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Lecture du « Néanmoins. Machiavel, Pascal » de Carlo Ginzburg, traduit par Martin Rueff : une nouvelle contribution majeure à la compréhension de quelques ressorts toujours dérangeants de notre Histoire moderne. Ou l’actualité persistante des intuitions de Machiavel…

03mai

Les essais de Carlo Ginzburg, précédemment parus en diverses revues, et rassemblés dans le « Nondimanco. Machiavelli, Pascal« , aux Éditions Adelphi, en 2018, ont paru, cette fois en une traduction en français de Martin Rueff, « Néanmoins. Machiavel, Pascal« , aux Éditions Verdier, le 8 septembre 2022, avec une mise à jour et en partie réécrits (notamment le chapitre VI « Machiavel et les antiquaires« , aux pages 131 à 146), et avec l’adjonction de deux textes, le chapitre V « Façonner le peuple. Machiavel, Michel-Ange« , aux pages 99 à 129, et la postface « Il n’y a pas de Dieu catholique« , aux pages 267 à 274.

Le singulier et très minutieux travail de penser de Carlo Ginzburg est absolument fondamental pour comprendre l’histoire en toute sa complexité de notre civilisation.

Et tout spécialement dans l’analyse éminemment aigüe et subtile qu’il donne,

et de l’œuvre même _ cf par exemple, et parmi pas mal d’autres, le déjà significatif « Le travail de l’œuvre Machiavel » de Claude Lefort _ de Nicolas Machiavel (Florence, 3 mai 1469 – Florence, 21 juin 1527), que Carlo Ginzburg déchiffre _ il a lu presque tout ce qui était accessible dans les bibliothèques (et articles publiés) du monde entier… _ comme nul autre aussi minutieusement avant lui,

et de la complexité, aussi, au fil de l’histoire, de la réception même, en un pluriel, très riche et très enchevêtré, de celle-ci…

Analyses qu’il fait tourner autour de la formule-pivot décisive machiavélienne, à laquelle jusqu’ici, nul _ à part peut-être Freddi Chiappelli (cf page 27) _ n’avait prêté une aussi perspicace et questionneuse lucide exploratoire attention !, du « dimantico » :

« toutefois« , ou plutôt, « néanmoins« …

Outre la très parlante 4e de couverture de cet ouvrage des Éditions Verdier :

Une réflexion sur la modernité politique à la lumière des pensées de Machiavel et de Pascal. Au moment où sont développées des histoires mondiales, des histoires décentrées, qui imposent de penser le monde globalisé, l’auteur examine ainsi les notions de règle et d’exception _ et leur très complexe tissage _ à l’épreuve des faits.

Machiavel, Pascal : ce rapprochement paraîtra surprenant. Machiavel découvre la casuistique médiévale _ voilà ! _ dans la bibliothèque de son père et met le rapport de la norme et de l’exception au centre d’un monde inventé (La Mandragore) et du monde où il vit et agit (Le Prince). L’adverbe néanmoins nomme ce rapport, qui marque le style comme la méthode de Machiavel. Pascal (Clermont, 19 juin 1623 – Paris, 19 août 1662), l’adversaire féroce de la casuistique, lit Machiavel _ en ses très percutantes Provinciales _ à travers Galilée (Pise, 15 février 1564 – Arcetri, 8 janvier 1642) _ oui ! et c’est très important ! _ et la réalité du pouvoir à travers Machiavel.

Néanmoins offre un voyage sur les traces de ces deux lecteurs extraordinaires et de leurs interlocuteurs, adversaires ou zélateurs : des personnages célèbres, notamment Campanella (Stilo, 5 septembre 1568 – Paris, 21 mai 1639) et Galilée, vus par leur censeur, le dominicain Niccolò Riccardi, mais aussi des moins connus, tel _ le très important ! et nous le découvrons ici… _ Johann Ludwig Fabricius (Schaffouse, 29 juillet 1632 – Francfort-sur-le-Main, 1er février 1696), qui permet, au fil d’une lecture oblique des Provinciales de Pascal, de proposer l’image du « très religieux » Machiavel.

Carlo Ginzburg a travaillé pendant des années sur des cas qui, pour être très différents, semblaient tous des anomalies _ des singularités, exceptions à la norme. De là sa rencontre, inévitable peut-être, avec la casuistique _ qui joue (et justifie ou excuse, à certaines conditions) de tels écarts.

En plus d’un essai consacré à la formule du Guépard, le roman de Tomasi di Lampedusa – « Si nous voulons que tout reste tel que c’est, il faut que tout change » -, la version française de ce livre offre deux nouveaux chapitres, l’un consacré à Michel Ange (Caprese, 6 mars 1475 – Rome, 18 février 1564) et Machiavel, l’autre à une phrase prononcée par le pape François : « Il n’y a pas de Dieu catholique ».

en voici aussi deux excellents commentaires très heureusement détaillés,

l’un, en date du 11 février 2021,

de Pierre-Henri Ortiz, sur le site de Nonfiction :

« Ginzburg, l’exception et la «  »théologie politique« 

Ginzburg, l’exception et la « théologie politique »

  • Publication • 11 février 2021
  • Lecture • 26 minutes

En neuf études autour de Machiavel, Carlo Ginzburg retrace la généalogie de la pensée moderne de l’exception en politique, dans son rapport à l’exception en religion _ voilà.

Depuis son retour en force avec l’événement-symbole du 11 septembre 2001, le problème des rapports entre politique et religion sature l’actualité de nos États qu’on pensait sécularisés. Sur le devant de la scène, les débats publics semblent le plus souvent s’embourber dans l’oubli presque complet de ce qu’est la religion, disparue derrière l’horizon de nombre de contemporains. En coulisse, un débat intellectuel assez ésotérique, qui mobilise historiens et philosophes, pose le problème dans les termes d’une expression désormais consacrée : celle de « théologie politique ». Inspirée de notions issues de la pensée de pères de l’Eglise antique (Eusèbe, Augustin) et de Spinoza (Tractatus theologico-politicus), l’expression renvoie à une hypothèse formulée par le juriste nazi Carl Schmitt, d’après lequel « tous les concepts prégnants de la théorie moderne de l’État sont des concepts théologiques sécularisés ».

Selon cette hypothèse, la dérogation aux règles ordinaires du droit et de la morale (le coup de force ou l’état d’urgence) tiendrait dans les conceptions modernes de l’Etat le rôle central joué par la dérogation aux lois de la nature et de la raison (le miracle) dans la pensée chrétienne de Dieu et de son action. Si cette proposition a d’emblée été vigoureusement combattue par le théologien catholique Erik Peterson, qui semble y avoir décelé tout ce qu’elle pouvait promettre à la mystique de la « Race », elle continue à inspirer la réflexion sur les évolutions de la politique moderne, en particulier sur le « mystère » théorique de l’état d’exception. L’état d’urgence sanitaire qui conditionne nos vies depuis bientôt un an suffit à illustrer l’intérêt du problème, qui est aussi celui des prisons spéciales du type Guantanamo, ou encore celui des lois de bioéthique.

C’est dans cette double perspective, politique et intellectuelle, que s’inscrit ce Nondimanco au titre non moins mystérieux au premier abord. « Nondimanco », qu’on pourrait traduire par « toutefois », c’est l’adverbe qui organise la réflexion sur le problème de l’exception dans la pensée de Machiavel, considéré comme l’inventeur de la science politique moderne. Or la lecture des neuf articles _ douze dans cette édition française _ qui retracent ici l’archéologie de cette pensée, et ses prolongements généalogiques jusqu’à Pascal, suggère un remarquable changement de perspective. Non seulement l’exception y apparaît comme un mécanisme tout aussi consubstantiel à la raison d’État que le miracle est essentiel à la doctrine de l’Église ; mais encore, l’exception politique apparaît comme un mécanisme qui n’a cessé de scandaliser ou de susciter l’ironie des commentateurs humanistes, calvinistes ou jansénistes lorsque l’Eglise s’est montrée trop prompte à y céder.

Machiavel ou la renaissance de la politique

L’œuvre de Machiavel s’inscrit dans le contexte plus général de la Renaissance, et en particulier de la « renaissance florentine »   . À l’heure où les guerres d’Italie font rage, la question n’est plus tant de connaître la meilleure constitution, la plus conforme à la morale, à la raison et au salut, mais la pratique la plus efficace _ voilà _ pour assurer l’ordre dans un monde cruellement instable. Désormais, la nouvelle science politique se veut expérimentale et pratique : elle se donne pour tâche d’observer et de comprendre le pouvoir dans sa réalité effective, afin d’éclairer les choix du gouvernement. Or l’examen des faits est sans appel : la source du pouvoir ne tient ni à la providence divine, ni aux qualités morales des gouvernants, mais à des phénomènes trivialement humains de deux sortes. Soit on en hérite par la naissance, soit on s’en saisit, par le moyen combiné de la force ou de l’habileté (la « virtù »   ) et de la chance (la « fortune »).

Ainsi la pensée politique rompt avec la théologie et avec la philosophie héritée de l’Antiquité (Platon, Aristote), qui liaient essentiellement leurs spéculations sur les acteurs du pouvoir à l’économie du salut et à la morale. La science de Machiavel examine les moyens et les fins propres au champ politique, dont on découvre alors l’autonomie, et qui entretient un rapport problématique à la religion et à l’Église. Si l’action des États n’est affaire ni de morale, ni de salut, la raison religieuse se voit écartée de la raison d’État. Surtout, l’Église est elle-même un de ces États, dans lesquels le pouvoir s’obtient et s’exerce d’une manière tout aussi indifférente à la morale, à la providence et au salut. Dans de telles conditions, la métamorphose de l’Église en État semble être au prix de sa fonction proprement religieuse : sa mission « cohésive », celle qui consiste à « relier » (religare en latin) les hommes afin d’assurer l’unité de la société. La rupture des Réformés avec l’Église semble devoir bientôt donner raison à cette analyse – et l’ironie de Machiavel à l’encore de l’Église lui vaudra non seulement d’être qualifié par certains de « calviniste », mais encore de voir son Prince interdit par la censure ecclésiastique (l’Index).

De la scolastique à la politique

Pour autant, la pensée de Machiavel n’est pas sans rapport avec la pensée religieuse de son temps, et le premier mérite des analyses de Carlo Ginzburg est de montrer comment elle se forme précisément sur le modèle _ voilà _ du raisonnement tenu en théologie scolastique ou en droit canon par les clercs de la Renaissance. C’est leur manière de penser simultanément les règles générales (de l’éthique ou du droit religieux) et les circonstances spécifiques de chaque situation – ce qu’on appellera plus tard la pensée casuistique – que Machiavel applique à l’analyse politique. Cette affinité entre la nouvelle science politique et la casuistique, perçue par différents commentateurs, est attestée par une enquête philologique minutieuse qui permet de retracer différentes étapes dans la formation intellectuelle méconnue du Florentin _ oui. À partir de l’étude d’une parodie de raisonnement casuistique dans la comédie La Mandragore de Machiavel – qui était aussi poète –, Ginzburg établit que son modèle se trouve dans un traité de droit commercial rédigé par le spécialiste de droit canon Giovanni d’Andrea dès la fin du XIIIe siècle. Environ deux siècles plus tard, dans la bibliothèque paternelle, le jeune Nicolas devait y découvrir une fascinante justification du « moindre mal », amplifiée par les prédicateurs italiens des siècles suivants, qui pouvaient par exemple justifier l’usure pour éviter un mal supérieur : ainsi l’enseignait le précédent biblique de Lot, qui s’était résolu à prostituer ses filles pour éviter le « moindre mal » de la sodomie (Gen. 19). Le fait que ce schème de pensée casuistique ait ensuite été reformulé et disséqué froidement dans une scène comique laisse songeur puisque, dans le fond, il fait naître une pensée dont l’essence consiste à reconnaître « la dimension tragique de la politique »   .

Si La Mandragore permet de retrouver la matrice canoniste de la pensée machiavélienne de l’exception, entre règles générales et circonstances particulières, l’examen d’un autre texte mineur, les Fantaisies à Soderini   , permet de remonter aux sources de la première formalisation de cette pensée de l’exception, autour du problème de la « fortune ». C’est à partir d’un pastiche des Vies parallèles de Plutarque, dû à Donato Acciauoli, que Machiavel en vient à méditer la propension d’un même moyen (par exemple le talent militaire de Scipion et d’Hannibal) à produire des résultats différents (la victoire ou la défaite), comme à l’inverse la capacité de moyens différents (par exemple l’impulsivité ou la prudence) à obtenir des résultats similaires (la prise du pouvoir). Le même pasticheur est peut-être aussi celui qui a conduit Machiavel, sur la base de cette découverte quant aux fins et aux moyens, à opérer un retournement décisif de la pensée d’Aristote christianisée par saint Thomas : retournement qui déplace la politique du domaine de l’« action », déterminée par le savoir et l’éthique, vers le domaine du « faire », déterminé par un savoir-faire.

En cela les analyses de Machiavel convergent vers celles d’un autre intellectuel humaniste et conseiller des princes, Pontano. Acteur et observateur des turbulences que traverse le Royaume de Naples, celui-ci constate à la même époque l’obsolescence des catégories latines et antiques pour penser la réalité effective d’un pouvoir qui s’exerce et se dit désormais lui-même en italien (ou en d’autres langues vernaculaires). Ainsi la science politique de Machiavel, et des humanistes qui l’accueilleront favorablement, est-elle avant tout un « art de l’État » : un examen expérimental des pratiques intéressé par leurs effets, indifférent en tant que tel aux considérations morales, ou plutôt, qui permet d’évaluer positivement des actes (sous l’angle de leurs effets) qu’on réprouve par ailleurs sur le plan éthique. Des actes tels que le meurtre de Rémus, assassinat fratricide, mais aussi acte fondateur de l’incomparable Rome.

Dans ce sens, la pensée politique qui vient d’être inaugurée ne rompt pas absolument avec la philosophie politique d’Aristote christianisée par Thomas : elle délaisse surtout le ciel _ platonicien _ des idées et des lois absolues, après que l’échec de la dictature théocratique de Savonarole en a démontré les limites, pour tourner son regard humaniste et renaissant vers la réalité des États. Dans cet « œil du Quattrocento » (pour détourner le propos de l’historien d’art M. Baxandall), l’« art des États » revient ainsi à mettre le gouvernement en « perspective ». Perspective dont le point de fuite est bien l’exception (le « nondimanco »), puisque la seconde notion cardinale de la pensée de Machiavel, la « virtù » pensée comme « puissance », est elle-aussi un héritage aristotélicien et thomiste restructuré par la tension entre norme et exception.

Machiavel en héritage

Les travaux de Machiavel ont été l’objet d’une réception contrastée, en particulier dans les milieux les plus concernés par les affaires de l’Église. Son livre le plus connu, Le Prince, est aussi le plus ambigu et le plus équivoque sur le plan de ses implications morales et religieuses : si bien que, publié en 1531 avec l’autorisation du pape et après avoir rencontré un important succès en Italie et en Europe, il est finalement _ un peu plus tard _ mis à l’Index, interdit et combattu par un parti anti-machiavélien (Gentillet en France, Campanella en Italie). À cinq siècles de distance, Ginzburg relève d’ailleurs que ce texte embarrasse toujours ceux qui, depuis quelques décennies, reconnaissent en Machiavel un héros de la République et non plus le promoteur « machiavélique » de l’immoralisme astucieux et tyrannique. Pour autant, si Le Prince est interdit, la science expérimentale des États semble faire son chemin irrésistiblement _ à méditer… _ chez nombre d’intellectuels et d’aristocrates européens, y compris des hommes d’Église, de la même manière _ pas tout à fait, cependant… _ que, bientôt, la science expérimentale de Copernic et de Galilée se diffusera inexorablement dans les cercles savants.

Dès le XVIe siècle, par des voies parfois tout à fait indirectes, le souvenir de Machiavel irrigue la controverse des Anciens et des Modernes, qui s’étend bientôt à une réflexion triangulaire élargie aux Sauvages, seconde espèce d’altérité lointaine. Dans ce contexte, la différenciation du Politique et du Religieux opérée par Machiavel soutient l’étude comparée des civilisations, débarrassée du postulat de la supériorité nécessaire de la Chrétienté (Guichard). Mais à l’inverse, alors que l’Europe, à commencer par la France, se déchire dans les Guerres de religion fratricides, le nom de Machiavel est tenu par d’autres pour responsable de l’« ensauvagement » d’une Chrétienté qu’il aurait contribué à pervertir (de Léry). Le constat machiavélien (« l’homme ne pardonne pas aux autres leurs torts »   ) est pris pour un programme diabolique, faisant obstacle à l’unité de la foi : ironie inconsciente de l’histoire, qui ne comprend plus l’ironie voilée de Machiavel devant les politiques de l’Église.

Dès lors, on ne peut être qu’interpelé par le sort remarquablement nuancé que l’Église fait au machiavélisme, qui mérite d’être mis en regard _ structurellement, en quelque sorte _ de l’affaire Galilée _ certes, mais avec des différences de fond, toutefois… Carlo Ginzburg rappelle en effet que l’Église a combattu, en Copernic et Galilée, le risque qu’une nouvelle vérité universelle entre en concurrence _ gênante politiquement et idéologiquement _ avec le discours cosmologique de l’Église, et qu’ainsi, l’émergence d’une Science autonome menace _ d’une certaine façon _ la Religion. Pour autant, les autorités ecclésiastiques n’ont jamais condamné comme « hérétique » le galiléisme (ou héliocentrisme), dont l’existence était tolérée dès lors qu’il ne prétendait qu’à l’humble statut de théorie scientifique _ sauvant les phénomènes… Décidément politique _ en effet _, l’Église _ temporelle _ a négocié le même régime de tolérance à la science machiavélienne, dès lors qu’on voulait bien la cantonner à son strict domaine de compétence. En l’espèce, il est aussi remarquable que la négociation avec la science physique et avec la science politique ait été conduite par l’intermédiaire des mêmes figures (notamment Niccolo Riccardi). À la différence de l’art politique, la Science s’affirme cependant _ voilà ! _ dans un geste fondateur qui rejette l’exception face aux lois inflexibles de la nature : geste particulièrement suggestif des rapports complexes entre Religion, Politique et Science au moment où chacune se voit attribuer un domaine de compétence propre et limité   .

La tolérance envers le machiavélisme, dont le cardinal de Richelieu est peut-être la plus éloquente incarnation, était d’autant plus facilement négociable que Machiavel, plus politique que Galilée, a su plus habilement avancer « entre les lignes »   ; c’est-à-dire à cet endroit où l’implicite est cependant univoque, et où le philologue doit venir chercher. De sorte que le machiavélisme a pu irriguer jusqu’à la pensée chrétienne. Ainsi de Pascal qui, dans ses Pensées, tente de faire la synthèse de Machiavel et de Galilée : la raison d’État et la raison scientifique constituent deux nécessités supérieures qui s’imposent parfois à l’ordre du Droit. Mais c’est aux Provinciales du même auteur que s’intéresse surtout Carlo Ginzburg : ce texte satirique par lequel le scientifique français se joint aux jansénistes dans leur critique du « probabilisme moral » des jésuites – un ordre ecclésiastique très « politique » au service des intérêts prioritaires de l’Église de Rome.

À travers deux belles et denses analyses des sources textuelles des écrits de la controverse entre jansénistes et jésuites – controverse qui croise la critique calviniste de l’Église romaine (Fabricius, Bayle _ c’est passionnant ! _) – on voit rejouer la force de l’ironie au service des paroles formulées « entre les lignes », ainsi que la négociation par l’Église d’un compromis entre formulation de la critique janséniste (tolérée) et expression publique de cette critique (proscrite). Surtout, autour de Pascal et de ses lecteurs calvinistes, on voit la critique de l’exception permanente pratiquée par l’Église tourner à la contestation de sa capacité à être autre chose qu’une puissance étatique. D’un point de vue satirique, c’est-à-dire à travers une lentille qui grossit délibérément les traits, c’est la religion elle-même qui semble différenciée de l’État romain, dont elle ne serait finalement guère plus qu’un prétexte. On pense alors au Grand Inquisiteur des Frères Karamazov, dont le gouvernement ecclésiastique tolère mal le retour de Dieu fait homme. Alors que Pascal est un précurseur de la théologie politique, les interprétations qu’en donnent ses lecteurs des siècles suivants (dont Dostoïevski fait d’ailleurs partie) interrogent ainsi les développements ultérieurs qui aboutissent à l’hypothèse _ dangereuse _ de Carl Schmitt.

Les conditions scientifiques d’une histoire souterraine

Carlo Ginzburg est plus connu du public pour ses livres consacrés à l’histoire des idées religieuses qui frémissent derrière l’activité des inquisiteurs et de la chasse aux sorcières. Il a notamment montré combien celles-ci s’étaient déployées dans le sillage de la persécution des juifs, laquelle s’inscrit elle-même dans une histoire au long cours précédée par l’affirmation d’une Chrétienté conquérante, et plus tôt encore, par l’affirmation de l’Église romaine face aux puissances séculières. Ruisselant en aval de ces analyses, Nondimanco poursuit la patiente exploration des galeries de cette « histoire souterraine » en direction de l’âge des Lumières _ et bien au-delà, en cette édition française dans cette traduction de Martin Rueff…

À l’heure où les sciences sociales sont encore interrogées sur leur contribution au débat public, le moindre des intérêts de ces neufs _ et ici douze _ articles _ les trois nouveaux constituent un apport très important ! _ n’est pas, non plus, de donner à voir toute la fécondité de l’application rigoureuse des méthodes de la philologie et de l’érudition patiente, pour clore des pistes trompeuses et apporter un éclairage nuancé aux préoccupations du présent. Par l’exemple, « entre les lignes », Nondimanco nous dit en somme que sous les conditions de méthode les plus exigeantes, les sciences humaines ont la capacité et le devoir de produire une vérité sans guillemets.

* Cet article a d’abord été publié lors de la parution du livre en Italie, sous le titre Nondimanco.

A lire également sur Nonfiction :

Giorgio Agamben, Le Règne et la Gloire. Pour une généalogie théologique de l’économie et du gouvernement

Carlo Ginzburg, Peur révérence terreur : Quatre essais d’iconographie politique

Françoise Lesourd , Laurent Thirouin (dir.), Lectures russes de Pascal. Hier et aujourd’hui

Et l’autre,

en date du 12 janvier 2023,

de Pierre Tenne, sur le site de En attendant Nadeau :

« Histoire secrète de la casuistique« 

Histoire secrète de la casuistique

« Le bon historien ressemble à l’ogre de la légende. Là où il flaire la chair humaine, il sait que là est son gibier. » La phrase de Marc Bloch a laissé son empreinte sur l’image du métier d’historien. Carlo Ginzburg, depuis ses premiers travaux, offre une alternative à cette figure de l’ogre par une pratique de l’histoire qui, à l’affût des indices, même microscopiques, parvient à penser ensemble l’humble et le gigantesque. Néanmoins, recueil d’essais parus ces vingt dernières années, est une œuvre remarquable autant qu’un plaidoyer pour une pratique de l’histoire singulière et inspirante.


Carlo Ginzburg, Néanmoins. Machiavel, Pascal. Trad. de l’italien par Martin Rueff. Verdier, coll. « Histoire », 288 p., 22 €


La recherche commence en 2003 par une réflexion sur l’exception et la règle chez Machiavel. Carlo Ginzburg, lecteur hors normes, s’y intéresse à l’un de ces indices dont il a théorisé la valeur historiographique et intellectuelle (« Signes, traces, pistes. Racines d’un paradigme de l’indice », Le Débat, 1980) _ un travail décisif ! Ici, l’indice est la récurrence de l’adverbe « néanmoins » (nondimeno ou nondimanco dans le texte original) dans les écrits de Machiavel. Sur les plans du style et de l’argumentation, Machiavel parvient à concilier la règle et l’exception par l’usage des « néanmoins ». L’identification de ce procédé stylistique et intellectuel – qu’avant lui très peu d’analyses avaient relevé – fournit à Ginzburg son hypothèse : Machiavel pense en casuiste _ voilà.

Néanmoins, de Carlo Ginzburg : histoire secrète de la casuistique

Simple, l’hypothèse est également gigantesque. La réception de Machiavel depuis un demi-millénaire a lié le penseur florentin à l’avènement d’une modernité politique et intellectuelle qui, Renaissance oblige, se serait dressée contre la scolastique et la théologie médiévales. Rien de moins anodin, donc, que de lire Machiavel comme un représentant de la théologie morale héritée du Moyen Âge. Rien de plus convaincant, à lire Ginzburg, dont on connaît l’érudition prodigieuse _ oui ! _ et le style limpide _ oui ! _ : la réception de Machiavel, la contextualisation _ voilà _ de ses textes dans leur totalité, leurs postérités versatiles, sont restituées avec une profondeur rare _ absolument ! _ qui situe avec force le Florentin dans ses héritages médiévaux.

Derrière la démonstration érudite, se tient, à équidistance merveilleuse des idées et des documents, une éthique de l’historien _ oui _ menant une enquête qui interroge sans cesse son objet autant que son sujet. Ce sont des références à l’histoire de l’art, écho de l’influence de l’Institut Warburg sur le jeune Ginzburg ; aux amis, tel l’historien de l’art Francis Haskell ; et jusqu’à ce militantisme intellectuel revendiqué qui renoue avec les engagements antifascistes transmis à Carlo depuis l’enfance – Leone, son père, fut un résistant célèbre au fascisme ; et sa mère, Natalia Ginzburg, aborda ces engagements dans nombre de ses romans.

Néanmoins, de Carlo Ginzburg : histoire secrète de la casuistique

Néanmoins raconte en filigrane les siècles de lutte politique portant sur des lectures concurrentes de Machiavel. Dans un vertigineux article (« Façonner le peuple. Machiavel, Michel-Ange »), qui se conclut sur la dénonciation des interprétations fascistes du Prince – la fameuse apologie de la force et du mal qui serait l’essence de cette pensée –, Carlo Ginzburg permet de relier l’opposition politique, l’« anti- » de l’antifascisme, à l’éthique positive de lecteur qu’il affirme dans tout l’ouvrage : « Je tiens à préciser d’emblée, pour écarter toute équivoque, que je repousse avec la dernière énergie (comme je le fais depuis de nombreuses années) l’attitude néo-sceptique qui consiste à mettre toutes les interprétations sur le même plan ». La détermination de cette pensée tient _ évidemment _ à tous ses engagements, archivistiques, historiques, intellectuels, éthiques, politiques.

Le cheminement depuis Machiavel passe ensuite par le long terme des réformes religieuses. L’imprégnation des textes et des idées machiavéliennes dans la réforme catholique est l’occasion de discuter des pans importants de cette histoire dont les auteurs italiens ont fait un domaine captivant d’investigation historique, moins sensible en France _ certes _ : l’influence valdésienne sur Reginald Pole, le rôle de l’Inquisition et de la censure inquisitoriale, permettent à Carlo Ginzburg de retrouver les pensées d’Adriano Prosperi et de Massimo Firpo, entre autres, pour inscrire la postérité machiavélienne dans l’histoire de la pensée ecclésiastique moderne.

Néanmoins, de Carlo Ginzburg : histoire secrète de la casuistique

Autre hypothèse formidable : Néanmoins postule et démontre la fortune intellectuelle de Machiavel chez les penseurs catholiques. L’une des prouesses du livre est la démonstration d’un usage du « néanmoins » dans le procès fait à Galilée _ oui, oui, oui _, notamment dans l’argumentation du cardinal Bellarmin. Le spécialiste de l’Inquisition qu’est Ginzburg déploie ici une lecture tout à la fois limpide et profuse, qui permet de faire émerger ce tour d’esprit à la fois machiavélien et casuiste dans les débats dont il montre que la pierre d’achoppement fut d’abord l’alternative entre deux formulations des théories héliocentriques. En 1615, Bellarmin avertit Galilée qu’il doit « se limiter à parler ex suppositione et non pas absolument, comme j’ai toujours pensé que l’avait fait Copernic ». L’alternative entre dire le réel et supposer les prémisses d’une réflexion renvoie à la question de la règle et de l’exception. Ce que dessinent ces débats, chez tous les acteurs, c’est en réalité l’idée moderne d’un langage de la nature réglé absolument par les mathématiques, tandis que le langage des hommes, politique et moral mais surtout faillible, est toujours celui des exceptions. Dès lors, « le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie ».

Galilée n’a pas le bonheur d’apparaître dans le sous-titre du livre _ en effet, et c’est peut-être dommage _, mais il fournit en effet le maillon essentiel _ voilà ! _ entre Machiavel et Pascal. Ce dernier clôt la recherche en ce qu’il apparaît avec Les Provinciales comme celui qui achève cette histoire secrète de la casuistique moderne. L’attaque littéraire et ironique contre la casuistique opérée par Pascal – et par les auteurs moins célèbres qui contribuèrent à ce démontage – fournit une conclusion longtemps définitive à la question de la règle et de l’exception dans cette histoire des idées. L’ultime ouverture de Néanmoins invite à ne pas célébrer cette conclusion trop longtemps _ en effet. Chez Lampedusa comme dans certaines prises de parole du pape François, un retour contemporain de la casuistique, et avec elle de la règle et de l’exception, permet de constater à quel point ces textes nous interpellent aujourd’hui aussi _, par-delà les siècles et les modernités, dans les travaux et les jours d’une langue dont Ginzburg, dans la séduction de la lecture, laisse croire qu’il est le seul locuteur _ du moins l’indipensable médiateur…

Un travail d’intelligence majeur de Carlo Ginzburg, une nouvelle fois.

Ce mercredi 3 mai 2023, Titus Curiosus – Francis Lippa

Admirer le pénultime chef d’oeuvre, en apothéose, en 1750, de Haendel : la « Theodora » de Maxim Emelyanichev et l’excellent Il Pomo d’Oro

26déc

L’un des derniers chefs d’œuvre, en forme d’apothéose mystique, sublime, de tout l’œuvre, très vaste, de George Frideric Handel (Halle, 1685 – Londres, 1759), est son oratorio, créé le 16 mars 1750, « Theodora« .

L’excellent Ensemble baroque Il Pomo d’Oro, vient, sous la remarquable direction du chef Maxim Emelyanichev, d’en donner une superbe interprétation, en un coffret Erato 5054197177910 de 3 CDs,

qui fera date.

Voici le tout à fait notable commentaire que vient d’en donner, sur le site Discophilia, et sous l’intitulé « Torrents de plaisirs, fruits de délices : une nouvelle version de référence pour « Theodora » de Haendel« , Bénédicte Palaux-Simonnet :

« Torrents de plaisirs, fruits de délices », une nouvelle version de référence pour Theodora de Haendel

LE 24 DÉCEMBRE 2022 par Bénédicte Palaux-Simonnet

George Frederic Haendel (1685-1759) : Theodora. John Chest,  Valens ; Paul-Antoine Benos-Djian, Didymus ; Michaël Spyres, Septimus ;  Lisette Oropesa, Theodora ; Joyce DiDonato, Irene ; Massimo  Lombardi, A Messenger. Il Pomo d’Oro, Maxim Emelyanychev. 2022.  Livret en anglais, français, allemand. Texte chanté en anglais. 3 CD Erato. 5054197177910

Avec cet oratorio, assez tardif _ un des derniers, en 1750, avant « Jephta« , en 1752… _ dans sa prolifique carrière, Haendel, âgé de 64 ans, se mesure au ciel et aux enfers dans une fresque grandiose évoquant aussi bien _ mais oui _ la transparence angélique _ d’une extatique douceur… _ d’un Fra Angelico que la puissance charnelle du Bernin ou de celle de Michel Ange _ absolument.

« Torrents de plaisir, fruits de délices » chantent -à juste titre- les chœurs, à la fin de la troisième partie.

Pourtant, le récit du martyre _ voilà ! _ de la jeune Theodora lors des persécutions de l’empereur romain Dioclétien (en 304) ne s’associe pas spontanément à l’image d’une jouissance effrénée ! Le compositeur en était d’ailleurs si conscient qu’il prévoyait avec humour que « Les Juifs ne viendront pas parce que c’est une histoire chrétienne, les dames non plus parce que le sujet est vertueux. ».

Lors de la soirée donnée au Théâtre des Champs-Élysées il y a un an, étape d’une tournée triomphale, nous avions déjà évoqué les abîmes, les passions et la splendeur d’une version exceptionnellement distribuée et dirigée.

L’enregistrement répond de cette réussite. Certains détails ressortent plus vivement, d’autres s’estompent : ainsi d’accents charnus, presque âpres (Joyce di Donato ou Paul-Antoine Bénos-Djian), ou des fluctuations de la texture chorale. Mais, plus que tout, ce sont l’intensité, l’équilibre et l’instantanéité de l’investissement musical qui s’imposent _ voilà.

..;

A l’image de la Chapelle Sixtine, la vision _ héroïco-mystique _ se révèle en ses dimensions multiples : la plus vaste comme la plus minuscule. Car chaque air, chaque vocalise, chaque fugue dégage isolément tant de beauté intrinsèque qu’on serait tenté -comme Faust- de la retenir au passage.

Néanmoins, en dépit de ses proportions -ou peut-être à cause d’elles ?-, cette « architecture en mouvement » invite moins à la contemplation qu’elle n’emporte dans le courant d’une dynamique aussi concrète que fondamentale -celle propre à l’art baroque (parfois absente d’autres versions) _ à la Bernin, en effet. Et Haendel a aussi vécu un assez long moment à Rome…

Propulsion ascendante proche de l’extase, telle l’invocation aux anges d’Irène : « Defend her, Heav’n. Let angels spread / Their viewless tents around her bed. » (II, 5).

A la tête de l’ensemble Il Pomo d’Oro, le jeune chef Maxim Emelyanychev déroule, avec un tact rythmique et une écoute fusionnelle sans faiblesse, cette épopée du cosmos et des âmes _ voilà _  jusqu’à la victoire _ spirituelle _  finale : « love is stronger far than death ».

Parmi les moments remarquables qu’il faudrait citer tous, retenons l’air de Dydimus (Antoine Bénos-Djian) « Sweet rose and lily » précédé d’un récitatif très soigné qui culmine lorsqu’il s’unit à Theodora (Lisette Oropesa) dans le duo « I hope again to meet on Earth/ But sure shall meet in Heav’n ». Qu’admirer le plus ? -la complémentarité des registres et des timbres, les arabesques entremêlées bercées par l’orchestre  – Plus que tout, la pure et profonde sensibilité qui transporte « ailleurs ».

A marquer d’une pierre blanche dans la discographie de l’auteur du Messie.

Son 10 – Livret 10 – Répertoire 10 – Interprétation 10

Bénédicte Palaux Simonnet

Une interprétation à la hauteur du vrai ravissement que doit donner l’œuvre…

Ce lundi 26 décembre 2022, Titus Curiosus – Francis Lippa

René de Ceccatty, ou d’éperdues enquêtes autour de « dignes objets d’amour » : Michel-Ange (via Stendhal et Sigalon), Leopardi, Pasolini, lui-même…

24mai

René de Ceccatty est un auteur passionnant, et assez admirable.

Par l’enquête éperdue qu’il mène, depuis toujours ou presque, pourrais-je dire, autour de l’énigme de l’objet d’amour, et de sa « dignité » _ ou pas… _,

pour reprendre l’expression de Stendhal, « digne objet d’amour« ,

qui frappe et que retient _ à jamais _ René de Ceccatty (au point d’en faire une œuvre superbe et de près de 500 pages !) en une nouvelle italienne inachevée de Stendhal, égarée, puis récemment retrouvée _ on aimerait apprendre plus précisément où, et comment, René de Ceccatty ne nous ne le révélant pas vraiment ; il nous donne seulement le nom du découvreur, un certain Carlo Vivari, philologue italien (à demi tchèque, né à Duchcov)… _ et publiée, à Milan en 1995, en son original français et en traduction en italien, et intitulée _ par son découvreur et ses éditeurs aux éditions de La Vita Felice à Milan, et non par Stendhal lui-même, qui l’aurait laissée sans titre… _, d’après un vers de Michel-Ange _ lui-même ; ce Michel-Ange qui fournit à Stendhal le héros de cette nouvelle... _, Chi mi difenderà dal tuo bel volto… ;

ce titre est donc emprunté par les éditeurs à une phrase, en italien dans le texte, que Stendhal prête, et d’après un vers de Michel-Ange lui-même en ses Sonnets, à son personnage de Michel-Ange, et pensée _ en soi _ plutôt que proférée _ à l’autre _, face à la complexe sidération ressentie par Michel-Ange face au si  beau visage de Tommaso de’ Cavalieri, lors de leur première rencontre _ le 5 août 1532, semble-t-il _, au Palazzo Cavalieri, telle qu’elle est fantasmée, du moins, par Stendhal, cette première rencontre _ René de Ceccatty nous apprend en effet (en note, page 349 de son Objet d’amour) que cette rencontre a eu lieu ailleurs (qu’au Palazzo Cavalieri), et autrement ; mais Stendhal a choisi comme lieu de rencontre des deux personnages de sa nouvelle le Palazzo Cavalieri parce que lui-même se trouvait y loger au moment de sa rédaction (ou, en tout cas, un peu avant), trois-cent-un ans plus tard, en 1833 (de fait, en ce Palazzo Cavalieri, à Rome, situé tout près du Teatro Argentina, Stendhal a habité avec son ami le peintre Abraham Constantin à partir du 16 novembre 1831 ; et « probablement y est-il resté jusqu’en août 1833« , écrit René de Ceccatty page 468 de son livre ; mais Stendhal n’a pas su tout suite que ce palazzo où il logeait alors avait été celui des Cavalieri, et donc qu’y avait vécu Tommaso, le grand amour de Michel-Ange (mort dans les bras de son ami Tommaso le 18 février 1564, soit près de trente-deux ans après ce coup de foudre) ; et la rédaction de cette nouvelle par Stendhal date du mois de juin 1833, et non 1832, comme l’ont cru les éditeurs, en 1995, précise René de Ceccatty pages 469 et 472 ; « probablement tout a-t-il été antidaté (par Stendhal) pour rendre la coïncidence frappante« , souligne-t-il page 469)  _ ;

le personnage de Michel-Ange éprouvant immédiatement _ at first sight, et simultanément au coup de foudre amoureux qui le submerge !_, face au beau visage de Tommaso, le désir de se défendre aussi _ « Chi mi difenderà… » écrira Michel-Ange en un de ses sonnets (à Tommaso…)… _ de cet amour naissant foudroyant _ « Il ne peut détacher son regard de cet autre regard« , car « le jeune Tommaso (…) a des yeux admirables, de ces grands yeux qui louchent un peu à la moindre émotion« , venait d’écrire Stendhal deux phrases plus haut… _ pour ce si beau et très noble jeune homme _ en fait cette première rencontre entre Michel-Ange et le beau Tommaso eut lieu le 5 août 1532, si l’on se fie, comme René de Ceccatty l’indique page 447, à la « date d’une lettre de Giulani Bugiardini à Michel-Ange, où figurent (aussi, mais sans qu’ici René de Ceccatty nous explique pourquoi et comment…) trois sonnets à Tommaso : il rencontre Tommaso de’ Cavalieri, qui lui est présenté par un proche du jeune archevêque de Florence (le cardinal Nicolò Ridolfi, petit-fils de Laurent le Magnifique), un sculpteur florentin, Pier Antonio Cecchini«  _ ; lors de cette première rencontre, Michel-Ange a 57 ans, et Tommaso aurait « seize ou dix-sept ans«  _ s’il est « né en 1515 ou 1516« , comme le suppose et indique René de Ceccatty page 445… « Tous deux sont fort embarrassés« , écrit Stendhal…

Et c’est cet embarras de Michel-Ange face à l' »objet d’amour » _ « objet d’amour«  qui n’est pas vraiment envisagé, lui, Tommaso, comme « sujet«  amoureux par Stendhal ; et embarras qui n’est pas symétrique, non plus, à l’embarras qu’éprouve, aussi, face à lui et de son côté, le jeune Tommaso _,

qui intéresse justement, après Stendhal, René de Ceccatty lecteur de Stendhal _ comme il est lecteur (et traducteur) de Leopardi et de Pasolini : tous immenses auteurs… _ ;

c’est donc cet embarras _ de réserve-recul, recherche de défense, éprouvé simultanément à, et face à, l’élan amoureux si vivement ressenti en lui-même _ que je relève, et qui m’intrigue à mon tour comme lecteur de l’œuvre de René de Ceccatty… 

De René de Ceccatty, outre son très riche Mes Argentins de Paris

_ Argentins de Paris parmi lesquels je détache mon cousin Adolfo Bioy Casares (1914 – 1999), son épouse Silvina Ocampo (1903 – 1993), ainsi que sa belle-sœur Victoria Ocampo (1890 – 1979), parisiens occasionnels, en effet, et pas à demeure, en exil ;

ainsi que leur amie Silvia Baron Supervielle (née en 1934, et que j’ai rencontrée à la librairie Mollat le 17 novembre 2011), sur l’œuvre très forte de laquelle je renvoie ici à mon article du 8 janvier 2012 : « Afin que le principal se dégage » : vie et oeuvre (et présence) de Silvia Baron Supervielle en la probité et pudeur de ses approches ) _,

et son entretien (ou Propos recueillis) avec son amie Adriana Asti (née en 1933, à Milan) Se souvenir et oublier _ dont m’a marqué à jamais l’interprétation du chef d’œuvre de Bernardo Bertollucci (tourné à Parme) Prima della Rivoluzione, en 1964 ; et que j’ai revue avec beaucoup de plaisir dans l’excellent Impardonnables du cher André Téchiné (tourné à Venise), en 2011 _,

de René de Ceccatty, donc,  je viens aussi de lire, en effet, et avec un immense plaisir,

et son Noir souci,

autour de l’énigme des liens _ riches, et dont il se donne à mieux comprendre et éclaircir un peu la complexité, en narrant la trame de leur tissage à partir de son propre (passionnant) travail d’enquête sur eux _ entre Giacomo Leopardi (1798 – 1837) et Antonio Ranieri (1806 – 1888) _ je me suis passionné aussi au superbe film Leopardi Il Giovane favoloso, de Mario Martone, via le DVD qui vient de paraître ; et qui est accompagné, en bonus, de plusieurs entretiens, dont un, tout à fait remarquable, avec René de Ceccatty _,

et, immédiatement en suivant, son Objet d’amour,

autour de l’énigme des liens _ riches eux aussi, et dont René de Ceccatty se donne à mieux comprendre et éclaircir un peu la complexité, là aussi, en narrant la trame de leur tissage à partir de son propre (passionnant) travail d’enquête sur eux, ici à nouveau _ entre Michel-Ange (1475 – 1564) et son ami Tommaso dei Cavalieri (1509 – 1587),

ainsi que de l’intérêt rétrospectif qu’y portent, en ces années 1830 où tous deux résident à Rome, et le peintre Xavier Sigalon (1787 – 1837) _ venu à Rome, commandité par Adolphe Thiers, réaliser (d’octobre 1833 à fin 1836) une copie grandeur nature du Jugement dernier de Michel-Ange, à la chapelle Sixtine _, et le consul de France Henri Beyle – Stendhal (1783 – 1842),

à Rome donc _ cette Rome dont je connais bien (et aime tant !) les lieux, tout spécialement aux alentours du Palazzo Cavalieri (aujourd’hui détruit, pour faire place au Largo Arenula), dans le quartier de Torre Argentina, non loin de la Via del Sudario et de Sant’Andrea della Valle, dans le couvent (des Teatini, Piazza Vidoni) duquel j’ai dormi et déjeuné dix jours durant en 1992, passés à arpenter-explorer passionnément la Rome baroque : entre Panthéon, Piazza Navona, Campo dei Fiori et la délicieuse Piazza Mattei, notamment… _ ;

livres et liens qui me donnent bien et beaucoup à penser… 

Et je dois ajouter à cette liste d’œuvres de René de Ceccatty,

tous les travaux qu’il a consacrés à Pier Paolo Pasolini,

tant concernant sa vie _  Pier Paolo Pasolini, Sur Pier Paolo Pasolini _

que son œuvre _ en de multiples traductions : Poésies 1943-1970, en 1990, Descriptions de descriptions, en 1995, Histoires de la Cité de Dieu & Nouvelles et chroniques romaines 1950-1966, en 1998, L’Odeur de l’Inde, en 2001, Nouvelles romaines, en 2002, Actes impurs & Amado mio, en 2003, Pétrole, en 2006, Sonnets, en 2012, Adulte ? Jamais, une anthologie 1941-1953, en 2013, La Persécution, une anthologie 1954-1970, en 2014, Poésie en forme de rose, en 2015… ;

cf aussi ce passionnant entretien tout récent de René de Ceccatty avec Sébastien Madau, le 16 mars dernier : « #Pasolini était un pessimiste constructeur et révolté«   _,

qui posent, eux aussi, bien sûr, la cruciale question du « digne objet d’amour« .

À ce propos, pourquoi avoir intitulé ce livre Objet d’amour, et non Digne Objet d’amour ?..

Pourquoi avoir gommé du titre de son livre le mot « digne« , qu’utilise pourtant Stendhal ? juste au final de la partie rédigée _ lire celle-ci aux pages 346 à 352 d’ Objet d’amour _ de cette nouvelle inachevée Chi mi difenderà dal tuo bel volto ? (ce qu’indique la note 2 de la page 349 d’ Objet d’amour), donnée in extenso au sein d’un copieux et substantiel dossier de « Documents«  qui clôt de façon vraiment passionnante ce livre (Sources _ pages 319 à 342 _Citations _ pages 343 à 434et Amis, parents et entourage professionnel de Sigalon _ pages 435 à 487 _) ; dossier qu’ajoute généreusement _ pages 317 à 487René de Ceccatty à sa fiction elle-même _ pages 7 à 316 _ : tels les éléments d’un chantier à revenir compulser, et une invite à y fouiller un peu nous-mêmes, aussi, à notre tour…

La dernière phrase de la partie de la nouvelle achevée par Stendhal (aux pages 343 à 349) est celle-ci : « Michel-Ange est attiré par Tommaso aussi parce qu’il voit en lui un digne objet d’amour« .

Et ce qui la suit  _ comme base de ce qui sera à rédiger plus tard par Stendhal, à son départ de Rome le 25 août 1833 ; et demeura tel quel, inachevé… est donné, in extenso aussi, en 4 pages (349 à 352), sous l’indicatif « Plan » que s’est donné à lui-même Stendhal. 

Pour tenter d’éclairer un peu cet inachèvement par Stendhal de sa nouvelle sur la rencontre initiale entre Michel-Ange et Tommaso de’ Cavalieri,

on peut relever, en suivant la précieuse Chronologie que donne René de Ceccatty, pages 442 à487,

que Stendhal quitte Rome, pour six mois, le 25 août 1833 (il est à Paris dès le 11 septembre) et ne retourne à Rome que le 8 janvier 1834. Dès avril 1833, apprenant que sa maîtresse (depuis le 22 mars 1830), Giulia Ranieri, allait se marier avec son cousin Giulio Martini (qu’elle épousera le 24 juin suivant, en 1833), Stendhal était retourné loger _ pour quelles raisons ? _ chez Mme Giacinta, Albergo Cesari, via di Petra, à Rome ; de même que, le 16 juin 1833, son ami Abraham Constantin, quittant alors Rome pour se rendre en Suisse, avait quitté, lui aussi, l’appartement du Palazzo Cavalieri (et, de retour à Rome l’hiver 1834, Constantin s’installera cette fois 120 via della Vignaccia, toujours à Rome).

C’est probablement ce départ et cet éloignement de Rome, ainsi que les bouleversements affectifs qui l’ont précédé et qui s’en sont suivis, qui ont conduit Stendhal à l’abandon _ qu’il pensait alors provisoire _ de cette nouvelle, retrouvée, ainsi inachevée, seulement à la fin du XXe siècle par Carlo Vivari, et parue à Milan en 1995.

Cette nouvelle perdue et retrouvée de Stendhal paraissant pour la première fois en français en France dans cet Objet d’amour de René de Cecatty, il faut le relever… 

Et c’est donc sous le titre de Chi mi difenderà dal tuo bel volto _ emprunté dans son texte, par Stendhal à un vers d’un poème de Michel-Ange, commençant par Chi è quel che per forza à te mi mena, que voici (René de Ceccatty nous en donne sa traduction page 369) :

Qui est celui qui de force à toi me conduit

hélas hélas hélas

pieds et poings liés quand je suis libre et sans liens ?

Si tu enchaînes autrui sans nul besoin de chaînes,

et si, sans mains ni bras, tu as pu m’attraper,

qui me défendra de ton beau visage ?

Stendhal, en effet, comme bien d’autres (dont René de Ceccaty, mais aussi, déjà, le peintre Sigalon, à Rome), s’est passionné pour les Poèmes (Sonnets et Madrigaux) de Michel-Ange à Tommaso de’ Cavalieri, mais aussi pour leur belle, elle aussi, riche et un peu énigmatique, correspondance, du moins celle (rare !) qui a été retrouvée et conservée… _ qu’est paru pour la première fois en 1995  à Milan le texte de cette nouvelle inachevée de Stendhal, à la fois en traduction italienne et en son original français.

René de Ceccaty ajoutant la précision suivante quant à cette édition de 1995, aux pages 352-353 :

« texte reproduit par Anne Bussière d’après le manuscrit original, découvert _ circonstances qui mériteraient d’être précisées !.. _ et présenté par Carlo Vivari _ philologue né à Duchcov, en république tchèque, et dont l’identité et le parcours mériteraient, eux aussi, bien des précisions : « Carlo Vivari, filologo, cultore di sicomanzia _ qu’est-ce donc à dire ?.. _, è nato a Duchcov (l’antica Dux _ là même où mourut Casanova, le 4 juin 1798, et où celui-ci était bibliothécaire du comte Waldstein depuis septembre 1785 ; c’est là que Casanova écrivit, en français, les Mémoires de sa vie _), da padre italiano e madre boema. A Duchcov vive di un piccolo incarico come bibliotecario _ lui aussi ! _ in quello che fu il castello del conte di Waldstein _ en effet ! _, ormai assediato da orribili miniere di carbone« , indique le site des Editions milanaises La Vita Felice ; Carlo Vivari n’est que trop visiblement un nom de plume : Karlo Vivary étant le nom tchèque de Karlsbad… _, postfacé par Annalisa Bottacin et Jean Garrigue » chez l’éditeur milanais « La Vita Felice, en 1995, page 24 et suivantes« .

Voilà un aperçu de l’histoire de cette nouvelle inachevée de Stendhal, en août 1833 à Rome ; perdue, suite au départ probablement un peu précipité de Rome de Stendhal ; puis récemment retrouvée par ce Carlo Vivari.

Reste la question de la dignité (ou pas !) de l’objet d’amour,

quand la situation affective vécue entre dans l’ordre d’un tel rapport éprouvé entre un sujet (aimant) _ en l’occurrence soi-même… _ et un objet (aimé, ou à aimer : aimable…) _ rencontré, lui, cet objet d’amour _,

rapport à l’autre comportant forcément, en ce premier instant d’abord-approche par le sujet qui se met à aimer, une certaine distance _ d’inconnu, vis-à-vis de ce qui se présente comme objet (d’amour) à aimer, mais aussi comme objet (d’amour) à connaître… _, au moins à ce moment rapide _ d’un minimum d’appréhension-questionnement-tergiversation de la part du sujet face à son objet d’éventuel amour… _ de la première rencontre, avec ce qui va (ou risque de) s’y livrer et donner (ou pas), à la suite… : hic Rhodus, hic saltus

Ce qui est, en effet, ce que se demande, sur un mode de questionnement-hésitation, et recul même _ effaré, et sur la défensive _, en son for intérieur, à lui-même, Michel-Ange,

face, pour la première fois, au si beau visage du très noble Tommaso et ses effets si vivement ressentis immédiatement sur lui-même _ Michel-Ange a alors 57 ans : il n’est pas né de la dernière pluie… _ ; et alors qu’il envisage à cet instant même, en effet, ce que peut (pourrait ; pourra…) être et devenir un tel amour, en cette inclination _ cf la bien intéressante distinction de Mademoiselle de Scudéry, en sa Carte du Tendre, entre les amours d’inclination, d’admiration et d’estime… _ commençant si puissamment à l’emporter…

Comme en témoignent bientôt, quasi aussitôt, ses vers, et sa correspondance ; et un peu plus à terme, sa peinture et sa sculpture : soient les œuvres si prenantes de lui demeurant à nos yeux…

Pour Michel-Ange, au moins _ le florentin était profondément marqué par le néo-platonisme de Marsile Ficin _, et en 1533,

se pose et s’impose donc, à la première rencontre avec Tommaso _ et Tommaso de’ Cavalieri est très noble… _, le critère, crucial pour lui, de la dignité (ou pas) du possible objet d’amour. 

Est-ce encore le cas, et comment, en leurs possibles amours, pour un Stendhal, ou pour un Sigalon, en 1833 ?

Et aujourd’hui même pour René de Ceccatty,

à l’heure _ depuis pas mal de temps, déjà _ du règne dévastateur du sado-masochiste trash ?.. 


En tout cas, la pensée de la dignité (et de l’indignité) nous sollicite encore

quand vient _ même si c’est assez peu fréquent _ nous titiller (et commencer tout aussitôt à s’éprouver) quelque chose de l’ordre d’un possible amour, mais aussi d’une possible amitié, dans une rencontre :

du moins de celles, marquantes voire cruciales, qui instantanément et aussitôt nous importent, bousculent, emportent,

et dont nous pressentons immédiatement combien elles vont (ou risquent de) grandement, hautement _ le divin malicieux kairos aidant… _, nous marquer :

construire, détruire, façonner, nourrir en beauté, peut-être, le sujet que nous pouvons ou allons, ou pas, devenir par cet amour ou cette amitié bouleversant et nourrissant ou pourrissant notre vie…

D’où la force d’importance de cet Objet d’amour de René de Ceccatty.

Titus Curiosus, ce mardi 24 mai 2016…

P. s. : voici le seul document _ mais il est passionnant _ que j’ai pu découvrir jusqu’ici sur ce très beau livre de René de Ceccatty : un entretien de l’auteur avec son amie Silvia Baron Supervielle, publié dans Les Lettres françaises du 12 novembre 2015 _ que voici in extenso avec mes farcissures (en vert) et mes gras _ :

Objet d’amour,

de René de Ceccatty. Flammarion, 490 pages, 23 euros.

Silvia Baron Supervielle : Votre livre est une déclaration d’amour pour Rome et ses artistes. Quelle est son origine ? Vous avez aussi beaucoup écrit sur des écrivains italiens et traduit magnifiquement des poètes tels que Pier Paolo Pasolini.

René de Ceccatty : On peut dire que c’est mon livre sur Rome, que j’ai découverte dans les années 1970, et où je suis retourné très souvent depuis pour des raisons diverses, souvent artistiques. Oui, mon amour pour Rome est bien l’inspiration première. En écrivant mon livre, j’avais trois cartes sous les yeux : la ville en 1500, la ville en 1800 et celle de maintenant. Et l’un des plus grands plaisirs a été pour moi de promener mes personnages dans les rues que j’ai fréquentées, et que j’aime tant retrouver. Curieusement, la Rome de Pasolini, celle de Moravia, est aussi celle de mon livre. J’ai situé des scènes dans les lieux attendus (la chapelle Sixtine qui est au centre du livre, ou la Villa Médicis où vivait Ingres, et bien sûr le Largo di Torre Argentina, sur lequel donnait le palais Cavalieri, maintenant disparu _ pour créer le Largo Arenula _), mais aussi dans des lieux qui me sont chers. J’ai fait suivre des chemins qui me sont familiers, et où, en écrivant, je retrouvais des ombres d’écrivains ou d’amis, morts ou vivants. Il y a, sous mon livre, comme un autre livre, secret.

Silvia Baron Supervielle : Au XIXe siècle, dans les rues de Rome, des personnages se promènent et conversent autour du peintre français Xavier Sigalon, qui a été chargé _ par Adolphe Thiers _ de copier le Jugement dernier de Michel-Ange dans la chapelle Sixtine. Pourquoi avez-vous choisi ce peintre ?

René de Ceccatty : Au départ, j’avais décidé d’écrire un livre sur Stendhal et Michel-Ange. Stendhal, alors consul à Civitavecchia, a vécu, à Rome, dans le palais Cavalieri, en 1833 ; et lui, qui avait déjà beaucoup écrit sur Michel-Ange et la peinture italienne, s’est renseigné plus précisément sur l’amour de Michel-Ange pour Cavalieri, commençant une nouvelle sans la finir, avant de l’oublier. Elle a été retrouvée dans des archives _ sans plus de précision… _ et publiée en Italie seulement il y a vingt ans. Avant même d’écrire, j’étais par ailleurs fasciné par l’autoportrait de Xavier Sigalon, qui se trouve au musée Fabre de Montpellier. C’est un beau visage douloureux, sensible, plongé dans une inquiétante pénombre, comme menacé. Et je me suis rendu compte que ce peintre, né à Uzès, avait séjourné à Rome au même moment _ voilà ! _ que Stendhal, et qu’il copiait, sur l’ordre d’Adolphe Thiers, le Jugement dernier. Sigalon avait eu mille occasions de rencontrer Stendhal (qui, je l’appris alors, avait écrit sur ses œuvres, puisque Stendhal rendait compte des salons). Stendhal, partageant son appartement avec un peintre copiste, Abraham Constantin, qui travaillait dans les chambres de Raphaël, avait également toutes les raisons d’aller, lui aussi, au Vatican. J’ai alors intégré Sigalon à mon livre ; et, finalement, il est devenu le personnage central, dont le regard sur Rome, sur la peinture, sur l’amour même, devenait ma clé. Lui, qui aurait pu être un génie de l’envergure de Géricault et de Delacroix, devenait une figure _ romantique _ de l’artiste idéaliste et malheureux, dont le destin tragique avait du reste assez frappé Balzac pour qu’il en fasse le modèle du peintre de la Comédie humaine, Joseph Bridau, équivalent pictural de Lucien de Rubempré.

Silvia Baron Supervielle : Dès la première partie du livre, quand Sigalon erre dans Rome avec ses amis, on ressent les personnages et la ville hors du temps. La présence de Michel-Ange apparaît, et il devient _ s’imprimant dans ces lieux, à demeure… _ presque le protagoniste. Tout est rattaché à lui… On ressent aussi la présence de Dante.

René de Ceccatty : J’ai voulu que l’art soit constamment au cœur de mon livre, aussi bien dans la démarche de Sigalon qui, copiste, essayait de traquer le mystère de la création _ artistique _, sur les traces de Michel-Ange, que dans le souvenir envahissant de Michel-Ange, de son amour malheureux pour un objet esthétique et charnel inaccessible, de son aspiration à l’idéal. Michel-Ange était un grand intellectuel polyvalent, si l’on peut dire. Théoricien (néoplatonicien) de la création, poète, sculpteur, peintre, urbaniste, architecte. Rome a son apparence actuelle en grande partie sous l’influence de Michel-Ange, qui y a également dessiné des palais _ tel le palais Farnèse _, des places _ telle la place du Capitole _, des coupoles _ telle celle de Saint-Pierre. Mais, plus particulièrement, le Jugement dernier, qui est une sorte de pamphlet eschatologique hérétique (y figurent des personnages qui sont absents des textes bibliques, mais qui appartiennent à une tradition païenne de l’enfer que Dante a en quelque sorte réhabilitée dans sa Divine Comédie), donne au roman, aux promenades de ses personnages, une sorte de réalité fantomatique, qui est pour moi celle de Rome _ oui ! _, et plus généralement de toute la culture italienne _ oui… _, où les frontières du temps sont flottantes.

Silvia Baron Supervielle : Puis Stendhal arrive à Rome, avec ses paroles magnifiques _ qui forment l’axe même de sa nouvelle. Son amitié pour Sigalon est émouvante. Au sujet de Michel-Ange et de son ami Tommaso, il écrit : « Michel-Ange est attiré par Tommaso aussi parce qu’il voit en lui un digne objet d’amour. » Mais tout est « objet d’amour » dans votre livre… Michel-Ange, dans un poème, écrit « entre le feu et le cœur »…

René de Ceccatty : Stendhal ressemble un peu à Beethoven, qui réclame une certaine maturité chez ses admirateurs pour que son génie soit pleinement apprécié. J’ai voulu, en préparant mon livre, approfondir ma connaissance de cet écrivain, qui n’est pas seulement le sublime auteur de la Chartreuse de Parme, mais une personnalité tourmentée, généreuse, à l’égotisme beaucoup moins nombriliste qu’on pourrait le supposer. L’intelligence avec laquelle il parle de la passion de Michel-Ange pour Tommaso montre la profondeur de sa réflexion sur le sentiment amoureux, mais aussi sur la création. Et c’était pourtant un homme à femmes, dont on aurait pu craindre peu d’empathie à l’égard de l’amour d’un homme pour un homme. Simplement, Stendhal _ de formation (et conformation) voltairienne _ était curieux et dépourvu de tout préjugé. Génie, il n’était pas considéré comme tel de son vivant (sauf par Balzac). On voyait en lui un diplomate aux intérêts intellectuels multiples et aux ambitions littéraires à moitié convaincantes, un observateur cynique des hommes, de la politique, de la société. Son génie a éclaté plus tard, comme du reste il le prévoyait. J’ai osé prêter des propos à Stendhal et faire de lui un personnage de roman _ voilà ! Certes, je me suis appuyé sur son Journal, sur ses fictions, sur ses critiques _ un très riche matériau. Mais j’ai reconstruit sa psychologie dans des situations vraisemblables mais imaginaires. Cette expression « digne objet d’amour » est merveilleuse sous sa plume. Comme vous le dites, il ne s’agit pas seulement de l’amour pour une personne, mais de l’amour de l’art _ avec ses fonctions de sublimation, probablement…

Silvia Baron Supervielle : L’enfant Cassagne, jeune garçon, qui fait partie du groupe, dont Sigalon a fait le portrait, transmet une grande tendresse avec son silence. À la fin du livre, on ne le retrouve _ presque _ plus…

René de Ceccatty : C’est le personnage réel sur lequel j’ai le plus brodé. Parmi les compagnons de Sigalon se trouvait bien un certain Cassagne, très jeune _ neuf ans à l’arrivée à Rome, en 1833 _, dont on a retrouvé un portrait (par Sigalon) au crayon (que j’ai reproduit dans mon livre). J’ai imaginé sa vie. Il est, avec Numa Boucoiran, autre compagnon, celui qui est affectivement le plus proche de Sigalon, et celui qui a le plus de vitalité. Il apparaît comme une force positive au moment où Sigalon est le plus découragé. Une compagnie chaleureuse, tournée aussi vers l’amour sensuel, immédiat. Dans le nô, il y a ce type de personnage, qu’on appelle waki, qui permet à l’action d’avancer et qui permet aussi, par contraste, de comprendre la psychologie du personnage principal, le shite. C’est ce rôle que j’ai donné à l’enfant Cassagne.

Silvia Baron Supervielle : Lavinia Dell’Oro est passionnante aussi. Peintre, elle reproduit en miniature les Sibylles, de Michel-Ange. Elle est amoureuse, puis prend le voile, puis s’en déprend. Il y a du mysticisme dans votre livre. Est-ce la peinture qui vous y conduit ?

René de Ceccatty : J’ai entièrement imaginé ce personnage de peintre femme. Il y avait aussi au Vatican des femmes qui peignaient, copiaient les chefs-d’œuvre. Et je voulais une présence féminine, belle, troublante et rassurante à la fois, qui était comme un miroir tragique du destin de Sigalon. Une femme qui cacherait longtemps un drame, qui ne serait révélé qu’à la fin. Je voulais rappeler que, pour entrer dans l’univers de Michel-Ange, qui est tout de même d’une extrême violence (par rapport au Pérugin, à Raphaël et même à Léonard de Vinci), il fallait avoir une sensibilité esthétique extrême et une sorte d’aptitude à la tragédie, tempérée par un mysticisme. Je voulais opposer l’univers institutionnel, rigide, artificiel du Vatican, lieu de représentation et de pouvoir, à un monde plus intérieur, plus discret, plus sincère, qui est le couvent de Sant’Agata où Lavinia va entraîner Sigalon et ses amis, et se réfugier. Une fois mon livre terminé, j’ai d’ailleurs découvert un dessin de Sigalon représentant un couvent dans les environs de Rome ! J’avais donc vu juste… Le lien entre le mysticisme et la peinture me semble évident. Je ne parle pas seulement de la peinture d’inspiration religieuse, comme c’était le cas au XVIe siècle, où les commandes de l’Église étaient nombreuses _ et au début du XIXe siècle encore : comme en donne l’exemple le parcours, à Rome aussi (de 1802 à 1824, et 1829-1830), du peintre aixois Granet. Mais de la démarche picturale en général, qui est une quête d’absolu, une transfiguration et une sublimation de l’apparence, une mutation du regard en aspiration à l’invisible. Cela a toujours été le cas de la peinture à l’encre, chinoise et japonaise, et cela s’exprime désormais de manière explicite chez certains peintres contemporains occidentaux. Qu’ils soient abstraits ou non. Comme Rothko, Staël, Morandi, Geneviève Asse.

Silvia Baron Supervielle : Le travail de copiste peut-il se comparer à celui de traducteur ? Il cause de la tristesse à Sigalon, une femme l’abandonne à cause de ça… _ à une époque où s’amplifie la course à l’originalité (voire singularité) du marché de l’art, qui démarre et se développe alors… 

René de Ceccatty : Le fait que je sois aussi traducteur a beaucoup compté dans l’élaboration de ce livre, en effet. La soumission à l’univers d’un autre peut être vécue comme frustrante ; mais entrer dans les pas d’un autre créateur est aussi une source merveilleuse d’enrichissement, d’épanouissement _ oui. Les deux s’équilibrent. Je n’ai, pour ma part, jamais vécu la traduction comme une cause de frustration. Cela a toujours été pour moi un réel bonheur de traduire Pasolini, Moravia, Leopardi, Saba, Penna, et tant d’auteurs japonais encore plus éloignés ; de comprendre leur monde, d’entrer dans leur atelier _ et pénétrer les arcanes de leur style et de leur création… Les peintres, au XIXe siècle surtout, avaient avec la copie un rapport assez complexe. Sigalon, du reste, n’avait (il le répète à travers tout le livre) jamais copié, avant de s’atteler à cette tâche monumentale. Mais sa Jeune Courtisane avait beaucoup frappé les observateurs, car, de facture très classique, elle rappelait de manière surprenante certaines œuvres du XVIe et du début du XVIIe siècle, post-maniéristes ou pré-caravagesques. Sa Locuste et son Athalie montraient aussi sa facilité à représenter des corps nus, martyrisés, surexpressifs. Et c’est ainsi que, peu à peu, se sont confondus création et copie. Mais pour cela, pour copier le Jugement dernier et le « traduire », il dut renoncer à sa propre œuvre, la sacrifier.

Silvia Baron Supervielle : Les œuvres de Sigalon qui figurent dans votre livre sont magnifiques. Vous nous faites découvrir un grand peintre français qui a travaillé à Rome. Il mérite une exposition complète de ses œuvres à Paris…

René de Ceccatty : Les œuvres de Sigalon sont dispersées dans plusieurs musées (le Louvre, Nantes, Nîmes, Uzès, Montpellier) et surtout dans des églises de Provence et du centre de la France. Les conservateurs de Nîmes et de Montpellier (Pascal Trarieux et Michel Hilaire) s’y intéressent, ainsi que d’autres historiens de l’art. Mais il est assez difficile de vider les églises de leurs tableaux et de faire redécouvrir un peintre jusque-là jugé comme mineur. J’ai cependant approché des conservateurs du Louvre, pour du moins les informer de mon travail de redécouverte.

Silvia Baron Supervielle : Lorsqu’elle fut achevée, la copie du Jugement dernier de Sigalon fut placée à l’École des Beaux-Arts de Paris, dans la chapelle des Petits-Augustins. Il est étonnant de voir ces corps d’hommes nus, musclés, qui flottent dans l’espace. Lorsqu’il découvrit son œuvre, Sigalon ne fut pas heureux. Sa mélancolie s’intensifia, il repartit à Rome… Et il y mourut du choléra.

René de Ceccatty : L’accrochage de la copie au fond de la chapelle des Petits-Augustins, qui avait été d’abord conçue comme un musée de la Copie (ce qu’elle est dans les faits), a été un événement ambigu. Les Parisiens ont découvert le Jugement dernier, que la plupart ne connaissaient _ faute de s’être rendus à Rome et au Vatican _ que par des gravures monochromes. L’obscénité de l’œuvre choqua, la couleur saumâtre aussi. L’original avait été détérioré par la suie de plusieurs siècles (car la Sixtine était encore souvent utilisée pour des offices avec des cierges). Et Sigalon avait respecté l’état _ sali _ de l’œuvre. Il eut l’impression d’avoir échoué. Ce n’est qu’après sa mort, donc quelques semaines plus tard, que l’opinion devint plus positive, et qu’on commença à admirer la prouesse extraordinaire de la copie (les copies en couleur étaient jusque-là de dimensions réduites ; il n’y en avait du reste que deux, contemporaines de Michel-Ange, celles de Venusti et de Le Royer ; mais elles ne se trouvaient pas à Paris) ; et qu’on révisa son opinion sur Michel-Ange lui-même. La mort de Sigalon, victime du choléra, épouvanta ses amis et lui assura un profond respect _ romantique _ tardif.

Silvia Baron Supervielle : Vous traduisez de manière splendide les poèmes d’amour de Michel-Ange. Les paroles, lettres, citations des uns et des autres, sont d’une grande beauté. Les artistes, les temps, les œuvres sont liés, comme si, à votre tour, vous aviez peint _ et tissé _ une immense fresque à leur gloire. Elle se déploie infiniment dans la ville de Rome _ et son aura. Elle expose toutes les formes et les couleurs de l’amour. Les mots se transforment en peinture et vice versa.

René de Ceccatty : En préparant mon livre, j’ai voulu traduire les poèmes les plus beaux de Michel-Ange et des extraits de ses lettres, de ses dialogues philosophiques. La traduction est une approche, profonde, intériorisée, essentielle pour moi _ oui. Très souvent, j’ai commencé par traduire avant d’écrire sur quelqu’un (je l’ai fait bien sûr pour Pasolini, pour Moravia, pour Leopardi, mais aussi pour Horace Walpole). Les rivalités entre l’original et sa traduction ou copie, la plume et le pinceau, le mot et le dessin, le dessin et la couleur, la toile et le marbre aussi, formaient les thèmes centraux de la réflexion des peintres de la Renaissance. Mais c’est aussi pour moi une préoccupation constante quand j’écris. Que peut la littérature à côté de la musique et de la peinture ? Mon père était un peintre et un musicien amateur d’une extraordinaire sensibilité, d’un grand talent spontané. Il avait une certaine défiance à l’égard de la littérature, qui lui semblait traduire le réel avec moins d’intensité, de sincérité, de naturel que la peinture. Et, souvent, je pense à ses tableaux, qui m’ont entouré quand j’ai écrit ; car même s’il n’a jamais épanoui professionnellement ses dons, ils étaient indiscutables. J’ai aussi découvert Rome en compagnie d’un autre ami peintre, André Castagné, auquel j’ai beaucoup pensé en écrivant ce livre d’hommage à la peinture.

Silvia Baron Supervielle : Entre le texte et ce que vous appelez les sources, à la fin du livre, le travail de recherche est remarquable et passionnant _ absolument ! Les informations sont plus précises, mais l’air de la poésie se prolonge, et reprend autrement _ oui. C’est un autre livre et le même.

René de Ceccatty : Quand j’ai donné mon manuscrit à mon éditeur, Patrice Hoffmann, il a été à la fois déconcerté et séduit par sa forme double. Les deux premiers tiers sont constitués d’une narration romanesque (le séjour de Sigalon à Rome) et le dernier tiers (qui fait tout de même cent cinquante pages !) est fait de documents que je commente en tentant de continuer à faire entendre ma voix. Je tenais à fournir ces informations précises, citations, chronologies, commentaires. Et Patrice Hoffmann aussi. Il s’est rendu compte que cette espèce de deuxième narration nourrissait _ oui _ la première. Il fallait, bien sûr, que figure in extenso la nouvelle, inédite, en France, de Stendhal ; mais aussi que je donne au lecteur des textes rares autour de Sigalon, mes traductions des Sonnets de Michel-Ange, et des repères historiques couvrant trois siècles (de l’époque de Michel-Ange à celle de Stendhal et Sigalon). Le résultat est évidemment un livre un peu étrange, mais d’une étrangeté conforme à celle du projet même, peut-être _ oui.

Entretien _ superbe ! _ réalisé par Silvia Baron Supervielle.

 

L’oeuvre Durosoir au concert : les programmes du Quatuor Equinoxe et du Trio Rilke aux concerts d’Hendaye les 6 et 7 avril 2013

11avr

L’œuvre musical de Lucien Durosoir se caractérisant par une très forte singularité _ objective et à nos oreilles _,

en présenter quelque pièce _ en quelque sorte détachée… _ au concert, nécessite,

de la part des musiciens-interprètes,

un art délicat et assez subtil de la conception-composition du programme…

Et voici qu’il s’avère qu’avec Beethoven _ et sa puissance intense et profonde _,

Durosoir consonne en quelque sorte idéalement…

Le samedi 6 avril dernier, le Quatuor Équinoxe

(constitué de Clara Abou et Pauline Dangleterre, violons, Loïc Douroux, alto, et Émile Bernard, violoncelle),

et le dimanche 7 avril, le Trio Rilke

(constitué de Clara Abou, violon, Claire-Lise Démettre, violoncelle, et Antoine de Grolée, piano),

présentaient

en « Hommage à Lucien Durosoir«  _ et pour « Chemin de mémoire » qui entend instituer de tels concerts à Hendaye, lieu où vécut (et qu’a aimé) Lucien Durosoir, du 26 novembre 1925 au 29 avril 1926 ; et où il a composé deux œuvres importantes : les second et troisième mouvements de sa sonate Aube pour piano (achevés le 18 décembre 1925 et le 2 février 1926) et le premier mouvement de son Trio pour piano, violon et violoncelle (achevé le 18 avril 1926) ; c’est lors de ce séjour à Hendaye qu’a été décidé, le 14 avril 1926, l’achat de la Villa Les Chênes à Bélus, à l’extrémité sud-ouest de la Chalosse, où allaient s’installer définitivement (à la recherche du climat le meilleur !) Lucien Durosoir et sa mère : ce fut le 4 septembre 1926 _

deux œuvres de Lucien Durosoir :

d’une part,

deux mouvements, l’Adagio et le Scherzo, de son premier Quatuor à cordes (de 1920) _ cf sur les quatuors de Lucien Durosoir mon article du 4 juillet 2008 : Musique d’après la guerre _ ;

et d’autre part ses Cinq Aquarelles pour violon et piano (de 1920 aussi _ sa toute première œuvre _) : Bretagne, Vision, Ronde, Berceuse et Intermède

La très grande qualité de ces deux concerts _ et cela dans l’excellente acoustique de l’église Saint-Vincent, un lieu empreint d’une spiritualité qui convient parfaitement à la musique intense de Lucien Durosoir _

a très vivement marqué le public,

du fait de l’engagement puissant de ces deux (jeunes) ensembles, produisant une très forte « présence » _ poétique et musicale ! _ des œuvres interprétées… 

Alors, comment composer un programme de concert, faisant une place à quelque pièce de Lucien Durosoir _ ce compositeur si singulier _,

quand on est une jeune formation de musique de chambre, avec tout le travail de fond (et de longue haleine _ avec tant et tant d’heures de travail ensemble… _) qu’impliquent et nécessitent les formations si exigeantes de Quatuor comme de Trio ?..

Un concert impliquant la mise au point et donc la possession _ dans les doigts, dans les têtes, dans les cœurs : la musique se vit… _ de tout un répertoire,

cela ne peut certes pas s’effectuer du jour au lendemain ;

ce n’est qu’au fur et à mesure des répétitions et de la succession et maturation des concerts que les musiciens pourront peu à peu le constituer, l’établir, le faire resplendir dans leur jeu…


On est donc d’autant plus admiratif

du brillant de la réussite de la performance

des jeunes interprètes

du Quatuor Équinoxe

et du Trio Rilke

à l’église Saint-Vincent d’Hendaye, ces 6 et 7 avril derniers…

Et j’ai particulièrement à cœur de souligner que

les choix du Quatuor à cordes opus 18 n° 1

et du Trio opus 97 n° 7, avec piano, « À l’Archiduc » de Beethoven

se sont révélés particulièrement opportuns et ô combien excellents ! pour chacun des deux concerts,

la puissance poétique musicale de Lucien Durosoir ayant, en effet, quelque chose d’apparenté _ qu’on y médite ! _ à la puissance poétique musicale de Ludwig van Beethoven.

Dans mes essais de présentation-approche _ et d’approche de la singularité, tellement impressionnante ! _ de l’œuvre de Lucien Durosoir _ dans la rédaction de mes contributions au colloque Un Compositeur moderne né romantique : Lucien Durosoir (1878-1955), à Venise, au Palazzetto Bru-Zane, les 19 et 20 févier 2011 : Une Poétique musicale au tamis de la guerre : le sas de 1919 _ la singularité-Durosoir  et La Poésie inspiratrice de l’œuvre musical de Lucien Durosoir : Romantiques, Parnassiens, Symbolistes, Modernes : les Actes de ce colloque sont en instance de parution… _,

et en procédant, pour cela, à quelques tentatives de comparaison,

si ce sont les noms de Michel-Ange _ sculpteur _,

Agrippa d’Aubigné ou Walt Whitman _ poètes _

qui me sont venus à l’esprit,

en musique,

c’est à la puissance beethovenienne que me fait penser d’abord et en amont du XXe siècle, le génie musical de Lucien Durosoir en sa très forte singularité,


Que l’on pourra associer, aussi, à celui de contemporains tels que

Schoenberg, Janacek,  Szymanovski, Bartok, ou Chostakovich,

en son siècle, cette fois…

Voilà, ainsi, quelques propositions de pistes pour de futurs programmes de concert _  et notamment pour ce nouveau festival de musique (autour de Lucien Durosoir : « Chemin de mémoire« ) qui vient de voir le jour à Hendaye…

Cela dit,

des pièces telles que le Quartettsatz de Schubert,

ou la Sonata per violoncello e basso de Boccherini _ une personnalité rayonnante : au génie comparable à celui d’un Joseph Haydn, par exemple ; ce qui est loin de se savoir (et ressentir) assez !.. _,

ne déparaient en rien _ et ainsi superbement interprétées : avec une magnifique « présence » !!! _ le paysage musical de ces deux très beaux concerts

proposant de commencer à découvrir à Hendaye

l’idiosyncrasie puissante et profonde de Lucien Durosoir…

Titus Curiosus, ce 12 avril 2013

Lumière de l’acte même de penser (l’Esthétique… et autre) : la force de la conférence de Baldine Saint-Girons

27jan

C’est aussi à partir

et au-delà

du pouvoir de la rhétorique _ à commencer par celle des Anciens, Grecs et Romains… _

que Baldine Saint-Girons a entrepris, en son Fiat lux _ une philosophie du sublime (paru aux Éditions Quai Voltaire, en 1993),

son travail proprement philosophique

de dévoilement, compréhension et analyse

des pouvoirs _ divers, subtils et d’autant plus efficaces qu’assez mal identifiés par ceux qui d’abord les subissent : notre siècle en expérimentant de nouvelles formes diablement performantes ! _ de l’Esthétique,

et qu’elle en met au jour,

de sa formidablement vive intelligence,

le faisceau hyper-ramifié et ultra-fin des composants et linéaments, lignes de force :

particulièrement en ses très brillants, magnifiquement justes et merveilleusement fouillés,

récents livres

L’Acte esthétique, aux Éditions Klincksieck, paru en janvier 2008,

et Le Pouvoir esthétique, aux Éditions Manucius, paru en novembre 2009 :

des travaux _ d’enjeux civilisationnels ! _ décisifs !..

Avec Francis Lippa, elle a convenu

que sa conférence, sous une forme un peu dialoguée d’échanges à partir de questions,

porterait sur la présentation-explicitation de son parcours _ philosophique _

d’investigation-exploration-analyse de l’Esthétique…

Le mieux est maintenant

de l’écouter _ l’enregistrement dure 70 minutes _ ;

on va en être subjugué ;

mais ce sera au service _ prioritaire : éminemment rationnel ! _ de l’intelligence

de ces pouvoirs subtils terriblement incisifs

ici lumineusement mis au jour

en démêlant leur riche complexité…

Je détacherai, personnellement, et en particulier

_ outre la reprise ici, par la parole (et c’est splendide !..), de l’analyse sublimissime (!!!) du constat de « la paix du soir » sur le Lungomare, à Syracuse, « avec«  ses deux amis siciliens : tous trois « partageant«  et « développant« , ensemble, par leurs paroles se répondant en se déployant (et se déployant en se répondant), le même sentiment « inspiré«  de « présence partagée«  de cette « pace della sera« ,

ainsi « confirmée«  !.., et allant, plus encore, « s’épanouissant«  en (et par) ce déploiement de paroles co-« inspirées«  s’échangeant ; et ne cessant, ainsi même (et c’est là le miracle presque sans pareil de ce phénomène !), de se préciser (détailler) et approfondir en le ressenti (= l’aisthesis) « activé«  de cette « présence«  en (et par) cette « conjonction«  (objective-subjective) radieuse tout à la fois objectivement constatée et subjectivement, et par les trois co-« présents«  (se répondant…), « éprouvée«  en se le disant, et précisant, et déployant !!! (car telle est la trouvaille ici mise au jour !),

en ouverture absolument magnifique (pages 39 à 66) de L’Acte esthétique !.. une analyse d’une précision, finesse et justesse tout bonnement géniales ! et je pèse mes mots ! _,

je détacherai, donc,

la célébration

à laquelle Baldine Saint-Girons procède, vers la fin _ vers les 55′ de la conférence ; et d’après le final en apothéose (!), aux pages 130 à 134, de son Pouvoir esthétique_, et avec une admirable délicatesse,

de l’action d' »enseigner« 

(des professeurs : Baldine soulignant ici, avec une aussi juste que magnifique éloquence, « le courage du profateor« …),

en une mission _ cruciale !  :

aider, si peu que ce soit, « une jeunesse très déboussolée« , dit-elle, à (un peu) mieux « comprendre comment s’orienter« 

dans le « vivre«  une vie (pour chacun en sa personne et personnalité en puissance : qui peut (ou devrait) accéder à la singularité, en voie d’émergeance alors : face à l’alternative de demeurer immergée et, sombrant, finir par se noyer…) ;

dans le « vivre«  une vie, en effet, singulière ;

et précieuse, par là, jusqu’à (impayable et inachetable qu’elle est, ou serait, cette vie singulière-là!) ne pas avoir de prix marchand !.. en dépit de tout ce que peuvent en « penser«  et clamer de par le monde tous les « Directeurs«  (aussi « haut-placés«  soient-ils, « en pouvoir«  : tant politique qu’économique ! et avec « haut-parleurs«  de mondiale diffusion ; tant à L’Oréal qu’au gouvernement de la République, par exemple…),  tous les « Directeurs de ressources humaines«  de par notre monde : l’expression, parlante pourtant, finira bien par être « vraiment«  entendue !.. _

en une mission _ d’éducation à l’autonomie de la personne et de la personnalité ; cf ce que dit Theodor Adorno de la « vie mutilée » en ses sublimes Minima Moralia _ Réflexions sur la vie mutilée, plus que jamais d’actualité en leur intempestivité ! versus les avancées, à la Attila (« le désert croît«  ; l’herbe ne repousse plus…), du nihilisme de l’ultra-libéralisme... Il y a toujours péril aux endormis (graves) de la vie… _ rien moins que « civilisationnelle« ,

versus le raz-de-marée du nihilisme _ en sa version de la déferlante de la chimère de la misérable cupidité… _ :

combien je rejoins Baldine en ce diagnostic

de la décisivité et urgence

de cette action professorale _ philosophique, au premier chef… _

humaine-là !.. :

tout ce qui vient la « saper« 

_ et pour quels misérables profits ? de quelques uns de si (consternamment !) ridicules : cela est au passage évoqué avec atterrement ! sans s’y apesantir, bien sûr ; mais c’est dit !) _

étant par là une atteinte, terriblement grave, au « civilisationnel » :

rien moins !..


Je détacherai aussi, en cette si belle conférence de Baldine,

l’émotion

se dégageant de son évocation, toute vibrante de vie, en conclusion,

de sa « lecture« 

_ romaine d’abord, in situ, lors de sa visite de la grande exposition Sebastiano del Piombo, aux Scuderie del Quirinale (8 février – 18 mai 2008) ; puis activement méditative : patiemment, par le penser et l’écrire, en son studiolo !.. _

de la Pietà de Viterbe de Michel-Ange et Sebastiano del Piombo,

« lecture » _ ré-improvisée ! pour nous, vers les 62′ de l’enregistrement _ dont le détail, passionnant _ riche d’une érudition « ouverte«  toujours intensément « curieuse«  en sa prospection (comme il se doit !) : pour l’accroissement de toujours un poil plus d’intelligence de la qualité même du ressenti ! _,

est _ splendidement ! avec sprezzatura ! voilà ! _ très délicatement narré _ quelle vibrante écriture ! _

en son plus récent livre paru aux Éditions Passage d’encres en avril 2010,

La Pietà de Viterbe _ Une double invention de Michel-Ange et Sebastiano del Piombo

Le centre-cœur de l’analyse _ tableau à l’appui :

celui des pages 136-137 du Pouvoir esthétique _

étant constitué du démaillage

aussi hyper-précis que parfaitement _ quelle performance ! _ clair

_ et renvoyant à maints exemples : que nous pouvons nous figurer… _

des pouvoirs esthétiques

entrelacés,

voire enchevêtrés,

quand ils ne s’affrontent pas _ comme c’est parfois, ou même souvent, la cas _, mais conjuguent hyper-habilement et redoutablement leurs hyper-subtiles efficacités… 

Charles Quint aurait pu penser et (se) dire :

quand le Prince de Machiavel

et le Courtisan de Castiglione

forment une seule et même personne

de pouvoir _ réalisant en quelque sorte ainsi l’auctoritas désirée (par le prince)… _

idéalement accomplie !

Comment remercier de tout cela

et l’auteur

de ces si lumineux livres

et la conférencière

si profondément généreuse

en son action de penser (avec nous) en acte

en sa conférence ?!!

Eh bien ! en nous réjouissant à notre tour

par l’écoute _ active ! _ de cette superbe conférence

de cette intelligence à l’œuvre _ lumineusement en acte ! toujours ! _ des modalités

magnifiquement élucidées _ voilà ! _ des processus esthétiques :

plus que jamais actifs, eux,

tous azimuts, et selon tant de styles, dans mille pratiques

ô combien redoutablement efficaces ! _ cf mon article du 12 septembre 2010 : les enjeux fondamentaux (= de civilisation) de l’indispensable anthropologie esthétique de Baldine Saint-Girons : “le pouvoir esthétique” _

dans le monde « comme il va« , c’est-à-dire tel qu’il fonctionne

et « fait ses affaires » _ son business et son show, son cirque _

aujourd’hui…

Revoici,

en forme de « confirmation« , en quelque sorte,

la quatrième de couverture du Pouvoir esthétique,

passablement éclairante, il me paraît ! _ plus que jamais _, en sa présentation :

« Mettre en évidence «le pouvoir esthétique»,

c’est souligner l’intrication _ eh ! oui… _ des questions de l’esthétique à celles de l’éthique et du politique _ un point tout à fait capital ! D’où le concept d’« esth-éthique«  très judicieusement développé aux pages 126 à 130..

Le pouvoir naît d’un vouloir et se heurte à d’autres pouvoirs _ issus d’autres vouloirs : certes… Sous la diversité des apparences, il concerne la force de l’apparaître _ voilà ! _, compris en ses trois temps : projet, stratégie, effets.

Faut-il _ c’est là le projet _ plaire, inspirer ou charmer ? Rechercher la dignité du beau, la gravité du sublime ou la suavité de la grâce ? Parmi les trois figures de la laideur ou du mal, notre adversaire est-il d’abord la difformité qui dissone, la médiocrité qui enlise, ou la violence qui révulse ?

Le beau peut être médiocre et violent : il ne saurait manquer d’harmonie.

De même, le sublime peut être compatible avec la difformité et la violence : il disparaît avec la médiocrité.

Et la grâce peut être dépourvue de beauté et d’originalité : la douceur ne saurait lui faire défaut.

À chaque combat _ ainsi _ sa technique _ et donc sa stratégie _ : l’imitation des meilleurs, l’invention du nouveau, l’appropriation de traits gracieux.

De là des résultats _ et voilà les effets _ divergents : l’admiration va à ce qui plaît, l’étonnement à ce qui inspire, la gratitude à ce qui charme. Rompre les trois cercles maudits du mépris niveleur, de la médiocrité agressive et de l’envie négatrice, tel est l’enjeu.

Dans quelle mesure ces trois grands types de pouvoir esthétique sont-ils exclusifs, chacun des deux autres ?

Si Burke dégagea, au milieu du XVIIIe siècle, ce qu’on peut appeler le dilemme esthétique entre beau et sublime, est-on aujourd’hui _ voilà l’enjeu présentissime de la question ! _ fondé à parler d’un trilemme esthétique entre beau, sublime et grâce ?« 

Nous mesurons alors

combien les enjeux de ce pouvoir esthétique

complexe et si étendu en ses effets

sont bien l’affaire affairissime (!), la plus « affairée » (!)

des « affaires » _ = business, show et cirque médiatique ! _ les plus en usage

de notre monde le plus « contemporain » et high tech !,

qui soit !


Titus Curiosus, le 27 janvier 2011

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