Le pianiste Cédric Tiberghien a été primé aux International Classical Music Awards 2020 dans la catégorie musique de chambre pour un album _ Hyperion CDA 68204 _ avec la violoniste Alina Ibragimova, sa partenaire musicale de longue date. Après avoir déjà marqué la discographie des grandes œuvres pour violon et piano, ils récidivent avec un album “français” épatant _ oui ! _, centré sur les sonates de César Franck et Louis Vierne.
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ICMA : Avec Alina Ibragimova, vous avez enregistré les grandes œuvres du répertoire chambriste, mais vous n’aviez pas encore gravé la Sonate de César Franck. Comment est né ce projet ?
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Cédric Tiberghien : La Sonate de César Franck est une œuvre à côté de laquelle nous sommes passés pendant pas mal d’années. Nous jouons ensemble depuis 15 ans et nous avons fait le tour des grands classiques du répertoire : les sonates de Mozart, Beethoven, Schubert, Brahms…. Curieusement, nous n’avons joué cette œuvre qu’à nos débuts, pour un enregistrement studio pour la BBC, sans jamais la jouer au concert. C’était notre seule aventure dans cette œuvre ! Nous étions surpris de ne pas l’avoir rejouée depuis cette captation de studio. Mais en la remettant sur le métier, tout est venu naturellement. De plus, nous avions déjà à notre actif une incursion dans le répertoire français avec les sonates de Maurice Ravel et Guillaume Lekeu ; et cette expérience musicale française nous avait plu. Pour ce nouvel album, la Sonate de Franck s’est naturellement imposée. C’est une œuvre omniprésente au répertoire des concerts et des disques, mais elle n’accuse pas le poids des ans.
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ICMA : La sonate de Louis Vierne proposée en complément est une rareté. Qu’est-ce qui vous a orienté vers cette partition ?
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CT : J’ai suggéré cette Sonate de Vierne que je n’avais pas encore jouée. Cependant, j’avais enregistré sa Sonate pour violoncelle avec Valérie Aimard, et j’avais joué le Quintette avec piano qui est une œuvre absolument extraordinaire _ absolument ! La Sonate pour violon est moins jouée que la Sonate de Franck, elle est plus mystérieuse mais aussi plus moderne dans certains traits d’écriture. Mais ces deux partitions présentent des points communs : les deux compositeurs étaient organistes ; et ils partagent un usage exhaustif du chromatisme sous toutes ses formes, même si de façon différente.
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ICMA : On retrouve également sur cet album le Poème élégiaque du compositeur belge Eugène Ÿsaÿe. Par quel truchement cette pièce s’est-elle imposée ?
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CT : C’est une idée d’Alina. Elle avait déjà enregistrée les Sonates pour violon seul d’Ÿsaÿe, et elle connaissait le Poème élégiaque. Cette partition s’imposait comme un complément idéal à Franck et Vierne.
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ICMA : Quel sera votre prochain projet avec Alina Ibragimova ?
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CT : Depuis la parution de ce disque “français”, les Sonates de Brahms ont complété notre discographie. Le prochain album sera consacré à Mendelssohn _ parfait ! _, il comprendra les trois Sonates et peut-être d’autres petites oeuvres ou esquisses qui ne sont pas vraiment éditées, mais qui documentent le passage de sa période classique à sa période romantique. Aborder Mendelssohn nous apparaît comme une prolongation de notre travail sur Mozart _ oui ! _, y compris dans la précocité _ bien sûr ! _ de leurs œuvres composées, pour certaines, à l’orée de l’adolescence _ avec une enthousiasmante fraîcheur !!!
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ICMA : Vous collaborez avec Alina Ibragimova depuis de nombreuses années. Comment se passent votre collaboration quand vous devez aborder de nouvelles œuvres ? Est-ce que vous avez des automatismes de travail ?
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CT : Nous avons une alchimie mystérieuse _ voilà _ que l’on a ressentie dès le début de notre collaboration. C’est quelque chose de naturel entre nous, qui s’est imposé de soi-même ; et il y a beaucoup d’aspects dont on ne parle pas car on les ressent immédiatement. Depuis 15 ans, par chaque répertoire et chaque enregistrement, nous avons creusé cette intimité musicale. Au niveau du style, nous avons chacun notre histoire et notre parcours. Alina vient du répertoire baroque, cela m’a influencé dans mon jeu personnel et a contribué à mon développement artistique. Il y a des équilibres qui se trouvent naturellement et d’une façon implicite. Nos principales discussions sont de savoir si l’on devrait jouer certaines œuvres sur instruments d’époque à l’image des sonates de Beethoven. Nous ne l’avons pas encore fait mais cela arrivera sans aucun doute !
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ICMA : Est-ce que le répertoire contemporain vous attire ?
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CT : Absolument ! Nous venons de jouer des œuvres de George Crumb à la Boulez Saal de Berlin. La difficulté est de trouver des compositeurs avec lesquels nous pourrons collaborer sur le long terme, mais nous avons initié des projets. Il y a une foison de jeunes compositeurs qui ont plein d’idées et ils méritent d’être défendus !
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ICMA : Vous avez participé au spectacle Zauberland qui mêle des œuvres de Bernard Foccroulle et de Robert Schumann dans une mise en scène de Katie Mitchell. Après avoir été créé à Paris, Zauberland a été donné à La Monnaie de Bruxelles. Comment êtes-vous arrivé dans ce projet ?
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CT : A l’invitation de Bernard Foccroulle ! J’avais travaillé avec lui pour un disque de mélodies de autour de Paul Verlaine avec la soprano Sophie Karthäuser (Cyprès). Pour ce projet, des commandes avaient été passées à Benoît Mernier et Bernard Foccroulle. Nous étions très heureux de cette collaboration. Quand il m’a proposé ce spectacle et me disant que la mise en scène serait de Katie Mitchell, j’ai été encore plus stimulé car j’avais vu et particulièrement aimé ses productions des opéras de George Benjamin. Zauberland m’apparaissait comme un projet global, presque comme s’il s’agissait d’un opéra pour piano. Le sujet du spectacle est aussi très actuel, il parle de la nostalgie de l’exil et de ce qui se passe quand il faut quitter son pays. C’est un sujet sombre, mais d’une grande beauté ! La collaboration avec la soprano Julia Bullock est par ailleurs une rencontre musicale très forte, un peu comme celle avec Alina, et cette musicienne devrait jouer un grand rôle dans de futurs projets.
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ICMA : Vous avez participé à la nouvelle édition critique du Concerto pour piano et orchestre de Maurice Ravel pour la Ravel Edition. Que représente Ravel pour vous ?
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CT : Ravel est pour moi l’émerveillement _ rien moins !!! Je l’ai découvert par un enregistrement de ses œuvres orchestrales sous la direction de Claudio Abbado. J’ai été émerveillé par les couleurs et la poésie _ voilà _ de cette musique, en particulier celles de Ma Mère l’Oye. C’est une musique très visuelle, mais cet émerveillement me poursuit toujours à chaque fois que je joue sa musique. Une fois du côté de l’interprète, j’ai pu approcher _ en interprète, donc _ ce côté magique malgré les difficultés sérieuses que son écriture peut poser. Le Concerto pour piano est une partition fascinante _ oui _ dont je ne me lasse pas du tout. C’est de loin le concerto que j’ai le plus joué _ voilà ! _, et à chaque nouveau concert je suis dans un état d’éblouissement permanent _ rien moins !!! _ face à chaque idée, chaque note, chaque invention ou chaque texture de l’orchestre _ tellement est fascinante la permanente extrême minutie de Ravel… Il était fascinant de se plonger dans les textes et de réfléchir à certaines questions posées par la partition. C’était à la fois émouvant et intimidant _ oui. Mais il était important de rester à une approche humble et ouverte _ voilà : à la Ravel… _, de soulever des questions mais sans le moindre dogmatisme _ oui. Ce fut une aventure formidable.
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ICMA : Quels sont vos enregistrements préférés de l’œuvre ?
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CT : J’ai une longue attirance pour l’enregistrement de Samson François _ avec André Cluytens, en 1959, à Paris _ ! Certes, on peut en dire des tas de choses, mais cette gravure restera pour toujours dans mon esprit. J’aime aussi beaucoup Arturo Benedetti Michelangeli _ avec Sergiu Celibidache, en 1974, à Londres _, car son approche est totalement différente tout comme j’aime la folie de Martha Argerich _ avec Claudio Abbado, en 1967, à Berlin. Et pour ma part, j’aime aussi l’interprétation de Krystian Zimerman, avec Pierre Boulez, en 1994, à Cleveland. Le Concerto pour piano et orchestre n’est pas une œuvre facile, car il faut trouver le bon équilibre _ voilà _ entre le respect de l’écriture et une voie personnelle. Le bon dosage entre la brillance, l’expressivité et la pudeur _ voilà _ est délicat à agencer.
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ICMA : J’ai vu sur votre site internet que vous venez de jouer la partie soliste de la Symphonie n°4 de Szymanowski. C’est une œuvre rare !
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CT : En effet, je suis actuellement à Cologne pour des concerts avec le Gürzenich Orchester de François-Xavier Roth pour cette Symphonie n°4 de Szymanowski. Le concert devait être dirigé par le chef Nicholas Collon, mais il a annulé ; et la série a été menée par Harry Ogg, l’assistant de François-Xavier Roth, qui a brillamment monté le programme en deux semaines. Je suis très heureux de trouver un orchestre qui accepte de programmer cette symphonie. C’est une œuvre qui pose des problèmes car l‘écriture orchestrale est dense _ voilà _ et le chef doit faire un travail sur les équilibres et les transparences, au risque de ne pas rendre service au piano qui peut être écrasé par la masse instrumentale. La musique _ magique et fascinante, elle aussi _ de Szymanowski n’est pas une musique qui se laisse apprivoiser ; au début elle apparaît comme étrange _ oui ! _, elle est moins spontanée que celle de Ravel. Il faut du travail pour en dégager des sonorités et des timbres envoûtants _ voilà.
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Propos recueillis par Pierre-Jean Tribot, rédacteur en chef de Crescendo Magazine, membre du jury des ICMA
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Crédits photographiques : © Jean-Baptiste Millot
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