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L’admirable engagement du ténor Michael Spyres : deux passionnants entretiens sur l’humanité splendide de son parcours pas seulement musical

19déc

En écoutant le très beau récital Espoir _ soit le CD Opera Rara ORR251 _

du ténor américain Michael Spyres

_ né en 1980 à Mansfield (Missouri) _,

admirable tout spécialement tant dans le répertoire rossinien que dans Berlioz

ainsi que l’opéra français,

je découvre un  très bel _ et très attachant : quelle humanité splendide éclaire et fait rayonner cet artiste !!!entretien, en 2018, de celui-ci

avec Emmanuelle Giuliani.

Le voici _ avec mes farcissures.

Entretien avec Michael Spyres

 

 

 

 

 

Afin de préparer un portrait, à paraître dans La Croix (publié ce vendredi 5 octobre, veille de la représentation, samedi 6, de Fidelio au Théâtre des Champs-Élysées où le ténor américain incarne Florestan), j’ai eu la chance _ oui ! _ de recueillir cet entretien avec Michael Spyres.

Il est long mais si éclairant sur la personnalité et l’engagement de ce formidable artiste que je vous le propose dans son intégralité. Non sans remercier chaleureusement ma collègue Célestine Albert qui en a assuré la traduction, bien mieux que je ne l’aurais fait.

Bonne lecture et à très bientôt !


 Vous interprétez prochainement à Paris le rôle de Florestan dans Fidelio de Beethoven. Comment abordez-ce personnage ? Comment le décrire musicalement et psychologiquement ? Quelle sont les difficultés du rôle.

Michael Spyres : Je pense que la meilleure façon d’aborder le personnage de Florestan est de le faire à travers le prisme des Lumières _ en effet. Il faut comprendre _ bien sûr ! _ la densité et la profondeur des personnages typiques de cette période. L’allégorie de la grotte de Platon est très présente dans le livret et l’on doit voir Florestan comme l’incarnation de l’injustice ou, en des termes qui correspondent davantage à la philosophie jungienne, de l’animal piégé dans une forme humaine.

Le personnage de Florestan représente la condition humaine et la lutte intérieure qu’un homme éprouve dans sa quête d’espoir et de liberté _ une thématique qui résonne puissamment dans la personnalité même de Michael Spyres, et son parcours existentiel, au-delà de son parcours professionnel. Beethoven, comme Mozart avant lui, était bien conscient de ces mythes ancrés dans la tradition maçonnique (il n’y a certes toujours pas de preuve irréfutable que Beethoven ait été lui-même Franc-maçon, mais il avait de nombreux amis qui l’étaient). En fait, le parcours et la dualité de Florestan et Leonore sont à mettre en parallèle avec ceux de Pamina et Tamino, dans la Flûte enchantée. L’objectif est de réaliser que nous devons œuvrer ensemble à trouver une harmonie intérieure, au sein du monde physique. Nous devons tous aspirer à être justes et courageux _ un idéal en perte de vitesse à l’heure du narcissisme égocentré d’un utilitarisme de très courte vue… _, afin de donner un sens à ce monde. Tous les personnages et thèmes évoqués mettent en perspective les désirs du public de l’époque de se libérer de gouvernements tyranniques _ oui.

Face à l’étendue de ces sujets, je dirais que la plus grande difficulté dans l’interprétation du rôle de Florestan est de rester dans la technique et de ne pas se laisser emporter par l’émotion en chantant…

 Votre répertoire est extrêmement vaste. Est-ce important pour vous de chanter des œuvres si variées, de Mozart à Gounod en passant par Berlioz ? Comment abordez-vous un nouveau personnage ? Y en a-t-il que vous savez que vous allez abandonner avec l’évolution de votre voix ? Est-ce difficile ?

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Michael Spyres : C’est amusant que vous me demandiez cela, car j’ai fait énormément de recherche sur les répertoires des chanteurs passés _ et pas seulement des compositeurs : voilà qui est passionnant. Florestan sera mon 77e rôle dans, au total, 70 opéras différents. Placido Domingo est le seul ténor contemporain ayant interprété plus de rôles que moi, et j’ai bon espoir de rattraper son total de 150 rôles ! Je ne dis pas cela pour me vanter, mais plutôt pour que les gens prennent conscience qu’il n’est pas si rare qu’un chanteur ait une carrière aussi variée _ un point notable _ que la mienne, même au XXe siècle _ voilà qui élargit considérablement les focales… Si l’on s’intéresse _ culturellement _ aux grands ténors du passé, tels que Jean de Reszke, Mario Tiberini, Manuel Garcia, Giovanni David ou, le plus grand d’entre tous, son père Giacomo David, on constate à quel point les répertoires de ces chanteurs légendaires étaient vastes. Leur carrière _ et ce qui en découle pour l’interprétation _ est devenue pour moi une réelle obsession. Si eux l’avaient fait, j’en étais capable aussi _ voici le défi que se donne Michael Spyres pour ses propres interprétations…

Au fil de mon parcours, j’ai appris quelque chose d’absolument essentiel, que peu de gens ont la chance d’intégrer : la voix et la technique ont besoin de ces variations _ de répertoire _ pour rester performantes, ne pas devenir rigides _ voilà. Je dois avouer qu’il est de plus en plus difficile _ physiquement, pour la voix, en son évolution _ de maintenir certains rôles à mon répertoire, comme les Rossini les plus légers, mais je chanterai toujours du Rossini et du Mozart, tout en continuant, dans les années à venir, à m’essayer aux répertoires plus lourds : Verdi, Wagner et le grand opéra français.

Au Met à la fin des années 1800, De Reszke chantait Roméo, Tristan et Almaviva dans la même semaine, ce qui nous semble insensé aujourd’hui. Très peu de personnes sont prêtes à sortir de leur zone de confort, mais c’est pourtant précisément ce qui m’a permis d’acquérir l’expérience _ voilà _ et la technique _ aussi _ qui en découle _ tout se tient… _, pour survivre dans cette folle profession !

De plus en plus, vous devenez un grand interprète de l’opéra français. Est-ce un répertoire que vous aimez particulièrement ? Pourquoi ? Et comment avez-vous travaillé votre diction pour parvenir à ce point de perfection ? 

Michael Spyres : J’aime le répertoire français dans toute sa splendeur _ c’est dit. La musique et les sujets abordés _ qui importent donc à Michael Spyres _ sont d’un génie inégalé. Les idéaux fondamentaux de la Renaissance et de la Révolution sont au cœur même du Grand Opéra français _ voilà _ et il n’y a pas de forme d’art plus élevée qu’une pièce comme Les Troyens de Berlioz _ en effet !

J’ai grandi en pensant que j’aimais l’opéra italien, puisque c’est l’une des seules formes d’opéra populaire aux Etats-Unis. Mais dès que j’ai commencé à étudier l’opéra sérieusement, le style français a pris possession de mon cœur et mon âme _ voilà une affinité essentielle qu’a ainsi découverte Michael Spyres. Si les grandes questions de la vie vous importent _ voilà _ et que vous lui cherchez un sens _ au-delà des utilités fonctionnelles de circonstance… _, comment ne pas être en admiration face aux accomplissements de la France _ et du génie français, voilà _, depuis l’époque Baroque _ dès le début du XVIIe siècle et le gallicanisme des rois Bourbon _ et jusqu’au XXe siècle ? La France était le centre névralgique de tous les idéaux occidentaux _ oui _ et il n’est pas étonnant que Rossini, Donizetti, Meyerbeer et Verdi soient tous allés chercher leur liberté artistique _ voilà le concept _ en France.

Quant à mes capacités linguistiques en Français, je suis totalement autodidacte. J’ai toujours été assez entêté, mais je crois aussi que, comparé à d’autres, j’ai un don pour imiter les sons _ les phonèmes _ parfaitement, parce que je suis obsédé par la conception même des sons. Pour tout vous avouer, mon objectif dans la vie était de devenir doubleur de dessins animés, et c’est d’ailleurs ainsi que je me suis mis au chant. Honnêtement, le français est la langue que j’ai eu le plus de mal à maîtriser à cause de  son incroyable manque de logique en termes de voyelles ! Ce n’est pas du tout une critique, mais tout comme avec l’anglais, il est très difficile pour une personne dont le français n’est pas la langue maternelle d’en maîtriser toutes les exceptions…

Quelle est votre relation avec votre voix ? Est-ce toujours une amie, devez-vous parfois lutter avec elle? Devez-vous penser à la ménager ou au contraire à repousser ses limites ?

Michael Spyres : Je peux sincèrement dire que ma vie est le chant. J’ai commencé à chanter avant même de savoir parler. Je viens d’une famille qui vit en musique, dans laquelle chaque personne sait chanter et a toujours chanté. Ma mère _ Terry Spyres _ et mon père _ Eric Spyres _ étaient tous deux professeurs de chant _ voilà _ et nous chantions en famille à chaque mariage, enterrement, ou événement de notre enfance. Ma sœur _ Erica Spyres _ est aujourd’hui à Broadway, et mon frère _ Sean Spyres _ et moi tenons la compagnie d’opéra _ the Springfield Regional Opera _ de notre ville natale _ Springfield, Missouri, est en effet la grande ville proche de sa petite ville natale, Mansfield, Missouri. Ma femme _ Tara Stafford-Spyres _ est également chanteuse et, en avril dernier, nous avons produit ma version et traduction de Die Zauberflöte. Ma femme chantait la Reine de la nuit, ma mère _ Terry _ s’est chargée des costumes, mon père _ Eric _ a fabriqué le décor et mon frère _ Sean _ interprétait Tamino en plus d’être assistant metteur en scène. Comme vous pouvez le constater, je ne suis jamais seul dans mon voyage musical et je peux toujours compter sur ma famille lorsque j’ai besoin d’aide.

Je crois qu’il est nécessaire de repousser ses limites en tant que chanteur pour comprendre _ voilà _ son instrument. J’ai le sentiment que très peu de personnes explorent réellement leur voix _ l’authentique curiosité est bien rare ! _ et, du coup, très peu savent la maîtriser. J’ai eu la chance d’avoir assez tôt deux professeurs de musique en l’espace de trois ans. Ils m’ont appris les bases d’une bonne technique lyrique, mais j’ai abandonné les études à 21 ans pour prendre une direction radicale. J’ai constaté que la seule façon pour moi de prendre le contrôle de ma vie et de réussir dans le monde de l’opéra était d’apprendre de mon côté _ de manière autonome _ à contrôler cet instrument qui est en moi. Le chemin pour devenir ténor a été long et plein d’épreuves mais, finalement, le chant doit être un accord organique entre vous et votre voix, sans influence extérieure _ « Vademecum, vadetecum« , telle est la juste devise des éducateurs libérateurs… Les professeurs et livres de technique ont un rôle inestimable mais, si vous n’avez pas une confiance absolue dans vos propres axiomes et votre structure, vous êtes voué à l’échec _ oui. L’apprentissage cultivé (à bonne école) de son autonomie est en effet fondamental.

Il y a peu de ténors, c’est une voix qui fascine le public, et on imagine que vous subissez une grande pression de la part du monde musical. Comment y résistez-vous ? Comment refusez-vous les propositions qui ne vous conviennent pas ou ne vous plaisent pas ?

Michael Spyres : Pour être tout à fait honnête, je n’arrive pas vraiment à dire non, et c’est quelque chose que j’essaye d’apprendre avec l’âge _ oui, cela aussi s’apprend, et toujours à son corps défendant ; en apprenant, peu à peu, à toujours un peu mieux résister. L’an dernier _ en 2017, donc _, je suis arrivé à un stade de ma carrière assez crucial, parce qu’ il y a dix ans, je m’étais fixé comme objectif  d’explorer un maximum de répertoires, et je m’épanouis dans les « challenges » _ les défis à soi-même. Mais j’ai été confronté à mes limites physiques et au vieillissement. Au cours de la saison 2017-2018, j’ai joué dans 8 productions, fait 7 concerts dans 8 pays différents et j’ai fini par devoir, pour la première fois, annuler un concert et une représentation parce que j’étais malade. Au cours de cette dernière année _ 2017 _, mes opportunités de carrière ont vraiment pris un tournant et je suis dans la position merveilleuse _ oui, à l’âge de 38 ans en 2018 _ de pouvoir choisir ou décliner une proposition.

La plupart des gens considèrent que le chanteur est seul responsable de son parcours, mais vers 20 ans, j’ai constaté que l’image que l’on se fait de sa propre voix n’est pas forcément celle que se font les autres. L’une des principales raisons qui m’a poussé à varier autant mon répertoire venait aussi du constat que chaque pays avait sa propre opinion _ réception _ de ma voix _ toujours en fonction d’un contexte culturel particulier… J’ai découvert que, pour réussir _ professionnellement : obtenir des contrats _, il fallait trouver un compromis entre ce que vous voulez faire et les besoins de l’industrie et du marché musicaux. Je fais _ donc désormais _ partie d’un groupe très restreint de chanteurs qui peuvent dire non. Mais le plus important dans ma prise de décision est de savoir si le rôle me correspond _ vocalement et culturellement _et s’il fait évoluer _ positivement : progresser _ ma carrière _ selon l’idéal que Michael Spyres se donne.

Je n’ai que récemment atteint un niveau qui me permet de choisir un rôle. Je me demande alors : « cette œuvre a-t-elle une bonne raison d’exister ? » _ en elle-même, et indépendamment du contexte des circonstances où  elle a pu voir le jour… La plupart des gens n’aiment pas l’avouer mais de nombreux opéras ont été composés simplement dans une recherche _ très circonstancielle _ de profit ou par pur narcissisme _ de son créateur _, et, de ce fait, me semblent n’avoir guère ou même aucune de raison d’être _ maintenant, et à l’aune de l’éternité _ interprétés.

Je ne me prononce pas sur les différentes productions, intellectuelles ou non, mais je suis vraiment heureux de pouvoir désormais choisir sans avoir à dire oui à tout. Je veux aller de l’avant _ artistiquement et culturellement : voilà ! _ et je consacre ma carrière à promouvoir les opéras les plus bouleversants et les plus importants, ceux qui ont été composés pour élever l’humanité _ culturellement _ à un plus haut niveau de conscience en nous forçant à l’introspection et à l’éveil de notre esprit _ cette prise de position est donc à bien remarquer.

Quels sont les interprètes actuels ou passés, chanteurs ou instrumentistes (ou même comédiens, écrivains, peintres…) qui vous inspirent et enrichissent votre propre travail d’artiste ?

Michael Spyres : La liste est longue mais je dirais que les personnes qui m’ont le plus influencé sont, toutes catégories confondues _ on remarquera ici que Michaël Spyres commence par citer des peintres, bien avant des chanteurs, des chefs d’orchestre (un seul : John Eliot Gardiner) et des compositeurs (deux : Rossini et Berlioz) _  : Wassily Kandinsky, Francisco Goya, René Magritte, Hieronymus Bosch, Michael Cheval, Norman Rockwell, Harry Clarke, Thomas Hart Benton, Jan Saudek, Hundertwasser, Alphonse Mucha, Jordan Peterson, Jonathan Haidt, Thomas Sowell, Michio Kaku, Stephen Pinker, Camille Paglia, Mario Lanza, Nicolai Gedda, Roger Miller, Nick Drake, Tom Waits, Air, Andrew Bird, Harry Nilsson, Kishi Bashi, Sleepwalkers, J Roddy Walston and the Business, Vulfpeck, Maria Bamford, Hans Teeuwen, Norm Macdonald, Reggie Watts, Thaddeus Strassberger,  Le Shlemil Theatre, John Eliot Gardiner, Wes Anderson, Terry Gilliam, Alejandro Jodorowsky, Rossini, Berlioz, et surtout, ma famille.

Comment avez-vous décidé de consacrer votre vie au chant ? Avez-vous parfois douté ? Comment, aux Etats-Unis, la musique classique (et, plus particulièrement l’opéra) est-elle considérée dans la société ? Est-ce un art populaire ou au contraire plutôt élitiste ?

Michael Spyres : Comme je vous le disais, la musique coule dans les veines de ma famille, mais je ne me suis mis à envisager cette carrière qu’à 21 ans. Mon rêve était de devenir le futur Mel Blanc (la voix _ le fait est très remarquable _ qui doublait tous les dessins animés d’antan) et d’entrer dans ce milieu de l’animation, si possible en devenant acteur pour Les Simpson. Après une période de réflexion, j’ai compris que si je ne tentais pas une carrière dans la musique _ et pas seulement la diction _  et plus particulièrement, l’opéra, je le regretterais.

Je suis l’homonyme de mon oncle Michael. Son rêve était de devenir chanteur d’opéra mais il est décédé d’un cancer de la gorge à l’âge de 38 ans, alors que je n’étais qu’un bébé. J’ai grandi dans l’ombre de cette histoire, en sentant que mon destin était au moins d’essayer d’embrasser la carrière qu’il n’avait jamais pu avoir.

Bien-sûr, j’ai eu des doutes, toute ma « vingtaine » a été remplie de doutes… Mais quand j’ai eu trente ans, j’ai su avec certitude que je pouvais faire carrière dans l’opéra.

La musique classique, et l’opéra en particulier, sont considérés comme une forme d’art élitiste aux Etats-Unis, mais cette perception est en train de changer avec les plus jeunes générations qui découvrent la joie et les messages profonds _ c’est donc fondamental pour Michael Spyres _ véhiculés par la musique. Mais soyons honnêtes, l’opéra et la musique classique ont, en effet, toujours été une forme d’art élitiste, tout simplement parce qu’il faut beaucoup d’argent et de temps _ bien sûr _ aux artistes pour arriver au niveau de compétence _ artisanale _ nécessaire _ oui ! _ à cette profession. Pour réussir quelque chose d’aussi beau que le classique ou l’opéra, l’élitisme est et a toujours été une force. Même si je pense que tout le monde peut apprécier cet art, il reste dominé par un petit groupe d’artistes et de philanthropes.

Je peux dire toutefois que l’opéra et la musique classique me semblent bien plus démocratiques aux Etats-Unis qu’en Europe où une grande partie du budget est subventionné par l’Etat. Chez nous, les gens sont très fiers d’apporter leur soutien et nos budgets sont presque entièrement financés par des personnes privées.

Êtes-vous engagé sur le plan social, éducatif, voire politique ? Être un artiste donne-t-il selon vous des responsabilités dans la société ?

Michael Spyres : Je suis très investi dans le monde des arts et je crois de tout mon cœur qu’il est de notre devoir en tant qu’artistes d’enseigner _ oui ! _ et de donner son temps à la communauté et à la société au sens large _ c’est là une mission civilisationnelle. L’enseignement est aussi dans mon ADN, puisque tous les membres de ma famille ont été professeurs à un moment ou un autre.

J’ai, en outre, la chance de pouvoir changer la vie de beaucoup de personnes à travers mon rôle de directeur artistique de la compagnie d’opéra de ma ville natale : l’opéra régional de Springfield _ Missouri. Mon frère _ Sean _, ma mère _ Terry _ et moi avons réalisé des projets ensemble, ils ont notamment écrit deux opéras pour enfants _ dont Voix de ville. Nous avons tourné dans les écoles les plus pauvres de notre région avec ces deux créations originales et, à travers l’opéra, nous avons réussi à transmettre des leçons importantes sur la vérité et la responsabilité.

Je crois que beaucoup d’artistes oublient qu’il est de leur devoir de mettre en lumière certains problèmes de la société. Éduquer le public au sens large est primordial _ et c’est fondamental : face à la crétinisation galopante des esprits. Mon père, comme professeur de musique, m’a appris que cet art était une forme de méta-éducation et qu’à travers elle, on pouvait enseigner une grande variété de sujets _ bien sûr. Qu’est-ce qu’une éducation qui n’est pas artistique !?! Avec une simple chanson, vous pouvez apprendre une langue, des maths, de la géographie, de la sociologie, de la philosophie… La musique est un point d’entrée vers la compréhension de l’humanité _ oui _ et, en tant qu’artistes, nous sommes en possession d’un outil de transmission _ et plus encore formation-libération _ très puissant, qui connecte _ de manière désintéessée et généreuse _ les gens _ pour le meilleur, et pas pour le pire.

Lorsque vous voyagez pour vos concerts, avez-vous le sentiment que, depuis l’élection de Donald Trump, l’Amérique est vue différemment dans le monde ?

Michael Spyres : Je suis sûr que certaines personnes perçoivent désormais les Etats-Unis différemment, mais cela n’a jamais été un problème pour moi. Ayant vécu 17 ans en Europe, dans six pays différents, j’ai pu voir des aspects à la fois merveilleux et terribles dans chacun d’entre eux, y compris le mien.

Mais j’ai fini par comprendre qu’il ne fallait pas s’attarder sur les effets que la pensée ou la projection collective d’une nation toute entière peuvent avoir sur vous. Je crois en la souveraineté individuelle _ de la personne ayant conquis son autonomie _ et à l’éveil intellectuel _ et culturel : seul vraiment épanouissant _ et j’essaye de vivre et d’avancer en fonction de cela.

L’un des plus beaux moments de ma vie a été de chanter en duo avec ma femme _ Tara _ à Moscou, à un moment où la relation avec les Etats-Unis était assez compliquée… Après le concert, deux hommes sont venus nous parler dans un anglais parfait pour nous dire à quel point cela les avait touchés de m’entendre chanter dans leur langue natale et combien ils pensaient que notre concert avait apaisé les tensions. Certaines personnes se sont mises à pleurer lorsque j’ai chanté « Kuda, kuda… » _ l’admirable air de Lenskidans Eugène Oneguine et il n’y a pas de sentiment plus grand, ni de façon plus douce, d’apaiser les mœurs que par la musique.

J’ai l’impression que, trop souvent, les gens se laissent dominer par des tendances naturelles « tribales », mais un grand air ou lied peut transcender tout cela _ vers l’universel _ et aider au bien commun de l’humanité, dans la lutte, la joie, le deuil ou l’amour.

En dehors du chant, quelles sont les arts ou les activités qui vous sont nécessaires, qui nourrissent votre esprit et votre émotion ? Comment parvenez-vous à garder votre équilibre de vie avec un métier si exigeant et si prenant ?

Michael Spyres : J’ai très peu de hobbies parce que ma vie est principalement partagée entre ma carrière de chanteur, ma compagnie d’opéra et mon rôle de père. Je joue de la guitare et du piano quand j’en ai l’occasion, chez moi, et j’aime emmener mes fils explorer les bois de notre ferme. Mais honnêtement, quand je ne travaille pas, je passe une grande partie de mon temps à lire des livres de philosophie, de psychologie, d’économie et de sciences _ des livres d’humanités.

Quant à la recherche d’un certain équilibre, c’est vraiment le défi le plus difficile à mes yeux, parce que lorsque vous adorez votre job et que vous aimez travailler autant que moi, vous devez constamment vous forcer à faire des pauses _ certes. Le fait d’avoir mes deux fils et ma femme m’aide à rester ancré dans la réalité _ oui _ et je dirais que le plus dur avec cet emploi du temps de plus en plus chargé est de trouver l’équilibre entre mon temps de travail et ma famille.

J’ai beaucoup de chance d’avoir cette carrière et je n’ai pas encore trouvé beaucoup d’aspects négatifs liés au succès, outre la pression grandissante que je m’impose pour me donner à 100% _ bien sûr. J’ai eu beaucoup d’emplois différents dans ma vie, gardien, jardinier, professeur, serveur, ouvrier du bâtiment, et je suis vraiment heureux de pouvoir gagner ma vie en rendant les gens heureux… Qu’y a-t-il de plus gratifiant ?

Une nouvelle saison musicale commence, vous préparez bien sûr les prochaines… quels sont les projets mais aussi les envies qui vous tiennent le plus à cœur : nouveaux rôles, nouveaux chefs, metteurs en scène ou partenaires, nouveaux pays ?

Michael Spyres : Comme l’an passé, je suis incroyablement pris mais j’ai évidemment hâte de jouer dans Fidelio et ensuite, de retourner au Carnegie Hall avec John Eliot Gardiner _ que Michael Spyres apprécie tout particulièrement. En octobre _ 2018 _, je ferai mes débuts au Concertgebouw d’Amsterdam, et juste après _ le 6 novembre 2018 _, j’interprèterai mon premier récital _ intitulé Foreign Affairs (avec le merveilleux À Chloris, de Reynaldo Hahn)_ avec Mathieu Pordoy _ au piano _, à Bordeaux _ au Grand-Théâtre. Au début de l’année 2019, je jouerai pour la première fois au Teatro Carlo Felice de Gênes à l’occasion d’un récital avec ma chère amie Jessica Pratt, puis je me rendrai au Wiener Staatsoper !

Après Vienne, je ferai mes débuts à Genève, aux côtés de ma collègue Marina Rebeka, pour une Le Pirate de Bellini que nous enregistrerons également. En avril _ du 30 mars au 9 avril _, j’aurai le privilège de jouer le fameux rôle de Chapelou dans la production de Michel Fau _ merveilleux metteur en scène _ du Postillon de Longjumeau _ d’Adolphe Adam _, qui sera présenté pour la première fois depuis 1894 à l’Opéra-Comique _ bravo ! Fin avril, j’aurai la chance de réaliser un nouveau rêve en m’associant avec de fantastiques collègues, Joyce Didonato et John Nelson, dans l’interprétation et l’enregistrement pour Erato de mon rôle préféré : Faust dans La Damnation de Faust, de Berlioz

_ cf mes articles des 13  et 14 décembre derniers :  et

En mai 2019, je reviens une fois de plus à Paris en tant que soliste du Lelio de Berlioz, avec François Xavier-Roth. Je ferai également mes débuts en tant que Pollione dans Norma de Bellini, et le mois sera marqué par mon retour à l’Opernhaus de Zurich. Entre ces deux performances, je retournerai à l’Oper Frankfurt dans le cadre d’une tournée en récital. Je terminerai la saison en jouant le rôle principal dans l’opéra épique Fervaal, de Vincent D’Indy, au Festival de Radio France Occitanie, à Montpellier.

Souhaitez-moi bonne chance et… une bonne santé ! _ certes !

Emmanuelle Giuliani

Voici encore un autre très intéressant entretien _ en anglais cette fois, en janvier 2016, et avec Rose Marthis _ avec Michaël Spyres, et à propos de son engagement très actif auprès du Springfield Regional Opera,

chez lui, dans le Missouri :

SIX QUESTIONS WITH MICHAEL SPYRES

The Mansfield native has performed in operas all over the world, and is now artistic director of Springfield Regional Opera.


BY ROSE MARTHIS

Jan 2016

Michael Spyres of the Springfield Regional Opera

Photo by Kevin O’Riley

Michael Spyres spent his childhood in Mansfield _ Missouri _ singing at every town wedding and funeral with his musically-inclined family. He became interested in opera because he was named after an uncle who aspired to be an opera singer but died at a young age _ 38 ans _ from throat cancer. His mother _ Terry _ and father _ Eric _ were both music teachers, and he grew up on stage. After landing his first role at the Springfield Regional Opera when he was 18 years old, Spyres found his way to Europe at age 24. Now, in addition to his singing career, he has come back to take over the artistic direction of the opera company that gave him a shot—and he’s bringing innovations that could usher in a new era in opera.

… 

417 Magazine : Why did you decide to come back to SRO _ Springfield Regional Opera _ while continuing your career in Europe?


Michael Spyres : The big reason I wanted to come back was to help out the company that gave me the first chance _ voilà. I wouldn’t be in this position without having had the opportunities that I had in Springfield. By the time I was 22 years old, I had already done six roles in a real opera company with an orchestra. Most of my colleagues and friends when I was in these other programs were 22 but they had never even gotten to sing with orchestras. Because Springfield was such a perfect place for me to learn, I got to grow with this company. I just thought it was a perfect time in my career for me to come back and teach the next generation of people _ voilà : donner (avec reconnaissance) comme l’on a reçu _ and give them what has been lacking in the last few years. Give some of these wonderful talented kids from our Ozarks area _ son terroir natal _ a direction and show them that it is absolutely possible and you can achieve your dreams _ oui : « Deviens ce que tu es » !.. _ and do exactly what I did.  I’m from the smallest town you can think of where people have never even heard of opera, but now they know what opera is because I sing all over the world. And I did it from the Ozarks.

…  

417 : Did you make any connections in Europe that can help you in your new role?


M.S. : I have some really good friends in France, Italy and Austria that I’ve kind of recruited and have talked to them about my vision for the opera company. They have all agreed to come to Springfield for very little money and help me with my vision to turn Springfield into an internationally known regional company that does innovative things _ bravo !

… 

417 : Tell us about your vision for SRO.


M.S. : One of the big things that we’re going to be doing is streaming our operas live on YouTube and Facebook. The technology has been around for a couple years but no one has ever done it. Most of my friends who are well known directors, they are going to be coming to Springfield and will be bringing a completely international flair to Springfield by putting on their productions. We’ll be using local talent for singers, and a few of my other friends who are bigger names will come in and be able to sing with our company while teaching at the same time. I want it to be a training grounds _ quel projet  magnifique !

417 : How do you want opera to influence the arts scene in 417-land?


M.S. : I love Springfield but it does seem that a lot of the arts organizations think that there’s a competition going on, but there isn’t. There’s enough public, there’s enough money in the art scene for it to all go around, and it all helps if we bring each other in and we help each other. That’s one of the big things that Christopher Koch, the new music director, and I have been talking about a lot. It’s the inclusion and taking everybody from the theater, and the symphony and the ballet to come together for a project. The opera is a very, very important art form because it’s the first and only one that includes everybody _ oui _ : actors, singers, dancers, composers, directors, lighting people, sound tech, everything is all in one. That’s what opera was originally conceived to do, to be a conglomeration of all the arts _ oui _, where everyone was working together. One of our biggest goals is to always have a project that connects either the symphonies or ballet or street actors or circus performers.

417 : How do you want to partner with the other local arts organizations?

I don’t want to give too much away, but we do have the next three years planned. In opera, we don’t use amplification of the voice;  it’s the natural human voice that has to project over the orchestra. That’s why opera is such a different art form than musicals. Traditional musicals were like that, and they are now sometimes, but for the most part everyone’s miked, which takes away, for me, some of the art and the craft. We are definitely going to be showing people what the power of the human voice can be and how incredible it is _ voilà. To go, wow are they going to get through and be able to sing it ? You know, make it a spectator sport.

… 

417 : What do you want people here to learn about opera?


M.S. : The big thing that I want to do in these next years is educate people about what opera actually is and what it isn’t _ voilà. Everyone has these preconceived notions about what opera is. You say “opera” and they all think, “Oh yeah, fat lady with horns.” And they just think Wagner _ oui. It’s just so not that. Once you understand the origins of what opera is you start to realize, oh my gosh, that’s what influenced everything. Musicals and movies and everything was composed after opera _ oui. Opera was the base for everyone to come together with ideas. Movies would have never happened without opera _ c’est dit.

Five Tips for Opera Novices

Springfield Regional Opera artistic director Michael Spyres shares what you need to know about opera.

1. Opera was conceived as an art form that was the first of its kind in an attempt bring together all of the various art forms into one performance. Opera was born out of the Renaissance period and the etymology of the word actually means “to work”. The Italians chose this word for their new art form in order to symbolize the message of this new art form. Opera was truly conceived to be a transformative art form both for performers and the public as it sought to enlighten and inspire change in society _ l’opera est en effet conçu comme ouvert à un large public : à Venise d’abord.

2. Not all Opera is in Italian ! While it is true that many Operas are composed in Italian, Operas have been written in virtually every language. Generally speaking they are categorized into Italian, German, French, Russian and English genre operas. In the last 150 years new operas have been and are still being composed in various languages spanning entire globe. Again, Opera is a transformative and reflective art form that most always seeks to hold up a mirror to society in order to provoke change _ oui _ and so it is no wonder that Opera is being composed in almost every language worldwide!

3. Opera is an art form, but also as a collaboration, a partnership of people and community. There is no grander form of live entertainment (with the exception of live television.) Depending on the size of production an Opera will bring together anywhere from a hand full to more than 300 participants working simultaneously backstage as well as in the orchestra and on stage _ oui : l’entreprise est collective. You can see why many people consider Opera to be a living art form in that massive amounts of people come together for a common cause and every performance is different. In fact, if Opera had not laid out this massively collaborative art form we would surely not have our beloved art forms of musicals or even movies.

4. Don’t worry if you don’t speak the language that it is in. Supertititles (Translation to a screen above) are the norm in most opera houses. Even if there are no supertitles if you just pay attention and enjoy the art form that is in front of you, you will easily understand what is going on onstage. A good rule of thumb is to do just a little bit of research online before coming to the Opera _ par exemple _ ; so you can get a good framework of the storyline. After all most of us don’t go blindly to a movie without researching beforehand and opera is no different.

5. Don’t be afraid of Opera. We all have preconceived notions about what Opera is (large people yelling in funny hats often comes to mind) but if you have never been to an Opera you really are missing out. If you ask yourself “why is this artform still around after over 400 years ?” you are on the right track. The answer to this question I would propose is because of its intoxicating potion of complexity. Opera is an evolving artform that is tailored to evoke thought and change within _ voilà. It is true that some opera was conceived to just have a good time and entertain like most Hollywood box office films, but the majority of opera is composed in essence like folk music in that there is a reason and strong story behind the subject matter. Love, anger, reverence, and awe are just some of the emotions that are within us ; and Opera provides a beautiful art form in which to celebrate and transform the human condition. Don’t just take my word for it, come see for yourself!

L’admirable degré d’humanité _ et engagement de terrain _ de Michael Spyres

est splendide !

Ce jeudi 19 décembre 2019, Titus Curiosus – Francis Lippa

La merveilleuse vista en ses heureuses rencontres d’un très grand chirurgien de la main en sa traversée du siècle : le « Entre tes mains » de Raoul Tubiana

28déc

C’est un regard d’une rare acuité et parfaite délicatesse, tout à la fois, que nous livre avec affection, probité et infiniment d’élégance et noblesse, un très grand médecin (de la main) _ et toujours en activité de consultation en son âge avancé (il est né le 20 août 1915) : pour les musiciens, en la complexité de leurs troubles spécifiques d’interprétation… _, Raoul Tubiana, en son très grand livre de mémoires  : Entre tes mains _ un chirurgien traverse le siècle, aux Éditions France-Empire.

Je partirai ici de ce que résume excellemment la quatrième de couverture :

« La vie de Raoul Tubiana, c’est _ d’abord _ l’essor de la chirurgie de la main, à laquelle il a tant contribué. Les désordres du siècle ont transformé une profession en destin, pour le petit garçon né dans les senteurs de la terre algérienne _ à Constantine _, tôt frappé par la disparition d’un frère _ handicapé _ et d’une mère _ victime (sur un long terme) d’un oubli chirurgical _, qui le rendront encore plus apte à comprendre la douleur physique et morale d’autrui.

À l’école des grands patrons

_ le professeur Robert Merle d’Aubigné, au tout premier chef (« Après le débarquement en Provence en août 1944, je suis remonté avec la Ière armée jusqu’à Paris déjà libéré. J’ai alors été convoqué par le colonel Robert Merle d’Aubigné, un célèbre chirurgien orthopédique parisien, qui prit une part active dans la Résistance. Il était chargé de l’intégration des services de santé provenant des Forces Françaises de l’intérieur et de l’extérieur. Grand, mince, très élégant dans son battledress, il m’interrogea sur mes campagnes. Il m’écoutait distraitement en feuilletant ses dossiers, mais lorsque j’ai évoqué mes contacts avec les chirurgiens anglo-saxons _ le major John Marquis Converse, en Tunisie et à Alger (page 97) _ et les progrès de la chirurgie plastique  _ dont « la couverture précoce des plaies par greffes cutanées, ou par de vastes lambeaux de peau » (page 97) _, il devint tout à coup très attentif. Il me questionna longuement sur le service de Converse, puis il m’informa de son intention de créer un Centre de chirurgie réparatrices des armées. 

Trois semaines plus tard, j’étais affecté à ce Centre, à l’Hôpital Léopold-Bellan. A ma grande stupéfaction, j’ai vu arriver quelques jours plus tard, Converse lui-même. Merle d’Aubigné était parvenu à le faire muter de l’armée américaine à Léopold-Bellan, à titre de consultant.

Après deux années d’errance _ de guerre _, je me suis _ ainsi _ retrouvé fixé dans un hôpital militaire parisien avec deux patrons, un orthopédiste et un plasticien, excellents chirurgiens l’un et l’autre. J’ai ainsi pu faire un double apprentissage dans des conditions d’efficacité extraordinaire. (…) J’allais de l’un à l’autre.«  , pages 97-98 ;

« La paix revenue, j’ai tout naturellement suivi Merle d’Aubigné à l’Hôpital Cochin où il avait accédé à la chaire d’Orthopédie. Je suis resté vingt-cinq ans à ses côtés« , page 98) ;

et,

après l’obtention d’une bourse Fulbright _ « afin de poursuivre ma formation en chirurgie de la main aux États-Unis«  _ pour séjour de formation d’un an (« je resterais six mois chez Sterling Bunnel , à San Francisco, et pendant les six autres mois, je visiterais divers centres réputés de chirurgie plastique, de brûlés et de chirurgie de la main« , tel serait le programme du séjour), pages 118-119),

Sterling Bunnel, en sa clinique à San Francisco, en 1952 (« Le plus passionnant, c’était les commentaires donnés à voix basse par Bunnel tout en opérant. Il détaillait les raisons de ses choix techniques, tel type d’anastomose ou de suture, et son souci constant de respecter ou de rétablir une anatomie fonctionnelle. Aucun écrit, aussi détaillé soit-il, ne peut remplacer l’expérience vécue en salle d’opération. Voir et entendre Bunnel opérant fut une perpétuelle leçon _ voilà ! _, qui ne se comparait à rien. Je me suis vite rendu compte  que la chirurgie de la main telle que l’entendait Bunnell, débordait largement les limites anatomiques de cet organe. Elle englobait aussi le poignet, qui, disait-il, forme une unité fonctionnelle avec la main, et aussi les nerfs, vaisseaux, tendons sur tout leur parcours dans le membre supérieur, qui se terminent dans la main et participent à ses fonctions. Il attachait une extrême importance à la conservation et au rétablissement de la sensibilité. « Une main qui ne sent pas est une main aveugle ». Il disait aussi : « La main commence aux pulpes des doigts et se termine au cerveau »… » page 143), en première ligne _,

à  l’école des grands patrons, donc,

se joignit celle de la guerre, où Raoul Tubiana rencontra deux fois le général de Gaulle, en Algérie et en Corse. Quinze ans, nuit et jour, il fut au service des grands brûlés.

À Paris, comme à travers le monde, où consultations et conférences le conduisirent en Amérique et au Mexique notamment, peu sont en mesure de se rappeler qu’au sortir d’une salle d’opération, ce médecin féru d’art et de littérature _ et c’est fondamental pour l’ouverture et qualité de son intelligence même du réel : pas seulement anatomique ou technique _, avait rendez-vous avec des créateurs _ voilà ! _ tels qu’Audiberti, René Char, Alberto et Diego Giacometti, Zao Wou-ki, ou Tamayo. De singuliers patients _ et qui la plupart n’en étaient pas…

Peu furent aussi étroitement liés que lui à Marie Bonaparte _ l’analyste, amie et traductrice de Freud en français _, à Coco Chanel, à Dina Vierny _ la muse de Maillol _, à Louise de Vilmorin et à l’éblouissante découverte _ ce fut très important à mille égards…  _ de Saint Tropez…

_ et cela, jusque dans la maison même de Paul Signac (= le « découvreur«  de Saint-Tropez ! en 1892 : « Depuis que Paul Signac avait mouillé son bateau L’Olympia à Saint-Tropez en 1892, ébloui par la lumière blonde du golfe, il s’y était installé, attirant de nombreux peintres post-impressionnistes, pointillistes ou fauves : Theo Van Rysselberghe, Marquet, Camoin, Matisse », pages 75-76) ; via la rencontre du chef de clinique Charles Cachin, le gendre de Signac, et son épouse Ginette, la fille de Paul Signac : « J’étais souvent invité à La Hune, la grande maison de Signac, située au-dessus de la plage des Graniers, où vivait encore Mme Signac. Les murs tapissés de tableaux du maître et de ses amis _ Luce, Manguin, Camoin, Cross, Matisse _, et dans la chambre de Mme Signac, le lit entouré d’une douzaine de dessins de Seurat, je ne me lassais pas de les admirer. Il m’est arrivé par la suite d’habiter La Hune. Je dormais dans l’atelier de Signac… « , page 31.

Ce célèbre chirurgien a quitté ses gants  _ « à ma retraite des hôpitaux publics, puis au terme de ma carrière chirurgicale« , page 179 _ pour se consacrer _ encore maintenant ! _ aux mains des musiciens

_ « j’ai peu à peu découvert combien les musiciens étaient des patients attachants, très particuliers, émotifs et scrupuleux, à la fois réticents à dévoiler l’étendue de leurs problèmes et viscéralement dépendants de leur art. Je me suis plongé dans le traitement des musiciens avec l’enthousiasme que j’avais éprouvé des décennies plus tôt pour la chirurgie de la main, alors elle aussi une discipline débutante, au développement de laquelle j’ai pu participer », page 179 aussi… Et « J’avais, depuis mon retour des États-Unis, ouvert en 1953 une consultation hebdomadaire de chirurgie de la main à Cochin. Les patients s’y pressaient nombreux, non seulement pour des affections chirurgicales, mais aussi pour quantité d’autres troubles touchant leurs mains. C’est ainsi que ma consultation devint de plus en plus fréquentée par des musiciens. Or, les musiciens sont des malades difficiles, méfiants à l’égard du corps médical. De plus, leur examen prenait beaucoup de temps car leur pathologie était en grande partie ignorée. (…) Les instrumentistes affluaient, peut-être attirés par l’attention que je leur portais, encombrant ma consultation hebdomadaire de la main. Je finis, en 1970, par créer, avec mon rééducateur, Philippe Chamagne, toujours à mes côtés, une nouvelle consultation à Cochin, mensuelle, entièrement consacrée aux musiciens _ celle-ci, et dorénavant. Cette consultation des médecins existe toujours, et se tient maintenant à l’Institut de la Main _ « né en 1972. Je l’ai dirigé jusqu’en 1992« , est-il précisé page 163. Elle a attiré depuis sa création plus de six mille patients, venus de France et de l’étranger. Devant la complexité des problèmes rencontrés, j’ai sollicité l’aide d’autres spécialistes, et la consultation s’est enrichie d’un neurologue, le professeur Pierre Rondot, d’un rhumatologue, le professeur Joël Dehais, excellent instrumentiste _ tant à la viole qu’au hautbois _, d’un chirurgien-pédiatre, le professeur René Malek ; et d’un chirurgien de la main, appelé à me succéder, le professeur Alain Gilbert« , page 180. Et « Les troubles dont les exécutants sont victimes s’avèrent le plus souvent à la fois organiques et émotionnels. Il n’existe pas de « centre de la musique » dans le cerveau. Tout le système nerveux est impliqué par la musique, langage universel des émotions« , page 181. Et, page 182 : « Les musiciens sont avant tout des artistes : c’est-à-dire des êtres particulièrement sensibles et émotifs, pour lesquels la musique constitue l’axe central autour duquel s’articule leur propre existence _ rien moins ! Le musicien professionnel « entre en musique » _ voilà ! _ comme on « entre en religion », les autres activités devenant accessoires« 


N’est-ce pas à ces derniers _ les musiciens, donc _ qu’il emprunte le phrasé _ mais oui ! le plus subtil et précis à la fois qui soit ! davantage même que celui des poètes ! _ de ses souvenirs ? Souvenirs qui sont autant de variations _ passionnantes _ sur le siècle » :

on ne saurait mieux dire que cette quatrième de couverture,

tant la justissime élégance de ce « phrasé » _ en effet : tout en précision et infinie délicatesse (= chirurgicales douces !) _

propose de magnifiquement éclairantes « variations«  _ c‘est exactement cela (= musicales ! telles les Goldberg de Bach, ou les Diabelli de Beethoven, et de tant d’autres ! cf, sur la texture de la musique, le beau livre de Bernard Sève : L’Altération musicale… _ sur le siècle qui vient de passer,

via la sublime vista qui nous est généreusement offerte, en cette plume précise et juste _ en son extrême (incisive et douce à la fois) probité : vertu s’il en est ! _, sur quelques personnalités (très fortes !_ presque effrayantes parfois, par exemple Lacan ou Chanel, en la puissance de la passion exclusive de leur propre singularité à aider à accoucher en leur œuvre… ) de créateurs-artistes rencontrés par ce médecin d’excellence et passionné d’Art le plus éclairé et pointu qui soit _ et parfaitement désintéressé, lui ! en sa curiosité-appétit-amour de la vie _ : mais tout cela va bien évidemment de pair !., qu’est Raoul Tubiana, toujours si parfaitement jeune en son bel âge ! _ Cocteau disait, cite-t-il lui-même page 275 : « La jeunesse vient avec l’âge«  ; de fait, on peut finir par le découvrir…

Des diverses et souvent merveilleuses (!) rencontres d’artistes (ou personnalités) qui ont émaillé le (très riche) chemin de vie de cet humain non-inhumain qu’est Raoul Tubiana (le général De Gaulle, Marie Bonaparte, Françoise Parturier et Luisa Miller, Jean Freustié, Jacques Lacan, le Père Teilhard de Chardin, Louise de Vilmorin, Jean Queneau, Claude Delay _ son épouse _, Mademoiselle Chanel, Albert Marquet, Dina Vierny, Ferdinand Desnos, Rufino Tamayo, Fernando Botero, Cristina Rubalcava, Zao Wou-Ki, Jacques Audiberti, et bien d’autres encore : délicieusement narrées, chacune et toutes),

je retiendrai ici seulement quelques unes de ses phrases à propos de sa rencontre avec les frères Giacometti, Alberto (10-10-1901 – 11-1-1966) et Diego (15-11-1902 – 15-7-1985) _ cf aussi le livre de Claude Delay : Giacometti Alberto et Diego, l’histoire cachée (paru en 2007 aux Éditions Fayard) _ :

« J’ai admiré Alberto et j’ai aimé Diego«  (page 263).

Alberto « remet toujours, de façon répétitive, le même sujet chaque fois que nous nous voyons : la perception du réel. Pour lui, c’est impossible« , avait dit Jacques Audiberti d’Alberto Giacometti, lors de la toute première rencontre d’Alberto et de Raoul (c’est Jacques Aubiberti qui les avait présentés l’un à l’autre), à Saint-Germain-des Prés, en 1948.

« Je me rappelai cette remarque d’Audiberti sur le caractère obsessionnel d’Alberto, plus tard, lorsque je le connus mieux. A chacune de nos rencontres, il abordait toujours le même sujet de conversation. Il m’avait fiché avec une étiquette spécifique de chirurgien. (…) Avec ceux qu’il avait « fichés », son côté intéressé _ voilà _ l’amenait à essayer de tirer profit au maximum de leurs connaissances sur un sujet déterminé.

La plupart des créateurs que j’ai connus étaient, sans se l’avouer, profondément égoïstes, des prédateurs pour tout ce qui pouvait se rapporter à leur œuvre. Ceci était aussi vrai pour Vieira da Silva ou pour Alberto. Les êtres qui vivaient en symbiose avec eux subissaient leur emprise et avaient les qualités inverses de dévouement et de désintéressement : le charmant Arpad Szenes, voltigeant, tel un elfe, autour de l’arachnéenne Vieira. Il en était de même du discret et merveilleux Diego. Cela n’empêchait pas Alberto de vanter à tout propos les dons artistiques de son frère.

(…) Alberto voulait comprendre le fonctionnement du corps, du squelette, des neurones ; et ses questions provoquaient souvent mon embarras ; aussi prenais-je les devants en parlant de ce que je savais.

Ces pilleurs pouvaient être reconnaissants, à leur manière : Alberto en m’offrant une main en bronze« , page 264-265 _ il s’agit de « la main gauche de L’Objet invisible« , page 269.

« Je pense maintenant que ces répétitions _ sur « les même sujets ayant un lien avec la chirurgie« , page 266 _ étaient du même ordre que celles qu’il manifestait dans le choix répétitif de ses modèles, peu nombreux, toujours les mêmes : Diego le frère, sa mère Annetta et Annette sa femme, Caroline sa maîtresse, Yanaihara le professeur de philosophie japonais et très peu d’autres, ce qui devait correspondre à un même besoin d’approfondissement« , pages  266-267.

Et « en y repensant, avec le recul des années, mes relations avec Alberto n’eurent pas la richesse que j’aurais pu espérer ; elles ont _ in fine et rétrospectivement _ un goût amer d’inachevé. Nous en fûmes peut-être responsables l’un et l’autre _ est-il ajouté en un dernier subtil commentaire, page 267. Nos échanges se sont limités à des problèmes médicaux.

Pour quelles raisons n’a-t-il jamais été question entre nous d’art, de son œuvre, des tourments de la création ?«  page 267 : à propos des années 1948 à 1951-52.

Je dois aussi me mettre directement en cause. A mon retour des États-Unis _ à partir de  1953 : ensuite, donc… _, j’étais de mon côté totalement absorbé par la découverte de la chirurgie de la main, et par les responsabilités grandissantes de mes activités hospitalières. Hors de l’hôpital, j’étais toujours pressé et n’avais que peu de temps à accorder à autrui. Il n’était pas question pour moi d’écouter les intarissables monologues  d’Alberto lors de nos rencontres. Les rôles étaient inversés _ par rapport à la période 1948-51 _, c’est moi qui parlais et Alberto qui m’écoutait. Il ne discutait que pour la forme mes explications, en disant « Tu crois, tu crois ? ». Il me posait des questions médicales d’une façon obsessionnelle, mais j’étais aussi obsessionnel que lui, ne pensant qu’à mes opérations ou à des phénomènes physiologiques qui m’intriguaient. Un obsessionnel en face d’un obsessionnel. Dans le cœur de l’homme, n’y aurait-il de place que pour une seule passion ?« , page 268 _ ce que l’existence de Raoul Tubiana (tissée de ses rencontres !) ainsi narrée vient démentir !

« Par la suite, nos rencontres s’espacèrent« , page 270.

« Alberto s’éloignait _ qui allait mourir le 11 janvier 1966 _ tandis que Diego m’était de plus en plus proche.

Je ne me souviens plus si j’ai connu Diego par l’intermédiaire d’Alberto ou plutôt par Arpad et Vieira avec lesquels il voisinait dans le 14e. Ils avaient en commun la même passion pour les chats. Mais ce dont je suis sûr, c’est que je me suis senti d’emblée en parfait accord avec lui _ cela s’appelle l’amitié vraie _, et ce, avant même d’avoir conscience de ses exceptionnelles qualités ou d’avoir pu apprécier l’étendue de ses talents _ l’amitié, comme l’amour, sait deviner et comprendre à fond sur le champ.

(…)

Contrairement à son frère , il parlait peu et n’avait pas ses dons d’expression _ verbale _, mais tout ce qu’il disait était parfaitement sincère et mesuré _ voilà qui est assez rare. Montagnard averti, il avait le calme et la sûreté d’un chef de cordée. Son jugement était lucide mais bienveillant _ les qualités mêmes que le lecteur prête bien vite à l’auteur de ces Mémoires ! _, jamais méprisant, bien qu’il aimât probablement plus les animaux que les humains. J’ai toujours ressenti sa présence bénéfique et admiré son élégance naturelle, physique et morale, sa pudeur, sa droiture. Ce qu’il avait vraiment d’exceptionnel, c’était sa totale modestie, son humilité. Il se considérait comme un artisan, voué à accompagner et à protéger son frère, génial, mais imprévisible, avec cette fragilité que Diego lui connaissait bien« , page 270.

« Les deux frères s’aimaient et se respectaient. Diego acceptait sa situation subalterne _ en cette fraternité (sur la fraternité, remarquer aussi quelques très fines pointes de Raoul sur celle avec son frère Maurice, qui deviendra cancérologue, par exemple page 12…) _ sans laisser paraître de l’amertume. Son œuvre personnelle, elle aussi d’une grande rigueur, restait volontairement effacée, limitée à la création de pièces de mobilier. (…) Diego ne prit son envol _ d’artiste _ qu’après la mort d’Alberto _ survenue en 1966, donc.

Il est resté pendant longtemps totalement méconnu du public. Il n’était pas jaloux d’Alberto, mais plutôt de ses femmes, Annette et  Caroline, qui, disait-il, lui faisaient perdre son temps _ de création _ et l’exploitaient. Totalement désintéressé _ un point tout à fait remarquable _, il avait tout de même mal supporté d’être dépossédé par Annette, la femme légitime d’Alberto, après la mort de ce dernier. Alberto n’avait pas rédigé de testament. « Annette m’a tout pris, disait Diego, même mes plâtres dans l’atelier d’Alberto et la vieille maison de la mère, à Stampa« , page 271.

« Diego vieillissait dans un climat exaltant de créativité _ ce qui est bien l’essentiel ! _, indifférent à tout confort matériel comme l’avait toujours été son frère. Il connaissait enfin le succès et un début de considération officielle. Les commandes affluaient, même de l’État, qui lui avait confié toute la ferronnerie _ admirable ! _ du musée Picasso, mobilier et lustres« , page 273.

« Malheureusement, Diego voyait de plus en plus mal. Il souffrait d’une cataracte et refusait de se faire opérer. J’insistai pour qu’il subisse cette opération devenue courante. Il céda à ma requête. J’organisai son séjour à l’Hôpital Américain. J’assistai à son opération, pratiquée par un collègue ophtalmologue, sous anesthésie locale. Je lui tenais la main. Tout se passa normalement.

Le lendemain, quand on lui ôta le pansement qui lui recouvrait l’œil, il s’écria fou de joie : « Je vois, je vois. »

J’insistai pour qu’on le garde encore une nuit à l’hôpital, car il avait quatre-vingt-trois ans et était seul chez lui. Je lui dis : « Je passerai te prendre demain, en fin de matinée pour te ramener chez toi.«  Vers treize heure, je le vis sortir du bureau du caissier de l’hôpital, habillé, prêt à partir, et se diriger, frêle silhouette vers l’ascenseur. Il me dit :

_ Je monte prendre ma valise.
_ Je vais chercher la voiture au parking, je t’attendrai devant la porte.

Après quinze minutes d’attente, ne le voyant pas revenir, je montai dans sa chambre. La porte était fermée. Je frappai ; comme je n’obtenais aucune réponse, je la fis ouvrir par une infirmière.
Nous trouvâmes Diego étendu, mort, dans la salle de bains« , page 273 _ cf cette remarque anticipante, pages 191-192 : « Pour moi, certains souvenirs ont une telle présence qu’ils semblent appartenir au présent, qu’il s’agisse de la mort de ma mère _ des suites, vingt ans durant, d’une compresse oubliée par le docteur Pozzi (le père de Catherine Pozzi, la maîtresse de Paul Valéry ; et le docteur Pozzi mourra tragiquement : assassiné), lors d’une opération de rétroversion de l’utérus… _, de mes rencontres avec De Gaulle _ à Constantine en 1943 et Calvi en 1944 _, ou de la découverte de Diego, étendu mort dans une salle de bains de l’Hôpital Américain _ sans qu’apparaisse cette première fois, page 191, le nom de Giacometti : seulement « Diego« . J’ai aussi conservé, avec une reconnaissance parfaite, le parfum de ma mère et le contact de sa main me caressant tendrement le visage, lorsque enfant, le soir, au dessert, je posais ma tête sur ses genoux, il y a de cela une éternité« 

Je n’ai jamais autant pleuré qu’à l’enterrement de Diego. En vain, Jean Leymarie _ ici je pense à ce que dit (on ne peut davantage discrètement) de lui Silvia Baron Supervielle en son sublime Journal d’une saison sans mémoire... _ me tirait par la manche devant le crematorium, en répétant « Reprends-toi, reprends-toi ». Mais je n’arrivais pas à réprimer mes sanglots.

La tristesse, le remords, la perte d’un être incomparable. Un Juste » _ voilà ! _, page 274…

Avec cette conclusion du livre, pages 280-281 :

« J’ai traversé un siècle à la fois terrifiant et libérateur. Toute ma vie, ma carrière en témoigne, j’ai cru au progrès, tout au moins dans les domaines techniques et scientifiques, en ayant conscience de ses limites.
Plus j’approche de ma fin, plus je suis hanté par la persistance de la violence et de l’obscurantisme, dont j’avais déjà pris conscience au Grand Lycée d’Alger
_ cf les pages 18 à 20. J’aimerai citer cette phrase d’Audiberti provenant d’une lettre qu’il m’avait adressée. Elle illustre « la singulière disproportion entre les acquisitions si raffinées de l’homme dans le secteur technique et sa totale ignorance en ce qui le concerne » _ lui : l’homme ! en général… Mais je veux rester optimiste. Certes le progrès est bien plus lent à se manifester sur le plan moral _ à la fois personnel et collectif : cf ce que Hegel nomme sittlichkeit _, et nous sommes déjà venus à bout du nazisme et de certains goulags.

Pour conclure ces « souvenirs », je ne saurais garder secret le lien qui m’unit à mes milliers d’opérés anonymes, la confiance rencontrée _ voilà !

Je voudrais aussi déclarer à nouveau mon attachement et ma reconnaissance pour mon métier _ au service de la vie des personnes. La chirurgie a rendu mon existence utile et passionnante, m’a permis de pénétrer au cœur des personnalités les plus diverses _ pas seulement physiologiquement donc.
Et puis… elle m’a _ accessoirement, si l’on veut : pour une opération du cœur à l’automne 2004 ! le récit constituant l’essentiel de l’ultime chapitre du livre, « Danger de mort« , aux pages 275 à 281 _ sauvé la vie« …

Entre tes mains _ un chirurgien traverse le siècle : le témoignage d’un homme délicat et fin, profondément non-inhumain,

dont la lucidité demeure vigilante sur ce que peuvent parfois faire, de leurs mains, les hommes, en leur génie divers,

et épris de tout ce que peut donner _ en formation de la sensibilité ! humaine non-inhumaine ! _ la beauté ;

telle celle de Saint-Tropez, rencontrée grâce à l’amitié de Pierre Kefer, l’été 1933 :

« Ce fut un choc, à la fois esthétique et culturel » _ les deux, donc ! conjointement ! _, page 28.

A quoi renvoie aussi cette reconnaissance témoignée, à propos de l’amour de l’Art, et en l’occurrence celui de la peinture, pages 219-220 :

« Ce goût pour la peinture ne découle pas de la fréquentation des musées où on me traînait enfant. Il m’est apparu plus tardivement, à Saint-Tropez, sous la double influence _ voilà ! _ de la beauté du pays que les peintres interprètent sans cesse, et des amis que j’avais dans les parages, Pierre Kefer et les Cachin.

Charles Cachin et Ginette Signac jouèrent un rôle crucial _ voilà ! _ dans mon initiation _ et toute vie humaine vraie en est une ! Leur maison, La Hune, avait été celle de Paul Signac. Elle était tapissée des œuvres du maître et de ses amis. La contemplation _ active, hyper-active : cf tant L’acte esthétique de Baldine Saint-Girons que Homo spectator de Marie-José Mondzain, mes amies _ des dessins de Seurat encadrant le lit de ma chambre, lorsque j’ai habité à La Hune, après la destruction de ma maison du port, me plongeait dans des émotions _ de ce sentiment d’accomplissement vrai qu’est la profonde joie ! _ jusque là jamais ressenties _ faute d’un tel aiguisement doux et profond de la sensibilité activée dans cet échange et ce partage affûté des aisthesis : face au paysage comme face aux œuvres de l’Art…  _ devant une œuvre d’art. Charles et Ginette discutaient peinture à longueur de journée. Ils invitaient à leur table des peintres proches de Signac et des collectionneurs comme Georges Grammont. Dans un tel climat _ de partage affûté : enthousiasmant ! _, mes premiers choix se portèrent sur les post-impressionnistes« …

L’élan et le partage étaient donnés.

Pour toujours.

Titus Curiosus, ce 28 décembre 2011

 

L’aventure d’écriture d’un curieux généreux passionné de musique, Romain Rolland : le passionnant « Les Mots sous les notes », d’Alain Corbellari, aux Editions Droz

20août

En troisième volet à une enquête sur ce qu’est « écouter la musique »,

soit après la lecture des Éléments d’Esthétique musicale  _ Notions, formes et styles en musique, sous la direction de Christian Accaoui, aux Éditions Actes-Sud/Cité de la musique ; cf mon article du 15 juillet Comprendre les musiques : un merveilleux gradus ad parnassum _ les « Eléments d’Esthétique musicale : notions, formes et styles en musique » aux éditions Actes-Sud / Cité de la musique, sous la direction de Christian Accaoui ;

et après  la lecture de L’Oreille divisée _ L’écoute musicale aux XVIIIe et XIXe siècles, de Martin Kaltenecker, aux Éditions MF ; cf mon article du 2 août comprendre les micro-modulations de l’écoute musicale en son histoire : l’acuité magnifique de Martin Kaltenecker en « L’Oreille divisée » ;

voici une présentation de ma lecture de ce passionnant travail d’Alain Corbellari, aux Éditions Droz, sur l’esthétique en mouvement (passionné !) d’un des esprits les plus curieux et généreux (et amoureux fou de musique) du XXe siècle, Romain Rolland : Les Mots sous les notes _ Musicologie littéraire et poétique musicale dans l’oeuvre de Romain Rolland

Je partirai de la synthèse de la quatrième de couverture de ce livre riche de 383 pages,

pour présenter ce qu’Alain Corbellari nomme, page 14, « une réévaluation du projet de Romain Rolland« , en entrant « véritablement«  _ enfin ! _ « dans le pourquoi » de sa « poétique musicale« , page 17 ;

Alain Corbellari précisant, page 18, que « c’est d’abord le système des jugements de Romain Rolland sur la musique et la façon dont sa pensée esthétique permettait de réévaluer l’ensemble de son œuvre » qu’il a « cherché à reconstituer ici«  _ voilà !

Tout en indiquant, page 21, en aboutissement de son très éclairant Avant-propos, que

« les opinions de Romain Rolland _ enfin prises pour objet de l’analyse de fond qu’elles méritent (et attendaient depuis si longtemps !) _ forment un système cohérent, quoique moins facile à cerner qu’on ne pourrait le croire de prime abord, tant les détails de ses jugements sont riches de nuances, de subtilités et de contradictions _ mais toujours parfaitement probes (et « sincères«  !) _ qui infléchissent la première impression que l’on pourrait avoir de l’axiologie qui les sous-tend » ;

car « Romain Rolland est _ d’abord et fondamentalement _ un victorien (comme son ami Zweig qui restait attaché aux conventions du « monde d’hier », tout en félicitant Freud de les avoir fait voler en éclats) ; il est ainsi toujours resté fidèle _ tel est et demeurera le socle de son appréhension et évaluation, in fine, de la musique, colorant les approches curieuses et généreuses de la nouveauté… _ à son goût des musiques postromantiques à la fois somptueuses et rigoureusement construites,

mais _ d’autre part et aussi, avec une très grande exigence de vérité _, sur ce socle, combien de découvertes ont assoupli _ voilà une des qualités de l’esprit de Romain Rolland ; tel un Montaigne _ les premières appréciations« .

Aussi Alain Corbellari précise-t-il, toujours page 21, se défendre « d’avoir voulu décrire un système clos et rigide. » Car « pour arrêtées qu’elles soient, les opinions de Rolland restent _ en conformité avec la générosité exigeante (éminemment noble) de sa personnalité _ ouvertes et malléables, fidèles à une pensée qui est d’abord acceptation de la vie en toute sa diversité«  _ toujours tel un Montaigne ; Alain Corbellari reliant (on ne peut plus excellemment !) le « frisson vitaliste«  rollandien à Bergson, Renan et Nietzsche, en plus de Wagner et Schopenhauer, page 22.

Et s’il n’est « pas question ici, précise-t-il encore page 22, de récrire la genèse de la pensée de Romain Rolland, ce travail ayant déjà été fait _ et bien fait _ par d’autres » _ David Sices, in Music and the musician in Jean-Christophe, en 1968 ; Bernard Duchatelet, La Genèse de Jean-Christophe de Romain Rolland, en 1978 _, on ne saurait jamais trop insister sur le fait que, « entre la fidélité à ses goûts et l’espérance du futur, entre la foi dans les vieilles valeurs de l’Europe des nations et la quête de celles qui formeront la nouvelle Europe unie, Romain Rolland s’est voulu _ au plus fondamental ! _ un homme qui cherche, un être toujours _ voilà ! inlassablement et avec pleine confiance ! _ en mouvement _ cf encore Montaigne (et le beau Montaigne en mouvement de Jean Starobinski)… _, qui, pour cette raison même, n’en était pas _ c’était un généreux et un enthousiaste ! _ à une contradiction près.« 

Mais « nous n’en tenterons pas moins de respecter une passion et une sincérité _ voilà ! les deux consubstantiellement liées _ qu’il est difficile de mettre en doute _ certes : Romain Rolland est d’une absolue et pure probité ! _ et qui fondent _ oui _ la valeur _ puissante _du témoignage de notre écrivain.

Or, dans la quête de vérité de Romain Rolland,

c’est bien la musique, comme il l’avouait sans détour dans ses Mémoires _ toujours disponibles, dans l’édition de 1956 : à la page 148, en un chapitre de complément intitulé « Musique«  _, qui aura été son fil d’Ariane _ voilà ! _ :

« La musique _ qui relie dans l’épaisseur mélodique et harmonique riche du temps : avec la délicatesse des modulations subtiles de ses jeux _ m’a tenu par la main, dès mes premiers pas dans la vie. Elle a été mon premier amour, et elle sera, probablement, le dernier. Je l’ai aimée, enfant comme une femme, avant de savoir ce qu’était l’amour d’une femme.« 


Voici, assortie de quelques farcissures de commentaires de ma part,

cette éclairante quatrième-de-couverture des Mots sous les notes d’Alain Corbellari :

« La postérité retient _ quand elle s’en souvient encore… _ de Romain Rolland qu’il fut _ très effectivement _ une figure emblématique du pacifisme _ cf, ainsi, son Au-dessus de la mêlée, en 1916 _ et de l’idée européenne. Plus méconnue, sa contribution majeure à la musicologie _ il fonda, rien moins !, la musicologie française au tournant du siècle _ témoigne cependant de sa véritable passion, la musique : « La musique m’a tenu par la main, dès mes premiers pas dans la vie. Elle a été mon premier amour, et elle sera, probablement, le dernier ».

Cette dévotion à la musique dont est empreinte  _ jusque dans le souffle des phrases _ l’ensemble de son œuvre fournit la trame de son plus grand succès populaire, Jean-Christophe, où Romain Rolland retrace, tout le long d’un « roman-fleuve », l’histoire d’un compositeur, dans laquelle on voit poindre la figure admirée de Beethoven. De fait, la musique infléchit l’ensemble de son œuvre _ c’est à montrer cela que s’attelle ici en effet Alain Corbellari. Fondateur de la musicologie française, artisan de la redécouverte de l’opéra baroque _ mais oui ! avec sa thèse pionnière Les Origines du théâtre lyrique moderne _ Histoire de l’opéra en Europe avant Lully et Scarlatti, en 1896 ; ainsi que de l’ensemble de la musique dite aujourd’hui « baroque« , avec son Musiciens d’autrefois, en 1908 ; et Voyage musical au pays du passé, en 1919 _, ardent défenseur de la musique du début du XXe siècle _ cf son Musiciens d’aujourd’hui, en 1908 aussi… _, Romain Rolland fut sans doute, avec Rousseau _ hélas !!! le fossoyeur de la musique française, adversaire niais de Rameau ! je ne partage pas du tout cette thèse ! un Vladimir Jankélévitch a bien davantage ma faveur : mais Alain Corbellari reproche à ce dernier un sectarisme anti-germanique… _, le plus profondément musicien de tous les écrivains français. Il convenait donc de réévaluer la singularité de son projet esthétique _ voilà l’objet de ce travail ici d’Alain Corbellari _ à l’aune de la conjugaison _ subtile et difficile en leur feuilletage (Martin Kaltenecker dit, lui, « tressage«  !) : mal accepté de la plupart ! toujours aujourd’hui ! _ de ces deux arts auxquels Romain Rolland a voué sa vie entière : la littérature et la musique.

C’est précisément l’ambition de Les Mots sous les notes que de retrouver _ et lui rendre justice  _ le mouvement _ oui ! _, proprement symphonique _ absolument ! _, d’une œuvre et d’une vie _ étroitement tissées, en effet, l’une avec l’autre _ qui restent exemplaires d’un désir de communion fraternelle _ civilisationnel, plus encore que politique _ dont « L’Hymne à la Joie » de Beethoven a en définitive toujours constitué, pour Romain Rolland, la suprême expression« 

De fait,

la conclusion du livre (pages 329 à 332) rend très clairement compte de cette  position rollandienne _ conçue en terme d’« alliance« , davantage que d’« aporie« , page 330 _ entre musique et écriture ;

et aide à expliciter l’expression de « mots sous les notes« ,

ainsi que celles du sous-titre de ce travail d’Alain Corbellari, de « musicologie littéraire » et de « poétique musicale«  (dans l’œuvre _ multiforme : théâtre, romans, essais et articles (dont ceux de musicographie et musicologie : ces deux concepts ainsi que leur articulation subtile sont présentés pages 19-20)… _ de Romain Rolland)…

A cet égard, deux citations _ pages 17 et 330 _ empruntées à une lettre du 9 novembre 1912 à l’écrivain autrichien Paul Amann, sont particulièrement éclairantes.

La première : « Ne vous y trompez pas, je suis un musicien qui s’est armé de l’intellectualisme français« , est commentée ainsi par Alain Corbellari : « De fait, nous touchons là au plus profond, sans doute, des paradoxes qui ont taraudé notre auteur : ce musicologue post-romantique, profondément imprégné de l’idée que la grandeur de la musique résidait dans sa capacité à évoquer l’inexprimable _ du moins dans le discours premier et la prose ordinaire : Bergson, lui aussi mélomane, succombe aussi parfois à ce pessimisme à l’égard du pouvoir du discours ! _, a été, dans le même temps, l’un des hommes les plus « engagés » dans les débats socio-politiques de son époque » ; de même qu’il saura « garder intact jusqu’à la fin (son) élan idéaliste« , page 17.

La seconde : « Seules des circonstances hostiles m’ont empêché de me consacrer à la musique, ainsi que je le voulais« , Alain Corbellari, à la conclusion de son essai, peut la commenter ainsi, page 330 : en déclarant cela, « Rolland exprime certes un regret, mais ce n’est pas l’écriture qu’il rend responsable de cette frustration. Au contraire, écrire lui permet d’oublier _ et compenser, en partie : par les élans de l’écriture même ! _ l’appel de sa vocation première, au point que dans l’entre-deux-guerres, il avouera _ on l’a vu _ ne presque plus avoir le temps de simplement jouer du piano _ tant jouer bien requérait aussi d’exigences ! L’urgence _ dynamique ! _ d’une morale de la vie, de l’action et de la fraternité, qui fait de l’écriture un devoir _ sacré : la dimension éthique (avec sa vocation d’universalité) est fondamentale chez (et en) Romain Rolland _, semble ainsi constamment primer chez notre auteur l’interrogation _ mélancolique : une compulsion qui lui est étrangère ! _ sur l’adéquation des moyens à une fin pourtant décrite en des termes profondément mystiques.

L’écriture est bien, au sens rousseauiste (et derridien) un supplément : elle comble une carence de musique, mais elle possède aussi sa vie propre _ et il y a bien ainsi un « style« , sinon de la phrase même, du moins de l’œuvre (en son entièreté) envisagée d’un peu loin (mais toujours en l’élan), de Romain Rolland ;

cf ici la métaphore de la fresque (« faite pour être vue de loin«  ; et pas « à la loupe« ) empruntée par Romain Rolland à Gluck (« à qui on demandait la raison de certaines pauvretés d’harmonie« ), en une lettre (du 15 juin 1911) à Louise Cruppi, citée par Alain Corbellari pages 10-11 : telles « les peintures de la coupole du Val-de-Grâce » visibles seulement d’en-bas que donne Gluck en exemple, « certaines œuvres _ commente Romain Rolland en une sorte de plaidoyer pro domo en faveur de son propre « style«  d’écriture, de phrase et d’œuvre) ! _ sont faites pour être vues de loin, parce qu’il y a en elles un rythme passionné qui mène tout l’ensemble _ voilà : c’est une dynamique généreuse féconde : quasi dionysiaque… _ et subordonne tous les détails à l’effet général. Ainsi Tolstoï, ainsi Beethoven. (…) Mais jusqu’à présent aucun de mes critiques français _ (si, un seul, mais il n’est pas connu) _ ne s’est aperçu que j’avais un style.« )… _,

(l’écriture, donc, de Romain Rolland) possède aussi sa vie propre,

rêvant de transcender les limitations _ a-musicale qu’elle demeure, en un sens, cette écriture : malgré l’enthousiasme de ses élans, rythme et profusion emportée (au moins idéalement) _ dont elle se plaint d’être affectée.

Cette aporie explique sans doute, du même coup, que la revendication par Romain Rolland d’une poétique musicale

ait, aux yeux de ses lecteurs, très généralement _ même auprès des plus scrupuleux et savants _ passé,

au mieux comme une figure de style _ davantage idéalisée que proprement incarnée en son « style«  et ses phrases, de fait : eu égard à ce qui demeure de pesanteur en le victorianisme (puritain) endémique de Romain Rolland _,

au pire comme la preuve de sa nullité littéraire.

Que, de surcroît, cette poétique ait été fondamentalement infléchie par un désir d’améliorer à tout prix l’humanité

achève de brouiller son appréhension _ voilà où lui et nous en sommes en 2010-11 _,

sauf à imaginer _ et tel est l’apport de ce travail de fond d’Alain Corbellari avec ce livre-ci _

qu’il y a finalement une cohérence _ c’est la thèse du livre _

dans cette double disqualification du discours littéraire _ tel que s’en sert (noblement, et en vertu de sa formation : il est normalien) Romain Rolland ; au-delà du pire sens du mot « littérature«  : au sens de divagation divertissante ou lénifiante mensongère _ :

contestée en amont du sens par la musique,

et en aval par le discours humanitaire,

la littérature _ en son sens le meilleur, cette fois, et telle que la pratique Romain Rolland, en le déroulé de ses phrases _ se révèle peut-être, en fin de compte, le moyen

_ relativement complexe, en sa subtilité ; d’où le devoir (que s’impose Romain Rolland à lui-même) : « Parle droit ! Parle sans fard et sans apprêt ! Parle pour être compris ! Compris non pas d’un groupe de délicats _ et c’est ce que reproche Romain Rolland à bien des arts et des discours _, mais par les milliers, par les plus simples, par les plus humbles. Et ne crains jamais d’être trop compris ! Parle sans ombres et sans voiles, clair et ferme, au besoin lourd« , in l’Introduction (finale, a posteriori) à Jean-Christophe, cité par Alain Corbellari page 13 _

le plus adéquat

d’affirmer la fondamentale identité de ces deux revendications extrêmes,

car c’est au point où se rejoignent

l’ineffable _ cf mon article comprendre les micro-modulations de l’écoute musicale en son histoire : l’acuité magnifique de Martin Kaltenecker en « L’Oreille divisée » sur l’indispensable L’Oreille divisée de Martin Kaltenecker : à propos de l’écoute de la « musique ineffable« , aux pages 223-224 de ce livre majeur ! _ de la communication musicale _ en son idéalité musicalement incarnée dans la suite (mélodique et harmonique) des notes _

et l’idéale _ encore : en son pressant appel ! _ univocité _ désirée rassembleuse _ du mot d’ordre _ de vraie « paix«  construite, de « concorde«  (des cœurs : un pléonasme !), au sens où l’entend Spinoza en sa politique comme en son Ethique _ qui fonde le contrat social

….

que se situe l’écriture

_ passionnée, généreuse et inlassable : « Communiquer sans les mots : cet idéal musical _ de la musique purement instrumentale ; cf Carl Dalhaus : L’idée de la musique absolue _ une esthétique de la musique romantique _, problématique chez un écrivain, se traduit chez notre auteur par une activité d’écriture absolument frénétique« , avait dit Alain Corbellari, page 13 ; et encore, page 14 : « Pour Rolland, le souffle de la phrase, matérialisé par la ponctuation, est plus important que la correction _ c’est dire ! _ de la langue : « J’aimerais mieux quelques fautes de français, qu’un point final mis à la place d’un point et virgule » _ avait-il affirmé en une lettre à Péguy (le 24 octobre 1906). Cette attention à la respiration du texte ne trahit-elle pas, ici encore, le musicien ?« , commentait à excellent escient, Alain Corbellari… _

que se situe l’écriture

de Romain Rolland. »

Et Alain Corbellari de déduire, toujours page 330 :

« Cette alliance _ voilà ! _ de l’indicible musical et de l’expression sublimée de la pensée politique,

n’était-elle pas déjà le pari de ce parangon de toute musique qu’était pour Romain Rolland (et significativement aujourd’hui pour la Communauté européenne…) _ Alain Corbellari est citoyen neuchatellois _ l’Ode à la Joie qui termine en apothéose l’ultime symphonie de Beethoven ?« 

Et, page 331 :

« Un texte de 1922 publié en appendice de l’édition posthume du Voyage intérieur, et intitulé « Le Maître musicien« , nous fait voir _ sinon entendre, mais ne sommes-nous pas là dans l’inaudible musique des sphères ? _ la suprême métaphore musicale qui a guidé le combat humaniste de Romain Rolland :

« Cette symphonie de millions de voix diverses, c’est, pour moi, l’Unité cosmique vers laquelle _ tel un Kant, un Hegel, un Marx, ou un Spinoza _ je tends mon espoir et mon désir. »

Et Alain Corbellari de conclure l’essai, page 332, sur cette autre expression du Voyage intérieur pour qualifier, in fine, l’œuvre de Romain Rolland : « une œuvre qui a su, dans le même mouvement, développer une haute pensée de la musique et illustrer une souveraine musique de la pensée, fondée sur ce que Rolland appelait sa « conception toujours musicale, symphonique _ voilà ! _, de la vie et de l’univers » »…

Sur le fond,

la volonté de mieux (et enfin) prendre (vraiment) en compte l’inspiration musicienne de tout l’œuvre de Romain Rolland,

constitue, ainsi, le fil conducteur de cette enquête méthodique d’Alain Corbellari :

tout particulièrement en sa première partie, intitulée « Trajectoires« , dont les chapitres sont, on ne peut mieux significativement : « Une vie de musique« , « La culture française et la musique : quelques réflexions sur un amour malheureux« , « Un théâtre rousseauiste« , « Les querelles de l’opéra au XVIIIe siècle« , « Une Naissance de la tragédie à la française » et « Le cas Wagner ou d’une décadence l’autre » _ on remarquera la référence nietzschéenne de ces deux derniers chapitres de « Trajectoires« 

Et cela, à commencer par le sérieux du travail de musicologie(-musicographie), pionnier en France, de Romain Rolland :

à partir de son travail de thèse entamé à Rome _ « en moins de quatre mois« , de novembre 1892 à Pâques 1893, « il réunit la documentation d’un travail sur les origines de l’opéra en fouillant les partitions inédites de la bibliothèque Sancta Cecilia, notamment celles de Monteverdi. De retour à Paris, il la complète et rédige ses thèses« , résume Jean-Bertrand Barrère en son très utile Romain Rolland par lui-même, paru dans la collection Microcosme-Écrivains de toujours, aux Éditions du Seuil, en 1955 _ ; en juin 1895, Romain Rolland est reçu docteur ès-Lettres : avec pour thèse principale : Les Origines du Théâtre lyrique moderne _ Histoire de l’Opéra avant Lully et Scarlatti ; et pour thèse complémentaire Cur ars picturæ apud Italos XVI sæculi deciderit, et il devient chargé de cours complémentaire d’Histoire de l’Art à l’École Normale Supérieure, où il débute ses cours en novembre 1895.

« Officialisé, ce cours devient en janvier 1897 le premier cours d’histoire de la musique donné en France dans une grande École« , indique Alain Corbellari, page 30.

« Les première années du nouveau siècle voient se réaliser les étapes définitives de l’institutionnalisation de la musicologie en France : en 1902, une École de musique est fondée à l’École des Hautes Études Sociales, et Rolland en est nommé directeur, tenant le 2 mai un discours d’ouverture intitulé « De la place de la musique dans l’histoire générale », qui deviendra l’introduction de son volume de 1908 sur les Musiciens d’autrefois« , pages 31-32.

« En 1903 _ continue Alain Corbellari page 32 _, lors de la réorganisation de l’École Normale Supérieure qui liquide les maîtres de conférence et les redistribue dans l’Université, Romain Rolland devient le premier professeur de musicologie de la Sorbonne ; son premier cours aura lieu le jeudi 17 novembre de l’année suivante, et le nouveau professeur ne cache pas sa joie d’avoir enfin fait accéder la musicologie à la reconnaissance institutionnelle :

« Si j’ai cru devoir (…) donner à ce cours d’histoire de l’art (…) le caractère d’un cours spécial d’histoire de la musique, je pense qu’il est à peine besoin que je m’en excuse ou que je m’en explique. Il y a une vingtaine d’années, ce n’eût peut-être pas été superflu. Beaucoup n’eussent pas admis en France que la musique pût être considérée comme une matière d’enseignement scientifique et historique ; et bien peu eussent reconnu à Bach et à Beethoven une importance égale dans l’histoire générale à Shakespeare et à Goethe, la musique commençant à peine à s’insinuer timidement dans nos manuels d’histoire générale et d’histoire de l’art ; et elle n’y réussit pas toujours« …

« Le 28 octobre 1910, Romain Rolland subit un grave accident : il est renversé par une automobile. Trois mois de lit : le 23 février 1911, il va passer en Italie sa convalescence » ; et « en juillet 1912 : après deux ans de congé, dont le dernier passé en Italie (…), Romain Rolland donne sa démission de la Sorbonne, pour se consacrer entièrement à son œuvre » (d’écriture) _ résume Jean-Bertrand Barrère.

« L’activité musicologique de Romain Rolland se déploie donc essentiellement _ ainsi que le récapitule Alain Corbellari, pages 38-39 _ avant la Première guerre mondiale _ surtout : c’est l’impulsion décisive et la fondation _ et dans les dernières années de sa vie _ et son retour (de Suisse) en France, de 1938 à 1944. De la première époque, datent la thèse sur les débuts de l’opéra et tout le travail effectué, dans la continuité directe de celle-ci, sur la musique baroque, à savoir la monographie sur Haendel _ La Vie de Haendel, en 1910… _ et les deux recueils d’articles Voyage musical au pays du passé et Musiciens d’autrefois ; s’y ajoutent les travaux sur la musique « moderne », c’est-à-dire celle du XIXe siècle et du début du XXe, dont l’essentiel est recueilli dans le volume Musiciens d’aujourd’hui (…).

A Henry Prunières qui lui demande en 1924 pourquoi il ne s’adonne plus à la musicologie, Romain Rolland répond :

« Non, mon cher ami, je n’écris plus d’articles sur la musique. « Tempi passati. » _ Je me contente de m’y retremper, par bains prolongés, comme j’ai fait en mai-juin derniers (plus de 20 concerts et théâtres en 30 jours !) _ Je dois me consacrer aux tâches principales _ politiques, « humanitaires » dirions-nous aujourd’hui… _ qui exigent toutes mes forces. (…) Impossible de faire, au milieu d’elles, une place _ comme elle le mérite, du moins : avec tout le sérieux requis ! _ à la musique. Je l’aime trop pour écrire sur elle négligemment. _ Je ne suspendrais mon vœu de silence que le jour où je rencontrerais un Beethoven vivant. Alors, je lui sacrifierais tout le reste, _ pour un temps. _ Mais nous n’en sommes pas là !«  (lettre du 9 octobre 1924)… _ page 39.

« Romain Rolland rédigera cependant encore la somme en sept volumes qui lui tenait tant à cœur, sur « l’autre », le vrai, le seul Beethoven, le dieu de toute sa vie, travail qui prend sa source dans la petite monographie _ La Vie de Beethoven _ parue aux Cahiers de la Quinzaine en 1903 et dont l’écriture, après deux volumes publiés en 1928 et 1930, s’épanouira surtout après son retour _ de Villeneuve, au bord du Léman, dans le canton de Vaud, en Suisse _ en France en 1938 _ Romain Rolland s’installe à Vézelay : il y mourra le 30 décembre 1944 _, opus ultimum inachevé auquel Romain Rolland, se retirant de plus en plus des affaires du monde, travaillera jusqu’à sa mort.

Sa réputation de musicologue, de fait, ne faiblit guère dans les dernières années de sa vie ; et s’il a refusé la plupart des sollicitations, les rares témoignages qu’il a consentis à livrer dans l’entre-deux guerres, montrent bien son souci de fondre la recherche musicale au sein d’une quête plus vaste _ voilà : tout se tient (plus que jamais !) dans l’œuvre de Romain Rolland ! _ sur les fins de l’homme et de la société humaine«  _ dont la construction est son objectif de fond ! à l’échelle et de sa vie, et de l’Histoire !, page 40. Romain Rolland combattant pour mettre inlassablement en œuvre les fins posées par les Encyclopédistes des Lumières…

« Pas plus que l’on ne saurait établir une différence entre un travail musicologique et un travail musicographique, voire journalistique, de Romain Rolland,  on ne peut pas sans arbitraire dissocier la science de l’art, et encore moins le but social du but moral, ou de la visée métaphysique, dans ses écrits sur la musique _ avance, avec une très juste largeur de vue, Alain Corbellari, pages 40-41. Les œuvres du passé donnent la main à celles du présent, elles en font comprendre les racines, en éclairent les enjeux et, par leur présence toujours vivante, fécondent l’avenir _ ne jamais perdre de vue que la formation de base (et pour toujours) de Romain Rolland a été celle d’un historien ; en 1889, il a été reçu huitième à l’agrégation d’Histoire ; et ses thèses (menées de 1892 à 1895) : entreprises sous l’impulsion de son maître l’historien Gabriel Monod, elles ont été menées à bien pour complaire à son futur beau-père, le linguiste Michel Bréal (1832-1915) : « le père de Clotilde, le grand linguiste Michel Bréal, introducteur des études indo-européennes en France, exige en effet que son futur gendre, pour obtenir la main de sa fille, termine son travail de thèse« , page 26 ) ; ces thèses, donc, de Romain Rolland sont en effet d’abord des thèses d’Histoire. Les travaux de musicologie (et Histoire de la musique) de Romain Rolland entrent ainsi d’abord dans le cadre de l’Histoire de l’Art, conçue comme une des branches de l’Histoire universelle.

Une bonne génération avant Malraux _ et son idée de « musée imaginaire«  total… _, Romain Rolland prend acte de l’extraordinaire élargissement _ largement historiographique ! _ de notre horizon culturel que promeut la civilisation moderne, faisant de nous les contemporains de l’ensemble des manifestations artistiques de l’histoire _ mais déjà Wilhelm Heirich von Riehl (1823-1897) avait ouvert (en Allemagne) cette voie-là avec ses Études culturelles de trois siècles, en 1859 ; ainsi que Hermann Kretzschmar (1848-1924), avec les trois volumes (d’herméneutique musicale) de son Guide de Concert (1888-1890) ; cf les analyses remarquablement riches et pertinentes de Martin  Kaltenecker dans L’Oreille divisée : ici aux pages 343-346…

De la vulgarisation d’un traité du XVIIIe siècle aux considérations les plus techniques sur la déclamation moderne, en passant par la narration, pour le grand public, de la vie de quelques compositeurs plus ou moins oubliés, tout se tient _ voilà ! _ dans les écrits musicaux de Romain Rolland, constamment soulevés par la foi dans l’universalité _ oui ! _ des manifestations temporelles de la musique et par le désir d’accroître _ tant quantitativement que qualitativement ; et pédagogiquement, à la façon des Encyclopédistes des Lumières : ce sont des enjeux de civilisation ! pour ce fervent républicain qu’est Romain Rolland _ l’amour d’un art qui lui apparaît comme celui, par excellence _ par des genres comme ceux de la symphonie ou de l’oratorio, pour commencer _, de la fraternité humaine, en même temps que celui qui permet d’aller le plus loin dans la connaissance du cœur de l’homme » _ considérations cruciales d’Alain Corbellari, page 41.

La formidable curiosité,

notamment pour les musiques anciennes _ Romain Rolland sait reconnaître l’importance (et tant esthétique qu’historique !..) d’un Lassus ou d’un Provenzale ; et je ne parle même pas de son éloge du génie de Monteverdi : rien qu’à lire les partitions (inédites) à la bibliothèque Sancta Cecilia, à Rome ! en 1893… _,

mais aussi pour celles d’aujourd’hui (et de demain…) de Romain Rolland,

est cependant encadrée, notamment en certaines des évaluations de son goût (même très exigeant), par des conceptions largement héritées, certes _ qui donc y échappe ? _, de son temps et ses perspectives,

en particulier une vision centrée sur le schème d’un progrès de la musique « vers un art total« , inspiré de Wagner, ou du wagnérisme, à son plus fort alors, et particulièrement en France ;

même si, d’autres fois, Romain Rolland, toujours et immédiatement _ et sans jamais y déroger ! il est toujours parfaitement probe ! _ sincère, prend un recul davantage critique à l’encontre de ce schéma (et son schématisme)…

De même,

on peut s’interroger, aujourd’hui, sur les critères de ses appréciations sur Bach (par rapport à Haendel), ou Rameau, par rapport à Rousseau et à un certain rousseauisme _ une certaine sécheresse intellectualiste ? _ ; Rousseau et rousseauisme vis-à-vis desquels Alain Corbellari _ du fait de leur commun helvétisme roman ? _ me semble manifester lui-même un peu trop de complaisance ; même si Romain Rolland finit par préférer l’approche esthétique de Diderot à celle du citoyen de Genève… _ Idem à l’égard d’une certaine méfiance à l’égard de la musique française de la part d’Alain Corbellari : il faudrait en discuter plus précisément avec lui…

Il n’empêche : la curiosité et la capacité d’enthousiasme, constituent des facteurs assurément sympathiques (et largement féconds : à l’aune de sa vie) de l’idiosyncrasie de Romain Rolland, et de ce qu’elle colore en son approche de la musique (et de la civilisation ! _ intimement liées en leurs plus hautes exigences _)…

Et en tant qu’écrivain _ et c’est un point fort intéressant : quant à l’existence ou pas ; et à la valeur, ou pas, de son « style«  ! _,

et « si l’on suit la bipartition que propose Jean Prévost, dans son fameux livre sur Stendhal _ La Création chez Stendhal… _, entre deux types d’écrivains, ceux qui accumulent brouillons et ratures, et ceux qui, comme Stendhal justement, « improvisent »,

c’est évidemment dans la seconde catégorie qu’il faut ranger Romain Rolland. (…)

Le prédisposent à cette tendance improvisatrice

non seulement son impatience naturelle et sa passion de convaincre immédiatement,

mais aussi son goût et sa pratique de la musique.

Edmond Privat avait remarqué cette analogie, lui qui parlait de la « manière inégalable de Romain Rolland, qui écrit ses livres en donnant l’impression qu’il est au piano » _ avec un extraordinaire naturel !., note Alain Corbellari, page 12. Cf ici le livre passionnant de François Noudelmann, Le Toucher des philosophes _ Sartre, Nietzsche, Barthes au piano ; et mon article du 18 janvier 2009 : Vers d’autres rythmes : la liberté _ au piano aussi _ de trois philosophes de l’ »exister »

Et notre auteur _ Alain Corbellari est professeur de littérature aux Universités de Lausanne et de Neuchatel _ d’ajouter, page 12, à propos de l’écriture (et du style !) de Romain Rolland :

« Son écriture, hérissée de tirets et de parenthèses,

encore soulignés par des virgules souvent redondantes,

témoigne éloquemment du feu _ et du souffle : les deux me rappellent ceux de ses deux (géniaux) condisciples de Normale : Paul Claudel (1868-1955), et plus encore, André Suarès (1868-1948) ! quel génie scandaleusement méconnu aujourd’hui ! Commencer par lire Le Voyage du condottiere _ qui a présidé à la composition de ses phrases ;

ses essais sont envahis de notes qui s’étendent parfois sur plusieurs pages,

signes sûrs de son goût du premier jet :

lorsqu’il se relit, il ne corrige pas _ de même que le merveilleux Montaigne ! _, mais complète son texte _ cf aussi les paperoles de Proust (1871-1922)… _ par des considérations _ positives, enrichissantes _ adventices » …

J’apprécie pour ma part la générosité joyeuse

de ce positif qu’a inlassablement été, toute sa vie, Romain Rolland ;

et sur la « joie spacieuse« ,

s’enrichir de la lecture (contagieuse) du très beau livre de Jean-Louis Chrétien : La Joie spacieuse _ essai sur la dilatation

Un travail passionnant, donc,

que ces très riches Mots sous les notes d’Alain Corbellari, aux Éditions Droz ;

et guère relevés jusqu’ici par la critique (scrogneugneuse, probablement…) des médias.

Le désert _ de l’incuriosité et de l’inenthousiasme ! _ gagne si vite…

Résistons !

Titus Curiosus, le 20 août 2011

Dialogue sur le penser des Arts : lire le « Philosophie de l’art » de Fabienne Brugère et Julia Peker, ou comment apprendre des avènements progressifs des Arts, aujourd’hui

26nov

Mardi soir 23 novembre,

dans les salons Albert-Mollat de la rue Vital-Carles,

Francis Lippa a dialogué (le podcast dure 50 minutes)

avec Fabienne Brugère

sur son (avec Julia Peker) Philosophie de l’art,

qui vient de paraître aux Presses Universitaires de France.

Bien plus qu’un manuel

destiné peut-être d’abord aux Étudiants de Philosophie (et Esthétique),

ce livre important _ et passionnant ! _ de 269 pages

est loin de consister en un simple panorama _ exposé factuel _ de l’état présent de la réflexion philosophique, même la plus pointue et la mieux lucidement ouverte

sur ce que sont les activités et productions artistiques,

en particulier aujourd’hui _ et cela, en toute la richesse de leur profuse et complexe diversité ! en priorité en ce qui concerne les Arts plastiques _, en ce tournant du millénaire,

mais qu’il propose bel et bien un véritable creusement

profondément éclairant (philosophiquement !)

de ce qu’est pour les artistes

_ et les plus authentiques, tout spécialement ! les auteures ont (très heureusement) privilégié les exemples qu’elles apprécient ou préfèrent ! auxquels va toute leur sympathie… On pourra le compléter, je me permets de le suggérer ici, par la lecture très substantielle du très beau et très riche 53 œuvres qui (m’) ébranlèrent le monde, de Bernard Marcadé, paru l’année dernière aux Éditions Beaux-Arts (et sous-titré Une lecture intempestive de l’Art du XXème siècle…) : un livre de « regards« , lui aussi exemplaire !.. sur les Arts depuis L’origine du monde, de Gustave Courbet, en 1866, à l’Hommage aux hirondelles, de Niele Toroni, en 1997… _

un véritable creusement, donc,

de ce qu’est pour les artistes

le penser _ leur penser _ même (à l’œuvre ! œuvrant ! « à l’ouvrage« , dirait un Jean Dubuffet…),

ouvert, tendu, secret, mais se manifestant peu à peu, cheminant plus ou moins sourdement, en effet, mais obstinément « instaurant« ,

selon le concept que les auteures empruntent (très judicieusement) à Étienne Souriau (cf son Vocabulaire d’Esthétique…)

_ pour ma part, j’aurais aussi fait appel au concept de poiesis (et de poïétique) que manie un Mikkel Dufrenne (cf, par exemple, son très beau travail Le Poétique…) _

le penser même, œuvrant,

de leur activité singulière artiste ;

et dont l’œuvre

(ou les œuvres _ les productions en tous genres, et parfois fort divers !..)

_ ce concept est magnifiquement « travaillé«  par Fabienne Brugère en son chapitre II, « L’œuvre (dé)grisée« , déployé de la page 81 à la page 132 _

n’est (ou ne sont) à certains égards qu’un témoin, une trace,

un résidu,

voire un déchet

_ si l’on consent à mettre un peu ses pas dans ceux d’un Antonin Artaud (cf Le Pèse-Nerfs…),

comme semble s’inciter à le faire, peut-être, Julia Peker, auteure d’un très récent Cet Obscur objet du dégoût, que Fabienne Brugère a publié dans la collection Diagnostics qu’elle dirige aux Éditions Le Bord de l’eau : c’est, me semble-t-il, au moins, ce qui vient colorer certains des chapitres de ce Philosophie de l’art, et en particulier sa conclusion : pour ma part, je résiste tout de même quelque peu, comme cela peut se soupçonner discrètement à l’audition de notre conversation, à la coloration quasi trash de ce penchant (surtout quand on l’applique aux Arts), dans lequel, et toujours pour mon humble part, je verrais comme les vestiges d’une sorte d’imprégnation, même up to date (ainsi appliquée aux Arts _ ou à la Culture, sinon à la Civilisation ! _, tout spécialement : vers un trash chic !!!) du masochisme nihiliste (mortifère !) contemporain, contre lequel Nietzsche, en son Zarathoustra (un livre pour tous et pour personne, le sous-titrait-il, plus que jamais intempestivement actuel !!!), par exemple,

contre lequel Nietzsche

appelait à un vigoureux sursaut

(de vie !) :

« Encore un siècle de lecteurs, et l’esprit va se mettre à puer« , diagnostiquait-il en sa lucidité magnifique !

en un chapitre capitalissime de ce Zarathoustra : « Lire et écrire« 

On aperçoit alors où peut mener la dérive hors de l’enthousiasme du « spectateur«  dé-passionné !..

Même si jamais le ton de Fabienne,

ni en l’écriture magnifiquement déployée du livre,

ni en l’éclat de sa parole claire et éloquemment détaillée (et illustrée de très judicieux exemples donnant à ressentir aussi, selon l’aisthesis, ce que ses concepts affutés excellemment dégagent en son analyse), en sa conférence,

n’a cette coloration décadente…

Fabienne choisissant, a contrario, de privilégier toujours l’empathie d’une approche positive,

amie,

envers la démarche, toute de fragilité _ en l’exposition la plus audacieuse à l’altérité dans sa plus extrême singularité : celle d’à son meilleur et le plus authentique… _ des artistes,

et s’interdisant tout surplomb _ qui serait seulement conceptuel _ qui pontifierait, de haut, et froidement, en quelque sorte.

C’est en tout cas cela que j’ai moi-même voulu signifier en insistant un peu sur l’exigence de valeur des artistes eux-mêmes _ et pas celle des critiques extérieurs ! _, en leur parcours poïétique, en leur working progress « instaurant« , avec la plus haute rigueur : celle de la probité de ce qui se cherche

en leur penser-expérimenter-œuvrer, donc…

Et qui peut donner lieu,

et sans forcément que cela soit recherché comme une « marque » pour seulement se faire remarquer, se _ bourdieusement… _ distinguer _ sur un marché (dramatiquement concurrentiel !) de consommation-achat-vente, par exemple… _

à un style :

cf le beau mot de Buffon

en son Traité du style : « le style, c’est l’homme même« ,

en son improbable singularité, donc ;

en sa propre, quasi monstrueuse, altérité à lui-même, se découvrant, sourdement ;

ou, encore : le « Je est un autre » d’Arthur Rimbaud…

Alors l’exposition _ par l’artiste, qui en propose en quelque sorte l’offre,

ou, mieux encore et plutôt, en fait (absolument !) le don (gracieux !) :

de cet exposer même !

(et sans exhibitionnisme !! est-il seulement besoin de le mentionner ?.. :

cela ne peut être que discret, intime ! quasi secret, et à la sauvette…) _,

ou mieux encore _ Fabienne le développe ! _ la « rencontre »  !

_ par le rencontreur même : qui veut bien se laisser aller (= consentir à…) s’y exposer, à son tour, en une expérience (dont l’intensité de l’enthousiasme _ de l’aisthesis : du corps propre s’y ouvrant… _ peut même aller jusqu’à une quasi explosion du ressenti… ;

même si tout cela ne peut être, de même aussi pour lui, forcément !, que discret, intime, quasi secret, et comme à la sauvette !

et en symétrique de l’intimité ultra-sensible, quasi à hurler silencieusement, de l’artiste lui-même !)

en une expérience

qui peut, donc, à l’occasion (assez rare ! tout de même…), se révéler, intensément, très forte :

cf là-dessus l’analyse tout bonnement sublime (!) qu’en livre, en toute sa générosité, Baldine Saint-Girons en son très grand (!! : je ne le recommanderai jamais assez !) L’Acte esthétique (aux Éditions Klincksieck) ;

et nous sommes là, en pareille « rencontre«  (activement esthétique ! donc), considérablement plus loin que ne pouvait aller le spectator (à la suite de celui d’Addison et Steele…) toujours passablement refroidi, lui, et, somme toute, toujours assez compassé (par quelque, tout de même, sorte de tampon-filtre anesthésique précautionneux…),

d’Adam Smith :

dont Fabienne Brugère nous donne une somptueusement lumineuse analyse, aux pages 193 à 207 de son chapitre Le Spectacle de l’Art… Et c’est même là un temps fort magnifiquement éclairant de ce travail ! Quand on le rapporte aux autres conséquences, un peu mieux connues, elles,  des analyses d’Adam Smith… ;

et sur ce spectator, justement,

on ne saurait faire l’impasse sur le décisivement magistral, lui aussi, Homo spectator,

de mon amie Marie-José Mondzain (aux Éditions Bayard)… :

Homo spectator et L’Acte esthétique sont des lectures absolument indispensables !!!… _

alors

_ et je reprends le fil de mon élan après cette incise consacrée au spectator _

l’exposition,

ou mieux encore la « rencontre »  !

_ en son ultra-sensibilité aussi discrète, intime, que puissamment explosive ! _,

d’un tel processus

improbable et fragile

est, en effet,

un merveilleux cadeau

_ donné (par l’un), reçu (par l’autre) : les deux ayant su (et appris à) _ c’est une force ! _, hors train-train, y consentir…

Donnant lieu, cette « rencontre » un peu rare,

à une expérience _ hors préméditation, ni calcul ;

et elle-même, forcément (ainsi en aval), elle aussi un peu rare,

en pareille discrétion et secret (aux antipodes du moindre exhibitionnisme hystérisé !) de « rencontre«  des intimités des ultra-micro-sensibilités ainsi ouvertes et offertes !.. _

de joie,

à peut-être, qui sait ?,

daigner

_ c’est la visitation de l’Ange ! le passage (ultra-furtif et si peu repérable, pour peut-être savoir, à l’instant de son apparaître si fugace, l’alentir, et accueillir, et recevoir ! s’en faire l’hôte le plus humblement dévoué…) de la Grâce ! _

daigner

partager

_ expérience proprement esthétique que cette joie singulière-là…


Inutile de préciser, donc,

que,

à mon tour

de lecteur de ce livre,

je partage dans toute sa plénitude cette démarche _ toute amicale _ d’accueil

et de sympathie,

celle de la curiosité ouverte et amie, affectueuse,

de Fabienne Brugère

à l’égard

de ce que nous avons qualifié, en notre conversation,

d' »expérimentation« 

audacieuse, courageuse

_ en l’audace, toute de probité, de sa fragilité discrète même… _,

d’artistes contemporains…

Bravo donc pour ce travail passionnant

d’exploration

quant aux Arts

pensant vraiment

_ et autrement que conceptuellement :

à travers quelque aisthesis

donnant, d’une façon ou d’une autre, à s’exposer (sans s’exhiber)

à d’autres que soi,

sans fausse posture

(ou imposture : hystérisée en quoi que ce soit) de soi… :

au service d’un autre Soi (étrangement plus grand que soi,

et cela pour chacun ! pas que pour l’artiste !)

qui vient discrètement,

« se trouvant«  ainsi alors en cette « expérience » d’aisthesis

partagée,

s’y découvrir… _

bravo donc

pour ce travail passionnant

qu’est ce Philosophie de l’art

de Fabienne Brugère et Julia Peker…

Titus Curiosus, le 26 novembre 2010

Post-scriptum :

le mardi 25 janvier 2011,

j’aurai la grande joie de dialoguer à la librairie Mollat, au 91 de la rue Porte-Dijeaux,

avec la magnifique Baldine Saint-Girons

_ cf et son génial Fiat lux : une philosophie du sublime, au Quai Voltaire ;

et son si merveilleux L’acte esthétique, aux Éditions Klincksieck _ :


à propos de son dernier important essai d’esthétique, Le Pouvoir esthétique,

aux Éditions Manucius,

dont voici

_ cf aussi mon article de présentation, en date du 12 septembre 2010 : les enjeux fondamentaux (= de civilisation) de l’indispensable anthropologie esthétique de Baldine Saint-Girons : “le pouvoir esthétique” _

la quatrième de couverture :

Mettre en évidence «le pouvoir esthétique», c’est souligner l’intrication des questions de l’esthétique à celles de l’éthique et du politique. Le pouvoir naît d’un vouloir et se heurte à d’autres pouvoirs. Sous la diversité des apparences, il concerne la force de l’apparaître, compris en ses trois temps : projet, stratégie, effets. Faut-il plaire, inspirer ou charmer ? Rechercher la dignité du beau, la gravité du sublime ou la suavité de la grâce ? Parmi les trois figures de la laideur ou du mal, notre adversaire est-il d’abord la difformité qui dissone, la médiocrité qui enlise, ou la violence qui révulse ? Le beau peut être médiocre et violent : il ne saurait manquer d’harmonie. De même, le sublime peut être compatible avec la difformité et la violence : il disparaît avec la médiocrité. Et la grâce peut être dépourvue de beauté et d’originalité : la douceur ne saurait lui faire défaut. À chaque combat sa technique : l’imitation des meilleurs, l’invention du nouveau, l’appropriation de traits gracieux. De là des résultats divergents : l’admiration va à ce qui plaît, l’étonnement à ce qui inspire, la gratitude à ce qui charme. Rompre les trois cercles maudits du mépris niveleur, de la médiocrité agressive et de l’envie négatrice, tel est l’enjeu. Dans quelle mesure ces trois grands types de pouvoir esthétique sont-ils exclusifs, chacun des deux autres ? Si Burke dégagea, au milieu du XVIIIe siècle, ce qu’on peut appeler le dilemme esthétique entre beau et sublime, est-on aujourd’hui fondé à parler d’un trilemme esthétique entre beau, sublime et grâce ?

A suivre…

Musique et peinture en vrac _ partager enthousiasmes et passions, dans la nécessité et l’urgence d’une inspiration

21mar

Beaucoup d’articles en suspens, à l’écriture réservée, mise en quelque sorte sous le coude, dans l’attente de davantage de disponibilité à l’écoute d’une authentique inspiration-respiration (pour l’écriture d’un article : on n’écrit ni n’importe comment ; ni n’importe quand ! il faut que la rencontre de l’énergie et de l’inspiration, face à l’objet, face à l’œuvre, soit bien là !!! et puisse « se donner » au partage, par l’écriture…).

Par exemple, demeurent ainsi « en attente » (de rédaction) un article sur le superbe album « Hammershøi« , par Felix Krämer, Naoki Sato, et Anna-Birgitte Fonsmark, aux Éditions Hazan (paru au mois de septembre 2008 ; et à l’occasion d’une exposition rétrospective de l’œuvre de Vilhelm Hammershøi (1864-1916) à la Royal Academy of Arts, à Londres et au National Museum of Western Art, à Tokyo, de juin à septembre, puis septembre à décembre 2008) ;

ou un autre sur le passionnant (!) travail de peinture _ en cours, lui : une très grande découverte, pour moi ! allez très vite y regarder !!! _  de « Didier Lapène« , aux Éditions Le Festin, à l’occasion d’une exposition panoramique très complète de l’œuvre réalisé à ce jour par ce jeune artiste, du 18 décembre 2008 au 31 mars 2009  _ il est encore temps de s’y rendre et de la découvrir sur les cimaises !_ au Musée des Beaux-Arts de Pau, par Guillaume Ambroise, Vincent Ducourau, Dominique Vasquez, Jacques Battesti, Olivier Ribeton et Dominique Dussol, aux Éditions Le Festin (paru au mois de décembre 2008).

Deux albums de peinture tout à fait « essentiels », si je puis dire ; et qui nous « parlent » de ce que « peindre » continue, pour un artiste-plasticien, de « vouloir dire »…

Vilhelm Hammershøi, artiste danois, né le 15 mai 1864 et mort le 13 février 1916 à Copenhague ; et Didier Lapène, artiste français (et gascon), né le 20 mai 1964 _ exactement un siècle plus tard que Vilhelm Hammershøi _, à Aureilhan, Hautes-Pyrénées, et demeurant dans les Pyrénées-Atlantiques ; à Biarritz tout particulièrement…


De même pour pas mal d’articles de musique

« s’impatientant »…

Ainsi me suis-je promis _ peut-on, dixit l’ami Charles Ramon, ou ne peut-on pas, se faire une promesse à soi-même, seul, ou devant témoins ? peut-on, dixit l’ami Jean-Philippe Narboux, se faire un cadeau à soi-même ? : ce furent des questions, l’autre soir, au dîner convivial qui a suivi la conférence de l’amie Sophie Guérard de Latour (« De la citoyenneté multiculturelle à la république des différences« , à la Bibliothèque municipale de Bordeaux, le mardi 17 mars) _ ;

ainsi me suis-je promis de consacrer quelques articles à quelques grands CDs de musique :

d’abord, le très beau CD Alpha Rameau « Que les mortels servent de modèles aux dieux…« , une « suite » composée d’extraits des opéras « Zoroastre«  (« Opéra en cinq actes Représenté pour la première fois par l’Académie Royale de Musique, le 5 décembre 1749 et remis au Théâtre le mardi 4 Janvier 1756 » sur un livret de Louis de Cahusac), et « Zaïs«  (« Pastorale héroïque » de Jean-Philippe Rameau, composée, elle aussi, sur un livret de Louis de Cahusac : « la pièce comporte un prologue et quatre actes ; et a été créée à l’Académie Royale de Musique le jeudi 29 février 1748« ) ; qu’interpète, cette riche « suite » _ tout en contraste de « couleurs » : côté « ombres », pour « Zoroastre » ; côtés lumières, pour « Zaïs« … _, l’Ensemble Ausonia, que dirige l’excellent Frédérick Haas (avec Mira Glodeanu, comme premier violon et « maître de concert« ) ; et Eugénie Warnier, soprano, et Arnaud Richard, basse _ tout à fait convaincants ! :

un choix très intelligent et fort judicieux de pièces orchestrées et chantées (et dansées !!!)

_ de la part de Frédérick Haas : cf ses choix, déjà remarquablement « intelligents », pour nous faire entrer avec délicatesse et clarté dans le massif si richement diapré et infiniment subtil et simple, tout à la fois, des « pièces de clavecin » (et les « Ordres« ) de François Couperin (CD Alpha 136 « Pièces de clavecin des Livres I & II » de François Couperin) _

qui nous donne enfin à ré-entendre un peu (!) de la musique de scène, sublime _ avec orchestres, solistes (aux deux créations, chantaient les très grands Jélyotte et Marie Fel : lui de Lasseube, en Béarn _ entre Oloron et Pau _ ; elle, bordelaise…) ; n’y manque (un tout petit peu) qu’un (petit) aperçu des chœurs, très heureusement présents, aussi, dans ces œuvres scéniques si festives… _ de Jean-Philippe Rameau :

quelle peine, voire quel scandale, de le (= l’œuvre de Rameau) donner _ sur la scène, à l’opéra, au concert et au disque _ si peu !.. Au moins, ce CD répare-t-il un brin pareille injustice !…

J’annonce aussi, ici, de futurs « aperçus » sur des CDs mettant merveilleusement en valeur deux très grands musiciens de « style français », venus, tous les deux, et chacun, du cœur de l’Europe centrale et orientale _ quand la France rayonnait de ses Arts… _ :

Georges Enesco et Bohuslav Martinů !

un magnifique CD de la musique du très grand Georges Enesco (Liveni, en Roumanie, 19 août 1881 – Paris, 4 mai 1955) : le CD « String Octet & Violin Sonata N°3 » de George Enescu _ en une magnifiquement inspirée version pour orchestre de Lawrence Foster, pour ce qui concerne ce chef d’œuvre qu’est l’Octuor (opus 7 _ il fut achevé de composer le 5 décembre 1900), par l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo, que dirige Lawrence Foster, et Valeriy Sokolov, violon, et Svetlana Kosenko, piano : un CD Virgin Classics 50999 519312 2 2 _ quel immense chef d’œuvre que cet « Octuor » !!! ;

ainsi qu’un tout aussi magnifique double CD (+ un DVD) Bohuslav Martinů (né le 8 décembre 1890 à Polička, en Bohême, mort le 28 août 1959 à Liestal, en Suisse) : le CD Alpha 143 « H.36«  _ c’est son titre _, par l’Ensemble Calioppée, avec Karine Lethiec à la direction artistique,

et comportant l’inédit _ et pour cause ! _ « Trio à cordes n°1 _ H. 136« , ainsi numéroté au catalogue des œuvres de Martinů par Harry Halbreich (honorant, aussi, de sa présence le très beau DVD d’Olivier Segard présentant la découverte de cet opus disparu, de 1924, en l’occurrence le manuscrit original de Martinů, perdu (détruit ? ou volé ? lors de l’occupation de la Tchécoslovaquie par les nazis…), ayant été tout récemment retrouvé par hasard à la bibliothèque de Copenhague par la musicologue tchèque Eva Velicka) _ ; le sextuor « Musique de chambre n°1 (Fêtes nocturnes) _ H. 376« , de 1959 ; le « Quatuor avec piano _ H. 287« , de 1942 ; et le « Quintette à cordes _ H. 164« , de 1927 :

soit une « coupe » merveilleusement parlante (et chantante) de l’œuvre de musique de chambre de Martinů, au fil de ses années, de 1924 à 1959 ; et supérieurement représentative de son « goût français » : goût pour lequel Martinů était tout spécialement venu à Paris, se présentant « le 15 octobre 1923 chez Albert Roussel«  :

« Prévu pour trois mois, son séjour s’étendit à dix-sept ans _ précise le livret, page 13, sous la plume de Harry Halbreich _, jusqu’à ce que l’invasion de la France par les nazis le chassât vers l’exil américain. Plus tard, il devait expliquer : « Je ne suis pas allé en France pour y chercher mon salut, mais pour y vérifier _ on lit bien ! _ mes opinions. Je n’y ai cherché ni Debussy _ disparu le 25 mars 1918 _, ni l’impressionnisme _ musical _, mais les vrais fondements de la culture occidentale _ rien moins !!! _, qui à mon avis correspondent bien à notre propre caractère national _ tchèque _ qu’un labyrinthe de suppositions et de problèmes. » « Il voulait désigner par là la conception expressionniste et métaphysique d’essence germanique« , commente Harry Halbreich… Ce qui nous éclaire parfaitement sur le rayonnement alors du « style français »…

Enfin,

une toute récente découverte _ de pur plaisir _ et à quel degré ! _ :


le CD « Concerti & Ouvertüren«  _ rien que le mélange des langues (italien, français, allemand) dans ce terme d' »Ouvertüren » (!) est significatif de l’élégance d’une grande époque (de notre Europe) et de l’auteur remarquable que fut le compositeur Johann-Friedrisch Fasch (né à Buttelstädt, près de Weimar, le 15 avril 1688 et décédé à Zerbst le 5 décembre 1758) _ de Johann-Friedrich Fasch,

par le Kammererorchester Basel, que dirige exquisément, de son violon, Julia Schröder _ et avec le trompettiste Giuliano Sommerhalder, pour un concerto de trompette délicieusement virtuose… :

un CD Deutsche Harmonia Mundi 88697446412.

C’est là une musique festive pour la très brillante _ et délicate ; et délicieuse… _ cour des Princes d’Anhalt-Zerbst, en leur résidence de Zerbst _ dont le château a, malheureusement, été complètement détruit en 1945 : Fasch y avait été « maître de chapelle« , de 1722 à sa mort, en 1758 ; et le catalogue des œuvres de Fasch comporte à ce jour 96 « Ouvertures » et 68 « Concerti« … _ ; ou pour la plus brillante cour, encore _ royale !!! (deux princes-électeurs de Saxe ayant été successivement élus rois de Pologne aussi, alors : et ce fut l’apogée de la Saxe !) _, de Dresde _ ville dont on sait la terrible destruction lors du bombardement qui eut lieu du 13 au 15 février 1945 : « la ville fut pratiquement entièrement détruite par la Royal Air Force britannique et l’United States Army Air Forces » : cf le témoignage de Victor Klemperer en son (indispensable !!!) « Journal« ...


Cette musique de joie de Fasch est magnifiquement servie ici par une interprétation qui sait en rendre toute la vie _ les rythmes, les couleurs : dans les « suites » que sont les « Ouvertüren« , tout particulièrement : « à la française » ! _, et toutes les grâces. Quant au « Concerto » pour violon de ce CD _ en ré majeur, FWV L:D4a _, il fut écrit tout exprès pour Johann-Georg Pisendel (1687 – 1755), l' »élève » en Saxe de Vivaldi : à partir de janvier 1712 et jusqu’à sa mort, Pisendel travailla à la Chapelle de la Cour de Saxe à Dresde, d’abord comme violoniste, puis _ à compter de 1728 _ comme Kappelmeister ; le plus important des voyages qu’il fit pour se perfectionner, fut celui qui le mena en Italie en 1716 et 1717 : il put passer une année à Venise aux frais de son prince, et s’y lia d’une profonde amitié avec Antonio Vivaldi… Telemann, Bach, Vivaldi et le goût français _ soient « les Goûts réunis » de François Couperin… et Georg-Philipp Telemann _, étaient alors en verve, tant à la cour royale de Dresde qu’à celle, princière, de Zerbst-Anhalt… Des musiques qui, ainsi interprétées, n’ont certes pas pris une ride…

Je recommande donc très vivement, et en cette interprétation-là, cette « musique » toute de joie…


Titus Curiosus, ce 21 mars 2009

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