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la vive lumière, au milieu du brouillard, du « Siècle des nuages », de Philippe Forest : une oeuvre majeure sur l’urgence et la liberté de l’expérience du vivre

28oct

Philippe Forest

_ cf mon article d’avant-lecture de ce prodigieux roman qu’est Le Siècle des nuages, le 19 septembre dernier : Sur l’écrivain Philippe Forest : un très grand ! A propos des nuages, la transcendance au sein de (et avec) l’immanence _

est un écrivain absolument majeur _ nobélisable ! si l’on préfère : au moins serai-je clair ! et en espérant, mais bien peu, que ce soit là un compliment ! Il y a là une telle dose difficilement supportable de « politiquement correct«  si superficiellement circonstanciel.. _ d’une lucidité confondante assez rare _ à ce degré tant d’intelligence que de sensibilité : l’une l’autre s’éclairant réciproquement magnifiquement à ce degré de tension calme _ dans la littérature française,

avec pareille intensité, ampleur et justesse, à la fois, de vue _ admirables : tant de finesse que de puissance ! _ à l’ère de l’empire _ commercial, lui… _ des petits formats que l’édition met bien obligeamment à la disposition de lecteurs désireux de divertissements légers et confortables pour rien qu’une heure, ou à peine plus, « à tuer« … : la marge d’hédonisme dilettante _ soit, un minimum de plaisir à l’exclusion, surtout, de la moindre peine ! _ des dits-lecteurs-consommateurs (d’entertainment !) n’en supportant pas plus, afin de « passer le temps » _  cf le sort sublime que fait l’admirable Montaigne à cette expression tellement passe-partout en son ultime essai, de conclusion et testamentaire, à l’intention de ses un peu attentifs lecteurs à venir.., si justement titré, cet ultime essai expérimental, « De l’expérience«  (Essais, III, 13)

 

En 556 pages, réparties en neuf chapitres

autour de 9 dates concernant et l’histoire de l’aviation durant le vingtième siècle, et _ fortement tissée à elle… _ l’histoire de son père, Jean V. Forest, né le 17 septembre 1921, à Mâcon, et mort le 26 novembre 1998, à Paris ; et pilote pour la compagnie Air-France de février 1946 au 30 septembre 1981,

quand, pour « son soixantième anniversaire passé depuis une dizaine de jours, mais profitant jusqu’au bout du sursis que lui laissait la compagnie, il se pose pour la dernière fois sur l’une des pistes de l’aéroport Charles-de-Gaulle, faisant rouler son appareil jusqu’au pied de l’un des satellites qui entourent le terminal« , page 472 du Siècle des nuages

_ neuf chapitres,

plus un prologue et un épilogue : cruciaux ;

le prologue, du côté du silence (et de la mort du père, Jean Forest : le 26 novembre 1998 : « en fin de matinée, il était sorti pour promener son chien, et, à quelques pas de la porte de l’immeuble, il s’était soudainement et sans raison apparente écroulé sur un des trottoirs de la rue de la Procession. Couché face contre terre« .., page 503) ;

et l’épilogue, du côté de la mère, née Yvonne Feyeux ;

et des conversations que le narrateur, Philippe Forest, leur fils (le quatrième d’une fratrie de cinq : Marie-Françoise, Patrick et Claude, nés entre 1946 et 1952, avant Philippe ; puis Philippe, né le 18 juin 1962 ; et enfin, le petit dernier, Pierre, né en 1964), va avoir et poursuivre avec elle, en la vieillesse tardive (elle est née le 2 novembre 1922) de sa mère (vieillesse marquée, notamment, par trois opérations importantes, qui la remettent à peu près sur pied en lui rendant et quelque chose d’une démarche de jeunesse, et la vision des couleurs !) dans la première décennie du nouveau siècle (qui n’est plus celui des nuages !) : la clé de tout, bien sûr !!! _,

et en des phrases souvent _ délicieusement _ très longues et _ somptueusement ! _ précises _ comme il le faut aux plus beaux des livres : ceux de Proust, Joyce ou Faulkner ; et Claude Simon… _ ;

l’auteur multipliant, et à son rythme (sans jamais ni de longueur, ni de précipitation : par quelque prurit de coupure !) les reprises, variantes, corrections ou inflexions de son narrer-penser (c’est prodigieux de puissance de vérité !!! tout en souplesse et justesse, par l’infini des nuances, de précision), infiniment scrupuleux de la probité de la vérité de ce qu’il sait nous révéler-témoigner, ainsi, de l’expérience se formant du réel !!! à rebours des clichés facteurs (et fauteurs) d’illusions, qui courent les consciences pas assez rigoureuses…

D’abord, on se laisse entraîner à penser qu’il pourrait bien s’agir, ici, avec ce livre-hommage, d’une sorte de « tombeau de mots » que l’écrivain _ à deux ou trois reprises, même s’il a la délicatesse de ne pas se l’appliquer à lui-même, l’auteur emploie le mot on ne peut plus clair (et juste !) de « poète«  _ élève _ en l’espèce de ce livre-ci, Le Siècle des nuages, donc _ à son père disparu :

mort, écroulé, face contre le sol, rue de La Procession, le 26 novembre 1998 ; et dont les cendres ont, quelques mois plus tard, été inhumées (« déposées ») « dans le vieux caveau suintant et délabré«  (page 514) familial _ du côté de la mère de Jean, la belle Isabelle, aux allures de Marianne : la fille du riche « soyeux«  demeuré toute sa vie anti-dreyfusard… _, au cimetière (page 31) de Vieu-d’Izenave, non loin de leur propriété du Balmay (page 79), « à proximité du lac de Nantua, dans ce que l’on nomme « la montagne à vaches » », dans l’Ain : Jean Forest y rejoignant ainsi les restes de ses parents…

Et selon un geste (d’écriture, donc : Philippe Forest, le fils, n’est-il pas un écrivain ?!..) que le narrateur-auteur compare, tout à la fin de son prologue, à la pratique _ catholique : la foi de Jean… : je vais y revenir ; c’est un élément capital pour comprendre le geste (du fils, auprès de son père, disparu) qu’est ce livre… _ de l' »ondoiement«  (le mot se trouve à la page 32) :

« Contemplant ce corps, constatant l’évidence ordinaire du désastre, pas plus ému qu’il ne convient devant une telle mort, celle d’un homme étant réglementairement allé au bout de ses presque quatre-vingts ans de vie, se disant cependant que cette dépouille ne suffisait pas, qu’il y manquait des mots _ même insignifiants ou impropres. Car ce n’est pas le corps par quoi tout commence ou tout finit mais les mots que l’on dit sur lui« , commence-t-il par constater, pages 29-30 ;

ajoutant aussitôt encore, page 30 :

« Des mots, les mêmes pour recevoir les vivants dans le jour et puis les congédier vers la nuit. Mots de prêtre ou de poète _ le poète : un substitut de la sacralité en temps d’un peu plus (à peine… Cela se mesure en degrés infinitésimalement fins ; l’important demeurant la visée du fondement !) d’incroyance ; ou tout du moins d’une croyance un peu plus inquiète (ou exigeante, en terme de rationalité) de ses propres assurances de fondement ; un poil moins naïve, peut-être, sur ses propres fondations : cf ce mot de ce profondément juste que fut Spinoza : « la religion, une philosophie pour le peuple«  _ qu’à défaut tout le monde, et même le premier venu, peut prononcer car ils ne dépendent ni de la dignité ni du talent de celui qui les dit, paroles emphatiques appelant pathétiquement au secours n’importe quelle divinité, n’importe quelle fiction dans le ciel vide de façon qu’une histoire _ voilà, un récit comportant une chronologie… _ existe malgré tout, même si on la sait mensongère _ c’est-à-dire pas tout à fait vraie, et donc, dans l’absolu, impropre _ :

non pas dans l’espoir de vaincre l’oubli ou d’obtenir de lui un sursis

mais seulement _ voilà ! avec une humilité ferme ! _ de manifester une fois, une seule fois _ voilà ! et là est le miracle de la poiesis éclaboussante de la survenue de et par l’écriture  _ que quelque chose _ simplement, parmi la foule des autres choses _ aura été dans le temps contre quoi le temps lui-même, quand il aura _ du fait de son simple passage : les jours et les nuits, comme les générations de vivants, se succèdent les uns aux autres, et quasi se remplacent ainsi les uns les autres… _ effacé cette chose, n’aura rien pu _ voilà : contre le mot de Staline (et de tous les cyniques), il importe de réaffirmer que, non, ce n’est pas « la mort qui, à la fin, gagne«  complètement ! Jusqu’à pouvoir nier ce qui a été ! et jusqu’au fait même que cela a jamais été ! Non ! Cela ne peut pas devenir rien que mots, rêve, imagination, fumée (cendres, ce serait encore trop : de l’ordre de l’éventuelle « trace«  ; là-dessus, cf l’important « Mythes emblèmes traces _ Morphologie et histoire«  de Carlo Ginzburg, qui vient de reparaître en une édition augmentée, et avec une traduction revue, par Martin Rueff, aux Éditions Verdier : un livre passionnant !), pur et simple néant… _,

n’aura rien pu _ le mot, ou plutôt l’expression, est ainsi répété(e) dans le texte ! _ contre le fait _ voilà : indéniable et ineffaçable : in-anéantissable ! _ qu’elle ait été« , page 30, donc : c’est admirable de délicatesse et probité dans la justesse !..

_ Spinoza nomme cela, ce constat-là, cette « manifestation« , cette déclaration, voire cette proclamation (fût-ce seulement rien qu’à soi-même) -là, pourvu qu’elle ait été formulée en des mots constituant quelque chose comme une phrase, et quasi proférée, fût-ce dans le presque silence d’une pensée n’allant peut-être même pas jusqu’à se matérialiser en une parole sonorement audible, de fait ;

eh bien, Spinoza, dis-je, nomme ce fait solennel-là, quand c’est nous-même qui le ressentons, la conscience (doublant celle de la temporalité, qui la conditionne !), ressentie et expérimentée, de l’éternité : « Nous sentons et nous expérimentons que nous sommes éternels« , dit-il ainsi, très précisément, en son Éthique,

tout en ne cessant, bien évidemment pas, nous qui le ressentons en nous-même, alors, à cet instant vertical-là, d’être et de demeurer, nous (ou soi !), et tout le temps de notre vivre, on ne peut plus effectivement temporels aussi, d’un seul et même mouvement de ce vivre, c’est-à-dire des vivants-mortels, dans la trame du temps ;

en éprouvant, de ce sentiment d’éternité (et c’en est même là le signe : c’est par là qu’il se signale expressément à nous !) les effets bienfaisants et féconds dans l’expérience rayonnante (immédiatement !) de la joie,

onde calme et profonde, dans la vibration même discrète de laquelle nous ressentons, en effet, et on ne peut plus positivement, tels des pics qui surviennent et, d’un coup, vigoureusement, nous portent, transportent, soulèvent, verticalement, en effet, à l’occasion, qui n’est pas forcément fréquente (ce n’est pas tout à fait sur commande !) ;

dans la vibration de laquelle, donc, nous ressentons le (radieux !) passage transfigurant de nos capacités (natives) à une puissance véritablement supérieure s’épanouissant ainsi bienheureusement alors : Spinoza nommant cette expérience-là de transfiguration de soi, à terme, « béatitude« 

Mais bien sûr, nous mort(s), ce ne peut être qu’un autre qui témoigne, ou vienne témoigner, pour nous, que nous avons ainsi été,

nous-même venant, et irréversiblement, de nous absenter, voilà, de la vie (passagère),

à jamais, le pur instant du disparaître (-mourir…), re-converti(s) en ce néant (de poussière : d’étoiles ou d’humus, glèbe) dont nous avons un jour été tiré(s), par le hasard fécondant de la conjonction amoureuse, ou aimante, de nos deux parents…

Le pluriel de ce « nous«  désigne à la fois le pluriel du genre (= celui de la communauté d’appartenance des individus à une même espèce, biologique), et aussi un pluriel de majesté (= celle de la dignité, humble, mais noble, très haute, de la personne singulière, morale, si l’on veut)..

Et fin, ici, de cette (trop) longue incise spinozienne sur le moteur, si puissamment merveilleux, pour les heureux qui connaissent, y ayant inoubliablement accédé, son étrangeté peu banale, rien à voir avec le plaisir ! qui lui se commande.., de la « joie« 

Et reprise de (ou retour à) la présentation du prologue

_ moins serein, plus sombrement inquiet, pour ne pas être tout à fait, ni en permanence, « de l’intérieur de«  cette radieuse « béatitude«  blanche (spinozienne) -là, mais « au milieu du brouillard«  épais et tournoyant, tirant à l’aventure sur le noir le plus violemment dense de l’Érèbe, des plus gros des nuages, lui… _ du Siècle des nuagesque je cite à la page 31 maintenant,

Philippe Forest poursuivant le récit, intense, au participe-présent, de sa décision de témoigner de ce que fut son père _ soit « ce qu’a pu être une vie« , selon la formulation inquiète de la page 29 : celle, singulière et unique, de son père, achevée certes, son corps « affalé en plein air sur un trottoir parisien » et « le visage tourné vers le sol » (page 29), rue de la Procession, le matin du 26 novembre 1998, mais telle qu’elle a bel et bien, et pour jamais, été ! _ :

« N’espérant _ certes _ aucune consolation des mots. N’ayant d’ailleurs pas besoin d’être consolé. Sachant qu’aucun secours n’existe qui vienne d’eux _ voilà ! Mais qu’ils exigent _ voilà ! voilà ce qu’est l’humanité de l’humanité ; ou sa « non in-humanité« , ainsi que le dirait Bernard Stieglerpourtant d’être dits _ ne serait-ce que sous la forme mutique _ humble et probed’une prière faite _ même simplement en pensée… _ par n’importe qui et pour personne« , page 31 : c’est sublime de justesse !

« Un signe ? Oui, en somme. Ni celui du baptême, reçu il y a bien longtemps, ni l’extrême-onction qu’un prêtre, à la demande de ma mère, avait accepté de lui donner sur le brancard où il gisait déjà mort dans l’un des couloirs de l’hôpital,

mais peut-être ce sacrement que l’Église nomme l’« ondoiement »

et dont le vieux catéchisme dit que n’importe qui, si c’est nécessaire, peut le prononcer, sans même avoir à être baptisé ou seulement croyant, et peut-être longtemps après qu’il est en principe trop tard pour le faire ou dans d’autres circonstances que celles pour lesquelles il est prévu, car l’Esprit saint n’est _ généreusement ! _ pas très regardant, les formalités _ non plus que la mesquinerie _ ne sont pas son fort et il lui suffit que quelqu’un fasse à peu près le geste qu’il faut, se dispensant des rites, n’ayant aucune foi en eux ou presque, pour qu’il descende malgré tout _ voilà _ dans un battement d’ailes, inaperçu, déguisé en pigeon parisien _ par exemple _, son plongeon en piqué le faisant tomber d’en haut d’où il vient et vers où il retourne aussitôt, ayant fait seulement briller un instant _ cela humainement suffit _ la gloire invisible de sa chute _ la gloire sacrée ! _ sur la scène _ ici de mort, plutôt que de crime _ insignifiante _ sous d’autres aspects… _ où un médecin et quelques ambulanciers s’agitent autour d’un corps étendu dont le cœur a soudainement cessé de battre », page 32.

« Alors quand ? Maintenant ?

Oui, allons-y pour maintenant _ en ce roman-ci qui s’écrivait alors, qu’est Le Siècle des nuages.., et pour ces phrases-ci, page 33. _ s’il faut commencer.

Sur le front de chacun de nous, mes deux frères, mes deux sœurs, moi, sur nos crânes de nouveaux-nés lorsqu’il avait pu nous prendre pour la première fois dans ses bras, notre mère le raconte, il avait fait chaque fois ce même geste discret _ = très humblement sacré _ de la main droite, le pouce traçant comme un évasif signe de croix, nous marquant ainsi pour le cas où la mort nous aurait réservé la mauvaise farce de nous enlever avant qu’un prêtre ait pu procéder avec nous dans les règles.

Et lui rendre ce geste _ voilà ! _ était donc la moindre des choses

maintenant que, lui, il franchissait dans l’autre sens la frontière qui sépare du néant _ et de sa nuit _,

ni plus lourd ni plus léger de péché qu’au premier jour, puisque la tache originelle d’être né pèse d’un poids tel que tous les vices et toutes les vertus d’une vie ne l’allègent ni ne l’alourdissent vraiment _ puisque c’est là, et demeure, le credo, même athée, de Philippe Forest…

Non pas à la manière d’un viatique vers le ciel _ car il en connaissait mieux que quiconque, et certainement mieux que moi, le chemin.

Plutôt comme une sorte de grande et dérisoire _ voilà l’oxymore… _ parole de compassion _ humaine, donc ! pour avoir supporté le poids (et l’épreuve : tourmentée) de cette vie mortelle (qui vient de s’achever) ! _

dont la valeur ne dépend donc ni de celui qui la dit ni de celui auquel elle s’adresse car elle concerne en vérité tous les vivants à la fois, elle les prend ensemble _ elle le leur doit ! afin de témoigner simplement et humblement, mais dignement et sacrément, aussi, de leur inaliénable dignité de sujets humains… _ dans sa miséricordieuse merci

_ « Frères humains qui après nous vivez, N’ayez les cœurs contre nous endurcis, Car si pitié de nous autres avez, Dieu en aura plus tôt de vous merci« , dit, à propos de la « miséricorde« , Villon en sa ballade… _

et elle signifie aux innocents comme aux coupables le même _ absolument universel et absolument singulier, à la fois _ et inutile _ puisqu’il n’est pas de l’ordre de l’« intérêt«  ! _ pardon pour la faute _ en est-ce donc une ? et si pesante ? _ exclusive d’avoir vécu » _ aurait-il donc mieux valu n’être jamais né, et n’avoir pas vécu ? _, page 33 ;

et sur ces mots _ puissants _ s’achève le prologue…

Mais l’épilogue, donnant aussi,

un peu comme à celle que l’on peut nommer « le contre » (par rapport à la narratrice principale, Thérèse), au milieu, cette fois-là

_ et pas à la fin, comme ici, et in extremis, dans l’épilogue : une manière, pour l’auteur-narrateur-enquêteur qu’est Philippe Forest, de justifier in fine sa principale source de témoignage : au point que celui précise, page 543 : « ce livre que d’une certaine façon elle me dictait (…) _ « son roman » et non le mien, puisque au fond chacun des quelques livres que j’avais signés avait toujours été celui d’une autre«  _ au féminin : celui de sa fille Pauline (L’Enfant éternel), ceux de sa femme (Toute la nuit et Sarinagara), ou celui de son Nouvel amour, donc… _,

au milieu des puissantes Âmes fortes de Giono,

l’épilogue donnant aussi la parole

à sa mère :

« Non, disait-elle, de tout cela elle ne se souvenait pas. Cela ne lui rappelait absolument rien. Encore que, maintenant que je lui en parlais, il était bien possible que cela évoque vaguement quelque chose en elle » (page 531) ;

« Non, cela ne s’était pas du tout passé, disait-elle, comme moi _ son (et leur) fils, Philippe ; et signataire du roman _ je l’imaginais.

Et d’ailleurs elle se demandait bien où j’avais pu aller chercher toutes ces anecdotes dont aucune ne lui rappelait rien et dont elle doutait que je puisse les tenir de mon père. Parce que lui il n’avait absolument aucune mémoire et que c’était elle qui devait toujours lui rappeler les événements les plus importants de leur vie. Et même lorsqu’il se les rappelait (…), il ne racontait jamais rien (…).

Mais d’où, protestais-je un peu, aurais-je tiré tout cela s’il ne m’en avait pas parlé lui-même ?

Alors elle concédait que ce n’était pas impossible. Qu’elle-même, à l’âge qu’elle avait, finissait par oublier beaucoup de choses« , pages 543-544.

Et les choses se compliquent encore quand on mesure, avec l’auteur-narrateur (de tout cela), combien, et sans qu’aucun des deux protagonistes majeurs de ce livre, et le père et la mère de l’auteur-narrateur-enquêteur, ne soit _ bien loin de là !!! leur honnêteté est même fondamentale, à tous deux ! et le père, et la mère ! _ un menteur ou un falsificateur _ alors que pas mal des espèces variées de ces derniers semblent courir les rues (et les postes) par les temps qui, eux aussi, courent, si je puis (ou/et ose) dire… _,

combien le jeu des facultés (composant l’expérience : la conscience, la mémoire, l’imagination, les désirs _ et leur fruit immédiat : les illusions, et tant collectives qu’individuelles, qui en procèdent _),

se surajoutant à celui, déjà, des points de vue (partiels, mais aussi, qui plus est, très largement partagés sans trop _ ou assez aller, soi-même _ y regarder),

complexifie encore _ pardon d’un tel gros mot ! _ la donne _ mais c’est là le donné commun, sinon général, voire universel…

Car, si la mémoire, par exemple, est, certes _ et par définition ! _ sélective

_ et Jean Forest, par exemple, le père de Philippe, refuse, très tôt, d’en faire « trop«  usage quant à « retrouver«  (ou « cultiver« , a fortiori, les souvenirs de) son enfance ; cf son sentiment à cet égard, reconstitué par son fils, page 108 : « les linges de l’enfance n’ont plus de charme _ une fois « franchi le gué de l’âge adulte« , a-t-il pu dire ! _ que pour les mères et les poètes«  : voilà l’alliance (qu’il aurait bien pu, lui, le père, stigmatiser : s’il avait vraiment mis, ou aspiré à mettre, en paroles ce qu’il pensait ; ou cherché à faire la leçon…) _,

que dire de notre faculté, plus importante encore sans doute _ en plus, déjà, de notre inconscience et de notre capacité de déni du réel ! des atouts déjà bien redoutables !!! _, d’oubli ?..

Même si « l’oubli doit aussi à son tour avoir été oublié pour que son œuvre se trouve à son tour totalement accomplie« , page 217…

Sur l’oubli, un des acteurs-clé de ce grand livre,

ceci de très important :

« L’Histoire _ en ce qui était la seconde après-guerre du vingtième siècle _ recommençait aussitôt, comme elle l’avait fait autrefois, de la même manière amnésique qui est toujours la sienne, effaçant ses traces à mesure qu’elle avance, sans autre but que cette perpétuation d’elle-même qui sacrifie _ pragmatiquement _ sans cesse le pathétique passif du passé à la pure promesse d’un présent sans contenu.

Rendue possible par cette seule faculté d’oubli qui congédie automatiquement toute conscience accumulée, laissant à peine subsister le simulacre lointain de quelques souvenirs si peu spécifiques qu’ils pourraient être ceux de n’importe qui, une vague rumeur de mémoire qui rumine derrière soi, à laquelle on tourne le dos et dont on échoue à repérer d’où elle vient, jetant parfois un regard par dessus son épaule et n’apercevant rien d’autre que quelques morceaux _ épars, isolés, déconnectés de contextes : absurdes ! _ de mirages, aussi peu dignes de foi que les épisodes d’un vieux roman dont personne ne se soucie ni ne sait plus l’intrigue« , page 394 _ car forcément, structurellement, nous importe l’intrigue…

Et que dire de la propension de chacun à s’illusionner _ ah !!! _,

sur le réel, sur les autres, comme sur soi ?..

Cf ici cette belle remarque, page 365, à propos des lettres d’amour (et des retrouvailles _ et noces… _ de Jean et Yvonne à Marseille, le 29 janvier 1946 _ ils s’étaient mariés « à distance« , lui dans le Michigan, elle à Mâcon, le 5 août 1945, la veille de la bombe d’Hiroshima ; cf là-dessus les pages 351-352 _, sur le grand escalier de la gare Saint-Charles, sans s’être revus _ lui, parti d’abord en Algérie, puis aux États-Unis ; elle, demeurée à Mâcon _ depuis plus de trois ans de guerre !..) :

« Chacun sait bien _ et elle aussi _ qu’une lettre d’amour, on ne l’adresse jamais qu’à soi-même, prenant simplement l’autre à témoin du roman _ encore : ce livre-ci étant un assez terrible projecteur sur les effets du romanesque dans la constitution, par chacun et tous, de l’expérience même de nos vies… _ qu’on se fabrique tout seul _ fictivement ! _ pour soi, et qu’elle crée _ voilà ! _ de celui à qui l’on écrit une image rêvée _ aïe !!! _ dont personne _ d’aussi lucide et probe qu’un Philippe Forest, du moins… _ n’est assez dupe _ la générosité de la formulation est assez magnifique _ pour croire qu’elle existe autrement et ailleurs que dans la fiction _ activement : la voilà ! _ songeuse _ = irréaliste, peut-être mensongèrement alors… _ de ses propres illusions« … _ sur la différence entre vrai, faux et fictif, lire le très important recueil d’essais (sur l’historiographie) Le Fil et la trace, dont le sous-titre est précisément « vrai faux fictif« , que vient de traduire l’ami Martin Rueff, aux Éditions Verdier…

La phrase se poursuivant magnifiquement ainsi, pages 365-366 :

« Certes, elle a été folle _ sa mère le lui a dit _ de se marier ainsi, avec quelqu’un qu’elle connaissait à peine, qu’elle n’a pas revu depuis plus de trois ans et qui, sûrement, est devenu très différent de celui dont elle se souvient si peu et dont elle se demande, dans le train qui la conduit de Mâcon à Marseille, si dans la foule de Saint-Charles elle saura seulement le reconnaître » _ mais oui… _ ;

mais cette folie amoureuse qui est la leur à tous deux perdurera toute leur vie ; et donnera cinq enfants, dont Philippe, seize ans plus tard, en 1962 (un 18 juin)…

Et, que dire, plus encore, peut-être _ et c’est un éclairage majeur du livre ! _,

de la part des fables _ et de la forme même, intriquée, du roman ! _ :

« il n’y a pas lieu de s’étonner ce de que toute vie a l’air d’un roman, puisque raconter _ même silencieusement, pour soi-même : par des mots en des phrases… _ sa vie, ou bien celle d’un autre, revient très exactement à lui donner cette allure de roman _ voilà ! _ qui la fait seule _ on lit bien ! _ exister _ à soi-même, l’énonçant, la mettant en phrases et en intrigue, donc ; comme aux autres, l’écoutant… Et que, sauf à se résoudre au silence, sauf à renoncer à tracer dans le vide le signe _ bien sonore à l’esprit _ d’une parole, il n’existe aucun moyen _ en effet ! _ de se soustraire à cette loi« , page 101,

tant dans nos récits (aux autres comme à soi !)

et dans la constitution même, avant celle de nos souvenirs, de notre expérience (ou l’activité de la conscience) elle-même,


que dans l’Histoire officielle,

tant celle (d’Histoire) écrite _ à des fins d’éclaircissement-simplification pédagogique, toujours forcément à gros traits, en résumés, par l’élision du superflu, par les Historiens : ici, et à plusieurs reprises, de superbes analyses !

Par exemple, celle-ci, aux pages 122-123 :

« L’Histoire étant précisément cela : cette ligne que _ par son récit _ l’on trace dans le temps , une fois celui-ci _ temps, res gestae _ définitivement passé, ramenant _ bien trop grossièrement ! le récit… _ à une seule dimension _ grossie _ toutes celles _ fines et ultra-fines, à l’infini de l’infinitésimal… _ qui le composaient, de manière à disposer _ très schématiquement _ par rapport à cette ligne droite quelques vagues vestiges _ détails secondaires, annexes, marginaux : très estompés, mûrs pour l’oubli… _ à l’aide desquels raconter un récit dont l’intrigue égale en simplicité mensongère celle des romans

_ toujours le mensonge des gros rails ou grosses ficelles séductrices du romanesque, et ses effets en dominos :

lire ici et la Morphologie du conte, de Vladimir Propp, et les Fragments d’un discours amoureux, pourtant très fins, de Roland Barthes : des classiques indispensables de l’école de la conscience… ; lire aussi Paul Ricœur, La Métaphore vive ;

mais lire aussi Carlo Ginzburg, contre le danger du scepticisme, cette fois, quant à la visée de vérité de l’Histoire, en son très important Le Fil et la trace _ vrai, faux, fictif : par exemple sur la pertinence et la complexité féconde du concept de « cas« , a contrario des généralisations abusives… _

que l’on donne à lire aux petits _ oui, oui : Le Dernier des Mohicans, L’Île au trésor, La Case de l’Oncle Tom, etc… _ et dans lesquels ils se forment _ voilà ! naïvement… _ une image trop sensée _ ordonnée, unifiée, simplifiée _ du monde, croyant naïvement _ = trop neuvement : mais il faut bien commencer ! _ que celui-ci a une queue et une tête quand il n’est rien d’autre qu’une insignifiante avalanche d’événements inconséquents _ les uns par rapport aux autres _ emportés en désordre par la coulée indifférente _ cf le clinamen lucrécien… ; Philippe Forest l’évoque superbement page 189… _ de la durée dégoulinant vers l’aval, poussée _ par le seul effet du temps qui passe et « pousse » (cf d’Andrew Marvell, la sublime figure du « Time’s wingèd chariot hurrying near«  du merveilleux : « To his coy mistress« …), massivement, ainsi, par conséquent ! _ dans plusieurs directions à la fois, s’éparpillant _ entrechoqués _ partout, soumise à la loi de la gravitation, à moins que ce ne soit au principe d’entropie, l’une et l’autre aboutissant au même résultat puisque tout finit par verser vers le bas _ et la décharge terminale _ et dans le désordre le plus grand«  _ sur ce clinamen forestien-là (a contrario de ce que narrent les livres d’Histoire, du moins certains !, pas assez scrupuleux sur leur propre démarche tâtonnante, à base d’hypothèses et de recherche de preuves : cf Ginzburg…), voici cette sublime page, page 189, donc _ ;

« Et tandis que les livres d’Histoire disent ce qui a effectivement été, conférant à chaque chose qui fut son intangible place au sein des annales intouchables du monde, et donnant à ces annales leur définitive et inflexible facture,

la vérité _ nous y voici : et c’est celle-ci qu’ose se proposer pour but l’entreprise d’écriture forestienne, chaque fois, et toujours ! sans relâche ! _ consisterait à en rêver l’envers à jamais indécis _ voilà : en son essentiel et décisif tremblé ! _, restituant à chaque moment vécu cette sensation de halo immotivé _ oui ! _ à l’intérieur duquel flottent _ oui ! _, fugitivement visibles à travers les lumières _ il les faut ! _ toutes les poussières du possible _ voilà ! dans ce que Chateaubriand nomme l’« admirable tremblement du temps » (et qu’a si bien relevé, naguère, un Gaëtan Picon)… _ soufflées dans le vent _ toujours présent ! _, choses qui ne furent pas, ou bien qui furent mais restèrent et resteront inconnues, instantanément irréalisées dès lors qu’elles prennent place dans le songe insistant _ malgré tout _ du passé,

poussières qui pleuvent parallèles dans le vide _ voici le clinamen lucrécien du De natura rerum ! un livre fondamental, bien sûr ! _

comme des atomes _ ceux de Démocrite _ tombant selon la trajectoire verticale de leur chute et tomberaient ainsi à jamais

si une infime déclivité _ celle du clinamen, donc ! _

ne les faisait parfois _ voilà ! _ se heurter, s’unir et se repousser, ricochant dans l’espace,

particules se bousculant et puis dispersant de proche en proche toutes les autres,

produisant une catastrophe d’où se déduit le fait que _ car c’en est un ! et d’irréfragablement indéniable ! _

plutôt que rien, quelque chose a été« … Fin de cette incise lucrécienne : cruciale, on le mesure… _ ;

ou celles-là, aux pages 100-101,

et à propos du père de l’auteur-narrateur, qui, « à un moment donné de sa vie« , très tôt, lui si vite tellement « sérieux » et si peu « infantile« .., avait « choisi de tout oublier » de son enfance,

juste en amont de la remarque sur l’implacabilité de la « loi » même de tout récit :

« considérant que sa propre existence, tout comme l’Histoire autour d’elle _ la voilà ! en un simple cas particulier, ici (au sens d’« exemple«  représentatif d’une généralité ; et pas au sens d‘ »anomalie«  un tant soit peu problématique imposant de « penser« …), « exemplaire« , si l’on préfère, d’une « loi«  plus générale : celle de tout « récit«  !.. _, n’était jamais qu’un ramassis d’épisodes insignifiants _ hors de la concrétion de l’instant (singulier), du moins _, éparpillés dans le temps comme les fragments _ fracassés et tout dépareillés _ d’une épave depuis longtemps naufragée et dont les morceaux _ déchiquetés _ nécessitaient une bonne fois pour toutes d’être abandonnés là _ par l’intelligence pratique ! enfin émancipée du joug sans sérieux des « enfantillages«  de la petite enfance qui ne faisait, elle, rien de plus que jouer… _ où l’accident les avait laissés. Que l’on entreprenne d’en faire la collecte (…) ne lui serait certainement jamais venu à l’esprit _ pragmatique, lui, « ingénieur«  Et s’il n’avait jamais réprouvé ce projet _ de récit récapitulatif et nostalgique du passé _, du moins aurait-il eu le sentiment qu’il ne le concernait pas. Car raconter n’est jamais l’affaire de ceux qui ont vécu _ et actifs ! _ et qui abandonnent à la manie mélancolique _ intempestivement (et maladivement , sans doute) contemplative et rêveuse (= vaine !) : sans utilité pratique _ de quelques autres  _ des mères, ou des poètes !.. _ le soin de faire à leur place le récit pour rien _ voilà : infantile, quasi parasite… _ de leur vie.

Leur vie ? Pas même. Puisqu’en parler ainsi revient déjà à lui prêter une apparence de légende, faisant comme si le scintillement _ voilà leur réalité psychique : clignotante ! _ de souvenirs qui subsistent du passé avait la cohérence exacte _ voilà  _ d’un conte _ nous y revoici ! _ où chaque épisode entraîne _ tel un déterminisme net (sinon, pire, tel un « destin«  !..)… _ l’épisode suivant tandis que même l’événement le plus important n’y a jamais que la valeur esseulée d’une anecdote _ voilà _ ne témoignant que pour elle-même, dépourvue de toute relation vraie _ réelle, factuelle (positive !), et pas imaginée ! _ avec ce qui vint avant ou avec ce qui viendra après.

Si bien que c’est celui qui raconte, et lui seul, qui arrange _ ad libitum… (= à sa pure fantaisie : irrationnelle !) _ toutes ces anecdotes, prétendant _ bien vaniteusement ! _ dire la réalité de ce qui a été mais taisant que cette réalité, dès lors qu’il la relate, prend par lui _ arbitrairement et falsificatricement ! j’ose ici ce néologisme... _ la forme _ bien trop ordonnée et bien rangée _ d’une fiction, falsifiant ainsi  _ voilà l’immanquable effet ! _ la formidable inconsistance _ bien réelle, elle ! _ du passé _ faits d’éclaboussures sans suites : incohérent qu’il est ! _ et lui conférant la méthodique, mensongère et solide logique d’une intrigue » _ trop bien ficelée ; illusoire… ;

ou encore celles-là, aux pages 112-113 :

« Comme si le temps, en vérité, était fait de plusieurs histoires imperméables les unes aux autres, et dont la réunion _ arbitraire, forcée _ en un seul récit _ lui-même intégré au récit plus grand de l’Histoire majuscule _ serait à la fois fidèle à la vérité _ en montrant comment tous ces gens furent effectivement contemporains _ et infidèle à celle-ci  _ en taisant à quel point _ non moins effectivement ! _ ils ignoraient l’être _,

faisant comme la somme forcée _ voilà ! _ de toutes ces expériences de hasard

comme s’il allait de soi que la réalité est une _ et indivisible, si l’on poursuit sur la lancée… _ et ressemble aux mauvais romans populaires, aux feuilletons télévisés qu’on en tire, donnant du temps une mensongère image homogène,

disposant au sein d’une intrigue unique des destins _ bien trop _ exemplaires _ par généralisation (= ici confusion !) abusive _, les leurs _ ici, celui de Jean et celui d’Yvonne _ et ceux de leurs familles _ ici les Forest (de la pâtisserie-confiserie « Aux Fiançailles« ) et les Feyeux (libraires et anciens instituteurs) _ avec eux, dont l’opposition illustre trop explicitement _ à son tour _ l’image toute faite _ soit un cliché ! _ de ce que fut le passé« ..,

tant celle (d’Histoire) écrite _ et  je reprends ici l’élan de ma phrase entamée plus haut _,

que celle (d’Histoire, toujours), et en extension de la première,

des archives filmées et documentaires

qui nous sont servies et resservies _ au cinéma, à la télévision, à l’école… _ comme documents faisant foi…


Philippe Forest s’en donne,

ici ainsi par exemple,

à cœur joie

avec le récit de l’écœurement _ « fatiguée de tous ces documentaires et de toutes ces fictions, recyclant sans fin les mêmes images« -clichés, page 335 _ de sa mère très âgée (mais toujours très lucide !) devant la fossilisation de la mémoire officielle de la Libération _ comparée par lui à des gravures anciennes, du XIXème siècle, en noir et blanc… _, confrontée à la fraîcheur encore, en couleurs, elle, de son souvenir (de peintre ! sa « vocation« , à elle ! admiratrice pour l’éternité des couleurs « méditerranéennes » de Van Gogh…) tout vivant encore, lui, de la Libération de sa ville, Mâcon, le 4 septembre 1944 même s’il faut lutter toujours et encore contre la pression envahissante du danger de confusion et amalgames (falsificateurs) quant aux images de sa propre imageance, pour reprendre le terme-concept que j’avais proposé à mon amie Marie-José Mondzain…

D’où, a contrario, la joie (quasi miraculeuse !) de sa vieille mère, quand, après deux opérations dangereuses du cœur, qui lui ont comme miraculeusement rendu quelque chose de l’allure d’une jeune fille _ capable de descendre faire ses courses au bas de son immeuble à quatre-vingt-cinq ans _,

une opération des yeux

lui a « rendu« , avec la vision restituée des formes,

celle des couleurs,

et notamment celle du rouge !

Cf page 554 :

« Tous les meubles, les objets ayant réinvesti leurs contours anciens, ayant repris leurs formes d’autrefois.

Le monde ayant retrouvé ses couleurs. Le rouge, disait-elle, surtout le rouge, j’avais oublié ce qu’était le rouge. Comme si je le voyais pour la première fois.

Alors, pensais-je _ commente ici l’auteur-narrateur, son fils, Philippe, le soulignant ainsi pour lui-même sans doute _, oui, sans doute cela valait-il la peine d’avoir vécu jusque là (…) pour recevoir enfin le don _ formidablement joyeux ! Alleluiah !  _ de cette révélation-là.

S’il n’y en avait pas d’autre,

ce miracle _ voilà le terme _ suffisait. Comme si le brouillard _ celui qui lui voilait jusque là, depuis plusieurs années, le regard _ s’était dissipé d’un coup à la faveur d’une éclaircie soudaine, venu d’on ne sait où, et puis le vent l’ayant dispersé et soufflé au loin.

Le soleil, injustifiable et splendide _ voilà ! _, brillant subitement sur le monde, à travers une trouée de bleu parmi les nuages.

Et bien sûr, elle le savait, cela ne durerait pas. Le beau temps ne dure jamais très longtemps.

Mais maintenant, même un instant était déjà assez« , page 554, donc ; deux pages avant la fin…

Se révèle aussi, en filigrane et extrêmement discrètement _ c’est moi, lecteur, qui ose ici le déduire _, quelque chose des origines de la « vocation«  _ idiosyncrasique ! cf page 399 _ d’artiste et écrivain de Philippe Forest, par rapport

et à son père _ dont il possède (de même que ses frères, aussi, nous dit-il) « les mêmes yeux, et la même voix (…) Comme si, de génération seuls les yeux ne changeaient pas, autour desquels l’âge transforme le visage. Des intonations aussi «  (page 413) _,

auquel, cependant,

avec « une notoriété (d’écrivain ! lui n’est ni ingénieur, ni pilote !) qui ne reposerait que sur le vide et le vent des mots » (page 494),

il s’oppose _ cf page 494, aussi : « mû certainement par ce désir qu’ont parfois les fils de ne pas faire mieux que les pères« _ ;

et à sa mère :

du côté du tempérament transmis, cette fois ;

sa mère « au tempérament inquiet et mélancolique«  (page 539) ;

et,

mais pas, me semble-t-il, du seul fait de l’âge,

« avec sa lucidité intacte et pourtant vaguement absente » (page 545)…

La « vocation » de Philippe Forest est en effet

du côté _ par certains aspects, assez terribles, même… _ du témoignage _ carrément implacable _ de la vérité ; et de la dénonciation qui peut paraître virulente _ quasi « impudique«  (cf le mot page 541, dans la bouche de sa mère…) ; alors que lui-même est si calme, si doux et si posédes faux-semblants, jusqu’aux plus innocents et les moins pervers : sur lesquels son éclairage férocement tranquille est implacable !

Et c’est par là qu’il est un écrivain si puissant !

Car la vérité au service de laquelle se place l’artiste vrai et probe,

on en trouve l’analyse, aux pages 70-71 du roman,

face à ce que l’auteur qualifie du trop confortable « tribunal des siècles«  _ qui construit, lui, « un récit très édifiant à l’intention exclusive _ bien restreinte ! mais comment faire mieux ?.. _ de ses propres contemporains« , page 70… _ :

« La vérité _ tâche et mission de l’auteur vrai ! _ consiste à montrer dans quel brouillard ils se trouvaient tous _ face aux événements, surtout, de la guerre et de l’occupation, ici _, ceux qui ont eu _ au final _ raison comme ceux qui ont eu tort, et parfois ils ont été tour à tour _ en effet… _ de l’un et de l’autre côté, déroutés par hasard ou par chance vers l’erreur ou bien la vérité, tâtonnant _ surtout et quasi immanquablement , si rares sont les rapidement assez lucides _ dans une épaisseur de brume qui leur dérobait toute vision du passé comme du futur, limitant même le présent au sein duquel ils erraient à une vague poche de visibilité

semblable à celle qui entoure un avion lorsque celui-ci tourne dans le vide opaque d’un ciel dépourvu de repères et où même les étoiles semblent s’être éteintes« , pages 70-71…

Ou voisine de celle _ « poche de visibilité« , donc... _ qui manquait terriblement à Fabrice dans l’épaisseur empoussiérée de la mitraille de Waterloo, dans le roman de Stendhal…

Ce n’est donc pas seulement à un « tombeau » _ de mots _ à son père

que se livre ici,

en ce si beau et si profond Siècle des nuages, dans lequel il s’emploie à « la tâche de résoudre la charade de se demander au fond ce qu’a pu être une vie » (page 29) maintenant et désormais enfuie,

Philippe Forest,

puisqu’en ce livre-ci le fils de son père

_ qui lui a légué, au-delà de ce que tout père lègue à ses fils (ainsi le grand-père paternel, Fleury Forest, mort, encore jeune, pendant son sommeil, le 10 novembre 1940, à l’égard de ses deux fils, Jean et Paul, aux pages 196-197 « Ne leur léguant rien : aucune vérité, aucun précepte pour guider leur existence. Ou plutôt leur léguant ce « rien » qui est la seule chose qu’un père puisse transmettre à ses fils. Nul enseignement sinon celui, silencieux, qui oblige ceux-ci à refaire eux-mêmes, et pour leur propre compte la vaine et perpétuelle expérience inchangée de la vie«  ;

et aussi : « la vérité (…) étant, plus précisément, _ ce fait si implacable _ que le seul trésor, dès lors qu’on le sait, est le rien dont procède toute vie et avec lequel elle s’achève.

Et c’est bien pourquoi les pères toujours se taisent. Du moins lorsqu’ils en ont l’intelligence et la délicatesse« …, page 197) _,


le fils de son père, Jean Forest,

qui lui a légué, plus personnellement

_ page 456, Philippe Forest parle de son propre « sentiment de détachement intense et infini« ,

quel merveilleusement juste, je n’en doute pas, oxymore, pour caractériser sa propre idiosyncrasie !.. _

sans doute ceci, son formidable goût de la liberté :

« Libre, oui. Et d’une manière un peu mélancolique _ il s’agit ici de Jean, le père. Séparé du reste des vivants. Établi dans le ciel où le soleil brille toujours quelque part, franchie la frontière des nuages et une fois rejoint le bon côté de la planète.

Un père ne pouvant enseigner à ses fils, aucune croyance, aucune valeur, sinon en leur donnant l’exemple _ tacite _ d’une liberté vide à laquelle il leur appartiendra plus tard de donner la forme vaine qu’ils voudront _ « vide«  (pour la vacuité) et « vaine«  (pour la vanité), étant deux mots majeurs du vocabulaire de Philippe Forest. (…)

Taisant qu’il n’y a pas plus de trésor à trouver _ au ciel comme dans la terre _ que de sens à découvrir. Sinon que le trésor consiste précisément en l’absence de sens _ qui serait imposé ; puisque du jeu demeure…

Et que tout ce qu’un père peut faire, c’est transmettre à ceux qui le suivent la promesse _ pédagogiquement : selon le modèle du questionnement-méditation ironique socratique ! _ mensongère d’une fortune dont il leur faudra éprouver à leur tour l’émerveillante _ par l’apport de la découverte personnelle de cette vérité ! _ déception _ libératrice !!! : encore un oxymore significativement forestien _ qu’elle n’existait pas : finalement, c’était cela la vie…

Laissant comme seul legs un tel arpent d’air« , page 443 _ une expression magnifique…

Alors « les nuages » constituent bien, pour Philippe Forest, « une patrie« ,

« une patrie comme une autre et dont jusqu’à aujourd’hui, fidèle à ma foi d’enfant, si je dois faire cet aveu naïf, j’ai toujours considéré (moi né le 18 juin 1962, sous le signe des Gémeaux, d’un père pilote de ligne) qu’il s’agissait de ma vraie terre natale _ les nuages, donc.

Convaincu d’être chez moi dès lors que j’ouvre la paupière du volet intérieur posé sur le hublot d’un avion croisant dans le ciel. Ou bien que je lève, n’importe où, les yeux vers les nuages, contemplant de tous mes yeux le vide azuré dont je suis né et vers lequel je sais que je vais« , pages 443-444 _ et non vers le sol de la terre _ ;

et « recevant de lui _ ce père pilote _ cette leçon de liberté _ voilà ! _ qui enseigne qu’il n’y a rien à craindre dans le monde, que nous sommes tous des visiteurs qui passent _ voilà ! _ parmi ses paysages (…).

Éprouvant ainsi _ une fois et à jamais _ un sentiment de détachement _ de recul, oui, de distance _ intense et infini _ voilà ! _ : tout cela est à vous, rien ne vous appartient _ nous en avons seulement la jouissance d’un passager usufruit…

En tirant une indéfectible confiance dans la vie _ quoi que celle-ci réserve de malheur par la suite _, puisqu’il reste qu’un autre temps, qu’un autre lieu existent _ après cette part (aérienne) de jeu dans les rouages du réel d’une vie… (…)

Avec cette certitude étrange et parfois un peu amère de pouvoir être partout et de ne se trouver nulle part. Semblable soi-même à une sorte de nuage soufflé par le vent. Pas grand-chose. A peine quelqu’un. Un touriste en somme _ trois petits tours, et puis s’en vont ; mais c’est déjà tellement !

Étant entendu que le tourisme est l’art de jouir du monde en passant. Comme la vie« , page 456.

Fin de la longue incise sur le legs de liberté du père à son fils).

puisqu’en ce livre-ci le fils (de son père)

donne aussi _ et bien plus que cela ! _ la parole _ je veux dire le livre entier ! qui se révèle ainsi être aussi « le livre de sa mère«  !!! _ à sa mère,

celle-ci démontant avec une verve assez réjouissante _ oui ! _ le « romanesque » de l’aviation dans lequel son mari a « donné«  _ elle, se chargeant de faire « tourner«  au quotidien, et sur terre, pas dans les airs, la vie de la famille (c’est-à-dire leurs cinq enfants, puis les nombreux petits-enfants qui trouvèrent en elle, et chez elle, un appui solide éminemment concret) !.. :

« elle élevant seule ses cinq enfants et quelques uns des enfants de ses enfants, tandis que lui était à des milliers de kilomètres, il ne fallait pas escompter d’elle qu’elle fasse l’éloge de l’aéronautique«  ; ayant, pour son lot de mère de famille (le plus souvent « vierge et sainte« , dit même quelque part son fils…) _ et cela dit de sa part à elle sans la moindre nuance d’acrimonie, mais avec un immense humour : c’est une formidable généreuse ! _ « la routine des repas, des courses, des lessives, des bulletins scolaires qu’elle signait, des sorties de classe qu’elle accompagnait, la trop grande propriété qu’ils avaient achetée sur les bords de l’Yonne et qui lui donnait encore plus de tracas, avec le jardin à entretenir, les déjeuners de famille à préparer, et des tablées chaque fois dignes d’un banquet de communion solennelle« , page 549 _,

au point de célébrer _ lui, l’auteur, et son fils, Philippe _ magnifiquement la distance ironiquement lucide et très perspicacement réaliste (et pratique) de son intelligence et de sa générosité !

Lui, Philippe, page 543 :

« me disant donc que je devais rendre _ à chacun des deux : et à son père, disparu, et à sa mère, toujours vivante ; et cela par l’écriture même de ce livre ! qui est une offrande (gracieuse) !.. _ ce que j’avais reçu :

de lui,

le signe qu’à la naissance il avait tracé sur mon front ;

d’elle,

l’histoire avec laquelle, depuis l’enfance, elle m’avait accompagné dans le noir de la nuit.

Pas pour acquitter une quelconque dette. 

Car la mort délie de toute obligation et rend blanches les pages sur lesquelles s’inscrit la comptabilité éphémère du temps.

Mais simplement afin de me débarrasser enfin et à mon tour _ par l’écriture de cet immense livre-offrande, qu’est Le Siècle des nuagesde l’encombrant fardeau _ tant qu’il n’est pas posé, donné, offert, livré ! _ d’une vérité vide, sans objet ni usage » _ puisqu’il revient, et seulement, à chacun de personnellement et singulièrement « faire« , à son corps défendant seulement, et quand le temps y vient, seulement aussi (= ni avant, ni après !), son expérience, propre, et du temps, et de la vie.

Et chacun qui atteint « le milieu de sa vie« , ou à peu près _ soit aux alentours des quarante ans… _, passe par de semblables questions, sans pour autant avoir toujours autant le talent _ rare ! et que j’admire personnellement beaucoup, beaucoup !de penser et d’écrire de Philippe Forest.

Même si je ne partage pas la vision de ce que lui nomme le « long, amer et inexpiable chagrin de la vie« , page 194 ; mais préfère ces (et ses) mots, en conclusion de la visite _ celle-là même que désirait accomplir son père ! et que le fils réalise, comme par procuration, pour lui ! Et c’est un épisode magnifique de ce grand livre !, aux pages 515 à 529 _, à Istanbul, des très belles fresques _ et elles m’ont, moi aussi, émerveillé ! Ce lieu est magique ! _ du Jugement dernier (en grec « Anastasis« …) à Saint-Sauveur-in-Chora,

donnant à regarder-contempler,

« risquant de nouveau _ après les regards sur « l’immense vaisseau de la nef«  spectaculaire de Sainte-Sophie ! _ le torticolis pour observer le détail des vastes fresques figurant le Jugement dernier«  au plafond de la chapelle annexe du Paracclésion, pages 523-524,

comment « le Christ triomphant prend par la main et tire de son cercueil à l’allure de navire ou de nacelle » Adam _ ainsi que Ève « flottant dans le noir _ bleuté ici, d’un bleu très sombre _ de la nuit, tandis que l’entourent la cohorte des élus et la troupe des réprouvés« , page 524.

Istanbul - Kariye Museum / Chora Church - Anastasis / Resurrection

 Anastasis / la Résurrection (à Saint-Sauveur-in-Chora, à Istanbul) :

Jésus relevant Adam et Ève du tombeau en les tirant par les mains

Et « soudainement, je parvenais à comprendre un peu mieux ce qu’une telle espérance avait pu signifier pour lui. Et en particulier au cours de ses dernières années où il s’était mis à considérer le vide _ décidément un amer de l’idiosyncrasie forestienne ! _ vers lequel il allait, avec davantage d’angoisse et de perplexité » ;

« la mort étant pour chacun ce néant _ infigurable, lui ? _ dont personne ne sait rien.

Si bien que toutes les fables qu’on s’en fait _ = tente, chacun, avec les uns ou les autres, de se figurer ? _,

dès lors qu’elles restent fidèles _ avec le moins de projections illusoires que l’on puisse… _ à la tragique et inexpiable déchirure du vrai,

se valent sans doute« …

Avec, encore, ces mots-ci de commentaire, de la part de l’auteur-narrateur, au participe présent, dans le même mouvement de réflexion, toujours page 524,

qui me rappellent _ et surtout annoncent ! dans le flux (normal) de la lecture du livre, pour le lecteur _ ce que Philippe Forest dira un peu plus loin, dans le décisif épilogue de son livre, cette fois _ conclusivement, donc _de ce qu’il désire, aussi, « rendre » _ en fait très simplement continuer, poursuivre : après (et d’après) elle… _, en action d’infini remerciement,

à sa mère :

« Chaque homme qui meurt à son heure méritant que l’on respecte les récits qui l’accompagnent dans le vide,

comme des paroles de rien _ et moi, je le savais bien _ l’escortant à la façon d’un enfant inquiet sombrant le soir dans son sommeil« .., page 524, donc.

Voilà !

« Les récits qui l’accompagnent dans le vide, comme des paroles de rien l’escortant

à la façon d’un enfant inquiet sombrant le soir dans son sommeil« …

À confronter avec ce que Philippe-le fils désire, donc,

et dans la mesure de ses moyens propres : ceux de l’écrivain, pas si « impudique » que cela qu’il est devenu !,

« rendre » ici aussi _ en ce « tombeau«  à son père _

à _ l’œuvre propre : de paroles ; en plus de sa personne à jamais vivante… _ sa mère :

« je devais rendre _ à chacun des deux : et le père, disparu, et la mère, toujours vivante, elle _ ce que j’avais reçu :

de lui, le signe qu’à la naissance il avait tracé sur mon front ;

d’elle, l’histoire avec laquelle, depuis l’enfance, elle m’avait accompagné dans le noir de la nuit« .

« l’histoire avec laquelle, depuis l’enfance,

elle m’avait accompagné dans le noir de la nuit » : voilà !

Mais, cela,

et pour lui maintenant _ en ce second versant, donc, de sa propre existence (de vivant-mortel) : passés les quarante ans… _,

dans toute la vérité, exigeante, qu’il pense, sans illusion _ sinon le moins possible… _ de fable, désormais, être la sienne :

par cette littérature,

moyen,

en _ et par _ ses longues phrases déployées, si souples, mais aussi si précises _ si probes et scrupuleuses, sans jamais la moindre lourdeur didactique : tant tout y est, d’un même mouvement, et poésie, et vérité ! par la pure grâce de son magnifique et si juste style ! _, dans la diaprure presque infinie

tant des nuances des précisions données,

que du souffle sien, long, beau et tranquille,

instrument _ artistique, mais pas technique…d’une approche sans fard _ mais pas tout « impudique » : seulement « vraie » ! _ de la réalité ! « rendue« , ainsi, en toute la richesse diaprée et juste de sa complexité…

C’est sans doute cela que Philippe Forest,

à côté du goût et des nuages et de la liberté (qu’il doit à son père),

doit à sa mère : sa vocation d’écrivain ;

et d’écrivain du vrai,

dans la vérité forte et belle, puissante

du déploiement de ses nuances diaprées :

par-dessus les fables mêmes _ et figures _ qui l’ont _ durablement _ nourri et formé…

Répondant ce matin à un courriel de mon ami Bernard Plossu,

voici ce que je lui disais à ce propos, et au passage _ il faut partager les bonnes choses ! _,

du Siècle des nuages de Philippe Forest :

De :   Titus Curiosus

Objet : « Le grand Bernard Plossu » + un grand livre sur l’expérience
Date : 28 octobre 2010 05:50:38 HAEC
À :   Bernard Plossu


Merci de ce texte en effet bien intéressant _ je le donne plus bas en post-scriptum…

Et qui te situe à la place
de référence _ sans didactisme aucun _
que ta seule liberté et probité
t’a donnée, sans rien rechercher de cet ordre (les places…),
puisque tu ne te soumettais (et continues de ne te soumettre…)
qu’à ta liberté et ta probité
face à ce que ton acte _ artiste _ de photographier
te donnait (et te donne : toujours !..)
face au réel, face aux autres,
dans le respect aimant de la seule beauté vraie
de leur altérité…
Soit une pureté.

C’est peut-être elle, cette pureté,
qui te fait à ce point unique…

Et cela, en un seul adjectif de ce texte,
même s’il n’est pas petit, ni mince (« grand » !)…

Thibaut Cuisset est en effet, aussi, un photographe de qualité…

J’utiliserai peut-être cela, à ma « façon« ,
dans l’article que je ferai _ voilà qui est fait ! du moins à moitié…

à propos des « 101 éloges »
quand j’aurai entre les mains et sous les yeux
un exemplaire du catalogue de l’exposition de Carcassonne.


Parfait, tout ça…

En ce moment, je suis dans la rédaction d’un article
sur le très très beau livre
d’un écrivain que, déjà, j’adore, Philippe Forest (l’auteur du sidérant « Toute la nuit » : à la NRf),
consacré à son regard sur la vie
passé « le milieu de la vie »
dans son rapport à ses parents, son père mort en 1998,
sa mère, née en 1922 toujours vivante et témoignante… :

ce livre superbe (de 556 pages : mais rien de trop ! ses longues phrases _ ce sont des paroles de pure confidence _ creusent en parfaite souplesse et justesse
_ liberté et probité sont aussi les mots qui me viennent pour l’écriture de Philippe Forest face au réel _
l’essentiel de l’humain ! et de l’intimité
_ c’est-à-dire du rapport le plus près et le plus vrai à l’autre _

s’appelle Le Siècle des nuages :
ou comment on se forme son expérience
en regardant vivre et vieillir (et mourir)
ses parents !


= son rapport au temps, autrement dit…

A lire, donc !

Même si on peut penser cela
un peu moins mélancoliquement que lui…

Bordelais, je suis un fidèle de mon voisin gascon Montaigne

_ et de son plus heureux « art de passer le temps«  : au final des Essais, dans le décisif et sublime (!) essai conclusif (III, 13), De l’expérience... _,

pour ce qui me concerne ;


Forest, de filiation bourguignonne

(Mâcon _ mais aussi le Forez, la Franche-Comté, la Bresse, le Jura : bref, l’est de la France (cf ton propre, si beau, Versant d’Est !) ; le soleil s’y couche plus tôt que du côté de notre Atlantique… _),

est lui parisien _ comme le Baudelaire des « nuages, les merveilleux nuages« 


Ce sont probablement les lumières diverses de nos contrées
qui marquent notre vision
_ faisant beaucoup de notre regard
sur le visible…


Merci de cet envoi !

Titus


Voici donc aussi l’envoi de Bernard Plossu,

d’un texte qu’un ami lui a adressé :

un ami m’envoie ça

b

—–E-mail d’origine—–
De : Ami
Envoyé le : Jeudi, 28 Octobre 2010 0:32
Sujet : ELOGES DE MAGALI JAUFFRET A BERNARD !

À :   Bernard Plossu

Voici des éloges de MAGALI JAUFFRET ! A ton égard !

CULTURE –  le 26 Octobre 2010
culture
Thibaut Cuisset, l’épure d’un paysage sans exotisme


Le photographe expose «Campagne française» à l’académie des Beaux-Arts et « Syrie, une terre de pierre » à la galerie des Filles du Calvaire.

Dans La modification, Michel Butor décrit les paysages qui défilent derrière la fenêtre du train comme des « paysages intermédiaires ». Ce sont ceux-là qui intéressent Thibaut Cuisset, 52  ans, lauréat de la 3e édition du prix de la photo de l’académie des Beaux-Arts. Grâce à ce prix, ce photographe, qui occupe une place singulière, respectée, a déambulé dans les plaines et moyennes montagnes de Haute-Loire, de Lozère, du Cantal, de l’Allier. Auparavant, il avait arpenté le pays de Bray pour le pôle image de Haute-Normandie et la Syrie pour son centre culturel français.
Son œil, formé aux images d’Antonioni, de Pasolini, de la nouvelle vague, à la manière dont ces derniers filmaient les arrière-plans, les lumières en extérieur, a scruté ces lieux antispectaculaires que l’on regarde peu, que l’on dit à tort « sans qualité », mais qui font une campagne encore bien vivante, en évolution constante. « À l’heure où l’on regarde la planète de manière globale, c’est sur le local que je voudrais me pencher, explique Thibaut Cuisset. Car je pense qu’affirmer la singularité de toute terre, c’est aussi s’interroger sur notre monde. »

Le règne du noir et blanc

Les rares photographes français qui, comme le grand Bernard Plossu, s’intéressent au paysage, cette construction faite de représentations, de valeurs, de repères culturels, partent avec un handicap. Bien sûr, il y a eu les grandes missions initiées par l’État et les institutions pour « encourager à la culture du paysage en France » et auxquelles restent attachés les noms de Jean-Louis Garnell, Pierre de Fenoyl, Raymond Depardon, Sophie Ristelhueber… Mais en France, on ne peut se revendiquer d’une lignée comme, par exemple, en Amérique. Partant en terra incognita, Thibaut Cuisset s’est donc lancé, en plein règne du noir et blanc, en pleine emprise de la photo humaniste, le défi de traduire l’éblouissement, l’aveuglement des lumières du Sud.

Du Maroc à la Namibie et à l’Australie, il a voyagé, pratiquant l’errance, s’imprégnant des lieux, absorbant leurs vibrations, s’arrêtant dans la banlieue romaine de Nani Moretti ou dans le Japon d’Ozu. Là, comme dans les campagnes françaises, comme en Syrie, où sa vision des ruines tranche, il a choisi des paysages qui n’apparaissent pas seulement en toile de fond du geste de l’homme, qui ne sont pas davantage des idéaux bucoliques de la nature.

Sans État d’âme ni pathos

Pour choisir ces lieux, Thibaut Cuisset a besoin que soient articulés un sujet, une lumière (très haute) et des couleurs (douces, en demi-teintes). C’est alors par « un travail d’élimination et d’épure » qu’il cherche à représenter « l’essence du paysage où ni l’anecdote, ni l’exotisme, le pittoresque ou le pathos n’ont leur place ». « J’essaie, explique-t-il, de procéder sans trop bouleverser l’ordre des choses, sans y projeter mes états d’âme, sans excès de signature, ni de style ». Mais il ajoute : « En même temps, c’est moi qui photographie. Or, je suis quand même davantage dans le percept (ensemble des sensations et émotions survenant à celui qui l’éprouve _ NDLR) que dans le concept ».

Aux termes d’un processus sensoriel et esthétique certainement aussi saisissant que le fameux instant décisif d’Henri Cartier-Bresson, son image de paysage à la chambre est à la fois objet documentaire, plastique et poétique. Une façon rare de renouer avec l’expérience directe du paysage…

« Campagne française », exposition à l’académie des beaux-arts, dans le cadre du Mois de la photo. Au 23, quai de Conti, Paris 6e, Jusqu’au 17 novembre.
« Syrie, une terre de pierre », galerie des Filles du Calvaire, 17, rue des Filles-du-Calvaire, Paris 3e, jusqu’au 6 novembre.
« Une campagne photographique, la boutonnière du pays de Bray », 64  pages, 27  euros, Filigranes  éditions, 2009.

Magali Jauffret

Et pour finir,

le souvenir encore ébloui _ j’avais dix ans ! _ de l’éblouissante découverte des fresques de la Résurrection de la chair, d’un autre très grand,

Luca Signorelli (Cortona, 1445 – 1523),

à la Capella San Brizio, du Duomo d’Orvieto (1499-1502) ;

dont voici encore, ultimement, une image _ éblouissante toujours !.. en son éclaboussement de blanc pur ! _,

quand

« Ils sortent de la mort comme l’on sort d’un songe« ,

pour reprendre la poésie si puissante, elle aussi _ autre souvenir, très intense encore, au lycée, cette fois, j’étais en classe de seconde ; mon professeur de Lettres était M. Alain Sicard… _, d’Agrippa d’Aubigné,

en ses « Tragiques« .

Voici l’œil de Signorelli,

celui-là même

qui, l’été 1502 _ comme le narre Vasari en ses Vies des peintres célèbres_ osa saisir les traits en voie de rigidification, déjà, par la mort (de la peste), de son fils Antonio… :

http://www.casasantapia.com/images/art/orvietolsignoresurr700.jpg

Luca Signorelli, Capella San Brizio, Duomo, Orvieto

L’événement de la mort de son fils était advenu chez lui, à Cortone, cet été-là, de 1502 ;

le père

venait à peine de terminer les fresques d’Orvieto (1499-1502)…

Titus Curiosus, le 28 octobre 2010

magnifique Dominique Rabaté sur le roman au XXème siècle à l’heure (« moderne ») de la décadence de la grandeur et de la défaillance des modèles (Saints et Héros) dans l’apprentissage (ou formation) du sujet « commun » (tout un chacun)

08mai

Magnifique conférence de présentation de son magnifique essai de « méditation » littéraire : Le Roman et le sens de la vie (aux Éditions José Corti)

de Dominique Rabaté, hier soir, vendredi 7 mai 2009, dans les salons Albert-Mollat,

en présence d’un public (de « lecteurs » amoureux de la « lecture de romans« , vraisemblablement…) nourri, amical

_ pas seulement, et même loin de là, composé de collègues (universitaires) : en fonction, certains, ou émérites, d’autres ; même si nombre d’entre eux étaient présents et n’ont pas manqué d’intervenir dans la séance (plus ou moins rituelle) des questions au conférencier, ensuite… _,

en présence d’un public attentif et tout à fait alléché, incontestablement,  par ce propos du conférencier d’éclairer ce genre de « lecture » (= la lecture de romans !) aujourd’hui si vivant, pour les « lecteurs » que nous (presque tous) sommes

_ vivant, chacun, notre existence subjective particulière,

séparée de celle des autres

(et par là plus ou moins solitaire, en sa « banalité«  commune partagée, aussi : les deux en même temps…),

voire singulière

(qui sait ? cf ici l’important cruciale de la « question« , pour « tout un chacun«  d’entre nous, en effet, du « sens de la vie«  pour lui, et pour nous, quand nous ne sommes pas aussi « auteurs«  de quelque « œuvre« ),

au premier chef, si je puis dire… ;

pour « tout un chacun«  qui sait et aime lire, du moins !!! cela va-t-il durer, à l’heure et ère (concurrentielles peut-être) des « images« , dont celles, mouvantes désormais, du cinéma et autres vidéos de diverses sortes : jusque sur le blog des libraires de la librairie Mollat !!!!

….

vivant, chacun, notre existence subjective particulière, donc,

en « lecteurs de romans«  tout particulièrement, en effet !

de romans davantage que d’autres genres de livres (et même de récits : la biographie, l’autobiographie, le journal intime, etc.), veux-je dire… _,

plus que jamais en 2010 :

d’où l’affluence et la vive curiosité à cette conférence vendredi soir

_ le podcast dure 65 minutes : il est passionnant ! et éclaire « magnifiquement«  ! le livre _

pour cet essai (méditatif, analytique et questionnant, plus encore…) de Dominique Rabaté : Le Roman et le sens de la vie

Le roman est devenu _ du XVIIIème au XIXème siècles _, puis est resté _ au XXème siècle ; et aujourd’hui aussi ;

même si c’est selon certaines variantes : qu’il appartient à l’essayiste, précisément, les distinguant, d’analyser (ou démonter) avec précision en leur détail (qui nous éclaire !) et dynamique ;

et nous faire, à notre tour (en « lecteurs d’essais«  alors : une spécificité un peu française, peut-être…), méditer… _,

le roman est devenu, puis est resté

en effet,

le genre littéraire rencontrant

_ auprès des lecteurs que nous sommes aussi très largement devenus en ces siècles (d’imprimerie et d’édition de livres de papier ; cf ici, par exemple, les travaux de Roger Chartier ; ou sa leçon inaugurale au Collège de France Écouter les morts avec les yeux… ; ou de Robert Darnton : cf par exemple Bohème littéraire et révolution _  le monde des livres au XVIIIème siècle…) _

le maximum de succès : il est loin, bien au contraire, de se démentir aujourd’hui ;

même si ce n’est pas nécessairement proportionnellement _ encore faut-il savoir ou apprendre à l’« évaluer«  ! _ à la qualité (du produit ; ou œuvre ! soit ici le roman !) :

sinon, c’est le temps et la postérité (= d’autres que soi ; ou du moins de « médiateurs » (instituteurs nécessaires) de son propre juger ; qui doit se former…) qui effectuent le tri (qualitatif : entre ce qui se périme, vite _ de plus en plus _, et ce qui demeure et reçoit la « reconnaissance » _ autorisée… _ de la valeur « littéraire » ; les lecteurs peu à peu finissant, et en masse, par s’y rallier (le reste de la production étant devenu caduc) à un peu meilleur escient ;

mais en attendant cette sélection qualitative médiatisée par des lecteurs compétents _ un tout petit nombre, comme a l’habitude de le dire à l’envi Jean-Paul Michel _

les romans, même de faible qualité, se lisent, s’achètent (et se vendent !) : selon des fonctionnement grégaires le plus fréquemment (cf les listes _ quantitatives, elles _ de best-sellers) :

comment se repérer, pour le lecteur encore inexpérimenté, ou débutant : mais chacun l’est, et à chaque fois, face à un auteur (ou un livre) inconnu de lui, et non précédé d’une réputation !

_ ici Jean Laurenti, modérateur de la conférence, demande très judicieusement à Dominique Rabaté de lire à haute voix un très beau passage du livre (aux pages 104-105 du Roman et le sens de la vie) explicitant lumineusement, et avec ses effets synthétisés, la distinction que celui-ci venait de faire en sa conférence entre deux concepts d’« expérience«  : celui d’Erlebnis et celui d’Erfahrung :

Dominique Rabaté avait introduit cette distinction significative, dans son essai, page 35, à propos de la géniale « lecture » par Walter Benjamin, en son article intitulé Le Conteur, (cf l’édition Œuvres III parue dans la collection Folio Essais en 2000) du « récit«  (ainsi le qualifie lui-même Walter Benjamin, plutôt que « roman« …) tel que le pratique Nicolas Leskov… : je cite le texte de Dominique Rabaté, à la page 35 :

par ce terme de « récit« , Nicolas Leskov « désigne l’art artisanal du conteur qui sait, par ses histoires, donner de sages conseils, transmettre une morale pratique, une expérience partageable par une communauté _ d’auditeurs-écouteurs assemblés en un même lieu et au même moment ; pas de lecteurs d’un écrit… _ que le mot allemand de « Erfahrung » recouvre. Cette communauté se réunit sous l’autorité de la mort _ c’est elle (et sa menace) qui plane(-nt) sur la « question«  lancinante et vrillante, ici, du « sens de la vie« , en effet ! tant pour le cas de La mort d’Ivan Ilitch que pour celui de Voyage au phare de ces deux mélancoliques que sont, au moins en l’écriture de ces deux « romans«  ici analysés, aux parties II et III de cet essai, et Léon Tolstoï et Virginia Woolf… _, ou plus exactement du sage mourant mais encore apte à léguer aux siens son savoir.

La réflexion de Benjamin prolonge d’autres études où il a insisté sur l’idée _ = sa thèse _ d’un appauvrissement de l’expérience _ subjective, personnelle ! _ dans les sociétés modernes, sociétés du journalisme, de la guerre et de la massification _ dépersonnalisante et désingularisante par là…

Pour lui, l’Erfahrung se meurt _ voilà ! est détruite, saccagée ! _ et laisse place à une expérience intransmissible, privée _ qui est, elle, du registre de l’Erlebnis (terme que l’on traduirait en français par expérience vécue, ou expérience individuelle _ = non reçue ni formée collectivement ; et expérience personnelle, par là. Giorgio Agamben a brillamment relayé ses thèses dans son livre Enfance et Histoire _ dont le sous-titre est « Destruction de l’expérience et origine de l’Histoire« …

Dominique Rabaté cite aussi, page 36, le travail, qui creuse la pensée de Benjamin encore plus loin, de Carlo Ginzburg dans Traces : Racines d’un paradigme indiciaire...

(cf pages 37-38 : « le roman, loin de simplement entériner la disparition de ce type de connaissance indiciaire _ qu’étaient les savoirs de la chasse, de la cuisine, de l’intuition psychologique que « les traités scientifiques peuvent malaisément codifier«  au XVIIIème siècle, page 36… _ devient aussi le lieu où les recueillir, où leur donner leur singularité selon les cas, les contextes, les arrière-plans que le romancier peut recréer. Je dirai donc avec Ginzburg (…) que l’Erfahrung continue d’entretenir des liens riches et subtils avec l’Erlebnis. J’ajouterai que le succès du roman à l’âge bourgeois lui vient aussi de cette mission historique : se faire l’écho et le relais _ oui ! _ des pratiques indiciaires de la connaissance au moment où celles-ci perdent leur utilité ou leur prestige social _ surtout _ contre les sciences et le savoir académique » : c’est superbe de lucidité !..) ;

et je signale, au passage, aussi, que leur traducteur (tant pour Carlo Ginzburg que pour Giorgio Agamben), de l’italien au français, Martin Rueff, sera présent

(ainsi que le très grand Michel Deguy en personne : pour son La Fin dans le monde aussi… ; de Deguy, lire en priorité son sublime « Le Sens de la visite« …)

mercredi 12 mai prochain dans les salons Albert-Mollat, à 18 heures,

pour présenter son (immense et magnifique !) essai d’analyse et synthèse de la poétique de Michel Deguy : Différence et identité _ Michel Deguy, situation d’un poète lyrique à l’apogée du capitalisme industriel ;

cf, sur lui, mon article sur ce blog du 23 décembre 2009 dernier : « la situation de l’artiste vrai en colère devant le marchandising du “culturel” : la poétique de Michel Deguy portée à la pleine lumière par Martin Rueff«  ;

fin de l’incise… _

comment se repérer, pour le lecteur inexpérimenté _ en lecture, ici ! _

dans la foule de ce qui est proposé par le marché de l’édition ? et sur les étals des librairies ?..

Même si le propos de Dominique Rabaté, avec ce « petit livre« , a-t-il dit à plusieurs reprises _ l’essai comportant 112 pages _, n’était ni historique, ni « totalisant«  : il y faudrait une autre longueur (mais pas forcément ampleur d’analyse : celle-ci est déjà extrêmement sensible ici !) pour embrasser de son éclairage tout le genre, et en toute son histoire (depuis les romans de l’antiquité gréco-latine ; puis ceux de l’époque médiévale ; etc.),

c’est cette dimension d’historicité même qui m’a,

personnellement,

particulièrement intéressé

et m’a paru des plus « éclairante« …

Aussi ai-je pensé alors, en écoutant parler Dominique Rabaté aussi (un peu) sur ces considérations historiques _ ainsi que de philosophie « appliquée« … : davantage en cette conférence (d’une heure) qu’en son livre, dense et assez ramassé (en 112 pages)… _ ,

au travail « explorateur«  _ fascinant ! _ de Marthe Robert, en son L’Ancien et le nouveau (lu à sa parution aux Éditions Grasset, en 1963 : j’étais en classe de Première : et la « réflexion » sur la littérature me titillait ; lecteur boulimique et exigeant que j’étais depuis un bon moment déjà…), d’un côté,

et, sur un tout autre plan, à celui tout récent

_ cf mon article du 30 décembre 2009 : « Le devenir de la “langue littéraire” en France de 1850 à aujourd’hui : un admirable travail pour comprendre ce qui menace de mort l’exception (culturelle) française et les “humanités”« ... _

de l’équipe réunie par Gilles Philippe et Julien Piat pour leur très riche et instructif La langue littéraire _ une histoire de la prose en France de Gustave Flaubert à Claude Simon, aux Éditions Fayard,

à adjoindre aux références données (et discutées à la conférence, davantage qu’en son essai, court et intense, donc !)  par Dominique Rabaté lui-même en son livre,

qui ont servi à sa « méditation » _ et enquête _ littéraire sur ce volant précis-ci de la littérature

d’interlocuteurs, de stimulants,

ou d’abord de départs ou bases de sa réflexion et analyse,

ou parfois aussi de repoussoirs, à surmonter en quelque sorte :

La Pensée du roman, de Thomas Pavel,

L’Art du roman, de Milan Kundera,

La Bonne aventure _ Essai sur la « vraie vie », le romanesque et le roman, de Bernard Pingaud,

Nouveaux problèmes du roman de Jean Ricardou ;

ou, aussi, les désormais classiques La Théorie du roman de Georg Lukacs

et Mimesis d’Erich Auerbach…

Dominique Rabaté s’est référé aussi, bien sûr, à son essai précédent Le Chaudron fêlé _ Écarts de la littérature, paru aux Éditions José Corti, déjà, en 2006…


Et il se réfère aussi au passionnant L’Anneau de Clarisse _ Grand style et nihilisme dans la littérature moderne du grand Claudio Magris,

page 34 du Roman et le sens de la vie :

le sous-titre de ce recueil d’essai de Magris _ Grand style et nihilisme dans la littérature moderne _ est déjà bien éclairant sur l’axe d’enquête ici de Dominique Rabaté. Comme j’y souscris !!! 

Pour ma part,

j’interprète le regard de Dominique Rabaté ici sur le roman moderne et la « question » du « sens de la vie« 

comme affinant _ et assez considérablement... _ la dés-héroïsation des Temps modernes (depuis la Renaissance ; cf aussi François Hartog : Régimes d’historicité)

qui s’amplifie à partir de Flaubert

_ c’est un mot à George Sand de Flaubert, dans une lettre (de la fin décembre 1875) de leur échange assez suivi de correspondance, que Dominique Rabaté a choisi de mettre en exergue de son essai : Le Roman et le sens de la vie :

« Il me manque « une vue bien arrêtée et bien étendue sur la vie » _ reprend-il à sa correspondante. Vous avez mille fois raison ! mais le moyen qu’il en soit autrement.« 

Pour l’ambition de vérité (du roman : sur la vie) de Flaubert,

« la bêtise«  est bien toujours « de conclure«  !..

et de figer… _

et s’épanouit dans les diverses et variées à l’infini, en leur diaprure, Vies minuscules _ à la Pierre Michon, si l’on veut : Dominique Rabaté l’a reçu il n’y a guère, en ces mêmes salons Albert-Mollat… _ que nous offrent, en effet, les (grands) romanciers (dés-héroïsant) du XXème siècle (et des progrès de son nihilisme) ;

celle _ dés-héroïsation _ sur laquelle avait déjà commencé à ironiser l’humour noir ravageur et polyphonique de Cervantès en son Don Quichotte

Avec divers paliers en ce processus non régulier ni mécanique, certes :

Le Roman bourgeois de Furetière ;

Flaubert _ de L’Éducation sentimentale à Madame Bovary (ou l’« hystérie de la vie à soi« , selon la formule de la page 29 : « Une vie à soi ? celle des livres et des clichés« , ici… ; et Dominique Rabaté : « depuis les années 1850, la culture de masse a encore accentué cette tension entre prétention à l’originalité et conformisme« …) et Bouvard et Pécuchet : quelle odyssée !.. _, un maître du rendu de ce processus (mélancolique) :

et puis,

et que voici tout spécialement analysés ici, en cet essai-ci _ magnifique ! un essai doit-il donc être purement « académique » ?.. _, par Dominique Rabaté,

aux partie II, « La Leçon de la mort« 

et partie III, « L’Irrémédiable et l’inoubliable » :

La mort d’Ivan Ilitch de Tolstoï

et Vers le phare de Virginia Woolf :

la traduction préférée par Dominique Rabaté est celle revue par Magali Merle de l’édition la Pochothèque, en 1993, des Romans et nouvelles ; la traductrice proposant Voyage au phare pour son titre…


Un travail passionnant pour le lecteur aussi ;

à relier, pour moi, à l’histoire _ éminemment philosophique ! _ des avatars du sujet en la modernité et post-modernité (et nihilisme : cf Nietzsche…),

comme on voudra.

Le banal dés-héroïsé d’un sublime qui se « désenchante« 

à une certaine vitesse et selon diverses accélérations ou décélérations _ cf Max Weber ; et puis Marcel Gauchet : Le désenchantement du monde _,

mais non sans susciter des aspirations (idéalistes ?) à un ré-enchantement ;

pas trop donquichottesque ;

ou du moins, plutôt à la Cervantès l’auteur bourré d’humour

qu’à la Don Quichotte, le chevalier à la triste figure, son personnage qui meurt à la fin désenchanté…


Titus Curiosus, ce 8 mai 2010

Elisabetta Rasy sur le juste et beau « Alberto Moravia » de René de Ceccaty : dans Le Monde, ce jour !

19fév

Alors que je suis en train de lire

cette passionnante suite à l' »Entre nous«  _ paru en traduction française, aux Éditions du Seuil, en 2004 _,

qu’est « L’Obscure ennemie« ,

de mon amie romaine Elisabetta Rasy,


voilà que je découvre à l’instant, en lisant le supplément littéraire du vendredi du « Monde« ,

un superbe article d’Elisabetta,

sur ce romain éminent,

que fut,

qu’est,

Alberto Moravia…

Voici ce très bel article, sous la plume si fine, élégante et justissime, d’Elisabetta Rasy : « « Alberto Moravia », de René de Ceccatty : un mélange d’extrême vitalité et de mélancolie«  

_ avec mes farcissures ;

telle une conversation entre nous, même à distance : Elisabetta à Rome, Titus Curiosus à Bordeaux…

  « Alberto Moravia », de René de Ceccatty : un mélange d’extrême vitalité et de mélancolie

LE MONDE DES LIVRES | 18.02.10 | 11h05

C’est au matin du 26 septembre 1990, dans sa salle de bains, alors qu’il était en train de se raser, de bonne heure comme toujours, qu’Alberto Moravia est mort. Une chute, une mort rapide. Personne ne s’y attendait. Il était dans sa 83e année, mais paraissait fort, actif, inépuisable tel un jeune homme. Malgré des douleurs à la jambe, il venait de faire un voyage en Irlande. Toute sa vie, d’ailleurs, avait été une invitation au voyage. Notamment à partir de 1924, lorsqu’il avait rejoint, en ambulance et wagon-lit, le sanatorium _ un point crucialement basique de la vie, pour cette biographie _ de Cortina, au milieu des merveilles dolomitiques _ certes ! un cirque plus que grandiose, éblouissant, de cimes plus magnifiques les unes que les autres s’élançant en une précipitation diabolique en une compétition à l’assaut du ciel ! C’est là _ plâtré, alité, souffrant de sa tuberculose osseuse _ qu’il devait _ lui _ devenir non seulement définitivement adulte, mais définitivement écrivain _ formulation magnifique !

Dans la complète et audacieuse _ et je prends bien note de ces deux adjectifs, chère Elisabetta _ biographie qu’il lui consacre _ « ALBERTO MORAVIA« , en 678 pages… _, René de Ceccatty (1) avoue qu’il n’est pas simple d’écrire l’histoire d’un homme _ un écrivain _ qui a toujours professé sa détestation du passé _ comme si celui-ci le plombait !.. Mais, plus encore, le problème véritable, c’est ce « mélange d’extrême vitalité _ oui ! _ et de mélancolie » _ voilà ! se combattant sempiternellement, jusqu’à la chute brutale finale… _ qui caractérisait l’homme et l’écrivain. Un mélange qui aura hanté _ oui… _ sa vie comme son œuvre, engendré des malentendus, des haines même _ certes _, et émaillé son écriture partout où celle-ci s’est manifestée : romans, théâtre, cinéma, journalisme, essais, discours politiques, poèmes plus ou moins cachés… _ soit une clé…

Sauf brièvement dans sa jeunesse, Moravia ne vécut jamais à l’étranger. Mais il voyageait beaucoup. Ses mouvements avaient la précision géométrique d’un compas : une pointe appuyée sur Rome, l’autre bougeant dans l’espace : Chine, Bolivie, Japon, Etats-Unis, Inde, Russie, Londres, Paris et, finalement, l’Afrique _ avec retour. Le monde, c’était le voyage : l’autre _ c’est crucial ! _, le regard qui se détend _ en s’éloignant de sa base, de son centre : de sa boîte d’enfermement… _, le plaisir de la distance _ oui : celui du dépaysement ; ou du dé-centrement : le goût de la découverte d’une altérité un peu « vraie«  ; pas trop touristique, seulement, probablement… _, le devoir de témoigner _ aussi : de la réalité « vraie«  du monde ; et du « comparatif«  qu’il offre… ; soit une forme, mais détendue, d’un relatif « engagement«  : celui du « témoin«  qui s’essaye à la justesse du regard, peut-être… ; mais sans didactisme ; ni componction ; surtout pas !.. _, la fin de l’obsession, surtout _ « Ossessione » est aussi le titre d’un film, et majeur, de Luchino Visconti, en 1943… L’obsession, c’était Rome _ voilà ce que nous apporte ici Elisabetta, romaine aussi… _, la ville de sa famille _ mais aussi de La Famille _ voilà ! _ en tant que structure _ un concept magistral ! _ de désir et de pouvoir _, la ville de la politique italienne, la première qu’il ait connue, c’est-à-dire le fascisme. Et le fascisme pour Moravia n’était pas seulement _ voilà, voilà ! _ ce mouvement politique enfermé _ et enfermant ! plombant ! _ dans _ déjà trop longues, certes _ deux affreuses décennies _ pour nous qui le regardons de l’extérieur, de France, en l’occurrence ; le « fascisme« , et sans pratiquer de douteux amalgames (bêtes !), n’est donc peut-être pas, et loin de là, même, terminé, en Italie : même si Elisabetta ne va, certes pas (!), le dire ainsi ! oh non ! elle est toujours très discrète ! même si elle est parfaitement claire à qui lit un peu attentivement !!! _ : c’était le conformisme _ cf le roman presque de ce titre d’Alberto Moravia : « Le Conformiste« , en 1951 ; suivi du film, très beau, aussi, qu’en tira Bernardo Bertolucci, en 1970 : avec (outre la beauté sidérante de Dominique Sanda) l’interprétation assurément marquante, dans le rendu de l’infinie complexité, de Jean-Louis Trintignant… _, le visage obscur, sordide, tenace _ oui ! _ comme une maladie virale du Genius loci italien _ nous voilà loin, bien loin, au plus loin, même, des clichés touristiques, autant qu’idéologiques ! courant nos rues… Merci, Elisabetta !

Revirements et métamorphoses

René de Ceccatty ne s’est pas découragé _ il a lui aussi, me semble-t-il bien, un tropisme romain _ devant ce mélange si particulier de mélancolie et de vitalité : il l’a défié _ en s’y confrontant en son livre même. Il n’a pratiqué aucun de ces raccourcis _ vulgarisateurs (à commencer par journalistiques) _, aucune de ces interprétations qui, a posteriori, expliqueraient tout _ par généralisations grossières ; par clichés ! _ de cette contradiction incarnée _ Elisabetta, romaine, et telle que je la connais un peu, pourrait probablement en témoigner un peu, elle-même _ que fut Alberto Moravia. Il n’a _ certes pas _ occulté aucune de ses parts d’ombre : sa froideur _ le mot secoue ! et pas que peu… _ devant l’assassinat de ses cousins Carlo et Nello Rosselli, abattus par des sicaires fascistes en 1937 en France où ils s’étaient réfugiés _ cela ayant bien des rapports avec le récit, je m’en souviens assez bien, du « Conformiste« , en 1951, donc… _ ; son antifascisme passif (l’expression serait de Mussolini lui-même _ tiens, tiens ! en quelles circonstances ? ce serait à creuser : merci, Elisabetta… _) qui le poussera _ lui, si physiologiquement antitotalitariste _ à chercher protection auprès de notables du régime ou directement chez le Duce _ ah bon !?.. Il n’a pas non plus cherché à rationaliser _ a posteriori ; cf ce concept chez Vilfredo Pareto, en son « Traité de Sociologie générale«  : « Les hommes ont une tendance très prononcée à donner un vernis logique à leurs actions », au § 154, pour être précis : un « vernis«  enjolificateur_ ses revirements, ses spectaculaires métamorphoses _ voilà _, comme son engagement tardif _ jusqu’aux sièges du Parlement européen _ après que Moravia eut toute sa vie contesté l’idée même de littérature engagée _ voilà ! _ et sans cesse fait profession _ littéraire, artistique : non idéologique ! devant la « critique« , et les medias… ; peut-être auprès de Jean-Paul  Sartre, même, qui aimait tant, lui-même, venir et séjourner longuement, régulièrement, année après année, à Rome (avec Simone de Beauvoir : ils réservaient la même suite d’hôtel ; ainsi que Claude Lanzmann, par exemple, le raconte en son « Lièvre de Patagonie« …) : Sartre et Moravia ont pu se rencontrer, voire dû se fréquenter à Rome, dans ses beaux cafés de la Piazza del Popolo, par exemple ; du moins j’ose le supposer : je n’ai pas lu encore cette biographie « « ALBERTO MORAVIA« «  de René de Ceccaty… _ d’antimilitantisme.

Non, ce que nous communique avant tout le biographe, c’est, qu’il s’agisse d’amour, d’écriture, de voyage ou de politique, à quel point Moravia aura été une grande figure _ libératoire ! _, non seulement de la littérature, mais de l’histoire du XXe siècle italien _ ce n’est donc pas rien, chère Elisabetta ! De tentatives résolues et renouvelées de « désenfermement«  de la décidément trop « conformiste«  étouffante Italie…

Moravia ne se voulait pas italien _ ah ! du moins foncièrement et d’abord ; plutôt fondamentalement un artiste ! en sa singularité non socio-historique ! ou non sociologique, si l’on préfère… _ mais, hasard du destin, il aura été _ intimement, en quelque sorte, tant comme homme que comme auteur, comme artiste _ impliqué _ comme René de Ceccatty le montre bien, en accordant beaucoup d’attention au contexte historique et à ses acteurs _ dans tous les événements, souvent dramatiques (ou tragiques), qui ont accompagné la naissance de la modernité italienne _ c’est important ! Son écriture en est comme le sismographe raisonné _ bien bel hommage à l’écrivain ; et aussi, par là, au biographe qui sait si bien le révéler ! Moravia avait _ à ses propres yeux _ deux missions : sauver la culture, et d’abord la littérature, unique objet de sa foi _ voilà ! Et, plus encore, sauver l’Italie, la sauver d’elle-même et des Italiens _ et ici, c’est l’accent (et la teneur) même de la voix, douce et discrète, mais claire, ferme et nette, de mon amie Elisabetta que je perçois très audiblement, sans jamais aller jusqu’à l’éclat… _, c’est-à-dire du conformisme _ et de son enfermement, comme dedans une boîte au couvercle de plomb ! un concept par conséquent crucial, que ce « conformisme« , en tout son œuvre ! pas seulement pour le seul roman de ce titre de 1951 ! _ qui mêle en un cercle infernal l’hypocrisie et la Mafia _ voilà ! d’où Emberlificoni : cf mon article du 12 décembre 2009 : « L’incisivité du dire de Martin Rueff : Michel Deguy, Pier-Paolo Pasolini, Emberlificoni et le Jean-Jacques Rousseau de “Julie ou la Nouvelle Héloïse”« , en hommage à Martin Rueff (qui partage son temps entre Paris et Bologne)…

Dans cette vaste entreprise biographique _ qui est loin de n’être qu’une histoire intellectuelle _ on l’entend bien _ de Moravia _, j’ai apprécié _ en témoin (et amie) privilégiée, à Rome même : le compliment, alors, n’est pas mince !!! _ beaucoup de choses : la richesse de la documentation, la lumière projetée sur des personnages ou des relations peu connus de sa vie, l’analyse de textes majeurs ou mineurs. Mais ce que j’ai surtout aimé, c’est le ton _ voilà _ du biographe qui ne cède ni à l’emphase de l’admiration ni à la froideur critique _ qui donne à « vraiment » approcher et peut-être connaître, donc… C’est le ton de quelqu’un qui s’interroge _ c’est ainsi que l’on avance en sa compréhension : cf Gaston Bachelard ; ou Karl Popper… _, toujours avec respect _ à distance adéquate _, sur ce qu’il découvre _ strate après strate _ dans ses fouilles _ patiemment. Le ton de la discrétion _ celui, aussi, d’Elisabetta elle-même ; et avec quelle élégance ! _ qui fut, malgré sa vie excessive _ c’est-à-dire passionnée (et non sans les tourments de contradictions sans résolutions tranchées définitives) _, l’une des plus séduisantes qualités de Moravia.


« ALBERTO MORAVIA«  de René de Ceccatty. Flammarion, « Grandes biographies« , 678 p., 25 €.…(1) René de Ceccatty collabore régulièrement au « Monde des livres« .

Elisabetta Rasy

Article paru dans l’édition du 19.02.10…

Un article très éclairant ; et pas que sur Alberto Moravia…

Sur l’Italie endémique, si j’ose le dire ainsi…

En attendant que je termine ma lecture de « L’Obscure ennemie » ;

j’en suis à la page 65 : le livre en comporte 130…


Titus Curiosus, ce 19 février 2010

Le souffle de la philosophe sur le monde : un appel fort de Thérèse Delpech (dans le Monde)

22nov

« Le déclin de l’Occident » : un texte fort de la philosophe Thérèse Delpech, ce matin sur le site du Monde ; et qui nous rappelle l’urgente nécessité de telles « mises en perspective«  _ civilisationnelles _, dans un univers médiatique atomisé en misérables micro-considérations, équivalant à un épais brouillard, par son insistant, répété, obstiné rideau de fumée, au fil des jours… et pour quels misérables profits de si peu nombreux (qui, de plus, se croient très malins : « après nous, le déluge ! » ; ou « la France… ton café fout le camp !« , dirent, en leur temps, rapporte-t-on, deux des maîtresses de Louis XV) ?!..

Voici l’article,

assorti, selon ma coutume, de quelque farcissures de mon cru : en forme d’amorce de « dialogue« 


« Le déclin de l’Occident« , par Thérèse Delpech

LE MONDE | 21.11.09 | 13h40  •  Mis à jour le 21.11.09 | 13h40

Le « thème«  _ oui ! et ce n’est pas une problématique ; cf le distinguo nécessaire (!) d’Elie During en sa conférence au CAPC le 7 avril 2009 (cf mon article) _ du « déclin de l’Occident » est utilisé de plus en plus fréquemment _ idéologiquement !.. _ par ceux qui cultivent à son égard ressentiment, désir de revanche, ou franche hostilité : c’est le cas de la Russie, dont tous les Occidentaux cultivés intègrent pourtant le génie artistique dans le patrimoine occidental ; de la Chine, qui attend son moment historique avec une impatience qu’elle a du mal à dissimuler ; ou du régime de Téhéran, dépositaire autoproclamé d’une mission d’expansion de l’islam dans le monde.

Quels que soient les arguments _ idéologiques ? pertinents ? _ utilisés par ces pays _ ou leurs dirigeants _, ils méritent qu’on leur fasse au moins une concession _ de « réalisme » ! _ : ils disposent pour étayer leur thèse de solides appuis ; et notamment de la répugnance croissante du monde occidental _ lui-même… _, États-Unis compris, à continuer d’être des sujets de l’Histoire _ ou la tentation du repli du soi (et son estomac) : et c’est cette situation-ci qui irrite l’auteur de l’article ; jusqu’à l’amener à prendre la plume (ou le clavier)…

En revanche, ces adversaires ignorent une chose aussi importante que ce qu’ils comprennent : le déclin est un des plus grands « thèmes » _ voilà : mais un « thème«  suffit-il à faire une « problématique«  ?.. _ de la culture occidentale, depuis le récit d’Hésiode « Les Travaux et les Jours » à l’orée de la civilisation grecque, jusqu’à l’ouvrage, médiocre celui-ci, mais beaucoup plus connu, d’Oswald Spengler au début du XXe siècle, « Le Déclin de l’Occident« .

Le fil du déclin court dans notre histoire comme un refrain lancinant _ quelles fonctions a donc la ritournelle ? (cf ce concept deleuzien : La ritournelle) _, qui n’est nullement lié à l’horreur du changement, dont le monde occidental a au contraire considérablement accéléré le rythme, mais à une véritable obsession _ à interroger ! et dans ses diverses « versions« _, qui est celle de la chute. Ce n’est pas simplement un héritage judéo-chrétien : avant la chute des mauvais anges du christianisme, il y avait déjà, dans la mythologie grecque, celle des Titans. Dans les deux cas, les héritiers de ces histoires conservent la mémoire d’une irrémédiable _ voilà ! _ perte.

Les versions philosophiques ou littéraires de ce « thème«  _ oui, oui _ sont innombrables : le « Timée » de Platon comprend le récit d’un temps circulaire où il n’est mis fin à la dégénérescence progressive de la création qu’avec l’intervention divine _ démiurgique. Avant Platon, Socrate avait dénoncé un des signes du déclin de la pensée avec la montée des sophistes _ Thrasymaque (dans « La République« ) ou Calliclès (dans « Gorgias« ) _ qui s’intéressaient beaucoup plus à la puissance qu’à la vérité _ un débat toujours, toujours crucial ! Au début du XVIIe siècle, John Milton donne de la lutte des anges une version si terrible dans « Le Paradis perdu » que Bernard Brodie choisira d’en retenir le récit pour introduire un de ses livres sur la bombe atomique.

A peu près au même moment, Miguel de Cervantès consacre son œuvre la plus importante à la nostalgie du monde de la chevalerie : la triste figure de Don Quichotte exprime la tristesse d’un homme qui ne peut pas vivre dans un monde où l’héroïsme et les aventures n’ont plus de place que dans l’imagination _ dévoyée de l’action efficace : cf là-dessus le beau livre de Marthe Robert : « L’Ancien et le nouveau«  Quand l’illusion est devenue impossible à soutenir, il meurt de mélancolie _ oui ! _ sous le regard désespéré de son fidèle Sancho, prêt à reprendre seul les folles entreprises de son maître.

Douze ans avant « Le Déclin de l’Occident » (1918-1922) de Spengler, Andrei Biely donne _ dans son grand « Petersbourg« _ une version beaucoup plus puissante de l’incendie qui commence à saisir le « monde d’hier « _ cf aussi celui, magnifique aussi (!), juste un peu plus tard, de Stefan Zweig_ au début du XXe siècle : « Les événements commencent ici leur ébullition. Toute la Russie est en feu. Ce feu se répand partout. Les angoisses de l’âme et la tristesse des individus ont fusionné avec le deuil national pour produire une horreur écarlate singulière. »

En somme, comme le disait Jacques Bainville, « tout a toujours très mal marché ». Les avenirs radieux, les lendemains qui chantent, ne sont que des épiphénomènes dans la culture occidentale, qui finissent d’ailleurs le plus souvent de façon catastrophique, ce dont témoigne amplement le XXe siècle. Comme quoi le pessimisme peut avoir du bon _ voilà ! C’est un avertissement _ une alerte ! à bons entendeurs, salut ! _ que peu de grands esprits _ voilà ! _ ont négligé _ mais les grands esprits se sentent comme de plus en plus esseulés, par les temps qui courent…

Même les auteurs dont on cite à tort et à travers les propos enthousiastes sur l’Histoire en ont souvent conservé précieusement une solide dose. Emmanuel Kant, par exemple, dont on vante volontiers le projet de paix perpétuelle, sans doute parce qu’il n’a jamais été aussi utopique et perdu dans le brouillard, affirmait _ en sa « Religion dans les limites de la simple raison« , en 1793 _  qu' »avec le bois tordu de l’humanité, on ne saurait rien façonner de droit« .

C’est une conclusion que les Européens ne sont jamais tout à fait parvenus à faire partager aux Américains, dont l’Eden semble manquer d’un acteur essentiel : le serpent. Cette absence est, si l’on peut se permettre cette expression, particulièrement frappante _ hélas ! _ dans l’administration Obama, qui ouvre les bras à tous vents, sans craindre les tempêtes ou même les mauvais courants d’air à l’abord de l’hiver. Le président américain devrait relire Herman Melville _ à commencer par l’immense  « Moby Dick«  _, qui, pour avoir de solides racines écossaises, n’en est pas moins un des plus grands écrivains que l’Amérique ait produit.

Certes, il y a dans le « thème » _ mou _ du déclin un risque évident : le découragement face à toute entreprise humaine, voire, ce qui est pire, une forme de complaisance _ oui : masochiste _ dans la chute, qui est, précisément, l’attitude du personnage de Jean-Baptiste Clamence dans l’œuvre de Camus qui porte ce nom _ en 1956. Tout le monde est coupable dans un monde où la chute est la règle et la rédemption un leurre. Il n’y a plus ni valeurs, ni hiérarchie, ni jugement possibles. La différence entre le meurtrier et sa victime est une affaire de perspective, comme l’est celle qui sépare le « bon » du « mauvais » gouvernement dont une _ justement _ célèbre fresque _ d’Ambrogio Lorenzetti, au Palazzo Publico _ de Sienne a représenté les caractéristiques. On peut se vautrer dans le déclin _ public et privé _ comme d’autres dans la fange et y trouver un certain confort : les choses sont ainsi, pourquoi s’en faire ?

Mais la force _ voilà _ du « thème«  _ en ce qu’il comporte, tout de même, de « problématique » ; et à cette condition sine qua non _ est celle du retour sur soi et de la réflexivité, qui permet de mesurer les erreurs, les fautes, et de porter un jugement sur l’engourdissement éthique _ expression importante ! à un moment de tétanisation face à la marée des corruptions (politico-économiques particulièrement) _ où le monde est plongé _ pour agir alors et dès lors en cette connaissance de cause-là ! Les peuples qui refusent de se pencher sur leur passé n’atteindront jamais la maturité historique. A bon entendeur, salut ! _ voilà !

Il y a là une vraie supériorité _ ah ! ce serait la bonne nouvelle de cette intervention, ici, de Thérèse Delpech ! _ des pays occidentaux, qui ont passé des décennies à tenter de comprendre l’abîme _ voilà ! _ dans lequel ils ont plongé, sur la Chine et la Russie, qui auraient pourtant matière à réflexion _ sans doute !.. Les Européens _ et sans (ridicule !) autosatisfaction ! _ ont, encore aujourd’hui _ mais pour combien de temps ? et lesquels d’entre eux ? Peut-on (jamais !) généraliser ?.. _, conscience de se trouver « au milieu des débris d’une grande tempête », comme l’écrivait Balzac _ dans l’« Envers de l’Histoire contemporaine« , en 1848… _ des rescapés de la Révolution française. Il suffit pour en témoigner de suivre la production cinématographique allemande _ ainsi que sa littérature, aussi ! Ou l’accueil fait (à Berlin) à un Imre Kertész, l’auteur du sublime terrible « Liquidation« 

La réflexion et le souvenir seuls peuvent donner la force _ voilà l’enjeu ! _ de reconnaître dans la violence et la désorientation _ un concept important, lui aussi…de l’époque _ oui : tel est le réel qui interroge !.. _ le prélude potentiel de nouvelles catastrophes _ soit ce qui nous menace tous bel et bien !.. Ils constituent même _ oui ! _ le premier pas _ voilà ! _ pour tenter _ par un sursaut sur soi (de nous tous ? ou seulement des dirigeants ?..) _ de les éviter. Si les massacres passés sont des sujets tabous, comment condamner _ au lieu de se lier les mains ! _ ceux du présent ? Si les liens de Pékin avec le régime de Pol Pot sont censurés _ oui _ au moment du procès des Khmers rouges, si le nombre des victimes de la révolution culturelle ne fait l’objet d’aucun travail sérieux _ oui _ en Chine, si les archives du goulag ou de la guerre en Tchétchénie doivent être protégées _ oui _ des autorités russes, que penser de l’attitude de ces pays _ maintenant _ à l’égard de massacres à venir ? _ certes !!! qui donc le remarque et s’en soucie réellement ??? Qu’est donc ? et où se situe ? le véritable « réalisme » ???

Certes, le retour sur soi, pour être nécessaire, n’est pas suffisant _ non plus : en effet !.. Le monde occidental doit encore affronter _ on ne peut plus activement… _ d’épineux problèmes : la disparition progressive des grandes questions qui ont agité l’esprit _ public : que devient-il, celui-ci ?.. où (dans quels marécages ou quels sables) est-il donc en train de s’évanouir et perdre ?.. qu’en est-il, même, des « démocraties« , aujourd’hui ?.. _ au profit des « puzzles » ou des « minuties » _ oui ! _ dénoncées par Karl Popper dès 1945 _ dans « La Société ouverte et ses ennemis«  _ traduit un rétrécissement _ suicidaire _ de la vie intellectuelle _ oui ! _ au moment précis où la possibilité d’éclairer _ voilà ! _ de nouveaux horizons a considérablement augmenté avec les moyens _ encore faut-il savoir au service de quelles finalités (ou ambitions) on (!) choisit de les placer, ces moyens-là !.. _ de communication contemporains ; la revanche du sacré _ sur le laïque _, avec un retour fracassant de la religion sous des formes violentes et destructrices _ se fanatisant… _, renvoie au vide spirituel _ le nihilisme (!!!) que dénonce la lucidité extrême de Nietzsche ; relire toujours le « Prologue » lucidissime d’« Ainsi parlait Zarathoustra«  _ de nos sociétés : elle ne rencontre d’ailleurs aucune autre réponse que celle des armes _ tristement faible « ultima ratio regum«  Le travail _ de problématisation, d’abord : à l’encontre des vains seuls « thèmes«  _ est à peine engagé sur ces sujets en Occident. Mais le don _ qui le donne ? qui le construit ? _ du souvenir _ cela s’élabore et se construit sérieusement : c’est aussi la tâche (et l’honneur !) du « métier«  d’historien _ est pour les peuples comme pour les individus le début _ déjà _ de la cure psychique. D’où l’intérêt _ somme toute ! et en pratique… _ du « thème » du déclin _ surtout s’il est correctement « problématisé » !..

Pour conclure donc, ce « thème » _ que vient « relancer » ici, avec brio, Thérèse Delpech… _ n’a pas pour fonction _ voilà la perspective foncièrement « pratique« , donc, de Thérèse Delpech ici… _ d’entretenir une culture crépusculaire _ mélancolique… _ ou d’annoncer sans trop de réflexion _ hélas : médiatiquement… _ l’avènement de l’Asie sur la scène mondiale. De quoi parle-t-on au juste en évoquant un ensemble géographique aussi disparate ? Et qui peut dire ce que cet avènement nous réserverait ? L’avenir nous paraîtrait moins profondément déstructuré _ voilà ! _ si nous tirions _ vraiment ! _ les conséquences _ on ne peut plus effectives _ d’une vérité toute simple : le seul moyen de participer _ oui ! _ à la réalisation _ oui ! _ d’un monde _ géo-politico-économique… _ plus stable _ n’est-ce qu’un euphémisme ? _ est d’en avoir _ d’abord ; et si peu que ce soit _ une idée _ puis, qu’elle soit, si possible, un peu « juste« 

Ceux qui disposent des meilleurs outils pour la produire _ cette « idée » d’un « monde plus stable«  : n’est-ce donc là qu’une expression euphémisée ?.. _ sont aussi ceux qui ont la conscience la plus aiguë _ oui _ du caractère tragique de l’histoire _ certes : avis à certains idéalistes américains ??? et affairistes à (fort) courte vue européens ??? Les grandes catastrophes du XXe siècle font partie _ oui ! _ de notre héritage. Nous sommes des êtres du déclin et du gouffre qui ont soif de renaissance et de salut _ qu’entend donc Nietzsche par le mouvement même du « surhumain » ? sinon cela même ?.. Beaucoup de peuples pourraient _ et devraient ; ou doivent… _ se reconnaître dans ce miroir _ et se donner peut-être aussi des dirigeants (à commencer par des chefs d’État ! ou de ce qui en reste… cf notre malingre « Europe« …) en cohérence avec cette lucidité-là!.. Que de chemin (politique et géo-politique, en particulier ; mais aussi dans l’organisation même du travail et de la société ; et de la vie des Arts et de la culture !) à faire !..

Thérèse Delpech


Politologue et philosophe, chercheur associé au Centre d’études et de recherches internationales (CERI) et membre du conseil de direction de l’Institut international d’études stratégiques (IISS), Thérèse Delpech a notamment écrit chez Grasset « L’Ensauvagement » (2005), « Le Grand Perturbateur : réflexions sur la question iranienne » (2007), et publiera en 2010 « Variations sur l’irrationnel« . ……

 

Une alerte essentielle :

merci !

Madame Thérèse Delpech…

Titus Curiosus, ce 22 novembre 2009

Survivre aux miasmes bordelais : après les trois M, Montaigne, Montesquieu, Mauriac, la vigne (rageuse) d’écriture d’Annelise Roux

29sept

Quel passionnant, singulièrement prenant autant que magnifiquement consistant et, plus et mieux encore, tellement juste (!), en même temps qu’infiniment poétique, récit de formation (et d’abord de « survie » !) parmi les tenaces et très persistants miasmes bordelais (ainsi que médoquains) vient de nous offrir là, en la maturité de sa quarantaine, la girondine Annelise Roux, avec ce très singulier « La solitude de la fleur blanche« , aux Éditions Sabine Wespieser !..

Sur le fond, sans doute un classique récit (romantique _ « la douleur transmutée en langage« , page 186 _ : mais à la Stendhal ; celui du « Rouge et le noir« , qu’elle cite, mais aussi d’un « Lucien Leuwen« , qu’elle ne cite pas, peut-être parce que, en ce roman inachevé, le héros ne finit pas, lui, à la différence de Julien Sorel, sous le couperet de la guillotine ; mâtiné d’un Rimbaud, celui d »Une Saison en enfer » : « j’explorais un certain nombre de gouffres« , page 188),

un classique récit, donc,

de « survie«  _ « guérir« , « cicatriser« , page 54 _ face aux « avanies«  (page 55) et divers « ratages » de la vie ;

et cela sur plusieurs générations :

« avanies » et « ratages » de ses parents (« rapatriés » d’Algérie transplantés en 1962, en un « exil mal résolu« , page 59, dans l’exotique « désert » de « cailloux » _ à vignes, il est vrai… ; et donc à vins _ médoquain ; et sans « terre qui pût être revendiquée« , page 15 : c’est-à-dire montrée, exposée : Annelise s’éprouvant, en conséquence de quoi, « privée de socle« , page 92… ;

et même « le petit pavillon pour lequel mes parents s’étaient crevé la panse fut bientôt happé par un de ces lotissements où la plèbe est parquée en des banlieues médiocres, alors même que la campagne est toujours là« , encore page 92 ;

et à propos de son père, page 203 : « il s’évapore dans la nature (…) ne répond plus, baisse le rideau, tourmenté comme il l’est par l’affichage permanent de son ratage intime« …)

et grands-parents (paternels : Jacob et Salomé, au premier chef, « rapatriés » d’Algérie eux aussi _ d’ascendance alsacienne huguenote _, et ouvriers agricoles du côté de Margaux ; abondamment décrits en leur réussite (Jacob devenant en ce rude Médoc « Monsieur Jacques« ) et échec (Salomé, qui meurt prématurément peut-être pour une affaire de « bouquet de genêts » déposé sur le tombeau de la famille des sœurs Donnard !) de « survie« … ;

mais aussi maternels : Anna et Jean, même si cela semble un peu plus secondairement dans le récit rapporté par Annelise ; demeurés, eux, en Dordogne _ non loin de Sainte-Foy-la-Grande, cité huguenote, elle aussi _ toute leur vie : Jean va mourir assez jeune ; et Anna s’éteindra un peu plus tard de la maladie d’Alzheimer…) ;

« avanies » et « ratages » siens, ensuite, et peut-être surtout :

« plongée dans l’intranquillité, l’absence d’apaisement« , « je ratais ma vie personnelle à qui mieux mieux« , page 188 :

« Paris me tendait _ comme au Rastignac de Balzac _ les bras _ cf aussi la chanson d’Enrico Macias, en 1964 : « Toi Paris, tu m’as pris dans tes bras »…  _, des chances _ toujours « sociales » ; de carrière ; dans l’horizon de l’« utile«  _ m’étaient offertes. Je restais à Bordeaux, rencognée« , page 188 encore ;

et si sa « jeunesse fut » un « long bardo, sur le chemin d’une impossible résurrection« , page 147,

son « catalogue raisonné des désastres ne manqua _ certes ! _ pas de s’étoffer au fil des ans« , page 149, au sein de ce qu’elle-même nomme un « processus d’« énamauration » :

« avoir été maures _ sur la terre d’Algérie… _, considérés comme tels _ par les divers voisins de ce Médoc passablement âpre et sauvage, en ces années 60 et 70… _ ; et ne pouvoir _ très improbablement ; sinon impossiblement !!! _ s’en remettre _ en un parcours, peut-être seulement de leurre, quasi contraint ; et capital ici ! _ qu’au travers _ ensuite (et en suite…) _ de la compagnie de semblables pareillement proscrits, amochés _ de la vie _ ; ou soustraits, retranchés des insertions _ socialement : cela semble être le critère discriminant d’Annelise ; et son talon d’Achille, probablement… _ convenables : le processus d’énamauration, comme on peut s’énamourer violemment de modèles fantomatiques, de blessures

_ d’amour propre « social« , toujours ! cf déjà page 92 :

« ma perception des hiérarchies sociales bien entendu était brouillée«  ; « juste la notion floue, bombardée d’électrons, de ce que possédaient certains gosses de riches de mon entourage, et que je ne possédais pas, moi qui avais grandi dans une famille d’usurpateurs assez tristement pauvre ; et donc coupable« … _

le processus d’énamauration

était donc lancé _ et c’est on ne peut plus vertigineusement qu’Annelise s’y jette, tel l’heautontimoroumenos de Baudelaire en ses « Fleurs du mal » ;

ou le Rimbaud d’« Une Saison en enfer » :

romantique, disais-je !.. _ ;

le processus d’énamauration

_ ou de « romanichélisation« , aussi, en une autre variante :

cf à la pénultième page, page 231 : « elle

_ la femme qui, non loin « du théâtre du drame paternel«  (page 229), où le père d’Annelise est mort en un accident provoqué par des gitans qui venaient de commettre un braquage, se met à la frapper : « elle m’empoigne par les cheveux et me cogne la tête contre le volant » ; « se saisissant de mon sac à main, elle m’en assène plusieurs coups au visage, sur le nez, les pommettes, les dents. Le cuir dur me cogne, le sang coule… » _

elle n’a pas vu que je suis une romanichelle comme elle _ venant probablement du « camp gitan » (page 223) proche _, vouée à une vie de caravanes évanouies et de campements instables ; que de nos vies non plus _ vies de « rapatriés«  _ personne ne s’est soucié ni n’a fait grand cas »

_ soit la source principale de la souffrance que cette invisibilité sociale-là provoque et fait indurer (cf là-dessus le récent beau travail « L’Invisibilité sociale » de Guillaume Le Blanc, aux PUF, en mars 2009 _,

page 231, pour  cet épisode des « coups » les plus récents reçus par Annelise… _,

le processus d’énamauration

comme on peut s’énamourer violemment de modèles fantomatiques, de blessures comprimées et tues,

était donc lancé, lié aux impasses, aux spectres et autres solitudes indicibles. On ne rallie pas impunément le camps des défunts, ni ne revient du royaume des morts et de l’Absence d’un simple claquement de doigts. Ma petite farandole post-mortem, mon catalogue raisonné des désastres _ donc _ ne manqua pas de s’étoffer au fil des ans« , page 149…

D’autant que « le temps est long sans doute pour que s’installe le discernement« , page 171 : en effet…

Annelise en vint donc à se « représenter le monde comme une énorme sphère dont le terreau est constitué de cadavres entassés pourrissant de génération en génération« , page 185.

Et il va lui falloir pas mal de temps, en effet, sur ce qu’elle nomme « le chemin _ sien _ des cicatrisations« , page 54, pour que, en sa « recherche« , bricolée de bric et de broc, d' »un territoire virtuel _ de mots écrits esquissés sur des pages ! car « la fleur et le secret de la plupart des choses semblaient réservées au livre et au sein de la page » (sic), page 188… _

pour que, en sa « recherche » d' »un territoire virtuel

 » elle serait enfin (!) _ socialement, toujours… _ « acceptée« ,

se construise, peu à peu, et ainsi,

« cette entreprise malaisée, qui, menée à son terme, prend le nom _ à la fois _ vulnérable et opérant de « livre »« , page 15…

Car elle fait le pari que « le verbe

_ rédempteur, davantage que revanchard, peut-être :

faut-il, cependant, tout à fait la croire quand elle affirme, en forme plutôt de « dénégation« , page 59 :

« Je n’avais pas d’idée de revanche, et pas en tête une seule seconde que cela _ sa kyrielle d’« avanies«  tant familiales que personnelles… _ pût être rédimé un jour d’une quelconque façon par l’écriture«  ?!.. _

car elle fait le pari, donc, que « le verbe

est (…) là, qui attend son heure _ et « fait » sa propre « vocation » d’écrivaine !.. _,

tapi sous l’habituel fumier en putrescence,

enfoui, comme on le voit, en un imprévisible et capricieux terreau fait de déroutes, d’avanies _ nous y voilà ! _, de défaites, de déculottées cuisantes« …

Deleuze, en son très beau « Logique du sens« , a commenté la formule crâne de Scott Fitzgerald

_ un des auteurs de prédilection (et référence) d’Annelise, à travers essentiellement « Gatsby le magnifique » et ses tripotées de riches et beaux, des « beaux quartiers » :

Annelise se laisse assez tenter et piéger (?..) par ce type de « freluquets » friqués :

« me voilà donc virevoltant au bras de jeunes gens inintéressants, freluquets cousus d’or, se voulant drôles et cauteleux, dominateurs, légers envers le monde, blancs becs cyniques et forts me laissant tomber dans des soirées chics pour aller boire des coupes de champagne avec des jeunes filles _ davantage _ comme il faut _ que cette « pauvresse » (« privée de socle« , donc, page 92…) d’Annelise _, c’est-à-dire de leur monde ; et riches _ ceux-là… _ comme il faut«  _ en ce « monde« -là ;

« j’étais jeune, entêtée, rétive, d’une ambition démesurée ; et sans le moindre visage _ identifiable, reconnaissable, telle une « marque » de « visibilisation » efficace ! _

et sans le moindre visage, donc, encore,

la moindre tournure _ sociale, toujours ! _ nette,

si ce n’est cette faim carnassière de lecture, cet appétit livresque presque indécent ; inutilisable »

_ alors : un mot qui tue, j’ai bien peur… _,

peut-on lire page 194… ;

« je n’avais rien de consistant à déposer dans la corbeille du mariage avec un quelconque bon parti, n’en avais pas les moyens ;

et, du reste, ne le souhaitais pas, ne l’avais jamais souhaité,

dans une ville bourgeoise et hautaine _ Bordeaux :

« Bordeaux corsetée de façades XVIIIe, ville patrimoniale aux rues pavées d’intentions dont je ne savais juger si elles étaient bonnes ou mauvaises, était une ville compliquée« , page 193 _

où, comble de l’ironie, j’entrai à l’école _ Sciences-Po _ auprès de considérables fils de famille,

dont certains, tout en aspirant à me mettre dans leur lit, ne manquèrent pas de me regarder de haut, par sottise ou pure inclination grégaire,

exactement comme ils auraient regardé de haut leurs voisins de rue les plus recherchés,

au prétexte qu’ils ne se servaient pas chez le même boucher

ou avaient été aperçus dans une échoppe de standing moindre

_ sauf que je le prenais entièrement pour moi

et,

entourée comme je l’étais, de Daisy et de Tom Buchanan _ ces personnages du « Gatsby » de Scott Fitzgerald _,

tenais en mon for intérieur un petit carnet mental des plus alarmants« , page 195… _

Deleuze, en son très beau « Logique du sens« , donc, a commenté la formule crâne de Scott Fitzgerald

en sa sublime « Fêlure«  (« The Crack-up« ) : « toute vie est bien entendu un processus de démolition«  ;

« un processus de démolition » en particulier, ou au premier chef, pour ceux qui choisissent la solution un peu concentrée et accélérée de l’alcool _ la « soûlographie«  ;

Annelise disant à son propre propos, page 193 :

se « débattant puis sombrant _ un moment, alors _ dans une soûlographie noire« …

« Je ne compte pas les fois où (…) on me tournait le dos sans autre forme de procès ; me laissant interdite, déchirée« , page 195.

Scènes qu’elle commente ainsi, page 196 :

« Cette mort-là _ rien moins, pour cette mort « sociale » bordelaise !.. _ est interminable. On la sent venir sans pour autant pouvoir s’y faire.

Je n’étais _ toujours « socialement » _ préparée à rien ; et peut-être pour ces raisons, d’une endurance insoupçonnable, extrême« , page 196.

« Je ne disposais pas de grand chose, à part cette endurance.

J’avais le dos au mur, pas d’arrières à protéger. Devant moi, un avenir qui ne me tendait pas exactement les bras _ ce qui peut se « méditer«  quand on fréquente les amphis de Sciences-Po, sans doute.

Je n’épiloguais sur aucun retour possible« , toujours page 196…

Suit une description de cette confrontation-là, aux pages 197-198 :

« Tout le monde _ du moins sur ce « marché« -là (de Sciences-Po) de la féminitude ; et en ces « soirées » bordelaises-là… _ était en soie ; j’aurais dû _ selon les normes là en vigueur (pour être « performante«  !) _ l’être aussi,

de ces robes qui coûtent l’équivalent d’un mois de salaire de mon père _ petit employé en instance d’être licencié ; à moins que ce ne soit la petite entreprise qui ne soit, elle-même, en instance de déposer son bilan _ et que, bien que je n’en eusse rien dit, à dix-huit ans à peine _ en 1982, donc… _, je devais lui reprocher violemment de ne pouvoir m’offrir lorsque j’avais la soie en question s’étalant _ plus que visiblement, donc ! _ sous mes yeux.

Pas d’accessoires de bon faiseur effroyablement chers _ pourtant absolument indispensables _, au moins pour l’illusion _ à fourguer aux autres _ ;

pas de fanfreluches ni d’atout maîtres _ à ce jeu de poker pas assez menteur ! de Sciences-Po Bordeaux… _ d’aucune sorte cachés dans ma manche,

si ce n’est cette prédisposition brouillonne, déraisonnable, suicidaire _ aussi : à « travailler » un peu-beaucoup de suppurantes plaies dessous des croûtes _ au langage et à l’écriture

qui sont l’autre monde _ sic ! _,

que je dressais au nez de certains en remplacement de l’argent qui me faisait défaut,

tandis que j’allais _ stendhaliennement, à moins que ce ne soit balzaciennement, ici : Zola serait plutôt pour la peinture de « La Terre » du Médoc, provisoirement délaissée par Annelise… _ dans ces maudites soirées vêtue de chinoiseries dérisoires et flagrantes _ hélas ! pour l’efficace de la comédie sociale à proposer… _, d’un pyjama de faux satin dépareillé élevé là au rang de désastreuse blouse du soir,

le cœur brisé qu’on me tînt à l’écart _ voilà la souffrance de (« solitude » : structurelle, parmi le massif d’iris flamboyants !) de la petite (van goghienne) « fleur blanche » du titre du « roman » (sic) : « La solitude de la fleur blanche« … :

« arrogante en diable,

mais pas de l’arrogance qu’on a lorsqu’on est plein de morgue,

celle au contraire que la meurtrissure en état de dépassement confère,

celle de la parentèle déconsidérée à laquelle justice n’a  pas été rendue,

celle du père anxieux classant petitement ses trombones en quittant le bureau, affolé à l’idée de la lettre de licenciement au-dessus de sa tête en suspens, serrée quelque part comme une épée de Damoclès dans les papiers de bureaucrates indifférents, placides comme des sphinx, ignorants des malheurs alentour.

Celle enfin de la fleur pâle _ nous y voici donc ! _, dépourvue de couleur, peinte par Van Gogh au milieu du massif d’iris bleus,

d’une solitude infecte et délicieuse _ cela se voit à sa petite gueule _ en effet ! _ ouverte à contresens et de guingois, à l’adorable bouche jaune d’or entrebaîllée à l’intérieur et comme implorante, mais délicatement _,

sublime parce que c’est là tout ce que voyait Vincent  depuis le soupirail de sa chambre, à l’asile de Saint-Rémy où il était convalescent _ de son oreille tranchée _, avant le coup de revolver«  _ fatal du champ de blé « aux corbeaux » d’Auvers, cette fois, pages 199-200 ; fin de l’incise…

le cœur brisé qu’on me tînt à l’écart, donc,

et ne m’adressât guère la parole que du bout des lèvres _ eux, les « iris » flamboyants du « massif« , donc… _ ;

en secret serrant les poings _ elle, la « petite fleur blanche«  ; en ce (bref) passage « sur » le tableau de Van Gogh, page 200 _,

sachant peut-être _ déjà ! _ que tôt ou tard tous comptes _ tous ! _ seraient réglés,

dans la justesse,

ou au contraire l’injustice terrible,

au travers de ce très grand épouvantail ingouvernable _ heureusement : c’est là la source de la grâce de ce magnifique petit livre ! _ qu’est la fiction« , pages 197-198 ;

par l’écriture, donc :

cf l’incipit même du livre, page 7 :

« J’ai dans la tête des images inventées, des visions tour à tour saugrenues, fausses et véridiques _ se mêlant : le génie de la fiction « déployant » somptueusement les bribes de remémoration initiales _, puissamment _ en effet ! Des réminiscences me traversent«  _ qui demandent instamment, mais avec une infinie, voire implacable, patience, que des « comptes » soient (même fictivement : à cela « sert » le « génie » poïétique !) « réglés » ! « apurés » !

Annelise précise _ mais est-ce ou non de la dénégation ? _ :


« Qu’on ne me fasse pourtant pas dire ce que je ne dis pas :

ce n’est pas tant les béances sociales _ toujours elles _ et la difficulté de leur comblement

qui me mettaient K.O.,

ce qu’on appelle la lutte des classes,

que la conscience prématurée de l’inégalité des chances au départ,

l’écart ne tendant jamais _ et sans fin : mélancoliquement… _ qu’à s’accroître et à se creuser de par toutes les protections dressées pour empêcher le remblai _ je pense à la nature égoïste et mauvaise, ordinairement conservatrice et sourde _ autant qu’aveugle _ au malheur d’autrui de l’homme.

Il n’était pas question de me venger. Me venger de quoi, du reste ?
« , page 198.

« Je me retrouvais _ alors _ dans une impuissance féroce« , page 202.

La solution d’Annelise commence alors à sourdre :

« je voulais écrire« , toujours page 202 (en ce chapitre intitulé « Lueurs de l’autre côté de la baie« ).

« Tout prendrait _ enfin _ sens à travers cela.
Notre naufrage
_ algérien _ en Bordelais, où la vigne est ce pain primordial :

si je parvenais à écrire,

comme elle _ la vigne ! _ qui se nourrissant de pauvreté _ minérale (ses pierres), de la terre, du sol, du « terroir«  _ plonge ses racines _ et fore _ en un sol très profond,

j’irais loin en moi-même pour trouver des raisons de survie _ voilà !

Ma coupe serait pleine et déborderait« , page 202 :

Alleluia !

Même si « pour l’instant, j’en étais aux seuls débordements«  ;

et si « les mots _ d’abord _ et les pensées _ qui finissent par les suivre, en la poiesis courageuse et endiablée d’Annelise Roux,

en cette superbe écriture qui tourne sur elle-même, et, fouissant, finit par creuser profond ! _ se dérobaient » encore…

Sur la vigne du Médoc,

et son produit, le vin de Médoc,

Annelise a de très belles (et tellement justes !) formules :


« la vigne d’ici est ce chant vert, mobile, rafraîchissant comme un océan« , page 69… ;

et sur le vin de Bordeaux :

« les vins de Bordeaux ont toujours en bouche un goût de majestueux trépas,

comme un adieu à l’existence qui s’éternise sous la langue _ comme c’est merveilleusement juste !

 Je déplorai longtemps _ en la juvénilité _ cette solennité profonde ; je la trouvai vieillie, décadente et trop lente.

Il me fallut les fresques d’Arezzo _ par l’immense tranquille Piero della Francesca _,

l’ombre de cave _ en effet _ sous la basilique de Saint-François,

tandis que j’observais _ patiemment et dans l’émerveillement ! _ « La Morte d’Adamo« , « La Mort d’Adam« , à moitié décrépite,

d’une splendeur _ par là : arrachée au temps ; vers l’éternité de tels instants… _ décuplée,

pour en saisir le rayonnement

et y puiser un peu de paix _ oui ! et comblante !


Les églises, à l’instar des caveaux que souvent elles abritent,

gisants et nobles dames, sibylles et saintes endormies sous la pierre, reliques, restes embaumés dans l’odeur des roses et de l’encens,

m’ont instillé de longue date un écœurement fort

en raison de l’évocation _ et un peu davantage… _ des moisissures et du pourrissement

qui énoncent la finitude,

nous préparent au fait

que chaque chose à un instant donné passera la main« , pages 191-192 ;

Annelise craignant aussi, mélancoliquement, de manquer de temps pour l’écrire :

qu’elle se rassure : c’est fait !..


Par là, « le vin n’est pas n’importe quel alcool. C’est une mémoire sensible, en sus de l’ivresse« , page 192…


« Les bouteilles vertes elles-mêmes, rangées à l’abri du soleil et des trop grands écarts de température,

ne sont _ en cela _ que rappel d’une beauté plus ancienne,

écho assourdi et magnifié _ oui ! _ d’un sol, d’un climat :

de fugaces étincelles rendant compte du labeur des hommes,

infini

comme seuls le sont à parts égales leur génie et leur méchanceté« , page 192…


On mesure ici l’immensité

du talent d’écrivain

d’Annelise Roux.

La lire offre un tissu permanent formidablement riche de telles surprises,

d’une richesse tournoyante…

Lors d’une première rencontre à Paris avec un écrivain depuis dix ans au moins admiré,

« un vieil écrivain américain méconnu dans son propre pays, en dépit d’un prix Guggenheim frôlé qui aurait mis du beurre dans ses épinards« , page 204 ;

un « bucheron débarquant de Missoula« , page 205 ;

et séjournant quelque temps à Paris

_ s’étant « pris à rêver de bénéficier là d’une nouvelle audience plus attentive, raffinée, impeccablement dans le style français » ;

« il descend des montagnes à l’occasion de cette résidence. Il ressemble à un bucheron décati ; il est doux, imposant et pauvre, les cheveux blancs, la moustache en bataille, les joues couperosées à cause de la gnôle ou du froid« , page 204 ;

« le vieux bucheron est là, conforme à la légende. Il porte une chemise ad hoc, à carreaux orange et noirs, un pantalon en velours côtelé sanglant son ventre énorme. Son gros œil bleu, humide et rouge, me suit d’un air bonasse, comme frappé d’amnésie, vaguement épileptique.

Alors que c’est une bénédiction que je suis venue quêter,

je me retrouve confrontée à l’Absence elle-même,

à l’incarnation de l’absence« , page 206 :

Jim Harrison ? l’auteur de « Nord-Michigan » ; de « Légendes d’automne » et de « Dalva » ?.. _,

Et puis, page 208,

et c’est la conclusion du chapitre « Lueur de l’autre côté de la baie » :

« le vieux s’ébroue à mes côtés avec des attitudes d’oiseau enivré et fiévreux.

Je suis soûle moi-même, terriblement patraque et perturbée.

J’ai froid ;

et soudain se déploie _ enfin ! _ devant nous le langage mystérieux de l’inspiration.

Son souffle brûle, passe à mon oreille. Je l’entends pour la première fois

et ne l’oublierai pas« , page 208 !

Quant à la conclusion de l’ultime chapitre, intitulé, lui, « Concorde« ,

la voici :


« Quels signes d’apaisement et de réconciliation

savons-nous lire ?

L’instant des coups _ de la romanichelle blonde au « puissant 4×4, entièrement noir, semblable à un corbillard« , avec « un siège d’enfant, à l’arrière. Un bébé visiblement y repose, s’agitant doucement« , page 229 _

comme l’instant de la mort du père _ lors de l’accident au bord des champs d’artichauts, vers Eysines, en 1988 _,

ces enfantements réduits à néant _ lors de sa liaison par là-même avortée avec le cinéaste germano-turc Cem, faute d’avoir « pu avoir d’enfant« , page 229 : « des fausses couches à répétition ont eu raison de notre couple, nous ont conduit en un sens à la séparation, Cem et moi« , page 230 ; « si un enfant était venu au monde, que lui aurions-nous rapporté _ voilà ! c’est un « passage de main«  virtuel renoncé !.. _ des frontières, de l’islam omniprésent dans nos deux histoires, de la chrétienté qui intervient aussi bien chez Cem  _ de père turc mais _ élevé en Allemagne et dont la mère est allemande et protestante, que chez moi ?« , page 230 encore… _ où s’engloutirent de vieilles rancœurs,

les livres écrits à en perdre haleine, portés à bout de bras vers l’entendement des autres,

le moment où ma mère sortit du coma et ouvrit l’œil sur son brancard _ cet œil-là, rose vif, strié de filaments d’or, ne ressemblait à aucun autre ni à rien d’humain, à une figue que le soleil et les guêpes ont ouverte _

furent pour moi comme tous les chants, voix, éclairs et nuées

adressés à Moïse sur le mont Sinaï,

à Élie _ qui a pour autres noms El-Khader, le Vert ou l’Immortel _ afin de le délivrer de son silence au mont Carmel,

lui rendre tangible une grande, irréfutable harmonie« , pages 231-232 ;

en une largissime, enfin, réconciliation…

« L’immersion dans les mots » s’avère ainsi, et c’est capital, « la seule manière d’habiter justement le monde »,

comme le pressentait, proustiennement, mais sans trop oser alors y croire, Annelise,

page 59, en son chapitre « Sang d’encre« , déjà ;

et n’est donc pas _ et c’est un point, au final, essentiel ! _ rien qu' »une sorte de refuge impossible« ,

un « amer » seulement, seulement espéré…

Ou,

à la façon du « Temps retrouvé« ,

la preuve tangible par l’œuvre _ bien que de papier… _ réalisée

_ que cette « Solitude de la fleur blanche« …


Salut l’artiste !

Titus Curiosus, ce 29 septembre 2009

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