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L’apprentissage (à corps défendant) de l' »art d’aimer » à l’ère de l’injonction sexuelle et du couple : l’éclairage parfait du film d’Emmanuel Mouret

18avr

Le nouvel opus cinématographique d’Emmanuel Mouret, L’Art d’aimer _ paru ce mois d’avril en DVD _ est un régal _ infini ! la multiplication des visionnages du DVD ne faisant que l’amplifier-intensifier ! _ de justesse quant à la lucidité hyper-fine et délicate sur nos mœurs affectives (et sexuelles), à partir d’un regard de comédie _ celui (de cinéaste) d’Emmanuel Mouret : quelque part entre François Truffaut et Woody Allen, ou Marivaux et Feydeau, ou Musset et Pagnol… _ infiniment délicat sur un échantillon (assez varié) de bobos des beaux quartiers parisiens, et sur une palette suffisamment large d’âges _ allant des jeunes gens sincères (ou innocents) et libres, le très beau jeune couple Vanessa et William (qu’interprètent les radieux sur l’écran Élodie Navarre et Gaspard Ulliel) aux quadra-quinquagénaires au tournant de la ménopause et du démon de midi, le couple d’Emmanuelle, c’est elle qui est en crise, et de Paul, c’est lui qui sait rattraper la tentation des dérapages pulsionnels de sa compagne (qu’interprètent très finement aussi Ariane Ascaride et Philippe Magnan) _, idéalement interprétés par la crème des meilleurs acteurs français du moment, avec, en tête, les stupéfiants de vérité (!!!) Laurent Stocker (« de la Comédie-Française« …) et Julie Depardieu ; et c’est autour de la rencontre à rebondissements _ et dans de répétitifs tragi-comiques « noirs » _ de leurs deux personnages de célibataires contrits et tout à fait honnêtes, l’un et l’autre, Boris et Isabelle, qu’est construit l’écheveau de l’intrigue _ sans la moindre graisse, ni temps-mort : le montage est cette fois encore d’une habileté et élégance diaboliques ! _ du scénario.

Avec en contrepoint malicieux, le comique à épisodes _ les séquences 2, 4, 6 et 8 ont pour panneaux : 2 : « Le désir est inconstant comme les herbes dans le vent » ; 4 : « Patience«  ; 6 : « Patience, patience » ; et 8 : « Patience, mais pas trop«  _

de la difficultueuse conjonction sexuelle (voire sentimentale _ cf l’ultime parole naïvissime de la délicieuse voisine, dans la librairie de Boris, Passage Verdeau ; il ne faut pas la manquer, dans sa brièveté : « Je cherche un livre sur la complexité des sentiments ») en instance d’advenir (ou pas !) d’Achille _ « à ce moment célibataire« , dit-il… et de son un peu compliquée mais tout à fait adorable voisine _ nous ne connaîtrons pas son prénom _, qu’interprètent à la perfection l’élégant (et un peu décontenancé pour ce qui est de son personnage, Achille, mais il y a de quoi…) François Cluzet _ ici en un rôle à la Cary Grant _ et la toujours plus-que-parfaite _ en le comique de sa totale imprévisibilité ; et elle est, et à chaque fois, absolument épatante ! d’un Mouret à l’autre… _ Frédérique Bel…

L’intrigue de ce qui deviendra _ en l’ultime séquence, la numéro 9 : précédée du panneau : « Souvent les yeux nous mènent vers l’amour, parfois ils nous trompent »… : le concept d’art (d’aimer) devenant ici fort problématique…la rencontre _ elle-même à rebondissements avec « noirs » répétitifs, la série des uns (à l’hôtel), étant on ne peut plus volontaire, mais le tout dernier (chez Zoé et Jérémie), une panne d’électricité, pas… _ de ces deux célibataires (en attente-souffrance d’amour, mais parfaitement honnêtes !) que sont Isabelle et Boris

est précédée d’une sorte d’avant-séquence

_ appelons-la la séquence 0 : elle est annoncée par le panneau « Il n’y a pas d’amour sans musique«  _

sur un compositeur, Laurent _ qu’interprète le lumineusement beau, mais bientôt, et très vite, mélancolique, Stanislas Mehrar : un peu trop rare à l’écran… _, qui « rêvait d’entendre un jour » cette sorte de « musique particulière« qui « se produit » « au moment où l’on devient amoureux » (alors que, lui, Laurent, va mourir prématurément) :

« Il attendait cela _ nous révèle une voix-off, celle de Philippe Torreton, qui commentera tout le long de l’intrigue les péripéties (ainsi que l’enchaînement elliptique) des découvertes-explorations (et déconvenues, aussi, parfois) de l’amour des divers protagonistes, entre (et parmi) lez zébrures des divers désirs-pulsions… _ avec une grande impatience. Il n’avait jusqu’alors entendu que des bribes : deux-trois notes avec Annabel, et à peine plus avec Elisabeth. Son obsession _ car cela allait jusque là ! pour l’artiste créateur, il est vrai, qu’il était… _ était telle qu’il essayait d’imaginer _ mais pas complètement à partir de rien, cependant… _ cette musique lorsqu’il composait. Chose étrange, ceux qui écoutaient ses œuvres, étaient heureux de reconnaître en elles quelque chose qu’ils avaient connu _ une grâce qui s’imposait ? et qu’il fallait reconnaître ? et remercier ? _ lorsqu’ils étaient tombés amoureux, mais que lui n’avait toujours pas _ frontalement et assez clairement _ connu. Elles étaient nombreuses à se succéder dans ses bras. Et de toutes ses forces à chaque fois il désirait _ en vain : la grâce ne se convoque pas ! _ les aimer. Il espérait ; mais rien… Jamais la moindre mélodie _ un peu substantielle _ ne se fit entendre. Jamais il ne sut de qui son cœur avait été amoureux« … _ comme si le travail de création artistique parvenait un peu parfois à donner quelque apparence de forme à ce qui sinon demeurera flou et vague, et même inaperçu, et non vraiment ressenti : ou les aventures de l’aisthesis (par-dessus l’esthésique !) dans les Arts… D’où le demande, plus tard, de Boris, de « recommencer«  afin de tenter de dissiper un peu le « flou«  qu’impose le choc de l’excès de « nouveauté de la situation« 

La première séquence

_ appelons-la la séquence 1 ; elle est annoncée par ce panneau : « Il ne faut pas refuser ce que l’on nous offre«  ; nous découvrirons qu’elle se combinera, in fine, avec une séquence ultérieure, la séquence 3, avec Amélie et son ami Boris (ainsi que le mari d’Amélie, Ludovic ; le titre du panneau introducteur en sera : « Il est difficile de donner comme on le voudrait« …) ; pour aboutir, les principaux protagonistes de la 1 (Isabelle, Zoé, Jérémie) et de la 3 (Boris, Amélie, Ludovic) se réunissant,

pour aboutir, donc, au climax de la séquence finale (et la plus longue du film : 24 minutes, sur un total de 80), la séquence 9, précédée, quant à elle, du panneau : « Souvent les yeux nous mènent vers l’amour, parfois ils nous trompent« …  _

la première séquence, donc,

débute sur le déroulé d’un rêve _ qui se révélera en quelque sorte comme prémonitoire _ d’Isabelle (interprétée, donc, par la magnifique de justesse, toute en délicatesse d’innocence, Julie Depardieu), dans lequel (rêve) une amie, la très pétillante et volontariste Zoé (qu’interprète avec beaucoup de présence l’excellente Pascale Arbillot) lui récite avec la conviction de la plus parfaite évidence le B-A-BA de la doxa contemporaine (depuis Wilhelm Reich : La Fonction de l’orgasme…) sur le topos de la sexualité !, dès qu’elle apprend l’abstinence sexuelle prolongée d’Isabelle :

« Quoi ? Ça fait un an que tu n’as pas fait l’amour ? » ; « Tu devrais être dans une des phases les plus actives de ta vie. Un an, à ton âge, ça correspond à cinq ans dans le calendrier de la vie sexuelle » ; « sans compter que c’est très important pour la santé. Toutes les études démontrent qu’une sexualité accomplie fortifie notre organisme, notre cerveau, les humeurs » ; « C’est presque une question d’hygiène« 

Isabelle a beau lui rétorquer : « C’est quand même pas de ma faute si je ne tombe pas amoureuse !« ,

Zoé conseille à son amie : « en attendant, tu pourrais faire quelques petites rencontres pour te faire un petit peu du bien !..

Mais Isabelle : « Je n’y arrive pas, je suis trop timide ! Et puis, rencontrer quelqu’un uniquement dans ce but-là, moi, ça me met mal à l’aise« …

Et alors, toujours dans ce rêve détaillé d’Isabelle, Zoé de lui conseiller ceci :

« Et pourquoi tu ne demanderais pas à un ami ? » ; car « de nos jours, beaucoup d’hommes et de femmes pratiquent l’amitié sexuelle. Ça a beaucoup d’avantages !.. »

Et Zoé d’oser même envisager le principe suivant : « Idéalement, si le monde était mieux fait, il faudrait que l’on partage nos hommes avec nos copines célibataires » ; « je suis sérieuse : je suis pour le partage et la redistribution des richesses ; on paie bien des impôts à la communauté afin d’aider les plus pauvres… » ; « alors pourquoi on ne prêterait pas son compagnon à celles qui en sont démunis ?..« .

Et à l’objection d’Isabelle : « Mais faire l’amour n’est quand même pas faire un geste comme les autres !« ,

l’hyper-réaliste Zoé de répondre : « Si l’on regarde les choses en face, il ne s’agit que d’un massage qui ne se fait pas qu’avec les mains. Rien de plus, rien de moins ! On n’a pas besoin d’être amoureuse d’un kinésithérapeute pour qu’il nous fasse un massage !..« 

Et Zoé alors, toujours en ce rêve d’Isabelle, de généreusement proposer les services _ amicaux ! _ de son propre compagnon Jérémie à son amie célibataire en manque de relation sexuelle : « S’il couche avec toi pour te faire du bien, non seulement je ne serai pas jalouse, mais en plus je serai fière de lui !« …

Et le rêve d’Isabelle se conclut sur l’image du très gentil Jérémie _ interprété par le très charmant Michaël Cohen, apprécié dans le précédent Un Baiser, s’il vous plaît ! _ faisant pénétrer, pour ce simplement amical service, Isabelle dans sa chambre, chez lui et Zoé, pendant que Zoé s’éclipse pour aller passer ce moment au cinéma : « Bon ! A tout à l’heure. Je rentre à 21 heures. Tu veux rester dîner avec nous ?« …

Fin du rêve d’Isabelle.

La voix-off alors poursuit : « Bien qu’il n’existait aucun secret entre les deux amies _ Isabelle et Zoé, donc _, Isabelle nous a confié son rêve _ c’est donc que ce rêve a continué de la travailler… Cependant il arriva quelque chose de très troublant » : la réalisation de la proposition de Zoé de « prêter » les services (de massage corporel) de Jérémie à l’amie célibataire Isabelle, « restée un an sans faire l’amour« , comme le dit Zoé.

Ce que la voix-off commente : « Isabelle écoutait son amie, troublée par ses paroles, mais surtout troublée de voir son rêve qui se déroulait sous ses yeux » ; et « discrètement Isabelle se pinça : non, ça n’était pas un rêve !« …

Zoé en effet se mit à dire : « On peut faire du bien à quelqu’un même si on est amoureux d’une autre personne. C’est ça la bonté, la générosité ; l’amitié en quelque sorte« … Et surtout : « Eh bien, moi, si Jérémie acceptait de te faire un peu du bien, j’en serais tout à fait contente. Je serais même fière de lui ! Et si je le lui demandais ?« , Zoé de proposer carrément alors…

Et aux réticences répétées d’Isabelle : « Mais ça ne va pas ! Mais tu plaisantes ! Mais c’est gênant. C’est gênant pour moi. Mais ça ne se fait pas !« , Zoé de répliquer : « Et pourquoi ça ne se ferait pas ? On est libres, non ? » « Essaye ! « …

Mais Isabelle ne peut s’y résoudre.

Et la voix-off de conclure alors ce premier épisode _ et cette séquence 1 _ de l’aventure d’Isabelle : « Elles n’en parlèrent plus jamais. Isabelle ne sut jamais si elle avait eu tort ou raison de refuser » cette proposition des services de Jérémie par Zoé…

A la séquence 3 _ intitulée « Il est difficile de donner comme on voudrait«  _, nous faisons la connaissance d’Amélie (épouse bon chic bon genre de Ludovic) et de son ami Boris.

Boris : _ « Ça va ? Tu as l’air bizarre. On dirait que quelque chose ne va pas….« 

Amélie : _ « Non, non, je t’assure que tout va bien« … « C’est juste… que je me pose des questions… sur moi… » « Il y a que je ne suis pas satisfaite de moi« …

« Apparemment, tout va bien : je suis en couple ; je n’ai pas à m’inquiéter pour mon avenir professionnel ; j’ai des amis ; je suis en bonne santé. Et pourtant il me manque quelque chose : j’ai l’impression que ma vie manque de sens.

Que je vis trop égoïstement.

J’aimerais être plus généreuse ; j’aimerais donner. Donner aux autres. Apporter quelque chose« …

De fait Ludovic _ son mari : centré sur sa carrière d’homme d’affaires (interprété joliment, avec la distance de l’ennui qui convient au personnage, par Louis-Do de Lencquesaing) _ manifeste bien peu de désirs (à commencer par charnels) à l’égard de son épouse, nous nous en rendrons compte à plusieurs reprises, même si Amélie, elle, n’y prête pas vraiment attention : elle est une épouse _ bourgeoise bon chic, bon genre, donc ; et sans enfants _ du genre soumise… »En tout cas, si tu as quelque chose à me demander, quoi que ce soit, surtout tu n’hésites pas. Même si ça te paraît trop« , continue de proposer à son ami Boris la gentille Amélie…

Or, il se trouve que le parfait discret ami qu’est Boris a bel et bien (!) quelque chose _ et pas de petite importance ! _ à demander à sa vieille amie Amélie ; mais « c’est trop ! je ne peux te demander ça !« …
Amélie : _ « Mais non, au contraire, moi je veux que ce soit trop ! Je veux que ce soit énorme ! que ce soit démesuré !« …

Alors Boris finit par accepter de se lancer : « Eh bien ! voilà : bien que tu sois mon amie, je ne suis pas indifférent à une autre dimension _ qu’amicale ! _ de ta personne. J’ai pour toi une attirance qui ne fait que grandir d’années en années« …

_ « Mais quel genre d’attirance ? », Amélie ne voit décidément pas…

_ « Des rêves, des fantasmes…

Des pulsions !« , finit-il par lâcher.

_ « Mais pourquoi ne m’en avais-tu jamais parlé ?« 

_ « Je ne voulais pas que tu le prennes mal. Puis aussi vis-à-vis de Ludovic.« 

_ « Je ne vois vraiment pas quel genre de service je peux te rendre…« , poursuit la décidément hyper-godiche Amélie.

_ « Eh bien, peut-être que tu peux m’aider à y voir plus clair. Parfois je me demande si je ne suis pas amoureux de toi ! Et le problème est que ça a un effet négatif sur mes relations amoureuses. Mon esprit ne peut pas s’empêcher de se dire qu’avec toi ce doit être mieux qu’avec les autres filles…« 

_ « Mais non !« 

_ « C’est ce que je me tue _ à petit feu _ à me dire…« 

_ « Mais qu’est-ce que je peux faire ?« , continue à errer la godiche Amélie…

Et ici Boris lui saute littéralement dessus !

_ « Non, non, Boris !« 

_ « C’est juste pour que je sache !« 

_ « Boris, je ne serai jamais à la hauteur de tes fantasmes !« 

Et avec un ultime accès de grande bonne volonté, Amélie ajoute : « Je voudrais bien pour que tu vois… ; mais je ne peux pas vis-à-vis de Ludovic… »

Et l’échange va se conclure piteusement de leurs parts respectives :

_ « Je suis désolé !« 

_ Non, c’est moi !« 

_ « Non, c’est moi qui suis désolé« .

Match nul sur toute la ligne, de personnes (trop) bien élevées : 0 à 0…


Suivent alors,

avec la poursuite des péripéties à rebondissements de la difficultueuse rencontre sexuelle (ou/et affective ?) d’Achille et de son imprévisible voisine (elle : « Je ne sais pas encore si je suis amoureuse » ; « Pour moi, c’est important d’être sûre que je suis amoureuse avant d’aller plus loin… » ; lui : « Mais peut-être que vous l’êtes, mais n’en avez pas encore conscience. En faisant l’amour, ça va vous aider à vous en rendre compte ! » ; elle : « Ah ! en fait vous voyez ça comme un test ! » ; « Faire l’amour pour faire l’amour, ce n’est pas vraiment ma façon de penser. Pour moi, c’est quelque chose de sacré ! » ; lui : « Mais justement, c’est parce que c’est sacré qu’il faut le célébrer : il faut voir ça comme une cérémonie où on rend hommage à la nature… Hein ?! Mais oui, vous savez le désir pousse en nous comme les feuilles à un arbre… » ; elle : « Mais c’est joli ce que vous venez de dire !« , et elle le note sur son carnet ! ; lui : « Vous dites que vous aimez tout ce qui est naturel, et quand la nature s’exprime en nous, vous la refusez ! Mais enfin, nous n’y pouvons rien… C’est la nature qui est comme ça. Ce sont tous les atomes qui sont en nous qui s’attirent« … ; après un dernier embarras encore, il l’embrassera et elle finira par se laisser entraîner vers la chambre…), soient les séquences 4, 6 et 8,

suivent deux séquences sur la capacité d’un amour vrai

_ celui de Vanessa (envers William) et celui, réciproque et concomittant, d’Emmanuelle et Paul : la voix-off nous les a cités en exemples, avec celui de Zoé (envers Jérémie), lors de la séquence 0 (« Il n’y a pas d’amour sans musique«  !), de « ce moment où l’on devient amoureux » « se produit une musique particulière » !!!  _

à survivre aux pulsions adultères,

suivies ou pas (ou guère…) d’effectuation :

_ dans le cas d’Emmanuelle (en la séquence 5 : « Sans danger, le désir est moins vif« ), il n’y aura pas besoin (ou du moins guère) de passage à l’acte de sa part à elle, Emmanuelle : « la liberté qu’il _ Paul _ lui avait offerte, l’avait enchaînée à lui : l’attirance qu’elle avait pour tous les hommes ne faisait que raviver et intensifier le désir de Paul. Si bien qu’elle trouvait en lui tous les hommes qu’elle désirait« , en sa crise du démon de midi… ;

_ dans le cas de Vanessa, puis de William (en la séquence 7 : « Arrangez-vous pour que les infidélités soient ignorées« ), il y aura bien effectuation, mais expérimentale, en quelque sorte, au nom du principe _ ils sont jeunes… _ (ou doxa…) de « se parler librement et de ne jamais empiéter sur la liberté de chacun » ; « il faut aimer la liberté de l’autre et ne pas la craindre. La peur, c’est le repli ; et on s’était promis de ne pas vivre le repli« , ainsi que l’énonce William ; qui dit encore qu' »on ne grandit qu’à travers les épreuves et les expériences »  et « je n’ai pas envie qu’on soit un couple qui ait peur des expériences. Je n’ai pas envie qu’un jour tu m’en fasses le reproche » : le bilan de ces deux expériences d’adultère _ « simple et léger«  ; sans amour, ni lendemain : « tu me plais bien, voilà tout !« , dit Vanessa à l’assez quelconque Louis ; qui « a tellement de désir pour moi que ça me donne envie, tu comprends ?« , avait-elle confié à son compagnon William, en batifolant avec lui en forêt… _

le bilan de ces deux expériences d’adultère parallèles, un même vendredi soir, de Vanessa (avec son collègue de travail Louis, en partance le lendemain pour le Brésil) et de William (avec une très jeune stagiaire devant très vite rejoindre sa ville d’Angoulême) se révélant plus que piteux : _ « Tu m’as manqué ! » ; _ « Toi aussi !« . Et sur ce, fin de la séquence 7.

La séquence 9 (« Souvent les yeux nous mènent vers l’amour ; parfois ils nous trompent« ) est donc celle où se rejoignent d’une part la solitude célibataire d’Isabelle (issue de la séquence 1 : « Il ne faut pas refuser ce qu’on nous offre« ) et l’affaire du pressant désir d’adultère de Boris, avec une Amélie qui veut bien lui faire plaisir, mais sans que cela affecte son propre couple (dans la séquence 3 : « Il est difficile de donner comme on le voudrait »), ni sa propre pudeur…

Boris, à Amélie : _ « Ah, au fait, tu sais, c’est fini avec Marie. » _ « Vous vous êtes séparés ? » _ « Oui, ce week-end. » _ « Mais pourtant tu t’entendais bien avec elle... » _ « Oui, mais sans plus. Disons que ce n’était pas magique ! » _ voilà ce qu’opère l’amour vrai…

Mais Amélie : _ « Ton désir pour moi doit cesser ! C’est mauvais pour notre amitié.« 

Boris : « Je sais ; mais qu’est-ce que tu veux qu’on fasse ? Je n’y peux rien !« 

..

Afin de vaincre sa propre (très forte !) pudeur et de se prêter ( le moins possible !) à une séance (unique) d’adultère expérimental (« pour voir » ! puisqu’elle lui avait promis de faire acte de générosité !) avec son ami Boris, Amélie accepte de se livrer une heure à lui en une chambre d’hôtel, mais à l’expresse double condition du noir absolu dans la chambre et du silence absolu entre les deux corps ainsi (pour que Boris sache…) réunis…

Et c’est là que l’intrigue de départ finit par se nouer, avec la rencontre d’Amélie et de son amie Isabelle, perdue de vue depuis pas mal de temps ; et à laquelle elle demande tout à trac de bien vouloir, elle, Isabelle, célibataire, de prendre la place promise par elle, Amélie, à son ami masculin, dans la plus stricte confidentialité des divers protagonistes.

Je n’en dirai pas plus :

non seulement Judith Godrèche, en Amélie, fait preuve de virtuosité jubilatoire au second degré pour les spectateurs très amusés que nous en sommes ! dans le rôle de l’hyper-godiche faiseuse de catastrophe _ à l’instar du personnage qu’interprétait tout aussi virtuosement Virginie Ledoyen dans Un Baiser, s’il vous plaît ! : Emmanuel Mouret adore ces situations de prodige d’abîme de sottise !… Et nous aussi !!! _,

mais le jeu de Laurent Stocker, Boris (_ « Comment l’as-tu trouvée ? » _  « Insignifiante, pas du tout mon type. A vrai dire même elle est limite antipathique« …), comme celui de Julie Depardieu, Isabelle (_ « C’est pas du tout mon genre ! J’aime pas du tout ce qu’il dégage physiquement ! Et puis ses goûts littéraires _ Boris et Isabelle sont tous deux libraires ! _ me semblent vraiment douteux !« ),

sont prodigieux de subtilité et justesse : dans le camaïeu ultra-fin de la palette des gestes et des regards, du plus hagard au plus jouissif retenu, puisqu’ils n’échangeront avant la chute finale que deux mots ; c’est la voix-off qui parle :

« Quant à  Isabelle et Boris, ils se croisèrent une fois, lors d’un anniversaire, celui de Zoé.

_ « Salut ! » _ « Salut !«  _ et ils se font une bise apparemment on ne peut plus conventionnelle

Ce furent les seules paroles qu’ils échangèrent durant toute la soirée. Qu’auraient-ils pu se dire ?« .. _ certes !

Et ici, clap de FIN !

Alors, sur le fond des choses, qu’en est-il de cet « art d’aimer » qu’essaie de nous montrer, dans cette succession rapide, légère et ultra-fine d’épisodes, ce film passionnant d’Emmanuel Mouret ?

Qu’en est-il de cette petite musique _ de grâce ! _ qui « se produit« , survient et surgit, « quand on devient amoureux« ,

et que le beau compositeur, Laurent, mort bien trop prématurément (!), « attendait« , et « jusqu’à l’obsesssion« , « avec grande impatience »,

au point « qu’il essayait d’imaginer cette musique lorsqu’il composait » ?

Et cela, à partir des quelques « bribes » « qu’il avait jusqu’alors entendues« , avec une Annabel et avec une Élisabeth ; mais qu’il « n’avait toujours pas connue » vraiment, au moment de sa mort, sous la forme d’une belle et vraie « mélodie » déployée ?

Puisque, « et de toute ses forces, à chaque fois, il désirait aimer, il espérait ; mais rien : jamais la moindre mélodie ne se fit entendre » ;

« et qu’il ne sut jamais de qui son cœur avait été amoureux »

C’est donc que lui, Laurent, l’artiste musicien, n’était pas parvenu à prendre tout à fait vraiment conscience d’un tel amour, si tant est qu’un tel réel amour avait de facto dépassé, en son cas, le stade de ce qui ne peut produire, et ne produit, que « des bribes » de musique »…

C’est un tel amour-là, et qui donne à entendre cette vraie mélodie-là, qu’attendait aussi, et très honnêtement, Isabelle, en sa situation d’abstinence sexuelle (« ce n’est tout de même pas de ma faute si je ne tombe pas amoureuse ?!« ) ;

ou encore la délicieusement hyper-spontanée mais aussi prudente à la fois (« Je ne sais pas encore si je suis amoureuse« , et « pour moi, c’est important d’être sûre d’être amoureuse avant d’aller plus loin » : « je préfère savoir avant« …) affriolante voisine d’Achille.

La question qui se pose alors est : comment le savoir ? l’apprendre ? le découvrir ? en prendre conscience ? et enfin vraie connaissance ?

En faisant déjà l’amour, comme le propose le vieux dragueur habile Achille ?

En « recommençant ! » la séance d’amour dans le noir à l’hôtel, comme le (re-)demande Boris ?..

..

C’est un peu une quadrature de cercle ; comme le révèle la succession désopilante des épisodes entre Achille et son adorable voisine (« Patience« , « Patience, patience« , « Patience, mais pas trop« ) : on avance dans le noir et au juger, dans cet appartement pourtant si blanc !

C’est en cela que si « art d’aimer » il y a, il ne s’agit certainement pas de recettes, ni de technique, mais de l’apprentissage d’un je ne sais quoi qui ne s’apprend _  et que peu à peu _ qu’à son corps défendant, et jamais par pure et simple imitation de modèle, ou copie…

Ce que révèlent magnifiquement en ce film si juste (!) les approches _ sur le mode de la comédie : ou comment un vieux dragueur (auquel on ne la fait pas…), peut tomber vraiment amoureux ! _ d’Achille et de son adorable affriolante voisine, d’une part ; et les expériences de jouissance dans le noir de Boris et Isabelle !!! _ sur un mode davantage tragi-comique : eux sont beaucoup plus sérieux ! sinon même austères ; mais ils apprennent vite aussi à se décoincer et exulter !!! la jubilation (à laquelle la caméra nous donne in extremis à assister) du très discret (dans un coin sombre…) feu d’artifices (mais les vrais amoureux sont toujours seuls au monde !) de la scène finale, est absolument superbe !!! _ d’autre part…

Et c’est cela qu’ignorera probablement à tout jamais la gentille Amélie, pourtant satisfaite d’être « en couple« , ou encore son affairé et bien distrait Ludovic de mari : le miracle de la grâce de la rencontre vraie n’ayant pas eu lieu pour eux…

Mais c’est aussi ce qu’ont connu _ et la musique qui l’accompagne… _ et Zoé, et Vanessa, et Emmanuelle et Paul, comme il nous est signalé par la voix-off de Philippe Torreton en ouverture du film ;

et qui préservera l’amour vrai de Vanessa et William, quand ils se seront exposés à des « expériences » hors amour vrai ;

de même que l’amour vrai d’Emmanuelle et l’admirable Paul, quand ils s’exposeront au passage du démon de midi d’Emmanuelle…


Comme quoi, en amour _ mais seulement quand amour vrai il y a ; et pas rien qu’ersatz ou qu’illusion d’amour ! il faut avoir croisé, et su cueillir, puis appris à cultiver, et à deux (!), en sa fraîcheur toujours renouvelée (!), cette grâce improbable de l’advenue effective (!), et sans contrefaçon, de la rencontre vraie ! _,

c’est seulement à son corps défendant (et au corps défendant de l’autre : amant et aimé) qu’on se livre

_ en toute « innocence des sens«  : Nietzsche sait en parler ; par exemple dans le chapitre De la chasteté, au livre premier d’Ainsi parlait Zarathoustra _

à l’apprentissage lent et patient (et riche de surprises renouvelées) du connaître ; cela n’a certes rien d’un savoir inné _ parce qu’il n’existe nul savoir inné ! _ : il faut nécessairement passer par cet apprentissage patient, patient, mais jusqu’à un certain point seulement : « pas trop » ! non plus… ; à corps défendant seulement , donc !!! _ et le sien, et celui de l’autre, l’aimé qui vous aime…

En acceptant effectivement de donner, et en toute innocence, de sa personne ; à corps perdu…

Comme le figurent dans le film déjà Achille et sa voisine quand ils commencent _ et c’est peu à peu : progressivement, et même par paliers ! ou épisodes… _ à se livrer innocemment vraiment, enfin, l’un à l’autre, de plus en plus (et de mieux en mieux) démunis, c’est-à-dire se dépouillant peu à peu de leurs anciennes certitudes, en commençant à s’en dénuder _ en tous les sens, et sans impudeur ! _ pour se donner, par amour _ seulement ! _, à l’autre…

_ sur cette dénudation, ce beau passage-ci vers le final du quatrième et dernier épisode (à rebondissements) de la rencontre-approches complexes entre le dragueur expérimenté, mais désorienté ici, Achille, et son affriolante voisine :

Ils viennent de s’embrasser et ont commencé de se dénuder.

Elle : _ « On n’avait pas dit qu’on ne faisait que s’embrasser ? »

Lui : _ « Ça n’empêche pas de se dénuder… »

Elle : _ « Non, se dénuder, c’est aller trop loin !.. »

Lui : _ « Pourquoi ? »

Elle : _ « Parce que ! Ça me donne trop envie !..  »

Lui : _ « Mais enfin ! quand je vous embrasse, ça ne vous donne pas envie ?.. »

Elle : _ « Si ! Mais si en plus on se met à se dénuder, moi, je perds tous mes moyens de résister… »

Lui : _ « Moi aussi, je perds tous mes moyens… Moi, j’ai envie de vous ! Si vous saviez comme j’ai envie de vous… Je n’en peux plus !.. »

Et il la réembrasse… Fin de l’incise sur le moment de début de dénudation entre Achille et son adorable voisine…

On comprend que cela, toujours quelque peu affolant, puisse de fait réclamer, de chacun et de tous, un minimum, non seulement de courage, mais aussi d’assurance, qui se forgera pour chacun peu à peu, avec un minimum de chance…

Et comme le figurent encore plus magnifiquement _ c’est-à-dire davantage tragi-comiquement, eux : ils sont sérieux ! sinon austères… _ au final de la séquence terminale du film, les admirables regards et gestes et postures de ces amoureux seuls-au-monde _ c’est à prendre à la lettre _ que sont, s’étant enfin trouvés et connus (dans le noir ! et à répétitions !), Boris et Isabelle (hors du souci _ social, surtout pour le regard des autres ; pas vraiment authentique, donc… _, eux, d' »être en couple » ; et d’être vus des autres…).

Et Laurent Stocker et Julie Depardieu sont ici exceptionnels de talent !

Et ce processus de connaissance progressive _ de l’autre comme de soi, dans l’épaisseur soyeuse, voire voluptueuse, de la relation amoureuse vraie : il y faut cette grâce ! _ n’a pas non plus de fin, non plus qu’elle ne connaît d’épuisement du désir-appétit de cette connaissance, de cet amour : infinis et inépuisables les deux…

Car telle est cette « complexité des sentiments » vrais, sur laquelle l’adorable affriolante voisine d’Achille cherche _ in fine de ce qui nous est montré dans le film de son (ou leur, désormais) histoire _ aussi à se renseigner en un livre (L’art d’aimer d’Ovide ?.. ou peut-être les sublimissimes Lettres de la religieuse portugaise de Guilleragues ?..) en requérant du libraire Boris quelque conseil avisé de lecture…

Comme dans le théâtre de Marivaux, la moindre inflexion de voix, ou de geste, sans compter le poids du moindre silence, réclame du spectateur de ce très impressionnant _ par la finesse de sa profonde subtile vérité ! _ film d’Emmanuel Mouret qu’est L’Art d’aimer, une hyper-attention, afin de ne rien laisser échapper : tout va si vite, dans l’élégance de cet art subtil et doucement léger de la comédie de mœurs, sans répétitions, ni effets surlignés appuyés…

Et bien sûr, à mille lieues de la plus bénigne vulgarité, comme du moindre trash sadique violent _ nul revolver ici…

Et enfin rien que l’art _ éblouissant (!) _ de dialoguiste d’Emmanuel Mouret

mérite de passer à la postérité,

et ses répliques d’être apprises par cœur !!!

Titus Curiosus, ce 18 avril 2012

 

 

 

les humbles progrès en amour lents de Mathieu Lindon : l’admirable délicatesse de sa conférence-entretien avec Xavier Rosan

12fév

Mardi 8 février 2011, les salons Albert-Mollat ont été le théâtre d’une des plus belles _ par son intensité dans la délicatesse ! _ conférences auxquelles il m’a été donné d’assister _ je me souviens en particulier de celle très impressionnante par le poids du moindre mot et du moindre silence de Aharon Appelfeld… _ : la conférence-entretien _ d’une durée de 65′ pour le podcast _ de Mathieu Lindon, avec Xavier Rosan _ parfait de clarté chaleureuse en la relance toute simple et sobre de ses questions justes _ à propos du récit si vibrant de justesse de Mathieu Lindon, aux Editions P.O.L. : Ce qu’aimer veut dire.

Mathieu Lindon est d’une magnifique humilité : toute sa vie, il sera celui qui, fondamentalement, apprend _ voilà ! _ d’abord _ et cela en matière de sentiment et d’« intimité«  (il s’agit là d’un « rapport« , et « vectoriel« , vibrant ; ainsi que l’analyse admirablement l’ami Michaël Foessel en son très important La Privation de l’intime, aux Éditions du Seuil) _ des autres ;

aujourd’hui, en sa vie comme en ce livre (qui s’essaie humblement à y réfléchir _ en un merveilleux « tremblé«  de la phrase qui s’y livre : tel l’admirable « tremblement du temps«  que naguère Gaëtan Picon repéra dans les Mémoires d’Outre-tombe du dernier Chateaubriand ; le livre de Gaëtan Picon, admirable Admirable tremblement du temps, paru aux Éditions Albert-Skira, dans la collection si belle Les Sentiers de la création, mérite, et urgemment, une ré-édition ! _),

ces « autres » _ qu’il aime et qui l’aiment _  sont Rachid et Corentin ; comme hier, ce furent et Jérôme Lindon et Michel Foucault sur les liens affectifs avec lesquels ce Ce qu’aimer veut dire se penche admirablement humblement tout spécialement !

Toute vie est faite de rencontres,

et infiniment diverses en leur multiplicité, intensité, poids, conséquences.

Mais certaines aident considérablement à la formation-déformation _ déflagration jusqu’à la désintégration parfois même _ de notre identité de personne,

toujours, toujours en chantier.


C’est ce chantier-là de la formation de soi

que le discret et très humble (et magnifique d’humanité « vraie » !) Mathieu Lindon s’essaie ici,

en ce livre infiniment délicatement sensible _ la braise y chante en permanence sous la cendre _,

de cerner, tracer, retracer ;

et qui peut servir _ et Mathieu Lindon d’évoquer au passage une remarque à ce propos de Christine Angot : sur cet enjeu-ci pour le lecteur… _ d’amer (de repérage) à tout un chacun :

puisqu’il nous arrive à tous de croiser en nos vies

et un père,

et un ami un peu plus âgé,

et des amis plus jeunes,

et un ou quelques amours aussi :

encore faut-il, et chaque fois, en réussir _ c’est toujours à divers degrés ; et selon une gradation de nuances très complexe ! _ l’occurrence

_ j’avais d’abord écrit : « l’expérience«  : mais celle-ci n’a rien d’expérimental ; et c’est toujours, vulnérablement, et chacun, « à son corps défendant«  face à (et avec ! consubstantiellement ! les deux !) l’autre : c’est en cela qu’aimer « vraiment«  est absolument admirable…

J’entends, d’ailleurs, toujours ici, personnellement, le mot que Gilles Deleuze, dans Logique du sens, relève dans La Fêlure, de Francis Scott Fitzgerald :

« Toute vie est bien entendu un processus _ éperdument généreux ! _ de démolition« …

Bref :

le livre Ce qu’aimer veut dire

comme la conférence-entretien de Mathieu Lindon, avec Xavier Rosan, le 8 février dernier dans les salons Albert-Mollat,

sont une expérience

et de lecture

_ cf mon article du 14 janvier dernier : Les apprentissages d’amour versus les filiations, ou la lumière des rencontres heureuses d’une vie de Mathieu Lindon _

et d’écoute attentive

d’une intensité, délicatesse, humilité

et justesse d’intelligence de l’exister (et « aimer » !

_ mais qu’est-ce qu’« exister«  sans aimer « vraiment » ?..

Cela ne se faisant certes pas « sur commande«  ! L’« épreuve«  (lire ici la sublime pièce éponyme de Marivaux !) a toujours aussi quelque chose de terriblement « éprouvant«  ; ce que la joie (à ne pas confondre avec le plaisir ! qui la contrefait…) compense, récompense, si l’on veut, et à l’infini ! : sans le moindre calcul, cela va sans dire ! il n’y a de joie que passionnément et généreusement, ce sont des synonymes, éperdue ! _)

proprement admirables !

Titus Curiosus, ce 12 février 2011

 

Jubilation de la déprise du cinéma d’Abbas Kiarostami : la question de l’amour du couple de « Copie conforme » ; et la profonde synthèse de la « lecture » de Frédéric Sabouraud en son « Abbas Kiarostami _ le cinéma revisité »

23mai

Sur le film _ sublime ! _ d’Abbas Kiarostami Copie conforme

et l’essai de Frédéric Sabouraud : Abbas Kiarostami _ le cinéma revisité

Il y a déjà quelque temps que me faisait signe l’œuvre de cinéma d’Abbas Kiarostami.

Une première fois, à travers un courriel de Marie-José Mondzain :

je m’étais alors procuré Où est la maison de mon ami ?, le DVD (aux Films du paradoxe) de l’opus d’Abbas Kiarostami , en 1987 ;

ainsi que ces initiations que sont le Abbas Kiarostami d’Alain Bergala (publié par les Cahiers du Cinéma/les petits cahiers/scérén-CNDP, en 2004)

et le Kiarostami _ le réel, face et pile de Youssef Ishaghpour (aux Éditions Farago, en 2001)…

La seconde fois,

ce fut la rencontre d’Alain Bergala himself (et le plaisir d’une longue conversation) à Aix-en-Provence, pour le vernissage de l’expo Plossu/Cinéma le 23 janvier dernier à la galerie La NonMaison ; cf mon article du 27 janvier : « L’énigme de la renversante douceur Plossu : les expos (au FRAC de Marseille et à la NonMaison d’Aix-en-Provence) & le livre “Plossu Cinéma”« …

C’est la sortie du film « Copie conforme« , avec Juliette Binoche et William Shimell, qui m’a fait franchir allègrement le pas :

non seulement je suis allé regarder deux fois, à ce jour, le film (mercredi et vendredi derniers _ plus une troisième, ce vendredi 28 mai : avec encore plus de plaisir, tant le film porte de richesses !) ;

mais je viens de lire l’essai de Frédéric Sabouraud Abbas Kiarostami _ le cinéma revisité, qui vient tout juste de paraître aux Éditions Universitaires de Rennes : une analyse fouillée et passionnante d’un artiste aussi original que radical en sa démarche et en sa probité !..

Copie conforme m’a littéralement émerveillé !

Cf ce mail (jeudi 20 mai) à Marie-José Mondzain qui connaît personnellement Abbas Kiarostami (qu’elle a rencontré aussi à Téhéran) :

De :  Titus Curiosus

Objet : « Copie conforme » d’Abbas Kiarostami
Date : 20 mai 2010 19:10:32 HAEC
À :   Marie-José Mondzain


Je suis allé voir hier « Copie conforme« , suite (et quasi tout de suite : le temps de déjeuner rapidement) à la présentation
qui en était faite sur France-Culture, avec Abbas Kiarostami,
Juliette Binoche et William Shimell.

J’ai beaucoup aimé l’humanité _ à la fois simple (= franche : vraie) et subtile (respectueuse de la complexité) _ de ce film,
il y a assez longtemps que je n’avais contemplé pareil regard sur les humains…


Je sais, Marie-José, que vous connaissez et appréciez le cinéaste.

J’ai l’intention aussi d’aller revoir le film
pour pénétrer _ mieux regarder _ un peu plus (et mieux) l’humour tendre qu’il comporte
sur notre humaine complexité (nos nœuds de désirs ; ou d’amour).


Il y a si peu de « regards » « humains », ces derniers temps qui courent…

Il se trouve, aussi, que je connais un peu cette région du sud de la Toscane _ ainsi Cortone et Arezzo, sinon Lucignano… _,
où j’avais séjourné une semaine _ nous rayonnions à partir de Cetona, près de Chiusi _ avec ma femme, notre fille aînée et un couple d’amis en 1979 : déjà !..
L’autre semaine, nous l’avions passée à (et autour de) Florence.

Bien à vous,

Titus

Après une seconde vision _ mais j’y reviendrai encore _ de Copie conforme,

je confirme découvrir là _ même si c’est tardivement _ un cinéaste du talent (ou génie) d’un Antonioni et d’un Rossellini ;

ou d’un Faulkner, d’un Joyce, d’une Virginia Woolf,

et d’un Thomas Bernhard ;

ou, un peu plus proches maintenant de nous _ ils sont toujours vivants et créatifs _ : d’un Lobo Antunes, ou d’un Imre Kertész ;

ou encore d’un Francis Bacon ou d’un Lucian Freud ;

ou en musique d’un Bartok :

soient des artistes et auteurs terriblement « vrais« 

qui nous obligent,

chacun en sa spécificité éminemment singulière,

à aborder le « réel » humain dans les détours délicieux et poignants de sa richesse éminemment complexe ;

en demandant sans cesse au lecteur, qui entre, avec eux, dans leur regard et leur phrasé

de méditer activement sur le jeu (presque pervers _ on ne peut pas faire autrement… _) de perspectives des « points de vue« , des regards se croisant _ jusques et y compris leurs aveuglements…

Cet écorché vif, lui aussi, qu’est Abbas Kiarostami, a une vision assez _ l’optimisme de la Théodicée en moins ! _ leibnizienne, à propos de monades (« sans portes ni fenêtres« ) ne parvenant jamais à coïncider véritablement _ alors copuler ! s’unir (ou ré-unir) à un autre en « composant«  avec cet autre ses propres « regards«  !..

Ici le regard (et le discours) de la protagoniste, « elle« , ne parvient pas vraiment à susciter le plein accord (« convaincre » est le terme que l’un et l’autre emploient ! du moins au début _ « elle » dit même, une fois, « prêcher » !..)

de son partenaire (l’écrivain britannique James Miller : « lui« ) de promenade (en voiture, d’abord _ sortir de la ville, demande-t-il _ et puis à pied : dans la petite bourgade médiévale de Lucignano : « spécialisée » dans les cérémonies de mariage)

et (partenaire de) conversation _ et beaucoup, beaucoup plus et mieux « si affinités« , qu’ils ne disent (certes !) pas, eux… : ni en français, ni en anglais, ni en italien, les trois langues qu’ils utilisent tour à tour : d’abord quasi exclusivement l’anglais (sa langue à « lui« ) ; puis les trois langues ; et, en les dernières séquences du film, quasi exclusivement en français (sa langue à « elle« ) : les axes de perspective se sont déplacés (c’est par ce presque imperceptible clinamen-là, infiniment doux et tranquille, que sublimement « joue« , cinématographiquement, la bouleversante extrême finesse du film !..)… _ ;

de même qu’elle échoue _ peut-être ! : le film s’interrompt juste (= une heure) avant… _ à lui faire renoncer à sa décision annoncée dès le départ, en fin de matinée (« elle » ne déjeunera pas avec sa sœur, prévient-elle celle-ci en prenant la voiture…), de la balade (d’Arezzo _ où « elle » dit (à un autre moment du film ; à la tenancière du petit café de Lucignano) résider : « depuis cinq ans« … ; et (probablement) « lui«  a été hébergé (en un local de l’université _ une faculté de Lettres est installée à Arezzo depuis 1969, en annexe à l’Université de Sienne _) ; et a passé la nuit (avec « elle« , dit-« elle« , « elle« , vers la fin…) ; « elle » dont le magasin d’antiquités (ou « galerie d’art« ) se trouve, dit-il « lui« , « à deux pas de l’université«  _)

de même qu’elle échoue _ peut-être, seulement : le film s’interrompant une heure (sur les coups de huit heures sonnant au clocher) avant (le train « à prendre«  de James) : ensuite, c’est la nuit qui (en accéléré) tombe sur Lucignano durant le déroulé du générique de fin : nous n’y prêtons peut-être pas assez attention, comme si le film était déjà terminé !.. _ à lui faire renoncer à sa décision

annoncée dès le départ de la balade, en fin de matinée,

de reprendre un train, à 21 heures : pour quelque obligation professionnelle ou autre, probablement ;

mais sans amertume d’aucun des deux, au final (du film) : ce point est capital _ la lumière en étant probablement l’élément déterminant, eu égard (de la part du cinéaste) à notre « réception » (de « spectateurs«  du film) de l’« état«  d’arrivée des personnages…

Si le théâtre de Marivaux concerne les inquiétudes vibrionnantes de la « naissance » _ quasi torturée : torturante du moins… _ de l’amour (quant à, d’abord, « sa vérité« ),

ce que l’on peut qualifier de « la dramatique » de Kiarostami _ cf déjà Le Rapport, en 1977 : le seul film de Kiarostami consacré, jusqu’à celui-ci en 2010, au couple (c’était au moment de sa séparation d’avec sa femme, nous apprend Frédéric Sabouraud en son passionnant Abbas Kiarostami _ le cinéma revisité…) _

concerne la « poursuite » (ou pas) de la « relation » (amoureuse) ; voire l’éventualité (ou pas) de sa « re-prise«  si interruption de la « relation » il y a eu (cf les comédies dites du « remariage » : mais Kiarostami déteste que le film repose sur l’épine dorsale d’une « histoire« …) ;

en fait, et plus précisément,

elle concerne non pas le fait lui-même, mais les modalités _ qualitatives : à ressentir, éprouver, par nous « spectateurs« , à la suite des émotions des « personnages«  saisies frontalement (via l’incarnation des « acteurs« ) par la caméra de Kiarostami et exposées plein écran en leur sublime infinitésimalité _ chatoyantes (et blessées : jusqu’à une larme qui vient à couler, vers le premier quart ou tiers du film, quand prenant un café _ un « caffè lungo » pour « lui« , un « cappuccino » pour « elle«  _ pour la première fois ils se parlent en demeurant (assis qu’ils sont) face à face _ cela va continuer un peu plus tard : au restaurant « Da Toto« , vers cinq heures ; puis, plus tard encore, vers les sept heures, à la « pensione« , mais pas assis sur des chaises alors, dans la chambre _ dans le tout petit café de Lucignano ; lors de l’évocation, par « lui« , de leur « situation » alors (ainsi que de ce qui s’est passé, du côté de la Piazza della Signoria), à Florence, cinq ans auparavant… : le récit _ de « lui« _ comme la larme _ d’« elle«  : pour une sensation de « déjà vu« , dit-elle _ adviennent dans le tout petit café de Lucignano…)

elle concerne les modalités chatoyantes et blessées, et toujours à vif,

de la « poursuite » de la « relation » amoureuse ;

avec la tension, complexe et toujours mouvante (vivante !), des infra-mouvements d' »approche » de la « présence » et des infra-mouvements de « retrait » de l' »éloignement« , sinon de l' »absence«  totale _ niée par eux deux en une telle « extrémité«  : ils ne seraient pas là (comme le seraient deux étrangers) en train de continuer, continuer, continuer à converser… _, en regard, et en fait, de l’autre (= la tension propre de l’intimité) : un « battement » délicatement clignotant _ parfois sinusoïdalement _, avec ses intermittences d’intensité ; peu prévisible, car en rien mécanique !.. ;

modalités telles qu’elles sont appréhendées (exprimées _ par chacun, à son tour _ et plus encore reçues _ de l’autre ! et par l’autre… _ par les deux protagonistes : la caméra les saisit (en le paysage _ magnifiquement vivant et changeant : mouvant (cf la formulation si juste de Arnaud Hée : en son article de critikat.com…) _ de leur visage, surtout ! et son évolution ! _ le sien à « lui« , silencieusement ravagé (c’est un jour qu’il ne s’est pas rasé, de plus…), dans le miroir (ou faut-il dire « la glace » ?) du cabinet de toilette attenant à la « chambre nuptiale«  de Lucignano, est proprement bouleversant ! sans rien dire de la merveille d’« humanité«  de son sourire à « elle« , étendue quasi chastement sur le lit, juste à côté, et si proche en cette distance : dans les deux séquences _ prodigieuses ! d’« humanité« , donc… _ d’aboutissement du film… _)

la caméra les saisit

_ je reviens aux séquences qui précède les scènes (« anniversaire«  !..) à la « pensione«  nuptiale… : c’était là la surprise qu’« elle » « lui » a promis (« quelque chose qui va t’intéresser !« ), de manière on ne peut plus improvisée, cependant (en un éclair !) au départ d’Arezzo de leur balade dominicale en voiture : et « il«  s’y est livré, se laissant conduire par « elle« _

  • Juliette Binoche et William Shimell  dans Copie conforme

© MK2 Diffusion

la caméra les saisit

presque exclusivement frontalement : tels deux monologues (et visages : face à face) dans lesquels, nous spectateurs du film, sommes  placés, à notre tour _ tel est le dispositif principal décisif (en abyme jubilatoire ! pour qui en accepte, du moins, le vertige !) du cinéma de Kiarostami ! _ dans la situation du récepteur ! _ « regardeur«  et « écouteur«  actif/passif de l’autre _ prenant, à notre tour, « tout » de plein fouet (= sans pouvoir nous y soustraire), au rythme des circonstances survenant : en leur « échange » de « face à face » _ particulièrement quand ils sont assis sur des chaises et se regardent et se parlent par dessus l’espace d’une table : dans le petit café ou dans la salle de restaurant (désertée de clients à cinq heures : alors qu’on se presse au jardin…).

Ce qu’Alain Bergala nomme un « agencement« …

Face à l’altérité-objet en mouvement (du visage de l’autre _ davantage que de son corps entier : assis, le corps est comme contraint, lui, à l’immobilité) qui se déploie sous _ et pour _ notre regard _ ainsi sollicité ! lui aussi ! : il y participe… _ et cependant en partie aussi nous échappe : en son énigme (fondamentale !)

Le cinéma de Kiarostami,

rappelant ici le plus « grand » de celui d’un Bergman _ Le Silence, Le Visage, Une Passion, Cris et chuchotements _

ou d’un Antonioni _ Le Cri, la trilogie de L’Avventura, La Notte, L’Eclisse, ou Identificazione di une donna et Al di là delle nuvole _,

est de ceux qui vont le plus avant (et loin ! vers le fond !)

dans la monstration

_ à l’image-en-mouvement qu’est l’art cinématographique : un des mediums de Kiarostami ; cf aussi la photo (par exemple Pluie et vent, paru en octobre 2008 aux Éditions Gallimard, avec une préface de Christian Boltanski) ; le poème (par exemple Un Loup aux aguets, ou Havres : le premier recueil traduit du persan par Nahal Tajadod & Jean-Claude Carrière, paru aux Éditions La Table ronde en octobre 2008 aussi ; et le second traduit par Tayebeh Hashemi & Jean-Restom Nasser, paru aux Éditions Eres ce mois de juin 2010) ; ou aussi diverses « installations«  _

des abymes vertigineux _ pardon du pléonasme ! _ de l' »humain » (amoureux ici),

à travers les « paysages » des visages…

En une sorte d’exploration sur un mode cinématographique de ce que la démarche de questionnement et méditation philosophiques d’un Vladimir Jankélévitch ou un Emmanuel Lévinas,

a pu, par eux, nous donner

à commencer à déchiffrer…

Dans son opus précédent, Shirin (1h 32),

critique  du film Shirin, réalisé par Abbas Kiarostami

© MK2 Diffusion

Kiarostami a filmé rien que les visages _ « paysages« , selon la magnifiquement pertinente expression d’Arnaud Hée en son bel article « Shirin : pays(vi)sages«  _ des spectatrices d’un film censées assister (et réagir _ = ressentir !) à la projection d’un film sur un écran en une salle de cinéma, à Téhéran :

« en contrepoint de la bande sonore d’un poème de Nezami Ganjavi, « Khosrow e Shirin » (1175), adapté par Mohammad Rahmanian (source Jonathan Rosenbaum, 31 août 2008)« , est-il indiqué page 309 de l’essai de Frédéric Sabouraud…

Mais « il _ Abbas Kiarostami _ a « avoué » après coup qu’elles étaient seules devant une feuille blanche

et qu’il leur avait demandé de penser à un épisode de leur vie qui les avait bouleversées…

« Voulez-vous dire que l’on n’est jamais bouleversé que par sa propre histoire? »

Il a répondu : « oui, je le pense » »…

A propos du tournage du Goût de la cerise (le film est sorti en 1997),

Kiarostami, page 88, « affirme à propos du tournage qu’aucun des acteurs n’a rencontré son partenaire«  (…) « C’est essentiellement lui, Kiarostami, qui donnait la réplique à l’un, avant de tourner plus tard avec l’autre en jouant une partie des dialogues.

Ce qui était au départ une contrainte de calendrier des acteurs

est devenu _ voilà ! _ une forme stylistique

qui a permis à Kiarostami de faire de la direction d’acteurs en direct (en imposant un rythme, un ton ; et aussi en intégrant _ à l’improviste _ des dialogues non prévus, par exemple).

Ce dispositif _ voilà ! ou « agencement«  _ accroît la sensation d’altérité _ c’est un point essentiel ! « altérité«  à découvrir et explorer = connaître et apprendre à aimer (et non pas fuir, ou tuer) ! _ que le découpage instaure _ de fait : au ciseau ! le montage (très remarquable ! en sa puissance de « retenue« …) est ici de Bahman Kiarostami _ entre les personnages, de par un léger décalage de jeu _ oui, oui : cela peut se ressentir aussi (légèrement) ici dans la séquence cruciale du repas à Lucignano, vers les cinq heures, à l’osteria « Da Toto«  _ entre les comédiens lié au fait qu’ils n’ont quasiment jamais joué l’un avec l’autre« , peut-on lire page 88, donc, de l’essai très éclairant de Frédéric Sabouraud, à propos du Goût de la cerise, alors, en 1997… _ on en mesure là le degré de qualité de regard de l’analyste !

Copie conforme n’était pas encore tourné lors de la rédaction de l’Abbas Kiarostami _ le cinéma revisité de Frédéric Sabouraud ; ce devait être le comédien François Cluzet (Sami Frey fut aussi un moment pressenti _ et même Robert de Niro…) qui interprète l’écrivain, James Miller ; alors que ce fut le chanteur (d’opéra) William Shimell, l’été 2009…

La « vérité » de l’émotion du personnage interprété par l’acteur et que saisit la caméra du réalisateur

peut aussi passer _ pour « exister«  à l’écran pour le spectateur du film… _

par une certaine cruauté du réalisateur au tournage

afin de l’obtenir au mieux (!), sur le champ, de l’acteur-interprète…

Ainsi, aux pages 123-124 , Frédéric Sabouraud narre-t-il

comment Abbas Kiarostami a obtenu

(afin d' »atteindre cette justesse du jeu qui tourne chez lui à l’obsession« , page 123 :

« un film doit s’approcher, y compris et surtout dans sa logique de reconstitution, au plus près de la vérité qui est « l’essence même de l’art » », page 123 ;

« à condition pour le metteur en scène d’être doté d’une forme de perversion bien spécifique qui consiste à mettre les gens qu’on filme « en condition » pour « jouer vrai » », page 123 ;

« y compris en recourant parfois à des dispositifs fondés sur la cruauté et la souffrance« , page 123)

Frédéric Sabouraud narre alors, donc,

comment Abbas Kiarostami a obtenu

l’émotion bouleversante à l’écran de son petit interprète :

« L’exemple des larmes de Mohamed Reza Nematzadeh (interprété par Ahmad Ahmadpur) dans Où est la maison de mon ami ? est le plus connu,

raconté par Kiarostami lui-même avec une certaine candeur.

Celui-ci explique que

pour faire pleurer le jeune garçon,

il a déchiré devant lui une photo à laquelle il tenait beaucoup« , pages 123-124…

… 

Dans quelle mesure ce solipsisme _ définitif, sans remède, peut-être (ou pas)… _ des personnages

est-il issu de ce qu’a pu ressentir Abbas Kiarostami

d’un surcroît de pression sur les personnes de la part du régime politico-théologique iranien, instauré en 1979 ?

ou bien tient-il à la radicale séparation des sexes qui règne en Iran-Perse depuis bien longtemps ?

Ou bien, encore, à quelque idiosyncrasie d’Abbas Kiarostami lui-même,

ainsi qu’à son histoire personnelle (par exemple sa séparation assez douloureuse d’avec la mère de ses deux fils) ?..

Et que dire, encore, de la solitude _ égocentrée : sur du vide… _ des individus

dans le désert marchandisé qui s’émonde dorénavant presque partout sur la planète ?..

A quoi tient donc la grande difficulté, ici, de se comprendre et de s’aimer

en son cinéma ?..

  • Juliette Binoche et William Shimell  dans Copie conforme

© MK2 Diffusion


Notons toutefois qu’ici :

est-ce en partie dû au choix de (la si expressive !) Juliette Binoche (radieuse ! en le refus de son personnage de consentir définitivement à la situation _ d’éloignement, sinon de séparation (définitive) ou d’absence totale et irréversible (de l’aimé) _ qui lui est faite _ par l’autre…) comme interprète de la principale protagoniste (celle qui conduit la voiture, mène le couple des deux personnages, « couple » au moins d’un après-midi _ commençons-nous par penser durant le premier quart du film… _, en balade à la campagne, et tout particulièrement à Lucignano, jusque devant « l’arbre de vie » (d’or) auprès duquel défilent (et se font « immortaliser » en photo) nombre de couples lors des cérémonies de leur mariage _ à la queue-leu-leu ;

et notons bien qu’entre « copie conforme«  (le pluriel de « copia conforme« ) et « coppie conforme«  (le pluriel de « coppia conforme« ), il n’y a que le redoublement d’une lettre !

de même que la propre sœur, Marie, de l’héroïne de ce film (demeurée, « elle« , sans prénom prononcé : ni par son fils, Laurent, ni par James, peut-être son mari ; devant les spectateurs-récepteurs du film que nous sommes), admire le bégaiement de son mari l’appelant « M-M-M-Marie !..«  _, en Toscane) du film ?

ou à celui de la très fine _ elle est analyste ; je l’apprécie tous les jeudi matin, en sa chronique de 7h 25 sur France-Culture _ Caroline Eliacheff _ fille de Françoise Giroud et épouse de Marin Karmitz _ comme co-scénariste (avec Abbas Kiarostami) ?.. ;

notons _ encore _ toutefois

qu’ici, et pour la première fois dans l’œuvre d’Abbas Kiarostami, le « point de vue » dominant _ = l’initiative _ est

(et demeure : s’accentuant même jusqu’à la magnifique séquence mordorée finale _ dans la chambre (nuptiale) et le réduit attenant du cabinet de toilette où « lui«  se rafraîchissant le visage, s’aperçoit et se regarde alors, un moment, sans complaisance aucune, dans le miroir (et il se trouve que ce dimanche à Lucignano est un jour (sur deux !) où il ne s’est pas rasé, car il a décidé il y a bien longtemps de ne se raser qu’un jour sur deux ; et le contraste sur le visage est combien important !) ; c’est sans doute là, ce regard-ci dans le miroir, ce qu’a finalement obtenu (ou « gagné«  !) sa compagne (qui, elle, de temps en temps, consacre un moment à se maquiller et pomponner, de son côté…) : cette qualité d’attention au « chantier«  (continué) de leur « intimité«  (ou amour : ils « tiennent« « vraiment«  l’un à l’autre dans la tension (parfois blessée) de l’« écart«  de leur proximité toujours exacerbée (et pas du tout « refroidie« , elle)… ; le contraire d’une « absence« , donc ; même si « lui«  prendra (peut-être ! mais cela demeure pendant, ouvert, indéterminé quand vient tomber la nuit sur les toits de Lucignano vue, la-dite nuit, depuis, justement, la petite fenêtre du cabinet de toilette attenant à la chambre numéro 9 (de la « nuit de noces«  initiale, il a exactement quinze ans de là : c’est un anniversaire !) de la pensione de Lucignano)


même si « lui«  prendra (peut-être ! ou peut-être pas…) dans une heure un train : il ne faut que trente minutes pour gagner la gare d’Arezzo, distante de vingt kilomètres,

(probablement, même si cela n’est jamais formellement indiqué (ni reconnaissable) à l’image : il semble que ce soit principalement à Cortona, en effet, qu’ont été tournées les séquences de la « ville«  censée « être« , c’est-à-dire « figurant«  pour nous les spectateurs du film, Arezzo : c’est à Cortona que se trouve la boutique de « Capelli e Ombrelli » « Lorenzini« , longée au sortir de la conférence à l’université par « elle«  et son fils, Laurent, qui la suit, à distance…)

il ne faut que trente minutes pour gagner la gare d’Arezzo, distante de vingt kilomètres

de Lucignano, avions-nous appris au départ de la balade vers Lucignano… _ l’éloignant « lui« , peut-être, ou peut-être pas, sinon de la Toscane (pour la lointaine Angleterre, par exemple), du moins du domicile de son épouse et de leur fils… ; à moins qu’« il«  n’en soit « séparé«  (au point de « devoir loger«  soit à l’hôtel _ comme c’était semble-t-il le cas déjà  à Florence il y a cinq ans… _, soit en un hébergement ad hoc, par exemple dépendant de l’Université, comme la veille de ce jour-ci, à Arezzo, pour la conférence ; même si nous pouvons, aussi, nous demander où ils ont passé « leur nuit« , ainsi qu’« elle«  l’évoque ? dans la chambre (à l’étage) octroyée au « conférencier«  par l’université ? ou bien chez « elle«  ?.. D’où vient-« il«  quand il dépose provisoirement sa valise au rez-de-chaussée de la boutique d’antiquités ?.. On a alors un peu de difficulté à percevoir ce qu’« elle«  est en train de dire _ à sa sœur Marie ? ou serait-ce au téléphone ?.. Bien des blancs demeurent pour nous : à peine des éclats éparpillés d’indices : à reconstituer par nous, si nous voulons bien nous prendre à ce jeu proposé par le metteur-en-scène-auteur du film… _ au rez-de chaussée : elle aussi descendra, ainsi que le chat, l’escalier pour atteindre le sous-sol de la boutique et le rejoindre « lui« , qui l’attend, « elle« …):

dans quelle mesure est-il « possible« , ou pas, à James Miller de se (re-)trouver environ chaque semaine en compagnie (et au domicile) de son épouse et de leur fils ? ainsi qu’« elle » le laisse bel et bien entendre, à un moment du film (dans l’« étalage«  de ses griefs à son encontre à « lui«  : à l’encontre de ses « absences« …) ; ou bien réside-t-il (et vit-il à demeure) désormais beaucoup plus loin : en Angleterre ?.. ; ainsi que l’écrivain-conférencier le laisse supposer, quand il ne s’exprime qu’en anglais (et dans un italien assez approximatif, au tout début…) dans la séquence inaugurale (sa conférence à l’université à propos de son « Copie conforme« …) du film ?.. Le fait (scénaristique) demeure volontairement, bien sûr, « équivoque«  à nos esprits de « spectateurs«  du film : à nous de bien vouloir oser « interpréter« , nous demande expressément, nous intime en quelque sorte, le scénario d’Abbas Kiarostami _ avec Caroline Eliacheff…) ! _,

notons, donc, que pour la première fois dans l’œuvre d’Abbas Kiarostami, le « point de vue » dominant _ = l’initiative _ est (et demeure :

s’accentuant même jusqu’à la magnifique séquence mordorée _ oui ! _ finale

entre sept heures et huit heures du soir,

à la pensione (de la « nuit de noces » d’il y a juste quinze ans !) :

on entend _ et peut compter ! _ les huit coups au clocher de l’église voisine retentissant au dernier plan (long… et fixe ! immobilisé !) du film : la « vue » _ une veduta sublimement humble : à la Thomas Jones (1742-1803) à son séjour napolitain _ des toits avec la battue à toute volée des cloches au modeste clocher _ le générique de fin se déroulant, en prolongement de ce plan-ci, la caméra ne bougeant pas, sur la tombée, accélérée, elle, de la nuit sur Lucignano !.. _)

http://www.spamula.net/blog/i07/jones5.jpg

notons que le « point de vue » dominant, donc, est

celui d’une femme (et de ses attentes, son désir) ;

  • Juliette Binoche dans Copie conforme

© MK2 Diffusion

et qu’il concerne ce qui peut se passer à l’intérieur de la « relation » _ longue et complexe : riche et mouvante, en le « feuilletage » non lisse, mais hérissé de piquants, de ses « strates«  : « pointes«  et « épines«  se chevauchant… _ d' »intimité » en tension, sur-attentive et vectorielle, entre un homme et une femme (en l' »histoire » de cette « intimité » en tension…) _ sujet non abordé depuis 1979 (= l’instauration de la république islamique en Iran) par Abbas Kiarostami : son précédent film là-dessus, Le Rapport, datant de 1977…


Même si le dernier visage (et regards) perçu(s) à l’image sur l’écran

est (et sont) celui (et ceux), bouleversant(s) _ des vagues sur la mer… _, de James, mal rasé, face à la glace du cabinet de toilette : le point d’arrivée de l’intrigue,

juste avant son regard à « lui » sur la veduta (superbe : à la Thomas Jones !) des toits et du clocher de San Francesco de Lucignano sonnant les huit coups de vingt heures…

Pour prolonger cette « introduction » à mon approche, plus détaillée, de Copie conforme,

voici, encore, deux articles découverts sur le net,

l’un d’Éric Vernay, « Copie conforme : leçon de magie signé Kiarostami« ,

l’autre de Mathieu Macheret _ cf sur ce critique mon article du 22 février 2009 : « La splendeur du style cinématographique d’Angela Schanelec _ en ses regards sur Marseille et Berlin (”Nachmittag” + “Marseille” en un très fort DVD !)« _, « Les statues meurent aussi : Copie conforme«  :

« Copie conforme : leçon de magie signé Kiarostami« 

Posté par Éric Vernay le 18.05.10 à 14:18

© MK2 Diffusion

Dans _ le film _ Le Prestige, de Christopher Nolan _ adapté du roman Le Prestige, de Christopher Priest _, on apprenait qu’un tour de magie doit se découper en trois étapes. La Promesse, d’abord, où le prestidigitateur _ soit l’artiste ! _ montre au public quelque chose qui semble ordinaire, mais ne l’est pas _ quelque chose y étant caché et à découvrir, révéler… Le Revirement ensuite, pendant lequel le magicien rend l’acte ordinaire extraordinaire. Le Prestige, enfin, où l’imprévu _ pour le naïf que nous, spectateurs fascinés, sommes tout d’abord… _ se produit.

Copie conforme, le film d’Abbas Kiarostami présenté en compétition à Cannes cette année, ne procède pas autrement. Tournant pour la première fois hors de ses terres iraniennes, avec un casting international (franco-italo-anglais), le réalisateur retrouve son obsession de la frontière entre réel et fiction _ peut-on dire cela ?.. Rien n’est fantastique dans le cinéma de Kiarostami !.. Lecteur allergique au spoiler, passe ton chemin, la suite de ce post en contient.

Un homme rencontre _ il s’est déplacé pour cela : jusqu’à Arezzo, en train : puis jusqu’au magasin d’antiquités, à pied ; puis en venant à Lucignano, dans la voiture de celle qui lui a proposé de passer cette journée de dimanche d’été en la compagnie l’un de l’autre… _ une femme. Ils se retrouvent _ après quelles péripéties ? ce point-ci est crucial ! _ en Italie, en Toscane : Promesse _ dans l’esprit surtout de quelques spectateurs… _ d’une belle histoire d’amour. Leur discussion _ académique, d’abord _, portant sur la valeur de la copie par rapport à l’original dans l’art, les mène dans un petit bistrot où la femme, par jeu, prétend _ ou plutôt laisse dire (et penser) à la patronne du café _ que l’homme _ l’écrivain, auteur du livre « Copie conforme«  : James Miller, anglais _ est son mari. Lequel se prend au jeu avec une telle aisance _ lui qui disait ne parler qu’anglais, va se mettre bientôt à manier aussi bien et le français et l’italien, que son interlocutrice ! _, qu’il pose question _ au spectateur que nous sommes : à la manière (mais non fantastique, cependant, ici) dont procède (et nous subjugue) un David Lynch dans « Lost highway«  _ sur la véracité de la première partie. Se connaissaient-ils _ donc _ avant ? Étonnant revirement _ comment interpréter alors l’attitude du fils turbulent (extrêmement bien interprété par le jeune et très malicieux Adrian Moore) de ce pseudo couple, au comportant totalement étranger, apparemment, lui, à cet homme : « l’écrivain », le nomme-t-il ?.. Et comment comprendre le « rappel«  d’une « situation« , à Florence, épiée répétitivement, est-il dit, depuis la fenêtre d’un hôtel où séjournait James Miller, puis d’une conversation à demi-perçue Piazza della Signoria, il y a cinq ans ?.. Alors que le vrai-faux couple déambule dans une Toscane saturée _ le village de Lucignano, avec son précieux « arbre de vie«  d’or… _ d’amoureux de tous âges, comme autant de copies incarnées d’un original _ nuptial _ chimérique _ à diverses reprises « moqué«  par « lui«  : comme une illusion méchamment porteuse d’amertumes ne manquant pas de survenir… _, le Prestige s’accomplit, rendant l’illusion aussi solide _ enfin : est-ce alors seulement rien qu’une « illusion«  ?.. je ne le pense personnellement pas ! _ que le réel : certitude _ désirée, du moins… _ d’un amour au centre d’un indécidable entre-deux _ plutôt : qui continue (encore ; toujours…) de « battre«  Le Voyage en Italie de Rossellini flirte alors avec Mulholland Drive _ ça, c’est à discuter !

Grâce à une direction d’acteurs _ en effet ! Kiarostami est d’une poigne implacable ! _ extraordinaire (sublimes _ oui ! _ Juliette Binoche et William Shimell, célèbre baryton débutant _ ici _ au cinéma _ après avoir été dirigé par Abbas Kiarostami en un Cosi fan tutte à Aix-en-Provence l’été 2008, sous la direction musicale de Christophe Rousset : les deux acteurs sont sous sa direction prodigieux ! tous deux !), et à la précision d’une mise en scène dévouée au miroitement _ oui ! _, au cadre (passionnant travail sur le champ/contre-champ _ oui ! _), et à la mise en abyme, Kiarostami insuffle au brillant de son tour de passe-passe scénaristique l’ampleur émotionnelle d’un grand mélo _ sans y faire adhérer par une quelconque « identification«  les spectateurs !!! toutefois… _, tout en poursuivant _ en nous faisant constamment nous y associer… _ sa réflexion théorique _ éminemment questionneuse, fouailleuse… _ sur le cinéma en train de se faire. Malgré l’artifice (_ brechtiennement _ affiché) du dispositif, la magie _ de la virtuosité de ce questionnement induit _ opère en effet _ oui _ et le trouble persiste _ oui ! _ longtemps après _ oui ! _ la séance : un grand Kiarostami _ en effet.

Et le second article, du très doué Mathieu Macheret :

Les Statues meurent aussi

Copie conforme

réalisé par Abbas Kiarostami

18 mai 2010

critique du film Copie conforme, réalisé par Abbas Kiarostami

© MK2 Diffusion

Pour la première fois, Kiarostami quitte l’Iran _ en effet _ au profit d’une petite balade en Europe _ entre Arezzo et Lucignano : bourgade médiévale où l’on court se marier… Copie conforme est un film diablement retors _ oui, da… _, comme semble l’indiquer son casting : une Juliette Binoche confirmée y apparaît en compagnie de William Shimell, fameux baryton anglais et pur débutant à l’écran _ magistralement : quel magnifique comédien ! Sur les traces du cinéma italien d’après-guerre (notamment celui de Rossellini), il réserve au spectateur ce genre de vertige typiquement kiarostamien _ oui ! et c’est un délice sans maniérisme ni préciosité : chapeau ! _, dans la lignée de Close Up, un doute fondamental _ radical et peut-être perpétuel _, un appel d’air susceptible de l’aspirer tout entier. Gare, donc _ voilà !..


Le dernier film d’Abbas Kiarostami est comme foudroyé, en plein milieu, par un violent éclair _ silencieux, sans cri et sans pathos : tout de « retenue« , tant des interprètes que du cinéaste. Ou, disons plutôt, rayé de haut en bas par une larme, s’écoulant doucement _ oui ! _ sur la joue de son actrice principale, Juliette Binoche _ dont le personnage demeure pour nous sans nom, faute d’être appelée jamais par son prénom ou son nom : par personne dans ce qui nous est donné à voir et à entendre ici… La larme procède d’un irrésistiblement poignant sentiment de « déjà vu«  éprouvé par le personnage… Avant cela, on assistait à une étrange comédie romantique, version Gentleman Farmer, de deux adultes dans la fleur de l’âge qui se rencontrent _ lui auteur, elle, lectrice _ à l’occasion d’une conférence en Toscane. Lui, directement sorti d’un roman Harlequin _ à nuancer : ce n’est pas si caricatural… _, est l’auteur grisonnant _ séduisant ; et tout de flegme britannique : il est aussi en représentation lors de la conférence initiale devant un public de lecteurs, à l’université _ d’un ouvrage sur l’art intitulé « Copie conforme« , qu’il présente et dédicace à son lectorat italien. Elle, directement sortie _ mais sans affèterie _  d’un élégant magazine féminin, tient une galerie d’art _ un magasin d’antiquités _ et s’intéresse _ déjà professionnellement ; même si celle-ci exerce sa profession sans passion, presque « par hasard« , dit-elle… _ aux thèses soutenues par l’écrivain, sans pour autant les partager complètement _ et pour cause ! Un voyage en voiture typique du cinéaste _ auteur de plusieurs « car-films«  _, au cours duquel les reflets du décor toscan défilent sur le pare-brise et se surimpriment sur les visages des passagers, les voit débattre de la question _ des valeurs respectives _ de la copie et de l’original. Lui défend la valeur intrinsèque de la copie _ éventuellement _ comme un chemin conduisant à l’original _ mais qui permet surtout de se passer très commodément, pragmatiquement, de l’original… _, et réfute toute hiérarchisation _ substantialisée _ des deux termes _ un clou chassant l’autre… Elle nuance ses propos et le ramène sans cesse sur le terrain de la pratique _ existentielle _, des réalités _ plus objectives des choses mêmes : c’est que du « réel« , ils n’ont pas tout à fait les mêmes critères… C’est lors d’une petite escale _ pause _ dans un café _ accueillant et réparateur (ils n’ont pas déjeuné : seulement discuté…) _ que le film, d’une manière inattendue, se plie en deux _ oui !

Quelque chose n’allait pas. Binoche _ = son personnage _ semblait _ jusqu’alors _ trop à l’étroit, compressée par un environnement où sa pétulance _ de femme (et sujet) désirant(e) _ faisait tache. William Shimell _ une sorte de Jeremy Irons encore plus tranquille en son élégance : mais pas glacé !!! il « vibre«  en son silence et en ses défausses, sans jamais rompre la « relation«  _ semblait trop parfait, trop absolument séduisant, trop en carton pour ne pas risquer de se retourner soudainement sur lui-même. Ce couple, on le connaît, on l’a déjà vu mille fois _ sur des écrans. A ce moment du film, on se dit _ quoi qu’on sache (même un peu) déjà de la malice d’un Kiarostami… _ qu’on sait trop exactement où il va. Dès que la larme est lâchée, un second film commence _ oui ! _ et dévoile plus clairement le projet _ déstabilisant ou même dynamiteur (mais sans déflagration tonitruante) des clichés _ de Kiarostami _ en direction des spectateurs que nous sommes. Il fallait toute une première partie _ le premier quart du film _ parodique (la comédie romantique, le soap) pour annoncer le parcours d’un film qui, lui aussi, marche d’un pas souverain _ oui ! _ de la copie à l’original _ peut-être bien… On apprend alors _ ou plutôt on se demande : à partir de quelques indices qui se découvrent : si on y prête assez attention ; même si beaucoup semblent continuer de nous échapper… _ que les deux personnages ne viennent peut-être pas de se rencontrer _ en effet : leur échange n’est pas de nature simplement touristique ou culturelle… _, mais se connaissent depuis longtemps _ quinze ans ! Qu’ils forment déjà un couple _ qui poursuit sa « relation » complexe et riche… Qu’ils sont mariés depuis quinze ans. Que le fils _ de treize-quatorze ans : il vient de fêter son anniversaire la semaine qui précède… _ de Juliette, qu’on croise au début du film, est aussi le fils de l’écrivain _ tiens donc ! Rien n’en fournissait jusqu’ici, du moins à la première apparence, le moindre début d’un indice… Qu’ils n’ont jamais cessé _ par exemple cinq ans auparavant, à Florence, déjà, Piazza de la Signoria : leur fils Laurent avait huit ans, apprend-on au passage d’une réplique… _ de se connaître _ elle se plaint de son « absence«  : au propre comme au figuré _ et que le simulacre de rencontre _ à la conférence, puis après : mais à mieux regarder la séquence d’ouverture du film, on s’aperçoit qu’ils se trouvaient ensemble, tous les trois, à l’entrée de la salle de conférence… _, de fraîcheur, d’affinité, de séduction, de désir, qu’ils nous ont joué jusqu’alors _ du moins depuis le départ de cette escapade hors la ville : en effet ! _ devait bien nous conduire à la vérité _ oui ! _ de leur couple : la désunion, l’effritement, le doute _ à moins qu’il ne s’agisse d’efforts pour « surmonter«  tout cela ! _ la crise _ James Miller emporte avec lui sa valise ; et a fixé comme terme à la balade dans la campagne toscane l’heure (21 heures) du train qu’il doit (re-)prendre : pour où ? Ce n’est pas un avion qu’il va prendre ; du moins tout d’abord… Une interférence s’installe, vertigineuse _ mais pas du registre du fantastique (comme à la Lynch) ici… On pourrait alors penser que Kiarostami soumet ses personnages aux besoins esthétiques _ tiens donc ? _ d’une expérience de traversée du miroir. Mais pas du tout _ en effet ! Celle-ci permet au contraire de saisir leur naissance _ ou passage, transitoire _ à la fiction _ = un jeu subtil et stylé de grandes personnes sans la moindre hystérie _ d’une manière infiniment délicate _ absolument ! _, de les voir émerger d’un glacis plat _ convenu (= attendu en nos têtes) _ et prendre petit à petit du relief, de la profondeur _ pour nous : en même temps que nos questions (se bousculant) de « spectateurs«  de ce jeu. Et cette émergence passe par une redécouverte _ oui ! _, le second apprentissage _ voilà ! _ des gestes fondamentaux de l’amour _ vivant ; et non ranci (même en sursis…) _ : poser sa main sur l’épaule de sa femme _ comme le conseille un Don Alfonso français, interprété avec tout ce qu’il y faut d’élégance par Jean-Claude Carrière, comme sortant tout frais d’un film du corrosif Bunuel _, se faire belle pour son mari, se regarder, s’écouter _ l’un l’autre. Réapprendre des gestes, c’est passer une seconde fois _ mais différemment : avec expérience _ par un même trajet, s’insérer dans la trace d’une inscription, la réécrire, repasser par dessus _ et dépasser (= « surmonter« ) l’innocence naïve de la première fois. En somme, tout le travail du copiste qui tente de reproduire _ mais fait beaucoup mieux que cela ! _ les formes de l’original. Copie conforme est un film qui se lit dans les deux sens. De la copie à l’original. De l’original à la copie. Du début à la fin. De la fin au début. D’où la rayure centrale, cette pliure laissée par la larme de Juliette Binoche _ au rappel, par « lui« , le narrant, d’une sensation de « déjà vu« , pour « elle« , Piazza della Signoria : nous n’en saurons pas davantage, cependant… _ et qui dessine, à l’échelle du film, comme un plan de réflexion (au sens géométrique du terme) _ et qui vaut discrètement (sans didactisme aucun) pour les spectateurs autant que pour les personnages ainsi « exposés«  par l’auteur : à la façon d’un conte subtil de Diderot…

Il est tout naturel qu’un film sur la copie nous conduise de la parodie _ des clichés hollywoodiens _ au modèle _ d’un amour réel, lui, et « vibrant«  Ce couple qui tente de freiner son entropie  _ oui ! _, de remonter ses pendules _ si l’on veut : pour qui sonne le glas ? cf le plan final des cloches sonnant les huit heures du soir au clocher de Lucignano _ en tournant autour des œuvres du passé _ le souvenir de la « scène«  à demi-perçue (vue sans être complètement entendue) de la Piazza della Signoria, il y a cinq ans ? par exemple ?.. _, marche du même pas que l’Ingrid Bergman et le George Sanders de Voyage en Italie. Les deux films ne proposent rien moins, en guise de palliatif au déclin amoureux, qu’une épreuve du temps _ et de la capacité « humaine«  de murissement : même quand (presque) tout se met à aller bien trop vite… Mais le parcours que Copie conforme destine _ quoique demeurant ouvert ! c’est important ! _ à ses deux personnages s’avère autrement plus terrible _ en matière de douleur éprouvée _ que la montée vers la grâce rossellinienne. Ils s’embourbent, ils s’écroulent _ craquent. Elle s’embourbe _ à un moment _ de maquillage et s’affuble de colifichets (des boucles d’oreilles très toc) quand, lors d’un repas terriblement gênant _ il est, sur les cinq heures, l’acmé (doublement colérique) de la « crise«  _, elle essaye encore une fois de plaire à son mari. Lui s’écroule _ telle est une de ses « pentes«  ; mais ce n’est pas la seule… _ dans une mauvaise humeur terne, une lâcheté de chaque instant _ pas tout à fait… _, avec cette façon de botter en touche, de tout refuser comme un petit garçon boudeur et orgueilleux. Chacun en prend pour son grade _ certes _ alors que chaque tentative de rapprochement _ elles se multiplient ! _ débouche sur une égratignure _ c’est tout à fait cela ! C’est la grande problématique du miroir : il met en contact deux mondes qui ne se rencontrent jamais _ du moins pas tout de suite : c’est plus complexe à « réaliser » : il faut redoubler d’efforts mutuels (mais ils y progressent) Deux mondes semblables mais inversés. Diamétralement opposés. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que la caméra de Kiarostami se substitue si souvent à un miroir _ qui nous implique nous aussi, « spectateurs«  ! _, face auquel le visage des personnages, dès qu’ils s’isolent, nous apparaît plein cadre. Ils traduisent l’isolement _ oui ! _ de chaque terme _ les monades « sans portes ni fenêtres«  de Leibniz ; mais ici sans « harmonie préétablie«  ; sans deus ex machina, désormais… _ face à lui-même _ ou son vide ? avec pour première direction immédiatement disponible, celle du misérable « désir mimétique » (conformiste)… _, devant sa propre incapacité à faire rentrer _ ou enfin entrer ? y fut-il jamais déjà, jusqu’ici ?.. _ l’autre dans son champ _ il s’en faut d’un geste (donné) ; ou de son acceptation (donnée, elle aussi)… De même que de s’envisager soi-même comme un autre, ainsi que l’exprime si bien un Paul Ricœur ! Ces plans frontaux, qui cherchent le plus grand dénuement _ la nudité conjuguée de l’acteur et du personnage (en une adresse au « spectateur«  (invité) que nous sommes, en regard) _ claquent les uns contre les autres dans un choc tout aussi frontal _ mais sans pathos, ni grandiloquence surlignée : tout est « en retenue« , chaque fois. Ils sont comme les coulisses _ oui : brechtiennes _ d’une guerre sourde, d’une lèpre irréversible qui déforme les êtres et les fige dans leur plus grotesque posture _ s’ils n’apprennent pas à le « surmonter«  : tel est le défi !.. Le propos de Kiarostami _ mais il n’est certes pas un didacticien, un donneur de leçon (morale ou existentielle) lourdingue : il s’intéresse seulement à la « prise en compte«  (fine, incroyablement légère ! quel art subtil ! sublime !) à la « prise en compte«  purement et simplement (mais que d’efforts, pour chacun d’entre nous, pour accéder à cela !) « réaliste«  du « réel » ! ce qui n’est certes pas peu ! en sa visée de « vérité«  profonde : fondamentale, quant à l’« humain«  _ sur le mariage est terrifiant : après la parodie, la pétrification _ du moins pour qui laisse dégénérer les choses, le processus…

Mathieu Macheret


Alors, maintenant

mon regard sur ce film.

Après un long plan fixe sur la tribune d’une salle de conférence (d’une université : à Arezzo : la Faculté des Lettres et Philosophie y est une annexe de l’Université de Sienne, depuis 1969), tribune sur laquelle s’aperçoivent rien que deux micros et un livre (dont on peut lire le titre, en italien : « copia conforme » : au singulier _ avec pour illustration deux têtes (se faisant face) du David de Michel-Ange : si l’original de la statue est à l’Accademia, une copie s’en trouve sur la Piazza della Signoria, à Florence _),

et suivi d’une annonce d’un léger retard du conférencier (« hébergé » cependant pas plus loin qu’à l’étage _ et pas ailleurs ! _, est-il annoncé, par celui qui n’est autre que le traducteur en italien du livre _ et qu’interprète Angelo Barbagallo, qui intervient aussi dans la production du film, pour Bìbì : le film est en effet une production MK2 en coproduction avec l’italien Bìbì et France 3 Cinéma, et avec le soutien de Canal Plus, du CNC et de la Commission du Film de la Province de Toscane),

nous apercevons _ mais sans que la caméra s’y focalise : c’est à la seconde vision du film que je m’en suis aperçu, en tâchant de mieux percevoir (et retenir) un peu de ce qui m’avait échappé la première fois… _ l’arrivée du conférencier qu’interprète William Shimell,

accompagné d’une femme et d’un jeune garçon _ de treize-quatorze ans _ qui demeurent d’abord, un instant, ces deux-là, debout au fond de la salle (et ayant fait signer à l’auteur, là, deux exemplaires de son livre : un pour un « Pierre« , l’autre pour le garçon, Laurent ; mais sans qu' »elle » demande au conférencier-auteur (« lui« ) d’écrire aussi, en plus de ce prénom, « Laurent« , le nom de famille du garçon, qui s’en plaindra par la suite : « ayant un nom de famille ! moi aussi !« , dira-t-il à sa mère _ et apprendrons-nous, un peu plus tard : au café où le garçon, affamé et assoiffé, se restaure…),

tandis que le conférencier-auteur _ qui demande à deux autres de ses lecteurs de bien vouloir attendre la fin de la conférence pour qu’il leur dédicace leur exemplaire de son livre _ gagne promptement, seul, la tribune et le micro… Ce jour-ci, samedi, il est rasé de près…

Puis, cette femme viendra s’installer au premier rang (parmi les places « réservées« ), tout à côté du traducteur du livre en italien ;

pendant que le garçon (âgé de treize-quatorze ans ; très brun _ et ressemblant de façon assez  troublante à Juliette Binoche _), refusant de s’asseoir, vient, devant, lui aussi, non loin de l’estrade, se tenir debout contre un mur, de l’autre côté que sa mère, et tripotant fébrilement un jeu électronique…

Le conférencier James Miller, qui refuse de se définir comme « historien de l’art » académique, présente alors _ il s’efforce de dire, un peu maladroitement, quelques mots en italien avant de s’exprimer exclusivement en anglais _ la thèse paradoxale de son essai : une copie n’a pas moins de valeur _ en soi _ qu’un original… Ce qui importe, en fait, et seulement, est l’usage _ tout subjectif _ qu’on (= chacun) en fait pour soi ; le plaisir que le regard subjectif est capable d’en retirer (= pour soi) _ soit une thèse (qui sera réitérée plus tard !) dans le droit fil des positions empiristes des Anglais, Écossais et autres Irlandais du XVIIIème siècle à propos du sentiment (ou jugement de goût) esthétique, tels que Shaftesbury, Hume ou Burke… Ainsi que des thèses, en suivant, au XIXème siècle, des pragmatistes anglo-saxons : Stuart-Mill, Emerson, William James… Soit un régime de stricte équivalence purement utilitaire (pragmatique) et du seul point de vue (égocentrique) de l’usager…

La jeune femme, qu’interprète, la quarantaine rayonnante, la lumineuse _ et elle le sera bien davantage au fur et à mesure du déroulé du film _  Julienne Binoche, quitte prématurément la conférence, et amène le garçon _ dont l’agitation l’agaçait fortement : il avait faim et soif ! et elle doit se le coltiner ! _ dans un bar de la ville _ les images semblent avoir été tournées à Cortona : par exemple, le magasin de « Cappelli e Ombrelli Lorenzini«  devant la devanture duquel ils sont passés… _ : afin de consommer quelque hamburger / coca cola ;

pendant que celui-ci, commentant le petit mot que celle-ci (« elle« ), a glissé (pas assez discrètement pour que cela échappe au garçon, en tout cas) au traducteur _ « ce type«  ami du conférencier, dit le garçon… _ du livre à destination du conférencier (« lui » : ou « l’écrivain« , dit le garçon ironiquement à sa mère ! il ne dit certes pas « papa » ; ni « mon père » ! il cherche plutôt à les éloigner ! séparer !..),

pendant que le garçon

ironise sur le désir de sa mère de rencontrer (en un rendez-vous) « le conférencier«  _ en lui faisant communiquer (par le traducteur : « ce type« , dit-il) le numéro de téléphone où la joindre, probablement ; ou quelque autre indication ad hoc ! _ : la mère et son fils se parlant tout le temps, eux, en français…

Que déduire, a posteriori, de cette « pique » du garçon à sa mère ? Quel indice (malicieux, citronné : le garnement a l’esprit vif et déluré !) constitue-t-il _ et peut-il nous fournir rétrospectivement, à nous « spectateurs«  du film : auxquels, au présent (vif, rapide) de la séquence, le contexte fait, forcément, défaut à la première vision… _ à propos de l' »état« , alors _ à ce moment (de départ ! le samedi) du déroulé des deux journées du film : l’équipée à Lucignano aura lieu, elle, le lendemain, le dimanche après-midi : ils quitteront la ville, Arezzo, vers la fin de la matinée… _ à propos de l' »état« , alors, des « rapports » entre les deux principaux protagonistes ?.. A nous de le décrypter ! au passage et au vol

_ à l’instar du gamin (excellent Adrian Moore ! avec sa frange très brune qui lui mange les yeux, très noirs),

le spectateur de Kiarostami doit lui aussi s’initier, et vite, à l’exercice au vif du juger et former sur le tas (de la circonstance déboulant _ à la vue comme à l’oreille : les deux souvent en décalage ! _) sa sagacité !

malheur ici (où les dialogues, spécialement, pétillent, pétaradent, à fleurets bien près d’être démouchetés !..), ainsi que dans la « vie moderne«  accélérée (cf là-dessus Paul Virilio…), malheur aux lents, aux lourds, et autres ahuris : les largués s’excluent de la séance (en protestant qu’il s’y ennuyaient : c’est une des ironies fines du paradoxe !)…

La séquence suivante a lieu le lendemain matin _ à Arezzo : nous apprendrons, en effet, que depuis cinq ans c’est là que réside (après avoir vécu auparavant à Florence) la française ; juste « à deux pas, à pieds«  de l’université : au magasin d’antiquités (en sous-sol) qu’« elle«  tient (« I Sirene » peut-on lire au générique final…), avec l’aide, probablement, de sa sœur Marie : elles se parlent (on n’aperçoit jamais Marie à l’image) au moins trois fois dans le film : à l’arrivée, puis au départ de James à et de la boutique d’antiquités, le dimanche matin ; puis, un peu plus tard, au téléphone portable, vers 14 heures, quand Marie ne sachant plus comment « gérer » le comportement de son turbulent neveu Laurent, suite au report d’une heure de sa « leçon particulière«  : il prétend aller « patiner«  entre-temps à la patinoire !., joint sa sœur qui vient d’arriver à Lucignano ; et lui demande de se débrouiller…

Le conférencier anglais _ il dépose préalablement sa valise à roulettes en haut d’un long escalier descendant vers le sous-sol _ se rend au sous-sol, où se tient une partie au moins de la boutique. Mais, dès que l’aura rejoint l’antiquaire _ on l’entendait échanger quelques mots avec vraisemblablement sa sœur Marie, au rez-de-chaussée _, laquelle, parvenue au sous-sol, entame la conversation en attaquant bille en tête le paradoxe (du livre) de la prétention à l’équivalence des copies et de l’original, « lui » lui exprimera son désir de sortir de la ville et prendre l’air à la campagne _ « elle«  s’était mise à sa disposition pour l’accompagner là où il lui plairait d’aller : mais faire des courses un dimanche : les magasins sont fermés !.. Au moins aller prendre un café…

Les « copies » _ j’y reviens ! _ pourraient-elles désigner, ainsi, d’autres femmes (telles que des maîtresses : « amante« , en italien et au pluriel) ? et « l’original« , l’épouse, la toute première aimée ? Ce sera une piste de questions qu’effleurera, mais sans s’y attarder le moins du monde _ pas davantage que le dialogue ni le scénario du film ne s’y appesantissent _ la tenancière (perspicace et bienveillante) du tout petit café à Lucignano ; lors de la séquence-tournant-du-film, un peu plus tard : celle-ci (une sexagénaire pleine de sagesse) fera un vif éloge du statut de « femme mariée » (« donna sposata« ) _ excellente Gianna Giachetti !..

En gagnant la voiture de la jeune femme, muni de la valise légère qu’il avait déjà _ et qu’il avait déposée (avant d’entreprendre la descente, par un vieil et assez étroit, et long, escalier de pierre, au sous-sol) _ en arrivant au magasin d’antiquités _ et qu’il a donc reprise au rez-de chaussée du magasin _, et à la question de savoir où il désire être conduit se promener,

« il » répond que peu lui importe où ils iront en balade,

son unique contrainte personnelle étant de devoir _ absolument _ reprendre le train ce soir à 21 heures : lui « accordant » sa journée, ainsi _ il est assez peu vraisemblable qu’il accorderait ainsi sa journée à une totale inconnue de « lui« 

Non sans un éclat de gourmandise dans le sourire, la pupille,

« elle » lui annonce alors, en un éclair d’improvisation malicieux, qu’elle va le conduire à quelque chose qui va l' »intéresser » ; et constituer pour « lui » une « surprise » ;

et il y en a, dit-elle alors, à peine pour une demi-heure de route _ la distance entre Arezzo et Lucignano est d’environ vingt kilomètres…

Commence alors une (permanente et virevoltante) conversation en voiture,

que la caméra de Kiarostami « suit » frontalement (et fixement) à travers le pare-brise ;

pendant que s’aperçoivent, à travers la lunette arrière surtout (mais aussi les vitres des côtés), après le lacis des voies de circulation plus ou moins encombrées de la ville où ils commencent par tourner, errer, quelques vues de la (superbe) campagne toscane (ensoleillée).


« Elle » en profite pour « lui » faire signer, tandis qu’ils commencent à rouler, encore en ville, six nouveaux exemplaires de son livre : l’un avec une dédicace pour sa sœur Marie (dont le mari bégaie, on ne peut davantage amoureusement : « M-M-M-M-Marie« , ainsi qu’il l’appelle-t-il joliment sans cesse ! mais c’est aussi un homme qui n’a guère de tropisme envers le travail…) ; une autre pour un « Alain » ; un troisième pour un « Professeur MIAO » ; et les trois autres sans dédicace : juste la signature…


Ce n’est pas tout à fait par hasard que la conductrice les mène _ la route est souvent à flanc de collines, et passe entre des rangées prestes et élégantes de très vénérables cyprés _ à Lucignano, une bourgade médiévale _ qui fut siennoise avant d’être florentine (et péruginoise aussi ; ainsi qu’arétine), et qui, de sa position sur la colline, domine le Val di Chiana : maintenant, la ville fait administrativement partie de la province d’Arezzo _,

une cité où les couples viennent nombreux, quasi en foule _ c’est une tradition qui « marche«  très fort ! on le constate aussi ce jour-là : un dimanche… _ se marier, accourant se faire photographier devant un majestueux « arbre de vie » (étincelant de ses ors et pierreries), splendeur d’orfèvrerie accessible (en une pièce à lui seul consacrée) au musée municipal, désormais : ce chef d’œuvre d’orfèvrerie médiévale ayant la réputation de « porter bonheur » aux nouveaux époux…

C’est ainsi qu’un jeune couple de tout frais mariés demande à ce « beau couple » resplendissant que, en effet, tous deux, elle, la française, et lui, l’anglais _ c’est en anglais exclusivement que jusqu’ici tous deux conversent entre eux… _ forment maintenant, « en la fleur de leur âge« ,

de se joindre à eux pour une photo « porte-bonheur » devant « l’arbre de vie«  d’or de Lucignano

_ James se faisant, toutefois, « prier«  ; il n’avait pas voulu aller (re-)voir (ayant déclaré, aussi, n’être jusqu’ici « jamais venu«  à ce village !) la sculpture monumentale, s’étant assis sur le seuil de la pièce où celle-ci se visite, et décidé à n’en pas bouger pendant qu’« elle » allait contempler « l’arbre de vie«  en sa magnificence ; c’est la jeune mariée qui finira par obtenir _ « c’est mon mariage«  ! _ qu’il vienne tout de même se joindre à eux (et à « elle« ) pour prendre place sur la photo « porte-bonheur«  (« Auguri !« , dit-on en italien)…

Les deux protagonistes tournant dans les ruelles pavées _ « elle » regrettant alors de n’avoir aux pieds ou à portée (dans sa voiture) que des paires de chaussures à haut-talon… _ concentriques de Lucignano (parsemé de ses kyrielles de couples de nouveaux mariés)

sont fréquemment interrompus dans leur conversation (acérée : ils ne sont pas d’accord et joutent à affronter leurs « convictions » respectives _ sur copie et original) par des appels comminatoires _ stridence des sonneries ! _ sur leur portable

_ lui, pour des raisons en partie professionnelles : il « se consacre«  à son travail, semble-t-il, même un dimanche ;

elle, par des appels de sa sœur Marie (dont elle est très proche ; et qui s’occupe aussi, très vraisemblablement, avec elle et du magasin d’antiquités et de Laurent, son neveu, quand la mère de celui-ci s’absente, comme c’est le cas cet après-midi-ci…)

et de son fils, Laurent, qui recherche un ustensile (nécessaire à sa « leçon particulière« ) dans l’appartement, et qui a parfois du mal à « se tenir«  à ses tâches scolaires (en l’occurrence cette « leçon particulière«  d’une heure, à domicile, ce dimanche après-midi, à deux heures : elle est « repoussée«  d’une heure par le professeur : à trois heures…) :

un thème très présent (par exemple, en 1989, le court-métrage Devoirs du soir…) dans l’œuvre cinématographique d’Abbas Kiarostami ; le garçon (qu’interprète ici excellemment le jeune Adrian Moore) fait partie de ces adolescents « curieux » et « obstinés«  kiarostamiens expérimentant les premiers affres (= un passage obligé !) de la conquête de leur autonomie face aux adultes et éducateurs (cf ici un beau passage sur ce point, citant Kant en son Qu’est-ce que les Lumières ?, pages 118-119 de l’essai de Frédéric Sabouraud)…

C’est lors d’une de ces interruptions

_ « lui«  vient de sortir du petit café, dans une de ces belles ruelles courbes et très étroites de Lucignano, pour répondre à un appel sur le portable : le « telefonino« , comme le désignent les Italiens : un appel professionnel ? une autre femme (ou « amante« , ainsi que l’envisage, mais sans lourdeur ni malveillance aucune, la patronne du tout petit café…) ?.. _

c’est lors d’une de ces interruptions intempestives qui caractérisent désormais notre modernité, que la jeune femme, « elle« , répond à la tenancière (affable, aimable, « maternelle« …) du petit café, qui les prend pour un couple (et un « beau couple » !) marié…

Comme l’a bien noté Mathieu Macheret en son article mentionné plus haut, c’est là

_ avec la « larme«  (d’« elle« ) qui va suivre (par sentiment de « déjà vu«  !!!) lors du récit par « lui«  de ce qu’« il«  observa cinq ans auparavant lors d’un séjour (il logeait à l’hôtel) à Florence : et qui est à l’origine, ainsi qu’il l’affirme à ce moment même du film, de son essai « Copie conforme«  :

à la fois la vision répétée (depuis la fenêtre de la salle de bains : au sortir de la douche, dit-il, d’une chambre d’hôtel, à Florence, donc) d’une mère ralentissant sa marche (les bras croisés…) afin d’attendre son fils qui traîne, un peu trop loin, à sa suite, à chaque coin de rue ;

  • Juliette Binoche dans Copie conforme

© MK2 Diffusion

et celle d’un échange de paroles (à demi perçu seulement ; à demi deviné, par conséquent : par « lui« …) entre cette même mère et ce même fils devant la statue (une copie : l’original est à l’Accademia !) du (célèbre) David de Michel-Ange, Piazza della Signoria (toujours à Florence !) ;

et ce, à partir d’un souvenir personnel d’Abbas Kiarostami lui-même : à l’origine de ce film, par là !.. : le cinéaste en a fait la confidence avant le début du tournage en Toscane, en juin-juillet 2009 (repoussé d’une année pour raisons d’indisponibilité en mars-avril 2008 de Juliette Binoche, au jeu de laquelle Abbas Kiarostami tenait absolument ! comme il avait raison ! ;

et ce qui lui a, aussi, permis d’« apprécier«  les magnifiques aptitudes de comédien-acteur du baryton William Shimell en le dirigeant sur la scène à Aix, en juillet 2008 _ après avoir pressenti, pour son rôle, et Robert de Niro, et Sami Frey, et François Cluzet : une palette fort diverse de « potentialités« , comme on voit…

c’est là

le tournant de Copie conforme.

Au retour de James _ la tenancière (une figure maternelle, donc _ qu’incarne splendidement ! Gianna Giachetti : magnifique en ce rôle-clé sans en avoir l’air…) lui offrant un nouveau « caffè«  : l’autre ayant « refroidi«  : ô la belle métaphore ! _ dans le minuscule local de ce café d’une ruelle courbe de Lucignano,

le couple formé de la française et de l’anglais se met alors à « jouer » ce nouveau « jeu » du « couple marié« … _ du moins est-ce que nous, « spectateurs« , commençons par « penser« , nous « figurer«  ;

sur un site italien (du Val di Chiana), en date du 24 septembre 2008, on peut découvrir ceci, à propos de la trame du scénario envisagé (pour ce film à tourner sur son territoire) : « Per la trama, per ora trapelano poche notizie : sembra che si tratti della storia di una coppia francese, divorziata, che si ritrova successivamente in Italia dove inizia un nuovo rapporto«  ; c’est un indice intéressant !.. : à ce stade de la gestation du film…

Et déboulent alors, en avalanche difficilement arrêtable, des griefs :

c’est « elle » qui mène l’offensive et parle _ de son « absence«  à « lui » : endémique ! et au propre comme au figuré ! _ ; « lui » se défend ou se tait…

Mais désormais ils parlent tous deux _ et tous deux couramment, désormais ! avec beaucoup de brio, les deux ! _ en français et italien, et plus seulement en anglais, comme jusqu’ici _ dans le « jeu«  précédent (beaucoup plus « abstrait«  !), celui de « l’auteur et de l’admiratrice«  (même un peu critique)…

La rencontre impromptue d’un couple d’un certain âge de touristes français _ c’est « pour la quatrième, ou plutôt cinquième fois«  qu’ils viennent « ici«  (« ou en Italie« , du moins, peut-être), dit celle qu’interprète Agathe Natanson _,

sollicité de donner un avis _ « esthétique » comme « existentiel«  : plus encore… _ sur le « couple » de dieux (une déesse posant sa tête au creux de l’épaule du dieu ; ou du monstre…) statufié _ c’est une réalisation du décorateur du film ! _ au milieu de la fontaine monumentale _ montée ad hoc _ de la piazzetta,

est l’occasion, en aparté, d’un conseil « paternel » du mari (interprété par un Jean-Claude Carrière « royal« … : ami commun, à la ville, d’Abbas Kiarostami et Juliette Binoche) à James :

ce dont « elle » a « besoin » _ et cela la « guérira » de son « problème«  !.. _,

c’est seulement du geste de passer son bras (à « lui« ) sur son épaule (à « elle« ) ;

nous ne sommes pas en Iran, ici…

Et de fait, James accomplira très bientôt ce geste…


De même qu' »elle » aussi se laissera aller à appuyer sa tête sur l’épaule de son compagnon…

  • William Shimell et Juliette Binoche  dans Copie conforme

© MK2 Diffusion

Mais les « égratignures » (réciproques) vont continuer un peu encore ; les blessures et les habitudes ne s’effacent pas (ni ne sont surmontées _ à la Hegel ; cf son concept de aufhebung) d’un seul coup de baguette, fût-elle « magique« …

Une habitude a un pli : on a tendance à y retourner…

Au sortir de l’église (San Francesco) de Lucignano

_ « elle«  ne s’y est pas rendue pour « prier« , dit-elle ; mais seulement pour ôter son soutien-gorge qui l’oppressait : l’église même où ils se seraient mariés il y a quinze ans : et ce jour-ci étant même (!) le lendemain du jour anniversaire de leur mariage !!! ainsi qu’« elle«  l’énonce (et même l’actrice en bafouillant un peu : mais la prise a été _ volontairement _ conservée !), à un moment donné : à l’Albergo-Osteria « Da Toto« , au « five o’clock« ,

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à l’acmé de leur réciproque « irritation« … :

à l’évocation, alors, de la nuit qu’ils viennent de passer ensemble (pour cet anniversaire ! James est venu pour cela à Florence ! et « elle«  lui en sait gré…), mais où « lui » (« fatigué« ) s’est trop vite endormi ; cela étant énoncé, et avec douceur cette fois, dans la séquence radieuse (finale) de la chambre de leurs noces, il y a quinze ans… _,

et en même temps qu’un vieux couple _ il y en a donc _ dont la femme porte une attelle à la main gauche (avec deux doigts bandés) ; et l’homme qui la soutient, s’appuie, tout courbé, sur une canne,

« elle » « le » mène à l’hôtel (une « pensione« ) juste en face _ mais « lui » l’a apparemment « oublié« , en ce « petit-jeu«  là, du moins… _ où ils auraient passé, il y a quinze ans tout juste, donc, leur « nuit de noces » ;

ils gagnent même, par un escalier tout étroit, la chambre _ numéro neuf _ (lumineuse au couchant) au troisième étage et à hauteur des toits (« tranquilles« ), où se découvrent des colombes ;

http://www.spamula.net/blog/i07/jones4.jpg

mais « lui » ne se souvient, décidément, de « rien« , quand « elle » se souvient, « par le détail« , de « tout« …

Ils sont cependant tous deux « apaisés » ; et se sourient maintenant (ils se regardent et s’écoutent ; tous deux ont déposé aussi leur veste) : une lumière chaleureuse _ mordorée ! _ de fin d’après-midi (d’été) irradie la scène et le moment de sa grâce _ une lumière que l’on trouve dans les « Annonciations«  de Fra Angelico…

Image

Les cloches de l’église voisine se mettant à carillonner le long du plan final, comme extatique : sur les toits de Lucignano perçus (par la caméra) d’une des (petites) fenêtres grande ouverte _ celle du cabinet de toilette où « lui » est allé se rafraîchir et s’est aperçu (et miré) dans le miroir… _ de ce troisième étage nuptial d’il y a quinze ans déjà _ précédant le déroulé tranquille, ensuite, du générique de fin, sur lequel la nuit vient tomber progressivement (mais en accéléré, aussi) : sur le même plan (immobile, arrêté…) de « toits tranquilles avec clocher« .

Et même si

« il » reprendra peut-être, sinon probablement _ comme convenu à l’avance « entre eux«  deux le matin, un peu avant midi, au départ de la balade dominicale (de la boutique d’antiquités d’Arezzo) _, le train, à 21 heures _ mais nous n’en saurons rien… _,

la conclusion de « l’histoire » n’est cependant pas fermée (ni amère : c’est la douceur qui triomphe _ du moins à mon regard...)…

L’évolution tout au long des 106 minutes du film des visages des deux protagonistes _ « lui » rasé le samedi, pas rasé le dimanche, par exemple ; « elle » de plus en plus détendue au terme de ce dimanche… _

est, elle aussi _ et dans le même mouvement cinématographique, si je puis dire _, merveilleusement signifiante, en sa sobriété ;

avec le mutisme tout de pudeur sur les sentiments éprouvés

qui l’accompagne…

Une ouverture d’éventualités diverses demeure

_ ainsi que dans presque tous les films d’Abbas Kiarostami…

A « eux » _ les deux protagonistes, ainsi qu’à nous, aussi, les « spectateurs«  : en miroir un tant soit peu « réfléchissant« _ de faire, agir,

choisir,

un (tout petit) peu plus _ c’est infinitésimal, mais crucial… _ consciemment maintenant :

quitte à accepter et laisser faire, et approuver _ surtout ! _,

plus généreusement, et de meilleure grâce

_ voilà ce qui émerge peu à peu et finit, à mon regard du moins, par l’emporter sur tous le reste _,

approuver, donc, les initiatives _ et l’idiosyncrasie : aimée _ de l’autre :

avec (et dans) cette lumière chaleureuse et tendre _ mordorée _ de fin d’après-midi d’été toscan…

  • Juliette Binoche dans Copie conforme

© MK2 Diffusion

Don Alfonso, dans Cosi fan tutte _ qu’a mis en scène à Aix Abbas Kiarostami (avec William Shimell dans ce rôle de Don Alfonso) en juillet 2008 _, a un (tout petit) peu plus de recul, lui, que James Miller, ici, dans Copie conforme : un temps d’avance _ celui aussi d’Abbas Kiarostami : lui est né le 22 juin 1940…

C’est peut-être simplement le recul _ de « distanciation« , en progrès, de l’âme _ de l’âge…

Toutefois : quelle est donc la « leçon »,

sinon de Mozart, en sa musique,

au moins celle de Da Ponte, en son livret

de Cosi fan tutte (ossia la scuola degli amante…) _ qui peut aussi se retourner en un « cosi fan tutti » : au masculin ?..

Restant encore à méditer « ce » qui, en ce drama giocoso (de 1790), distingue une Fiordiligi (et un Ferrando : les deux) d’une Dorabella (et un Guglielmo : les deux) _ c’est un des charmes (profond !) de cet opéra déconcertant autant que solaire !.. Déjà !

C’est pourquoi je « trouve«  que le Lucignano d’Abbas Kiarostami, sur sa colline en surplomb du Val di Chiana, a « reçu«  quelque chose de la Naples, sur sa baie, du Cosi de Da Ponte et Mozart _ musique, comprise, bien entendu ! Et via le passage de William Shimell du chant (sur la scène à Aix) au jeu d’acteur de cinéma (ici filmé à Lucignano)…

Pour lesquels (d’entre ces quatre de Cosi : Fiordiligi, Dorabella, Ferrando, Guglielmo) y a-t-il, déjà (et en ouverture de série ouverte, si je puis dire…), « copie conforme » :

de l’une à l’autre (et de l’autre à l’un) ?..

A creuser…

Et le personnage de James

  • William Shimell dans Copie conforme

© MK2 Diffusion

semble lui-même commencer _ car ce n’est pas fini ici ; en dépit du train qui va (peut-être) être pris par « lui« -même, à 21 heures à la gare d’Arezzo… _ à y réfléchir _ devant le miroir du cabinet de toilette de la chambre nuptiale (numéro 9) d’il y a quinze ans (avec nous « spectateurs«  du film témoins de ce mouvement capital !!! de l’esprit de James : capté par le miroir !) : comme si la vie

(et le personnage de sa compagne lui soufflant mais sans pression alors : « Reste !… » ; et en jouant à bégayer sur son prénom : « J-J-J-J-James« ...)

lui faisai(en)t infirmer et renverser in fine la thèse exposée, soutenue et défendue en son livre : la non-prévalence de l’original sur ses copies ;

il est vrai, toutefois, que le « sous-titre«  de l’essai (moins « vendeur« , aux dires de l’éditeur, que le « titre«  retenu, « Copie Conforme« …) était « La Copie : un chemin vers l’original« … : soit un éloge de la « reprise-poursuite-approfondissement« , alors, peut-être… ; ou aufhebung _,

dans la magique séquence finale…

Quels sens donne à un tel scénario _ via ses « tireurs de ficelles«  : Don Alfonso et Despina _ un Da Ponte, en son livret en son « dramma giocoso » ?

Et qu’en fait un Mozart, ensuite (et génialement !), d’après ce (premier) fil (italien : veneto-napolitano-ferrarais…)-là du livret et des dialogues, en sa géniale musique ?..


Et qu’en a « appris » Abbas Kiarostami _ ainsi que William Shimell, aussi ! _ lors de la mise en scène aixoise opératique de l’été 2008 ?

Fin de l’incise à partir de l’anecdote mozartienne :

Abbas Kiarostami ayant finalement choisi de remplacer, à l’écran, François Cluzet _ initialement pressenti pour le rôle de « lui« , face à la (sublime !) « elle«  de Juliette Binoche, nous révèle, page 146 de son superbe et très éclairant Abbas Kiarostami _ le cinéma revisité, Frédéric Sabouraud : quant à cette « piste«  de distribution initiale ; le livre ignorant (encore, à sa parution) le choix de distribution effectif… _ par l’étrangeté (virile) qui « résiste » (pas mal du tout… : quelle belle « douceur » froide, mais combien « vibrante« , à la fin ! sur son visage si éloquemment « remué » mal rasé…) du baryton anglais William Shimell

dont le metteur-en-scène auteur du film avait pu tout spécialement « apprécier« , déjà, le « jeu » en le dirigeant (en chanteur, cette première fois-là : mais c’était le chant qui, là, faisait presque tout !), sur la scène du Festival d’Aix-en-Provence,

dans le rôle du « tireur de ficelles » de Cosi : Don Alfonso,

en juillet 2008 (à huit reprises : du 4 au 19 _ et il se trouve que j’étais présent à Aix ce 19 juillet-là ! à rencontrer Michèle Cohen pour préparer ma future conférence à La Non-Maison (elle eut lieu le 13 décembre suivant) sur le sujet de « Pour un Nonart du rencontrer«  !.. _  sur les tréteaux de bois du Théâtre de l’Archevêché aixois, donc).

Pari superbement réussi.

Le « James Miller » _ « Jacques Meunier« , en français _ de ce film étant sans doute aussi, pour partie au moins, quelque « morceau » _ d' »absence » ferme, élégante et comme flegmatique : à la fois « froid«  et « doux« , « lui«  dit-« elle« , en la séquence finale du film, allongée sur le lit dans sa robe flottante marron tendre ; et tout sourire ; « froid« , non, lui répond-il… _ d’Abbas Kiarostami lui-même, face _ peut-être ? mais je n’en sais rien ! _ à celle qui avait été sa partenaire (« réelle« ) dans la vie :

soient lui-même et la mère de ses fils ;

ayant eu, de facto, à se séparer : dans les années 70…

Sur le sentiment qu' »elle« , dans Copie conforme, éprouve de son « absence«  (« absence » à « elle » ainsi qu’à leurs fils) à « lui » (flegmatique, faisant le choix existentiel de n’être (presque) rien qu' »en son monde » (surtout professionnel _ cf l’échange décisif ! avec la patronne maternelle et perspicace dans le petit café de Lucignano) à « lui » _ ainsi qu’il en revendique « le droit« _ ; et pas assez « avec » « elle« , ni avec leur fils ; et qui porte son nom de famille…), dans le film,

cet excellent « résumé » de Jean-Luc Douin dans un très pertinent article (à part le malencontreux choix du titre (sans doute n’est-il pas, lui, pas de l’initiative de l’auteur de l’article !) : « « Copie conforme » : Kiarostami, un virtuose de l’illusion » :

Kiarostami étant fondamentalement et viscéralement un « réaliste » :

c’est seulement parvenir à percevoir et comprendre (puis nous le faire ressentir) le « réel » en toute sa complexité !

ses effets (en volutes et feuilletages ! mais ô combien « réels » _ à la Ronald Laing : Nœuds ; le livre est paru en 1970… _) de malentendus autant que d’ententes : tissant et retissant, en tensions, leurs croisements et décroisements quasi permanents et renouvelés_ à jours ! : une dentelle charnelle à vif !!! _, tout particulièrement !

qui, et de part en part, et rien que cela, et radicalement,

le « mobilise » !!!)

article paru sur le site du « Monde » , le 18 mai :

« On ne peut parler de guerre des sexes chez Kiarostami,

mais plutôt de malentendu _ oui ! mais vertigineux et assez douloureusement sensible en la spirale et l’induration de ses effets et conséquences croisés : la distance, l’absence, l’éloignement, la séparation, la rupture, le divorce ; entremêlés d’élans d’amour et de tendresse, et pas que de désirs (même charnels : en leurs rapprochements)…

Les hommes, chez lui, vivent dans l’illusion _ égocentrée _ que l’amour des femmes leur est acquis _ voilà _ et qu’ils n’ont pas besoin _ voilà encore _ de donner _ eh! eh ! _ sans cesse des preuves _ un tant soit peu tangibles, signalétiques _ d’affection.

Tandis que les femmes ont une conscience _ moins égocentrée _ aiguë de l’insécurité _ qui les trouble et les agite. Elles craignent d’être délaissées _ quittées : pour une autre ? ou pour le travail (parfois passionné de certains hommes) _ et réclament des gages _ plus perceptibles, sinon ostensibles _ d’amour, des rappels _ voilà _ de complicité _ se tissant… Leur sérénité _ à conquérir et établir, construire, fonder _ passe par la certitude _ subjective et « demandée«  sans cesse : à sans cesse « recevoir » du partenaire la leur « donnant«  _ de pouvoir compter _ subjectivement _ sur un homme assumant _ et en en donnant quotidiennement quelques signes, quelques marques : renouvelées _ ses devoirs d’époux et de père. Un homme qui serait là _ présent, et non absent : ni au figuré, ni au propre ! voilà l’axe du film ! _ aux bons moments, qui n’oublierait pas leur anniversaire de mariage et qui aurait conservé, comme elles, le souvenir des heures magiques de leur idylle«  :

c’est très parfaitement résumé là !..

Confiance et entente (amoureuses : intimes !) se forgeant dans la douceur et la tendresse au fil _ rasséréné _ des jours (l’intimité est « un rapport » ! dynamique, elle est une tension vectorielle…) ; l’époque présente étant, elle _ tellement bousculante et bousculée qu’elle est : elle tend le plus souvent à « consister« , hélas, seulement en son « inconsistance«  même, sinon carrément son vide abyssal… _ plutôt « au stress » : stress qui nous expulse de tout, en nous mettant sans cesse hors de nous et hors de liens vivants et aimants et confiants à quelques autres, proches, très proches ; ou croisés et rencontrés :

cf l’analyse là-dessus, de Michaël Foessel, le très important (lucidissime et très fin) : La Privation de l’intime (+ mon article du 11 novembre 2008 : « la pulvérisation maintenant de l’intime : une menace envers la réalité de la démocratie« )…

A propos de Don Alfonso _ j’y reviens in extremis _,

ainsi que du « touriste français » « d’un certain âge » (superbement) incarné par Jean-Claude Carrière, croisé sur la piazzetta de Lucignano _ dans la fiction du film, du moins _, et « donneur » _ gratuit et généreux (gentil ! partageur d’« humanité« …) en cette rencontre impromptue (alors qu’il sait aussi se mettre en colère : avec un correspondant  au telefonino ! en un détail de mise en scène qui a son sens, comme tout dans le cinéma si « riche«  de Kiarostami !) _ du « bon conseil« ,

ceci _ encore, et pour finir _ :

Vive l’attention ! Vive la déprise (de l’humour sur soi) ! Vive l’ouverture de l’amour vrai !

Vive la sagesse du mûrir

et du questionnement distancié…

Vive la générosité !

Quant à l’essai _ très éclairant ! _ de Frédéric Sabouraud, Abbas Kiarostami _ le cinéma revisité,

il balaie magnifiquement

en fouillant vraiment en profondeur

tout le champ de l’œuvre kiarostamien _ avant Copie conforme tourné en 2009 _ en 322 pages :

à la fois il l’analyse de très près ;

et il le « situe« 

_ cf l’usage de ce concept de « situation«  par Martin Rueff en son important « Différence et identité _ Michel Deguy, situation d’un poète lyrique à l’apogée du capitalisme culturel« …

et cf à la suite mes articles : « la situation de l’artiste vrai en colère devant le marchandising du “culturel” : la poétique de Michel Deguy portée à la pleine lumière par Martin Rueff _ deuxième parution »

et « De Troie en flammes à la nouvelle Rome : l’admirable “How to read” les poèmes de Michel Deguy de Martin Rueff _ ou surmonter l’abominable détresse du désamour de la langue«  _

et en la culture iranienne _ depuis le zoroastrisme ! bien plus loin que l’Islam, même shiite _  ;

et dans le champ de la modernité, tant cinématographique et artistique que philosophique…

Les titres de ses chapitres

(depuis l’Introduction : « Questions autour de la modernité » jusqu’à la Conclusion : « Peut-on encore être persan ?« )

sont déjà, en leur imparable justesse, parfaitement éclairants :

I _ « L’étrange proximité de la fiction kiarostamienne« 

II _ « Un récit d’émancipation et de contournement« 

III _ « Le cinéma rendu visible« …

Car l’étrangeté _ et la grâce ! _ de ce cinéma-là, si puissamment singulier, d’Abbas Kiarostami, en son œuvrer,

consiste à intégrer dans l’intelligence et sensibilité à l’époque

_ ainsi qu’à la condition de « sujet humain«  (moins « in-humain«  !) ; sujet s’extirpant du statut réificateur d’« objet«  ! _,

car l’étrangeté _ et la grâce ! _ de ce cinéma-là, si puissamment singulier, d’Abbas Kiarostami, en son œuvrer

consiste à

intégrer dans le dispositif _ ou « agencement«  _ d’intelligence et sensibilité à l’époque

la place _ et la dynamique _ du spectateur activement attentif, donc _ « revisitant » ainsi « le cinéma«  ! _,

à ce que l’auteur, en l’occurrence ce génial Abbas Kiarostami, réussit à lui donner, le lui montrant,

en son art

qui tout à la fois lui-même et se montre et s’efface _ par sa propre « retenue » et son auto-ironie _

au profit de l' »évidence« 

_ laquelle est un un événement (et un avènement) ! cf l’analyse que fait de ce concept Jean-Luc Nancy :

« l’évidence pensive«  (celle d’« un autre monde qui s’ouvre sur sa propre présence par un évidement« ),

« est celle qui, dans son sens fort, n’est pas ce qui tombe sous le sens,

mais ce qui frappe

et dont le coup ouvre une chance pour du sens.

C’est une vérité, non pas en tant que correspondance avec un critère donné, mais en tant que saisissement.

Ce n’est pas non plus un dévoilement _ ponctuel et définitif _,

car l’évidence garde toujours un secret ou une réserve essentielle : la réserve de sa lumière même, et d’où elle provient«  :

cette citation de « L’Évidence du film : Abbas Kiarostami » (aux Éditions Yves Gevaert, en 2001) se trouve page 97 de l’essai de Frédéric Sabouraud : Abbas Kiarostami _ le cinéma revisité_


au profit de l' »évidence » _ ainsi nancéennement entendue _ du seul « réel« 

à découvrir « vraiment » : le plus « réalistement » possible, par conséquent !

par nous…

Nous sommes là à mille lieues du fantastique ! et de sa « poudre aux yeux »

détournant de la quête

de la vérité du « réel »

D’où cette articulation prodigieuse _ comme rarement en d’autres œuvres ! j’en ai cité plus haut quelques unes qui lui sont fraternelles : Faulkner, Joyce, Virginia Woolf, Thomas Bernhard, Antonio Lobo Antunes, Imre Kertész, Francis Bacon, Lucian Freud, Bela Bartok… _

de la « visibilité » même « du cinéma«  (en effet ! mais sans maniérisme, ni hystérisation de l’artiste ! ainsi « revisité » ! le titre de Frédéric Sabouraud est parfaitement justifié !)

et d’une « proximité » éminemment lucide à ce qui nous est ainsi (= ainsi dégagé, exhumé, désensablé par cet art) montré, découvert _ mais avec une fondamentale « retenue » aussi, de la part d’Abbas Kiarostami ! _ à partager-constater _ en y faisant (= y jouant) « notre partie«  de l’effort pour y accéder : c’est un apprentissage, une conquête toujours personnelle ! _ du « réel« ,

avec (et par) la médiation la plus fine et légère (ou la moins épaisse et lourde : « retenue » ! donc, elle aussi…) possible

d’une conscience de la « distanciation » _ brechtienne ! et benjaminienne, aussi… _ de la part du « spectateur » que nous sommes, ou devenons _ = avons à devenir : c’est un appel ! sinon une « vocation«  _, en acte,

« appelés« , nous aussi, à devenir, à notre tour, « sujets de nos vies« ,

à travers la circonstance _ j’en fais un concept : au singulier ! _ en majeure partie fortuite

de nos rencontres…

Un éclairage passionnant que ce très riche et très juste essai de Frédéric Sabouraud, Abbas Kiarostami _ le cinéma revisité : très vivement recommandé !..


Titus Curiosus, ce 23 mai 2010

_ avec quelques rajouts (suite à ma troisième vision du film Copie conforme, le vendredi 28 mai ; puis la quatrième, le vendredi 4 juin : toujours avec le plus vif plaisir de découvrir de nouveaux « détails« )…

l’inéducation sentimentale, ou l’art de la déglingue affective de Dominique Baqué (suite : en remontant vers l’amont, soit de 2005 à 1995 !)

26avr

Cette fois-ci _ il s’agit du dernier « récit«  paru de Dominique Baqué : Désintégration d’un couple, aux Éditions Anabet, en février 2010 _,

à nouveau _ après (et en remontant dans le temps : vers l’amont de l’histoire personnelle de la narratrice-auteur : il s’agit d’un parcours autobiographique…) E-Love, petit marketing de la rencontre, intitulé « pamphlet« , alors, paru à ces même Éditions Anabet, en juillet 2008 _,

c’est un article _ appétissant, comme toujours ! _ d’Yves Michaud (intitulé la cougar qui ne pouvait pas grandir) _ sur son blog Traverses, sur le site de Libération (en date du 7 avril dernier),

qui m’a fait découvrir l’existence _ ainsi que l’intérêt (à ses yeux d’abord !) _ de l’ouvrage de Dominique Baqué Désintégration d’un couple :

sinon non chroniqué,

du moins non repéré par moi-même,

dans les medias que je « suis » régulièrement.

Pour E-Love, petit marketing de la rencontre, l’article d’Yves (c’était le 7 décembre 2008) s’intitulait Méfiez-vous, fillettes : et il m’avait assez fort intrigué, puisque je me rendais à La Non-Maison à Aix-en-Provence, afin d’y donner _ ce fut le samedi 13 décembre 2008 : une bien belle journée ! _ une conférence sur le sujet, précisément, de « Pour un Non-art du rencontrer« , pour que je m’en mette en chasse illico presto :

j’avais fini par dénicher _ je suis opiniâtre _ le livre _ E-Love _ à ma troisième librairie seulement à Aix (sur le cours Mirabeau) : il est vrai que six mois venaient de s’écouler depuis la parution du-dit « pamphlet » aux Éditions Anabet (et le livre n’était pas présent alors non plus à la librairie Mollat à Bordeaux : je l’avais constaté aussitôt, avant de partir pour Aix) ; et j’étais amusé de découvrir l' »abord » présenté là par son auteur pour de telles « rencontres » _ assez éloignées des miennes : plus chastes !.. Mais il me plaît de baliser « au mieux«  le terrain, en sa plus large amplitude, quant à ce que peut être une « rencontre« … Une question de méthode ; et de fidélité (à soi), aussi : on ne se refait pas ; ma curiosité est boulimique et perfectionniste, en son genre…

Sur ce E-Love, j’avais écrit dans la foulée rien moins que deux articles,

publiés les 22 et 23 décembre 2008,

et intitulés « Le “bisque ! bisque ! rage !” de Dominique Baqué (”E-Love”) : l’impasse (amoureuse) du rien que sexe, ou l’avènement tranquille du pornographique (sur la “liquidation” du sentiment _ et de la personne)« 

et « Le “n’apprendre qu’à corps (et âme) perdu(s)” _ ou “penser (enfin !) par soi-même” de Dominique Baqué : leçon de méthodologie sur l’expérience “personnelle”« 

_ deux intitulés « parlants« , déjà, il me semble…

Et y revenir (les relire) est aussi assez intéressant, m’apparaît-il…

La question de l’intimité m’intéressant bougrement, si j’ose dire _ j’aurais pu dire « diablement« … : elle est au cœur de la situation civilisationnelle contemporaine (et sa pente au nihilisme)…

Cf mon compte-rendu du livre _ important ! à mes yeux _ de Michaël Foessel, La Privation de l’intime, en mon article du 11 novembre 2008 : « la pulvérisation maintenant de l’intime : une menace envers la réalité de la démocratie » _ cela aussi « parle« , si on me lit…

Ainsi que celui-ci encore, écrit dans l’élan, le 18 novembre 2008 :

« Conversation _ de fond _ avec un philosophe : sans cesse (se) demander “Qu’est ce donc, vraiment, que l’homme ?” Pas un “moyen”, mais un sujet ; un (se) construire _ avec d’autres _, pas un utiliser, jeter, détruire« …


Tout cela comportant bien des harmoniques et des résonances :

formant une musique qui ne me lâche décidément pas…

Nous sommes ici au cœur même des choses cruciales…

Et de leurs enjeux personnels et collectifs, dont leur aspect politique : une affaire de rapports plus ou moins, ou à divers degrés (selon une très grande échelle), « humains » et inhumains« …

Après ce préambule ciblant le « problème » sur lequel mener l’investigation,

j’en viens à ma lecture même de Désintégration d’un couple

Dominique Baqué raconte, en quatre chapitres (intitulés de ses adresses respectives, mais présentés à l’envers de l’ordre chronologique :

_ « 89, boulevard Magenta« , pages 129 à 136 _ de 1993 à 1995

_ « 125, boulevard de Ménilmontant« , pages 109 à 126 _ de 1995 à 1997

_ « 229, avenue Gambetta« , pages 61 à 107 _ de 1997 à juillet 2001

_ « Puteaux« , pages 7 à 59 _ de juillet 2001 à 2005 _)

l’échec _ « désintégration » !.. _ d’une relation de « couple » contemporaine…

Le dernier chapitre de Désintégration d’un couple,

et le premier chronologiquement de ce « récit » narré à l’envers,

s’intitule, donc, « 89, boulevard Magenta » (le domicile qu’elle partageait avec son compagnon précédent, Damien, avec lequel elle a vécu « huit ans« , de 1985 à 1993 _ ou bien de 1987 à 1995 : il y ambigüité dans le texte, entre les expressions des pages 129 et 133 _  :

« un superbe cinq pièces de pur style haussmannien avec hauteur de plafond, cheminées de marbre, admirables moulures« , page 129) :

« J’aime plus que tout cet appartement, comme si j’avais enfin trouvé un lieu où vivre _ voilà !

Et j’aime y vivre avec Damien.

La vie y ait paisible, feutrée, sans aucun accroc ou presque, dans une entente que facilitent nos goûts communs et l’argent partagé _ Damien est journaliste de « reportage«  : ces divers éléments ont, chacun, leur poids dans la « balance«  comptable…

Je pense _ alors,

en cet « avant-récit«  de la désintégration de son (futur alors) couple bancal avec Ariel (couple qui durera, lui, dix ans : « dix ans de vie commune« , est-il énoncé page 4 de E-Love ; soit de 1995 à 2005)… _

je  pense _ à tort ! nous venons de lire pourquoi et comment en les 128 pages précédentes : ce récit est l’histoire-confession d’une « mésestimation«  !.. _ que Damien sera « le dernier homme », que nous vieillirons ensemble, tranquillement _ mais vieillir peut-il être tranquille, pour la narratrice-auteur ?..

Peut-être est-ce aussi la vie dans cet appartement _ voilà : à la manière d’un chat ! _ que j’aime en _ comment entendre cet « en«  + participe présent ? Est-ce concomitance ? est-ce cause, ou condition ?.. _ aimant Damien«  _  page 129.

« Une ombre, pourtant, assombrit ce tranquille _ l’adjectif ne cesse de revenir, tel un obstinato… _ bonheur : Damien, qui a plus de cinquante ans _ la narratrice (et auteur) en a probablement trente-sept, alors : nous sommes en 1993 ; et elle est née en 1956 _, s’abîme physiquement _ voilà !

Lui que j’ai connu svelte et élancé, racé, s’est, au fil des ans, lourdement épaissi ; les rides se sont creusées sur son visage, autour de ses yeux _ ah ! les visages : obsédants ; qui changent…

Il m’est difficile de m’avouer _ ce que pourtant, avec le recul du récit, elle, narratrice-auteur, fait ici : seize plus tard que ce moment, de 1993… _ que je le désire moins _ lui ; pas seulement son visage : est-ce grave , docteur ? En tout cas, ça l’est pour l’auteur l’écrivant en 2009 _, pourtant la vérité est là, brutale _ ah ! bon ! D’ailleurs, compte tenu de ses voyages répétés, nous faisons peu l’amour,

et cela me suffit«  _ se reproche-t-elle, par là-même, encore en 2009…


Et c’est alors, à la rentrée universitaire _ de septembre-octobre 1993 probablement : Dominique est « maître de conférences dans une université pauvre de la banlieue nord« , page 130 _ qu‘ »un jour, alors que je m’essaye à restituer l’esthétique nietzschéenne, soudain, un visage émerge

_ Dominique s’attache tout spécialement au(x) visage(s) ; dans ses deux récits (jusqu’ici) autobiographiques ; comme en son œuvre d’analyse esthétique : cf son essai Visages _ du masque grec à la greffe du visage, paru en 2007, aux Éditions du Regard : une couverture kitch éminemment répulsive m’a dissuadé de le lire, l’hiver 2008-2009…

Comment avais-je pu ne pas le voir _ = le détacher du reste _ ? Des cheveux très bruns, légèrement ondulés, une peau d’albâtre, des yeux en amande, un nez très droit, une bouche infiniment sensuelle.

Érotique » _ une détermination cruciale ! Indépendamment du reste de son corps ; ou de toute détermination contextuelle ou historique ? « Ariel«  (ou « D.«  dans E-Love) apparaît pour la première fois (en cette rentrée universitaire de 1993) à la narratrice, page 130.

« Le voyant ainsi ma parole se brouille. Je peine à reprendre le fil du cours _ nietzschéen _, m’en excuse. Le visage _ toujours lui ! _ me fixe, à la limite de la provocation. A-t-il aperçu mon trouble ?«  A la fin du cours, il s’approchera _ de la chaire ? _ pour poser une question au professeur : « _ Vous avez écrit sur la kénose du Christ. Je ne suis pas sûr d’avoir bien compris. _ Ah, je vois que vous avez lu mon article dans Art-Press…« 

Tentant « d’expliquer un concept théologique en effet assez ardu, je ne peux m’empêcher, presque à la dérobée, de scruter ses traits. Ce jeune homme me bouleverse plus que de raison. Je rentre chez moi troublée. »

Ce jeune homme « a vingt-cinq ans _ en 1993, donc. Se prénomme Ariel. Habite Puteaux«  _ page 131.


« Pendant deux ans _ deux années universitaires _, Ariel va se montrer d’une assiduité parfaite à mes cours. Pendant deux ans, je vais regarder son visage comme une douleur, un interdit _ est-ce le visage qui est l’interdit ? Jusqu’à ce jour de 1995 où Paris, en proie à la grande grève nationale _ de novembre-décembre _, charrie des flots de piétons. Je reviens, assez péniblement, de l’hôpital Cochin où je me fais soigner pour mes migraines, lorsqu’à l’approche des Halles je me heurte presque au corps _ tiens ! le voilà ! _ d’Ariel, qui traverse la rue en sens inverse«  _ page 132.

« Le lendemain« , au courrier, « une enveloppe oblongue, une écriture au stylo plume que je reconnais pour l’avoir vue sur les copies que me rend Ariel lors des examens. Ariel m’écrit qu’il m’a trouvée blême dans la rue. Que si j’étais malade, il en deviendrait fou. Que je le rassure en toute hâte.

Je suis surprise, et doublement : par l’audace de la missive, et par son contenu. Ai-je donc l’air d’une morte vivante ? Que répondre ? Pendant une semaine, absente à la vie quotidienne, je relis sans cesse la lettre, au point que l’encre déteint sur mes doigts. Je sais qu’à elle seule cette lettre menace tout l’équilibre _ fragile, donc… _ d’une vie que j’ai mis huit ans _ ou dix ? Deux ans se sont écoulés depuis la rentrée universitaire de 1993 : la mention des « huit ans«  (de vie commune avec Damien) est répétée page 129 (pour 1993) et 133 (pour 1995)… _, patiemment _ tiens donc ! pourquoi ces efforts ? _ à  construire«  _ seule ?.. Pas au moins à deux ? Dominique a une conception bizarre de ce que pourtant elle s’obstine à nommer (comme cela se pratique tant, il est vrai), « un couple » : jusqu’au titre même de ce « récit«  !.. Et cette même patience unilatérale va se reproduire pour l’espèce de « couple«  qu’elle va essayer de former, dix ans durant, ensuite (de 1995 à 2005) avec Ariel (ou « D.« )…


« Qu’ai-je à reprocher _ sur la colonne du « passif«  ; en regard de la colonne de l’« actif«  : Dominique fait mentalement sa liste ; cf mon article « Un moderne “Livre des merveilles” pour explorer le pays de la “modernité” : le philosophe Bernard Sève en anthroplogue de la pratique des “listes”, entre pathologie (obsessionnelle) et administration (rationnelle et efficace) de l’utile, et dynamique géniale de l’esprit » sur le « De Haut en bas _ philosophie des listes » de Bernard Sève… ; la narratrice procède ni plus ni moins qu’à un calcul (d’intérêt) ! _ à Damien ? Rien, sinon quelque chose de profondément injuste : la déchéance physique que lui promet _ rien qu’à lui ?.. la narratrice a, elle, trente-neuf ans, alors… _ la proche vieillesse… _ quel cliché (de « d’jeun’ « ) ! et c’est un auteur de cinquante trois qui le profère : sans encore assez de maturation ?.. La « vieillesse«  n’est pas un état ! c’est un processus qui se « prend«  diversement : comme tous les processus..

 Avec un ou deux autres griefs _ dont, « de façon plus archaïque, plus obscure, moins avouable, aussi, d’avoir en partage avec moi un enfant qui n’a pas vécu« , page 133 ; « un bébé de plus de quatre mois« , a-t-elle déjà avancé, page 87 _ :

« Cela vaut-il _ c’est un calcul ! _ de rompre ? Certainement non, comme m’y enjoignent mes amies _ étrange configuration amoureuse ! Étonnez-vous alors des cafouillages ! Qu’est-ce donc, en ces cervelles-là, qu‘ »un couple« , ainsi qu’elles disent ? _, proprement effarées _ elles sont raisonnables, elles _ que je sois prête à tout détruire pour la seule contemplation _ à demeure, il est vrai… _ d’un visage« … _ page 133.


« Mais soudain

_ les décisions (affectives) de la narratrice ne manquent pas de brutalité : « avec cette brutalité qui caractérise souvent mes choix« , dit-elle à la page 52 de ce livre, au moment de décider de se faire lifter le visage ! mais ces malheureux « traits liftés n’y feront rien« , conviendra-t-elle presque aussitôt, page 55, quatre pages à peine avant la rupture définitive (qui adviendra en 2005) : la « désintégration« , cette fois irréversible, de « son » couple (à elle : l’autre _ Ariel ! cet ange décidément évanescent : aérien… _ n’en étant guère « partie prenante« , sauf dans les tout débuts, torridement érotiques : l’autre élément de ce « couple«  bancal prenant très vite l’« aspect« , en effet, d’« un gigolo«  _ « Mais c’est un gigolo, ton mec, ou quoi ? Il fout rien« , lui dira Vincent, un des « ex«  de la narratrice, qui l’aidera à faire bouillir la marmite, déjà, vers 1997-98, page 64… _ ; Ariel est, en effet, dix ans durant, de moins en moins « impliqué » ; il s’absente de plus en plus et en permanence : jusqu’à un épisode psychotique !) : un « couple« , donc, auquel il sera on ne peut plus facile de se « désintégrer« , vu qu’il n’a jamais réellement « fonctionné«  (car il s’agit bien là, avec ce concept-fantasme de « couple« , d’une « fonction » ; pas d’un amour !)… _

mais soudain, déraisonnablement, je choisis de brûler mes vaisseaux _ eu égard au vieillissant Damien _ : je donne rendez-vous à Ariel dans un café de la gare du Nord, près de chez moi _ « 89, Boulevard Magenta« La réponse, sur répondeur, ne tarde pas : Ariel vient au rendez-vous«  _ toujours page 133…

« _ Pourquoi êtes-vous là ?

_Parce que je vous aime. Depuis deux ans. Depuis que je vous ai vue entrer dans l’amphithéâtre.
_ …

_ Voilà. C’est simple.

_ Vous savez que j’ai trente-neuf ans ? Et vous vingt-cinq ? _ la scène a lieu en décembre 1995 _ Ça ne vous fait pas peur ?

_ Non.

Il a répondu très calmement. J’ai bu mon kir très vite, comme pour m’étourdir. Je le regarde en silence. Toujours ce visage, dont je ne veux plus, ne peux plus, être séparée _ un visage, ça se regarde _, au-delà de toute rationalité.

L’espace de quelques minutes, je me remémore _ encore une liste de calcul, entre avantages et inconvénients… _ Damien, la vie douce que je mène avec lui, la stabilité _ apparente _ de notre couple _ voilà : des habitudes à peu près installées ! Mais soudain, avec la violence qui caractérise toujours mes choix amoureux _ une expression bien significative : cf plus haut la citation de la page 52… _, je lance la question qui va sceller mon avenir :

_ Vous m’accompagnez chez moi ?

_ Oui.
Damien est parti en reportage, l’appartement est vide
« 
_ de lui, au moins ; pages 134-135.

Le lendemain : « J’écris un mot bref, d’une cruauté sans nom _ voilà ce que c’est que de ne pas aimer ; et de ne jamais, non plus, commencer à l’apprendre… _, à Damien : « J’ai rencontré un homme. Cet homme compte _ voilà ! _ définitivement pour moi. Je te quitte ». Et je rejoins Ariel à Puteaux. Il m’a laissé les clefs de l’appartement : je m’y installe pour achever un essai« … _ page 135.


« Tout quitter pour un visage, pour une image _ voilà : fantasmatique _, puisque d’Ariel je ne sais rien, ou si peu _ voilà ! Aucun contexte ! Rien que cette focalisation fétichiste !

Vertige de ce choix, qui demeure comme l’impensé de mon histoire«  _ fin du chapitre chronologiquement le premier (1993-1995), placé en quatrième position : après les trois chapitres consacrés aux trois (ou quatre) domiciles (car deux, en fait, et pas un seul, à Puteaux : le temps d’une brève séparation, la narratrice emménage, avec sa fille, Salomé, « rue Lavoisier« , page 26, puis d’un retour au domicile conjugal, « 69, avenue du Général de Gaulle« , page 30 : à peine « trois mois« , page 28…) en clôturant le livre…

Soit l’histoire de la dégringolade

_ de domiciliation en domiciliation s’éloignant progressivement du cœur même de Paris, et découvrant bien vite, mais trop tard (page 62, dès les premiers jours de 1996, en recherchant où se loger avec Ariel) :

« me reviennent, comme par flashes _ et mêlées d’un regret que je ne peux plus me cacher _, les images de l’immense appartement haussmannien _ voilà ! _ que j’occupais avec Damien : cinq vastes pièces au parquet centenaire, aux murs hauts, si hauts, aux somptueuses moulures et aux miroirs en enfilade… J’étais faite _ voilà ! voilà ! _ pour cette vie-là » ;

avec cette conséquence, déjà, alors qu’Ariel et elle ne se sont pas encore installés chez un véritable « chez eux«  : « et j’en voulais soudainement à Ariel de ne pas être en mesure _ et il le sera de moins en moins ! d’année en année, et de domicile en domicile (conjugal) _ de me la procurer« , « cette _ belle _ vie-là« , donc !.. _

soit l‘histoire de la dégringolade _ ainsi que l’art de la déglingue : tant face au principe de réalité que face à ce que peut être (en vérité ! et honnêteté !) un véritable amour ! _ d’une normalienne, qui n’a pas vraiment compris ses classiques : notamment Marivaux…

Le site autofiction.org (concernant le répertoire de l’autofiction) d’Isabelle Grell nous révèle que E-Love va être porté au cinéma, pour la chaîne Arte…

Nul doute que Dominique Baqué va en éprouver une satisfaction…

Quant au prochain épisode de cette autofiction _ d’impeccables écriture et auto-lucidité a posteriori (au moins !) _ de Dominique Baqué,

constituée jusqu’ici, en remontant dans le temps de E-Love et de Désintégration d’un couple, jusqu’ici donc,

ainsi que l’envisage avec sa coutumière finesse et acuité d’esprit Yves Michaud, en son excellentissime article la cougar qui ne pouvait pas grandir,

il pourrait concerner peut-être,

probablement même,

et toujours en « remontant » un cran plus amont,

sinon l’histoire des « partenaires » (de « couples » !) précédents de Dominique Baqué

_ puisque le quinquagénaire Damien, avant Ariel, était « pensé« , en 1993-95 comme, probablement, « le dernier homme« , au terme d’une certaine (indéterminée) « série«  : page 129 ;

« série«  parmi lesquels, jusque vers 1987, le généreux (mais aussi toxicomane) Vincent _ cf pages 63 à 67 _, mais Vincent lui-même n’était pas présenté, alors, dans le récit, comme « unique«  de son espèce, avant Damien : « le dernier« , jusqu’alors…

du moins le récit de sa propre filiation :

celui des rapports avec ses parents,

et notamment son père : qui la vient secourir régulièrement

au moment de payer ses impôts ou de régler les dettes de son « ménage« , bancal et dispendieux… 

C’est probablement l’empirisme d’Yves Michaux,

et sa curiosité on ne peut plus probe, quasi sévère, pour « les faits« ,

qui lui fait se pencher avec cette belle qualité d’attention

et de lucidité !

sur les mésaventures affectives d’une normalienne, brillante agrégée de Philosophie,

et plasticienne bien reconnue et appréciée sur la place…

Titus Curiosus, ce 26 avril 2010

Deux comédies épatamment délicieuses sur le jeu de la rencontre et du hasard, l’une à Paris, l’autre à New-York : « Fais-moi plaisir ! » d’Emmanuel Mouret et « Whatever works » de Woody Allen

03juil

Le « hasard«  (?) des sorties cinématographiques de ce début d’été (et de « Fête du cinéma« )

nous offre deux petits bijoux de comédies absolument délicieuses :

« Fais-moi plaisir !« 

_ on notera le ton, cette fois, (après le vouvoiement si poli du délicat et élégantissime « Un baiser, s’il vous plaît !« , en 2007) de l’injonction tutoyée _

et « Whatever works« 

_ soit un très pragmatique et magnifiquement ouvert : « Quoi que ce soit qui marche ! » ;

ou, mieux : « Pourvu que ça marche… » _,

toujours,

les deux,

tant le film du marseillais Emmanuel Mouret

que celui du new-yorkais Woody Allen,

avec un merveilleux (très léger : à peine) arrière-goût doux-amer,

comme il se doit à une comédie au parfum de vérité

(face aux mensonges de la vulgarité parlant haut et très fort de l’industrie on ne peut plus efficace de l’entertainment…)

(cf, pour nous, Français, le bel exemple, matriciel, de Molière _ par exemple, « L’École des femmes » _ et celui, terriblement secouant, de Marivaux _ par exemple, « L’Épreuve » _,

sans compter les comédies, trop méconnues, encore, et sublimes (!) de Pierre Corneille _ par exemple, plus encore que « L’Illusion comique« , l’époustouflante (quels coups au cœur !) « La Place royale » _,

ou celles, particulièrement « douces-amères« , de Musset _ « Les Caprices de Marianne » ou « On ne badine pas avec l’amour » _) ;

….

le genre ayant toujours un arrière-fond de mélancolie,

celui de la vie, sans doute :

sans aller jusqu’à l’idiosyncrasie _ mortifère _ schopenhauerienne du « Monde comme volonté et comme représentation« ,

on pourra s’en tenir, pour l’idée à se faire de cela, à la position, mesurée, sage, d’expert du « soin« , de Freud, en l’aboutissement (dans « Au-delà du principe de plaisir » (en 1920), in « Essais de psychanalyse« ) de la réflexion de toute une vie, notamment, mais pas seulement, de thérapeute _ assez génial, en son cas _, ajointant les forces de vie, au pluriel, d’Eros et la pulsion de mort, au singulier, elle, de Thanatos ; dont le jeu un peu complexe nous joue tant et tant de tours (de cochon !)

avec un merveilleux (très léger : à peine) arrière-goût doux-amer, donc,

je reprends l’élan de ma phrase,

mais un peu plus doux (et même tendre : sans niaiserie ! toutefois ; sans kitsch : sans romantisme aucun !..) qu’amer, ici, en leur pétaradante jubilatoire allégresse,

et avec une dose d’élégance sans compter _ merci de cette générosité ! _ toutes les deux,

comédies,

que nous offrent les magnifiquement juvéniles cinéastes Emmanuel Mouret (marseillais, né le 30 juin 1970 : il fête donc juste ses 39 ans)

et Woody Allen (Allen Stewart Königsberg, dit Woody Allen, new-yorkais, né le 1 décembre 1935 à Brooklyn : 73 ans de jeunesse brillamment renouvelée « au compteur« …) :

en un second article, nous essaierons de nous pencher un peu sur leurs secrets…

Pour le premier, Emmanuel Mouret,

c’était avec une joyeuse impatience que j’attendais son nouvel opus

après le bonheur (céleste !) de son génialissime « Un baiser, s’il vous plaît!« , sorti le 12 décembre 2007 : quelle vista dans la délicatesse !..

Cf mon article du 17 août 2008, à l’occasion de la sortie du film en DVD : « Emmanuel Mouret : un Marivaux pour aujourd’hui au cinéma« …

Passer à côté d’un tel talent, et de tels films, serait triste pour tout le monde !

Pour le second, Woody Allen,

je venais de me réjouir, à domicile, en DVDs, de son excellente série anglaise « Matchpoint«  (le film, présenté au Festival de Cannes le 12 mai 2005, est sorti en première mondiale en France le 12 octobre 2005), « Scoop«  (le film est sorti le 27 septembre 2006) et « Le rêve de Cassandre » (le film est sorti en France le 31 octobre 2007, plusieurs mois avant sa sortie américaine),

trois très très réussies variations humoristiques sur le triomphe _ de fait _ du mal dans la vie,

telles des « répliques«  (sismiques : et donc d’une certaine ampleur…),

seize, dix-sept et dix-huit ans plus tard (voilà la cohérence d’un créateur !)

au chef d’œuvre des chefs d’œuvre allénien : le merveilleux

_ et fondamental pour qui voudrait bien saisir le sens de tout l’œuvre allénien (entamé en 1966, avec « Lily la tigresse » : « What’s Up, Tiger Lily ? » ; cela fait 45 ans !) _

le merveilleux et fondamental « Crimes et délits«  (« Crimes and misdemeanors«  : le film est sorti fin 1989 aux États-Unis et début 1990 en France)…

Cette fois-ci, avec « Whatever works » _ je commencerai par cette comédie _, Woody Allen revient (de ses séries de tournages européens : trois fois à Londres ; puis une fois à Barcelone ; avant son présent projet parisien !) en son « terreau new-yorkais«  _ celui, notamment, de l’éblouissant « Manhattan« , en 1979 (il y a tout juste trente ans !) _, pour notre plus vif plaisir, tant sa ville, New-York, ainsi que les racines de sa propre histoire (familiale ; et au-delà : s’en extirper, aussi !.. cf sur ce « s’extirper« , le sketch formidablement éclairant du « Complot d’Œdipe » _ « Œdipus Wrecks« , c’était mieux ! _ in le film collectif « New-York Stories« , en 1989 ; avec des contributions aussi de Martin Scorcese et Francis Ford Coppola),

tant sa ville, New-York, ainsi que les racines de sa propre histoire, donc,

le « subliment«  : le film

_ sur un scénario des années soixante-dix (le fait est à relever !), et remisé en 1977 dans les tiroirs, à la suite de la disparition de l’acteur pressenti pour le premier rôle, l’acteur juif new-yorkais, né lui aussi, comme Woody Allen, à Brooklyn, Zero Mostel, mort le 8 septembre 1977 : il s’agit du rôle du narrateur même du film, un bavard jubilatoirement agressif, s’adressant de temps en temps directement, via la caméra, aux spectateurs que nous sommes et qu’il prend à témoins ; et cela à l’étonnement des autres protagonistes du film ! _ ; soit le très savoureux personnage de Boris Yellnikoff, un « génie de la physique divorcé, névrosé, misanthrope, bavard, boiteux, irrésistiblement drôle et méchant« , idéalement incarné, cette année 2009-ci, par l’éclatant acteur juif new-yorkais, né lui aussi à Brooklyn _ le 2 juillet 1947 _ Larry David : déchaîné, pour notre plus grande et renouvelée jubilation ; soit un Woody Allen un peu plus jeune _ 61 ans contre 73 _, au regard un peu moins désabusé, éteint, plaintif, triste ; et « revenant au sexe » _ le personnage de Boris Yellnikoff _, si j’ose ainsi m’exprimer, après des années d’abstinence assumée, voire revendiquée ; et deux tentatives de suicide : la dernière assez désopilante… _

le film, donc, est un feu d’artifice époustouflant, au sortir _ le point est à noter, bien que non souligné du tout dans les dialogues _ des années Bush _ les effigies (figées : serait-ce un pléonasme ?) de George W. Bush et Ronald Reagan apparaissent dans une séquence au Musée des figures de cire !!! de New-York, que Boris fait découvrir, pour la distraire en une matinée de désœuvrement, à la jeune sudiste (du Sud le plus profond) qu’est Mélodie St-Ann Celestine, débarquée toute fraîche et naïve du fin fond de son Mississipi natal (et ses mythologies tenaces : du moins là-bas) qu’elle cherche à fuir, pour s’incruster, par le plus grand des hasards, chez lui, dans cette mégapole des immigrants et de la « Liberté » qu’est New-York : dont la statue sera aussi « admirée« , en une autre matinée de « visite » de la ville, non loin de « Ellis Island« , aussi : et Boris le soulignera à Mélodie… _, et à l’aube des années Obama (son nom est prononcé ! sans cependant s’y attarder) :

Obama dont le souffle est _ c’est à n’en pas douter _ ce qui inspire l’irrésistible gaîté (et profonde ! pas circonstancielle et rien que d’opportunité politique ; pas bling-bling…) de ce très réjouissant « Whatever works«  : le public ne cessant de rire jubilatoirement tout au long des 92 minutes que dure le film, au rythme parfait !.. Quel art des dialogues ! et des jeux d’esprit qui touchent très loin, en même temps que très près, chaque fois… On est à mille lieues, ici, du « parler pour ne rien dire » ; ou du « rien qu’amuser la galerie » !!!

Car la « leçon » de ce nouveau très grand film allénien est

que l’énergie sainement libératrice de New-York,

dans les rencontres détonnantes et « mélanges » que la ville permet, provoque, brasse et entretient, en de renouvelées métamorphoses des « personnes« ,

finit par pulvériser les miasmes asphyxiants de toutes les névroses et psychoses stagnantes et plombantes du Sud profond,

les personnages de l’ingénue Mélodie St-Ann Celestine, qui vient débouler dans le (pauvre) gîte de Boris Yellnikoff,

puis de ses deux parents,

Marietta, la bigote toute choucroutée, coincée et étouffante (en provenance directe du fin fond du Mississipi _ le nom de William Faulkner est même prononcé à l’occasion… _ et aux origines lointainement françaises…), et diablement horripilante, se métamorphosant, sous les coups de butoir (érotiques : conjointement du philosophe et du photographe new-yorkais dont elle partage le lit, en un ingénieux « ménage-à-trois« , l’expression est prononcée comme un refrain en un français assez délicieux ! par Marietta bientôt métamorphosée en new-yorkaise branchée) en rien moins que diva de la photographie underground de Greenwich Village,

et John, le père (un premier temps, dans le Sud profond, adultère : avec la « meilleure amie » de Marietta ; cela se révélant assez tôt une catastrophe !), un « psychotique religieux » _ un de ceux qui ont fait la pluie et le beau temps, huit années durant, des néo-conservateurs bushiens _ se décoinçant bien vite à son tour, une fois arrivé à New-York, dans les bras _ « Embrassons-nous, Folleville » !.. (comme le dit Labiche dans la pièce de même titre) _ d’un homosexuel juif new-yorkais (Kaminsky)…

Voici le pitch, ainsi que la critique (rapide), qu’en propose le chroniqueur, Emmanuelle Frois, du Figaro, en son article « Whatever works : le bonheur ! » du 1er juillet :

« À plus de 60 ans, Boris Yellnikoff (Larry David) a tout raté dans sa vie. Son mariage, son prix Nobel, son suicide. Hypocondriaque, cynique, ce génie de la physique qui claudique depuis sa défenestration _ lors d’une première tentative de suicide, quand sa première épouse l’a quitté _, peste contre l’humanité tout entière. Il a des crises de panique, des cauchemars, des rituels _ il se lave les mains en chantant « Happy Birthday » pour faire fuir les microbes, se rassure en écoutant Beethoven, en regardant sur une vieille télé les comédies musicales de Fred Astaire, en mangeant des knishes et en se gavant de médicaments. Lorsqu’il recueille chez lui Mélodie (qu’interprète Evan Rachel Wood), une jeune fugueuse de 21 ans échappée du Mississippi, la ravissante idiote s’incruste. Des neurones en moins, mais la joie de vivre incarnée. Peu à peu, le pessimiste acharné se laisse séduire par l’enthousiasme maladif _ ou contagieux ?.. _ de Mélodie. Ils se marient, mais leur bonheur est menacé par l’arrivée surprise de Marietta (qu’interprète Patricia Clarkson), la mère de Mélodie. La bigote se mue en artiste libertaire _ c’est peu dire ! _ qui va trouver son épanouissement en prenant deux amants _ à la fois et durablement : elle en a désormais un vital « besoin«  ! Et eux aussi ! Quand John (qu’interprète Ed Begley Jr.), le père de Mélodie, « un psychotique religieux », débarque à son tour pour récupérer Marietta, sa femme, qu’il avait trompée avec sa meilleure amie, c’est de nouveau le chaos. Mais John découvrira le nirvana dans des bras masculins _ ceux de Howard Kaminsky, qu’interprète Christopher Evan Welch : « pourvu que ça marche !« , voilà le seul critère à prendre en compte pour ne plus, enfin, déprimer et rancir !..

Critique

Après s’être aventuré en terre étrangère, Londres (« Le Rêve de Cassandre« , « Scoop« , « Match Point« ) et Barcelone (« Vicky Cristina Barcelona« ), Woody Allen revient à Manhattan, le temps de son 43e  long-métrage, « Whatever Works« , et ça marche ! _ quand l’esprit, et les sens, enfin s’ouvrent à une saine et vraie altérité… Il n’a rien perdu de son esprit new-yorkais, de son humour noir et satirique. Un sens du dialogue exceptionnel _ oui ! _, avec des phrases caustiques lancées au bazooka _ et nous en jubilons… Dès les premières images, son héros, Boris (son double hypocondriaque et cinématographique ?), attaque, en s’adressant ainsi aux spectateurs : « Autant que vous le sachiez, ce film n’est pas un Oscar de la joie. Si vous voulez vous sentir réjouis, faites-vous masser les pieds » _ et c’est un boiteux qui parle ! Sur l’aptitude particulière des boiteux (et boiteuses) à « jouir » et « se réjouir« , se référer au merveilleux chapitre XI du livre III des « Essais«  de Montaigne… Des répliques qui font mouche, qui fouettent, cinglantes _ oui ! et à quel rythme ! _, formulées par un héros irascible et misanthrope, qui décline sa bile sur tous les modes, sur tous les tons, essentiellement négatifs _ de l’humour noir (ou juif), jubilatoire !!! : « Dans l’ensemble, on est une espèce ratée. » À propos de sa première femme : « Notre mariage n’est pas un jardin de roses ; botaniquement, tu as tout d’un attrape-mouche. » Sans parler de Dieu, plutôt très « gay ». « Il a créé un univers parfait, les océans, les cieux, les belles fleurs. Évidemment, il est un décorateur. » Au final, Woody Allen, jeune homme de 73 ans à l’esprit libre _ ô combien ! _ et anticonformiste, philosophe avec malice _ et bien d’une fort juste culture ! aussi… _ sur le destin, sur le hasard _ je vais y revenir : c’est le grand point commun avec la comédie magnifique aussi d’Emmanuel Mouret ! _, et signe une comédie réjouissante _ en effet _ sur le bonheur _ oui ! _, en nous conseillant de le saisir dès qu’il pointera le bout de son nez » _ ou de sa mèche : la mèche qui bat le front du divin Kairos :

Kairos, hyper-chevelu par devant le visage, mais complètement chauve sur tout l’arrière du crane et la nuque ; et « irrattrapable« , tant il est non seulement véloce, mais aussi impitoyable (un rasoir à la main pour trancher toute tentative de mettre le grappin par derrière sur lui, une fois qu’il est passé et allé, parti, plus loin) ;

impitoyable, donc, qu’il est, si l’on n’a pas su saisir, avec lui, ce que sa générosité, de l’autre main, donnait, à l’instant, bref, où il passait à portée de soi : « more later, is too late » !!!

Cf aussi ceci :



Critique :  » « Whatever Works » : Woody Allen se convertit à l’optimisme« 

un excellent article de Thomas Sotinel, dans Le Monde, mis en ligne le 30 juin dans l’après-midi…

LE MONDE | 30.06.09 | 16h44  •  Mis à jour le 30.06.09 | 16h44

« Depuis plus de quarante ans, Woody Allen nous a appris à ne surtout pas confondre « drôle » avec « joyeux ». Même du temps où il braquait des banques avec un pistolet de savon, Woody Allen se distinguait du commun des rigolos : le casse raté n’était qu’un exemple de l’absurdité de la condition humaine.

Sur le même sujet :


Entretien Evan Rachel Wood : « Le comique, c’est une question de rythme ; rater un temps, c’est comme oublier une réplique »

Site web « Whatever Works »

Pendant ses cinq ans d’exil, il a acclimaté l’arbitraire du hasard aux brumes londoniennes, l’imperfection du désir érotique au soleil catalan. Le voilà revenu dans les rues de Manhattan pour un film tourné à la va-vite avec, dans le rôle principal, l’un des plus fameux misanthropes du moment, Larry David, créateur et interprète de la série « Larry et son nombril » (dont le titre original « Curb your enthusiasm« , « Réfrène ton enthousiasme«  reflète mieux la conception du monde).

Or, à la place de la dose supplémentaire de pessimisme allénien attendue, voici une joyeuse apostasie, qui invite à l’amour du prochain et célèbre la vie en société _ voilà ! « Whatever Works » se traduit par « du moment que ça marche », et c’est _ à la fin du film _ la conclusion à laquelle parvient Boris Yellnikoff : si l’on y trouve son compte, il n’y a pas de sotte façon d’être heureux _ une sagesse bricolée : toute de pragmatisme fin…

Le chemin qui conduit à ce retournement (qui n’est peut-être que temporaire) commence sous de sombres auspices. Boris Yellnikoff (qu’interprète Larry David), ancienne gloire new-yorkaise des sciences physiques, injustement négligé par le jury du Nobel, abandonné par sa femme au lendemain d’une ridicule mais douloureuse tentative de suicide, promet, face à la caméra _ c’est à nous qu’il s’adresse ! _, « ne vous attendez pas à un « feel good movie«  ». Et il a l’air si furieux qu’on le croit _ en effet ! sa conviction est péremptoire ! Seul (mais entouré d’amis assez fidèles et patients pour qu’ils se retrouvent régulièrement dans un café de Greenwich Village), pauvre (il survit en donnant des leçons d’échecs à des enfants, qu’il insulte) et amer, Boris ne trouve de plaisir que dans la démonstration de la médiocrité du genre humain.

OIE BLANCHE SUDISTE

Larry David n’est pas le premier comédien à qui Woody Allen confie son propre personnage, mais c’est le premier comique juif new-yorkais au crâne dégarni à porter ce fardeau. Et l’effet est déconcertant dans les séquences d’introduction. Il faut aussi dire que le scénario de « Whatever Works » est vieux de plus de trente ans, que Woody Allen destinait le rôle de Boris à Zero Mostel (« Les Producteurs« ). On a presque l’impression _ si ce n’étaient les images de maintenant et le nom d’Obama au détour d’une phrase… _ de découvrir un vieux film d’Allen, abandonné en cours de production, dans lequel un comédien s’efforce de tenir la place de la vedette sans y parvenir tout à fait.

Jusqu’à l’exquise irruption de Mélodie St. Ann Celestine (Evan Rachel Wood), oie blanche sudiste égarée dans les rues de New York, que Boris Yellnikoff recueille sous son toit. « Whatever Works » se met alors à ressembler furieusement à « La Belle et la Bête« , version Greenwich Village. Cela tient beaucoup au gracieux exercice d’équilibre auquel se livre Evan Rachel Wood. Mélodie est d’une inculture et d’une naïveté qui confinent à l’idiotie, mais c’est aussi une femme volontaire qui se place résolument du côté de la vie et du désir _ oui ! et pas à la Schopenhauer !!! Comme dans le conte de MmeLeprince de Beaumont, le cœur du reclus s’attendrit _ mais oui ! il se métamorphose !!! _, jusqu’à accepter une irruption supplémentaire, celle de Marietta, la mère de Mélodie, venue rejoindre sa fille à New York. Patricia Clarkson, qui jouait la très sérieuse hôte de Vicky et Cristina dans le film précédent de Woody Allen, s’amuse ici comme une folle en belle Sudiste qui se débarrasse de ses préjugés à une vitesse ahurissante _ oui : la métamorphose new-yorkaise est fulgurante : quel tempérament ! _, guérie _ oui ! _ de tous les péchés _ certes ! _ de la Confédération _ et de ses « Étendards dans la poussière«  (ou « Sartoris«  : c’était le titre originel de ce premier chef d’œuvre de Faulkner, en 1927… _ par la vertu de l’air de Manhattan.

HAPPY END

Car Woody Allen n’est pas seulement devenu optimiste, il glisse sans beaucoup de discrétion un message dans sa pochade rose. Sudistes et Nordistes, conservateurs et libéraux, croyants et athées peuvent s’entendre, il suffit qu’ils couchent les uns avec les autres et s’adonnent à la pratique des arts (Marietta devient photographe) _ voilà le message proclamé par les images et le récit de ces métamorphoses new-yorkaises !

Entamé sur un tempo un peu hésitant, « Whatever Works«  s’accélère jusqu’à la frénésie _ selon la logique des comédies-ballets déchaînées de Molière ! _ et _ contrairement à ce qu’annonçait Boris Yellnikoff, 90 minutes plus tôt _ jusqu’au happy end. La raison _ imbécile en de trop rigides généralisations !.. _ a du mal à admettre que Woody Allen est lui-même _ pour ce que nous connaissons de sa carrière cinématographique _ convaincu que le bonheur se laisse aussi aisément attraper _ tel Kairos : par devant seulement ! par derrière, c’est trop tard ! « il a filé«  !.. _, mais la force du spectacle _ oui : la contagion de l’évidence de l’humour _ est là : tout le monde _ oui ! _ s’amuse follement _ oui ! _, à commencer par le metteur en scène, à finir par le spectateur _ absolument !!! la salle pleure de rires… _, pour peu qu’il oublie _ ou les prenne à rebours, dans une dernière (ou pas !) métamorphose de cet humour ! _ les grands films que Woody Allen réalisait, du temps où il était aussi inquiet et pessimiste que Boris Yellnikoff.

Thomas Sotinel

Pour le tout aussi épatant (et constamment réjouissant) « Fais-moi plaisir ! » d’Emmanuel Mouret,

je retiendrai ceci :

D’abord, cet article de Jacques Mandelbaum dans Le Monde du 13 juin :

«  »Fais-moi plaisir ! » : un gentil garçon pris dans les méandres du désir »

LE MONDE | 23.06.09 | 16h08  •  Mis à jour le 23.06.09 | 16h08

« Le Mouret nouveau est arrivé. Comme d’ordinaire depuis la création du cru voici dix ans (de  » Promène-toi donc tout nu« , en 1999, à « Un baiser s’il vous plaît !« , en 2007), la cuvée de l’année est florale et gouleyante. Si la charpente reste la même, la fragrance connaît en revanche d’étonnantes nuances _ tout est dans les « variations« , en effet… _, qui raviront les amateurs des subtils changements dans la continuité _ dont nous sommes ! Soit un garçon prénommé pour la circonstance Jean-Jacques (Emmanuel Mouret), lequel compagnonne avec Ariane (Frédérique Bel), une beauté blonde, déliée et piquante.


Entretien Emmanuel Mouret : « Le réalisme au cinéma est d’ordre émotionnel« 


Le film les surprend un matin au saut du lit. Lui, efflanqué dans son pyjama, manifestant l’expression d’un désir pressant. Elle, affriolante en petite tenue, lui opposant une résistance farouche _ du moins suffisant à repousser ce matinal assaut. Avant le café, prétend-elle, elle ne peut rien faire. Puis elle doit impérativement terminer la lecture de son roman _ elle en est à la chute… La scène s’éternise _ c’est-à-dire diffère sa résolution : pour notre amusement _ au gré de divers prétextes et péripéties.

On est ici sur le terrain conventionnel de la désynchronisation du couple, de l’agencement comique du désir et de sa frustration _ tout cela dans le registre de la légèreté : on n’en fait pas un drame ! Le film va pourtant aller _ et même basculer, et pour un bon moment _ ailleurs _ au pays d’une fantaisie assez débridée, presque voisine du « pays des merveilles«  d’« Alice« , de Lewis Carroll _, au détour d’un appel téléphonique reçu par Jean-Jacques _ en référence à la belle « simplicité«  de  Jean-Jacques Rousseau ? _  au milieu de cet échange. Ariane _ celle qui donne le fil à Thésée pour sortir du labyrinthe ? celle qui se fait abandonner par le même sur l’île de Naxos ? celle qui aura l’oreille de Dyonisos (et de Nietzsche) ? _ s’inquiète du coup de fil, au bout duquel pend la voix d’une fille. Elle n’a pas tort, même si Jean-Jacques s’évertue à la rassurer. Il s’agirait d’un simple pari _ ah ! les paris stupides ! Que ne ferait-on pas pour jouer ?… Un de ses amis, totalement dépourvu de charme, se vante en effet d’avoir inventé une technique de séduction _ pas même un art ; un truc mécanique _ qui, grâce à la formulation d’un certain billet doux, lui permet de conquérir une fille par jour _ = « tirer un coup«  : cela ne mène pas très loin…

Par curiosité quasi scientifique _ Jean-Jacques est « inventeur«  ; le héros imbécile du récit raconté au cœur de « Un baiser, s’il vous plaît !« , Nicolas, était, lui, professeur de mathématiques : qui donc Emmanuel Mouret a-t-il, à travers ses personnages, « dans le nez«  ?.. _ Jean-Jacques a testé le billet sur une inconnue, qui s’est aussitôt jetée dans ses bras. C’est elle qui vient de l’appeler pour le revoir, mais il ne compte donner évidemment aucune suite _ à ce jeu… Qu’à cela ne tienne, Ariane, qui veut inscrire leur couple dans « une force de progrès » _ la niaiserie (des clichés (cf « Whatever works » : l’innocente Mélodie venant du « deeper South«  l’apprend très vite de Boris…) est terrible ! _, le met au défi d’aller jusqu’au bout de son investigation. Ce qui se produit alors, à charge pour le spectateur de le découvrir en détail _ et il n’est pas déçu ! _, tient de la loufoquerie et du conte de fées _ des « Aventures d’Alice au pays des merveilles« , même, avec ses reines autoritaires jusqu’à la cruauté : à quoi servirait donc le pouvoir, si ce n’est à se passer ses caprices ; ainsi que nuire ?..

GOUGNAFIER BLING-BLING

En voici les principales étapes. Découverte de l’excentrique Elisabeth (qu’interprète magnifiquement Judith Godrèche) en son luxueux appartement de la rue du Faubourg-Saint-Honoré. Révélation d’un mystérieux tunnel qui relie ledit appartement au palais de l’Élysée, Elisabeth se révélant comme fille du président de la République (qu’interprète Monsieur Jacques Weber). Connaissance faite avec le président, synthèse simplifiée _ et joliment adroite _ des trois derniers mandataires de la fonction, en tant que père d’une fille cachée, amateur d’art débonnaire et mixeur des scènes publique et privée.

Suivent le snobisme mortel et les gags triviaux de la soiréetelle des « variations«  plus drôlatiques les unes que les autres sur la partition primitive de l’excellent « The Party« , film-culte de Blake Edwards, en 1968 (avec Peter Sellers) _ d’Elisabeth, par ailleurs amante d’un gougnafier bling-bling _ et boxeur, pas judoka… ; c’est Dany Brillant qui l’interprète _ qui débarque impromptu. La fuite en compagnie d’Aneth (qu’interprète la délicieuse Déborah François), discrète et charmante soubrette qui entraîne Jean-Jacques dans le gourbi _ de banlieue (dans le 92) _ qu’elle partage avec quatre sœurs taquines et joyeuses, et où elle extrait enfin le morceau de rideau coincé depuis des heures dans la braguette du jeune homme.

Ce vaste et drolatique détour par le royaume de la fantaisie, où tout se promet, mais rien ne se consomme _ en effet, comme dans les rêves nocturnes : pure satisfaction fantasmatique ! le dormeur n’en étant même pas réveillé ! _, suffirait à recommander le film. Mais il y a plus. Un motif insistant qui confère à cette légèreté la profondeur d’un dessein secret. Il s’agit d’une variation _ encore _ autour des notions d’original et de copie, d’objet unique et d’objet de série _ à la façon dont un Michel Serres a pu analyser la vie à Moulinsart dans « Les Bijoux de la Castafiore » : l’article « Les Bijoux distraits ou la cantatrice sauve« , paru d’abord dans le numéro 277 de la revue « Critique« , en 1970, est disponible dans « L’Interférence«  Le mot doux est ainsi un faux original qui a pour fonction de faire tomber les filles. Le vase cassé par Jean-Jacques _ et les Japonais _ dans les salons présidentiels, cadeau du tsar à Napoléon, n’est qu’une réplique.

PLAGIAT OU CITATION ?

L’élite du pouvoir et de la richesse _ assez bling-bling _ croisée durant la soirée, évoluant parmi des objets insolites d’art contemporain, se révèle d’une navrante _ certes : quand la réalité a dépassé la fiction ! _ vulgarité _ Emmanuel Mouret a bien de l’esprit ! A contrario, la soubrette et ses sœurs, fruits de la duplication familiale et sociale, offrent un tableau poétique d’une rare délicatesse.

On pourrait multiplier les exemples, y compris en matière de références cinématographiques. Dans le film, Mouret s’amuse à copier Blake Edwards, au même titre que son œuvre reprend à son compte les marivaudages rohmériens. Cela signifie-t-il qu’il les plagie ? Ou au contraire qu’il les cite pour mieux s’en séparer ? La deuxième réponse _ les « sublimer«  _ nous semble la bonne _ à nous aussi ! _ et donne une idée de sa conception du cinéma : un domaine public, démocratique, où la différence se crée à partir de la ressemblance, où l’originalité artistique n’est pas nécessairement coupée du goût commun _ en effet : un cinéma pleinement « populaire«  sans vulgarité : le public rit beaucoup, tant des mots que des scènes… Autant dire qu’Emmanuel Mouret est l’un de nos plus précieux auteurs de comédie » _ absolument d’accord !!!


Jacques Mandelbaum

Puis, j’ajouterai à ce « dossier » de « Fais-moi plaisir ! » cette interview d’Emmanuel Mouret, « Le Goût de la chute« , par Anne-Claire Cieutat :

« D’Emmanuel Mouret et de ses comédies mutines (« Changement d’adresse« , « Un baiser s’il vous plaît !« , pour les plus récentes et les plus séduisantes), on connaît le terrain faussement confortable, la tentation du trompe-l’œil, la facture délicate et la fracture cachée. Avec le même bonheur, « Fais-moi plaisir ! » tourne autour du désir et de ses petits ou grands tracas _ en ce qu’il dérange de convenu ou de trop prévisible : il « joue«  et « bouscule«  ; quand il ne casse pas… _, mais les pieds nettement plus en dedans et la braguette à l’avenant _ si l’on peut dire : le signe (le morceau de rideau blanc) étant plus exposé que la chose… Le trivial se présente en tenue d’apparat, et sous le rire incessant se déploie une belle et profonde réflexion _ encore, sur l’époque et ses clichés _ sur le couple, l’amour et ses égarements. Conversation avec un Monsieur Hulot sexué _ il le faut bien, désormais : mais c’est aussi la vulgate allénienne, au-delà des « exercices«  (et autres « coups« ) imposés… _ des temps modernes qui se souvient de ses précurseurs tout en sachant se distinguer _ oui.

Il semblerait que sur le territoire du burlesque vous alliez plus loin encore cette fois-ci.

Ce film a été fait en grande partie à partir de mes impressions de cinéma, et notamment du burlesque, des films à gags, avec toujours en tête l’envie de garder _ aussi _ une certaine tenue narrative _ du discours, des répliques _ et esthétique _ une élégance (assez française d’esprit, probablement). Je souhaitais marier une comédie de dialogues, une fable, à quelque chose de plus délirant _ mais oui ! C’était déjà le schéma moliéresque des apothéoses carnavalesques des comédies-ballets !

De tous vos films jusqu’à présent, c’est le plus physique…

Le début et la fin organisent la fable _ autour de l’intrigue « réaliste » du petit « jeu » d’amoureux marivaudant, toujours un peu « inquiets« , en « se testant » l’un l’autre, comme en la sublime « Épreuve » du grand Marivaux, entre Jean-Jacques et Ariane _ et ce qu’il y a au milieu _ l’aventure (« élyséenne« ) de la rue du Faubourg Saint-Honoré et ses suites banlieusardes (dans le 92)… _ est en effet bien moins dialogué que dans mes films précédents et fait appel à des situations corporelles et visuelles. J’ai commencé à aimer le cinéma grâce à Buster Keaton, Jerry Lewis, Jacques Tati ou Pierre Richard. J’aime les clowns maladroits qui tombent et sont dépassés en permanence _ c’est bien là un facteur décisif du cinéma d’Emmanuel Mouret ! _, les séquences de gags qui n’en finissent plus _ rebondissant et gonflant le comique quasi jusqu’au seuil de la folie… _, comme dans « La Party«  de Blake Edwards. Je me suis laissé guider par mon plaisir, ce qui fait aussi un peu peur _ à l’auteur _, car en voulant être drôle, on flirte avec le ridicule _ et le totalement invraisemblable ; ou, carrément, le « fantastique » ; ce qui n’est pas du tout le cas ici…

Sauriez-vous définir ce qui vous touche dans le burlesque ?

Lorsque j’étais enfant, je trouvais réjouissant et rassurant _ tout s’apprend ; comme tout peut aussi se désapprendre… _ de voir un adulte maladroit _ et déchoir de son piédestal et de ses poses _ comme on peut l’être _ soi-même _ petit _ avant d’avoir appris et d’avoir progressé. A l’adolescence, j’étais moi-même très intimidé _ qui ne l’est pas ? qui est « absolument«  sûr de soi, sûr de lui ? _ par les filles ; et ces personnages qui parvenaient à charmer malgré tout et à attirer un regard tendre _ en dépit de leur maladresse _ étaient un beau message d’espoir ! _ et d’encouragement « à essayer » soi-même aussi… A l’âge adulte, il n’y a finalement pas de changement majeur. Le personnage maladroit résonne toujours en moi très profondément. Dans la mesure où ces personnages se relèvent toujours, c’est pour moi une leçon très profonde face à l’adversité _ du réel : celle et celui qui disent si souvent « non«  au « principe de plaisir«  du désir…

Le burlesque est souvent intimement lié au déceptif ou à la mélancolie. C’était particulièrement le cas dans votre précédent film « Un baiser, s’il vous plaît !« , ça l’est d’une certaine manière ici aussi…

Oui, d’autant que le gros de l’action se déroule ici la nuit _ à l’heure de l’irréel des rêves. C’est un voyage conçu comme une sorte d’« Alice au pays des merveilles«  où le personnage tombe dans un trou et traverse une féerie un peu cruelle _ sur les rives du précipice (et gouffre) du ridicule ; du lèse-majesté ! où l’on périt de honte… Le rire est toujours proche de la cruauté, de toute façon _ cf « Le Rire » de Bergson : quand du « mécanique » vient se « plaquer » sur du « vivant«  !.. Mais la tonalité d’un film est aussi grandement liée à ce qu’apportent _ tant de leur idiosyncrasie que de leur génie singulier d’interprètes _ les comédiens. Pour « Un baiser s’il vous plaît !« , la mélancolie dont vous parlez est pour beaucoup apportée par Virginie Ledoyen. L’incarnation d’un projet par des comédiens peut être inattendue. C’était bien sûr en germe dans l’écriture, mais ça s’est développé plus que prévu en faisant le film, par la nature même _ ou la folie du « jeu«  _ de Virginie Ledoyen ou de Julie Gayet. Cela tient aussi à la liberté que je donne _ bien sûr : il y a là bien de la marge… _ aux comédiens. Je n’ai jamais pensé faire un film seulement pour faire rire _ ce qui serait pauvre, jusqu’à l’absurdité… Qu’il y ait des situations cocasses, absurdes et délirantes, oui, mais j’essaye toujours de rappeler que derrière ce qui fait rire, il y a une petite ombre _ de sens : plus grave (l’image de « l’ombre » étant aussi belle que juste…) ; et c’est de là que survient le relief… J’ai le goût du contrepoint et du contraste _ que renforcent aussi, bien sûr, tous les rythmes du film…

Plus que jamais, vous donnez corps à des fantasmes de diverses natures. Le champ des possibles s’est agrandi ?

Oui, le fantasme _ venant « jouer » sur le « réel » donné d’abord _ est à la naissance même de mes récits _ ce que sont fondamentalement ces films… Il y en a ici plusieurs en œuvre et je m’amuse à les poser et à en tirer les conséquences _ pour le récit filmique et ses divers rebondissements, en cascade. En premier lieu, le « mot magique », celui du séducteur qui parvient à faire succomber une femme grâce à _ la fascination médusante d’ _ une formule écrite. Celui de l’adultère, celui lié à la vie privée à l’Elysée A maintes reprises, c’est vrai, le film s’amuse _ comme de lui même ! et le spectateur aussi ! entrant dans le « jeu«  (plus ou moins endiablé !) de ce que lui proposent ces « images en mouvement« , comme les qualifie Deleuze (en son « Image-mouvement« ), défilant à bon rythme sur l’écran _ avec ces fantasmes.

Sur le plan plastique aussi, vous faites ici preuve d’une ambition nouvelle…

J’ai un souvenir très fort ancré en moi à propos d’un tas de films dans lesquels je me sentais bien _ un critère important. Me projeter dans les décors de ces films _ et jouer avec eux _ était pour moi une promesse encore plus grande que ce que la vie _ ou le « réel » brut, en quelque sorte…pouvait m’offrir _ ou l’espace de « réalisation » d’un artiste, quel que soit son medium d’expression… J’ai essayé à ma façon de travailler autour de ce plaisir premier _ une dimension (joyeuse) de travail capitale ! _, celui d’être dans _ vraiment, en artiste créateur ; et aussi en interprète : dedans _ le film. Matisse _ ce génie si joyeux et en perpétuelle expansion positive : dans la couleur ! _ disait qu’il voulait faire des tableaux comme des canapés _ où se lover _, des tableaux dans lesquels on pouvait se sentir bien _ exister, se mouvoir, s’épanouir avec et dedans. C’est une phrase qui m’a beaucoup marqué _ on reconnaît à cette formidable réceptivité-là un grand artiste ! _, car elle était aux antipodes de l’image âpre de l’artiste qui doit bousculer _ violenter _ le public _ de même que lui-même, aussi ; en se coupant des mouvements (de bien-être) porteurs… Cette vision de l’art m’a fait beaucoup réfléchir _ à fort bon escient…

D’où les couleurs chatoyantes et contrastées ?

Mon ambition est de faire des comédies qui ont _ à l’indicatif ; et pas au subjonctif ! _ de la tenue et qui sont belles _ avec élégance de la forme _, sans en mettre plein les yeux _ éblouir, méduser ; tout le contraire : aider, par des « focalisations«  claires, le spectateur actif à distinguer des formes souples, élégantes et belles ; faisant véritablement sens. C’est ce que j’aime chez Blake Edwards ou Jacques Tati : on y rit de choses triviales _ de l’ordre du quotidien partagé _ tout en sentant l’esprit fleurir _ et déployer ses ailes… Tati aime tout ce qu’il filme _ sinon, il ne le filme pas, il ne s’y « focalise«  pas… _, même quand il oppose des mondes _ de même qu’Emmanuel Mouret filme, ici, le « monde«  (« élyséen« ) du Faubourg Saint-Honoré comme le « monde«  de la banlieue (92) _, il aime les deux _ oui ! La villa ultramoderne _ à la Mallet-Stevens _ de « Mon oncle » est très belle, autant que la maison _ rafistolée de bric et de broc _ de Monsieur Hulot. J’essaye à mon propre niveau de suivre cette leçon _ un artiste « vrai«  apprend beaucoup, sinon d’abord, de ceux qu’en ses « rencontres« , il se choisit pour « maîtres«  _, de parvenir à aimer tout _ absolument _ ce que je mets dans un film, des personnages _ d’abord : « non-inhumains«  _ aux décors _ sans laideur, vulgarité grossière, ni contingence d’un degré tel qu’elle confinerait à l’absurde…

Et, en premier lieu, les visages des femmes _ on connaît votre amour pour le cinéma de Truffaut…

Oui, bien sûr. Les visages des femmes _ en leur étrangeté, leur « mystère » vivant dont on ne fait jamais vraiment le tour… _ sont à l’origine même de mon amour du cinéma _ jusqu’à en faire sa vocation… Adolescent, j’allais au cinéma pour les voir de près _ déjà la « focalisation«  _, pour essayer d’apprendre quelque chose _ tout art « vrai » est apprentissage de l’« exister » « humain » : ce qui se transmet de plus en plus mal désormais, à l’ère du tout « instrumentalisé » et vénal (« rentable« , disent-ils, les « vertueux » ; à l’ère du discours du tout « économique » ; en feignant d’« oublier«  de plus justes répartitions tant des efforts et des coûts que des bénéfices…) de ceux qui nous gouvernent… _ de la façon dont on leur parle, on les séduit… La beauté féminine a quelque chose d’immédiat. Après, il s’agit de construire un personnage, mais l’écriture part du désir de féminité. En ce sens, « La Cité des femmes » de Fellini m’a aussi beaucoup marqué.

Nous revoilà au fantasme !

Oui, mais le fantasme est aussi la réalité _ expansive _ de notre esprit _ génialement créateur (cf le maître-livre du génial Cornelius Castoriadis : « L’Institution imaginaire de la société« ) _, et le cinéma est le terrain où l’on peut poser _ à recevoir aux sens _ autant de fantasmes que d’idéaux _ qui seront « figurés«  par la réalisation matérielle des images filmiques, et reçus ainsi, via l’æsthesis, de tous les « esprits«  spectateurs, à leur tour…

Votre cinéma navigue d’une certaine manière entre deux sphères : l’artificiel et le sensuel, le fantasme formulé et son incarnation, conforme ou non. Votre traitement du son en relief joue sur ce va-et-vient. Est-ce ainsi que vous envisagez les voix off et les éléments sonores en général ?

Pour moi, tout le cinéma est artifice _ c’est-à-dire « art«  de la « réalisation«  figurée, sensible aux sens. Le son est ce qui fait à la fois le rythme _ ce facteur dynamique crucial : tout découle (et dépend strictement) de sa justesse _ et la tonalité d’un film. C’est la première chose _ en effet ! _ qui nous parvient. On travaille beaucoup avec le monteur-images et le monteur-son pour rythmer en permanence, par les ambiances _ à la fois diffuses et précises, composites _, les dialogues _ c’est véritablement fondamental ! Et les dialogues d’Emmanuel Mouret, de même d’ailleurs que ceux de Woody Allen _ notamment dans « Whatever works«  _, sont de petites merveilles de rythme, justement !.. C’est pour cela que je suis aussi très attaché à travailler avec des comédiens _ de même que c’est un impératif absolu des chanteurs, à l’opéra notamment, et dans l’opéra français tout spécialement : Régine Crespin (marseillaise), comme Gabriel Bacquié (biterrois), ont su le mettre parfaitement en œuvre !!! le défaut de cette clarté-là étant absolument rédhibitoire !!! _ qui ont une forme de clarté _ oui : elle fait en grande partie la lumière ! _ dans la diction _ j’aime le cinéma de Guitry ! _ nous aussi… Une part de votre sentiment est d’ailleurs peut-être liée à la nature de mes dialogues. Mes personnages se racontent eux-mêmes, disent ce qu’ils éprouvent _ ils ne s’en cachent pas : recherchant même comme une confirmation de la légitimité de ce qui est ainsi éprouvé par eux, dans une écoute et une réception accueillante, bienveillante, de l’autre, de l’interlocuteur. Mes dialogues ne se veulent pas simplement naturalistes _ ils donnent à ressentir ce qu’éprouvent et se disent à eux-mêmes (comme à l’autre) « en vérité » les personnes (plutôt, même, que « personnages« )… Nous ne sommes pas, alors, dans un « monde«  de « tromperie«  (et d’abîme sans fond) de soi-même (non plus que des autres)…  D’où le sentiment d’étrangeté pour certains spectateurs _ moins « innocents« , eux, peut-être… J’aime créer des personnages qui sont toujours partagés _ en effet ; ils ne sont jamais « brutement« , si j’ose le dire ainsi, d’une seule pièce ! _ entre la satisfaction _ pulsionnelle _ de leurs désirs et le souci _ éthique et convivial, tout à la fois _ de l’autre. Ils vont donc souvent négocier _ avec eux-mêmes d’abord. Ils essayent toujours de gérer _ mais pareil vocabulaire « managérial«  convient-il ici ? pas le moins du monde ! _ leur problème _ « éthico-convivial«  _ de désir de manière rationnelle _ selon ce que depuis Galilée et Descartes, en un univers littéralement de « désenchantement«  (cf, après Max Weber, Marcel Gauchet : « Le Désenchantement du monde« …), on estime constituer la raison mathématico-technicienne épurée du qualitatif sensible : celle qui est sensée nous « rendre comme maîtres et possesseurs de la Nature« , selon l’expression de Descartes au final de son « Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et trouver la vérité dans les sciences« , au nombre desquelles, « sciences«  se trouve la « morale » ! ; mais aussi « maîtres et possesseurs«  de soi, ou/et des autres ?!?  _, d’où le côté cocasse des solutions _ toujours bancales, en effet : là-dessus lire le passionnant récent livre de Ruwen Ogien « La Vie, la mort, l’Etat : le débat bioéthique » sur la difficulté de solutions « tranchées«  _ trouvées. C’est presque du management _ à la Adam Smith _ appliqué au désir ! Avec ici un petit démon qui se niche toujours entre les lignes _ de calcul ? ou « de front«  ?.. démontant ces calculs : cf la récente et peut-être durable actuelle catastrophe de la rationalité mathématico-financière ; inapte à (vouloir) tenir compte du facteur « non-inhumain«  !!! L’autre n’est jamais simplement réductible à un « moyen«  (cf Kant : « Fondements de la métaphysique des mœurs« ) ; encore moins à la poupée (ou au sexe) gonflable(s) de comportements de plus en plus, sous couvert de « minimalisme« , uniment et réductivement pornographiques…

Le désir et ses résolutions rationnelles… D’où la récurrence du scientifique injecté dans votre univers, Virginie Ledoyen en chimiste dans « Un baiser s’il vous plaît !« , vous-même en inventeur dans ce film-là ?

On se méprend souvent sur la force de notre raison _ pas un Montaigne, un Pascal ou un Hume ; mais tout le monde ne pratique pas la méditation philosophique… _ et c’est une chose que je trouve drôle et cocasse _ que ces maladresses de la raison technicienne. Cela appartient à notre monde _ depuis Galilée et Descartes (cf Koyré : « Du monde clos à l’univers infini« ) ainsi qu’Adam Smith : formant une sorte de « pensée« , sinon « unique« , à tout le moins « dominante« , « impériale«  Mais il y a aussi en nous un reliquat plus sacré d’idéal : l’image du couple _ auto-suffisant : que vaut donc la métaphore des « deux moitié d’orange » (ou autre fruit !) du mythe de l’androgyne originaire d’Aristophane dans « le Banquet » de Platon ?..  _ fait rêver. Le film questionne _ cette fois-ci encore ; et à nouveau _ la fidélité, interroge le partage de l’amour et du désir _ une interrogation majeure contemporaine, probablement…

Le gag en cascade est l’un des vecteurs de ce questionnement et fonctionne d’ailleurs sur une base parfois logique, voire prévisible…

C’est ma façon d’écrire. L’écriture d’un film, comme celle de la musique, joue avec l’attente supposée du spectateur et son détournement. J’aime jouer avec cela, comme avec ce que j’ai aimé dans d’autres films, à travers mon propre filtre. Par exemple, pour le gag de la braguette qui se coince _ guère discrètement _ dans les rideaux _ celui qui a le plus de conséquences dans mon film _ je n’ai pas pu m’empêcher de penser au gag de la fermeture éclair de Pierre Richard dans « Le Grand Blond avec une chaussure noire » qui se coince dans les cheveux de Mireille Darc. On n’échappe pas à la tradition !

Pour autant, vous avez une place relativement unique dans le cinéma français aujourd’hui…

Comme tout le monde, j’ai envie d’apporter un air frais et nouveau. Mais cet aspect singulier qu’on me renvoie souvent est un peu comme le visage d’un acteur : il faut croire que j’ai une tronche particulière ! Cela dit, j’ai des projets très différents les uns des autres : d’autres comédies burlesques, mais aussi un mélodrame. J’aimerais également faire une comédie où je ne joue pas, pour explorer un autre _ acteur _ « comique » que moi.

Propos recueillis par Anne-Claire Cieutat pour Evene.fr – Juin 2009

De la même Anne-Claire Cieutat,

cette critique de « Fais-moi plaisir ! » :

Le petit monde d’Emmanuel Mouret s’articule, depuis « Laissons Lucie faire » (2000) en passant par les réjouissants « Changement d’adresse » (2006) et « Un baiser s’il vous plaît » (2007), autour de vrais-faux égarements du cœur et de l’esprit, de prétendues maladresses et d’heureux malentendus. Délectables aliments pour d’infinies conversations de boudoir _ pas seulement : ce n’est là qu’une apparence (de « beaux quartiers » !..) _ qui lorgnent volontiers du côté _ des « genres » bien répertoriés, et donc plutôt rassurants ! comme on les aime tant en France… _ de la comédie de boulevard et du cinéma burlesque. Mais si « Fais-moi plaisir ! » prend son envol sur ces bases coutumières, c’est pour mieux envisager sa chute. Car d’atterrissage forcé, il sera ici pleinement question. Emmanuel Mouret en néo-Monsieur Hulot qui se souvient de Blake Edwards autant que de Mister Bean investit une nouvelle fois le vaste terrain du burlesque sous son angle le plus immédiatement physique _ en effet. On y trébuche, tombe à la renverse, s’électrocute ou se coince la braguette dans les rideaux, l’œil hébété, mais le menton relevé _ toujours prêt à repartir d’un pied courageux (ou téméraire). Si la pantalonnade valse avec le trivial, c’est sur un air délicat et dans un élan raffiné _ serait-ce là une critique ? Dans cet écrin, la gent féminine a bon teint : Judith Godrèche en fille du président fait un numéro d’œillades aussi drôle que charmant, Déborah François en soubrette coquine est d’une grande précision, tandis que Frédérique Bel en compagne compréhensive et peut-être un peu perverse émeut plus encore qu’elle n’amuse. Du burlesque, oui, mais au clair de lune _ est-ce donc sur un tel versant « romantique » que se promène Emmanuel Mouret ? C’est dire à quelles ringardises on rattache le souci de l’élégance de l’âme aujourd’hui !..


Anne-Claire Cieutat

Soient, ce « Fais-moi plaisir ! » et ce « Whatever works« ,

deux films jubilatoires sur la « vérité » des personnes et de leurs relations,

par deux cinéastes,

Emmanuel Mouret et Woody Allen,

dont la jeunesse n’est pas affaire d’âge…

Titus Curiosus, ce 3 juillet 2009,

jour anniversaire de l’article d’ouverture, « le carnet d’un curieux« , de son blog,

en date, lui, du 3 juillet 2008…

Post-scriptum :

Afin de compléter en beauté ce dossier,

voici encore l’interview d’Emmanuel Mouret par Isabelle Régnier :

« Le réalisme au cinéma est d’ordre émotionnel« 

LE MONDE | 23.06.09 | 16h08

Réalisateur, scénariste et interprète de tous ses films, Emmanuel Mouret, né le 30 juin 1970 à Marseille, s’est fait connaître en 2000 avec  » Laissons Lucie faire« . « Fais-moi plaisir ! » est son cinquième long métrage.

Un homme tiraillé entre plusieurs femmes : pratiquement tous vos films fonctionnent sur ce dispositif. Pourquoi ?

Il permet de poser la question du désir dans le couple. Disons que le désir est un peu le personnage principal de mes films. Tel un Cupidon qui tire ses flèches selon son bon plaisir, il se joue des sentiments, ou des personnages eux-mêmes. Ceux-ci essayent d’établir une stratégie pour le contrôler ; ils élaborent un discours de raison. Mais le désir n’en fait qu’à sa tête. Certains personnages vont avoir une aventure et le regretter, d’autres n’en auront pas, et le regretteront aussi. Tiraillés entre leur libido et le désir d’être néanmoins des gens bien, soucieux de l’autre, ils sont conduits à se poser des questions morales, mais aussi à inventer des situations.

Le but est de proposer une utopie, et d’en tirer les conséquences, qui peuvent être cocasses, étranges, mais aussi cruelles. Le désir permet aussi de créer du suspense, de faire intervenir des personnages féminins charmants, un peu d’érotisme…

Envisagez-vous de reproduire ce dispositif dans tous vos films ?

Certains cinéastes y ont consacré toute leur œuvre, des écrivains aussi. C’est une manière d’interroger l’ordre moral et ses contradictions _ cf sur ce sujet tout l’œuvre du philosophe Ruwen Ogien…

Vous écrivez, réalisez et jouez votre personnage dans tous vos films. Pourquoi ?

Le jeu est pour moi le prolongement physique de l’écriture _ oui ! Cela donne au film un ton plus personnel, une certaine forme de complicité avec le public, comme le faisaient Tati, Woody Allen, Guitry, Jerry Lewis, Keaton…

De quoi nourrissez-vous votre personnage ?

Du Cary Grant de Hawks, du Jack Lemmon de Billy Wilder, du Peter Sellers de « The Party« , de Pierre Richard, de Mr. Bean… Depuis gamin, j’ai tellement regardé ces acteurs, avec tant d’admiration, que quand je joue, ils sont en quelque sorte avec moi _ c’est là le travail en chacun de la culture…

Comment vous situez-vous dans le contexte de la production actuelle ? Avez-vous des difficultés à faire vos films ?

Mes films se montent plutôt facilement et vite, dans une relation très complice avec mon producteur, Frédéric Niedermeyer _ lequel interprète un des personnages du film : Jean-Paul, le copain de Jean-Jacques ainsi que du « dragueur«  (qu’interprète Fred Epaud)… On fait beaucoup de choix ensemble, ce qui nous permet de nous adapter vite, avec souplesse _ deux maîtres mots ici…

Votre public grandit-il de film en film ?

Il y avait un peu plus de 50 000 spectateurs pour « Vénus et Fleur » (2004), 150 000 pour « Changement d’adresse » (2006) et pas loin de 250 000 pour « Un baiser s’il vous plaît ! » (2007). Cela ne nous donne pas de gros moyens mais nous permet d’être totalement libres _ quel bonheur !

Auriez-vous le désir de travailler avec plus d’argent ?

Je crains que plus d’argent veuille dire moins de liberté, mais cela m’intéresserait pour le travail _ à fouiller un peu plus _ sur les décors. Je fonctionne par images : parfois, il ne me reste qu’une image d’un film que j’ai aimé. C’est pour cela que je cherche à ce que mes décors aient toujours un élément remarquable : les deux entrées séparées _ avec portes dissemblables (et inégales !) _ pour l’appartement du couple au départ, la collection d’objets d’art chez la galeriste… Cela a à voir avec l’idée du cinéma de mon enfance. On entrait dans un film, on s’y sentait bien _ en un vrai « monde« , un peu cohérent, et qui vous accueillait… C’était mieux que la vie _ davantage « mal assortie« , « dépareillée« , elle : plus hostile…

Votre personnage est attiré par la fille du président de la République. Aviez-vous envie de faire un commentaire sur la France d’aujourd’hui ?

Non. L’idée était plutôt de prendre l’Elysée comme un lieu secret, chargé de fantasmes _ de « pouvoir » plus « absolu«  ; et de « luxe, calme et volupté« , aussi, sans doute… _, où Jean-Jacques pourra passer une nuit merveilleuse. Je voulais lui faire faire un voyage comme celui d’Alice : au pays des merveilles. Faire un « Jean-Jacques au pays des délices« , ou « dans la Cité des femmes« . Le film ne répond, sinon, à aucun réalisme social. Selon moi, le réalisme au cinéma est d’ordre émotionnel _ = ce qui s’éprouve.

Et l’idée de la lettre, d’abord écrite pour une personne puis réutilisée pour une multitude, d’où est-elle venue ?

C’est un peu comme un film. Au départ on l’écrit sincèrement, pour soi, et ensuite il peut être destiné à des milliers de personnes, qui en seront émues tout aussi sincèrement.

Propos recueillis par Isabelle Regnier

Article paru dans l’édition du 24.06.09.

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