives _ à appliquer mécaniquement, telle une machine : et l’informatique n’existait pas encore… _, qu’elle pouvait _ court-circuitant chez la plupart (mais pas tous !) le devoir d’humanité de l’éthique _ parvenir à cette industrie du déshumain _ magnifique justesse d’expression ! _ permettant aux bourreaux de s’absenter

_ voilà ! froidement… ; la vraie vie impliquant a contrario la chaleur d’humains vraiment chaleureux ! cf Étienne Borne, en 1958, dans Le Problème du mal : « L’enfer est le désert de la passion, et il faudrait le dire de glace et non de feu«  ; et il poursuivait avec une magnifique justesse : « L’homme entre en immoralité lorsqu’il organise la fuite _ voilà ! _ devant la passion _ et l’altérité de l’autre _, comme l’avouent, si elles sont correctement interrogées, les trois figures essentielles du mal humain : le dilettantisme, l’avarice, le fanatisme » : ce sont des fuites devant (et hors de) l’autre _

c’est parce que la tuerie (…) pouvait parvenir à cette industrie du déshumain

 

permettant aux bourreaux de s’absenter _ l’instant, ou le moment, nécessaire ; mais cela peut être tout le long d’une vie… _

de leurs actes« … :

c’est cette absentification de l’humanité à ses actes, qui ne sont plus les siens « personnels«  propres, et assumables et assumés


(et Roland Gori distingue fort bien, à cette croisée des chemins, la solution animale et la solution mécanique, comme constituant les deux alternatives à l’action véritablement humaine (celle d’une « personne«  !) ; et qui est de l’ordre de l’art proprement « personnel« , en effet, et par là en quelque façon, si peu que ce soit, un minimum singulier ; cela ne s’imitant et ne se re-copiant pas, mais seulement se proposant modestement et très humblement en exemple, et s’encourageant…)

c’est cette absentification de l’humanité à ses actes

 

qui fait évidemment l’essentiel du problème,

même dans des processus sociaux qui ne vont certes pas jusqu’au meurtre, ni, a fortiori, au meurtre de masse (tels que ceux des totalitarismes nazi et stalinien ; cf mon article du 29 juillet 2012 sur le livre très important lui aussi de Timothy Snyder Terres de sang _ l’Europe entre Hitler et Staline : chiffrage et inhumanité (et meurtre politique de masse) : l’indispensable et toujours urgent « Terres de sang _ l’Europe entre Hitler et Staline » de Timothy Snyder _

car les « hyper-adaptés«  (aux modes de procédures socio-économiques dominants et si efficacement envahissants, de la société marchande et de communication) que les imposteurs, comme les personnalités as if, sont très effectivement devenus,

sont aussi « terriblement malades« ,

comme l’a si bien formulé Roland Gori dans la présentation de son livre, en dialogue avec Patrick Lacoste, dans les salons Albert-Mollat vendredi 18 janvier dernier _ dont voici un lien au podcast (de 62′).

« Malades » de leur « propre singularité asséchée » _ et probablement jamais advenue, en vérité; étouffée, noyée ou encore étranglée dans l’œuf qu’elle est à jamais demeurée ;

cf ce que Jean-Pierre Lebrun nomme la « perversion ordinaire«  (in La Perversion ordinaire _ vivre ensemble sans autrui)…

Sur ce phénomène-là d' »inconsistance » asséchée du sujet humain

par « hyper-adaptation«  à une société de normalisation très efficacement envahissante et ô combien prégnante (= totalitaire !) dans tous les secteurs d’activité _ jusque dans l’intime (cf ici les magnifiques analyses de Michaël Foessel dans La Privation de l’intime _ mises en scène politiques des sentiments ; et mon article du 11 novembre 2008 : la pulvérisation maintenant de l’intime : une menace envers la réalité de la démocratie…) _, bien au-delà de la seule sphère du travail et de la consommation, là où se prend, dans la répétition des habitus formatés, le rail (= le droit fil conducteur) de l’accoutumance à la normativité (comme régime général et quasi totalitaire, de l’action !), par conséquent

_ il y a aussi, tel un renfort, et assurément très efficace, le formatage (sécurisant) des games (encadrés par des règles et des limites bien identifiées et fixées, et à peu près respectées, bien qu’on y triche aussi !!!), opposé à l’ouverture (avec toujours une part d’inquiétude voire d’angoisse, à surmonter, paradoxalement ; cf le phénomène mallarméen du « vertige de la page blanche« , qui tétanise ceux qui n’oseront jamais passer au jeu désirant et confiant de la création !) du playing, pour reprendre les magnifiques analyses de Donald Winnicott ; sans compter le formatage passivement subi du rouleau-compresseur des divertissements (et du fun) de masse, réduisant ceux qui s’y soumettent à la réception passive de stimuli reçus, avec réponses au quart-de-seconde… _,

sur ce phénomène-là d' »inconsistance » asséchée du sujet humain par « hyper-adaptation«  à une société de normalisation,

je renvoie au génialissime diagnostic du Prologue d’une lucidité tellement fine _ et désopilante, si ce n’était si profondément triste et affligeant : mais au moins prend-on mieux conscience de ce qui nous menace… _ d’Ainsi parlait Zarathoustra, de Nietzsche, en son bouleversant chapitre 5, à propos de celui que Nietzsche nomme « le dernier homme« , et de son fat grégarisme.

Page 211 de La fabrique des imposteurs,

à propos de « la grégarisation paradoxale des individus autonomes » _ ainsi qu’ils se figurent, mais ô combien illusoirement, l’être ! _ de la société de marchandisation généralisée qu’est devenue la nôtre,

Roland Gori cite aussi le joli mot d' »entousement«  de Jean-Pierre Lebrun, en son essai La Perversion ordinaire : vivre ensemble sans autrui (aux Éditions Denoël, en 2007) ;

à propos d’un phénomène qui marque « le passage d’une société hiérarchique à une organisation massifiée qui « prétend à la complétude, mais au prix de l’inconsistance » » des individus _ après l’Homo hierarchicus et l’Homo aequalis, brillamment analysés par Louis Dumont, voici l’ère de l’Homo pulverisatus gregarius Une « inconsistance » gravissime en l’étendue et la profondeur civilisationnelles de ses dégâts à long terme…

Et c’est à rien moins qu’à un vigoureux sursaut qu’appelle ici, une nouvelle fois, et avec l’optimisme d’une ferme et inlassable volonté, le magnifiquement généreux Roland Gori.

Là-dessus, et à propos de la sphère des loisirs, cette fois, je consacrerai mon article suivant à l’analyse du grégarisme encadré (afin de se rassurer un minimum dans l’expérience un tant soit peu téméraire de la transgression et des excès, le temps d’une courte vacance, entre deux avions), de la fête assez déjantée à Ibiza, en son passionnant essai Ibiza, mon amour _ enquête sur l’industrialisation du plaisir

En quelque sorte en préambule à ma « lecture » de La fabrique des imposteurs,

et en forme de « mise au net » préalable, pour les lecteurs un peu pressés, ou pas assez « diligents » _ pour reprendre le vocabulaire de mon cher Montaigne _,

je me permets de citer, et deux fois _ une première fois, tel quel, et, la seconde fois, en me permettant, le re-citant, de commencer à le commenter légèrement, en intégrant, au passage, à cet excellent résumé du « propos » assumé du livre, de légères, du moins je l’espère, « farcissures«  miennes, comme une amorce du déroulé de ma lecture du livre… _ l’excellent pitch de la quatrième de couverture de La fabrique des imposteurs :

« L’imposteur est aujourd’hui dans nos sociétés comme un poisson dans l’eau : faire prévaloir la forme sur le fond, valoriser les moyens plutôt que les fins, se fier à l’apparence et à la réputation plutôt qu’au travail et à la probité, préférer l’audience au mérite, opter pour le pragmatisme avantageux plutôt que pour le courage de la vérité, choisir l’opportunisme de l’opinion plutôt que tenir bon sur les valeurs, pratiquer l’art de l’illusion plutôt que s’émanciper par la pensée critique, s’abandonner aux fausses sécurités des procédures plutôt que se risquer à l’amour et à la création. Voilà le milieu où prospère l’imposture ! Notre société de la norme, même travestie sous un hédonisme de masse et fardée de publicité tapageuse, fabrique des imposteurs.

L’imposteur est un authentique martyr de notre environnement social, maître de l’opinion, éponge vivante des valeurs de son temps, fétichiste des modes et des formes. L’imposteur vit à crédit, au crédit de l’Autre.

Sœur siamoise du conformisme, l’imposture est parmi nous. Elle emprunte la froide logique des instruments de gestion et de procédure, les combines de papier et les escroqueries des algorithmes, les usurpations de crédits, les expertises mensongères et l’hypocrisie des bons sentiments. De cette civilisation du faux-semblant, notre démocratie de caméléons est malade, enfermée dans ses normes et propulsée dans l’enfer d’un monde qui tourne à vide.

Seules l’ambition de la culture et l’audace de la liberté partagée nous permettraient de créer l’avenir.« 

Ce qui donne, cette fois avec mes « farcissures » :

« L’imposteur est aujourd’hui dans nos sociétés _ qui le facilitent, sinon l’appellent et l’autorisent (!) : jusqu’aux plus hauts postes de commande financiers (bancaires et économiques), comme, au plus haut du visible !, politiques !.. _ comme un poisson dans l’eau : faire prévaloir la forme _ des actes _ sur le fond _ des choses et du réel _, valoriser _ jusqu’à l’obsession aveuglante et la cécité ! _ les moyens _ apparemment (au moins) efficaces, ainsi que les gains financiers, très effectivement effectués, eux !, dans l’objectif unique de réussir soi… _ plutôt que les fins _ davantage authentiques, elles, mais très vite perdues de vue par la myopie de l’obsession de l’efficacité des moyen, renforcée de l’obsession de la rentabilité !.. _, se fier à l’apparence et à la réputation _ seulement _ plutôt qu’au travail _ effectif, lui, et ses réels effets dans le réel effectif ! _ et à la probité _ bafouée ! tel un obstacle et une gêne à l’efficacité… _, préférer l’audience _ et l’audimat _ au mérite _ véritable, et pas joué : cf ici l’excellent et indispensable Qu’est-ce le mérite ? de mon ami Yves Michaud ; et mes deux articles d’octobre 2009 : L’acuité philosophique d’Yves Michaud sur de vils mésusages du mot « mérite » : la lanterne du philosophe versus le trouble cynique des baudruches idéologiques et  Où va la fragile « non-inhumanité » des humains ? Lumineux déchiffrage du « mérite » tel qu’il se dit aujourd’hui, par Yves Michaud le 13 octobre dans les salons Albert-Mollat, ainsi que le podcast de mon entretien avec Yves Michaud sur ce livre, le 13 octobre 2009, dans les salons Albert-Mollat… _, opter pour le pragmatisme avantageux _ en ses effets bien tangibles (d’espèces bien sonnantes et bien trébuchantes), à l’aune de la comptabilité… _ plutôt que pour le courage de la vérité _ plutôt dérangeante qu’arrangeante, elle, le plus souvent _, choisir l’opportunisme de l’opinion _ dont on sait aussi bien mesurer la versatilité, de même que la capacité d’oubli… _ plutôt que tenir bon sur les valeurs _ mais que deviennent-elles, celles-là ? et quelle réelle « consistance » peuvent-elles encore bien avoir ?.. _, pratiquer l’art de l’illusion _ vis-à-vis des gogos _ plutôt que s’émanciper par la pensée critique _ c’est bien trop angoissant ! _, s’abandonner aux fausses sécurités des procédures _ cf ici l’excellente (très éclairante) définition, donnée page 48, d’après Giorgio Agamben, de ce qu’est un « dispositif » : « tout ce qui a d’une manière ou d’une autre la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des être vivants « , in Qu’est ce qu’un dispositif ?… _ plutôt que se risquer à l’amour _ vrai d’un autre que soi _ et à la création _ exigeante et autonome, souveraine, capable de cheminer en parfaite indépendance à l’égard des calculs d’intérêt de tous ordres. Voilà le milieu où prospère l’imposture ! Notre société de la norme, même _ ou plutôt parce que _ travestie sous un hédonisme de masse et fardée de publicité tapageuse _ celle du marketing bien compris ; cf Edward Bernays, Propaganda _ comment manipuler l’opinion en démocratie _, fabrique des imposteurs. L’imposteur est un authentique martyr de notre environnement social _ qui même et surtout le suscite : l’imposteur faisant lui aussi marcher la machine, tant qu’il n’est pas pris ; et il arrive à la machine, même, de longtemps le couvrir (cf le cas, révélé en ce moment, des comportements des plus hautes instances de l’UCI à l’égard des tricheries de Lance Armstrong, par exemple…) _, maître _ en habileté (charlatanesque) _ de l’opinion _ qui, en retour, l’autorise et le cautionne, de fait (sinon de droit : mais la légalité elle aussi a bien de la plasticité, par les temps qui courent) _, éponge vivante des valeurs de son temps, fétichiste des modes _ et de leurs variations : elles se démodent (et très vite !!!) aussi… _ et des formes _ surtout celles de la légalité une fois manipulée : d’après ce qu’auront été , justement, les normes ayant cours dans la société ; à l’usure et de guerre lasse parfois, l’opinion finit par s’habituer, et même s’incliner… L’imposteur vit à crédit, au crédit de l’Autre. Sœur siamoise du conformisme _ voilà : elle en partage les objectifs et met son ingéniosité à en singer les moyens comme les fins seulement intéressées, loin de toute passion… _, l’imposture est parmi nous _ et très fort incrustée : que de vendus à elle !.. Elle emprunte la froide logique _ qui est aussi celle du cynisme pervers (psychiatriquement pathologique) _ des instruments de gestion et de procédure _ dont le potentiel d’efficacité (et l’étendue des applications) s’est considérablement (= terriblement) accru avec la puissance de traitement (mécanique) de l’outil algorithmique informatique, petit bijou du génie technicien et technologique de notre postmodernité… _, les combines de papier et les escroqueries des algorithmes, les usurpations de crédits, les expertises mensongères _ grassement rémunérées, et pour cause, à proportion de leur capacité à en imposer aux profanes et aux non-initiés _ et l’hypocrisie des bons sentiments. De cette civilisation du faux-semblant _ voilà ! et rien moins ! _, notre démocratie de caméléons _ seulement !.. _ est malade _ moribonde ! _, enfermée dans ses normes _ et de jour en jour plus incapable de « jouer«  et de les dépasser (ce qu’est créer vraiment ; cf le beau et important chapitre « la création est un détournement des normes« , pages 275-290) _ et propulsée dans l’enfer d’un monde qui tourne à vide _ voilà !!! et « va dans le décor », rien moins !!! : « à force de s’adapter au tableau de bord et aux règles de procédure, les professionnels ne regardent plus la route, ils perdent la direction et le sens spécifique de leurs actions« , page 122. Seules l’ambition _ haute et noble _ de la culture _ vraie et ouverte : véritablement et joyeusement, artisanalement, créatrice ; et pas ses misérables ersatz de l’industrie de l’entertainment !.. _ et l’audace de la liberté _ généreusement _ partagée nous permettraient de créer l’avenir » _ en faisant que nos actes aient bien « un sens, et pas une fonction » seulement (page 189), car « sans la création« , « il n’y a pas de vraie vie » pour la personne, réduite eu statut d’objet (rangé et classé dans le répertoire tellement  commodément flexible, car de plus en plus corvéable et jetable à merci, des dites « ressources humaines« ), ni pour la communauté vraiment vivante que doit être la société vraiment démocratique ; soit, avec du recul, le dilemme en tension (historique de la seconde moitié du XXe siècle) du Principe Espérance et du Principe de précaution (dit Principe Responsabilité) ; cf les ouvrages cruciaux d’Ernst Bloch, Le Principe Espérance, et Hans Jonas, Le Principe Responsabilité (sous-titré, c’est à souligner, une éthique pour la société technologique ; et maintenant Frédéric Gros nous propose, sur ce dilemme tendu, u passionnant Le Principe Sécurité…) ; ainsi que l’œuvre entier de Cornelius Castoriadis, en commençant par l’Institution imaginaire de la société

Après cette présentation du projet même de ce livre,

j’en viens à ma lecture plus personnelle.

Vivre _ et tout particulièrement, au milieu et à côté des autres espèces animales, pour les membres de l’espèce humaine ; Nietzsche fait dériver l’étymologie du mot allemand « mensch«  désignant l’homme, d’un mot qui signifie estimer, peser, évaluer… _,

vivre, implique nécessairement de juger et choisir pour agir : et cela en permanence, afin de mieux se diriger, autrement qu’à l’aveuglette, ou sous le commandement pur et simple, et immédiat _ sans assez de marge de manœuvre pour élargir (et améliorer) le champ des possibles de notre action, et pas seulement réaction ! _ de stimuli, de pures et simples réactions immédiates à  des circonstances (ou à des actions d’autres que soi), auxquels il s’agirait seulement de réagir et de « s’adapter » avec plus ou moins d’efficacité…

Au-delà du comportement relativement simple d' »adaptation » _ plus ou moins efficace : et il y a intérêt dans le cas de l’alternative rudimentaire et basique « marche ou crève » ! « ça passe ou ça casse » !.. à des fins de survie parmi des prédateurs… _ à son environnement et aux circonstances parfois, voire souvent, un peu difficiles, l’espèce humaine s’est hissée à la capacité (intelligente et volontaire) d' »accommodation » _ rationnelle eu égard à certaines finalités prises pour références de l’action à mener et conduire _ de cet environnement ; et c’est là la base même _ à partir de l’invention de l’outil et de toute la technique (instrumentale) _  de toute la culture (et de l’Histoire), spécificités humaines, au-delà des simples héritages sociaux des autres animaux, transmis sur le mode de l’imitation-adaptation par copiage simple. Cf là-dessus par exemple, le De l’homme, de l’anthropologue américain Ralph Linton…

Et Roland Gori cite ici, à ce propos de l’importance de l’autonomie du « juger », le célèbre « Aude sapere ! » _ « ose juger ! », « aie le courage de te servir de ton propre entendement !«  _ de Kant, en son article Qu’est-ce que les Lumières ?, avec ses conditions _ personnelles, pour chacun et pour tous, et en forme de vocation (démocratique) universelle… _ de vaillance (versus la paresse) et de courage (versus la lâcheté), de la part du sujet _ la personne devenant autonome de sa conduite _ des décisions à prendre et actions à mener, pour sortir vraiment de la tutelle du statut de mineur (= incapable, du fait de l’insuffisance momentanée (= supposée provisoire !)  de développement de ses facultés au cours de la période d’enfance ; ou durable du fait de graves handicaps, pour les adultes objectivement incapables ; un juge des tutelles étant alors chargé d’en décider _ dans les États de droit, du moins… _ avec des conditions suffisamment garanties de légitimité…) ; et accéder ainsi au statut _ tant moral que juridique : les deux !!! _ de majeur autonome, responsable de ses actes et de leurs conséquences.

Mais de mauvaises habitudes (d’hétéronomie) un peu trop bien installées tout au long de la période de minorité réelle (= d’incapacité des facultés) de l’enfance _ et devenues quasiment une « seconde nature » : s’en déprendre implique toujours bien des efforts sur soi ; une discipline à se donner à suivre : « l’homme (« fait d’un bois courbe« ) est un animal qui a besoin d’un maître«  (= un instituteur ; un « tuteur«  l’aidant à apprendre à « pousser droit« …), nous dit Kant ; mais pas d’un maître d’esclaves, d’« instruments animés« , pour reprendre les mots d’Aristote, cette fois… ; Spinoza montre lui aussi superbement ce qui sépare la démocratie authentique (et les rapports rationnels et vraiment aimants de père à enfants) des rapports purement instrumentaux de maître à esclaves… _,

de mauvaises habitudes de paresse et de lâcheté un peu trop incrustées et ancrées,

peuvent fournir l’occasion à de faux tuteurs _ qui prennent seulement (et faussement « aimablement«  !) la « posture«  de rendeurs de service _ de rendre le service apparent et illusoire _ et payant ! selon le principe bien compris et bien accepté que tout effort mérite salaire ! la générosité de la bienveillance ayant tout de même elle aussi ses limites… ; ce sont des exploiteurs malveillants ! _, à ces pseudo-mineurs _ attardés volontaires dans une fausse enfance qui n’a plus lieu d’être, maintenant qu’ils ont l’âge adulte ! _ de l’intelligence et de la volonté, de penser et décider de ce qui est bien à faire pour ceux-là, jusque dans le plus quotidien des choix à accomplir en leur vie quotidienne, et même la plus intime…

Et voilà les ancêtres _ confesseurs-directeurs de conscience, au premier chef… _ de nos pseudo experts (et coaches) en tous genres, ayant pignon sur rue et officines renommées, d’aujourd’hui, que débusque et dénonce Roland Gori dans La fabrique des imposteurs:

« Nous voilà bien loin de cette majorité morale _ personnelle _ et politique _ citoyenne _ que nous promettait la philosophie des Lumières. Nous avons changé de tuteur, pas de tutelle _ consentie par la paresse et la lâcheté incrustées, et au quotidien toujours davantage renouvelées et renforcées. Et nous avons à notre insu _ d’une conscience pleinement (ou au moins suffisamment !) lucide, du moins, quant au sens des actes que le « faux self » accomplit, ainsi que de la chaîne de ses conséquences, au présent immédiat, comme à plus long terme ; et cela à l’infini… _ prononcé les vœux de vivre selon la liturgie de la religion du marché ; les nouvelles formes de l’évaluation sont là pour en vérifier les règles« , pages 76-77…

« Comment avons-nous pu suspendre à ce point-là notre raison critique et laisser à ce système débile et nauséabond le soin de nous mettre en tutelle ?« , page 120…

La clé de ce processus concernant la faille qui se glisse et s’élargit entre l’ordre du fait et celui du droit, ainsi qu’entre l’ordre de la légalité (de fait) et celui de la légitimité (de droit), et s’aggrave avec l’augmentation de la pression de l’urgence _ pragmatique et économique, les deux ! _ d’agir, sans prendre suffisamment le temps de réfléchir et débattre, que ce soit avec soi-même déjà, dans le moment de la délibération ; ou que ce soit avec d’autres que soi, comme lors de l’action législative parlementaire, par exemple, ou avant le vote, pour le citoyen…

Et là aussi se perd le sens des exigences de l’idée même _ un Idéal exigeant ; Alain l’analyse excellemment… _ de démocratie ; la démocratie n’étant pas seulement un système formel et institué _ comme une fois pour toutes ! _ de pouvoirs _ cf aussi Michel Crozier et Erhard Friedberg : L’Acteur et le système Que de démocraties de pure façade _ et imposture ! _, aujourd’hui, au contraire !!!..

Les cinq premiers chapitres de La fabrique des imposteurs sont consacrés au diagnostic de la fabrication de l’imposture dans la société avancée d’aujourd’hui : chapitre 1, « Normes et impostures » (pages 11 à 40) ; chapitre 2, « Au nom de la norme » (pages 41 à 128) ; chapitre 3, « Raisons et logiques de la bureaucratie d’expertise » (pages 129 à 164) ; chapitre 4, « L’inhibition de rêver et le trauma de la civilisation » (pages 165 à 208) et chapitre 5, « La solution de l’imposture » (pages 209 à 249). Ils sont consacrées à la confiscation du sens de la justice (et de la vraie légitimité : toujours, toujours, sans relâche, à débattre) au profit de l’acceptation par lassitude (des citoyens justiciables de démocraties alors confisquées…) de ce qui, devenant habitudes _ prises et installées, incrustées _, de fait, devient en effet « normes« , et remplace la loi véritablement démocratique _ telle qu’elle résulte d’un vote après débats (et navettes) au Parlement ; et ne doit résulter pas d’un simple rapport de forces (ne serait-ce qu’électoral, en conséquence d’élections ayant fait émerger une majorité…), ou de la pression très patiente et très organisée, elle, de lobbies éminemment pragmatiques, qui en ont les moyens…

C’est le sixième et dernier chapitre, « La désidération indispensable pour vivre et pour créer« (pages 250 à 308) qui m’a personnellement le plus intéressé,

par les solutions pédagogiques et thérapeutiques aux maux (d’imposture et d’imposteurs !) dont souffrent tant la collectivité que les personnes singulières,

qu’il aborde et envisage,

excellemment illustrées, ces solutions pédagogiques et thérapeutiques, d’excellents exemples.

Roland Gori a pris bien soin de distinguer, au début du chapitre 5, « la subjectivité dont nous parlons en sociologie des mœurs, en anthropologie« , de « la subjectivité dont nous parlons en psychanalyse« , page 212 ;

et qui distingue sa position de celles de « Jean-Pierre Lebrun, Charles Melman, Dany-Robert Dufour et Gilbert Levet« , page 209.

« Ces auteurs sont des collègues dont j’estime au plus haut point les recherches et avec lesquels j’ai eu plusieurs fois l’occasion de débattre.

Ils savent que mon désaccord ne porte pas sur leur anthropologie, à laquelle mes travaux contribuent à leur façon,

mais sur le postulat de l’existence de « néo-sujets » révélés par la pratique clinique actuelle.

Je pense en effet que la subjectivité dont nous parlons en psychanalyse n’est pas la même que la subjectivité dont nous parlons en sociologie des mœurs, en anthropologie.

Quand je parle dans les chapitres précédents de « fabrique des subjectivités »,

je me réfère essentiellement aux travaux de Foucault qui considère le sujet et l’individu comme un produit des techniques de subjectivation

_ cf aussi, sur les processus de « subjectivation« , le travail passionnant de Martine de Gaudemar, dans son très riche La Voix des personnages ; cf aussi le podcast de la présentation de ce livre à la librairie Mollat, le 11 décembre dernier ; ainsi que mon article du 25 septembre 2011 : Le chantier de liberté par l’écoute du sensible, de Martine de Gaudemar en son justissime « La Voix des personnages » ; mais Martine de Gaudemar envisage elle aussi, comme Roland Gori (et Donald Winnicott), le processus de subjectivation (de la personne infiniment en gestation), comme un « jeu » qui doit résolument être ouvert à l’accomplissement en partie aléatoire des personnes ; comme un « jeu » « artiste« … ; à contre-pied d’une quelconque « bovarysation« , dans les rapports du sujet aux « personnages«  (les fictifs comme les réels, mais ces derniers eux aussi toujours en partie fantasmés…) qu’il est amené à plus ou moins volontairement, mais d’abord pulsionnellement, forcément, fréquenter… _,

autrement dit des modes de civilisation et de pouvoir qui le font apparaître autant qu’ils le soumettent.

Radicalement différent est le concept de sujet en psychanalyse.

Le sujet de la psychanalyse est celui qui, par ses symptômes mêmes _ et bien que douloureux et bancal, dans la névrose, il y a un « bénéfice » de la maladie… _, tente d’échapper _ voilà ! _ à cette assignation _ oui ! _ de la culture et de ses modes de civilisation, à l’assignation à résidence _ normalisée… _ qu’elle tente de lui imposer. Le sujet dans ce cas n’est pas identique _ par conformisation subie volens nolens _ aux formes d’identifications que la civilisation lui impose, mais, bien au contraire, le sujet de la psychanalyse est ce qui fait objection _ libertairement, en quelque sorte ; même si c’est maladroitement ! et non sans douleurs… _ à ces contraintes et à ces assignations sociales, ce qui reste irréductible _ positivement, donc : par son insoumission forcenée ! _ à toute normalisation« , pages 212.-213.

« Et c’est d’ailleurs (…) le vif de la découverte freudienne _ en effet ! _ que d’avoir montré par l’analyse des symptômes névrotiques que le lieu d’existence du sujet se trouvait _ même bancalement et douloureusement, comme ainsi _ dans ses dysfonctionnements _ et leur « jeu« , face au réel massif qui se présente à eux comme une falaise… _, et non dans ses adhérences à l’ordre social.

Dès lors, ce ne sont pas les « sujets » qui sont nouveaux (« néosujets »),

mais la manière dont la culture et les modes de civilisation autorisent _ à tel moment donné de l’Histoire _ l’expression d’une souffrance singulière, et les dispositifs de diagnostic et de traitement qui appartiennent intégralement à cette culture« , page 213

_ on notera au passage le « jeu » demeuré ouvert, toute la vie durant de Freud lui-même, de ses propres permanents efforts de théorisation, et de diagnostic, et de traitement. Comme doit l’être tout travail humain de connaissance (et de ce qui ambitionne le titre de « science«  : une recherche d’exigence auto-critique infinie…) ; et sur ce point capital, l’épistémologie de l’« épreuve » infiniment renouvelée, permanente et sans faille, à la « résistance » à la « falsification«  des « hypothèses«  sans cesse et sans cesse « essayées« , de Popper, est venue confirmer la noble et ferme (et juste !) position métapsychologique freudienne ; lire et toujours re-lire ici l’admirable début de l’article Pulsions et destin des pulsions, qui ouvre Métapsychologie, en 1915 :

« Nous avons souvent entendu formuler l’exigence _ rigide et irréaliste au regard de ce qu’est la recherche effective ! telle celle-là même qu’élabore Freud avec la psychanalyse : une exigence de la part de certains des détracteurs de la psychanalyse, tout spécialement , donc… _ suivante : une science doit être construite sur des concepts fondamentaux clairs et nettement définis. En réalité, aucune science, même la plus exacte, ne commence _ de fait : en son élaboration _ par de telles définitions _ et théorie : achevée une fois pour toutes. Le véritable commencement _ in concreto _ de l’activité scientifique _ la recherche est une activité (et une activité d’« imageance«  : en perpétuel chantier !) ; la production de la théorie (et des concepts fondamentaux) n’en est qu’une étape ; et qui n’est ni première, ni définitive… _ consiste plutôt dans la description _ à constituer par un discours (d’« imageance«  et figuration) à inventer, créer, et essayer… _ de phénomènes, qui sont ensuite rassemblés, ordonnés et insérés dans des relations. Dans la description, déjà, on ne peut éviter d’appliquer au matériel _ à connaître par l’aventure de ses investigations minutieuses (d’« imageance«  et figuration) à mener … _ certaines idées abstraites que l’on puise ici ou là _ parmi toute son expérience déjà élaborée et constituée, construite, ainsi que parmi sa culture peu à peu assimilée et appropriée (construite, elle aussi ; voire bricolée ; mais c’est sur tout cela qu’on peut (et doit impérativement) vraiment s’appuyer pour avancer dans sa recherche, face à de l’inconnu à découvrir, explorer…)… _ et certainement pas dans la seule expérience actuelle. De telles idées (ainsi transportées d’un domaine à un autre : ce sont des métaphores !!! )  _ qui deviendront (mais oui !) les concepts fondamentaux de la science _ sont dans l’élaboration ultérieure _ qui va se poursuivre ! cf Flaubert : « la bêtise, c’est de conclure » prématurément ; de s’encombrer d’idées arrêtées improprement…  _ des matériaux _ à façonner avec la plus grande minutie, celle qu’impose l’extrême complexité du réel à élucider… _, encore plus indispensables. Elles comportent d’abord nécessairement un certain degré d’indétermination _ forcément, métaphoriques, elles ne peuvent être au départ qu’approximatives… _ ; il ne peut être question de cerner clairement _ trop prématurément : il faut, et (subjectivement) de la patience, et (objectivement) le temps nécessaire du travail très exigeant d’élaboration : par accommodation progressive à l’objet à penser et connaître, de la focalisation de ce travail du pensr… _ leur contenu. Aussi longtemps qu’elles sont dans cet état, on se met d’accord _ en tâtonnant beaucoup… _ sur leur signification en multipliant les références au matériel de l’expérience, auquel elles semblent être empruntées mais qui, en réalité, leur est soumis _ dans ce travail infiniment complexe et patient de recherche, c’est l’« imageance«  (et le génie inventeur) du chercheur qui est aux commandes et à l’œuvre ! Je propose ce concept d’« imageance«  à partir des travaux passionnants de mon amie Marie-José Mondzain… Elles ont donc, en toute rigueur, le caractère de conventions _ mais oui ! il ‘agit d’un créer qui implique de radicales initiatives et décisions ;de même qu’en aval,  s’initier à une science, passe forcément par l’assimilation de ce qu’est devenue, au fil des œuvres des chercheurs, la « langue«  de cette « science« , et son chantier (à jamais ouvert et permanent) : assimiler à la fois son vocabulaire et sa syntaxe… _, encore que tout dépende du fait qu’elles ne soient pas choisies arbitrairement mais déterminées par leurs importantes relations _ et il faut ici bien du flair (ainsi qu’un peu de chance !) pour les explorer, ces « importantes relation » entre « idées abstraites » de départ (= les métaphores-béquilles que l’« imageance«  s’invente pour avancer dans la jungle du « réel« -objet où pénétrer et se diriger…) et « matériel de l’expérience » à élucider de plus en plus précisément et clairement… _au matériel empirique ; ces relations, on croit les avoir devinées _ mais oui ! tel est le seul vrai départ des chemins à inventer par l’« imageance«   _ avant même de pouvoir en avoir la connaissance et en fournir la preuve. Ce n’est qu’après un examen plus approfondi du domaine _ élargi peu à peu, et supposé cohérent _ de phénomènes considérés que l’on peut aussi saisir _ enfin ! _ plus précisément les concepts scientifiques fondamentaux qu’il requiert _ l’« imageance » passant alors de la métaphore au concept ; qu’elle va alors proposer… _  et les modifier _ encore… _ progressivement _ voilà ! et avec beaucoup de souplesse et doigté…  _ pour les rendre largement utilisables _ afin d’élargir le plus possible leur champ d’application ! _ ainsi que libres de toute contradiction _ seulement à ce stade (avancé !) de la recherche : la priorité du chercheur allant à l’audace de l’inventivité et ingéniosité de la recherche (= de l’« imageance« )… C’est alors qu’il peut être temps de les enfermer _ pour commodité, ces concepts obtenus ainsi… _ dans les définitions. Mais le progrès de la connaissance ne tolère pas non plus de rigidité _ toujours l’inconvénient ! _ dans les définitions. Comme l’exemple de la physique l’enseigne de manière éclatante, même les “concepts fondamentaux” qui ont été fixés dans des définitions voient leur contenu constamment modifié » _ au fur et à mesure des nouveaux progrès (d’affinement) de la recherche, c’est-à-dire du travail toujours, toujours poursuivi (= jamais abandonné, sur le fond…) d’« imageance« , à l’échelle de l’Histoire longue de cette science… ; fin de l’incise sur le travail de métapsychologie de Freud.


Aussi, « si ces « enfants trahis » (…) se présentent à nous, bien souvent comme des « pervers ordinaires », des Narcisses ou des « imposteurs », des faux self et des personnalités « as if »,

c’est bien souvent dans l’espoir autant que dans la crainte _ leurs _ de retrouver _ ou trouver enfin _ cette part d’eux-mêmes dont ils ont dû se dissocier _ ou dû ne jamais avoir laissé autrement (ou mieux) exprimer _ pour se protéger. Pour se protéger (…) de l’empiètement _ sur la chair toujours à vif (et mouvante si peu que ce soit) de leur soi de sujet vivant… _ d’un univers trop normatif, trop contraignant, qui a exigé d’eux, par sa culture et ses modes de civilisation, une adaptation trop précoce et féroce« , pages 214-215.

Et j’en viens maintenant aux propositions cruciales que je baptise « pédagogie de la création et de la créativité«  ! de Roland Gori, aux pages 251 à 270 (intitulées Créer ou s’adapter ?) et 275 à 290 (intitulées La création est un détournement des normes),

face à la menace terrible

_ et totalitaire par la stérilisation massive progressive (et anesthésiée très en douceur : cf l’expérience de la grenouille dont on prend bien soin de ne porter que très progressivement à ébullition le bocal où on la fait séjourner, de façon à éviter qu’un écart de température perceptible par la malheureuse (= un peu trop brusque…), ne suscite son immédiat et salvateur bond hors du bocal !!!) des capacités d’initiatives et de création _ cf tout particulièrement le concept d’« imageance«  et d’« opérations imageantes«  de mon amie Marie-José Mondzain, in Homo spectator, ou dans Images (à suivre) _ de la poursuite au cinéma et ailleurs ; ainsi que le podcast de mon entretien du 16 mai 2012, à la librairie Mollat, avec elle, à propos de ce livre ; + mon article du 22 mai suivant : Sur nos propres opérations imageantes face à l’imageance même de quelques chefs d’oeuvre de l’Art _ au cinéma et ailleurs _, le regard lumineux de Marie-José Mondzain en sa conférence à la librairie Mollat le 16 mai 2012_ de la plus grande partie des individus

_ ou par la « placardisation«  des plus audacieux, encore, pour commencer, d’entre ces individus, au sein de cette société néo-libérale, en déficit de démocratie active (et davantage égalitaire : je pense ici au travail de Jacques Rancière)… : les « placardisés«  étant de toute façon socialement et sur le nombre, minoritaires et en quelque sorte résiduels ; leur impact sur les autres ne pouvant compter dès lors, somme toute (= tout bien calculé !), et à terme, que « pour du beurre » (= pas grand chose), au sein de cercles d’influence de plus en plus limités et étroits : qui les entendra (et écoutera) ?.. ; la loi du nombre (dite « démocratique« , en prenant bien soin de faire perdre de vue, en les noyant sous la masse de l’inessentiel, les nécessaires vrais débats critiques) règne et règnera ! Et chapeau l’imposteur pour l’efficacité du tour de passe-passe : ni vu, ni connu ; non démasqué… _ ;

face à la menace terrible _ et totalitaire par la stérilisation massive progressive (et anesthésiée très en douceur) des capacités d’initiatives et de création de la plus grande partie des individus

dont le résultat effectif est, au final,

des délibérations (d’actions et de choix), non seulement de plus en plus pauvres (asséchées de contenus et de sens), mais aussi de plus en plus immédiatement renoncées,

car ces individus se sont eux-mêmes trop vite dissuadés de toute initiative tant soit peu audacieuse hors du confort (apparent) du suivi tranquille et pépère (sans questionnement, ni discussion, tant avec soi qu’avec d’autres que soi…) des rails proposés par les normes (en place et visiblement dominantes) sociales ; soit le confort du conformisme (illusoirement sécuritaire) majoritaire… : cf le « There is no alternative«  martelé, des Thatcher et Reagan… ;

face à la menace terrible _ et totalitaire par la stérilisation massive progressive (et anesthésiée très en douceur)

de tout ce qui pourrait venir excéder les procédures de plus en plus massives et dominantes d’« adaptation«  aux normes sociales imposées et acceptées (par calcul d’« intérêts bien compris«  !), car tenues, par la raison (réduite à de l’économique : de plus en plus exclusive d’autres valeurs ! ; renforcée des rouleaux-compresseurs de l’idéologie serinée à longueur de temps par les principaux médias en place…), pour nécessaires et justes

par des individus

soit se jugeant incapables

(que ce soit par ce qu’ils jugent être, et une fois pour toutes (!), tant la capacité limitée de leur propre intelligence que la force limitée de leur propre volonté : inférieures et impuissantes ! ; pour ne rien dire de l’inocuité bien vite advenue de leur propre puissance d’imaginer, rabougrie qu’elle devient à force d’être rabattue et de se cantonner sur les stéréotypes de l’industrie de l’entertainment... ; je ne parle même pas d’« imageance«  à leur propos, en leur cas ; ils n’en ont pas la plus petite idée…) ;

soit se jugeant incapables

de les transgresser si peu que ce soit, ces normes en vigueur,

soit s’y conformant

par le calcul (malin…) de menus avantages (sonnants et trébuchants, en l’espèce…) qu’ils escomptent tirer de cette soumission participative effective à l’extension supposée irrésistible de ces normes en place,

au plus quotidien du quotidien de leurs actes (de travail et de consommation jusque dans leurs plages de loisirs) ;

et cela même jusqu’à devenir des imposteurs cyniques… _

face à la menace terrible de la stérilisation des créativités,

et, d’abord, face à la crainte de la constitution même d' »expériences » personnelles _ pour reprendre les analyses lucidissimes de Walter Benjamin (cf sa magnifique expression du « levain d’inachevé » reprise par Roland Gori à plusieurs reprises ; par exemple page 268), et que reprend aussi Giorgio Agamben, après Pier-Paolo Pasolini ; cf aussi les analyses qu’en donne Georges Didi-Hubermann, par exemple en sa Survivance des lucioles _, de personnes artistes et artisans, ainsi, de leur vie

en ce que cette vie a encore la capacité de comporter de singulier _ et je re-pense ici à nouveau à la fatuité monstrueuse du discours du « dernier homme«  de Nietzsche… _ :

d’où ce titre de « la désidération indispensable pour vivre et créer » donné par Roland Gori à ce dernier capital chapitre…

L’exergue (page 250) donné à ce chapitre, et emprunté à Conversations ordinaires de Donald Winnicott, nous met déjà sur la voie, de cette matrice salvatrice de la créativité qu’est le jeu (en tant qu’activité ouverte de playing) :

« L’expérience culturelle commence avec le jeu _ avec celui, très tôt, du tout petit enfant _ et conduit _ par la fécondité du travail amorcé de son « imageance« …  _ à tout _ voilà ! et c’est un patrimoine considérable (par son potentiel : en commençant par le jeu ouvert du discours par la parole dans l’usage de la langue, au sein du langage ; cf ici la générativité ouverte (et compréhensible par les récepteurs, aptes à y répondre…) du discours par la parole telle que l’analyse brillamment Chomsky…) pour l’humanité ; comparé à la minceur (et pauvreté en progrès, faute de richesse de connexions entre les diverses facultés) de l’héritage social des autres animaux ! (qui ne se transmettent, par de simples imitations-copiages, que de relativement simples signaux, eux ; du moins à ce qu’il semble…) ; mais à condition que soit préservée (et cultivée, plus encore) chez l’adulte que l’enfant deviendra, ce que Nietzsche nomme la « vertu d’enfance« , et dont il choisit l’image-figure (celle de l’enfant, donc) comme métaphore de la troisième des métamorphoses à venir de l’esprit en vocation d’épanouissement, après celles du chameau (pour la vertu de vaillance) et du lion (pour la vertu de courage), pour figurer l’innocence généreuse (difficile à conquérir…) et tellement féconde, de la la vertu de créativité… ; mais celle-ci, jugée dangereuse (et vicieuse !) pour le respect de la conformité aux normes sociales en place, est assez strictement contrôlée par les pouvoirs installés, et assez jalousement réservée à quelques privilégiés « autorisés«  à s’y livrer, relativement encadrés par quelques institutions, seulement… ; les autres étant, au mieux, « placardisés » et, sinon, carrément censurés : on ne saurait badiner avec le « génie«  : il confine un peu trop avec la « folie«  et le « mal«  _  ;

l’expérience culturelle commence avec le jeu

et conduit à tout

ce qui fait l’héritage de l’homme : les arts, les mythes historiques, la lente progression de la pensée philosophique et les mystères des mathématiques, des institutions sociales et de la religion« …

C’est donc cette capacité ouverte (et « émancipatrice ») de jeu

qu’il faut permettre, protéger et plus encore cultiver, pour Roland Gori, en une civilisation qui soit plus authentiquement démocratique,

a contrario du « chemin balisé des apprentissages«  (page 251) du « programme technico-éducatif«  (page 252), et « au nom d’une efficience qui se mesure avec les seuls dispositifs de conformité que notre civilisation _ moins authentiquement démocratique… _ feint de prendre pour la vérité » (page 252),

qui, avec la « dévaluation » concomitante des « humanités »

_ « Le mépris dans lequel aujourd’hui on tient la formation des jeunes par les « humanités » constitue une catastrophe écologique. C’est la nature même de la pensée, l’environnement mental, que l’on sacrifie aux intérêts directs des apprentissages techniques et instrumentaux » (page 254) _,

« constitue le moyen le plus sûr pour les classes dominantes de maintenir leur système de domination symbolique par lequel elles se reproduisent«  (page 255).

Car, « il convient de le soulignerprécise on ne peut plus clairement Roland Gori page 256 _, une éducation qui ne se fonde que _ et là est la base même de son totalitarisme ostracisant tout ce qui est susceptible de venir le contester et menacer… _ sur l’utile, le rentable, le technique et l’instrumental est une éducation d’esclave, une éducation antidémocratique. C’est une éducation qui ignore la vie autant que le vrai«  (page 256).

Et « l’enjeu est capital«  (…) car « le style d’éducation qui sera favorisé ou qui s’imposera de manière totale _ d’où le danger de totalitarisme… _, conditionnera le type d’humain que notre civilisation planétaire fabriquera«  (page 257)

_ surtout si, à la suite et dans la logique du « le vrai médecin doit rester une denrée rare » (cf l’interview du 23-03-2012 du professeur Guy Vallencien <http//www.egora.fr/sante-societe/condition-guy-vallencien-le-vrai-medecin-doit-rester-une-denree-rare> ),

« il est probable qu’un jour, un autre de ces experts contaminés par le virus de cette logique des marchés, déclare : « Il faut que l’enseignant des écoles, collèges et lycées, devienne une denrée rare ; un tri sélectif des enfants sera fait en fonction de leur capacité cognitive ; seuls 10 à 15 % d’entre eux devraient bénéficier de vrais enseignants, la masse des 85 à 90 % n’en a pas besoin. »

Et puis un autre expert dira la même chose du juge, tel autre du chercheur, tel autre du journaliste, tel autre de l’artiste, tel autre de…«  (page 137) :

état des choses qui nous pend au nez si nous n’inversons pas enfin ! le rouleau-compresseur si violemment antidémocratique (= in-égalitariste ; cf l’usage fait alors de la catégorie du « mérite« ) de l’idéologie néo-libérale, qui nous déferle dessus et écrase depuis la fin des années soixante-dix du siècle dernier ;

sur tout cela, lire aussi l’excellentissime La Méthode de l’égalité du plus que jamais vigoureux Jacques Rancière.

Même si « la passion pédagogique n’a pas attendu le néolibéralisme pour faire de l’élève, du « sauvage », du « dominé », l' »ignorant parfait,

l’écran vide

sur lequel le maître, le savant, le dominant projette et écrit son propre savoir«  (page 259).

Et c’est ici que prend place,

dans l’économie de La fabrique des imposteurs et de son acmé qu’est son dernier chapitre,

le dyptique pédagogique « paradigmatique » (page 265) parfaitement éclairant

de l’instructeur Jean Itard, d’une part

_ détaillé aux pages 259 à 261 : « C’est un véritable prototype de thérapie « cognotivo-comportementale » qu’entreprend Itard auprès de Victor« , « l’enfant sauvage de l’Aveyron, alors âge de douze ans, découvert en lisière de forêt au début du XIXe siècle » (…) et qui « ne comprenait pas le langage humain, se balançait à la manière de certains psychotiques, mordait, criait et regardait la lune en geignant« , page 259 ; « Itard « enseigne » (…) mais il n’attend en retour aucun savoir. Itard ne cherche pas à comprendre comment et par quel autre type de savoir Victor a pu survivre dans des conditions extrêmes. Le savoir concret n’intéresse pas Itard, pas davantage que le rôle facilitateur du savoir informel que les jeux procurent à Victor. Le savoir, c’est sérieux. Le monde de l’éducation est ce monde « où tout plaisir est une récompense, toute peine une punition, sinon ils sont sans signification. Le désir doit se ramener au besoin » », selon l’excellent commentaire qu’en donne Octave Mannoni dans ses Clefs pour l’imaginaire ou l’Autre Scène, aux Éditions du Seuil en 1969 ; « Pour le Dr Itard, comme pour la majorité des pédagogues _ applicateurs (mécaniques) de didactique _, le langage n’est qu’un outil de communication pour lequel les mots (ne) sont (que) les signes qui désignent les choses et sont associés (seulement mécaniquement) à elles « , pages 260-261 ; alors que « Victor aurait pu enseigner à Itard que le langage n’est pas qu’une combinaison (mécanique : encore et toujours ! Quand comprendra-t-on enfin ce qui distingue un art souple et ouvert d’une technique simplement mécanique (même raffinée par les capacités, surmultipliées de la combinaison complexe d’algorithmes, de l’informatique ?…)

Victor aurait pu enseigner à Itard que le langage n’est pas qu’une combinaison

de signes, un agencement d’informations instrumentales ;

que c’est la polysémie même de ses signifiants _ avec ce qu’elle comporte de « fonction poétique » ô combien porteuse de sens ! _ que pétrissent _ sublimement _ l’amour et la poésie« , page 261, selon cette « fonction poétique » de leur usage dans le discours sous l’impulsion créative et tellement significative de la parole vivante !!!) ;

« Itard m’apparaît ici, conclut alors Roland Gori son analyse de la pédagogie strictement d‘ »instruction » (et par là pauvrement unidimensionnelle !) du Dr Itard, comme le martyr de cette « passion pédagogique » _ mécaniquement didactique _ qui ignore ce qui la motive et opère par une tentative de maîtrise _ purement technique, mécanique _ de l’ignorance, du sauvage en chacun de nous, et finit par duper celui qui s’en croyait le maître«  (page 261) _ et « l’imposture suit _ alors bien vite _ la passion de la maîtrise _ instrumentale _ comme son ombre« , commente au passage Roland Gori, page 262.

Et Roland Gori alors d’élargir ce paradigme : « Mais de nos jours, c’est toute la société qui s’abandonne à cette passion de la maîtrise _ technique et mécanique, et désormais accrue aussi des ressources sophistiquées, mais toujours, in fine, mécaniques (algorithmiques), de l’informatique _, et ce faisant, à l’imposture. La passion de la maîtrise s’est en quelque façon industrialisée, elle est sortie des égarements de l’artisan pédagogue d’antan, elle est devenue une technique générale de gouvernement de soi-même et d’autrui. (…) Et au cours des dernières décennies, la violence technique de ce programme de rééducation de nos formes de vie, a produit une véritable sidération culturelle » _ qu’il s’agit donc de démonter, et urgemment… (page 262)

Comment ? « Pour sortir de cette sidération culturelle qui (…) conduit à la servitude volontaire autant qu’à la psychopathie et l’imposture, que faut-il faire ? (…) Il faut redonner à la vie comme à l’ambition de la démocratie cette part de liberté qui permet, à l’une comme à l’autre, de créer en échappant à la fatalité biologique et sociale«  (page 262) ; « Il nous faut apprendre à naviguer sans cette inhibition que produisent les normes lorsqu’elles altèrent la normativité _ dans l’art d’agir inventif impromptu _ du vivant » (page 263) _,

Et c’est ici que prend place, dans l’économie de La fabrique des imposteurs et de son acmé qu’est son dernier chapitre,

le diptyque pédagogique « paradigmatique » (page 265) parfaitement éclairant

de l’instructeur Jean Itard, d’une part

et de l’éducateur émancipateur Joseph Jacotot, d’autre part

_ développé aux pages 265 à 270  : « On connaît l’histoire magnifiquement rapportée et commentée par Jacques Rancière dans son livre Le Maître ignorant : « Jacotot, après une carrière longue et mouvementée d’enseignant, d’artilleur, de secrétaire du ministre de la Guerre, d’instructeur d’un bataillon révolutionnaire, fut exilé par les Bourbons pour avoir pris parti pour Napoléon. Ayant obtenu à l’université de Louvain un poste de littérature française, il connut _ c’est-à-dire rencontra et inventa, façonna _ une expérience pédagogique exceptionnelle qui l’amena à croire dans « l’égalité des intelligences » et dans « l’émancipation intellectuelle » des esprits«  (page 265). « En 1818, Joseph Jacotot reste un homme des Lumières qui croit dans l’émancipation du savoir dès lors que celui-ci n’est pas imposé, mais voulu _ = fermement désiré !

Cet état d’esprit le disposait à une trouvaille _ afin de se faire comprendre, « lui qui ne connaissait pas le hollandais » d’« étudiants hollandais » qui « voulurent suivre ses cours » alors qu’eux « ne connaissaient pas le français » (page 265) _ :

Il fit remettre aux étudiants par un interprète le Télémaque de Fénelon, qui venait de paraître à Bruxelles en édition bilingue. Il demanda aux étudiants d’apprendre tous seuls le texte français en s’aidant pour le comprendre de la traduction ; ensuite il leur demanda de commenter en français et par écrit ce qu’ils avaient lu.

Alors qu’il s’attendait à d’affreux barbarismes, et peut-être à une incapacité absolue de répondre à sa commande,

il fut vivement surpris « de découvrir _ voici la « trouvaille » « surprenante » de Jacotot ! _ que ces élèves, livrés à eux-mêmes, s’étaient tirés _ par les efforts de leur propre ingéniosité ainsi jouissivement sollicitée sous forme de défi ludique… _ de ce pas difficile aussi bien que l’auraient fait beaucoup de Français. Ne fallait-il donc plus que vouloir _ = passionnément « désirer » et s’investir en ce « travail » personnel donnant lieu à cette « œuvre » d’intelligence ! _ pour pouvoir ? Tous les hommes étaient-ils donc virtuellement capables de comprendre _ bel et bien effectivement, in fine _ ce que d’autres avaient fait et compris ? » (Félix et Victor Ratier cités par Jacques Rancière). Ce fut la révélation _ mieux encore qu’une « trouvaille«  _, à proprement parler révolutionnaire : enseigner, ce n’est pas expliquer ; c’est permettre aux autres d’apprendre _ même plus avant que lui, alors, en cette circonstance… _ ce que le maître lui-même ignore » _ ou du moins, et au moins, égalitairement avec lui… : cf là-dessus le très riche et passionnant La Méthode de l’égalité de Jacques Rancière… _ (page 266).

« La pédagogie par explication _ telle celle tentée par Itard avec Victor de l’Aveyron _ ne trouvait _ in fine _ son fondement que dans l’ordre social : diviser le monde entre expliqués et expliquants, placer les intelligences expliquées sous la férule des intelligences expliquantes, soumettre _ à la fin primordiale de domination (et d’exploitation, bien vite, à sa suite)… _ le monde à la hiérarchie des intelligences. A cette seule condition les expliqués pourront à leur tour devenir des expliquants !  » (page 266) ; tout à l’encontre, cette position, ici, de domination de l’enseignant, de la pédagogie libératrice de Nietzsche, celle du « Vademecum, vadetecum« , in Le Gai savoir (cf aussi le chapitre 9 du Prologue d’Ainsi parlait Zarathoustra), quand Zarathoustra aspire à rencontrer des disciples désirant (« suivant » sa « leçon«  d’invitation, par l’exemple, à la liberté et la recherche infinie de la justesse du juger) « se suivre eux-mêmes« 

« Pour Jacotot, l’ignorance du maître devint en elle-même une vertu, vertu qui le préserve de la tentation de l’explication, et du désir de soumettre l’élève, en l’invitant _ voilà le « hic Rhodus, hic saltus » du processus courageux et jubilatoire à accomplir : une « invitation » (toute simple, et directe, et franche) par l’exemple ; et pas par quelque modèle à aveuglément recopier… _, en situation de contrainte _ pédagogique : un défi joyeux et encourageant, stimulant ici _, à construire lui-même _ au moins par l’élan de ses (indispensables !) efforts personnels de recherche ; même si c’est jamais tout à fait tout seul que s’élabore, se construit et s’élève peu à peu, pas à pas, patiemment, l’édifice de la « raison critique » personnelle ; car peu à peu elle devient de mieux en mieux cultivée, aussi ! _ son propre savoir«  _ cf Kant : « Penserions-nous bien et penserions-nous beaucoup, si nous ne pensions point en commun avec d’autres, qui nous font part de leurs opinions et auxquels nous communiquons les nôtres ? », afin d’en débattre avec une visée de plus grande justesse, in La religion dans les limites de la simple raison, un vigoureux opuscule contre la censure… ;

et, de fait, on n’apprend vraiment qu’à son corps défendant et par ses propres efforts (et écorchures !), en se forgeant, par le menu _ c’est nécessaire _, et pas à pas, sa propre « expérience« , et en surmontant (et apprenant à corriger) ses erreurs premières (ses « esquisses« , dit excellemment Alain) ; ainsi qu’en se frottant, aussi, à ce que l’on doit apprendre peu à peu, aussi, à percevoir et entendre vraiment de l' »expérience » vraie et se forgeant, pas à pas, et en propre elle aussi ! _, des autres ; lire aussi, là-dessus, le sublime dernier chapitre des Essais (livre III, chapitre 13) de Montaigne : De l’expérience

Soit « la découverte qu’apprendre est affaire de désir » vrai… (page 267).

« L’expérience de Jacotot l’a conduit à la condamnation irréversible de la vieille méthode d’enseignement, où, quand « dans l’acte d’enseigner et dans celui d’apprendre, il y a deux volontés et deux intelligences, on appellera abrutissement leur coïncidence«  _ du fait de l’annihilation de l’expérience personnelle qui devrait se formait de l’apprenant ! _ ; alors que « de nos jours, on appellerait cela « accréditation », « mise en conformité », « évaluation réussie ». Comme quoi nous sommes vraiment dans un monde d’abrutis ! Ou de servitude,

car la voie choisie par Jacotot (…) fut celle de la liberté _ se construisant par des progrès _ : celle qui convoque la raison critique des Lumières, et qui conduit à demander à l’élève : « Que vois-tu ? Qu’en penses-tu ? Qu’en fais-tu ? « 

_ questions au départ ô combien scandaleuses ! et littéralement médusantes ! pour la grande majorité des élèves français d’aujourd’hui,

tant qu’on ne les met pas, en les encourageant, en situation d’audace, de patience, de confiance progressives ; alors qu’ils sont de facto soumis au régime dominant de la terreur de l’erreur, et des sanctions (à commencer par celle des notes) qui accompagnent ces erreurs ; sans compter la parade de la tricherie-imposture, afin d’obtenir à tout prix les bonnes notes : y compris aux examens et concours !!!.. (pages 267-268).

« Nous sommes, avec Jacotot, bien éloignés de cette infantilisation généralisée des individus et des citoyens _ l’exact inverse de la nietzschéenne « vertu d’enfance » ! _, qui maltraite leur part d’enfance _ de jeu et créativité vraie _,

ce « levain de l’inachevé » par lequel se font _ à la fois ! _ l’expérience  _ vraie _

et sa transmission«  _ authentique :

particulières, toujours,

et potentiellement, au moins, singulières, les deux.

« C’est ce principe _ de démocratie exigeante et authentique _ de philosophie politique que nous avons perdu, et que nous perdons tous les jours davantage, lorsque le monde _ c’est-à-dire chacun de nous, comme nous tous, aussi… _ se résigne au _ seul _ savoir établi _ dangereusement (car illusoirement seulement…) confortable… _, à l’adaptation instrumentale et formelle » _ mécanique… (page 268).

En conséquence de toutes ces raisons-là,

« nous n’avons n’avons plus le choix. Il nous faut _ tant personnellement qu’ensemble _ inventer ou nous résigner.

Inventer, ce n’est pas s’adapter aux normes,

mais en créer sans cesse de nouvelles par le jeu d’une transgression des limites, des frontières, de l’évidence et des significations établies _ en sollicitant sa propre capacité d’« imageance« .

L’éducation doit impérativement _ de même qu’elle se le doit aussi à elle-même, afin de ne pas trahir sa fondamentale vocation émancipatrice de la personne (et de toute personne !) : pour être fidèle à sa seule vraie vocation, celle d’être vraiment émancipatrice ! sinon elle participe aux usurpations des impostures… _ laisser une place à ce jeu ; qui n’est rien d’autre que ce qui permet _ au concret du présent permanent ! _ à l’aptitude humaine de se saisir de l’occasion, pour transcender les contraintes _ souvent aliénantes _ d’un environnement naturel et social.

Aucune connaissance, aucun savoir sans exception, n’est véritablement émancipateur s’il ne parvient pas à ces solutions _ d’ingéniosité (personnelle) _ de fortune _ en réponse à la croisée impromptue, tellement soudaine et vive, de Kairos ! d’une main, il donne ses cadeaux (à savoir recevoir sur-le-champ !), de l’autre, il use de son rasoir, qui, inexorablement, tranche ! (une fois que c’était trop tard !)… _ qui transforment un point de vulnérabilité, de manque ou d’insuffisance _ voilà ! _, en progrès et en invention«  (page 265).

« Mais cette manière de s’y prendre _ ajoute fort opportunément Roland Gori, page 175, précisant aussi alors : « dont j’ai montré précédemment qu’elle s’apparentait à la rencontre amoureuse« … : en effet ! mais cela vaut pour toute rencontre tant soit peu substantielle : d’amitié aussi… _,

encore faut-il lui laisser le champ libre

_ de même qu’il faut s’être un minimum préparé ne serait-ce qu’à l’idée première de l’impromptu de sa survenue (soudaine !) afin de ne pas demeuré dans l’impuissance et l’incapacité d’y répondre d’une quelconque façon, sidéré dans quelque timidité davantage qu’inhibitrice : paralysante !.. ;

sur cet art (fondamental !) du rencontrer, j’ai écrit deux essais :

Pour célébrer la rencontre (mis en ligne par Bernard Stiegler sur son site d’Ars Industrialis en avril 2007)

et Cinéma de la rencontre : à la Ferraraise, sous-titré Un Jeu de halo et focales sur fond de brouillard(s) : à la Antonioni (seulement communiqué à quelques amis ; et ayant donné lieu à une conférence, à la galerie La NonMaison de mon amie Michèle Cohen, et en présence de Bernard Plossu, le 13 décembre 2008, à Aix-en-Provence : avec projection de la séquence ferraraise de ce chef d’œuvre testamentaire de Michelangelo Antonioni, Al di là delle nuvole, en 1995 ; la quatrième et ultime séquence de ce merveilleux film se déroulant dans le quartier Mazarin d’Aix ! Merveilleux concours de circonstances !..)… _

Mais cette manière de s’y prendre, encore faut-il lui laisser le champ libre

pour qu’elle puisse se développer«  (page 275).

Et Roland Gori de référer alors la conduite libératrice et créatrice, en général,

à la figure spécifique de la catachrèse dans le discours : cette figure (disponible à la parole se livrant au discours) qui vient palier « un manque _ tel du moins qu’il est à ce moment précis ressenti par le locuteur s’exprimant _ dans la langue« , « son incomplétude _ du moins éprouvée comme telle _ à un moment donné _ sur le champ ! _ pour désigner _ par quelque mot ou expression faisant alors vilainement défaut ! _ une réalité nouvelle » _ à formuler pourtant avec toute la précision de ce que nous ressentons comme constituant sa spécificité, que nous désirons absolument exprimer et transmettre, afin de la partager… ; cf là-dessus tout l’œuvre de Pascal Quignard, dont l’admirable Vie secrète, mais aussi et d’abord, en l’occurrence, Le Nom sur le bout de la langue…  _ (page 275).

Jusqu’à envisager les diverses « figures du langage« , à partir de la métaphore et de la catachrèse, comme ne faisant « que révéler une propriété _ rien moins que fondamentale pour la capacité de créer du penser-juger… _ du discours comme relevant d’une catachrèse _ ou une métaphoricité _ généralisée » :

« c’est tout le langage peut-être _ mais oui ! _ qui se trouverait sous l’emprise _ mais libératrice (!) à l’égard de l’étau un peu trop inhibiteur d’invention, que constituent, de fait, les normes instituées : à commencer les clichés ! générateurs, d’abord, de tant de bêtise : cf l’admirable Dictionnaire des idées reçues de Flaubert… _ de ces détournements du sens des mots _ par les phrases qu’en permanence nous constituons ; cf ici la très essentielle (!) propriété de « générativité » du discours par l’élan créatif de la parole (se jetant à l’eau), telle que l’analyse Noam Chomsky ! _ pour inventer de nouvelles significations«  ;

et Roland Gori de citer à l’appui Michel Meyer : « tout discours peut, en un certain sens, être dit figuré : non pas où il détournerait toujours quelque signification originelle, mais au sens où il se (et nous) détourne d’une certaine habitude, et manifeste par là la liberté, la créativité de son auteur (ou de son auditoire)« .

Et Roland Gori d’en déduire on ne peut plus justement que

« dès lors (…), on peut approcher la manière dont procède la création _ qui n’est jamais tout à fait ex nihilo… _, par un détournement _ fécond _ des normes habituelles » (page 277).

« Autrement dit, il ne s’agit pas _ dans tout acte émancipateur (de soi-même comme des autres que soi) _ de supprimer des normes, mission aussi stupide qu’impossible,

mais de permettre un jeu suffisant _ = suffisamment mobilisateur et inventif par rapport aux habitudes déjà installées, et aux clichés ; tels ceux que Flaubert s’amuse à mettre en lumière tant dans son personnage d’Emma (et dans tout le bovarysme) que dans celui de Monsieur Homais ; pour ne rien dire de ses Bouvard et Pécuchet… _ dans leur usage,

pour qu’elles n’empêchent pas l’invention » _ que tant et tant d’intimidations s’emploient un peu partout et à longueur de temps (et d’habitudes insidieusement prises et installées) dans le jeu et champ social de domination et d’exploitation (en commençant par l’organisation des tâches au travail et dans les professions), à inhiber, par l’arsenal et panoplie performants des diverses pressions et chantages en tous genres (dont celui à la perte d’emploi et le chômage) ; à commencer par le fonctionnement du travail scolaire quand il se centre (jusqu’à s’en hystériser !) sur la seule validation de la conformité (de ce qui est demandé à l’élève) à ce qui a été transmis, et doit être purement et simplement restitué tel quel… : sus à l’erreur ! Et vivent les notes !!!

Et « à partir de ce moment-là,

la politique

qui en _ c’est-à-dire de ces « normes« _ établit _ par l’instrument législatif de la légalité _ leur usage,

ne doit en aucun cas se limiter à la police _ bêtement vétilleuse et méchamment punitive _ des techniques qui les ont établies » _ non plus qu’à leur simple reconduction mécanique maniaque.

désormais…

C’est _ ainsi _ le destin de tout conformisme _ et la bureaucratie de la gouvernance ne manque certes pas d’y veiller ! avec la dimension d’échelle que très copieusement elle lui fournit ainsi… _ de ne saisir d’une idée, d’un mot ou d’une découverte que la forme normative _ avec tout ce que celle-ci comporte déjà d’injonctions à s’y tenir ! _ qui l’a permise _ cette idée _,

et qu’elle _ cette idée _ a _ lors de son invention-irruption native… _ transgressée _ cette « forme »  « normative« 

Le conformisme lâche la proie de l’invention _ hors clonage ! _ pour l’ombre _ répétée, elle ; clonée désormais (informatique et gouvernance aidant) à des milliers d’exemplaires !..

On comprend d’autant mieux la pertinence et l’urgence du combat d’un Bernard Stiegler, et de son Ars Industrialis ;

de même que celles de L’Appel des appels _ pour une insurrection des consciences, lancé par Roland Gori, avec Barbara Cassin et Christian Laval… _

pour l’ombre de ses résultats«  _ superbe formulation ! _, page 278.

Et tout cela sous le double étendard du pragmatisme et l’utilitarisme, au nom du réalisme de la modernité triomphante…

Comment, donc, défendre et aider à se développer la créativité,

quand « la dimension artisanale » de la plupart des « métiers » « se trouve expurgée _ sic _

pour mieux aligner ceux qui les exercent dans ce processus général de la production industrielle permettant leur prolétarisation en masse ?

Ainsi, c’est le caractère unique de l’acte qui se trouve désavoué,

et ce, au bénéfice de protocoles standardisés

et du caractère reproductible de ses séquences.

L’acte professionnel _ de poiesis _ y perd de son authenticité, de cette aura qui échappe à toute reproduction en série.

Il existe aujourd’hui chez les masses _ en suivant les analyses de Walter Benjamin déjà dès les années 30… _, un désir « passionné » de déposséder tout phénomène de sa singularité, de son unicité, en incitant à sa reproduction par standardisation.

Ce faisant, c’est la place de l’œuvre propre à l’artiste et à l’artisan qui se trouve dans nos sociétés, menacée » (page 279).

Alors : « cette place et cette fonction de l’œuvre dans nos pratiques sociales, professionnelles, culturelles et politiques ne déterminent-elles pas les chances que nous nous donnons de parvenir _ chacun de nous, encore « humains«  _ à la création ? «  (page 279, toujours).


Or « l’artiste, qui constitue le lieu social et politique _ privilégié : par sa pratique effective _ d’une résistance à cette transformation dans la civilisation technique du monde,

ne saurait, sauf à se désavouer _ en une nouvelle forme d’imposture ! d’où l’importance cruciale de la probité en Art ! _, se réduire à un travailleur de la production culturelle _ avec des fonctions de divertissement, par exemple.

Il a au contraire pour fonction sociale et politique _ cruciale ! _ d’être le garant _ de l’existence on ne peut plus vive, lumineuse et vivante ! _ d’une pensée artiste (…), quel que soit son art ; potentiel à l’œuvre chez tout citoyen digne de ce nom«  (page 280).

Et il se trouve que « l’œuvre entretient une relation privilégiée avec le jeu _ playing _ par où l’enfant construit authentiquement sa subjectivité et élabore le monde, le monde dans lequel il vit _ et nous savons tous depuis Hölderlin et la lecture qu’en fit Heidegger, que « c’est en poète que l’Homme habite (vraiment !) cette terre«  (page 280).

Or « l’espace potentiel » du jeu, « lieu _ d' »imageance » active et ouverte _ où le sujet n’est pas contraint de choisir _ seulement _ entre la brutalité des formes objectivées, en particulier des formes imposées _ du réel _, et le chaos des excitations du désir _ du çà _, informes, morcelées et morcelantes« ,

« constitue le prototype _ en forme de modèle de forme d’action ouvert… _ de ce qui, au cours du développement, s’étend progressivement à l’art, à la culture et à l’œuvre de pensée » _ jusqu’à la recherche scientifique elle-même, ou technologique ; cf ici, par exemple, tout l’œuvre de Bachelard… (pages 280-281).

Et « le jeu et la culture ne sont possibles que dans des « sociétés suffisamment bonnes » _ pour reprendre les analyses de Donald Winnicott _ ; c’est-à-dire « des sociétés où on peut vivre, jouer, chanter et rêver de temps à autre, sans la pression _ omniprésente _ de l’urgence, et sans cette « fuite maniaque » dans l’excitation permanente que connaissent bien les psys » _ et sans le matracage d’insignifiance ultra-vide des divertissements de masse… (page 281).

« Seul le playing détient cette inutilité essentielle par laquelle le jeu humain localise culturellement l’expérience fondamentale qui le maintient à distance des risques majeurs que sont le rationalisme instrumental et formel comme l’expérience hallucinatoire.

Le playing, jeu spontané, s’inscrit dans un espace particulier, ni au-dedans, ni au-dehors, dit Winnicott, fait de confiance et d’abandon, au sein duquel nous manipulons les objets du monde extérieur en les affectant _ de mieux en mieux librement _ des valeurs psychiques du rêve. (…) Le playing est donc un mode d’exploration de soi-même et de la réalité, essentiel dans l’expérience vitale d’un sujet. (…) Autrement dit, non seulement du point de vue de la subjectivité, mais encore pour le vivre-ensemble de la collectivité, l’expérience culturelle seule peut éviter la monstruosité du rationalisme morbide (…) comme celle des idéologies hallucinées et hallucinantes qui finissent par faire l’éloge de la mort et la destruction du monde concret au nom d’un monde transcendant ou abstrait.

Ce qui veut dire concrètement que les arts et les humanités, tout ce qui participe à la fabrique _ de la subjectivation la plus authentique _ de l’homme, ne doit en aucune manière être négligé au profit des enseignements et des formations plus techniques ou étroitement professionnels, comme cela l’a été ces dernières années » (pages 283-284)…

« Mais  il se trouverait _ en effet tout à fait _ ridicule de promouvoir une programmatique, un mode d’emploi des humanités, lesquelles se verraient bafouées dans leur genre en se trouvant prescrites sur le mode des logiques instrumentales, de leur rhétorique de la quantification et de la formalisation«  (…) Et, de fait, « cette organisation sociale de la culture s’est accélérée ces dernières années » ; et « le pire danger qui guette les humanités » est « celui de les voir prescrites dans des conditions qui les rendraient inoffensives et totalement dépourvues de force de transformation. Nous connaissions la culture marchandise, la culture spectacle, évitons d’avoir demain la culture compétence, une culture « normale » !«  (page 284).

« Il convient de le dire à nouveau, il faut du jeu pour qu’adviennent les conditions minimales de création qui ne soient pas seulement travail, besogne, productions automatiques où s’effacent le monde autant que le sujet. Il faut accepter cette « opinion » (…), ce postulat philosophique autant que politique, selon lequel l’inutile peut se révéler essentiel. Faute de quoi nous n’aurons plus que des innovations techniques, un monde sans humains. Il ne nous faut pas une culture normale, mais une vraie culture, qui prend son temps, son rythme, ses mystères, et dont on respecte l’espace spécifique où elle s’inscrit«  (page 285).

Et Roland Gori de proposer « que soient favorisés rapidement et intensément sur les lieux de vie privée et publique,

à l’école et au travail, à l’hôpital et dans les laboratoires de recherche, dans les salles de rédaction et dans les tribunaux,

des lieux de parole et d’écriture qui fassent témoignage des expériences de chacun«  _ et « que soit mis un terme aux évaluations formelles » des pratiques et « à leurs dispositifs d’abrutissement« …  _ (page 286).

« Il s’agit aujourd’hui, du moins je l’espère _ dit-il _ de faire de tout travailleur un artisan de son œuvre. (…) « Existent _ pour les professionnels _ le besoin de retrouver le sens de lurs expériences et le vif désir de les transmettre. Il convient politiquement de favoriser la mise en place de tels dispositifs de récits et de transmission de l’expérience, qui constituent l’arête vive de toute culture digne de ce nom  » (page 286).

C’est personnellement ce que je peux conclure aussi de ma pratique (infiniment heureuse !) de quarante-et-une années d’enseignement du philosopher, en classe terminale du lycée,

ainsi que des (deux) ateliers (de pratique artistique) que j’ai eu l’occasion d’y créer _ durant les laps de temps que l’institution leur a permis (c’est-à-dire leur a donné les moyens financiers) d’exister ! en un coin (un peu discret) du lycée et de son emploi du temps _, en constatant la richesse des œuvres mêmes _ d’écriture, de photos, de vidéos _ auxquels ils ont donné l’occasion d’advenir ; en plus de ce qu’ils ont pu permettre d’apprendre, en « faisant« , à  leurs auteurs, membres de ces ateliers : au lycée et sur les bords du Bassin d’Arcachon et à Bordeaux, comme à Rome, à Prague et à Lisbonne

_ et en y rencontrant, notamment, et suffisamment longuement, chaque fois, des personnalités rayonnantes d’artistes tels que Vaclav Jamek, Antonio Lobo Antunes ou Elisabetta Rasy…

L’institution, tout à sa priorité de conformité aux normes qui lui étaient imposées hiérarchiquement, n’en mesurant guère la valeur ! _ une valeur d’humanité, est-il seulement besoin de le préciser ?..

Mais la seule reconnaissance _ et espèce de récompense, mais pas institutionnelle… _ que j’ai jamais espérée _ dans le secret de la réalité silencieuse (justement économe de paroles) de ce que d’aucuns ont pu nommer « les reins et les cœurs«  de chacun ; et c’est de l’ordre de ce rapport à l’autre (cf sur cela les très justes et fortes analyses de Michaël Foessel en sa Privation de l’intime) qu’est l’intimité : le regard, pas même lancé, mais juste perçu, suffit… _,

est celle, très longtemps plus tard,

et en l’accomplissement, à divers degrés _ car il y faut aussi pas mal de chance dans la traversée, par chacun, des diverses catastrophes (d’une vie, de toute vie) ; cf à ce propos le très beau livre de Pierre Zaoui La Traversée des catastrophes (dont je viens de conseiller la lecture à mon ancien élève, c’était au lycée Alfred-Kastler de Talence en 1983-84, Ross William McKenna : il a maintenant 46 ans et vit à Londres)… _,

 et en l’accomplissement, à divers degrés,

de leur vie _ chacune particulière, et peut-être, et plus ou moins aussi, singulière : qui le sait et le saura ?.. _,

est celle des adultes que seront devenus _ année après année _ mes élèves _ de cette année de Terminale passée ainsi à dialoguer avec exigence un peu plus et mieux qu’académique : pour l’obtention du diplôme du baccalauréat


Car la véritable épreuve _ la vraie de vraie, la seule qui vaille vraiment ; et sans autre rattrapage que les siens, et à longueur du temps imparti à chaque vivant tant qu’il vit, pour rectifier ses maladresses _,

est bien l’accomplissement, par chacun et nous tous, de sa (et notre) _ unique et belle _ vie…

Et sur celle-là, il n’y a pas _ auprès de quel (diable, diantre !, de) jury ? _ de tricherie efficace possible.


Titus Curiosus, ce 23 janvier 2013

Post-scriptum (ce 12 février)  :

et je voudrais ajouter pour finir (et mettre l’accent sur l’essentiel)

trois contre-épreuves auxquelles soumettre encore et encore l’imposture et les imposteurs,

par la proposition de lecture de deux passages de livres capitaux, et de visionnage d’un immense film :

soient

_ le mythe final du jugement des morts aux Enfers, en conclusion (ouverte, non dogmatique _ c’est seulement un renfort aux efforts, toujours insuffisants, de l’argumentation de Socrate, vis-à-vis de ses interlocuteurs, Calliclès, Polos et Gorgias, qui fuient encore au terme des débats… _) du Gorgias de Platon : un dialogue absolument indispensable sur le sens de l’existence humaine face à la monstruosité _ infinie _  de culot et mauvaise foi de l’imposture des imposteurs ;

_ la parabole du « Grand Inquisiteur » de Dimitri Karamazov, et son « Si Dieu n’existe pas, tout est permis« , dans le grandiose et admirable Les Frères Karamazov de Dostoïevski ;

_ et le chef d’œuvre de Woody Allen, l’indispensable _ époustouflant de justesse ! _ et ô combien admirable ! au-delà même de l’humour dont il colore de façon si poignante le tragique !!! Crimes et délits ! _ c’est son opus n° 20…

la flânerie stambouliote très attentive d’une chaleureuse : « Istanbul Carnets curieux » de Catherine Izzo

10oct

Sur un livre merveilleux

d’attention chaleureuse

à une ville _ sublime ! _,

et à sa vie, ses habitants _ c’est une ville-monde ! _ :

Istanbul.


Le livre

(aux Éditions le bec en l’air)

s’intitule Istanbul _ Carnets curieux ;

son auteur est la photographe (marseillaise depuis longtemps : elle est l’épouse du regretté Jean-Claude Izzo _ cf par exemple son Vivre fatigue_)

Catherine Izzo ;

elle est aussi une amie

de mon ami Bernard Plossu.

Ici,

et en guise d’introduction en image à l’article,

on pourrait regarder la photo Bosphore IV, page 73 _ soit la numéro 1 de la page « Istanbul«  du site Passevue de Catherine Izzo…

Hier, une fois achevée la lecture du texte (des Carnets Curieux) _ superbe ! _

qui accompagne les 91 _ admirables ! _ photos

_ les 24 chapitres (avec plans !) de ces Carnets vont de la page 114 à la page 209 ; et sont datés « Istanbul, Marseille, Lille, Carnac, 2006-2010 » ;

ils se terminent, page 209, par ces mots :

« Je reviendrai.
Hosça kal ! (Adieu ! Restez joyeux !)« _,

j’ai adressé ce message à Bernard :

De :  Titus Curiosus

Objet : Mail de Catherine Izzo
Date : 9 octobre 2010 08:36:41 HAEC
À :   Bernard Plossu

J’aimerais témoigner à Catherine Izzo
du très grand plaisir
que m’a donné son Istanbul _ Carnets curieux

dont je viens à l’instant d’achever la lecture…

C’est un livre
qu’on aimerait (humblement !) avoir écrit,
tant il est juste en sa finesse
et en la profonde délicatesse (= légère !) de sa curiosité
à tant de singularités
_ en son approche humblement caressante (sublime !) de la beauté vraie de l’altérité (aimée)

C’est ainsi qu’il faut apprendre à voyager, séjourner _ regarder, (essayer de, s’essayer à) contacter : hors tourisme, si tant est que cela soit possible ! et avec tout le temps nécessaire… _,

dans l’amitié de qui

_ ici Ergül

(« jeune stambouliote solide, le visage ensoleillé, elle porte toujours ses cheveux très courts : « c’est plus simple ! »..« , page 149 ;

elle « a vécu dix-sept ans en France _ son père fabriquait des automobiles chez Peugeot«  ;

et « maîtrise parfaitement le français et l’anglais« , page 167 ;

s’intéressant, peut-être professionnellement à l’archéologie, « Ergül voudrait découvrir les grands sites grecs de la Sicile. Mais la Turquie n’appartient pas à l’Europe, et même si l’on sait qu’Istanbul est plus près de Rome, de Naples ou de Palerme que de Bagdad, les tracasseries administratives d’une Europe frileuse et tatillonne freinent toute spontanéité. Il faut des semaines pour obtenir une autorisation de transiter« , page 167 aussi…) ;

mais aussi les égards rencontrés du « gardien du petit hôtel de bois« ,

des « serveurs des jardins de thé«  ;

et encore les mouvements des « tortues des cimetières« ,

ainsi que ceux des « barques des pêcheurs du Bosphore » ;

et encore « la douce lumière sous les treilles«  :

à laquelle, Ergül, (et auxquels, aussi) est dédié, page 7 ce merveilleux livre… _

dans l’amitié de qui

vous fait partager ses sentiers…


Aussi,
j’aimerais que tu me fasses parvenir son adresse Internet.

Titus

P.s. : je n’ai rien dit des photos,
parce qu’elles sont merveilleuses de justesse et beauté,
tout simplement…


J’ai l’intention de consacrer à ce livre _ rare à ce degré de beauté _ un article de mon blog
_ le voici !

Tu sais combien j’aime Istanbul, moi aussi ;
et combien je souhaite retourner y vagabonder…

Fin du courriel à Bernard Plossu ;

et début du corps de l’article :

Parmi les photos disponibles sur le net

_ en l’occurrence sur le site personnel (Passevue) de Catherine Izzo _,

voici une sélection, mienne :

D’abord,

l’arrivée idéale à Istanbul

est par bateau : en contournant la pointe de Topkapi, étrave à la rencontre du Bosphore, depuis la mer de Marmara, pour débarquer

_ tel le Michel-Ange du Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants, au printemps 1506, dans le récit de Mathias Enard ;

cf mes articles des 2 et 11 septembre 2010 :

Au menu du (bon) ogre Enard : le géant Michel-Ange, le pouvoir, le sexe et l’effroi, en un Istanbul revisité à l’ére du tourisme “culturel” mondialisé…

et : Mathias Enard, ou le creuseur pudique : face à l’énigme de l’oeuvre et les secrets du coeur (à partir de l’exemple de Michel-Ange à Rome _ et Istanbul !!!) ;

ainsi que mon entretien avec Mathias Enard, le 8 septembre : le podcast dure 62 minutes… _

pour débarquer

à l' »échelle«  _ le quai, depuis si longtemps que la ville, Constantinople, existe… _ d’Eminönü…

Et ce, par quelque temps que ce soit :

la brume et la pluie n’étant certes pas les moins appropriés à l’émerveillement de la découverte ;

de l’approche _ celle-ci ne finissant, d’ailleurs, jamais !

La gloire de son mystère s’enrichit !..

Voici, parmi la moisson d’images captées par Catherine Izzo,

une arrivée_ stambouliote _ possible :

la photo Bosphore VI, page 106… _ soit la numéro 16, en comptant de gauche à droite et de haut en bas, de la page « Istanbul«  du site Passevue de Catherine Izzo…

Même par gros temps ;

on peut encore y pêcher…

Ici on pourrait regarder la photo Pêche à Üsküdar _ rive asiatique, page 105 _ soit la numéro 30 de la page « Istanbul«  du site Passevue de Catherine Izzo…

On trouve toujours un débarcadère :

ici on pourrait regarder la photo Débarcadère, page 104… _ soit la numéro 27 de la page « Istanbul«  du site Passevue de Catherine Izzo…

Puis, on pénètre en la ville, aux sept collines, elle aussi ;

et il nous faudra toujours grimper un peu : les rues et ruelles _ avec platanes _ affrontent vaillamment les pentes herbeuses, et se glissent, en se faufilant, dans ce qui fut peut-être autrefois un ruisseau, sinon une cascade ;

il y a aussi bien des escaliers…

© courtesy Catherine Izzo : Pasaj II _ Istiklal, page 50.

Et viennent de merveilleuses maisons de bois,

dans certains quartiers _ par exemple, et tout particulièrement, encore,

à Fener, et Balat ;

elles risquent cependant de bientôt disparaître, face à la spéculation immobilière galopante, ici comme ailleurs ;

sur ce sujet,

cf le très beau film du réalisateur italo-turc, Ferzan Oztepec : Hammam (en 1998 : avec Alessandro Gassmann)…

Ici on pourrait regarder la photo Galerie supérieure de Vezir hane _ Beyazit, page 40… _ soit la numéro 10 de la page « Istanbul«  du site Passevue de Catherine Izzo…

Et les intérieurs, orants _ après s’être déchaussés (et nettoyés aux fontaines) _, des mosquées :

par exemple, la photo Prière II, page 88 _ soit la numéro 20 de la page « Istanbul«  du site Passevue de Catherine Izzo…

Et encore, en suivant, la photo Arabesque I, page 90 _ soit la numéro 8 de la page « Istanbul«  du site Passevue de Catherine Izzo…

Et le lacis labyrinthique des ruelles et rues

des multiples quartiers :

© courtesy Catherine Izzo : Cankurtaran I, page 26.

et

aussi la photo Samatya, page 47 _ soit la numéro 14 de la page « Istanbul«  du site Passevue de Catherine Izzo…

Et, bien sûr, Aya Sofya,

toujours magique :

ici, par exemple, la photo Aya Sofya II, page 43 _ soit la numéro 6 de la page « Istanbul«  du site Passevue de Catherine Izzo…

Et ses alentours :

ici on pourrait regarder la photo Tombe II _ Divan Yolu _ Vers Beyazit, page 94 _ soit la numéro 9 de la page « Istanbul«  du site Passevue de Catherine Izzo… ;

ou

la photo Eminönü III, page 60 _ soit la numéro 11 de la page « Istanbul«  du site Passevue de Catherine Izzo…

Aya Sofya, toujours, toujours, si puissante :

© courtesy Catherine Izzo : Aya Sofya I, page 29

Puis, les escapades vers les périphéries tentaculaires,

en constante continuelle expansion :

ici on pourrait regarder la photo « Bonne année » _ Kandili _ Rive asiatique, page 45 _ soit la numéro 4 de la page « Istanbul«  du site Passevue de Catherine Izzo…

Et encore :

© courtesy Catherine Izzo : Vers Tekirdağ II _ Hommage à Fellini _ Grande banlieue d’Istanbul, page 54…

Ou les quartiers d’affaires et de commerces, hyper-animés ;

Istanbul est une de ces mégapoles

dont parle si bien Régine Robin, en son Mégapolis

_ cf mon article du 16 février 2009 : Aimer les villes-monstres (New-York, Los Angeles, Tokyo, Buenos Aires, Londres); ou vers la fin de la flânerie, selon Régine Robin _ ;

dont le sous-titre est les derniers pas du flâneur… :

ici on pourrait regarder la photo « Kanyon » _ Saryer, page 20 _ soit la numéro 21 de la page « Istanbul«  du site Passevue de Catherine Izzo…

Puis l’on revient toujours, ici,

vers les rivages,

tellement enchanteurs :

le flot y clapote…

© courtesy Catherine Izzo : Vers Tekirdağ IV _ Grande banlieue d’Istanbul, page 81 ;

Ou

la photo Kumpkapi I, page 15 _ soit la numéro 2 de la page « Istanbul«  du site Passevue de Catherine Izzo…

Et sans cesse on prend

et reprend

le ferry

d’une rive

(l’une, européenne et, l’autre, asiatique, ainsi que cela se dit…)

à l’autre,

le temps,

à peine,

de déguster à bord un délicieux thé

tout brûlant :

ici on pourrait regarder la photo Bosphore V, page  75 _ soit la numéro 3 de la page « Istanbul«  du site Passevue de Catherine Izzo…


et

la photo Bosphore II, page 23 _ soit la numéro 19 de la page « Istanbul«  du site Passevue de Catherine Izzo…
;


et puis,

d’où partent les trains pour Bagdad :

ici on pourrait regarder la photo Hayderpaşa I _ Rive asiatique, page 14 _ soit la numéro 29 de la page « Istanbul«  du site Passevue de Catherine Izzo…

Et de saluer,

en guise d’au revoir au lecteur,

la vista _ avec la mouette _ de l’ami Bernard Plossu :

ici on pourrait regarder la photo Hommage à Bernard Plossu III, page 111 _ soit la numéro 28 de la page « Istanbul«  du site Passevue de Catherine Izzo…

Avant de repartir (d’Istanbul),

encore par bateau ;

mais avec l’idée (chère au cœur) de revenir

sur ce rivage du Bosphore

et des Eaux douces d’Europe _ l’autre nom de la Corne d’Or…

Ici on pourrait regarder la photo Bosphore IX, page 109 _ soit la numéro 15 de la page « Istanbul«  du site Passevue de Catherine Izzo…

Un livre merveilleux, chaleureux,

en la délicatesse de sa justesse,

que cet Istanbul _ Carnets curieux

de Catherine Izzo…

Titus Curiosus, le 10 octobre 2010

Post-scriptum :

Catherine Izzo cite aussi,

et à plusieurs reprises,

les beaux films de Nuri Bilge Ceylan :

Koza, Kasaba, Uzak, Les Climats, Nuages de mai, Les Trois singes

J’aime aussi beaucoup, beaucoup

les deux photos

_ à végétation plantureuse : ce pourraient presque être des vignes… _

qui se font face aux pages 18 et 19 :

Tombe I _ Jardin de Küçük _ Aya Sofya Camii ;

et 

Yeni Valide Camii, cour intérieure _ Üsküdar, rive asiatique


De l’ami Plossu,

j’ai appris à (re-)connaître aussi l’art de la mise en page…

En conclusion,

et pour donner aussi quelque échantillon de sa belle écriture fine, précise, juste et subtile,

ces deux extraits-ci, aux pages 132 et 133 :

« Istanbul sous la pluie… La ville se rapproche _ de la focale du regard _, se resserre, intime, sensible, feutrée. Une dimension nouvelle se dessine, inconnue et voilée, secrète et délicate. Les paysages se diluent, le ciel et les mers s’embrassent. Istanbul se métamorphose en une palette de gris subtils et raffinés, nuancier infini, d’une grâce exceptionnelle pour qui prend le temps de les contempler _ et de les ressentir et saisir alors.

Gris argenté des dômes des mosquées, gris cendré des coupoles des medrese, gris anthracite et mat de l’asphalte, gris porcelaine des marbres des türbe, gris bleu des fumerolles échappées des frêles cheminées tortueuses, gris brun des fumées des bateaux, gris éteint et lourd des silhouettes des cargos qui remontent lentement le Bosphore, gris vert de la colline d’Eyüp, gris tourterelle des fontaines, gris perle de la tour de Galata, gris rosé de la façade du Patriarcat orthodoxe grec à Fener, gris sombre de Teodos Suru.

La pluie lave les toits de plomb, souligne l’envol des minarets, adoucit le jaune des taxis, assombrit les façades des maisons de bois. Les bateaux ne sont plus que de simples contours fantomatiques, les mosquées de gros animaux fantastiques.

On pourrait imaginer ce tableau triste, voire sinistre.
C’est juste doucement mélancolique
_ voilà.

Les terrasses des çay bahçesi disparaissent, parfois simplement enfouies à la hâte sous des bâches de plastique translucides.
À l’abri des petits auvents ou des larges toits des marchés restent quelques tabourets sur lesquels les plus téméraires sirotent le thé éternel.

Un ruisseau, au milieu de la rue, dégringole vers les Eaux. J’ai toujours eu l’envie _ sans jamais le faire _ d’y déposer un petit bateau de papier et de suivre son chemin brinquebalant vers Marmara.
À l’intérieur des lokanta les vitres s’embrument. Derrière la buée les rues deviennent des no man’s land mystérieux et lointains, paysages propices à toutes les rêveries »…

Et juste neuf lignes, plus loin, page 133 :

« Plus j’y reviens, moins je suis convaincue qu’Istanbul est méditerranéenne.

L’œuvre de Nuri Bilge Ceylan s’impose tout à coup. Derrière des fenêtres brouillées de gouttes d’eau qui tracent des chemins improbables et fantaisistes, la caméra suit le regard des personnages. Leurs yeux se noient dans la ville devenue imperceptiblement _ presque à leur insu _ intime et charnelle » _ voilà encore…

Voilà ce qu’est un regard fin et juste :

d’artiste

pudique

vrai…

J’aurais aimé donner plus (ou mieux) encore le goût de contempler les quatre-vingt onze images d’Istanbul

que le livre _ de Catherine Izzo : Istanbul _ Carnets curieux, aux Éditions le bec en l’air _ propose

_ afin de goûter le plaisir de feuilleter le papier des 244 pages de ce livre _,

mais il m’a fallu restreindre l’enthousiasme de mon choix

_ au départ de vingt-quatre images… _

à cinq d’entre elles… :

j’ai donc choisi celles

que je préférais…

Les dix-neuf autres _ dont je cite le titre et la page dans le livre _ sont cependant accessibles

_ en veuillant bien compter… _

sur le site personnel de Catherine Izzo : Passevue

Qu’on aille y jeter un coup d’œil…

Quignard versus Simenon au schibboleth de la vraisemblance (du « monde » créé) : « Villa Amalia » / « La fuite de Monsieur Monde »

26avr

Je vais être forcément (très) injuste, pour n’avoir lu _ ce qui s’appelle lire : vraiment ; les livres (d’encre et de papier) _ ni le roman de Pascal Quignard « Villa Amalia » ; ni le roman de Georges Simenon « La fuite de Monsieur Monde » ;

mais seulement vu les réalisations filmiques tirées de ces deux romans-là.

Et encore pas dans les mêmes conditions :

le film « Villa Amalia » (sorti en avril 2008), dans une vaste salle de cinéma ;

le téléfilm « La Fuite de M. Monde » (tourné en 2003, diffusé pour la première fois le 24 novembre 2004), rediffusé hier soir sur France-3 ;


et, au passage, on voudra bien noter la transformation de la forme « Monsieur » (du titre du roman : « Monsieur Monde« ) en l’abrévation « M. » (du titre du téléfilm « M. Monde« )

_ là-dessus, consulter, et en urgence même (!), la belle acuité (et même magnifique ! :

cela ne se dit pas assez !!! autre phénomène d’époque (celle du nihilisme…), que l’oubli de l’essentiel au profit de misérables « leurres » médiatiques…)

de Renaud Camus, éminent « sondeur d’âme » derrière les épaisseurs de fard des « toiletteurs« , tant professionnels qu’amateurs, en tous genres : son « Répertoire des délicatesses du français contemporain« , paru en mars 2000 aux Éditions POL, vient d’être très opportunément réédité en février 2009 en format de poche, aux Éditions Points, en devenant « Répertoire des délicatesses du français contemporain : charme et difficultés de la langue du jour« ) _ fin de l’incise sur l’historicité de la langue (selon Renaud Camus, ou d’autres)… _

le téléfilm « La Fuite de M. Monde«  _ je reprends le fil et l’élan de ma phrase _ sur le petit écran de mon poste de télévision, hier soir, à 20 h 30, sur France 3 ;

soient les films _ éponymes _ des cinéastes (de grande qualité, tous deux) Benoît Jacquot et Claude Goretta.

Avec deux interprètes

(dans le « premier rôle« , chacun d’eux, et portant , également, tous deux, le film sur leurs « épaules«  : c’est-à-dire les « traits », comme un paysage, de leur visage frémissant _ en de nombreux tout à fait sobres (c’est un art ; et très français !) gros plans des cinéastes _ à toute la palette, ou gamme, vibrante d’infra-émotions !)

excellentissimes : Isabelle Huppert et Bernard Le Coq ;

lequel Bernard Le Coq a reçu pour ce rôle le « Prix d’interprétation masculine » au « Festival de la fiction TV » de Saint-Tropez, en 2004 ;

en attendant les récompenses qui ne manqueront _ très vraisemblablement pas _ de pleuvoir sur la (comme quasiment toujours) « parfaite » Isabelle Huppert : quel somptueux talent !..

Or, autant je me suis agacé à (et de) ce que « Villa Amalia« , le film de Benoît Jacquot, souffre en invraisemblance, de ce qu’il doit à l’ahurissant mépris de la vraisemblance du récit originaire de Pascal Quignard

quand il veut, à tout crin, endosser la « livrée » de « romancier« ,

qui lui convient comme une chasuble d’évêque à un cheval !!! ;

défaut assez endémique chez cet auteur :

autant sont admirables sa « Vie secrète » et ses « Petits traités » ;

autant sont (comme « romans« …) manqués (et comment !) ses romans ;

depuis « Le Salon du Wurtemberg » et « Les Escaliers de Chambord« 

_ et cela, en dépit de figures obsessionnelles de départ passionnantes (l’incapacité des personnages, issus de l’idiosyncrasie même de leur auteur, de nouer quelque vraie relation que ce soit, à commencer d’amitié comme d’amour, avec quelque autre : ce que figurent admirablement, en effet, les escaliers à double volée de marches qui se croisent sans pouvoir, ou vouloir, chercher à, se rencontrer jamais (!) au centre, névralgique, même du château de Chambord, sur une « idée« , et dessin, géniaux, de Léonard de Vinci _

jusqu’à ce difficultueux « Villa Amalia« -là _ bien que je ne l’ai, donc, pas (encore) lu… _, dont l’intrigue se déroule sur quatorze (infiniment) longues années (de la vie d' »Eliane« , « Ann« , ou « Anna« , sa protagoniste et « héroïne » principale) : de vide abyssal ;

« vide » (ou « abysse« ) qui rappellerait Moravia, « L’Ennui » ;

le célébrissime film de Godard, d’après le roman « Le Mépris » de ce même Alberto Moravia,

eut quelques scènes fameuses filmées dans l’île toute voisine (de celle d’Ischia ; où est sise la « Villa Amalia » du roman de Quignard ; dans la sublime « baie de Naples« ), je veux dire l’île de Capri : à la Villa « Come me » de Curzio Malaparte ;

Villa « Come me« , à propos de laquelle vient de paraître, aux excellentes Éditions _ bordelaises _ « Finitude« , un admirable récit du bordelais Raymond Guérin : « Du côté de chez Malaparte » ;

tellement impressionné, Raymond Guérin, par son séjour de trois semaines là-bas, en cette Villa « Come me« , en mars 1950, que, gravement malade, il écrivit, « le 7 mai 1955 dans son jounal (publié sous le titre « Le Pus de la Plaie« , Éditions « Le Tout sur le Tout », 1982) : « Si je meurs _ et il est mort le 12 septembre 1955, âgé de 50 ans, un mois et dix jours _, je voudrais non seulement être incinéré mais qu’on obtint par faveur spéciale que (Sonia _ son épouse _) pût disposer l’urne contenant mes cendres, l’emporter et aller disperser ces cendres dans la mer, en haut de la terrasse de Curzio Malaparte à Capri où j’ai passé, sans doute, les jours divins de mon existence » :

ce texte-là conclut, aux pages 117-118, ce magnifique (avec 23 photos de Raymond Guérin lui-même) « Du côté de chez Malaparte« …

Fin de l’incise « Villa Come me » / « Du côté de chez Malaparte » de Raymond Guérin _

jusqu’à ce difficultueux « Villa Amalia« -là, dont l’intrigue se déroule sur quatorze infiniment longues années : de vide abyssal

au moins le film de Benoît Jacquot ne semble pas, lui, probablement à la différence du roman,

_ la durée de ce qui y est cinématographiquement « narré » est, en effet, laissée dans le vague d’une sorte de « plage d’intemporalité«  ; mais assez vide ; et vaine (hélas, à mon goût, du moins !..) ; quasi « suicidaire« , me semble-t-il… _

se dérouler sur une aussi longue « durée » (de 14 ans !) : ce qui rendrait plus invraisemblable encore le « rien » auquel se contraint

_ masochistement ?.. pour se punir (?) elle, d’avoir été trahie par un partenaire veule, lâche, en tout médiocre : chercher l’erreur !.. ;

alors qu’elle se dérobe, par une fuite implacablement (et froidement) organisée, à toute « explication » avec le « traître » ; d’où le luxe de détail des « soins » (magnifiquement rendu à l’image !) apportés par la « fugueuse«  à détruire le moindre indice (données bancaires, carte bleue, téléphone portable, etc… jusqu’à ses bagages successifs…) qui permettrait de la re-pérer, re-trouver, re-joindre, re-nouer avec elle : c’est la partie « flamboyante de justesse » du film, déjà (il faudrait bien sûr lire aussi, afin de les comparer, l’art de le dire de Pascal Quignard dans le roman ! lui si habile, aussi, à la fermeture et pareil mutisme…) ; et le mutisme frondeur d’Isabelle Huppert (sur son visage, comme en sa gestique ; son art de bouger, se déplacer) y fait merveille, avec une gamme (ou palette) de nuances vraiment très belle (et juste)… _

ce qui rendrait plus invraisemblable encore le « rien » auquel se contraint _ je poursuis ma phrase _

à faire de sa vie l’héroïne, en son séjour prolongé à la « Villa Amalia » d’Ischia

(artiste _ musicienne : compositrice, qui plus est !!! hors de la parole ! _ créatrice d’œuvres jusqu’alors, pourtant !!! et qui arrête aussi TOUT cela !!!) ;

au point que l’on finit par se demander dans quelle mesure il n’y aurait pas, en cette figuration-là de ce personnage-là (= Éliane Hidelstein, devenant l’artiste Ann Hiden, puis Anna tout court, à la « Villa Amalia« , à Ischia, pour les Italiens qu’elle y fréquente ; et en changeant aussi de langue…), comme une transposition de la propre « dépression » _ au bord de la « mélancolie«  _ de l’auteur lui-même, soit Pascal Quignard en personne, si je puis dire, depuis quelque accident _ que j’ignore _ de sa vie privée _ telle que quelque « rupture« , d’avec une autre ; ou d’avec soi : je me livre ici à de pures conjectures…)…

autant je me suis agacé, donc

_ j’en ai enfin terminé de mes trop longues incises quignardesques _

à ce que « Villa Amalia« , le film de Benoît Jacquot, souffre en invraisemblance, de ce qu’il doit à l’ahurissant mépris de la vraisemblance du récit originaire de Pascal Quignard

quand il veut, à tout crin, endosser la « livrée » de romancier,

autant, a contrario, me suis -je délecté de ce que « La Fuite de M. Monde« , le téléfilm de Claude Goretta (adaptant pour les années de la décennie 2000 une intrigue et des décors d’il y a plus de cinquante ans : ceux du roman « La fuite de Monsieur Monde«  de Georges Simenon _ roman écrit à Saint-Mesmin, en Vendée _ ;

lequel roman fut achevé de rédiger le 1er avril 1944 ; et a paru l’année suivante, aux Éditions de la Jeune Parque, l »achevé d’imprimer » étant du 10 avril 1945, très précisément ;

et le prénom du « héros« , « M. Monde« , de « Norbert » qu’il était en 1944-45, pour Georges Simenon, devenant « Lionel » en 2003, pour Claude Goretta…)

autant me suis-je délecté, donc,

de ce que « La Fuite de M. Monde« , le téléfilm de Claude Goretta,

doit

à la justesse (= vérité !) du regard (de romancier) de Georges Simenon en sa « Fuite de Monsieur Monde« …

Telle est ici ma thèse !

Car Simenon a essentiellement le souci du « monde« 

de ses personnages,

ainsi que de l’intrigue de ce qui s’y produit, y survient ;

intrigue « romanesque« , voire intrigue de « roman policier » : mais ici l’enquête du commissaire est sans cadavre, et peut-être sans crime : la « disparition » (de Norbert-Lionel Monde, président-directeur général d’une grosse entreprise de transports, l’entreprise « Monde » : le nom « Monde » apparaissant bien en gras sur les carlingues des camions) ne résultant, ici, ni d’un meurtre, ni d’un suicide (avec cadavre restant sur la carreau ; ou, du moins, non « retrouvé« ) ; non, simplement on recherche un « disparu » ; quelqu’un qui vient de « disparaître«  le jour même de son quarante-huitième anniversaire (est-ce là un « détail » ? tout à fait « anodin » ?..) :

relire ici les admirables réflexions que prête Jean Giono à ses personnages (une cohorte de paysans du Trièves _ dans le Dauphiné _, et l’hiver, dans la décennie 40 du XIXème siècle) d’un « Roi sans divertissement« 

_ un des chefs d’œuvre majeurs de la littérature du XXème siècle (!) : écrit en 1945 (au printemps, de mars à juin, lors d’un séjour de quatre mois de Giono chez ses amis marseillais Pelous : à l’extrémité du Boulevard Baille ; il en fait le récit dans « Noé« …), écrit en 1945, justement, lui aussi !, je veux dire « Un Roi sans divertissement« , de même que « La fuite de Monsieur Monde« , le « Simenon« , paraît au mois d’avril 45…) ; fin de l’incise sur la concomittance _,

lors de la succession de disparitions de villageois, trois hivers durant (les hivers 1843-44-45) en un village du Trièves, donc, isolé sous la neige, et « sans cadavres« , avant la découverte, vers la fin de l’hiver 1845 (et dans la neige), et des cadavres, et de l’assassin (domicilié, lui _ et en « bourgeois » _, à Chichilianne) par le « héros« , lui-même merveilleusement complexe, le « capitaine de gendarmes » (puis « commandant de louveterie« ) Langlois…

Fin de l’incise de la « disparition« sous le regard très ironique et humoristique à la fois de Jean Giono ; et retour au « monde » simenonien !

Quant au « monde » quignardien,

il n’est tout bonnement pas « romanesque » ! Mais que veulent les lecteurs, sinon encore et toujours davantage de « romans » ? Et Pascal Quignard ne résiste, alors, pas assez aux sirénes

(sur les « Sirènes« , cf son « Boutès » ; et mon article du 19 novembre 2008 sur ce livre : « Ce vers quoi s’élance Boutès ; et la difficulté d’harmoniser les agendas« ) ;

aux sirènes éditoriales ; et succès promis des chiffres de vente de « romans » en librairie s’ensuivant…

Le « monde » de Georges Simenon _ m’y voici !!! _,

et en l’occurrence (très précise !), le « monde » de « La fuite de Monsieur Monde« ,

est très précisément (et « réalistement » : pour nos imaginaires, du moins) dessiné par l’écriture de « romancier » de Georges Simenon ;

ainsi, aussi, que parfaitement adapté, de 1945 (ou avant) à 2003, à son tour, « filmiquement« , par l’excellent « cinéaste » Claude Goretta :

ainsi la transformation du « personnage » de « Norbert _ ou plutôt « Lionel«  dans le film…  _ Monde » en « Simon » X

est-elle magnifiquement rendue _ d’autant plus remarquablement que c’est en une admirable sobriété (dépourvue du moindre maniérisme) _ par la caméra à la fois ultra-légère et ultra-sensible de Claude Goretta ;

comme par le jeu, « au quart de poil » (!), de celui qui l’incarne si excellemment, Bernard Le Coq.

Par exemple, peu après l’ouverture du film consacrée à la phase d’inquiétude exaspérée de la « disparition » de son mari pour son épouse Séverine

(= la « seconde épouse« , interprétée par Nathalie Nell ; Norbert (Lionel) Monde a dû, lors d’un scandale, « monté » ou « amplifié » par des « concurrents« , se séparer, « à son corps défendant« , de sa première épouse, Sophie, interprétée par Sylvie Milhaud)

auprès du commissaire de police (interprété par Frédéric Pierrot),

peu après l’ouverture (angoissée) du film, donc,

dans la succession des séquences du départ de son bureau, le jour de son quarante-huitième anniversaire (on dirait un vieillard !), du pdg de l’entreprise de transports « Monde« , Norbert (Lionel) Monde, dont Bernard Le Coq fait ressentir toute la pesanteur ;

puis avec l’image (fugitive, mais très clairement perceptible cependant) de son allure, immédiatement, beaucoup plus juvénile l’image d’après !

suivie des séquences du « rasage de la moustache » ;

puis du changement de toute la panoplie des vêtements ;

juste après la séquence(-pivot) du poivrot, au zinc d’un bar parisien, s’autorisant à palper l’étoffe _ belle _ du veston de costume du président-directeur général d’une entreprise cossue et florissante que, le voisin de comptoir de bar, Norbert-Lionel, pas tout à fait encore « Simon« , continuait de porter, au sortir de son entreprise ; en prenant un troisième café de la matinée…

« Simon« , après passage-éclair en « boutiques de mode » pour hommes,

étant, lui, « Norbert » (« Lionel« …) est déjà presque « oublié« .., désormais vêtu, ainsi que coiffé _ le réalisateur nous a fait grâce de la séquence du passage chez le coiffeur _, à la mode (davantage « couleur de muraille« , ou « passe-partout« ) de 2003… Le personnage de « M. Monde«  qu’incarne avec une superbe finesse de sobriété Bernard Le Coq prenant alors (2003 – 1945 =) 58 ans de moins d’un coup…

Et la Marseille et la Nice où le nouveau « Simon » se retrouve par hasard

_ il s’enquiert auprès du contrôleur du train dans lequel il vient de s’engouffrer très précipitamment sans passer par le guichet de la gare (et donc sans billet), de la destination terminale du train : « Marseille !«  ; va donc pour Marseille !.. Pétaouchnok ou Tataouine seraient pareil ! _,

sont,

pour la première,

la Marseille d’aujourd’hui ;

je me suis trouvé moi-même récemment à quatre reprises, l’année 2008 (en juillet en en décembre), sur le parvis de la gare Saint-Charles où débarque _ de nulle part _ « Simon » ; et du haut duquel il découvre la ville, tout en contre-bas, au pied de hauts et longs escaliers ;

de même que je suis passé par l’Estaque ce beau dimanche de juillet, quand mes amis Michèle Cohen et François Cervantès m’ont « présenté » panoramiquement « leur » Marseille, le long de la corniche, via le Vieux Port et Endoumes ; de l’Estaque, précisément (de cézanienne mémoire aussi !) au restaurant des Goudes où nous avons merveilleusement déjeuné, en la (festive) compagnie de Patrick Sainton et Laure Lerallut. Fin de l’incise marseillaise ;

..

Soit parfaitement et exclusivement la ville d’aujourd’hui, pour Marseille ;

et un mélange un peu plus subtil de l’ancienne (des années trente et quarante ; avec ses mondialement célèbres grands-hôtels et casinos et boîtes de nuit plus ou moins « de luxe » qui en demeurent) et de l’actuelle Nice,

pour la seconde (Nice-la-belle) de ces destinations de hasard…

Mais c’est là tout un monde précis qui,

et par la plume de Georges Simenon, et par la caméra de Claude Goretta,

nous est alors détaillé :

par exemple dans le contraste des petites pensions et hôtels pour touristes moyennement fortunés dans le Vieux-Nice ; et les résidences des « grand-fortunés » sur la « Promenade des Anglais » _ où résidait la richissime et « fêtarde » protectrice (qui vient d’être retrouvée morte d’une overdose en sa suite de « palace« ) de Sophie, la première épouse de Norbert (Lionel) ;

Sophie, par un bien complexe concours de hasards, « retrouvée« -là (et en bien piètre état !), sur les galets de la plage que vient rouler la mer, par « Simon » ; à moins qu’alors ce ne soit, dès à présent, et à nouveau, « Norbert«  (ou « Lionel« )

Voilà ces « mondes« 

et d’un « Simon« , « en fuite » durant trois mois et demi, très exactement (et pas quatorze ans !) : en un pays « étranger » à son « monde _ grand-bourgeois _ d’origine » (où il rencontre ; et suit, en ses « errances« , la jeune Leïla, qu’incarne Nozha Khouadra ; qu’il n’aurait jamais croisée sinon…) ;

et d’un « Norbert (Lionel) Monde« , qui va revenir « changé » chez lui (en sa riche demeure _ à étages _, des beaux quartiers de l’Ouest parisien) ;

après cette parenthèse probablement formatrice : la fin du téléfilm est « ouverte« , pour d’abord s’occuper comme il vient (= faire soigner comme il se peut) sa première épouse en clinique ad hoc : la « fugue » (de « Simon« ) a porté des fruits ; rien ne va plus être tout à fait comme avant, ni avec sa seconde épouse, Séverine Monde ; ni avec chacun de ses enfants, Stéphane et Agathe (et leurs « problèmes » respectifs)… _,

que nous font vraiment découvrir, en « artistes » justes » (dans les détails sobres et efficaces de leur art respectif…),

et Georges Simenon,

et Claude Goretta

(ainsi que, au tout premier chef, l’interprète magnifiquement « humain » que sait être Bernard Le Coq, pour ce « Monsieur Monde« , qui un moment s’est quitté (de « Norbert« , ou plutôt « Lionel« , dans le film ; et s’est métamorphosé, si peu que ce soit,  en « Simon » ; sinon « Simon-Pierre« …) ;

et ce qu’a sans doute manqué, pour l’essentiel, du moins, Benoît Jacquot, en « Villa Amalia« ,

en prenant trop vite une « option cinématographique » sur un roman de Pascal Quignard qui n’était même pas encore fini d’écrire (!) ;

à la seule « idée » d’un excellent rôle

pour Isabelle Huppert, avec laquelle il désirait beaucoup « tourner » à nouveau, a-t-il dit à maintes reprises dans les médias,

de femme « en fuite« , de femme « rompant » (sur trahison) _ du moins le croit-elle _ avec TOUT le « monde » de son passé ;

qui la rattrape quand même, mais en une « explication » déterministe un peu trop lourde, en la figure du « personnage » de son propre père, lui-même musicien (même si c’est à un niveau pas aussi « haut » que le sien : le niveau de la « création« ) : « La musique permet de mangeoter partout. Il y a toujours des funérailles et des noces. Moi je fais de la muzak, toi tu fais de la musique« , page 258) ; mais surtout, juif (roumain) ; et « être de fuite » : « S’en sortir, c’est partir. Toute ma vie je fus ainsi. Je suis ainsi. Je m’enfuis« , (même page) ; lors de la cérémonie des obsèques en Bretagne, à Erquy, de la mère d’Éliane, bretonne et catholique, et épouse il y a bien longtemps abandonnée ; et qui vient, à cette ocasion-là, des obsèques, parler à sa fille _ au chapitre premier de la quatrième (et dernière partie) du roman, pages 257 à 263…

Le vieux père a plus de quatre-ving-dix ans ; et vit à Los Angeles : « C’est vrai que je vis à Los Angeles, que je suis riche, que je fais de la muzik-muzak-muzok, que maintenant que ta mère est partie je vais pouvoir me remarier mais, en ce temps-là, les morts _ comprends-moi, je parle des vrais morts _, je les avais affreusement trahis en épousant ta mère. Ce n’était pas sa faute. J’avais grâce à elle des papiers. Je vivais. J’avais chaud. Je mangeais. J’enseignais la musique. Je luttais contre le vent sur ma bicyclette, la casquette enfoncée jusqu’aux yeux, pour donner de-ci, de là, des cours de piano aux Bretons. Et tout le monde criait sur moi« , page 262)…


Titus Curiosus, ce 26 avril 1009


Post-scriptum :


Sur la place du détail (et des « détails« ) en Art ; et comment ils font « vraiment » (ou pas !) « monde » !

je viens de découvrir de remarquables analyses, et qui concernent, justement, la place du détail (et des détails) dans le « roman moderne » (= des XIXème et XXmes siècles)

dans le chapitre d’introduction, intitulé « L’Exposition de l’intime dans le roman moderne« , du dernier opus « La Conscience au grand jour« , qui vient tout juste de paraître le 25 ; il y a trois jours) du très perspicace et fin Jean-Louis Chrétien, premier volet d’un opus « Conscience et roman » : « Conscience et roman, 1 _ La Conscience au grand jour » :

je cite, page 31 : « Il y a aussi le détail en régime d’omnisignifiance, le détail révélateur, le détail qui n’a rien de contingent, lequel soulève la question de savoir s’il a vraiment quelque chose comme des détails. C’est lui _ précise alors Jean-Louis Chrétien _ qui hérite de l’omnisignifiance chrétienne en la métamorphosant : dans la lumière de l’humain, il n’est rien qui ne fasse sens. (…) Mais il y a des récits qui posent que tout fait sens dans le monde, et d’autres qui le nient. » En prenant cet exemple-ci : « Ceux qui se lassent des descriptions balzaciennes méconnaissent que voir une demeure et les choses qui s’y trouvent, c’est déjà explorer _ oui, activement _ l’âme et l’histoire de ceux qui l’habitent. L’importance croissant du concept de « milieu », si bien étudié par Léo Spitzer et par Eric Auerbach, va dans le sens de cette omnisignifiance. Tout étant signifiant, il n’y a plus de détails« … A l’artiste, au romancier, d’abord, en l’occurrence de choisir des focalisations plus et mieux perspicaces que d’autres ; et qui, en « montrant » (et avec son « génie« ), aident à mieux faire voir (= à vraiment regarder et à vraiment comprendre) …

Ici un excellent exemple civilisationnel : « Un lieu réel d’omnisignifiance est la ville, et plus particulièrement la grande ville«  _ et je renvoie au très important « Mégapolis » de Régine Robin (ainsi qu’à mon article de présentation de ce livre le 16 février 2009 : « Aimer les villes-monstres (New-York, Los Angeles, Tokyo, Buenos Aires, Londres); ou vers la fin de la flânerie, selon Régine Robin« )…« Tous les historiens du roman ont montré son rôle essentiel dans le développement du roman, de sa production, de sa diffusion, et elle en est aussi, dans la modernité, un des grands thèmes » _ pages 31-32 : certes ; lire ici Walter Benjamin pour commencer… « C’est que se promener dans une ville, c’est se livrer à l’interprétation infinie d’un livre dont ce sont nos pas qui tournent les pages. D’où _ aussi ! _ notre saisissement devant l’inintentionnel, de l’herbe qui pousse entre les pavés, un oiseau qui niche dans le trou d’un mur » _ page 32. Avec cette arrivée : « Une ville est un lieu de saturation du sens, même si les formes de cette saturation et la nature de ce sens varient selon les temps » _ le concept de saturation intéressant aussi, à d’autres titres, Régine Robin : cf son étude « La Mémoire saturée« , aux Éditions Stock, en 2003… A nous d’apprendre à « défaire« , à « désaturer » (en apprenant à nous en « libérer« ), cette « saturation du sens« -là…  « C’est aussi le lieu de la prolifération des détails signifiants.«  Et « c’est aussi le lieu qui, par excellence, dans le croisement perpétuel des regards et des vies, me révèle la finitude et la solitude de mon point de vue, me montre sans cesse que je ne vois midi qu’à ma porte, et la rue que depuis ma fenêtre«  _ page 32. D’où la nécessité d’apprendre à se décentrer _ par un magnifique lapsus sur le clavier, j’avais écrit « déventrer«  ! c’est tout à fait de cela qu’il s’agit ; sortir de sa bulle, de son cocon, de la poche ventrale du kangourou ! qui ne permettent pas la clarté perspicace de l’intellection _ ; apprendre à se décentrer de soi-même, à mieux se faire attentif vraiment à l’altérité (de ce qui n’est pas nous, ni notre angle de vue (ou point de vue), notre focale : changer de « focales«  et de  « focalisation«  afin de mieux comprendre _ et sans mépris _, et l’altérité profonde de l’autre, et l’altérité profonde du réel).

Sur l' »intime« , cf déjà « La Privation de l’intime » de Michaël Foessel (ainsi que mon article du 11 novembre 2008 : « la pulvérisation maintenant de l’intime : une menace envers la réalité de la démocratie  » ; et aussi « Les Tyrannies de l’intimité » et « La Conscience de l’œil » de Richard Sennett (ainsi que mon article du 21 avril 2009 : « Du devenir des villes, dans la “globalisation”, et de leur poésie : Saskia Sassen « .


En appendice, enfin,

j’ai plaisir à citer

_ et sans commentaire de ma part (du moins limité au maximum), j’ai assez exprimé ma « thèse » sur le travail de ce film-ci (= celui de Benoît Jacquot), _

cette « critique » de Jean-Michel Frodon, « Le Grand arbre de la réduction« ,

moins négative que la mienne, sur le rapport entre le film « Villa Amalia » de Benoît Jacquot, et le roman de Pascal Quignard, « Villa Amalia » :

C’est la nuit, la pluie. Les phares des voitures aveuglent et s’évanouissent. Elle conduit, elle est comme dans un état second. Tout à l’heure Georges parlera de fantômes, on dirait un rêve. Tout le film est-il un rêve, un rêve d’Ann ? Ou Ann elle-même est-elle le rêve d’Anne-Éliane, comme elle s’appelait avant ? Elle découvre comme en songe son compagnon depuis quinze ans dans les bras d’une autre ; aussitôt après tombe sur Georges, l’ami d’enfance perdu de vue depuis des lustres. Il y a une apesanteur, une manière pour les images et les sons, les situations et les personnages, de se manifester à la limite de la réalité. C’est le « prologue« , qui annonce un des motifs du film à venir. La mère de Georges vient de mourir. Sur un parking, seule, enclose dans sa voiture, Ann hurle. On ne l’entend pas. Fin du « prologue« .

Le premier mouvement, qui dure une heure _ soit les deux tiers du film entier _, est lui tout entier porté par un élan décidé, irrésistible. Ann Hidden, pianiste et compositrice renommée, a décidé de tout quitter. Son Thomas, son travail, son appartement… Elle s’en va, elle disparaît sans laisser de trace. La découverte de l’infidélité de Thomas a été le détonateur, bientôt il est clair que c’est avec toute sa vie qu’elle rompt. Situation romanesque s’il en est, qu’il serait possible de traiter en quelques minutes, on aurait compris. Mais non. Ce sera, pour ce qui est du temps consacré, l’essentiel de « Villa Amalia« . Elle dit : « Je veux éteindre ma vie d’avant », coup de force narratif qui devient étude technique des procédures de disparition dans le monde contemporain.

Ann, et le film avec elle, s’appliquent avec méthode à effacer les traces, à détruire les pistes, à semer les possibles poursuivants. C’est une folie. Il y a de la folie chez Ann, Georges embauché comme assistant pour cette opération d’évanouissement ne manquera pas de lui dire. Il y a surtout de la folie dans le film lui-même, dans sa construction, ses surplaces, son attention _ magnifique _ aux sacs-poubelle remplis des habits qu’on abandonne, aux formulaires de procuration, aux procédures bancaires et douanières, au déménagement des pianos, aux changements de serrures, de trains, d’habits, d’hôtels. D’abord il semble que ce soit une erreur de « construction dramatique » comme on dit ; bientôt il est évident que c’est au contraire le projet même du film. Et qu’ainsi il invente étrange espace, un espace à trois faces, à la fois très réaliste, très romanesque et très onirique. Le film se tient là, invente ça. Tout le cinéma, si varié et inégal pourtant, de Benoît Jacquot tend à ça : cohérence et hétérogénéité d’un cinéaste qui croit très fort au réel, très fort à la littérature, et très fort à l’inconscient. Et qui croit précisément que le cinéma se situe là, dans ce triangle qui serait à la fois celui des Bermudes et celui du démiurge _ disparition et apparition.

Cette déroutante machine descriptive, narrative et invocatrice trouve à fonctionner à la perfection en embrayant sur un autre dispositif magique, d’une tout autre nature. Il s’appelle Isabelle Huppert. Isabelle Huppert est une excellente actrice ; elle a joué remarquablement dans plus de grands films qu’aucune autre actrice européenne de sa génération _ peut-être même aussi des autres générations. On ne va pas faire semblant de découvrir Huppert maintenant. Mais ce qu’elle fait, ou en tout cas ce qui se passe avec elle dans ce film-là, elle ne l’avait encore jamais fait ; ni personne d’autre d’ailleurs. Disparition et apparition d’elle-même et de son personnage, la voici qui d’une séquence à l’autre mute littéralement, change de visage et de corps. Ce n’est pas la virtuosité technique d’une comédienne chevronnée, c’est autre chose qui fait écho à la folie du film et du personnage, lui donne très simplement son apparence. Terrorisée, volontaire, manipulatrice amusée, inquiète, triste, musicienne, petite fille, épanouie, noyée, habitée de voix qui ne sont pas la sienne, amoureuse mais de personne et puis _ enfin _ de la maison qu’annonce le titre. Ce ne sont pas des états psychologiques qu’elle jouerait, ce sont des états physiques où elle est tout entière. Étrange anamorphose où vingt visages paraissent, qui sont tous les siens. Dès lors, les images de Caroline Champetier et le montage de Luc Barnier concourent à l’élaboration de ce dispositif à fabriquer de la présence avec les mouvements de l’absence _ belle et forte analyse : mais quelle présence ? et pour en faire quoi  donc ?.. L’enchaînement de plans très brefs, comme des notes griffonnées sur un geste, un son, un changement d’humeur, compose un univers à la fois très précis et très fluide, qui en dit beaucoup en montrant peu, qui suggère davantage _ ou du vide ? Il faudrait faire une part singulière à l’écriture des dialogues, qui joue en savants agencements sur deux registres contradictoires, quasi dissonants. Certaines répliques sont écrites comme des aphorismes et proclamées comme des devises ou des slogans (« du beurre breton, tiens ! », « il n’y a pas de pourquoi », « pas les secrets, le secret », « c’est comme ça maintenant  : je dis non »…) ; beaucoup d’autres phrases sont à peine prononcées, à demi entendues, comme les plans ultracourts elles entrent dans un assemblage sans s’y distinguer _ comme un kaléidoscope aux figures aléatoires… Tout cela, et le film dans sa totalité, est comme habité par cette musique _ syncopée ? s’interrompant brusquement ? heurtée, car stochastique ? _ qu’est supposée composer Ann Hidden. Musique qu’on la voit jouer brièvement en concert avant de fuir son piano et la scène à la première toux dans le public. Musique qu’on dit « contemporaine« , comme l’est le cinéma joué ici, où l’expressivité des sentiments ne recule pas devant les ruptures de ton, les assonances inhabituelles, les longs silences ou les cataractes de notes _ en effet ! Très belle _ oui ! _, et utilisée avec une judicieuse parcimonie, la bande musicale écrite pour le film par Bruno Coulais en dessine à sa manière le code, moins le sens que les règles de style. On songe alors à un film que firent ensemble il y a dix ans Benoît Jacquot et Isabelle Huppert, « L’École de la chair«  : c’était tout le contraire : l’histoire, l’actrice, l’image, le montage, tout convergeait vers un seul point, tout s’additionnait et semblait finir par s’abolir dans cette surenchère, intensification éperdue et autodestructrice. Ici, en totale connivence, règnent à l’inverse la diffraction, le fragment, l’indice et l’esquisse. Et le film ainsi respire et bouge _ pour quel résultat autre qu’une recherche du vide (ou du hasard) ?..

Enfin, dans une île italienne, Ann trouva sa maison, la « Villa Amalia » : toute rouge devant la mer toute bleue, au sommet d’une montagne comme un lieu mythique ; et elle la conquit de haute lutte affectueuse avec celle qui en avait non les clés, mais la mémoire. Elle s’y installa. Elle mourut, noyée. Puis fut sauvée. Et alors naquit un autre personnage, une autre femme qui est pourtant toujours Ann Hidden, née Anne-Éliane Hidelstein : un autre film commence, qui serait comme les branches, ramifications et feuilles d’un arbre _ probablement zen, en quelque « jardin de pierres«  ; peut-être japonais… _ dont la première et principale partie aurait été le tronc.

On aura jusqu’alors parlé du film « Villa Amalia » comme s’il n’existait pas un livre « Villa Amalia« , paru chez Gallimard en 2006. C’est que, jusqu’alors, si le fil narratif et tous les éléments dramatiques sont bien empruntés au roman de Pascal Quignard, leur élaboration ne suit que les besoins et les enjeux propres au film, dessine ses propres horizons _ en effet… Et puis, entre ciel et eau, ces horizons se rejoignent. Dans son livre, Quignard prêtait à la pianiste et compositrice un génie particulier dans l’art de la réduction musicale. C’est cet art même qui préside à l’écriture de la fin du scénario. La rencontre amoureuse avec Giulia, les mésaventures de Georges, la mort de la mère, le retour du père, l’ami qui va mourir. Bien d’autres choses encore pourraient être contées, grandes ou petites, qui se trouvent ou non dans le livre, cela n’importe guère. Sans doute Benoît Jacquot a surtout fait le film pour sa première heure _ hélas : et la critique est forte ! _ ; il s’y met en place une telle force germinative _ germes de fiction, mais aussi de sensation du monde, et de captation des vibrations intimes, inconscientes et indicibles _ que toute péripétie romanesque comme toute considération plus générale (sur les pères, les Juifs, la musique, la mort…) _ quelle qu’elle soit ? indifféremment ? sans davantage de nécessité que cette force de « germination« -là ?.. _ devient _ vraiment ?.. _ à la fois légitime, concrète et touchante. Cela s’arrête là _ n’est-ce pas aussi, et d’abord, là l’effet du texte (mélancolique) quignardien ?.. A quoi bon une telle « force germinative » pour rien que ces « contiguïtés« -aléatoires-là ?..

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