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la traversée du siècle d’un honnête homme (et beau garçon) en quelques fécondes rencontres d’artistes-créateurs en des capitales cosmopolites : le parcours de Peter Adam de Berlin à La Garde-Freinet, via Paris, Rome, New-York et Londres

02mai

Non sans quelques points communs _ nous allons le découvrir… _ avec cet immense livre qu’est « Le Lièvre de Patagonie » de Claude Lanzmann :

une autre traversée _ un peu chahutée _ du siècle en quelques judicieuses rencontres (et un chef d’œuvre cinématographique !),

voici que Peter Adam _ ou Klaus-Peter Adam, un garçon juif allemand, au départ, natif de Berlin en 1929, puis devenu citoyen britannique vers 1965, peu après le décès de sa mère, la battante et admirable Louise, le 6 mai 1965 :

cf page 214 : « j’optai à cette époque pour la nationalité anglaise.

Depuis longtemps j’essayais de me débarrasser du garçon allemand _ qu’il était de naissance : la famille (juive) de son père venait de « Chodzesin, une petite ville de Prusse orientale. Mon arrière grand-père, Jacob Adam, y était né en 1789. Depuis le XVIIIème siècle, sa famille vivait du commerce du drap de laine. Cette activité les avait menés jusqu’en Pologne et en Lituanie« , page 14 ; « du côté de ma mère, les Leppin et les Gurke _ Gurke signifiant « concombre » _, étaient d’un tout autre genre : pauvres, chrétiens, et de souche paysanne« , page 20 _

afin de n’avoir de racines que dans l’imaginaire.« 

Et il poursuit : « Il se produisit mille choses dans ma vie et je possédais une énergie et une curiosité infinies. Je laissais l’univers tourbillonner autour de moi, espérant ne pas m’y noyer

_ le titre original de ce « Mémoires à contre-vent« , traduit par l’auteur lui-même en français en 2009, était, en anglais, en 1995 (pour les Éditions Andre Deutsch, à Londres) : Not drowning, but waving _ an autobiography

Je m’acceptais tel que j’étais, je n’étais gêné ni par mes défauts, ni par mes qualités. J’essayais, comme toujours _ en effet ! _ d’être honnête avec moi-même« 

voici que Peter Adam offre au lectorat français et francophone

_ mais cet amoureux de longue date de la France

avant même d’y venir séjourner, pour la première fois, en 1950

(cf au chapitre « Alma mater, 1949-1950« , les pages 139 à 146 :

« En 1950, je partis pour la première fois à Paris. Mon ami Klaus Geitel étudiait là-bas et je décidai de lui rendre visite. A Paris, Klaus m’attendait gare du Nord avec deux amis. J’étais tellement excité que j’entendis à peine leurs noms. Le premier, Hans Werner Henze, était un compositeur allemand ; le second, Jean-Pierre Ponelle, un scénographe français«  : mais oui !..) ;

puis, une seconde fois, en 1951, au chapitre suivant, « Mes premiers pas d’intellectuel _ Paris 1950-1953«  :

« A l’automne 1951 _ ayant obtenu « une bourse d’un an du gouvernement français, ainsi qu’une inscription à la Sorbonne« , page 147 _, je débarquais à Paris pour la seconde fois«  :

« J’arrivais au bon moment. Le passé était enfin soldé ou presque. La France de la Quatrième République commençait à se moderniser.  (…) Les gens avaient l’air riche ; ils possédaient un goût inné pour la qualité et le style _ voilà _, doublé d’un sens aigu de la compétition« , page 147 ; « Alors qu’à Berlin, nous avions essayé de construire un nouveau monde, les Français jouaient au ping-pong avec leur héritage culturel, retournant les idées dans tous les sens, juste pour le plaisir. Je me sentis immédiatement chez moi, le lycée de Berlin m’ayant bien préparé à ce perpétuel désir de théoriser et de synthétiser les idées. Les bâtiments de la Sorbonne reflétaient ce même esprit libre et chaotique. Les vieux couloirs sombres fourmillaient d’étudiants bruyants et fougueux. Les murs étaient recouverts de slogans très politiques, culturels ou sexuels, combinant parfois les trois en même temps comme dans celui-ci : « Fais-toi sucer en Russie, Simone ! » », page 148

il avait fait ses études secondaires au lycée français de Berlin, dès 1940, page 58)

mais cet amoureux de longue date de la France,

donc,

y vit désormais, depuis août 1989, à demeure, cela fait vingt-et-un ans

(depuis sa retraite de reporter et réalisateur de la BBC, en août 1989 : car c’est là, à la BBC, que se déroula, en effet, sa « principale«  carrière, du 4 avril 1968, à la cérémonie de départ de sa retraite, en août 1989) :

en son « cabanon«  du Mazet, à La Garde-Freinet, dans les Maures, et non loin de Saint-Tropez

_ Facundo Bo et Peter Adam découvrirent, en effet, cette thébaïde « un matin de 1970«  :

« un petit vallon où des moutons broutaient près des oliviers.

C’était l’endroit dont nous _ Facundo & Peter _ rêvions _ 12 000 mètres carrés isolés du monde et un petit cabanon. Nous l’achetâmes aussitôt.

La Garde-Freinet allait devenir notre port d’attache pour les quarante années à venir« , page 275 _

mais cet amoureux de longue date de la France y vit désormais à demeure,

avec son compagnon Facundo Bo : compagnon depuis leur coup de foudre lors d’un « dîner snob« , en 1968, à Paris ;

cf page 236 : « Durant la réalisation de ce documentaire _ pour la BBC : La maison Christian Dior, en 1968, donc _,

j’eus l’occasion, un soir, d’être invité à un de ces dîners snobs dont les Français raffolent. J’étais assis en face d’un jeune acteur argentin au physique extraordinaire, au type légèrement indien. Comme d’habitude, je parlais beaucoup, faisant de mon mieux pour impressionner. J’avais appris l’art de l’autodéfense et ajouté du cynisme à mon scepticisme naturel. Intrigué par les yeux inquisiteurs de ce garçon, je parlais des souffrances au Biafra _ dont Peter revenait d’y réaliser un reportage particulièrement périlleux (et tragique !) : il en fait le récit aux pages 227 à 232 _, mais également du grand bal de l’Opéra de Paris _ le Bal des petits lits blancs _ auquel j’avais assisté la veille. Je révélais ainsi l’un de mes nombreux paradoxes dont je n’étais pas très fier.

Facundo _ c’était le prénom de ce garçon très beau et gêné _ ne prononça pas un seul mot de la soirée. A la fin, au moment de partir, je lui glissai mon adresse à Londres.

Trois semaines plus tard, je reçus une lettre : « Cher Peter, détruisez cette lettre, je n’ai jamais écrit une telle lettre à personne, mais pendant ces trois dernières semaines, je n’ai pas arrêté de penser à vous et je voulais simplement vous le dire. Je vous prie de m’excuser ». La lettre était signée Facundo Bo.

Trois heures plus tard, je m’envolai pour Paris« 

« Je crois au coup de foudre _ poursuit-il aussitôt, toujours page 236, en commentaire rétrospectif. Pendant les quarante-deux ans à venir _ de 1968, leur rencontre, jusqu’en 2010, où paraissent ces « Mémoires » en traduction française _, Facundo serait la source de beaucoup de mes joies et de mes chagrins _ la maladie de Parkinson de Facundo déclarée « à l’âge de quarante ans« , « l’empêchant petit à petit _ lui acteur brillant de la troupe de théâtre TSE, d’Alfredo Arias _ de monter sur scène« , découvre-t-on, à un coin de page, page 412 ;

cf aussi, le jour de son départ de Londres pour gagner la France, page 440 : « Je ne savais pas alors combien ma nouvelle vie à Paris _ et au Mazet, à La Garde-Freinet _ allait m’apporter de joie d’amour solide et de douleur aussi, liée à la fragilité croissante _ parkinsonienne ! _ de Facundo. Mais jamais je n’ai regretté ma décision«  _ de venir vivre définitivement en France : avec Facundo Personne ne m’a jamais été aussi proche ; et je pense _ écrit-il maintenant en 2009-2010 _ que personne ne le sera jamais. Facundo devint le centre absolu de ma vie«  _ voilà !..  _

voici que Peter Adam offre au lectorat français et francophone une somptueuse traduction en français, cette année 2010, du récit autobiographique _ publié en 1995 à Londres sous le titre de Not drowning but waving _ an autobiography _ de sa traversée _ Berlin, Paris, Rome, New-York, Londres, La Garde-Freinet _ du siècle,

tout à la fois en beau garçon _ ce peut être un atout ; du moins pour commencer, en se faisant « remarquer«  ; car à la longue n’être que le « petit ami de« … s’avère un peu court pour poursuivre et s’établir au moins un peu…

et en honnête homme

et artiste _ filmeur du monde et de la création artistique : ce sera là sa « vocation«  _ probe _ absolument ! et sans compromission aucune :

certains de ses très proches et meilleurs amis se suicideront face à la « détérioration«  (Peter Adam emploie le mot « dégradation« , page 410, en son chapitre « Inventaire« …) de ce monde :

le magnifique « grand reporter«  James Mossman (celui-là même qui l’avait fait engager à la BBC : c’était le 4 avril 1968), le 5 avril 1971 ;

le peintre Keith Vaughan, le 4 novembre 1977… ;

mais encore, page 427 :

« Au travail, le suicide mon collègue Julian Jebb s’ajouta à la longue liste de mes collègues disparus, dont l’esprit toujours en éveil _ pourtant ! _, n’avait pas été capable d’arrêter la course à l’autodestruction _ voilà _ : les grands reporters James Mossman, Robert Vas et Ken Sheppard. Le garçon qui s’occupait de la maison de Tony Richardson à La Garde-Freinet, tua d’abord sa petite amie avant de se donner la mort. La boisson et la solitude durant les longs mois d’hiver au Nid du Duc _ le hameau de la colonie Richardson, l’auteur du film Tom Jones, à La Garde-Freinet _ l’avaient poussé à cet acte terrible, disait-on. La fille de Lawrence Durell, Sappho, se pendit« … Bref, « la mort continuait à jalonner ma route« , remarque Peter, page 427…

« Dans les années quatre-vingt, mon histoire d’amour avec la Grande-Bretagne touchait _ ainsi _ à sa fin. Mme Thatcher n’avait pas encore engagé _ profondément, pas encore _ sa politique absurde et désastreuse _ humainement : Peter Adam ne mâche pas ses mots ! _, mais un nouveau climat social se faisait _ déjà _ sentir, sapant _ durement _ les qualités de ce pays que j’avais tant apprécié. L’Angleterre, comme beaucoup de pays d’ailleurs, entraînée par son désir insatiable et impétueux de richesses, prônait _ maintenant _ l’arrivisme, la ruse, l’avidité comme qualités essentielles. Les inégalités flagrantes, la cruauté des riches, la complaisance des gens au pouvoir et la corruption _ lire ici Paul Krugman… _ devenaient monnaie courante. Je regardais les yuppies, interchangeables avec leurs chemises à rayures, leurs bretelles rouges, leurs manteaux à épaules marquées, leurs BMW, leur arrogance, leurs femmes à sac à mains à chaînes dorées _ on ne disait pas encore le bling-bling… J’observais la nouvelle génération, son appétit féroce, sa frénésie de consommation, son égoïsme impitoyable _ voilà _, et la comparais à ma propre génération qui avait l’espoir chevillé au corps que la vérité et la beauté _ voilà _ finiraient par l’emporter sur les mensonges et la laideur du monde _ quelle belle actualité ! toujours…

Bien sûr cette dégradation _ voilà _ ne se produisit pas en un jour. Ce n’était que le début d’un profond et triste changement qui, hélas, se propageait _ bientôt _ partout«  _ de par notre monde commun, pages 409-410…  _,

voici _ je reprends l’élan de ma phrase _  que Peter Adam offre au lectorat français et francophone une somptueuse traduction en français, cette année 2010, du récit autobiographique _ paru en anglais en 1995, lui _ de la traversée de son siècle :

tout à la fois en beau garçon

et en honnête homme et artiste probe

soucieux de la justesse…

en beau garçon, d’abord _ et le livre est généreusement (et judicieusement) agrémenté de photos de nombreuses personnes rencontrées et narrées _ :

via ses rencontres sexuelles (avant l’amour vrai de Facundo Bo, en 1968, donc : Peter aura alors trente-huit ans _ mais tout cela fort discrètement, et sans le moindre exhibitionnisme, ni a fortiori sensationnalisme ! très loin de là ! Peter Adam a beaucoup de délicatesse et pudeur…) et amicales, plus encore (dont certaines féminines : Hester Chapman et Prunella Clough, à Londres),

celles-ci _ « rencontres« , donc _ vont lui ouvrir bien des portes, bien des « clans«  (ou « réseaux » d’amis :

par exemple, pages 201-202, en débarquant de New-York à Londres,

ce passage-ci, clé ! :

« Parmi les quelques adresses que j’avais _ à Londres, donc, en 1958 _, aucune ne fut plus précieuse et appréciée que celle d’un ami d’Edward Albee _ merci à lui de cette « adresse«  ! de ce « contact«  décisif… _, Patrick Woodcock.

Patrick était le médecin du Gotha artistique londonien _ rien moins ! _ : de Noël Coward à Marlene Dietrich, de Peggy Ashcroft à David Hockney, de Peter Brook à Christopher Isherwood. (…)

Comme à Paris, Rome et New-York _ c’est un point décisif du parcours (et la vie !) de Peter ! _, j’ai eu la chance _ encore faut-il apprendre et à la saisir et plus encore à la cultiver ! et ne pas trop, non plus, la gâcher… _, d’être adopté _ apprécié par, aimé de _ par un clan _ voilà _

pour lequel j’étais _ du moins tout d’abord, au départ :

cela se dissipant cependant assez vite (cf la conclusion plus négative, en 1955, de l’épisode romain et sa « clique« , page 184 : je vais le préciser par le détail un peu plus loin)… _

un objet de curiosité : « Allemand, Juif, non émigré et sorti de l’Allemagne indemne. « How intersting« , disait-on » _ pour commencer, donc ; ici, c’était en 1958, Peter a vingt-neuf ans 

il est aussi très « beau garçon«  (cf les photos généreusement données du livre) ; et éminemment sympathique, plus encore : il a du charisme…

« Patrick était absolument convaincu qu’il était le mieux placé pour tout organiser _ sic _ et décida de me prendre sous son aile _ cela peut effectivement aider… Il m’ouvrit les portes _ voilà ! _ de la vie culturelle _ artistique _ londonienne qui comptait un nombre impressionnant de talents. Tous ses amis « baignaient » _ en effet _ dans l’art, faisaient de la critique de livres ou allaient s’applaudir les uns les autres sur la scène ou à l’écran.« 

Aussi

« la plupart de mes _ nouveaux _ amis _ vrais _ venaient _ -ils _ de son « écurie ».


Avec nombre d’entre eux j’entretenais
_ très bientôt, vite, aussitôt, déjà : c’est un talent ! _ une amitié _ et c’est là l’élément majeur (et de fond !) pour Peter ! _

qui allait s’approfondir _ voilà ! _ au fil des ans : une preuve de leur endurance _ à me supporter, souffrir, et accepter (et aimer)… _ et d’une certaine fidélité _ toujours de la modestie, avec les euphémisations : c’est là une vertu ; Peter n’a pas que des défauts… _ de ma part.

Pour quelqu’un qui vit seul _ pas « en couple« , donc : Peter assume son « célibat« … _,

les amis sont essentiels _ voilà.

Ils m’aidèrent à surmonter _ et durablement, pas à court terme : la dimension temporelle est capitale en ces affaires (existentielles) affectives ! _ mon sentiment _ endémique _ de déracinement _ qui comporte, aussi, il est vrai, l’avantage (non recherché !) du « décalement« , si crucial (pour la vie !), du regard… _,

car je portais en moi _ pour jamais _ des séquelles _ indélébiles, donc _ de mon enfance solitaire _ depuis, au moins, à l’âge de onze ans, le lycée (français, à Berlin, et puis à Züllichau, en Silésie) pour un enfant Juif (bien que ne portant pas l’étoile jaune, Louise, sa mère, étant « aryenne« …) en Allemagne nazie… _ et la nostalgie de mon adolescence _ à la Libération joyeuse, en même temps que pauvre, à partir de 1946… :

un passage assurément important de ce livre, pages 201-202, donc, comme on constate !..)

en beau garçon, d’abord,

via ses rencontres sexuelles et _ surtout, plus encore ! _ amicales

_ je reprends et poursuis maintenant ma phrase _,

celles-ci lui ouvrant bien des portes, bien des « clans » (ou « réseaux » d’amis) :

d’artistes, de créateurs, surtout ! _ c’est là l’élément majeur ! _, dans les diverses capitales que Klaus-Peter (bientôt Peter), va traverser :

Paris,

Rome : Peter devient le compagnon pour un temps, en 1955, d’Enrico Medioli, ami et collaborateur bientôt de Luchino Visconti ;

je m’y attarde un peu, maintenant (j’aime Rome !) :

« Je me rendais souvent à Rome. J’y découvrais un passé splendide. Alors que Paris représentait pour moi l’élégance et le raffinement _ voilà _ international, Rome incarnait _ oui : charnellement _ une grande civilisation ; même le chaos et la pauvreté des rues _ certes _ étaient parés _ oui _ d’une dignité intemporelle _ comme c’est juste ! Tout avait _ le baroque (même borrominien !) est ici mesuré ! sans morbidité : à la Bernin, plutôt… _ des proportions parfaites : les façades ocres baignées par la lumière de l’après-midi _ cf ici les descriptions si justes de mon amie Elisabetta Rasy en son magnifique « Entre nous » ; cf mon article sur son récit autobiographique suivant (« L’Obscure ennemie« ), toujours à Rome : « Les mots pour dire la vérité de l’intimité dévastée lors du cancer mortel de sa mère : la délicatesse (et élégance sobre) parfaite de “L’Obscure ennemie” d’Elisabetta Rasy« _, les toits avec leurs jardins suspendus, les terrasses des gens riches : tout semblait exprimer la sensualité, la douceur de vivre et le bien-être«  _ on ne saurait mieux dire !, page 181 ;

« Pendant l’un de mes nombreux voyages à Rome, j’avais rencontré Enrico Medioli. Enrico était un ami de Luchino Visconti et allait devenir bientôt l’un de ses plus proches collaborateurs. Avec Suso Cecchi d’Amico, il fut le scénariste de Rocco et ses frères, Sandra, Les Damnés, L’Innocent et Violence et passion.

Enrico incarnait pour moi la perfection : il était blond, aristocrate dans son comportement comme dans son style, grand, élégant, mondain, cultivé et possédait un humour caustique. Il était issu d’une grande famille de Parme et avait souffert de la tuberculose, ce qui ne fit qu’accroître à mes yeux son aura romantique. Il conduisait des voitures de sport et vivait dans un appartement avec terrasse qui surplombait les toits de la cité éternelle.

Il connaissait toutes les personnes qui valaient la peine _ voilà _ d’être connues à Rome.

Autour d’Enrico gravitait la jeunesse dorée. La plupart travaillaient dans le cinéma«  _ soit un medium en pointe :

voilà deux éléments importants dans la « formation«  du jeune Klaus-Peter (qui a alors à peine vingt-cinq ans), on va s’en rendre peu à peu mieux compte… ;

avant d’être plaqué (un peu abruptement !) par Enrico à Cortina d’Ampezzo :

« Enrico avait une énergie contagieuse. Nous allions jusqu’à la plage de Fregene si souvent filmée par Fellini _ dans Huit-et-demi, ou Juliette des esprits, par exemple _, pour déjeuner dans des restaurants que seuls les Romains connaissaient, ou nous dînions dans les établissements huppés de la via Appia. Enrico, qui qualifiait ces endroits de piccole trattorie, molto semplice, était salué par la moitié des clients. Nous prenions l’apéritif chez Bricktop’s et la granita di limone chez Rosati’s _ Piazza del Popolo….

Au fil des mois, l’usure _ cependant _ se fit sentir dans notre couple _ un mot qui sera rarement employé par l’auteur, en ces 443 pages, notons-le au passage. La clique romaine perdait _ pour Klaus-Peter _ son charme _ surtout vaporeux _, comme moi je perdais le mien à leurs yeux _ au pluriel… Je roulai dix-huit heures en voiture de Naples à Cortina d’Ampezzo, où Enrico possédait un chalet, pour apprendre qu’il pouvait juste m’accorder un dîner.

Je compris le message« , page 184…

Avec ce commentaire-ci : « Je revis Enrico quelques années plus tard à Londres où il montait _ comme Luchino Visconti ; ou comme Franco Zeffirelli : les metteurs en scène italiens s’enchantent à mettre leur talent à la disposition de l’opéra _ sa version de La Somnambula à Covent Garden. »

« Comme on perd facilement _ pas seulement de vue ! _ les gens dans la vie ! Pendant un moment, on les voit tout le temps, trois fois par semaine, on les appelle au milieu de la nuit, et puis tout à coup, ils disparaissent. Heureusement j’ai gardé beaucoup de mes relations _ voilà le terme approprié. Plus tard, j’ai eu la chance de revoir certains d’entre eux comme Luchino Visconti, Alberto Moravia, Maria Callas, Giuseppe Pattroni Griffi et Mauro Bolognini, Lila Di Nobili, Franco Zeffirelli et Giorgio Strehler. Cette fois-ci _ nouvelle _ c’était à titre professionnel _ pour des reportages filmés par Peter pour la BBC : entre 1968 et 1989 _ et quelques uns sont même devenus _ à des degrés divers : mais un palier important étant tout de même franchi ! _ des amis.« 

« Comme toujours, je désirais davantage _ relationnellement ; Klaus-Peter se remémore ici sa situation (notamment) affective en 1955 _

et voulais faire de nouvelles découvertes.

Il était temps de passer à autre chose« , pages 184-185 : un passage très important, mine de rien, que ce séjour italo-romain de Klaus-Peter, en 1955… 

mais surtout New-York :

cf le chapitre « America here I come _ 1956-1957« , pages 187 à 211 : venant aux États-Unis surtout pour y améliorer son anglais, Peter y fait la connaissance d’Edward Albee _ « un jeune auteur dramatique« _ et Richard Barr _ »un producteur de théâtre renommé« _, page 193. « Edward et Richard me firent rencontrer _ un terme important ! _ John et Tamara Ennery » _ lui avait été le mari de Tallulah Bankhead ; elle, née Tamara Gergeyeva, avait été l’épouse de Georges Balanchine, au temps des ballets russes de Serge Diaghilev : page 195.

Et enfin Londres, donc :

où Klaus-Peter _ devenu désormais définitivement Peter _ va s’installer, en 1958,

et, non sans difficultés et péripéties, trouver

et un travail qui soit et durable _ enfin : au bout de dix ans cependant ; Peter a commencé par faire ses gammes cinématographiques avec des films publicitaires _ et satisfaisant pour lui _ ce sera à la BBC, en 1968 ;

et pour vingt-deux ans, de 1968 à 1989, à l’âge de sa retraite professionnelle… _,

et _ plus encore ! _ sa vocation de créateur et artiste _ le principal pour lui ! mais il n’en a probablement pas encore vraiment conscience alors… _ :

cf le merveilleux compliment que lui fera Luchino Visconti, en remerciement du documentaire de Peter sur le tournage de Mort à Venise, en 1970 :

« Seul un artiste peut en voir _ = voir vraiment ! : cf le concept d’« acte esthétique » de Baldine Saint-Girons… _ un autre, merci. Amitié, Luchino« , en dédicace à « un très beau livre : Vecchie Immagine di Venezia, vieilles photographies de Venise«  ;

« Il y avait aussi une photo dédicacée : « Pour ta Mort à Venise sur ma Mort à Venise. »

De toute ma carrière _ d’homme d’images filmées _ aucun compliment ne m’a fait un tel plaisir« , page 267 _ :

je veux dire sa « vocation » _ émergeant peu à peu : suite à diverses rencontres, non programmées : par conjonctions de hasard _ de réalisateur de films et reportages culturels, ou plutôt : artistiques (et sur _ à propos… _ d’autres créateurs-artistes, en fait) à la BBC…

voici _ donc : je reprends une fois encore l’élan de ma phrase _

que Peter Adam offre au lectorat français et francophone

une somptueuse traversée de son siècle _ pas facile pour un garçon juif berlinois ! né en 1929 ! _,

tout à la fois en beau garçon

et en honnête homme

et artiste probe absolument et sans compromission soucieux de la justesse…

J’y viens maintenant…

Ce très grand livre qu’est Mémoires à contre-vent, est construit en trois grandes parties,

autour de la « formation » d’un homme

(et un artiste : Klaus-Peter Adam, devenu par son passage aux États-Unis, en 1956-1957, puis sa vie en Angleterre, de 1958 à 1989 ; et sa naturalisation anglaise, en 1965 : cf page 214, « un sujet de Sa Majesté » ! ; devenu « Peter Adam« , maintenant)

représentatif surtout d’une génération (d’Européens),

ainsi que l’auteur présente cet « essai » d’autobiographie d’abord tout à la fin, pages 438 à 440, de son dernier chapitre, « Le temps des moissons _ 1987-1989« , pour l’édition anglaise, parue en 1995 :

« J’avais l’impression d’avoir vécu plusieurs vies, adopté plusieurs cultures, rêvé et parlé dans plusieurs langues. En même temps j’étais de nulle part, un étranger partout. C’était ce qui me convenait le mieux.

Mon pays natal était un pays imaginaire, fabriqué à partir de souvenirs et d’amis.

Je songeais alors à écrire un livre sur mon enfance et à raconter l’histoire de ce garçon allemand au sang juif qui avait survécu au nazisme.
(…)

Je ne voulais certainement pas me construire une postérité

_ « d’encre et de papier«  : à côté de celle, familiale, de ses neveux, les fils de sa bien aimée sœur jumelle, Renate ;

ou du neveu de Facundo : Marcial di Fonzo Bo, un comédien de grande qualité (auquel, ainsi qu’à Facundo, est dédiée, remarquons-le aussi, cette version française de son autobiographie, Mémoires à contre-vent, page 7).

Je voulais transmettre

non pas mon histoire personnelle,

mais celle de toute une génération _ voilà ! _ marquée par l’Histoire en pleine mutation.

Il y avait eu beaucoup de récits _ écrits et publiés _ sur les bourreaux et les victimes, mais très peu sur la vie quotidienne de gens ordinaires, pris dans le tourbillon de l’Histoire.

Je souhaitais parler des horreurs de la normalité, de cette « banalité du mal »
_ selon l’expression de Hannah Arendt :

de fait les chapitres « allemands«  (1 à 3 : pages 13 à 88), à Berlin, puis au lycée français mis « à l’abri à la campagne« , en 1943, « à Züllichau, une petite ville de Silésie«  (page 86) ;

et les chapitres « autrichiens« , après que Klaus-Peter, expulsé pour judéité du lycée, début 1944, a rejoint les siens, qui s’étaient réfugiés déjà bien loin de Berlin, « à Tressdorf, dans une vallée perdue de la Carinthie«  (page 86, aussi ;

le premier chapitre « autrichien«  (le chapitre 4 : pages 89 à 104) est joliment intitulé « Intermède pastoral _ 1944-1945« … ;

et le suivant (pages 105 à 116 : « Après-guerre et nouveau départ _ 1945-1946« ) raconte ce qui suit la fin de la guerre et le retour, difficile à Berlin ; jusqu’à ce que le narrateur nomme, au bas de la page 116, « le début de l’après guerre« ) ;

sont des chapitres magnifiques de ces « Mémoires à contre-vent«  sur les conditions de survie des gens ordinaires sous le nazisme… _ ;

Je souhaitais _ donc, je reprends la phrase de Peter Adam… _ parler des horreurs de la normalité, de cette « banalité du mal » 

et montrer que, malgré tout, le bonheur pouvait survivre _ par résilience, ainsi que Boris Cyrulnik nomme ce processus… _ dans l’épreuve.

Peut-être y avait-il tout de même quelque chose dans cette vie et cette carrière en dents de scie _ voilà : je vais m’y pencher un peu… _ qui méritait d’être préservé » _ et transmis : pages 438-439…

D’autant que

« écrire mes mémoires se révéla _ à l’auteur que va devenir (et se découvrir : par là même !) aussi Peter Adam, à partir de 1990, par ce livre improbable et « ouvert«  de « retour«  sur sa vie… _ passionnant. Cela devenait mon jardin secret, des moments d’évasion _ créatrice ! _ dans un monde de contraintes. (…)

Ma curiosité _ d’analyse, maintenant, comme en actes : par les émissions à concevoir et à réaliser pour la télévision ! entre 1968 et 1989 _ m’avait amené plus loin dans la vie que je ne le pensais _ tout d’abord ; au départ…

La plupart des rencontres ont lieu par hasard. Ce que le désir, les intrigues et la détermination en font _ ensuite : tout un travail et une œuvre ! _ me paraissait plus intéressant que la rencontre elle-même _ advenue, survenue. Il y avait bien évidemment eu des expériences décisives, mais souvent je n’en avais pris conscience qu’après coup. Tout était lié _ ce fut sans doute la découverte la plus surprenante que je fis en écrivant« , page 439 ;

en ce même esprit, Peter a rapporté, page 411, ce mot, « une fois« , de son ami Bruce Chatwin (cf le récit de leur amitié de onze ans, de 1978 au décès de Bruce, le 18 janvier 1989 : aux pages 379 à 384 ; « Ce n’était pas facile d’être ami avec Bruce. Il menait plusieurs vies à la fois et ne permettait pas qu’elles se mélangent ou s’entrecroisent. En société, il était très réservé sur sa vie privée et ne laissait jamais transparaître ses sentiments« , page 380)


Bruce citant Le Portrait de Dorian Gray d’
Oscar Wilde : « Il s’efforçait de rassembler _ lui ; et non sans difficultés dues à tant et tant de hasards d’abord, et à son corps défendant, surtout, subis _ les fils écarlates de sa vie et d’en tisser un dessin«  : unifié, donc, où « tout« , finissant comme par « émerger«  du désordre ou chaos même, vécu par surprise en premier,
vient apparaître en quelque sorte enfin « lié«  et « en place« , « en ordre« , ou presque…

Telle, aussi, une image en un tapis…

Pages 410-411, Peter Adam a aussi écrit, à propos de sa « découverte » de l’écriture :

« Je n’avais jamais écrit de livre _ écrire des scénarios ou des articles _ utilitaires _ n’était pas la même chose _, mais je découvris  rapidement quel plaisir c’était. Rien dans ma vie professionnelle ne m’avait autant stimulé que la relation intime entre l’auteur et sa page, quand tout à coup des mots et des phrases émergent de nulle part«  : c’est la plus stricte vérité !.. Quelle jouissance ainsi rencontrée !

Et un peu différemment, encore,

en l' »épilogue » de 2o09-2010 _ rajouté pour cette « traduction« -« adaptation » française d’un livre qui avait été rédigé presque vingt ans plus tôt : entre 1990 et 1995 ; au moment de sa retraite (de son travail de « documentariste » à la BBC, en 1989) _ :


« En racontant ma vie une fois de plus en une autre langue _ en français, après l’anglais, cette fois _, je me suis découvert une perception du monde qui altérait _ et enrichissait _ la vision _ première _ que j’en avais vingt ans plus tôt _ en 1990. Certains événements n’avaient plus l’importance que je leur accordais en 1995 _ ou en 1989 ou 90… Des amitiés et des rencontres que je croyais emblématiques s’étaient fondues _ depuis lors _ dans l’ombre du temps.

Ainsi raccourci  _ ah! bon ! _ et réédité, Mémoires à contre-vent est un livre nouveau et très différent _ pour Peter le premier _ de Not Drowning, bur Waving.

Notre société et l’ordre du monde _ et nos regards (selon d’autres focalisations : neuves, plus perspicaces : c’est le gain du mûrir…) qui s’ensuivent… _ se sont profondément modifiés durant les vingt dernières années. Des systèmes totalitaires se sont écroulés, mais les droits de l’homme sont _ plus encore _ une vue _ seulement _ de l’esprit. Nous sommes encore bien loin du paradis terrestre où nous pourrions vivre en parfaite liberté, sans conventions hypocrites et libres de tout conformisme _ comme Peter l’a (ou l’avait) longtemps espéré…

Dieu nous est revenu _ de sa mort ! _ à travers deux conceptions qui sont une menace pour notre liberté : le fanatisme dérivé de l’islam et le zèle religieux d’une Amérique conservatrice _ jolie nuance… Dans certaines parties du monde, les bâtiments détruisent _ oui _ le paysage. Ailleurs, la terre _ livrée aux guerres de l’eau _ meurt de soif ; et les famines dues à la sécheresse chassent des populations entières _ émigrant _ de leur pays. Ils mettent leur vie en danger _ de se noyer _ pour traverser les mers à la recherche d’une existence meilleure dans un monde qui les rejette. Utopie mortifère _ combien !

Nous sommes tourmentés de toutes parts : la bêtise du pouvoir, l’imposture des politiques, les démocraties branlantes, la tyrannie des statistiques _ oui, oui, oui, oui ! _, l’omnipotence de la science _ et de ses expertises stipendiées _, l’absence _ veule _ de spiritualité, la fascination _ si niaise ! _ pour les people, cette triste pathologie de la vie moderne fondée sur la culture _ infantilisée _ du _ miséreux _ narcissisme.

Le superficiel règne en maître _ voilà ! Dans un monde obsédé par l’argent, il reste fort peu de place pour la métaphysique _ ou la poésie et le poétique… L’ennui général, très bien repéré par Hannah Arendt et Simone de Beauvoir, est devenu la condition humaine _ quasi générale sur la planète. Voilà pourquoi les gens ont désormais besoin d’être constamment _ et en pure perte _ divertis _ par l’entertainment (régnant à la télévision : même à la BBC ?..).

Il est devenu indispensable d’être joignable partout, à tout moment ; et cela se traduit par des heures de communication stériles _ c’est aimable _ via Internet ou les textos _ quelle sordide dérision !


La langue se banalise, le vocabulaire s’appauvrit ; nous sommes bombardés d’informations
_ et clichés _ ; mais le véritable échange d’idées _ condition de la vraie démocratie, pourtant _ est devenu bien rare. Les rapports épistolaires qui permettaient d’exprimer _ en la « formant«  vraiment _ la profondeur d’une pensée ou d’un sentiment _ plutôt que l’impact brut d’émotions _, ce magnifique plaisir _ certes _ de l’écriture, tombe en désuétude.


Trop de choses se ruent vers l’abîme
_ du nihilisme _ ; et je ne m’en console pas« , page 442…

A contrario, toutefois,

les « artistes » que Peter Adam a « eu le privilège de filmer » (et bien d’autres encore, aussi) « sont la preuve _ vive, vivante ! _ que l’humanité est encore et sera toujours capable de résister _ voilà ! _ à la conspiration _ grégaire _ de la médiocrité«  _ et de ses « statistiques«  ! pages 442-443.

Car « l’art nous donne accès _ en finesse et délicatesse _ à la richesse du monde dans ses dimensions _ qualitatives _ les plus complexes _ et diaprées : jusqu’au sublime…

La vie sans art n’est qu’une source _ minimalement _ tarie.

Seul le travail de l’esprit _ voilà _ peut nous offrir une existence plus vaste _ et libre en l’amplitude de ses mouvements _ que notre bref intermède biologique« , page 443 : bravissimo, M. Peter Adam !!!

La première partie du livre _ soient les chapitre 1 à 6, de la page 13 à la page 134 _ restitue le « terreau » de la génération de ceux qui ont été enfants sous le nazisme _ même si c’est non sans résistance critique dans le cas de la famille Adam, et de la mère, Louise, devenue veuve en 1935.

La seconde partie _ soient les chapitres 7 à 12, de la page 135 à la page 219 _ présente la période d’errances _ avec assez peu de boussoles _ cosmopolites (Paris, Rome, New-York, Londres) et les difficultés _ d’orientation _ de Klaus-Peter, puis Peter, avant de réussir à trouver le « dispositif » professionnel qui lui permettra de devenir véritablement lui-même ; et d’accomplir (en œuvres ! de partages) une « vocation« …

La troisième partie _ soient les chapitres 13 à 33 + l’« épilogue«  ajouté à la version française de la page 221 à la page 443 _ décrit l’éclosion (assez rapide : le chapitre 13 : « Témoin : Berlin, Biafra« , en 1968 et 69) et la maturation-maturité _ sereine _ de l’artiste-témoin :

et de son temps,

et des démarches de création des artistes ses contemporains (et souvent amis, vraiment !),

que sut devenir Peter Adam ;

avant de passer, in fine, à l’écriture _ puis la réécriture ! maintenant… _ du « témoignage » de son propre œuvrer…

Car très vite, dès 1969, « on avait demandé à James Mossman de reprendre la rédaction d’un magazine culturel hebdomadaire, Review, l’émission d’art la plus réputée de la BBC. (…) C’était l’occasion de rendre l’art accessible au plus grand nombre. Serait-il _ Jim _ capable de briser cette notion élitiste du bon goût qui dominait encore les reportages culturels de la BBC sans tomber dans le piège de la vulgarisation ou des généralisations _ tout Art est initiation à la singularité ! _ simplistes ?

Jim finit par accepter ce poste de rédacteur en chef, à condition que je l’accompagne dans cette aventure. Ce ne fut pas un choix facile, car j’aimais beaucoup les actualités. Je postulai donc pour ce nouveau travail, et fus embauché comme rédacteur en chef de cette émission artistique hebdomadaire.

Je venais de tourner une nouvelle page ; et un autre chapitre de ma vie commençait. J’avais quarante ans« , page 241.

Vont suivre vingt ans (1969-1989) de réalisations de films pour faire connaître _ en donnant à ressentir _ (par la BBC) le sens des créations artistiques modernes et contemporaines _ avec témoignages (= interviews ouvertes…) des créateurs, si possible, et documents audio et visuels à l’appui.

Ainsi _ parmi les projets entrepris et parfois avortés en chemin, ou effectivement réalisés et passés à l’antenne _ :

des émissions sur André Malraux (pages 243 à 245), Rudolf Noureev (245 à 248)

_ avec aussi, un reportage sur « Cuba : Art et révolution _ onze ans après » (249 à 257) _,

« Visconti au travail » pour Mort à Venise (259 à 267), Vladimir Nabokov (269 à 270), Andy Warhol (270 à 273), Doris Lessing (279 à 280), l’hommage, suite à sa mort par suicide, à James Mossman _ « J’intitulai l’émission To be a witness (« Être un témoin« )… _ (280 à 282), Borges (283 à 287)

_ avec, alors, la double décision, page 287, « de rester au département des Arts ; et de me consacrer à des films plus longs«  : c’est-à-dire moins courts ! afin de mieux rendre compte de ce qu’est la créativité singulière d’un artiste…

Hans Werner Henze (289 à 292), Man Ray (292 à 295), « Rêves royaux : Visconti et Louis II de Bavière« , à propos du tournage de Ludwig, le crépuscule des dieux (295 à 298)

_ avec, alors, une série de six émissions, « Eux et nous« , « sur l’art et la culture au sein des six pays fondateurs de la Communauté européenne » (pages 301 à 311) ; ainsi qu’une émission hebdomadaire consacrée au théâtre dans toute l’Europe (313 à 319) _,

« L’Esprit du lieu: la Grèce de Lawrence Durrell » (321 à  325)

_ la publication, en 1987, d’un livre de Peter Adam, « Eileen Gray, a biography » (paru aussi en traduction française, aux Éditions Adam Biro), consacré à son amie « la grande designer Eileen Gray«  qui vécut de 1878 à 1976 (327 à 333) _,

le « nouveau cinéma allemand » de Volker Schlöndorff, Wim Wenders, Werner Herzog, Hans Jürgen Syberberg et Rainer Werner Fassbinder (335 à 340), Jeanne Moreau (340 à 345), « Alexandrie revisitée : l’Égypte de Durrell » (347 à 351), Lillian Hellman et Lotte Lenya (353 à 367), « Diaghilev : une vision personnelle » (369 à 375), Edward Albee, « Un auteur dramatique face au théâtre » (385 à 388), David Hockney (388 à 394), une série consacrée aux « Maîtres de la photographie« , dont André Kertész, Alfred Eisenstaedt, Bill Brandt et Jacques-Henri Lartigue (395 à 407), « Richard Strauss « ressuscité » » (415 à 423) ; une dernière série (de 100 heures) consacrée à « L’Architecture au carrefour« , avec une trentaine d’architecte interviewés, dont I. M. Pei, Richard Rogers, Richard Meier, Norman Foster, Jean Nouvel et Arata Isozaki (page 425), « Gershwin « ressuscité » » (page 133), Buñuel (pages 433 à 434) ; et, pour finir, deux émissions d’une heure consacrées à « l’Art du troisième Reich » (435 à 438)…

Ces Mémoires à contre-vent (aux Éditions de La Différence) : un travail magnifique d’humaniste libre et exigeant !

« Passeur » de la poiesis des artistes ses contemporains les plus authentiques

par l’image filmique de la plus grande qualité ! dans le plus scrupuleux souci de l’intelligence du sens !

Bravo !

Titus Curiosus, ce 2 mai 2010

 

Quant au survivre : un bel article à propos des (difficiles) errances amoureuses (et blessures) de Paul Celan

09jan

Un bel article _ par Carlos Ortega, directeur de l’Institut Cervantes de Vienne : « Paul Celan, un moribond amoureux » _ dans l’édition de ce jour, 9 janvier 2009, de l’excellent quotidien de langue espagnole El País,

quant au si difficile « survivre » de Paul Celan :

TRIBUNA : CARLOS ORTEGA

Paul Celan, el moribundo enamorado

El gran poeta judío que escribió en la lengua de sus verdugos consiguió escapar de la persecución nazi, pero su vida estuvo dañada por la experiencia del genocidio y por el sentimiento de culpa del que ha sobrevivid

CARLOS ORTEGA 09/01/2009

Del Holocausto hubo víctimas mortales y víctimas moribundas. La cifra de víctimas del exterminio de los judíos por parte del nazismo en Europa es conocida, pero la verdadera magnitud del Holocausto sólo es completamente visible si se tiene en cuenta también a los supervivientes del crimen. La tradición judía acuñó un término para referirse a ellos : sheerit, el remanente, lo que quedó _ celui qui demeure ? le « survivant » ?.. Esa carga residual tiene, en el término hebreo, un matiz de orfandad : lo que quedó, pero lo que quedó sin nada ni nadie. El núcleo de este remanente lo constituyeron los cerca de 50.000 judíos liberados de los campos de concentración dispersos por Austria y Alemania en abril y mayo de 1945.

A ellos habría que sumar algunos cientos de miles que antes se habían escabullido por poco de las tenazas asesinas de Hitler, pero que se vieron igualmente huérfanos, vagando por las frías estepas del Este europeo o por los sórdidos ambientes de las capitales donde se ocultaron hasta alcanzar un lugar más seguro en el mundo.

El poeta Paul Celan fue uno de éstos. Había escapado a las redadas que los soldados alemanes llevaron a cabo sistemáticamente durante los fines de semana de 1942 en su ciudad natal de Czernowitz, entonces en Rumania y hoy en Ucrania. Su novia, Ruth Lackner, le había conducido hasta un refugio a las afueras un día de junio en el que sus padres, que no habían querido seguirle a su escondite, hartos de la indignidad a que les forzaba la ocupación alemana, serían detenidos. Su padre moriría de tifus meses después en el campo de concentración de Transnistria, adonde habían sido deportados, y su madre lo haría un poco más tarde, asesinada de un tiro en la nuca en el mismo campo. Celan viviría ya siempre como el que quedó.

El destrozo de la soledad y de la pérdida, el clavo de la culpa, el desvarío por la violencia terminal y la humillación sufridas quebraron la capacidad de los supervivientes del Holocausto para vivir

_ un point crucial ! que nous aident un peu (!) à comprendre, par exemple, « Les naufragés et les rescapés« , le livre-maître (!) de Primo Levi ; « Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas« , « Liquidation » & « Le chercheur de traces » (publié aussi dans le recueil _ magnifique ! _ du « Drapeau anglais« ) d’Imre Kertész ; et aussi « Histoire d’une vie » d’Aharon Appelfeld : tous auteurs et livres essentiels !!! _,

igual que se quiebra un árbol, con el particular chasquido que le desgaja de su raíz principal. Muchos sucumbieron a tan extrema desgracia, y se suicidaron en los primeros años después del fin de la guerra _ ou plus tard. Celan, sin embargo, pudo durante un tiempo luchar en su interior por no ser leña seca, y se resistió a su destrucción. Él constituye un ejemplo más, añadido a los Horowitz, Shmueli, Appelfeld _ le voici… _ y tantos otros de Czernowitz

_ sur « Czernowitz », on lira le très beau « Bruits du temps _ poèmes de Czernovitz«  (de douze auteurs juifs de langue allemande, nés entre 1898 et 1924, traduits de l’allemand et présentés par François Mathieu), aux Éditions Laurence Teper, paru en mars 2008 _

y de otros muchísimos lugares que también sobrevivieron. Pero, aunque no es un modelo, se puede rastrear su resistencia, porque habita en sus poemas escritos en la lengua de sus verdugos, una lengua que él cuidó con delicadeza extrema como si fuera un cristal único, frágil y radiante, capaz de transparentar con fidelidad el complejo espectro de su experiencia y de su espíritu.

La lengua alemana era, en efecto, el instrumento que hacía posible el espesor de los estratos sentimentales y la polisemia que Celan buscaba llevar a su poesía, porque era una lengua agitada en la emoción de lo familiar y de lo extraño, un sortilegio para tener presente el mundo invariable de su madre y de sus tías, su amor incondicional, el círculo de amigas que lo admiraban, y el mundo aprendido de la poesía alemana. Celan se sentía un traidor por seguir viviendo allí donde se había extinguido lo humano, un muerto viviente _ sans doute : et l’expression donne bien à penser !.. Lire là-dessus et Primo Levi, et Imre Kertész, et Aharon Appelfeld ! _ que carecía ya de aquel amor infinito de su infancia en una espera sin límites _ l’expression de Carlos Ortega est réellement magnifique… Si el judío, como Albert Cohen _ le marseillais, auteur de « Belle du seigneur«  et du « Livre de ma mère«  _ explicó, ha buscado en el siglo XX el amor fraterno del gentil como condición _ tellement difficile, précaire, problématique… _ para no sentirse expulsado _ un mot qui fait frémir !!! _ de la humanidad _ et de la communauté des humains non-inhumains ! à l’heure de tant d’autres expulsions de tant de pauvres gens… : je suis en train de lire « L’Amour des autres _ Care, compassion et humanitarisme« , le très riche n° 32 de la revue du MAUSS, qu’ont dirigé Alain Caillé et Philippe Chanial _, la carencia de Celan agravó su sufrimiento de la existencia. Entonces él, el enamoradizo, buscó allá por donde iba ese amor infinito que le faltaba.

Tal vez por ello, escribir para Paul Celan fuera, como para el mismo Cohen, escribir a una mujer, seducir a una mujer. Sus poemas están llenos de un normalmente femenino al que se toma como interlocutor. Hay 1.400 du en la obra del poeta, y es la palabra más repetida en ella. Cada uno de esos no es una evocación imprecisa de una entidad eterna. En muchos casos es su propia madre, pero en otros muchos responde a mujeres con las que Celan mantuvo relaciones. En medio del odio que le había negado la existencia, Celan levantó poemas que, como ha visto Bertrand Badiou _ éditeur de la « Correspondance » entre Paul Celan et Ileana Shmueli ; et de bien des œuvres traduites en français de Paul Celan _, tienen una lectura claramente amorosa o aun erótica.

Detrás, pues, de ese se esconde la presencia de Ruth Lackner, una judía austriaca, actriz, a quien Celan dejó mecanografiada su primera colección de poemas antes de huir desde Bucarest hacia París, a través de Viena. Está ella, pero también Rosa Leibovici, a quien conoció en los últimos años en Czernowitz y que le siguió a Bucarest (1944-1947), o Ilana Shmueli, apenas una adolescente entonces, y con quien el poeta volvió a encontrarse en diversas ocasiones a partir de 1965 en París y en Jerusalén. El de Celan se extiende por otras latitudes y por todos sus libros. A su paso por Viena, en 1948, conoce y se enamora de la poeta Ingeborg Bachmann, hija de un maestro de Carintia miembro del partido nazi. Con Bachmann, Celan se encontrará varias veces más, sobre todo entre el otoño de 1957 y julio de 1958, recomponiendo un vínculo que unía a dos extraños a pesar de su amor

_ sur Ingeborg Bachmann, outre son œuvre, bien sûr (!), dont son roman « Malina« , on peut lire une biographie, par Hans Höller, parue, traduite en français, aux Éditions Actes-Sud : « Ingeborg Bachmann« .

Cuando en 1948 llega a París, Celan frecuenta el círculo de su amigo rumano Isac Chiva, del que también participa Ariane Deluz, primera mujer de Chiva y amante de Celan entonces y en sus últimos años. Es precisamente Chiva quien presenta al poeta a la que será su futura mujer, la artista gráfica Gisèle Lestrange, e inmediatamente surge entre ambos una pasión intensa.

En 1952 se casan y en 1955 tienen a su hijo Éric. Celan aspiraba a crear una familia como se aspira a tener una vida plena. Amaba a su mujer y a su hijo, pero no pudo alcanzar esa aspiración. Al final de la década de 1960, hubo de separarse de ellos y vivir solo.

Antes, entre 1953 y 1962, Britta Eisenreich había sido su « mujer alemana« . Eisenreich está ultimando la escritura de lo que seguramente serán unos interesantes recuerdos de su relación con Celan.

Sin embargo, donde realmente se puede rastrear el alcance de los lazos con todas estas mujeres _ du moins pour nous autres, lecteurs, aujourd’hui _ es en la correspondencia que Celan mantuvo con ellas. Algunos de estos cruces de cartas han conocido en los últimos tiempos una publicación acompañada generalmente con notas esclarecedoras de sus editores. Magnífica por mil razones, la correspondencia con su mujer, Gisèle _ oui ! _, pone al descubierto el doloroso forcejeo entre el amor del poeta a su familia _ oui… _ y su locura, que fabricó la gasa negra en la que se asfixiaron los últimos diez años de su vida _ en effet. Lo que él mismo llamó « su enfermedad » era grave, producto de una personalidad sumamente dolorida, dañada sin remedio _ hélas _ por la experiencia del genocidio y por el sentimiento de culpa del que queda _ le « rescapé » d’entre les « naufragés » dont a parlé, en son ultime témoignage : essentiel ! Primo Levi : « Les naufragés et les rescapés« . En una anotación de 1966 del diario del filósofo Emil Cioran, se puede leer : « Anoche, en una cena, me enteré de que habían internado a Paul Celan en una casa de salud, después de que intentara degollar a su mujer. (…) Ese hombre encantador e insoportable, feroz y con accesos de dulzura, al que yo estimaba y rehuía, por miedo a herirlo, pues todo le hería » _ « herer » = « blesser »…

Celan había oído por fin aquel chasquido que le separaba de la existencia. Mientras pudo, se había alimentado con el amor de esas mujeres, un amor que necesitaba y buscaba, sin saciarse, también como motor para su poesía. Pero esa vitalidad de moribundo se acabó con el brutal tratamiento psiquiátrico a que fue sometido durante una década de duros internamientos clínicos con administración de psicotropos y electroshock : « Había muchas fuerzas reunidas en mí _ no sólo las de la poesía _, que eran una sola fuerza, una sola. Han querido quitármelas _ tal vez porque eran demasiado grandes _ ; mi fuerza era tan grande que no han podido dejármela. Me defendí durante mucho tiempo, pero cuanto más decidido y concentrado llevaba ese combate, más dura se hacía la caída« , le escribió en una carta de 1969 a Ilana Shmueli. Cuatro meses más tarde, el moribundo enamorado se arrojó al río Sena.

Carlos Ortega, escritor, traductor y editor, es director del Instituto Cervantes de Viena. Su último libro publicado es « La perfecta alegría« (Pre-Textos).

Un bel article, qui nous invite à (re-)lire d’abord Paul Celan :

ce qui demeure de sa poésie :

« La Rose de personne« , « Renverse du souffle« , « Grille de parole« , etc… ;

et sa correspondance aussi…


Titus Curiosus, le 9 janvier 2009

Emérger enfin du choix d’Achille !..

21sept

Sur « Zone » de Mathias Énard (aux Éditions Actes-Sud, ce 20 août 2008), immense livre d’un immense écrivain.

Un livre de très grand souffle _ à la Walt Whitman, si l’on veut (dont, au passage, vient de paraître une nouvelle traduction du chef d’oeuvre « Feuilles d’herbe« , par Éric Athenot, aux Editions José Corti) _ ;

très grand souffle

qui n’est guère courant dans la tradition littéraire française,

sauf Agrippa d’Aubigné _ « Les Tragiques » _ et (tout) Victor Hugo ;

ainsi que _ des deux auteurs de prédilection du personnage de la belle et méthodique Stéphanie dans ce « Zone« , Proust et Céline _ la « Recherche«  et le « Voyage« …

Quel souffle, en effet, dans ce voyage

_ ferroviaire, entre les gares Centrale et Termini de Milan et de Rome, un « 8 décembre »

(2004 : il faut le « calculer » : « il y a tout juste un an le jeudi 11 décembre Mohammad el-Khatib se faisait exploser à cinq heures du matin à l’angle de la place Mazzini à quelques mètres de la synagogue, une des plus belles d’Italie » _ à Modène, page 200 ; « son suicide n’empêcha pas Luciano Pavarotti de se marier  le surlendemain au Teatro di Modena (le théâtre est l’église des artistes, dira-t-il) à quelques centaines de mètres de là » _ est-il aussi précisé, page 202)

en 519 pages d’un unique formidable mouvement (de la pensée) _

du narrateur Francis Servain Mirković, alias Yvan Deroy (et quelques autres identités de rechange : « Pierre Martin« , « Bertrand Dupuis » _ page 211…), pour tenter de sortir d’une « Roue de l’Histoire« 

_ ou, encore, une « étrange roue du Destin

où les dieux donnent et reprennent ce qu’ils ont donné » (page 109) _,

au milieu « de chemins qui se recroisent dans la grande fractale marine où (le narrateur) patauge sans le savoir _ d’abord _ depuis des lustres, depuis (ses) ancêtres (ses) aïeux (ses) parents (lui : « moi« , dit-il forcément !) (ses) morts et (sa) culpabilité » (pages 76-77)…

Car il s’agit ici ni plus ni moins que de tenter d’échapper à « une pyramide de pères haute comme l’échelle de saint Jean Climaque, imbriqués

_ les pères, en tant, déjà, que fils _

les uns dans les autres riant comme des démons de voir leurs fils ployer sous eux«  (page 479)…

Ainsi que (à la même page, vingt lignes plus haut) : « ne pas faire le choix d’Achille le stérile mais celui d’Hector » : « il y aura un Astyanax quelque part qui me ressemblera, qui

_ tel Énée, son père Anchise dans l' »Enéide » de Virgile _

portera son père sur ses épaules

comme moi je porte le mien, hors de la ville en flammes,

je me suis vu avec mon père sur le dos, et lui le sien »

_ d’où la figure de la « pyramide«  qui s’ensuit alors ;

remontant rien moins que jusqu’à « la guerre du feu » (page 32) : « la nuit des temps« , « l’homme préhistorique » (page 81)…

Ce père « silencieux »,

porté en terre « à onze heures du matin précises au cimetière d’Ivry, un jour de printemps ni gris ni bleu » (page 170), et pour lequel le narrateur ne parvient « qu’à ânonner un Notre Père poussif, la sueur au front en guise de larmes _ qui se trouve dans ce sarcophage, qui est-il

_ s’interroge page 172 le fils _,

est-ce l’appelé d’Algérie, l’ingénieur catholique, le mari de ma mère, l’amoureux des jeux de patience _ et des trains électriques _, le fils du serrurier forgeron de Gardanne près de Marseille, le père de ma soeur,

est-ce le même » s’interroge (page 172) « aux abords de Reggio » le narrateur, en ce train qui file dans la nuit vers Roma-Termini…

Ce père qui avait été aussi

« aide interrogateur dans une villa d’Alger, l’ingénieur chrétien spécialiste de la baignoire, de la barre d’acier et de l’électricité,

il n’en a jamais parlé, bien sûr, jamais,

mais il savait quand il me regardait, il avait vu, repéré en moi des symptômes qu’il connaissait, les stigmates, les brûlures qui apparaissent sur les mains des tortionnaires« ,

se souvient de l’enterrement de son père, au cimetière d’Ivry _ à « la section 43« , « de l’autre côté de la rue, dans le petit cimetière » (précision de la page 170) _ ;

se souvient de l’enterrement de son père, donc,

le narrateur, « aux abords de Reggio belle et bourgeoise » (page 173).

Car, « tous ces cercles dessinés sur un bouclier doré

_ tel que celui d’Achille, ainsi que le narre Homère dans « l’Iliade » _,

ce sont les mères qui fourbissent les armes,

Thétis l’aimante console Achille son enfant en lui donnant les moyens de se venger,

une cuirasse une épée un bouclier aveuglant où le monde entier se reflète,

comme Marija Mirković

_ c’est là le nom de jeune fille de la mère du narrateur, née en 1939 _

m’a fourni la patrie l’histoire l’hérédité Maks Luburić et Millán Astray le faucon borgne

_ que Marija Mirković ou son fils Francis Servain ont pu croiser sur leur chemin, à Madrid et en personne, lors d’un concert de piano Bach-Scarlatti, le 14 avril 1951 (page 342) pour la première, le général espagnol, quand elle avait douze ans ; à Carcaixent, près de Valence et d’Alzira, plus récemment, pour les traces, seulement indirectement, du  second, le croate (assassiné en avril 1969 _ page 263) _ ;

ne pleure pas Achille, sèche tes larmes et va te venger,

réconcilie-toi avec l’Atride contrit _ Agamemnon _

et massacre Hector de ta furie,

vengeance, vengeance,

je sens la vengeance gronder dans ce train dévalant les collines« 

_ du Latium,

nous approchons maintenant de Rome, au chapitre XXI du récit du narrateur, page 463…

Ce souffle magnifique du roman de Mathias Énard, se déroule

_ à l’exception de trois chapitres de citation de récits d’un « petit bouquin libanais »

(l’expression se trouve page 60

_ qui font office de pause, pour s’absorber, narrateur comme lecteur, dans quelque lecture, et échapper, un peu et provisoirement, à ses pensées ; ou à ses fantômes, si fidèles…)

d’un auteur s’appelant « Rafaël Kahla« ,

« né au Liban en 1940, dit la quatrième de couverture » et qui « vit aujourd’hui entre Tanger et Beyrouth » ;

« Tanger gardienne de la lèvre inférieure de la Zone« …  (page 369) :

« je me demande si Rafaël Kahla me ressemble, pourquoi écrit-il ses histoires terrifiantes, a-t-il essayé d’étrangler sa femme comme Lowry, ou l’a-t-il assassinée comme Burroughs, incita-t-il à la haine et au meurtre comme Brasillach ou Pound, peut-être est-ce une victime comme Choukri le misérable, ou un homme trois fois vaincu comme Cervantès » (pages 445-446) _ ;

ce souffle magnifique du roman de Mathias Énard, se déroule, donc,

du tenant (et élan) d’une phrase unique, sans un seul point pour l’interrompre et le couper, ce long et ample « souffle » du narrateur..

Mais le rythme de ce qui s’y exprime est aux antipodes de la virtuosité artificielle, ou, a fortiori, « expérimentale » : c’est le rythme même de la pensée livrée à elle-même seule ;

et peuplée d’impressions et de souvenirs qui ne cessent, richement, d’affluer, et d’orienter ce qui se pense vers l’ailleurs (encore et seulement du réel)

_ notamment, mais pas seulement, la « zone » d’affectation de l’agent du service

(d’enquête de sécurité extérieure : « délégué de défense » ainsi que le spécifiait frileusement l’intitulé du concours administratif« , est-il indiqué page 124 ;

devenant « un expert, un spécialiste de la folie politico-religieuse qui est une pathologie de plus en plus répandue« , se dit le narrateur au passage de « Parme qui s’enfuit dans la nuit« , page 137) ;

notamment, mais pas seulement, la « zone » d’affectation de l’agent du service du Boulevard Mortier à Paris ;

vers l’ailleurs (du réel), donc,

et vers un passé (bien réel, lui aussi !) assez obsédant ;

pas réellement vraiment passé et _ proustiennement ! _ dépassé, en tout cas, pour le malheureux narrateur,

qui a manqué à plusieurs reprises _ dont une fois à Venise _ de bel et bien (physiquement) s’y noyer :

« trop de choses il y a trop de choses tout est trop lourd même un train n’arrivera pas à amener ces souvenirs à Rome tant ils pèsent, ils pèsent plus que tous les bourreaux et les victimes dans la malette au-dessus de mon siège, cette collection de fantômes (…), il faudrait être saint Christophe pour porter tout cela » (page 355)…

Et saint Christophe _ « géant de Chaldée » _ vient, « à l’aéroport de Fiumicino » (page 516) :

« Achille calmé« 

peut enfin « traverser des fleuves au trois fois triple tour et d’autres Scamandres barrés de cadavres«  (page 517)…

L’adéquation entre la matière

(affronter les violences des guerres _ au-delà de l’ex-Yougoslavie, toutes celles de la « zone » de la Méditerranée et du Moyen-Orient qui donne son titre, délibéré, au livre ! _ d’aujourd’hui :

un brin plus loin que les ronds de nombril du tout-venant tristement auto-complaisant de bien de la production éditoriale française, par les temps qui courent…) ;

et ce souffle de l’écriture de Mathias Énard

est absolument magnifique.

Un univers, qui est le nôtre aussi _ et en constante expansion _, se découvre et s’éclaire au fil des pages, en renouvelant constamment, pour notre plaisir, la joie d’une découverte en profondeur.

Et quel incroyable sens de l’écriture

(et richesse prodigieuse de l’expérience,

poétiquement méditée, qui plus est, et c’est bien peu de le dire !)

pour un auteur d’à peine trente-six ans !


Ainsi, à l’ouverture du (particulièrement magnifique) chapitre XIX autour de Trieste _ et de son contact là-bas « Rolf le Gentil » : « l’Austro-Italien (…) ni juif, ni slave, Rolf Cavriani von Eppan (…) cousin des Habsbourg-Lorraine et des princes de Thurn und Taxis inventeurs de la poste, né à Trieste pendant la guerre, un petit monsieur moustachu dernier descendant d’une famille ducale qui possédait autrefois la moitié de la Bohème et de la Galicie » (page 423)  « ignore que je connais son dilemme,  je sais que le Destin vengeur a voulu qu’il naisse duc d’Auschwitz, Rolf von Auschwitz und Zator, titre antique et princier remontant au XIe siècle, c’est son nom, le nom de ses ancêtres que les nazis ont terni, obligeant son blason à rester dans l’ombre à jamais, Rolf dont le fief est aujourd’hui lié à la plus grande usine de mort jamais construite porte plus qu’un autre le poids de l’histoire« …

Et Francis Servain Mirković poursuit : « je me demande s’il faut rire ou pleurer de ses scrupules héraldiques et de sa mère aux amitiés troubles, le soleil s’est couché, je remonte lentement le front de mer, deux millions de morts _ à Auschwitz-Birkenau _ ne pèsent pas si lourds, en fait, des mots des chiffres du papier, les hommes sont de grands techniciens de la prise de notes, du raccourci » (page 435)…

Et la remarque est d’expert : « Lebihan mon chef me félicitait sans cesse pour ma prose _ a-t-on, appris page 134 _, on s’y croirait disait-il, vous êtes le champion toutes catégories de la note,

mais ne pourriez-vous pas

être un peu plus sec,

aller un peu plus vite à l’essentiel,

imaginez, si tout le monde faisait comme vous

on ne saurait plus où donner de la tête,

mais bravo mon cher

bravo« …

« pauvre Rolf le noble auquel les nazis ont pris son titre

_ venait juste de marmonner le narrateur dans le train _,

auquel l’histoire a pris son titre,

il se venge

_ voilà le point crucial de l’épisode triestin du « délégué de défense » _

en me donnant ces documents,

les rapports de Globocnik à Himmler entre 1942 et 1945,

toutes les activité de l’Aktion Reinhardt en Pologne et en Italie,

il se défait d’un poids, Rolf, il a l’air soulagé de contribuer au remplissage de la valise,

il me serre la main, je le remercie pour le déjeuner, il esquisse un sourire et monte dans sa voiture« …

Tel était le passage précédant immédiatement ce que j’ai retranscrit juste avant, page 435…

J’en viens à cet incroyable début du (particulièrement magnifique, donc) chapitre XIX, sur Trieste, pour un auteur d’à peine trente-six ans :

« tout est plus difficile à l’âge d’homme

_ soit la reprise de l’incipit du chapitre I _

la sensation d’être un pauvre type l’approche de la vieillesse l’accumulation des fautes le corps nous lâche

_ le sait-on déjà si bien à trente-six ans ?.. _

traces blanches sur les tempes veines plus marquées sexe qui rétrécit oreilles qui s’allongent la maladie guette, la pelade les champignons de Lebihan ou le cancer de mon père terrassé par Apollon sans que le couteau de Machaon y puisse rien, la flêche était trop bien plantée, trop profonde, malgré plusieurs opérations le mal revenait, s’étendait, mon père commençait à fondre, à fondre puis à sécher, il paraissait de plus en plus grand, étiré, son visage immense et pâli se creusait de cavités osseuses, ses bras se décharnaient, l’homme si sobre était presque complètement silencieux, ma mère parlait pour lui, elle disait ton père ceci, ton père cela, en sa présence, c’était sa pythie, elle interprétait ses signes, ton père est content de te voir, disait-elle lors de mes visites, tu lui manques, et le corps paternel dans son fauteuil se taisait« … (page 415).

Voilà ce que c’est qu’écrire !

Mais le plus terrible _ il y a longtemps qu’on n’a lu aussi terrifiant !.. _ concerne les souvenirs _ si réels ! _ des opérations de guerre

en Slavonie _ contre les tchetniks serbes _

et en Bosnie _ contre les musulmans,

avec ses copains Vlaho Lozović, le « débonnaire«  (page 247) et « magnanime«  (page 464) vigneron dalmate de Split, et Andrija; « le furieux » (page 161), « féroce » (page 276) et « brave » (page 277 ou page 384), voire « divin » (page 388) ou « sauvage«  (page 404), paysan slavon d’Osijek :

« heureusement il y avait Andrija,

Andrija le lion avait du courage à revendre

c’était un paysan des environs d’Osijek il pêchait des brochets et des carpes dans la Drave et le Danube avec lesquelles sa mère cuisinait un méchant ragoût de poisson terriblement piquant à l’odeur de vase

_ j’ai sans doute faim pour y repenser à présent » (un peu après Lodi, page 43)…

« son courage était lié à une parfaite innocence,

pour lui les obus n’étaient que du bruit et des morceaux de métal, un peu plus qu’un pétard d’exercice, c’est tout,

il n’envisageait pas l’effet que ces explosifs pouvaient avoir sur son corps, pas même inconsciemment,

et pourtant il en avait vu, des types percés de shrapnels fumants, amputés et éventrés ou juste éraflés,

mais il avait une telle foi en son destin que rien ne pouvait l’atteindre,

et rien ne l’atteignait » (page 384)…

« Nous étions bien ensemble

à Osijek

en virée à Trieste

 à Mostar

à Vitez

nous étions bien

drôlement bien

la guerre est un sport comme un autre finalement

on doit choisir un camp

être une victime ou un bourreau

il n’y a pas d’alternative

il faut être d’un côté ou de l’autre du fusil

on n’a pas le choix

jamais 

enfin presque« , avance le narrateur page 333.

Déjà l’ouverture des tout premiers mots du livre _ la voici, donc, maintenant _, et sans majuscule initiale :

le lecteur prend en quelque sorte en cours,

comme par quelque légère effraction

_ le narrateur est encore légèrement ivre, sous les effets d’une « gueule de bois » qui est loin de se résumer aux petites frasques de son hier soir _,

le défilé

_ qu’accompagne aussi le bruit lancinant régulier du rythme des essieux des wagons

ne cessant de peser, en les enfilant à toute vitesse, sur les travées des rails du « Pendolino diretto Milano-Roma qui vous portera à la fin du monde, prévue à la gare de Termini à vingt et une heures douze » (lui avait prédit page 59 entre Prague et Francfort « la Mort » : « un tchèque germanophone avec un horaire de chemin de fer » universel…) _ ;

le défilé _ donc _ d’une pensée qui afflue, à flots qui voudraient s’apaiser

_ celle du narrateur, face à lui-même et à ses altérités, surtout (pays, ennemis, guerres, famille, femmes), bien réelles : même l’alcool (et les amphétamines) échoue(nt) à les estomper jamais si peu que ce soit _ ;

le défilement, même, d’une pensée obsédante qui ne débute certainement pas à cette seule première page… :

« tout est plus difficile à l’âge d’homme

_ quand y accède-t-on donc (et sort-on jamais enfin de l’enfance) ? _,

tout sonne plus faux un peu métallique comme le bruit de deux armes de bronze l’une contre l’autre elles nous renvoient à nous-mêmes sans nous laisser sortir de rien c’est une belle prison, on voyage avec bien des choses, un enfant qu’on n’a pas porté une petite étoile en cristal de Bohème un talisman auprès des neiges qu’on regarde fondre, après l’inversion du Gulf Stream prélude à la glaciation, stalactites à Rome et icebergs en Egypte, il n’arrête pas de pleuvoir sur Milan j’ai raté l’avion j’avais mille cinq cents kilomètres de train devant moi il m’en reste cinq cents, ce matin les Alpes ont brillé comme des couteaux, je tremblais d’épuisement sur mon siège sans pouvoir fermer l’œil comme un drogué tout courbaturé, je me suis parlé tout haut dans le train, ou tout bas, je me sens très vieux je voudrais que le convoi continue continue qu’il aille jusqu’à Istanbul ou Syracuse qu’il aille jusqu’au bout au moins lui qu’il sache aller jusqu’au terme du trajet j’ai pensé oh je suis bien à plaindre je me suis pris en pitié dans ce train dont le rythme vous ouvre l’âme plus surement qu’un scalpel, je laisse tout filer tout s’enfuit tout est plus difficile par les temps qui courent le long des voies du chemin de fer j’aimerais me laisser conduire tout simplement d’un endroit à l’autre comme il est logique pour un voyageur tel un non-voyant pris par le bras lorsqu’il traverse une route dangereuse mais je vais juste de Paris à Rome, et à la gare de Milan, dans ce temple d’Akhenaton pour locomotives où subsistent quelques traces de neige malgré la pluie je tourne en rond«  Etc…

_ c’est moi qui interromps le texte ;

lequel ne connaît que le « saut » des chapitres

_ au nombre de XXIV, comme les chants de « l’Iliade » : car l’on renoue ici, avec ce « Zone« , avec l’épopée ! _  ;

mais sans davantage de point ; ni de majuscule initiale…

C’est le souffle du lecteur (passionné) qui vient repérer la découpe

_ pleinement (et exclusivement) respiratoire !.. _

des expressions et les sauts de pensée (et mémoire) du narrateur, inquiet et fatigué

donc par l’alcool et les amphétamines de la nuit de cuite

(et de « binage »

d’une « Françoise » : « une femme d’une soixantaine d’années très maigre avec un long visage fin

qu’est-ce qui m’a pris,

elle était très surprise de mon intérêt, méfiante » ;

« Françoise ne parlait pas d’épingler, elle disait je veux bien que tu me bines« , se souvient le narrateur page 131) ;

de la nuit de cuite précédente, à Montmartre (au bar de « la Pomponette rue Lepic« , page 130 ;

« sa langue était très épaisse et amère elle buvait de la Suze« , page 131)

dans ce train qui l’emporte vers Rome :

« même mort sur un siège ce train m’amènerait à destination,

il y a dans les chemins de fer une obstination

qui est proche de celle de la vie« ,

n’est-ce pas ? constate le narrateur (page 252)…

Que va donc, agité de tous ces fantômes,

rechercher le narrateur de « Zone » à Rome ?

Et va-t-il, in fine, s’en retourner (lui aussi à Paris),

tel le « tu » de « La Modification » de Michel Butor ?

Mais on se trouve, en ce « Zone« -ci, sur d’autres pistes encore d’altérité (du réel)…

L’enjeu étant probablement pour le personnage, page 217, de

« disparaître et renaître« ,

« si cela est possible« …

Envisager de (res-)sortir peut-être, pour son compte,

s’évader, si cela se pouvait,

du cauchemar épouvantable « sur rails »

_ à la faveur du train général (partagé, collectif) qui vous emporte si aisément un peu plus loin _,

de ce tunnel-étau broyant bien réel

de l’Histoire (des pyramides enchassées de pères et de mères)

au moins depuis qu’on en a trace _ Homère, Schliemann _, à Troie

(que vont visiter,

depuis leur « hôtel-club » de vacances, « en juillet 1991« , proche des Dardanelles, page 49,

Francis Servain Mirković et sa plantureuse première compagne _ « le corps de Marianne m’obsède malgré les années et les corps qui lui ont succédé« , page 53 :

« dans ce club ennuyeux on pouvait profiter d’excursions organisées, une aux Dardanelles une à Troie c’est tout ce que Marianne parvint à me faire accepter » ;

« l’expédition à Troie fut un calvaire de poussière et de chaleur« , page 50) ;

depuis en fait probablement la nuit des temps…

Un grand auteur

_ et un grand sujet (d’aveuglante actualité de « vérité » : la « guerre« …)

intimement mêlés l’un à l’autre, faisant corps

dans une très puissante écriture : le souffle ! _,

est à découvrir là, en « Zone« ,

toutes affaires cessantes…

Titus Curiosus, ce 21 septembre 2008

Chant d’action de grâce – hymne à la vie ; mais de « dedans la nasse »…

19sept

Sur le « Journal » d’Hélène Berr, aux Editions Tallandier ;

et sa présentation par Mariette Job et Karen Taieb dans les salons Albert Mollat mercredi dernier 17 septembre à 18 heures : l’enregistrement est disponible (podcast).

Voici le petit texte de présentation en avant-propos du podcast :

Rendez-Vous : Mercredi 17 Septembre à 18 H 00 : Rencontre autour du journal d’Hélène Berr
Journal, 1942-1944

Rencontre autour du journal d'Hélène BerrEn partenariat avec le Centre Yavné

« En présence de Mariette Job, nièce d’Hélène Berr et de Karen Taieb, responsable des archives au Mémorial de la Shoah de Paris.

Agrégative d’anglais, Hélène Berr a vingt-et-un ans lorsqu’elle commence à écrire son journal. L’année 1942 et les lois anti-juives de Vichy vont faire petit à petit basculer sa vie. Elle mourra en 1945 à Bergen-Belsen quelques jours avant la libération du camp.

Soixante ans durant, ce manuscrit n’a existé que comme un douloureux trésor familial. Un jour de 2002, Mariette Job, la nièce d’Hélène, décide de confier ce document exceptionnel au Mémorial de la Shoah. » Fin de citation.

Le « Journal » d’Hélène Berr est à la fois

un document de témoignage poignant sur la condition de Juif pris dans la nasse de la monstrueuse entreprise génocidaire, par l’Europe entière, nazie _ un « témoignage » urgent, brûlant et nécessaire, parmi un certain nombre d’autres, identiquement urgents, brûlants et absolument nécessaires, de la part de leurs auteurs physiquement menacés et en sursis (et qui pour beaucoup ne survivront pas à cette « entreprise » systématique), qui nous sont, tant bien que mal, parvenus, et ont été, longtemps après leur écriture parfois extrêmement difficile, in fine publiés (par quelque éditeur), pour pouvoir être proposés à la lecture des lecteurs de maintenant, plus de soixante ans après, aujourd’hui, en 2008 _ ;

et une œuvre on ne peut plus singulière (et irremplaçable par là) d’une rare beauté d’écriture _ littéraire, si l’on veut ; mais le terme est ridicule, car il s’agit alors, en ce « journal », au quotidien, de dire et surtout de partager (en l’occurrence ces pages, griffonnées presque sans ratures au crayon à papier ou au stylo sur des feuillets séparé, sont destinées à son fiancé _ Jean Moravieski, qui avait « l’air« , dit Hélène Berr, « d’un prince slave » _, quand il n’est pas présent à ses côtés, en ces années « d’occupation » et de très lourdes menaces de « déportation » :

à une question d’un auditeur à propos du mot « déporté« ,

Mariette Job indique que l’usage de ces termes par sa tante Hélène Berr provient surtout de sa familiarité de lectrice avec l’œuvre de Tolstoï… ;

et que, d’autre part, les activités d’entr’aide aux enfants en danger,

ainsi que la position sociale et professionnelle de sa famille, son père, Raymond Berr, dirige _ il en est vice-président-directeur général _ une grande entreprise française, Kuhlmann,

placent Hélène Berr en position d’en savoir « pas mal »,

en tout cas « un peu plus » que bien d’autres,

sur ce qui se trame et se passe en matière de « déportation« , en effet,

sinon d' »extermination »…

Son père effectuant ainsi un premier « séjour » à Drancy,

avant d’être autorisé à revenir _ travailler même _ à son domicile (exclusivement !..) ;

avant d’être définitivement, cette fois, « pris »,

lui, son père (Raymond), elle, sa mère (Antoinette) et, elle-même, Hélène ;

et « expédiés » vers « les camps«  (d’extermination ou de travail) de l’Est, de Galicie ;

et, de là, vers « les nuages« …

il s’agit, donc,

pour Hélène en ces années 40,

surtout, de partager _ avec son fiancé, Jean _ son expérience :

et de la grâce de vivre ;

et des inquiétudes de ce qui menace gravement _ le mot est faible _ la vie (/survie) de ces humains…

Les remarques un peu naïves de certains auditeurs présents à la conférence

sur la « malchance » _ d’Hélène _ de n’avoir pas « réchappé »,

ou sur la « passivité » _ le mot n’a cependant pas été prononcé _ de ne pas avoir « fui »,

demeurant assez étonnantes,

face à la machine de destruction systématique (par tous les territoires de l’Europe occupée) nazie,

et les hasards

entre ceux qui furent « pris » et broyés ;

et ceux qui « passèrent entre les mailles du filet » nazi ;

et entre les griffes…

_ on peut citer la proportion de « Juifs » de nationalité française qui purent « en réchapper » ;

mais rien ne fut dit _ il est difficile d’être exhaustif _  sur les juifs étrangers ou apatrides qui avaient fui « par » la France :

je citerai ici l’exemple du bouleversant (et indispensable) témoignage de Saul Friedländer sur l’histoire (interrompue à Saint Gingolph, à la frontière franco-suisse du Léman , entre Haute-Savoie et Valais) ;

sur l’histoire interrompue de ses parents,

dans « Quand vient le souvenir« , disponible en Points-Seuil…

Ou le livre _ sur les efforts de ceux qui aidèrent à fuir _ d’un Varian Fry : « « Livrer sur demande… » Quand les artistes, les dissidents et les Juifs fuyaient les nazis (Marseille, 1940-1941)« , aux Éditions Agone.

Et, pour Bordeaux, sur l’admirable action,

à l’heure encore bien trop mal connue des heures bousculées et affolantes _ en un Bordeaux devenu soudain « surpeuplé » _ de l’irreprésentable (pour nous, aujourd’hui) débâcle en juin 1940,

du consul (délivrant des visas en dépit des ordres stricts, très impératifs, puis comminatoires de son gouvernement) Aristides de Sousa Mendes : de José-Alain Fralon, « Aristides de Sousa Mendes, Le juste de Bordeaux« , aux Éditions Mollat, en 1998.

Sur ces journées de juin 1940 à Bordeaux,

un témoignage très précieux, celui de Zoltán Szabo dans « L’Effondrement _ Journal de Paris à Nice (10 mai 1940-23 août) » : les pages concernant les journées _ un dimanche (le 17 : il arrive à Bordeaux « vers midi« ) et un lundi (le 18 juin 1940 : le train de « dix-neuf heures quarante-cinq » pour Marseille « part à l’heure. Avec une précision à la minute près« ) _ ; les pages concernant les journées bordelaises de Zoltan Szabó se trouvent aux pages 179 à 195 de cet « Effondrement« , traduit par Agnès Járfás et publié aux Éditions Exils, en novembre 2002…

Fin de l’incise ; retour au « Journal » d’Hélène Berr.

Qu’on écoute, sur ce point

_ de la « fuite » : de ce que firent (ou ne firent pas) les Berr entre 1940 et 1944 _,

le détail du témoignage _ podcasté _ de Mariette Job : les Berr étaient des citoyens français depuis qu’existent des états-civils en France, et assumaient, tant leur « citoyenneté » française, que les plus élémentaires « devoirs » de la personne _ ;

et qu’on écoute aussi, lues par Mariette Job, les pages d’Hélène Berr sur les diverses façons d’assumer, ou pas, les commandements de la foi, la catholicité (et le « pharisaïsme » : le mot ne fut ni écrit par Hélène Berr, ni prononcé par Mariette Job ; c’est moi, concitoyen _ bordelais _ de l’auteur de « La Pharisienne » qui me l’autorise ici…).

Et ce à l’heure de « mesures » anti-roms en Italie berlusconienne, aujourd’hui, en dépit des législations européennes (la Roumanie, d’où viennent  certains de ces « roms », faisant bien partie, désormais, de la Communauté européenne) ;

ou de certaines « chasses » aux immigrés « sans papiers »

qui n’émeuvent guère la bonne conscience des détenteurs de papiers, assurés, eux _ pour le moment, du moins _, de leur « normalité » (il est vrai « tranquille » : hors fichiers Edvige, et autres ; du moins ne le supposent-ils pas)…

Pour prolonger la lecture de ce très, très beau « Journal » d’Hélène Berr, entamé à la lecture par Mariette Job par une merveilleuse citation,

par Hélène Berr à l’ouverture même du premier feuillet de son « Journal« ,

de Paul Valéry :

« Au réveil, si douce la lumière ; si beau, ce bleu vivant« ,

je voudrais indiquer quelques lectures.

D’abord, tout Paul Valéry (1871 – 1945) _ en Pléiade _,

en commençant par sa poésie si belle

(de la hauteur _ en beauté _, pour moi, de celles de François Villon et de Joachim du Bellay !) :

qu’on commence par « Charmes« , par exemple ; et « La Jeune Parque » ; ou les « Fragments du Narcisse« ,

pour l’éblouissement _ auroral ! pour lui, comme pour Hélène… _ de sa sensualité face au monde (et aux autres) ;

puis, qu’on jette un œil sur la grande biographie de « Paul Valéry » que vient de proposer, aux Éditions Fayard, Michel Jarrety.

Puisse Paul Valéry « sortir » enfin de son « purgatoire » des Lettres…

Puis,

qu’on découvre « Canticó« , de Jorge Guillén (1893 – 1984) : une merveille d’émerveillement  _ partagé : auteur et lecteurs ! Des 75 poèmes de l’édition première en 1923, l’édition définitive _ à Buenos Aires, en 1950 _, est passée à 334… Un éblouissement rare… Qu’on le recherche, en français _ la traduction en français en 1977, aux Éditions Gallimard, est de Claude Esteban… _, ou en castillan !

Enfin, quant aux témoignages sur de tels « chants d’action de grâce » (ou « hymnes à la vie »), en situation terrible, qui plus est, de « pris dans la nasse »

d’une telle impensable _ et si peu envisageable _ pareille universelle (et systématique) extermination,

tel que cet « hymne à la vie » d’Hélène Berr,

on pourra _ et doit _ lire,

outre le « Qu’est-ce qu’un génocide ? » par l’inventeur du mot _ pas de la chose !!! il a bien fallu « la » penser sur le tas !!! d’autres avaient « conçu » une « solution finale » !.. _ Rafaël Lemkin,

tout récemment traduit et publié en français _ aux Éditions du Rocher, en janvier 2008 _,

et le « Purifier et détruire _ usages politiques des massacres et génocides » de Jacques Sémelin _ aux Éditions du Seuil, en 2005 _,


on doit lire l’indispensable et sublimissime tout à la fois

« L’Allemagne nazie et les Juifs » de Saul Friedländer, en deux tomes : « Les Années de persécution (1933-1939) » et « les Années d’extermination (1939-1945)«  ;

à propos duquel j’ajouterai ce petit échange de mails avec Georges Bensoussan (Rédacteur en chef de la Revue d’histoire de la Shoah et responsable des co-éditions, au Mémorial de la Shoah, à Paris),

que je me permets ici de retranscrire :

De :   Titus Curiosus

Objet : Pouvoir lire en français les diaristes que cite Saul Friedländer
Date : 23 avril 2008 16:08:47 HAEC
À :   Georges Bensoussan

Cher Georges Bensoussan,

J’achève à l’instant la lecture des « Années d’extermination (1939-1945)« , le second volume de la synthèse de Saul Friedländer sur « L’Allemagne nazie et les Juifs« .
Avec une émotion bouleversée et une immense gratitude, ainsi qu’une profonde admiration, pour l’immensité du travail accompli, sa force de vérité, la précision en même temps que l’étendue des analyses et le questionnement qui continue de nous hanter…

J’admire surtout la polychoralité de ces voix que Saul Friedländer nous aide à continuer d’entendre et écouter, celles de ces diaristes qui ont désiré si fort que leurs témoignages leur survivent… Et dont, au fil des jours _ et jusqu’à leur interruption ! _ Saul Friedländer nous livre des extraits de la teneur… C’est tout simplement irremplaçable…

J’en ai lu quelques uns : Anne Frank, il y a longtemps, en mon adolescence ; puis Etty Hillesum et Victor Klemperer
_ pour l’œuvre de ce dernier, je disais aux responsables du rayon « Histoire » de la librairie Mollat qu’il s’agissait d’un des grands livres du XXème siècle ; et qu’il faudrait aider à vraiment le diffuser _ en librairie, d’abord ; mais notamment aussi dans tous les centres de documentation des lycées et collèges…

J’en découvre, avec Friedländer, bien d’autres, de ces diaristes, et (hélas ! leur écriture n’eut rien d’une coquetterie !) magnifiques _ je me souviens, immédiatement, par exemple de l’écriture « intense » de Chaïm Kaplan ; mais il y en bien d’autres, y compris de certains demeurés anonymes, aussi puissants (que Kaplan) en la force de vérité de ce dont ils témoignent ; et par leur style.

Le style est ici aussi, en effet, capital : il est, jusqu’au bout, et c’est en cela que c’est magnifique, « l’homme même« , pour continuer Buffon, en une humanité qui leur était, avec leur vie, déniée !

Le travail analytique, et avec recul, d’historien ne peut pas, à lui seul, suffire, s’il n’est aussi porté par un souffle _ vous le savez mieux encore que moi… Et je ne suis pas sorti tout à fait indemne de la lecture _ sur un autre plan _ de votre « Un nom impérissable _ Israël, le sionisme et la destruction des Juifs d’Europe » : merci profondément à l’historien que vous savez être !

Je me suis amusé, sur un terrain (d’écriture) légèrement différent _ n’étant pas un historien _, à « écrire » _ dans l’idée, sans doute, d’ aider à un peu le faire connaître à qui voudrait bien me lire, à qui aspirerait à pénétrer un peu dans le monde de l’auteur majeur qu’il est à mes yeux ! _sur l’œuvre traduit jusqu’ici (c’était en 2006) en français d’Imre Kertész (à part le magnifique « Dossier K.« , lu dès sa publication en français cette année 2008). Outre, une présentation un peu rapide de chaque opus de Kertész, j’ai rédigé une « lecture » de « Liquidation » plus longue au final que le texte original : mais celui-ci est si riche et si fort ; et de lecture assez complexe : davantage, par exemple, que le déjà magnifique « Chercheur de traces« , et pourtant déjà requérant des efforts de lecture (de la part de celui que Montaigne nomme « l’indiligent lecteur« , sans doute…).

Cela pour dire combien je suis sensible à la question du style _ « Dossier K. » faisant excellemment le point là-dessus ! _ pour ce qui concerne la capacité de se faire « écouter » du témoignage.

Il est vrai que je suis particulièrement sensible à la difficulté de bien (ou d’assez) se faire comprendre, et de vraiment enseigner _ dans mon cas, enseigner à philosopher est quasi une gageure (cf Kant : « On n’enseigne pas la philosophie, on enseigne à philosopher » ; et Montaigne : « Instruire, c’est former le jugement« ) ; que faire contre la bêtise ? contre les croyances les plus absurdes ? C’était aussi, déjà, la question de Socrate (puis celle, autrement, de Platon). Ce fut celle de Montaigne. Et celle de Spinoza (les variations entre le style more geometrico et les scolies ; etc… Ne croyez pas que cela tarisse mon enthousiasme d’enseignant, mais je reste lucide _ osant espérer que certains des petits grains semés finiront par germer, par rencontrer le terreau (et une pluie) un peu plus favorable(s) qui les aidera en quelque temps à se mettre à fleurir…

Bref, j’en viens à ma requête :

pourrait-on offrir au lecteurs francophones des traductions de certains de ces « Journaux » de temps de détresse ?

En prolongeant, en quelque sorte, ce que vous avez commencé à faire, pour le témoignage _ particulièrement puissant, il faut dire !!! _ de Zalmen Gradowski, avec votre « Des voix sous la cendre« , pour les manuscrits des Sonderkommandos d’Auschwitz-Birkenau…

Il faudrait que je repasse en revue ces diaristes que donne à lire Saul Friedländer :

j’ai relevé, en les lisant, outre le nom de Chaïm Kaplan (à Varsovie : « Chronique d’une agonie _ Journal du Ghetto de Varsovie« , paru aux Éditions Calmann-Lévy) , celui de Philip Mechanicus (à Amsterdam), de Moshe Flinker (à Bruxelles), de Gonda Redlich (à Prague, ou Terezin), d’Elisheva – Elsa Binder (à Stanislawow) ; de David Rubinowicz (à Kielce), et de bien d’autres, il faudrait que je me replonge plus attentivement dans le livre de Friedländer…

Pardon d’être trop bavard.

Une autre fois, j’aurais à vous soumettre (pour élucidation d’interprétation) une « lecture » _ en mon essai sur « la rencontre » _ des discours de Himmler à Poznan les 4 et 6 octobre 1943.
Je m’étais posé des questions à leur propos ; mais le travail de Friedländer m’a aidé à avancer un peu dans leur « compréhension », tant à propos de Himmler que du contexte d’octobre 43…

Et même à vous proposer de revenir à Bordeaux pour une autre conférence (pour la Société de Philosophie, cette fois) ;
mais ne voulant pas tout mélanger, je vous en reparlerai beaucoup plus précisément une autre fois…

Bien à vous,

Titus Curiosus

Avec la réponse de Georges Bensoussan :

De : Georges Bensoussan

Objet : RE: Pouvoir lire en français les diaristes que cite Saul Friedländer
Date : 25 avril 2008 13:02:18 HAEC
À :  Titus Curiosus

Cher Titus Curiosus,


Merci pour votre message. J’ai pris beaucoup de plaisir à le lire.
C’est aussi en lisant le second volume de Friedländer que je me suis fait la même réflexion. Peut-être pourrait-on republier certains de ces Journaux. En l’occurrence, ici, il y a une chance que nous reprenions d’ici un an le « Journal » de Haïm Kaplan.

Peut être à bientôt à Bordeaux

Bien cordialement

Georges Bensoussan


Voilà.

Le livre _ immense ! _ de Saul Friedländer

et le « Journal«  _ depuis l’arrivée d’Hitler au pouvoir, dès 1933 _ de Victor Klemperer

sont deux livres majeurs

pour un peu mieux faire la lumière

sur les atrocités tellement invraisemblables à se représenter, encore aujourd’hui, du siècle passé _ le XXième _ ;

..

et sur ce qui continue, aussi _ toujours encore _ de nous pendre collectivement ou individuellement au nez,

sans que nous continuions _ toujours encore _ de bien en prendre la mesure : en Europe même ; à Rome comme à Paris, sans aller jusqu’en Roumanie ou au Kosovo, en Géorgie ou en Ukraine, etc…

Des nasses ne sont-elles peut-être pas déjà, ici ou là, en gestation ?..

Des témoignages, et une telle beauté, tels que ceux du « Journal » d’Hélène Berr

sont aussi un travail d’édition et de diffusion

indispensables.

A nous de les lire vraiment.

« Il n’y a de joie pour moi que celle que je puis partager« ,

a écrit la rayonnante

_ et amoureuse des matins :

« Aurore, aurore, aurore » sont les derniers mots de ces feuillets précieusement mis à l’abri en une enveloppe par elle _

Hélène Berr…

Titus Curiosus, ce 19 septembre 2008

Ombres dans le paysage : pays, histoire (et filiation) _ « étude critique »

16juil

« Jeudi saint » de Jean-Marie Borzeix (Editions Stock) :

A propos de l’écriture (longueur des articles, d’abord ;
puis, peut-être aussi, “style” des dits “articles” de ce blog),
ceci :
Je ne publierai les 2 articles sur “Jeudi saint de Jean-Marie Borzeix
(aux Editions Stock au mois de mai 2008)
qu’en commençant par “prévenir”
de leur longueur “a-normale”,
“excessive”…

ainsi qu’en donnant aussi
par anticipation
la réponse (à mon envoi de ces articles : “Ombres dans le paysage
et “Lacunes dans l’histoire”)
de l’auteur, Jean-Marie Borzeix. »

Voici, donc, cette « réponse » on ne peut plus « autorisée »:

De : Jean-Marie Borzeix
Objet : Rép : Article à paraître sur « Jeudi saint » sur le site mollat.com
Date : 12 juin 2008 15:08:03 HAEC
À : Titus Curiosus

 » Cher Titus Curiosus,
Je viens de lire l’
étude critique que vous avez consacrée à mon livre.
Quel travail !
Je dois vous avouer que je suis épaté par l’attention et la perspicacité de votre lecture.
Les clients de la si belle librairie Mollat ne doivent pas avoir tous les jours de tels commentaires à se mettre sous les yeux…
En somme,
dans ce long article,
vous continuez mon enquête
– c’est un peu une
enquête sur l’enquête -,
vous comblez des
blancs, vous frayer d’autres pistes, vous soulignez les ellipses, vous en décrypter et compléter certaines.
Grâce à vous, je suis rassuré :
Vendredi Saint

_ sic pour le lapsus (du « Jeudi » au « Vendredi saint« ) : un blog est un outil à merveilleuses surprises
(et c’est seulement à l’instant de « publier » sur le blog cet article
que je m’avise de ce somptueux _ on découvrira pourquoi _ lapsus !..) _

n’est pas un texte clos,
il reste heureusement inachevé.
Je tenais beaucoup à cela.
Merci encore.
Bien cordialement.
jmb
 »

En plaçant,
en “avant-propos” : “Au lecteur” (à la Montaigne en ouverture des “Essais“,
ou à la Rabelais au “Prologue” de “Gargantua“)

un “avertissement avec un brin de fantaisie,
sollicitant un tant soit peu
de temps et patience
de lecture
(pour chacun des articles : chacun ayant, et devant avoir, son rythme) ;
soit la bienveillance
traditionnellement de mise ;
etc…
_ tout ce que j’ai developpé
dans l’article « de la longueur et du style » : on pourra donc s’y reporter…

Et le point de vue de l’auteur (de « Jeudi saint« ) l’emportant évidemment sur toute considération autre
_ Alleluihah ! _,
je propose donc
sans autre circonlocution

cette « étude critique » ;
« accrochons-nous », et « bon voyage ! »

Voici :

Sous un couvert (et réalité profonde) parfaitement modeste, voici,
avec ce « Jeudi saint«  de Jean-Marie Borzeix (paru ce mois de mai 2008 aux Editions Stock),
une œuvre grande et importante,
bien éloignée, du plus petit soupçon de pose que ce soit,
de « donner de leçon »
à quiconque…

C’est, en fait, un simple « récit » personnel,
qui ne se veut
_ il nous faut le noter _

ni une entreprise (de thèse) d’historien professionnel
_ car « rien ne serait plus ridicule en effet que prétendre donner une version définitive de l’histoire » dont il va s’agir,
même s’il s’agit aussi en cette « histoire » d' »une réalité abolie »
(expression mine de rien capitale),
tout à la fois « proche »
(de nous, et de notre présent : celui de l’auteur, comme celui des lecteurs, d’aujourd’hui, mais aussi tous les autres),
« proche« , donc, « comme si c’était hier« ,
et en même temps « lointaine
comme si c’était un épisode de la guerre de Trente ans
 » (page 11, dès la deuxième phrase) ;
et qui concerne aussi, même si c’est très modestement, l' »Histoire« , avec un grand H,
l' »Histoire » à la fois telle qu’elle s’écrit, telle qu’elle se conçoit,
mais aussi l' »Histoire » telle qu’elle se vit,
et par tous, sans exception, qui,
la vivant, cette « Histoire« ,
s’y trouvent forcément, et dans des proportions variables, « mêlés », « bousculés », voire parfois (jusqu’au « tragique » !) « broyés »,
en en étant nécessairement des « acteurs », plus ou moins « actifs » et « passifs »,
le plus souvent peut-être simples « témoins« ,
entre, comme nous en allons avoir ici des exemples, « assassins » et « victimes » ;
mais rarement comme rien que des « ombres« , ou des « arbres » (bouleaux, hêtres, chênes, etc… : arbres du Limousin) ;

ni une oeuvre de « littérature »
_ ce qu’elle est pourtant,
aussi,
et combien magnifiquement,
dans la flamme vibrante de sa « tenue« ,
classique, par l’intensité (= tension discrète) de sa sobriété _

ni, non plus _ et c’est aussi à noter, une fois pour toutes _, un brûlot politique,
ou quelque leçon de « bien-pensance » plus ou moins moralisatrice _ ainsi qu’il en « court » tant par les temps qui courent :

le récit
_ qui se déploie sur rien moins que six années (de l' »automne 2001 » à l' »été 2007« ),
même s’il « aboutit » dès l’année 2003 : son résultat est le chapitre « La Pâque juive » (pages 137 à 151) _
le récit, donc, est celui d’une modeste « enquête » d' »histoire locale« ,
qu’entreprend, la soixantaine venue,
à l' »automne 2001« 
, donc,
et chez lui, à Bugeat (en « Haute-Corrèze« , sur le beau et rude Plateau de Millevaches),
un « enfant du pays »,
Jean-Marie Borzeix
,
natif en effet de Bugeat (le 1er août 1941, pour être précis),
et bien connu « au pays » : « homme de culture »,
il dirigea (à Paris, et douze ans durant, de 1984 à 1997) France-Culture, puis le magazine Télérama (1999-2000),
et occupe encore quelque fonction à la Bibliothèque de France.
Mais à Bugeat, il est d’abord, en effet, « le fils de la Jeanne, le petit-fils de la Rachel et le neveu de René« ,
(…), « tous morts« , certes, « mais inscrits avec précision dans la mémoire de chacun » (indique-t-il page 42).

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Au départ, le projet est de mettre simplement, semble-t-il, un peu plus « au clair » un « épisode » _ distinct, distingué, isolé (de la trame des jours un peu plus ordinaires : les jours vierges d’assassinés) _, un « épisode » tragique, donc _ théoriquement (ou normalement) « tragique« , selon l’opinion commune _, qui a durablement marqué « le pays«  « pendant la dernière guerre » _ et normalement « mémorisé » et « dûment commémoré » comme tel, aussi _,
un « épisode » survenu très précisément le 6 avril 1944,
et annuellement commémoré _ de fait ! _ depuis lors, au Monument aux morts de la commune :
l’assassinat par les SS
_ portant « une tête de mort cousue sur les manche de (l)a vareuse » (page 19) _
de quatre otages, du hameau de L’Échameil…

Ici, je veux citer la page qui ouvre la « préhistoire », en quelque sorte, de l' »enquête » qui « s’ouvre », en cet « automne 2001 »
_ le chapitre (qui est le second du livre) est magnifiquement intitulé « Vives voix« 
(ne vont-elles pas tarder à s’éteindre, ces voix-là ?) _ ;
je vais la lire, cette page,

d’abord telle quelle et d’un seul élan, une première fois ;
puis je la re-lirai en me penchant

(ce sera ma méthode _ attentive intensive _ de « lecture », si on le veut bien)

d’un peu plus près sur ses éléments « les plus sensibles », qui me paraissent tellement importants.
Voici :
« Le déroulement de la journée du jeudi saint 1944 et des jours suivants, je l’ai reconstitué en écoutant les vieilles personnes du bourg et des villages environnants, en recoupant leurs propos. Chacun possède bien sûr sa version, accompagnée presque toujours d’un détail illustrant et résumant pour lui l’ensemble des événements, comparable à un gros plan photographique qui rameute et écrase le paysage alentour. Tous se reconnaissent dans les grandes lignes d’un récit commun. Mais je pressens, ne cesse de vérifier, que celui-ci reste probable et lacunaire, que tel il restera, car les derniers survivants meurent en oubliant de raconter ce qu’ils savent. » (page 36).

Et maintenant voici ma « re-lecture » intensivement alentie en quelque sorte :
« Le déroulement de la journée du jeudi saint 1944 et des jours suivants,

je l’ai reconstitué en écoutant les vieilles personnes du bourg et des villages environnants,

en recoupant leurs propos »

_ ici, en cette « ouverture » du second chapitre, page 36, je pointerai le mot de « re-constitution«  : toute histoire, et à la suite « l’Histoire » elle-même aussi, forcément

_ cf « Faire l’Histoire« , sous la direction de Pierre Nora, aux Editions Gallimard, en 1974 _ ,

est « constitution » et « re-constitution » ;

c’est en effet d’abord une question de « faire » :

cette « histoire« -ci comme cette « Histoire« -là, il faut en effet « la faire », la dire, la parler, raconter ;

avec des mots, avec des phrases ;

plus ou moins « siens » ;

ainsi qu’en un « phraser » : qualitatif essentiel.

Nous entrons bien ici dans le vif du sujet…
« Chacun possède bien sûr sa version _ « sa«  « version » ! _,

accompagnée presque toujours d’un détail

_ toujours significatif et qui peut être très précieux, parfois unique ! ce « détail » de « l’histoire«  :

lequel « détail« , ainsi, isole, taille, découpe et charcute « dans le gras » trop opulent » et « confus » (jusqu’au chaotique) du réel qu’il essaie ou prétend maîtriser _

illustrant et résumant

_ on doit forcément choisir, sélectionner, aller au principal (= l’essentiel), afin de bien « illustrer« , donc, ce sur quoi on choisit de porter l’attention ;

et pour cela, écarter forcément le reste, tout le reste qui n’est pas cet « essentiel »-ci qu’on élit,

et devient alors, et n’est bientôt plus, ce malheureux « reste »,

que « détail annexe », et même très vite « parasite » : parasitaire, incongru, inopportun, « à chasser » de ce « portrait » (« paysageant« ) que l’on fait, construit, élabore, mitonne, soigne, chérit même à l’occasion, du « portrait » que l’on est en train de donner, de « ce qui s’est passé » ! _ ;

chacun possède bien sûr sa version, accompagnée presque toujours d’ un détail _ je reprends dès l’entame le fil de cette riche phrase _ illustrant et résumant _ et la chose peut être terrible en dépit du service qu’elle rend ! _ pour lui

_ « pour lui » ! c’est-à-dire « chacun », à la fois selon « son » point de vue, « son » angle de vue, toujours particulier (singulier, et d’abord précieux, par là), sur « ce qui s’est passé »,

mais aussi,

au-delà du « partiel », et en même temps que lui,

« partial », de « parti-pris », voire de mauvaise foi (de ce « chacun »-là) :

ce qui peut parasiter, jusqu’à l’invalider, le « témoignage » _ ;

illustrant et résumant pour lui _ je poursuis la reprise, en son élan, de la phrase _ l’ensemble des événements

_ opération toujours un peu difficile, et réductrice, en dépit de ce qu’elle apporte incontestablement de « gain » de sens _,
comparable

_ ce processus de « focalisation » (« détaillant ») que dégage ici, et mine de rien, en la cursivité de sa phrase, Jean-Marie Borzeix _,

comparable à un gros plan photographique qui rameute et écrase

_ en cette « focalisation » englobante qu’accomplissent ici, et par là-même, ce « détail » et ce « gros-plan photographique« -ci : à méditer ! j’y reviendrai _ ;

comparable à un gros plan photographique, donc,

qui rameute et écrase le paysage alentour » _ en sa globalité.

Avec ce résultat, en ce « rameutage » _ le mot existe-t-il ? on devra l’inventer ! _

d’un bel et bien « écrasement »

_ un effet ici d’autant plus décisif en ses conséquences qu’inaperçu : ce n’est certes pas sur lui que se tend et se pose en effet l’attention, puisque, précisément, tout l’effort de ce mouvement du pensere est de se détourner (du « reste »), au profit de ce vers quoi on désire et porter le regard, et mettre tout l’accent _,

d’un bel et bien « écrasement »

_ je m’y arrête et insiste _,

du « paysage alentour » ;

ainsi que de ce (et ceux _ tous ceux…) qu’il comportait, le dit-« paysage« ,

comme en cette occurrence-ci des « alentours » de Bugeat ce 6 avril 44 !..

Le moindre mot : « pays » _ lui n’est pas prononcé ici, mais la chose qu’il désigne, est bel et bien impliquée ! _ , « paysage« , « alentour« , ultra-sensible dans l’écriture discrète et rapide (élégante en sa belle sobriété) de Jean-Marie Borzeix, est capital, nous allons peu à peu mieux nous en rendre compte.

« Tous se reconnaissent
_ et c’est bien aussi de cela, en effet, qu’il s’agit et va s’agir, tout du long, dans « Jeudi saint » :
de la faille, et peut-être l’abîme, séparant le « se reconnaître » du « se méconnaître » !

ou en méconnaître d’autres ;

de même qu’il s’agit aussi de ce qui distingue le particulier, voire le singulier, du général et « commun » _
dans les grandes lignes d’un récit commun »
_ bien sûr ! de « grandes lignes » ; et un « récit commun« , trop « commun » !… en effet ! cela ; car il y en a beaucoup que cela « arrange » ou « vient arranger » (et pas que peu, sans nul doute) ; « récit commun » qui vient très vite dangereusement se figer en un « cliché » passe-partout commode, et qui s’impose,
et tombe encore plus vite du « songe » peut-être de départ (avec la part d' »imaginaire » de tout récit), dans l' »erreur » et aussi, dans la case limitrophe, le « mensonge », même si nous n’en sommes pas nécessairement (pas toujours, pas systématiquement) déjà là…

« Mais je pressens
_ et l’aventure de l' »enquête«  (de même que la qualité proprement littéraire de l’écriture ! de Jean-Marie Borzeix) commence précisément dans ce « pressentiment« -là :
nous n’allons pas tarder à découvrir jusqu’où, très loin, cette aventure-là va nous mener _,
ne cesse de vérifier
_ c’est le B-A BA de l’historien authentique _,
que celui-ci
_ le-dit et bien-nommé « récit commun » _
reste probable et lacunaire
_ ici encore : « lacunaire« , un terme décisif ! et nous allons y revenir ! mais entre l' »ouverture » infinie, et infiniment positivement retouchable, du « probable« 

_ cf l’épistémologie de Karl Popper (par exemple dans « La Logique de la découverte scientifique« , parue aux Editions Payot en 1973) _,

et les « dégâts » de gommage et effacement du « lacunaire« ,

l’espace, la faille, l’abîme peut s’élargir considérablement, jusqu’à l’irréparable, catastrophique… _ ;

« Mais _ je reprends le fil de la phrase que je désire commenter _ je pressens, ne cesse de vérifier, que celui-ci reste probable et lacunaire, que tel il restera
_ le plus probablement, sans doute, « lacunaire » (bien davantage, ici, que seulement « probable« ), sauf si… _,
car les derniers survivants meurent en oubliant
_ le mot « oubliant » est d’ores et déjà (et en ce gérondif, qui plus est !) à surligner ! _
de raconter ce qu’ils savent » (page 36)
_ et qui devient par là irrémédiablement perdu, néantisé :

à jamais « lacunaire« , par conséquent !

Avec cette première _ terrible _ puissante conclusion, page 37 :
« L’histoire est construite sur un entassement immense de témoignages de première main qui n’ont été ni livrés, ni retenus« …
Soit ce que je me permettrai de baptiser une « a-construction » :
assez vertigineusement bancale, et selon une double responsabilité (« ni livrés, ni retenus« ) quant à ces « témoignages« ,

si l’on voulait si peu que ce soit se pencher, réfléchir, « méditer » _ voilà ! _ sur ce qui bée en ce « lacunaire » ;
on comprend qu’on préfère, en général, le fuir…

Merveilleux et terrible paradoxe, en effet

_ en une sorte d’avatar de « théologie négative » _,
sur lequel, bien sûr, Jean-Marie Borzeix est loin de s’attarder, s’appesantir encore moins,
passant immédiatement, de son écriture sobre et élégamment cursive, à la ligne.
Au lecteur, seul
_ dans le silence « peuplé » de voix triées, plurielles, de sa lecture, de sa propre lecture (soit sa lecture à lui, possiblement « personnelle » : elle a aussi, bien sûr, une responsabilité) _,
de « le » saisir (éventuellement) au vol, « cela »,

et d’y penser et « re-penser » (un peu) peut-être, voire si possible…

C’est donc d’une réflexion, aussi, sur la tension entre « histoire » et « Histoire » qu’il s’agit ici, en ce « Jeudi saint« ,
on ne peut plus discrètement, mais fermement,
sans que l’auteur entreprenne sous quelque forme que ce soit une réflexion conceptualisée, philosophique
_ à la Ricoeur, par exemple (dans « La Mémoire, l’histoire, l’oubli« , paru aux Editions du Seuil en 2000) _,
encore moins quelque « épistémologie » de tout cela… Je veux dire sur la « tension » ; et sur la « rétention »…

Sur cela, on lira aussi, avec très grand profit, le travail, livre après livre, de Bernard Stiegler, en cette époque de l' »Economie de l’hypermatériel et psychopouvoir » (chez Mille et une nuits, en février 2008)…

Rien, en ce « Jeudi saint« , qu’une petite ré-flexion toute simple, et discrète,
au fur et à mesure de ce récit
(vibrant et sobre, tout à la fois, lui
_ et c’est bien d’un tel simple « récit », qu’il s’agit ici, en ce livre « creusant » vers le fond, qu’est in fine « Jeudi saint« ),
du récit, donc, de sa modeste « enquête » locale (du moins au début), parmi ses « concitoyens » de Bugeat,
pour Jean-Marie Borzeix, en sa « soixantaine »,
dans la grâce à peine dansée de l’écriture : ou le style…

En menant _ c’est la donnée de base, mais aussi finale ! nous le verrons… _ une modeste « enquête » d' »histoire locale » sans prétention « professionnelle » ;
Ni de plus vaste « ampleur » (historique), non plus. Même si depuis Hérodote, « histoire » signifie ni plus ni moins qu' »enquête » _ et « véridique » : sur ce qui s’est bel et bien passé ; et mérite d’être « retenu »…

L’auteur est loin de « se pousser en avant ».

Peut-être est-ce d’ailleurs là une des raisons qui firent reculer (et retardèrent, de facto) les gestes et efforts pour une publication de ce « petit » récit (corrézien)…
Jean-Marie Borzeix n’est-il pas d’abord, ici, le simple « Président de l’Association des Amis du Pays de Bugeat » ?

Par là, le livre échappe, d’ailleurs,
et comme toute véritable « grande œuvre », en sa « liberté »
_ je n’ose pas prononcer le terme
(« kantien », en la si décisive « Critique de la faculté de juger« )
de « génie », ici :
son usage courant ayant de tout autres connotations,
et qui seraient d’applications fâcheuses, et injustes : que le livre ne mérite pas ! _
à ce que j’appellerai l' »encagement » en un genre identifié, démarqué, et reconnu…
C’est un livre parfaitement libre de lui-même,
en son courage d’assumer l’élan et la fraîcheur (« de grand vent », mais oui !)
de la recherche de la vérité…
Là où ça dérange aussi quelques conforts un peu (trop) « installés »,
et « glorioles »…
Mais rien de provocateur, ni de scandaleux, ici, qu’on se rassure _ nul « compte » en vue de « règlement », ni quiconque livré à la vindicte et châtié, ce n’est pas le sujet ;

tout est en délicatesse et de ton et de sens,
au plus « humain » de l’humanité _ voilà le versant de ce « travail »…

En son discours du 13 juillet 2004, pour l’inauguration d’une plaque à la mémoire des « victimes oubliées » de l’action des SS le 6 avril 1944,
apposée (avec un minimum, vraiment, de solennité, mais non sans intensité, nous le verrons) sur la façade de la mairie le 13 juillet 2004,
le maire de Bugeat, Monsieur Pierre Fournet,
remerciant au passage Jean-Marie Borzeix
(« qui a aidé pour la recherche« , indique joliment le bulletin municipal, en simple légende d’une photo !),
cite pour clore (ou plutôt « ouvrir » davantage) son hommage, une très belle « pensée » de Pic de La Mirandole
en son « De la dignité de l’homme » (disponible, dans une traduction de Philippe Hersant, aux Editions de l’Eclat, en 1993) :
« Tu as le pouvoir de sombrer au niveau des brutes,
et celui de renaître dans un ordre plus relevé, ou divin,
selon ton propre jugement
. »
Voilà qui en dit pas mal, aussi…
Mais peut-être vais-je trop vite.

Je reprends donc le fil de mon discours,
et j’entre dans le développement du raisonnement (familial : « Jeanne, Rachel, René« ) de la page 42 :
« On s’interroge, je le devine, sur les raisons qui me conduisent à m’intéresser à cette période (sic), à cet épisode précis de l’histoire commune _ en effet. Nul résistant, nul collaborateur, nul héros ou victime notoire dans ma famille. »
Après un rapide panorama du parcours de son père _ « Mobilisé un mois après son mariage, décoré pour un acte de bravoure sur le front d’Alsace pendant la drôle de guerre, revenu sans blessure après avoir beaucoup marché à couvert et pendant la nuit, mon père a partagé l’immense soulagement de la majorité de la population en entendant le vainqueur de Verdun faire « don de sa personne » à la France ». Pétainiste de cœur au début de l’Occupation, il rejoignit la Résistance dans les derniers mois de la guerre en aménageant des pistes de largage pour les parachutages alliés tout près de Montereau (Seine-et-Marne), où il travaillait alors. A la Libération, il adhéra au gaullisme pour toujours. Un itinéraire assez banal, qui n’explique rien » _, Jean-Marie Borzeix s’en amuse :  » Désolé, ma généalogie politique ne livre aucune clé qui éclairerait ma démarche » (page 43) : ce sera au lecteur, bien sûr, qu’il reviendra de « savoir lire » « Jeudi saint« , car l’auteur n’en dira rien de plus explicitement
_ ce dont d’ailleurs s’agace (et m’amuse) un tout petit peu le chroniqueur _ élogieux _ du livre pour « l’Humanité »…

L’auteur embraye : « Je devine d’autant plus acérée la curiosité muette de mes interlocuteurs. Pourquoi diantre revenir sur des événements dont justement on n’aime guère se souvenir, pourquoi s’obstiner à ressasser des histoires de malheur, de survie, de courage et de lâcheté, pourquoi ne pas oublier une fois pour toutes le cruel enchaînement des faits qui aboutit à la mort de quatre hommes du village de l’Échameil ? Pourquoi faire ressurgir _ ici quelques pistes, discrètement, se tracent _ les ombres des républicains espagnols rassemblés dans les camps de travail des tourbières et souvent placés dans les fermes, ou celles des familles juives disséminées dans le pays, ou encore cette tribu de bohémiens qui passa la guerre assignée à résidence, confinée de la sorte à la sortie du bourg ? »
A-t-elle quelque lien de parenté, cette famille-ci, avec celle des ferrailleurs de Meymac, où Pierre Bergounioux _ autre résidant écrivain de cette « Haute-Corrèze » _, s’alimente en « matériau de récupération » pour sa passion de la sculpture ?.. ainsi qu’il le chronique régulièrement en son très riche d’humanité « Carnet de notes » (publié chez Verdier, en mai 2006 et juin 2007) _ fin de l’incise.
« Tant de gens, poursuit magnifiquement, et toujours « mine de rien », je veux dire le plus sobrement du monde _ toute une éthique _, Jean-Marie Borzeix, page 44, qui n’ont vécu que peu de temps « parmi nous » _ les guillemets sont ici capitaux ! de même que l’expression « que peu de temps » ! _, qui ont disparu il y a un demi-siècle _ je n’insisterai pas sur le clair-obscur de ce verbe _ et dont on n’a en général plus jamais entendu parler. Pourquoi vouloir réveiller des fantômes ? »

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_ sinon parce qu’eux-mêmes, ces « fantômes« , en personne, viennent (cela s’appelle « hanter ») nous le réclamer, ce « réveil » _ qu’on soit Hamlet, le prince, le fils du roi Hamlet, ou un autre qu’un parent proche ou éloigné : une affaire, encore, de plus ou moins grande distance (ou « focalisation ») ; et « filiation » : à la fin de « la tragédie du prince de Danemark« , le Fortimbras qui, avec « tambours et trompettes », « ramasse la mise », est lui-même _ et aussi dans l' »Histoire » _ le fils de « Norvège« …

Après une belle page de questionnement _ sans aboutir d’ailleurs à une réponse, sur le prénom (« Rachel« ) de la mère de sa mère Jeanne, Jean-Marie Borzeix fait le point, page 47 :
« La question _ je la rappelle : « Pourquoi vouloir réveiller des fantômes ?«  _ revient plus d’une fois, je suppose »
_ c’est magnifique ! l’auteur lit dans le regard, dans le non-dit de l’échange, au moment des paroles mêlées, forcément, entre les mots, entre les phrases, de silence(s), de ses « interlocuteurs« , dans le « recueil » (= action de recueillir) de leurs « témoignages » _,

dans l’esprit de mes interlocuteurs : pourquoi m’être lancé dans une enquête qui me concerne si peu en apparence ?

_ mais « en apparence » seulement : c’est bien d’aller un peu plus loin, au-delà des « apparences » premières de l’Histoire (et des histoires), qu’il s’agit ici !..
« Moi-même au fond, je l’ignore _ eh! oui !… Je devine seulement

_ mais c’est là la situation de toute écriture, mot après mot, dans la phrase qui s’élance ;

et de toute parole aussi, puisqu’un discours se lance nécessairement en une phrase (« générativement », dirait Noam Chomsky) _

que j’attends de cette modeste recherche, où j’avance à tâtons

_ au hasard des rencontres, dans leur improbabilité, et selon comment chacune va « tourner » (et ses réponses) : combien avortent ! _

une réponse à des questions qui m’habitent depuis l’enfance » _ ce pays nourricier de tout.

Jean-Marie Borzeix, né en 1941, avait deux ans et huit mois le 6 avril 1944 : l' »infans » que peu à peu il cessait d’être commençait à parler, à écouter, à regarder, à ressentir (et ainsi penser, aussi), alors ; à partager plus ou moins la vie des autres, comme tout un chacun (de parlant/pensant, pensant-parlant) y est stimulé, « invité » au départ, même si aussi il s’en protège, apprend à développer des ressources (et parfois même des trésors) d’anesthésie.
Le passage s’achevant par ce mot : « Comment ne pas être hanté _ revoilà les « fantômes » ! _ par l' »oublieuse mémoire » chère à Jules Supervielle ? » (page 47).

En fait, et au départ, ce sont « ces silences, ces rumeurs, ces soupçons, ces jalousies, ces insinuations

_ à l’instant précédent du texte évoquées, en ce passé trouble et difficile (et « passant » décidément « assez mal » _ ou pas…) de l’Histoire _ qui ont habité le Chaminadour de mon enfance _ Marcel Jouhandeau, l’auteur de « Chaminadour » (aux Editions Gallimard, en 1934), n’est-il pas un voisin de Guéret, chef-lieu du département voisin de la Creuse ? _

(qui) me poussent un demi-siècle plus tard, à m’intéresser aux événements de l’hiver 1943, quand la Résistance sort de l’ombre et que la lutte armée s’organise, et au printemps 1944, quand la guerre, avec une vraie armée et de vrais insurgés, dissimulés alentour, surgit par surprise

_ faute d’assez d’attention ? _

dans le Pays. La journée du Jeudi saint

_ voilà l’objet de l' »enquête » de départ _

où les gars de l’Échameil ont été assassinés, c’est la guerre en actes »

_ qui surgit, certes. Une violence qui laisse des morts visibles sur le talus _  dont les quatre de l’Échameil, « étendus là-bas sur la route de Gourdon« , même si, page 28, « personne encore ne les a aperçus, hormis une patrouille de gendarmes, qui s’est tenue à distance, et quelques rares automobilistes » ; aussi, « les fusillés, eux« , page 30, « passent(-ils) leur première nuit de morts couchés dans l’herbe humide, sous le silence des étoiles » ; et « consigne » a été « donnée à la population qu’il est jusqu’à nouvel ordre interdit d’approcher les fusillés. Interdit de les enterrer » (page 30). Ce n’est qu’un peu plus tard, ce « vendredi en fin d’après-midi » que, « le secrétaire de mairie » ayant rédigé « de son écriture appliquée les actes de décès des quatre victimes » _ « Antoine Nauche, Léon Vacher, Antoine Gourinal, Léon Ganne » (page 18) _, « les familles reçoivent l’autorisation d’enterrer leurs morts le lendemain » _ soit le samedi saint (page 31).  Morts qu’on n’est pas près d’oublier au pays…

« Une histoire écrite par l’Histoire « _ en effet ! et c’est le coeur du sujet auquel vient s’affronter le livre, ce qui taraude l' »enquêteur » ; et ainsi la source vive même, du début jusqu’à la fin, et au-delà, de ce livre, donc, aussi !

« L’intervention soudaine du Destin _ attention aux majuscules ! _ interrompant le cours _ tranquille et anodin, lui _ des jours répétés _ = le cortège suivi des petites et grandes habitudes _, l’héroïsme imposé _ le mot est délicat _, le martyre admirable _ et redondant en concurrence avec Celui du vendredi saint _ de ceux qui sauvent _ par ce sacrifice de soi _ leurs enfants _ tapis, eux, les « enfants« , dans les forêts voisines, denses, du « maquis » _ en mourant _ sans rien dire (trahir).

La phrase de conclusion de ce chapitre « Vives voix » (page 49) ouvre enfin la porte à l’essentiel de l' »enquête« , par ce que précisément elle sait s’abstenir de dire _ c’est une des facettes majeures de l’art de « témoigner » ici de Jean-Marie Borzeix : « Cette histoire simple et forte _ trop _, je l’ai entendu rapporter bien des fois _ convenues, par le fait _ dans les années qui ont suivi la Libération, et je n’ai eu finalement guère de mal à en reconstituer la mosaïque. Elle est dramatique, édifiante, irréfutable _ trois fois « trop », donc… En un mot glorieuse _ comme le Gloria de la sainte messe… Et c’est une autre « Histoire » qui déjà « travaille » celui qui s’est mis, en ce tournant de la soixantaine _ et du souci du « un peu plus essentiel », le temps commençant de risquer de se faire un peu moins abondant_, à « enquêter », à vouloir « mettre » un peu plus « au clair » ces récits un peu trop « fantastiques » (= farcis d' »imaginaire« , pour retenir le dernier mot de la première phrase de « Jeudi saint« )…

Nous nous souvenons aussi, alors, de ce mot désormais bien connu de Miguel Torga : « l’universel, c’est le local, moins les murs« … (cf le livre de même titre : »L’Universel, c’est le local, moins les murs« , paru en 1986 aux Editions William Blake and Co).

Déjà, le titre « Jeudi saint » _ en ce pays plutôt « laïque » de « Haute-Corrèze« , est assez ironique :
le récit tourne en effet autour d’un Jeudi saint, si l’on veut,
celui précédent le Vendredi saint (du sacrifice) et le Dimanche de Pâques (de la résurrection christique) de l’année 1944.

Et, quant au lieu, il s’agit du village _ et ses environs, immédiats et assez proches
(une vingtaine de kilomètres maximum alentour, jusque Pérols, Barsanges, à l’est, Toy-Viam, Tarnac, au nord, Lacelle, L’Eglise-aux Bois, au nord-ouest) _
de Bugeat,
un chef-lieu de canton de « Haute-Corrèze« , ainsi que le formule systématiquement, comme en forme de litanie, l’auteur en son récit,
dans la zone de moyenne montagne du verdoyant, beau mais très rude aussi Plateau de Millevaches,
aux sources (et tourbières si belles) de la Vézère, du côté de Saint-Merd-les-Oussines, et du village de Millevaches, justement…

« Jeudi saint »
_ un livre immense, tout simplement _
est au départ, ainsi qu’à l’arrivée, et tout du long de ses 185 pages, une toute modeste et sobre « chronique » de certains « jours passés »
(tragiques, pour une poignée d’individus
_ d’abord quatre,
puis bientôt onze de plus _
et même onze « Moins un » : c’est le titre du quatrième chapitre !),
et dans la perspective _ toute de justesse _ d’une « chasse à l’amnésie et à l’imaginaire« ,
ainsi que le déclare, en forme d’avertissement (et d’ouverture) la toute première phrase de la page imprimée en caractères italiques de « Jeudi saint »
_ « Dans cette chronique des jours passés, je fais la chasse à l’amnésie et à l’imaginaire« , voilà les « adversaires » ! (et les seuls) _
en avant des chapitres
(datés, tels les moments de la « chronique » d’écriture de ce récit)
qui vont se succéder
et que je « liste » maintenant ici :

_ « L’Échameil » _ Haute-Corrèze, 6 avril 1944
_ « Vives voix » _ Haute-Corrèze, automne 2001
_ « Flash-back » _ Pologne, Belgique, France, Israël, 1910-2001
_ « Moins un » _ Haute-Corrèze automne 2001-hiver 2002
_ « Le passé décomposé » _ Haute-Corrèze, été 1999, Haïfa, hiver 2001-2002
_ « Jem » _ Haute-Corrèze, automne 2002
_ « L’avenir du passé » _ Fort-de-Charenton, Tulle, Paris, Limoges 2003
_ « La Pâque juive » _ Haute-Corrèze, 6 avril 1944
_ « Le bel été » _ Haute-Corrèze, 13 et 14 juillet 2004
_ « D’un mémorial, l’autre » _ Paris, Haute-Corrèze, Berlin, hiver 2004-été 2007

_ et pour finir, sur une page isolée,
cinquante ans (à un jour près) après le « ramassage » « criblé » de Bugeat (« le 6 avril 1944« ),
la mention du début du « dernier génocide du XXème siècle« , au Rwanda (« débuté » « le 7 avril 1994« ) ;
suivie de celle de la construction d' »un vaste mémorial » « au flanc d’une colline de Kigali » ;
suivie, encore, en un mitraillage d’informations brèves, et sans commentaires
_ après la litanie « Jérusalem, Washington, Oradour-sur-Glane, Varsovie, Paris, Berlin, Srebenica, Kigali, Camp des Milles, Pithiviers, Beaune-la-Rolande, Bugeat… » (et les points de suspension comptant, bien sûr, aussi…) _
de cette phrase de conclusion :
« Le monde se couvre de mémoriaux impressionnants et modestes, dressés contre l’oubli, l’indifférence et la répétition du mal.«  (page 185)

_ et encore, en appendice,
la photocopie sur 4 pages d’un document (préfectoral : « Note GB/JP de Monsieur le Préfet, du 30 Juillet 1943 » _ sic) extrait des « Archives de la Corrèze, 529W51 » : « Liste de tous les étrangers…« ,
précisée ainsi : « En août 1943, la brigade de gendarmerie de Bugeat (Corrèze) recense les étrangers du canton. »
Sans commentaires (de ma part).

Au passage et rapidement, avant de la « perdre » peut-être « de vue » (!), cette simple question quant à l’expression « terminale » du livre : quelle inférence établir entre, d’une part, « l’oubli, l’indifférence » (et la virgule qui les sépare, ou relie) et, d’autre part, « la répétition du mal » ? Tout un programme, vraisemblablement…

Et encore ceci :

de ces trois « adversaires » des « mémoriaux » _ « impressionnants » tout autant que « modestes » _, « l’indifférence«  est probablement la plus discrète ; et, par là même, en cette discrétion de violettes, la plus sûre, aussi, des « alliés » _ sans besoin de « complices » _ de ceux escomptant qu' »à la fin, c’est _ seulement, simplement, banalement, au fil du quotidien des jours qui se répètent, rien que _ la mort qui gagne« …

Dates et lieux ponctuant ainsi ces titres de chapitres, désignent :

_ ou bien des événements du passé :
principalement ce qui est advenu bel et bien (= effectivement) à Bugeat, chef-lieu de canton de la Haute-Corrèze, ou dans ses environs immédiats et proches, le 6 avril 1944 ;
et on s’apercevra que la « tragédie » des quatre otages pris au hameau de « l’Échameil« , et exécutés tout près de Bugeat, « sur la route de Gourdon« , « à l’orée d’un petit bois de bouleaux » (pages 13 à 35 _ soit le premier chapitre),
cachait une autre « tragédie »,
sortie, elle, des mémoires
,
et, ainsi non commémorée, au moins annuellement,
ni « héroïsée »
_ celle des onze (ces onze de « vers midi » _ page 147 _
devenant moins de « deux heures plus tard » _ page 148 _, « légèrement en retrait de la route, sur le tronçon tortueux de la nationale qui va d’Ussel à Limoges » _ page 65 _, après Lacelle en direction de Limoges, en bas de la ferme de L’Omelette,
« à la sortie des virages serrés de la route bordée de hêtres courant en surplomb de la rivière, juste après le viaduc de chemin de fer » _ page 148 _,
devenant, donc, onze « moins un«  : page 63 _ et titre du quatrième chapitre : pages 62 à 86) _ ;
autre « tragédie », donc,

qu’il va falloir pas mal de patience, doigté et persévérance à Jean-Marie Borzeix,
se faisant en cette occurrence, donc, l' »historien » de son village natal
pour l' »exhumer » :

celle qu’en la narrant il choisit d’intituler « La Pâque juive » (pp 137 à 151)
et que nous allons, nous, lecteurs, découvrir peu à peu, aussi étonnés, sinon médusés,
que l’auteur, qui n’en reste, lui, cependant, tel Persée (face à Méduse), jamais là :
ses recherchent se poursuivent…
comme pour « redonner un avenir au passé«  :
cette formule magnifique,

et décisive pour le sens du travail de Jean-Marie Borzeix,

se trouve page 121 ;
et il la précise encore ainsi : « en tout cas, lui redonner une chance,
ne pas se résigner à l’imbrication imposée d’événements

qui façonneraient

et corsèteraient l’histoire (avec minuscule ? ou majuscule ?) une fois pour toutes » ;
« ne pas accepter la vulgate de l’enchaînement des causes connues«  (page 121 aussi) :

des expressions décisives, qui passent quasi inaperçues à la lecture, à la première lecture du moins…

(soit : au lecteur sa responsabilité)

_ ou bien la progression de l' »enquête » même

à laquelle se livre, au fil de ses découvertes successives et de ses recherches de plus en plus « actives » ainsi que fructueuses, l’auteur.
Celle-ci, « enquête« , s’achève (enfin presque… et page 151, donc) avec la révélation _ partielle, mais néanmoins substantielle, déjà _ des « faits » de la seconde tragédie (oubliée, enfouie, elle) du 6 avril 1944.

On notera surtout,
pour cet aspect capital du livre,
que « faits » et « enquête » « se tissent » mutuellement intimement : car il n’y a pas, jamais _ par quels miracles serait-ce ?.. _, d' »établissement » de « faits » sans « enquête » : merci Hérodote ! merci Thucydide ! d’où l’importance cruciale d’avoir à l’initier, et puis à la mener, cette « enquête« , dans un esprit et de justesse et de justice,
contre toutes les forces d’oubli, de négligence, de dénégation et de mensonge, aussi,

et d’abord d' »indifférence » (c’est l’avant dernier mot du livre : entre « l’oubli », et « la répétition du mal _ page 185) ; d' »indifférence » et d’apathie
_ d’où cet impératif que se donne Jean-Marie Borzeix à la première ligne _ page 11 _ de sa prise de « parole » : « Dans cette chronique des jours passés, je fais la chasse à l’amnésie et à l’imaginaire. » Mais sans hystérie. Un peu comme la chasse au papillon d’un Vladimir Nabokov…

Avec, encore, cette formule magnifique _ et qui fixe la tâche : « Ecrire l’histoire, c’est remplir des blancs » (page 130) ;
et encore cette autre : « combler les lacunes volontaires et involontaires » (page 132) :
ce qui demande à la fois de la continuité, de l’esprit de suite, et pas mal de patience (voire une réserve inépuisable d’obstination) dans un travail de recherche effective (de « témoignages », sur le « terrain », comme de « documents », parmi le rangement des archives presque toujours bien classées),
mais d’abord que l’on « commence » à se poser des questions,
condition-« mère », en quelque sorte, afin que l’on puisse juger ensuite qu’il y a (ou « avait » !) bel et bien ici ou là, précisément, une « lacune« ,
c’est à dire quelque chose qui manque (ou manquait), qui fait (ou faisait) défaut (par rapport à une demande, attente ou inquiétude, au présent, mais pas seulement, du chercheur, à une question, à un « problème », dirait Gaston Bachelard, qu’il faut formuler) dans un réseau souvent dense et parfois touffu, d’affirmations, de négations, ou de questions ; et plus encore de silences et de vides ;
et à se mettre, bien sûr, activement et méthodiquement, à en rechercher des réponses…
Soit le travail même de « chercheur », « enquêteur », « historien », ce sont des synonymes…

Avec cette « inférence », aussi, que je qualifierai de « pratique » :
« dans notre histoire locale
_ celle à laquelle Jean-Marie Borzeix a précisément décidé, semble-t-il, de s’adonner (désormais ?),
comme a pu se décider de le faire un Daniel Cordier ( « Il y a peu, à Paris, j’écoutais Daniel Cordier, l’ancien secrétaire de Jean Moulin, faire une conférence sur l’histoire de la Résistance, et expliquer pourquoi lui, marchand de tableaux renommé, avait jugé bon, l’âge venu, de changer de métier, et de devenir historien. » Etc… page 40) _,
dans notre histoire locale, donc,
subsistent beaucoup de blancs.

Notamment à propos de ces « ramassages » qui se sont produits dans la plus grande discrétion jusqu’à la Libération. Combien de « ramassages » ont eu lieu ? On sait seulement, continue-t-il, qu’il y en eut de plusieurs espèces : de vastes, planifiés au niveau national ou régional, et d’autres que l’on pourrait dire d’initiative locale. »

Or, aux Archives
_ à Tulle, à Limoges, à Paris, au Fort-de-Charenton _,
Jean-Marie Borzeix a pu aussi constater d’étranges « lacunes«  ;
telle _ au Fort-de-Charenton, en cette occurrence-ci _ celle concernant « le registre de la brigade de gendarmerie de Bugeat, scrupuleusement tenu jusque là, (et qui) s’interrompt soudain le 17 février 1944 (et reprend) comme si de rien n’était _ formule terriblement inquiétante, quant à ce « rien« , et ce « n’était » _, sans le moindre commentaire, au début de l’été. » Il précise alors, page 125 : « Les pages couvrant la période des principales actions de la Résistance, de la « semaine sanglante » (de Pâques 1944), de la Libération, de l’épuration, ont disparu.« 
Avec ce détail supplémentaire de commentaire : « Elles n’ont pas été découpées à la-va-vite, mais très proprement coupées » (page 125, donc).
Continuant : « Je constaterai plus tard qu’il ne s’agit pas d’un cas isolé, que les registres d’autres brigades de la région ont été également expurgés. »
On mesure le poids de telles expressions ; je n’en dis pas davantage : le livre va plus loin dans sa déduction. On s’y reportera (page 125).
Soit tout un chantier à mener pour les historiens…

Les deux derniers chapitres, enfin, de « Jeudi saint » constituent, en quelque sorte, les effets « mémoriels » (ainsi que de « commémoration ») d’abord, mais pas seulement, « officiels »,
« personnels » aussi, pour des personnes pour lesquelles c’est « essentiel » _ et le mot paraît faible ! _
de cette « enquête » _ « enquête » menée pour le principal solitairement et « en amateur », en quelque sorte, « localement », de Jean-Marie Borzeix :
effets « mémoriels » et de « commémoration »,
d’abord à Bugeat même, en « Haute-Corrèze », un 13 juillet (2004) _ au chapitre « Le bel été » ;
puis au Mémorial de la Shoah, à Paris, dans le quartier du Marais, « un matin de début décembre » (2004) ;
et aussi à Berlin _ en un autre « mémorial (encore) _ qui ne dit pas son nom« , celui-là (est-il noté, page 178) _, peu après, pour l’auteur (en visite à ses enfants) : ce chapitre, provisoirement le dernier, s’intitulant, je le rappelle, « D’un mémorial, l’autre« .

Il s’agit là du cadre des événements du récit
(et des faits « historiques », et du travail « historien », les deux s’entrelaçant pour le « chercheur »)
de ce qui se révèle consister en
_ c’est la base, le socle, tout le terrain de l’action (de « re-construction » de l' »Histoire« , si je me recentre sur la phrase décidément décisive de la page 37 :
« L’histoire est construite sur un entassement immense de témoignages de première main qui n’ont été ni livrés, ni retenus » _,
consister en une « enquête » d' »histoire locale » ;
consacré au départ, donc, ce « récit », à un événement marquant et bien commémoré de l’histoire du « pays » : l’exécution de quatre paysans pris en otages, et ayant refusé quelque renseignement que ce soit aux SS, afin de protéger les maquisards (apparentés à eux, ou pas) qui fréquentaient « leurs » forêts environnantes.
Mais assez vite, de tout autres acteurs et de tout autres « victimes«  (ou leurs « ombres« ) commencent à apparaître à l' »enquêteur »,
mais se profilant à peine, d’abord, comme « fantômatiquement » :
et ce, à l’occasion d’une « note en bas de page » (page 62) concernant le séjour d’à peine quelques jours à la Gestapo de Limoges de l’épouse, Madame Vacher, d’un des quatre otages _ Léon Vacher _ exécutés du hameau de L’Échameil : « en feuilletant « Maquis de Corrèze » _ ouvrage collectif publié naguère aux Editions Sociales avec une préface de Jacques Duclos, dont la troisième édition datant de 1975 sommeillait dans ma bibliothèque » (pages 62-63)…
Ensuite, ou plutôt, en fait, « en suite » de cela,
l’auteur découvrira un (premier) détail « supplémentaire » en allant « consulter » _ « par précaution« , mentionne-t-il _ « la cinquième et dernière édition de « Maquis de Corrèze« , parue vingt ans plus tard » : l’auteur commente l’adjonction (unique) d’un prénom au nom d’abord indiqué solitairement : « En vingt ans, il arrive qu’on fasse un tout petit mieux connaissance avec les morts » (page 63).
Une « autre histoire » affleure donc _ à partir d’un mince « détail » _, qu’il va falloir « exhumer »… En un chantier de longue haleine.
Ce n’est pas « la colère« , ce n’est pas « le chagrin« , ce ne sont pas des « raisons personnelles »,
qui animent l' »enquête » d' »histoire locale » de Jean-Marie Borzeix, puis qui guident et éclairent son écriture tout au long de ce « récit » de six années, de l' »automne 2001 » à l' »été 2007 » ;
mais « pourquoi taire qu’il m’arrive d’ailleurs d’être, comme eux
_ « les sceptiques par nature« , ainsi que « d’autres pour qui il est toujours malvenu de « remuer le passé »« , qu’il vient d’évoquer _
assailli par le doute ? (…) Notre époque ne souffre-t-elle pas d’un trop-plein d’actes commémoratifs et d’inscriptions mémorielles ? Faut-il en rajouter ?« , se laisse-t-il, un instant, aller…
Pourtant « le doute s’insinue, mais ne s’installe pas« , se reprend-il tout aussitôt.
Car « comment se résoudre à accepter l’effacement des traces de la barbarie, l’amnésie voulue par les nazis et les génocidaires de toutes espèces ?«  pose-t-il très fermement immédiatement, page 154. Et sobrement. Probablement le centre de tout cela, ici.

C’est que pour les enfants (et petit-enfants) des victimes parties en fumées,

« ce qui compte »
est de
_ et les deux verbes (de décision, commençant tous deux par « re-« ) sont capitaux _ « ne pas se résoudre au néant« ,

mais de « revenir sur la confusion et la dispersion des cendres (des fours crématoires), des restes ultimes métamorphosés en engrais minéraux, chaux, ammoniac, gaz carbonique et sulfureux » (page 161) ;
ou « d’avoir le récit _ vrai _ des événements qui se sont déroulés ici« , afin d’enfin « pouvoir vivre cette perte » (page 162) ;
ou, encore

_ deux autres verbes importants (toujours en « re-« ) , dans une autre bouche, cette fois, que celle d’une « victime » « par ricochet » _,

de « rétablir une vérité historique »

et « réparer un oubli de l’histoire« ,
pour le maire célébrant cette inhabituelle « re-mémoration » (du 13 juillet 2004, à Bugeat), où « les noms des victimes _ gravés « sur la plaque en granit rose d’Ambiaud » _ sont cités à haute voix » (page 162)…
Et re-donner, re-ndre, re-stituer ainsi,

et par ces paroles prononcées solennellement,

et par ces lettres gravées sur le marbre,

une dernière et plus précise identité (« personnelle ») à ceux auxquels on avait voulu dénier _ par « solution finale » _ le statut et la « dignité », afférente, de « personne humaine ».

« Certains jugent cette revanche dérisoire« , entend l’auteur.

Mais « elle est cependant miraculeuse,

car il s’agit d’une victoire remportée

_ toujours ces « re- » _

contre une entreprise d’anéantissement systématique«  (page 176).

Et « il ne faut pas laisser aux bourreaux, même s’ils sont morts depuis longtemps, la proie d’une seule victime inconnue« ,

« il faut les leur reprendre toutes« ,

comme « s’obstine à (le) penser » Serge Klarsfeld (page 178).
Ce devoir (de « re-connaissance ») est sacré.

Ici, le travail d' »enquête » et celui d’écriture qui le prolonge et le diffuse (plus loin), de Jean-Marie Borzeix, prolonge les travaux _ cités _ d’un Serge et d’une Beate Klarsfeld _ dont les « listes » de victimes n’ont pas tout à fait la même fonction (mais bien celle de puissante « ré-ponse » !) que les « listes » des administrations qui ont œuvré aux « ramassages » (page 126) et aux « criblages » (page 127) génocidaires…

Je pense aussi au travail (« contre la montre », lui aussi, en ce moment même, encore, dans toute l’amplitude d’un immense territoire) d’un Patrick Desbois, sur l’étendue, en effet, de toute l’actuelle Ukraine _ dont « parle » son propre récit de « Porteur de mémoires » (paru en octobre 2007 aux Editions Michel Lafon, avec les irremplaçables photos du photographe de son équipe, Guillaume Ribot).
Et encore à la chaîne de transmission (« Ils rêvent d’une chaîne de transmission sans fin » (page 167) à laquelle « pensent » les descendants des victimes, re-nouant le fil d’histoires personnelles qu’on avait voulu si sadiquement saccager, nier, anéantir : « dissoudre » à jamais. Ce qu’a pu signifier l’expression cryptée de « solution finale » _ lire Victor Klemperer : « LTI, la langue du IIIème Reich » (paru aux Editions Albin Michel, en 1996) : je pense, ici, aux deux discours du Reichsfürher-SS Himmler les 4 et 6 octobre 1943 à Poznan…

Cependant, les génocides continuent _ tel celui de Kigali, en avril 1994, au Rwanda.

Et le slogan « Plus jamais ça ! » sonne redoutablement dérisoire : est-ce pourtant une raison de s’incliner et baisser les bras ?..

En épigraphe à « Jeudi saint« ,
Jean-Marie Borzeix a choisi d’abord ce mot de Ramuz (extrait de son « Journal« , à la date d’avril 1904 : « Il ne faut point s’occuper du présent seulement, mais de la suite des années« . Car bien des choses « se tiennent ».

Juste avant, à mon tour de conclure ce trop long développement, une dernière remarque, et qui concerne la double première page de présentation, en caractères italiques, de « Jeudi saint » (pages 11 et 12) :

cette « présentation » sobre et même un peu elliptique _ comme il se doit en « ouverture » d’un « récit » (qui plus est, d’une « enquête« ) _, sur une page et demi, est essentielle, et dit déjà le principal, on s’en rend compte quand on a _ si remarquablement _ avancé de découverte en découverte tout au long du fil _ passionnant _ du récit de cette « enquête » d »histoire locale » (du canton de Bugeat, en « Haute-Corrèze« , donc), en effet : ni plus, ni moins.
« Il faut me croire sur parole« 
, prévient l’auteur, en un « contrat  » tout à fait crucial « de lecture »

_ sur ce point-ci, on peut lire Philippe Forest : les chapitres de « l’appel inouï du réel« , dans le recueil « Le Roman, le réel & autres essais » paru aux Editions Cécile Defaut, en janvier 2007), en plus du reste, magnifique, de son écriture _ ;

et Jean-Marie Borzeix le justifie ainsi : « car beaucoup de témoins _ déjà, et de plus en plus au fur et à mesure que les vies passent_ ne sont plus parmi nous«  ; et il précise : « Ils ont emporté dans leurs tombes _ tombes « réelles », pour eux : on me comprendra… _ les infimes morceaux d’une réalité qu’ils étaient seuls à détenir » : celle de leur « expérience »

_ singulière et unique, toujours, en dépit des clichés collectifs, aussi ;

et accessible à travers la médiation unique _ encore ! _, fragile et inquiète du souffle ténu ou fort, en tous les cas vibrant, de la voix, de leur voix (unique, « décidément ») ;

« expérience » de ce qu’ils ont vécu, vu, entendu, senti, etc…

Et dont ils ont pu, s’ils l’ont bien voulu, et si quelqu’un a bien voulu, aussi, et d’abord déjà, peut-être, le leur « demander »

_ et demandé « comme il le faut », c’est-à dire en les mettant en confiance, avec tous les « égards » (dus) ;

ainsi qu’en ayant bien voulu, encore, aussi, les écouter, les écouter « vraiment », veux-je dire : ce n’est pas si fréquent.

Telle est cette double responsabilité que j’ai relevée un peu plus haut.

« Un parler ouvert ouvre un autre parler et le tire hors, comme fait le vin et l’amour« , dit le merveilleux

(et périgourdin _ et bordelais, à la fois ; ou gascon, si l’on préfère : voisin cousin des limousins…)

Montaigne, en son essentiel essai « De l’utile et de l’honnête« , en ouverture de son troisième et dernier livre des « Essais » : le relire souvent ! Fin de l’incise.
Pour _ je continue mon analyse de la situation de « confiance » en la « relation vraie » de « témoignage » _, pour, donc, aussi chercher, d’abord, à se souvenir, puis, ensuite _ pardon de la redondance _ à bien vouloir consentir à dire, parler, se faire entendre et écouter, « témoigner »… Ainsi que, pour d’autres, vouloir le recueillir. Voilà pour cette « double responsabilité ».

En troisième épigraphe à « Jeudi saint« , ce mot (presque ultime) de Simon Dubnow, de l’intérieur des barbelés du ghetto de Riga, en 1941 : « Ecrivez, consignez !« 
Saul Friedländer le rappelle lui aussi, page 338 de ses « Années d’extermination« , le second tome, admirable, de « L’Allemagne nazie et les Juifs » (paru en février 2008 aux Editions du Seuil) : « Doubnov répétait sans cesse : Peuple, n’oublie pas ; parles-en, peuple ; souviens-toi.«  »

« Honneur des hommes, saint langage ! » s’est exclamé le poète (Paul Valéry) ; quand le langage du moins dit et sert seulement la simple (et difficile souvent) vérité _ et l’honore.

Tout cela qui demeure, bien entendu, étonnamment fragile :

les témoignages « devant », pour l’historien (à la recherche de l' »effectivité » des « faits »), « être contrôlés », « attestés » si possible (« testus unus, testus nullus« , réclame l’adage !) par d’autres ; la mémoire, déjà, est si partielle, fugace, et elle-même trompeuse si souvent ; mais pas toujours, surtout en matière de « choses » aussi « importantes », je veux dire aussi « sacrées », que ce dont il s’agit ici, en son systématisme implacable…

Jean-Marie Borzeix annonce donc tout de suite, à sa première page, avec humilité, mais aussi honneur pudique (profond) _ et il est loin de le mettre en avant _ , que, « en l’occurrence, malgré mes efforts, histoire et mémoire restent enlacées.«  L’expression est aussi magnifique, en son « intensité », que profondément juste, même si elle devrait se prendre _ aussi _ bien plus « positivement » que l’auteur ne le fait ici, sur ce mode « désolé ».
« Tout aspire à la vérité, presque tout est vraisemblable« , achève-t-il alors, avec humilité et gravité sobre, cette réflexion toute de « profil bas » de présentation de sa démarche d' »enquête« , page 12…

C’est la raison pour laquelle sont énoncés seulement dans « Jeudi saint » les noms des « victimes«  _ ainsi que des victimes « collatérales » : leurs proches, leurs enfants et descendants, seulement. Les « témoins« , eux, ne sont pas (sans aucune exception) nommés ; ils n’apparaissent _ et sans la moindre ambiguïté (laquelle travestirait gravement leur identité et nuirait sans coup férir à la fiabilité même de leur « témoignage« ) _ qu’à travers leur position, ou fonction sociale ou professionnelle : ainsi, par exemple, l’épouse du coiffeur résistant chez lequel Chaïm Rozent _ c’est la première fois que j’écris ici son nom _

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exerçait, outre l’activité de violoniste (et, ici, pour des « bals » « clandestins » au maquis), le métier de coiffeur ; ou tel ou tel secrétaire de mairie de village, à Lacelle, par exemple… Au point de constituer comme un chœur _ et pas « à charge » : on évite finalement Chaminadour : il est vrai que le temps passé accumulé (en autour de soixante ans : de 2001 à 2007) a finalement pas trop mal « apaisé », sinon « pansé », bien des rancœurs… Il ne s’agit pas de se faire « justicier » des bourreaux ou des complices à divers degrés ; seulement de rendre justice aux « ombres errantes« .

Se tisse ainsi, en ce réseau de paroles « données » et « accueillies » et « recueillies » _ et puis dans le dialogue de l’écriture (du livre par l’auteur) et la lecture (des pages par les lecteurs que nous voici, chacun, un peu magiquement devenus) _ une chaîne finalement puissante de « confiance » entre tous les protagonistes qui y consentent, du moins: les témoins sollicités et l’auteur-narrateur même (et médiateur) du récit, d’abord ; et puis, en bout de « chaîne », nous-mêmes aussi en tant que lecteurs. Chaîne à travers laquelle nous voici écoutant et regardant, à notre tour, en plein visage, et répondant à notre regard, les assassinés, dont quelques « autres » (à Berlin, par exemple) avaient malignement cru _ un peu trop vite _ s’être « définitivement débarrassés ». Et pas seulement d’entendre ou de voir, comme ces sourds et aveugles qui n’entendent ni ne voient rien du tout, faute de regarder et écouter si peu que ce soit : le visible demeure vide sans regard et écoute. Qu’on relise ici le décisif « Homo spectator » de Marie-José Mondzain (paru aux Editions Bayard en octobre 2007).

Je citerai seulement, pour simple confirmation, et pour exemple de la maîtrise du style de Jean-Marie Borzeix, l’ultime paragraphe de cette double page de présentation (en italiques, page 12) : « Les lieux où se sont déroulés les faits figurent sur les cartes. Les victimes et leurs familles sont désignées par leurs noms. Cette quête rétrospective leur appartient ainsi qu’à ceux, plus nombreux, qui ne sont pas nommés _ une éthique de la confiance, ne viens-je pas d’essayer de dire ? _ : les habitants du canton, vivants et morts, dont j’ai recueilli les témoignages et auxquels j’exprime ma profonde gratitude. » Qu’ajouter ?

Pour la suite de ce blog « En cherchant bien…« , ou les « Carnets d’un curieux« , et comme annoncé à l’instant,
je présenterai le livre (immense à tous égards) de Saul Friedländer, « Les Années d’extermination« , le second volume de « L’Allemagne nazie et les Juifs« , par lequel j’avais l’intention _ tant il m’ impressionné par sa magnitude _ d' »ouvrir » ce blog : une somme capitale indispensable pour un peu mieux pénétrer l’énigme du siècle précédent.
Je me permets de renvoyer aussi à deux très beaux et importants livres, à des égards distincts, bien sûr :
_ « Porteur de mémoires » du Père Patrick Desbois (aux Editions Michel Lafon, en octobre 2007), que j’ai cité aussi plus haut ; et
_ « Les Disparus« , de Daniel Mendelsohn (paru aux Editions Flammarion, en août 2007) _ œuvre d’une très grande intensité (et qualité littéraire, lui aussi : magnifique !) avec lequel « Jeudi saint » partage quelques traits (et décisifs) d' »enquête » sur quelques personnes _ à Bolechow, en Galicie, cette fois, non loin de Stanislavov et de Lvov : en ce qui était alors la Pologne, et est maintenant l’Ukraine _, sans doute à l’heure de la raréfaction des derniers témoins directs des destructions systématiques du nazisme (cf le remarquablement éclairant sur cette conjoncture historique « L’Ère du témoin » d’Annette Wieviorka _ paru aux Editions Plon, en 1998)…

Titus curiosus, ce 11 juin 2008, relu le 1er juillet

Note : à propos de la citation de Pic de La Mirandole (1463-1494), un des initiateurs de l' »humanisme » au Quattrocento ; je la rappelle d’autant plus (ou mieux) que cette citation ne figure pas dans « Jeudi saint » : « Tu as le pouvoir de sombrer au niveau des brutes, et celui de renaître dans un ordre plus relevé, ou divin, selon ton propre jugement« 

La « pensée » puissante _ anticipant l' »Ethique » d’un Spinoza ou la « Critique de la faculté de juger » (ou aussi « Qu’est-ce que les Lumières ?« ) d’un Kant _ que cite en exorde de son discours de célébration du 13 juillet 2004 M. Pierre Fournet, le maire de Bugeat, en présence de Shifra, Hannah et Haïm Rozent, les trois enfants de Chaïm Rozent, de Henry Fribourg (ainsi que de son épouse Claude), le petits-fils de Lucie Fribourg, et de Francine Uhlmann, la petite-fille de Clara Uhlmann, ainsi que de Jean-Marie Borzeix (« Président de l’Association des Amis du Pays de Bugeat » et « qui a aidé pour la recherche« , comme l’indiquait joliment le bulletin municipal de la mairie de Bugeat),
est extraite de l' »Oratio de hominis dignitate » : « De la dignité de l’homme« , de Jean Pic de la Mirandole : disponible, dans une traduction de Philippe Hersant, aux Editions de l’Eclat, en 1993 _ et rééditée en mai 2008.

Lorsqu’à l’automne 1586 il écrit l' »Oratio de hominis dignitate« , qui aurait dû introduire ses « Neuf cents thèses philosophiques, théologiques et cabalistiques« , Giovanni Pico della Mirandola a vingt-trois ans. Bien conscient du fait que « ses façons ne répondent ni à son âge, ni à son rang« , c’est pourtant une philosophie « nouvelle » qu’il propose là à ses aînés ; philosophie « ouverte », accueillant tout ce qui, depuis les « Mystères » antiques jusqu’aux religions révélées, émane de ce que l’on pourrait appeller la « volonté de vérité » _ l’expression est bien sûr à relever. L’homme est au centre de cette philosophie, en ce que le divin a déposé en lui ce « vouloir », cette volonté dont il use à sa guise, le créant « créateur de lui-même » _ indique fort justement la présentation de ce « Discours » par les Editions de l’Eclat, sous la plume de Philippe Hersant…
Et cette puissance du vouloir, cette volonté de « se connaître soi-même« , Jean Pic de La Mirandole la retrouve chez les Sages grecs et orientaux, mais aussi dans la kabbale juive, la pensée arabe, la scolastique et les auteurs chrétiens. S’agit-il pour autant d’un œcuménisme sans discernement ? Plutôt de la fusion en l’homme de cette intelligence, dévoilée dans le contact entre les différentes sagesses.
L' »Oratio«  reste alors inédite ; les « Thèses » sont certes publiées en décembre 1486, mais l’Église ne voudra pas entendre ce « Discours » introductif _ quelle église pourrait vouloir entendre ? _ commente l’éditeur… Pic de La Mirandole devra quitter Rome et s’exiler en France, en décembre 1487, avant d’y être arrêté, près de Lyon, peu après, en janvier, et incarcéré un temps au donjon de Vincennes, au début de l’année 1488.
Dans sa ferveur juvénile, le propos de Pic de La Mirandole demeure intact, vierge, intempestif. Il fait appel, encore et toujours, à l’homme digne, vagabond de la vérité, lui offrant « l’un des plus sincères monuments de la philosophie morale de la Renaissance italienne. »

Cette note disponible sur le site des Editions de l’Eclat, me parait venir éclairer, latéralement, d’une belle lumière les « effets d’œuvre », jusqu’en cette « plaque » (« de granit rose d’Ambiaud« ) et cette « cérémonie » d' »hommage » (un  »bel été« ) à la mairie de Bugeat, de l' »enquête » de Jean-Marie Borzeix, dont « Jeudi saint » est le « simple » « récit ».

Titus Curiosus, le 17 juillet

Photographies : Sans Titre, © Bernard Plossu

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