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Lecture du « Néanmoins. Machiavel, Pascal » de Carlo Ginzburg, traduit par Martin Rueff : une nouvelle contribution majeure à la compréhension de quelques ressorts toujours dérangeants de notre Histoire moderne. Ou l’actualité persistante des intuitions de Machiavel…

03mai

Les essais de Carlo Ginzburg, précédemment parus en diverses revues, et rassemblés dans le « Nondimanco. Machiavelli, Pascal« , aux Éditions Adelphi, en 2018, ont paru, cette fois en une traduction en français de Martin Rueff, « Néanmoins. Machiavel, Pascal« , aux Éditions Verdier, le 8 septembre 2022, avec une mise à jour et en partie réécrits (notamment le chapitre VI « Machiavel et les antiquaires« , aux pages 131 à 146), et avec l’adjonction de deux textes, le chapitre V « Façonner le peuple. Machiavel, Michel-Ange« , aux pages 99 à 129, et la postface « Il n’y a pas de Dieu catholique« , aux pages 267 à 274.

Le singulier et très minutieux travail de penser de Carlo Ginzburg est absolument fondamental pour comprendre l’histoire en toute sa complexité de notre civilisation.

Et tout spécialement dans l’analyse éminemment aigüe et subtile qu’il donne,

et de l’œuvre même _ cf par exemple, et parmi pas mal d’autres, le déjà significatif « Le travail de l’œuvre Machiavel » de Claude Lefort _ de Nicolas Machiavel (Florence, 3 mai 1469 – Florence, 21 juin 1527), que Carlo Ginzburg déchiffre _ il a lu presque tout ce qui était accessible dans les bibliothèques (et articles publiés) du monde entier… _ comme nul autre aussi minutieusement avant lui,

et de la complexité, aussi, au fil de l’histoire, de la réception même, en un pluriel, très riche et très enchevêtré, de celle-ci…

Analyses qu’il fait tourner autour de la formule-pivot décisive machiavélienne, à laquelle jusqu’ici, nul _ à part peut-être Freddi Chiappelli (cf page 27) _ n’avait prêté une aussi perspicace et questionneuse lucide exploratoire attention !, du « dimantico » :

« toutefois« , ou plutôt, « néanmoins« …

Outre la très parlante 4e de couverture de cet ouvrage des Éditions Verdier :

Une réflexion sur la modernité politique à la lumière des pensées de Machiavel et de Pascal. Au moment où sont développées des histoires mondiales, des histoires décentrées, qui imposent de penser le monde globalisé, l’auteur examine ainsi les notions de règle et d’exception _ et leur très complexe tissage _ à l’épreuve des faits.

Machiavel, Pascal : ce rapprochement paraîtra surprenant. Machiavel découvre la casuistique médiévale _ voilà ! _ dans la bibliothèque de son père et met le rapport de la norme et de l’exception au centre d’un monde inventé (La Mandragore) et du monde où il vit et agit (Le Prince). L’adverbe néanmoins nomme ce rapport, qui marque le style comme la méthode de Machiavel. Pascal (Clermont, 19 juin 1623 – Paris, 19 août 1662), l’adversaire féroce de la casuistique, lit Machiavel _ en ses très percutantes Provinciales _ à travers Galilée (Pise, 15 février 1564 – Arcetri, 8 janvier 1642) _ oui ! et c’est très important ! _ et la réalité du pouvoir à travers Machiavel.

Néanmoins offre un voyage sur les traces de ces deux lecteurs extraordinaires et de leurs interlocuteurs, adversaires ou zélateurs : des personnages célèbres, notamment Campanella (Stilo, 5 septembre 1568 – Paris, 21 mai 1639) et Galilée, vus par leur censeur, le dominicain Niccolò Riccardi, mais aussi des moins connus, tel _ le très important ! et nous le découvrons ici… _ Johann Ludwig Fabricius (Schaffouse, 29 juillet 1632 – Francfort-sur-le-Main, 1er février 1696), qui permet, au fil d’une lecture oblique des Provinciales de Pascal, de proposer l’image du « très religieux » Machiavel.

Carlo Ginzburg a travaillé pendant des années sur des cas qui, pour être très différents, semblaient tous des anomalies _ des singularités, exceptions à la norme. De là sa rencontre, inévitable peut-être, avec la casuistique _ qui joue (et justifie ou excuse, à certaines conditions) de tels écarts.

En plus d’un essai consacré à la formule du Guépard, le roman de Tomasi di Lampedusa – « Si nous voulons que tout reste tel que c’est, il faut que tout change » -, la version française de ce livre offre deux nouveaux chapitres, l’un consacré à Michel Ange (Caprese, 6 mars 1475 – Rome, 18 février 1564) et Machiavel, l’autre à une phrase prononcée par le pape François : « Il n’y a pas de Dieu catholique ».

en voici aussi deux excellents commentaires très heureusement détaillés,

l’un, en date du 11 février 2021,

de Pierre-Henri Ortiz, sur le site de Nonfiction :

« Ginzburg, l’exception et la «  »théologie politique« 

Ginzburg, l’exception et la « théologie politique »

  • Publication • 11 février 2021
  • Lecture • 26 minutes

En neuf études autour de Machiavel, Carlo Ginzburg retrace la généalogie de la pensée moderne de l’exception en politique, dans son rapport à l’exception en religion _ voilà.

Depuis son retour en force avec l’événement-symbole du 11 septembre 2001, le problème des rapports entre politique et religion sature l’actualité de nos États qu’on pensait sécularisés. Sur le devant de la scène, les débats publics semblent le plus souvent s’embourber dans l’oubli presque complet de ce qu’est la religion, disparue derrière l’horizon de nombre de contemporains. En coulisse, un débat intellectuel assez ésotérique, qui mobilise historiens et philosophes, pose le problème dans les termes d’une expression désormais consacrée : celle de « théologie politique ». Inspirée de notions issues de la pensée de pères de l’Eglise antique (Eusèbe, Augustin) et de Spinoza (Tractatus theologico-politicus), l’expression renvoie à une hypothèse formulée par le juriste nazi Carl Schmitt, d’après lequel « tous les concepts prégnants de la théorie moderne de l’État sont des concepts théologiques sécularisés ».

Selon cette hypothèse, la dérogation aux règles ordinaires du droit et de la morale (le coup de force ou l’état d’urgence) tiendrait dans les conceptions modernes de l’Etat le rôle central joué par la dérogation aux lois de la nature et de la raison (le miracle) dans la pensée chrétienne de Dieu et de son action. Si cette proposition a d’emblée été vigoureusement combattue par le théologien catholique Erik Peterson, qui semble y avoir décelé tout ce qu’elle pouvait promettre à la mystique de la « Race », elle continue à inspirer la réflexion sur les évolutions de la politique moderne, en particulier sur le « mystère » théorique de l’état d’exception. L’état d’urgence sanitaire qui conditionne nos vies depuis bientôt un an suffit à illustrer l’intérêt du problème, qui est aussi celui des prisons spéciales du type Guantanamo, ou encore celui des lois de bioéthique.

C’est dans cette double perspective, politique et intellectuelle, que s’inscrit ce Nondimanco au titre non moins mystérieux au premier abord. « Nondimanco », qu’on pourrait traduire par « toutefois », c’est l’adverbe qui organise la réflexion sur le problème de l’exception dans la pensée de Machiavel, considéré comme l’inventeur de la science politique moderne. Or la lecture des neuf articles _ douze dans cette édition française _ qui retracent ici l’archéologie de cette pensée, et ses prolongements généalogiques jusqu’à Pascal, suggère un remarquable changement de perspective. Non seulement l’exception y apparaît comme un mécanisme tout aussi consubstantiel à la raison d’État que le miracle est essentiel à la doctrine de l’Église ; mais encore, l’exception politique apparaît comme un mécanisme qui n’a cessé de scandaliser ou de susciter l’ironie des commentateurs humanistes, calvinistes ou jansénistes lorsque l’Eglise s’est montrée trop prompte à y céder.

Machiavel ou la renaissance de la politique

L’œuvre de Machiavel s’inscrit dans le contexte plus général de la Renaissance, et en particulier de la « renaissance florentine »   . À l’heure où les guerres d’Italie font rage, la question n’est plus tant de connaître la meilleure constitution, la plus conforme à la morale, à la raison et au salut, mais la pratique la plus efficace _ voilà _ pour assurer l’ordre dans un monde cruellement instable. Désormais, la nouvelle science politique se veut expérimentale et pratique : elle se donne pour tâche d’observer et de comprendre le pouvoir dans sa réalité effective, afin d’éclairer les choix du gouvernement. Or l’examen des faits est sans appel : la source du pouvoir ne tient ni à la providence divine, ni aux qualités morales des gouvernants, mais à des phénomènes trivialement humains de deux sortes. Soit on en hérite par la naissance, soit on s’en saisit, par le moyen combiné de la force ou de l’habileté (la « virtù »   ) et de la chance (la « fortune »).

Ainsi la pensée politique rompt avec la théologie et avec la philosophie héritée de l’Antiquité (Platon, Aristote), qui liaient essentiellement leurs spéculations sur les acteurs du pouvoir à l’économie du salut et à la morale. La science de Machiavel examine les moyens et les fins propres au champ politique, dont on découvre alors l’autonomie, et qui entretient un rapport problématique à la religion et à l’Église. Si l’action des États n’est affaire ni de morale, ni de salut, la raison religieuse se voit écartée de la raison d’État. Surtout, l’Église est elle-même un de ces États, dans lesquels le pouvoir s’obtient et s’exerce d’une manière tout aussi indifférente à la morale, à la providence et au salut. Dans de telles conditions, la métamorphose de l’Église en État semble être au prix de sa fonction proprement religieuse : sa mission « cohésive », celle qui consiste à « relier » (religare en latin) les hommes afin d’assurer l’unité de la société. La rupture des Réformés avec l’Église semble devoir bientôt donner raison à cette analyse – et l’ironie de Machiavel à l’encore de l’Église lui vaudra non seulement d’être qualifié par certains de « calviniste », mais encore de voir son Prince interdit par la censure ecclésiastique (l’Index).

De la scolastique à la politique

Pour autant, la pensée de Machiavel n’est pas sans rapport avec la pensée religieuse de son temps, et le premier mérite des analyses de Carlo Ginzburg est de montrer comment elle se forme précisément sur le modèle _ voilà _ du raisonnement tenu en théologie scolastique ou en droit canon par les clercs de la Renaissance. C’est leur manière de penser simultanément les règles générales (de l’éthique ou du droit religieux) et les circonstances spécifiques de chaque situation – ce qu’on appellera plus tard la pensée casuistique – que Machiavel applique à l’analyse politique. Cette affinité entre la nouvelle science politique et la casuistique, perçue par différents commentateurs, est attestée par une enquête philologique minutieuse qui permet de retracer différentes étapes dans la formation intellectuelle méconnue du Florentin _ oui. À partir de l’étude d’une parodie de raisonnement casuistique dans la comédie La Mandragore de Machiavel – qui était aussi poète –, Ginzburg établit que son modèle se trouve dans un traité de droit commercial rédigé par le spécialiste de droit canon Giovanni d’Andrea dès la fin du XIIIe siècle. Environ deux siècles plus tard, dans la bibliothèque paternelle, le jeune Nicolas devait y découvrir une fascinante justification du « moindre mal », amplifiée par les prédicateurs italiens des siècles suivants, qui pouvaient par exemple justifier l’usure pour éviter un mal supérieur : ainsi l’enseignait le précédent biblique de Lot, qui s’était résolu à prostituer ses filles pour éviter le « moindre mal » de la sodomie (Gen. 19). Le fait que ce schème de pensée casuistique ait ensuite été reformulé et disséqué froidement dans une scène comique laisse songeur puisque, dans le fond, il fait naître une pensée dont l’essence consiste à reconnaître « la dimension tragique de la politique »   .

Si La Mandragore permet de retrouver la matrice canoniste de la pensée machiavélienne de l’exception, entre règles générales et circonstances particulières, l’examen d’un autre texte mineur, les Fantaisies à Soderini   , permet de remonter aux sources de la première formalisation de cette pensée de l’exception, autour du problème de la « fortune ». C’est à partir d’un pastiche des Vies parallèles de Plutarque, dû à Donato Acciauoli, que Machiavel en vient à méditer la propension d’un même moyen (par exemple le talent militaire de Scipion et d’Hannibal) à produire des résultats différents (la victoire ou la défaite), comme à l’inverse la capacité de moyens différents (par exemple l’impulsivité ou la prudence) à obtenir des résultats similaires (la prise du pouvoir). Le même pasticheur est peut-être aussi celui qui a conduit Machiavel, sur la base de cette découverte quant aux fins et aux moyens, à opérer un retournement décisif de la pensée d’Aristote christianisée par saint Thomas : retournement qui déplace la politique du domaine de l’« action », déterminée par le savoir et l’éthique, vers le domaine du « faire », déterminé par un savoir-faire.

En cela les analyses de Machiavel convergent vers celles d’un autre intellectuel humaniste et conseiller des princes, Pontano. Acteur et observateur des turbulences que traverse le Royaume de Naples, celui-ci constate à la même époque l’obsolescence des catégories latines et antiques pour penser la réalité effective d’un pouvoir qui s’exerce et se dit désormais lui-même en italien (ou en d’autres langues vernaculaires). Ainsi la science politique de Machiavel, et des humanistes qui l’accueilleront favorablement, est-elle avant tout un « art de l’État » : un examen expérimental des pratiques intéressé par leurs effets, indifférent en tant que tel aux considérations morales, ou plutôt, qui permet d’évaluer positivement des actes (sous l’angle de leurs effets) qu’on réprouve par ailleurs sur le plan éthique. Des actes tels que le meurtre de Rémus, assassinat fratricide, mais aussi acte fondateur de l’incomparable Rome.

Dans ce sens, la pensée politique qui vient d’être inaugurée ne rompt pas absolument avec la philosophie politique d’Aristote christianisée par Thomas : elle délaisse surtout le ciel _ platonicien _ des idées et des lois absolues, après que l’échec de la dictature théocratique de Savonarole en a démontré les limites, pour tourner son regard humaniste et renaissant vers la réalité des États. Dans cet « œil du Quattrocento » (pour détourner le propos de l’historien d’art M. Baxandall), l’« art des États » revient ainsi à mettre le gouvernement en « perspective ». Perspective dont le point de fuite est bien l’exception (le « nondimanco »), puisque la seconde notion cardinale de la pensée de Machiavel, la « virtù » pensée comme « puissance », est elle-aussi un héritage aristotélicien et thomiste restructuré par la tension entre norme et exception.

Machiavel en héritage

Les travaux de Machiavel ont été l’objet d’une réception contrastée, en particulier dans les milieux les plus concernés par les affaires de l’Église. Son livre le plus connu, Le Prince, est aussi le plus ambigu et le plus équivoque sur le plan de ses implications morales et religieuses : si bien que, publié en 1531 avec l’autorisation du pape et après avoir rencontré un important succès en Italie et en Europe, il est finalement _ un peu plus tard _ mis à l’Index, interdit et combattu par un parti anti-machiavélien (Gentillet en France, Campanella en Italie). À cinq siècles de distance, Ginzburg relève d’ailleurs que ce texte embarrasse toujours ceux qui, depuis quelques décennies, reconnaissent en Machiavel un héros de la République et non plus le promoteur « machiavélique » de l’immoralisme astucieux et tyrannique. Pour autant, si Le Prince est interdit, la science expérimentale des États semble faire son chemin irrésistiblement _ à méditer… _ chez nombre d’intellectuels et d’aristocrates européens, y compris des hommes d’Église, de la même manière _ pas tout à fait, cependant… _ que, bientôt, la science expérimentale de Copernic et de Galilée se diffusera inexorablement dans les cercles savants.

Dès le XVIe siècle, par des voies parfois tout à fait indirectes, le souvenir de Machiavel irrigue la controverse des Anciens et des Modernes, qui s’étend bientôt à une réflexion triangulaire élargie aux Sauvages, seconde espèce d’altérité lointaine. Dans ce contexte, la différenciation du Politique et du Religieux opérée par Machiavel soutient l’étude comparée des civilisations, débarrassée du postulat de la supériorité nécessaire de la Chrétienté (Guichard). Mais à l’inverse, alors que l’Europe, à commencer par la France, se déchire dans les Guerres de religion fratricides, le nom de Machiavel est tenu par d’autres pour responsable de l’« ensauvagement » d’une Chrétienté qu’il aurait contribué à pervertir (de Léry). Le constat machiavélien (« l’homme ne pardonne pas aux autres leurs torts »   ) est pris pour un programme diabolique, faisant obstacle à l’unité de la foi : ironie inconsciente de l’histoire, qui ne comprend plus l’ironie voilée de Machiavel devant les politiques de l’Église.

Dès lors, on ne peut être qu’interpelé par le sort remarquablement nuancé que l’Église fait au machiavélisme, qui mérite d’être mis en regard _ structurellement, en quelque sorte _ de l’affaire Galilée _ certes, mais avec des différences de fond, toutefois… Carlo Ginzburg rappelle en effet que l’Église a combattu, en Copernic et Galilée, le risque qu’une nouvelle vérité universelle entre en concurrence _ gênante politiquement et idéologiquement _ avec le discours cosmologique de l’Église, et qu’ainsi, l’émergence d’une Science autonome menace _ d’une certaine façon _ la Religion. Pour autant, les autorités ecclésiastiques n’ont jamais condamné comme « hérétique » le galiléisme (ou héliocentrisme), dont l’existence était tolérée dès lors qu’il ne prétendait qu’à l’humble statut de théorie scientifique _ sauvant les phénomènes… Décidément politique _ en effet _, l’Église _ temporelle _ a négocié le même régime de tolérance à la science machiavélienne, dès lors qu’on voulait bien la cantonner à son strict domaine de compétence. En l’espèce, il est aussi remarquable que la négociation avec la science physique et avec la science politique ait été conduite par l’intermédiaire des mêmes figures (notamment Niccolo Riccardi). À la différence de l’art politique, la Science s’affirme cependant _ voilà ! _ dans un geste fondateur qui rejette l’exception face aux lois inflexibles de la nature : geste particulièrement suggestif des rapports complexes entre Religion, Politique et Science au moment où chacune se voit attribuer un domaine de compétence propre et limité   .

La tolérance envers le machiavélisme, dont le cardinal de Richelieu est peut-être la plus éloquente incarnation, était d’autant plus facilement négociable que Machiavel, plus politique que Galilée, a su plus habilement avancer « entre les lignes »   ; c’est-à-dire à cet endroit où l’implicite est cependant univoque, et où le philologue doit venir chercher. De sorte que le machiavélisme a pu irriguer jusqu’à la pensée chrétienne. Ainsi de Pascal qui, dans ses Pensées, tente de faire la synthèse de Machiavel et de Galilée : la raison d’État et la raison scientifique constituent deux nécessités supérieures qui s’imposent parfois à l’ordre du Droit. Mais c’est aux Provinciales du même auteur que s’intéresse surtout Carlo Ginzburg : ce texte satirique par lequel le scientifique français se joint aux jansénistes dans leur critique du « probabilisme moral » des jésuites – un ordre ecclésiastique très « politique » au service des intérêts prioritaires de l’Église de Rome.

À travers deux belles et denses analyses des sources textuelles des écrits de la controverse entre jansénistes et jésuites – controverse qui croise la critique calviniste de l’Église romaine (Fabricius, Bayle _ c’est passionnant ! _) – on voit rejouer la force de l’ironie au service des paroles formulées « entre les lignes », ainsi que la négociation par l’Église d’un compromis entre formulation de la critique janséniste (tolérée) et expression publique de cette critique (proscrite). Surtout, autour de Pascal et de ses lecteurs calvinistes, on voit la critique de l’exception permanente pratiquée par l’Église tourner à la contestation de sa capacité à être autre chose qu’une puissance étatique. D’un point de vue satirique, c’est-à-dire à travers une lentille qui grossit délibérément les traits, c’est la religion elle-même qui semble différenciée de l’État romain, dont elle ne serait finalement guère plus qu’un prétexte. On pense alors au Grand Inquisiteur des Frères Karamazov, dont le gouvernement ecclésiastique tolère mal le retour de Dieu fait homme. Alors que Pascal est un précurseur de la théologie politique, les interprétations qu’en donnent ses lecteurs des siècles suivants (dont Dostoïevski fait d’ailleurs partie) interrogent ainsi les développements ultérieurs qui aboutissent à l’hypothèse _ dangereuse _ de Carl Schmitt.

Les conditions scientifiques d’une histoire souterraine

Carlo Ginzburg est plus connu du public pour ses livres consacrés à l’histoire des idées religieuses qui frémissent derrière l’activité des inquisiteurs et de la chasse aux sorcières. Il a notamment montré combien celles-ci s’étaient déployées dans le sillage de la persécution des juifs, laquelle s’inscrit elle-même dans une histoire au long cours précédée par l’affirmation d’une Chrétienté conquérante, et plus tôt encore, par l’affirmation de l’Église romaine face aux puissances séculières. Ruisselant en aval de ces analyses, Nondimanco poursuit la patiente exploration des galeries de cette « histoire souterraine » en direction de l’âge des Lumières _ et bien au-delà, en cette édition française dans cette traduction de Martin Rueff…

À l’heure où les sciences sociales sont encore interrogées sur leur contribution au débat public, le moindre des intérêts de ces neufs _ et ici douze _ articles _ les trois nouveaux constituent un apport très important ! _ n’est pas, non plus, de donner à voir toute la fécondité de l’application rigoureuse des méthodes de la philologie et de l’érudition patiente, pour clore des pistes trompeuses et apporter un éclairage nuancé aux préoccupations du présent. Par l’exemple, « entre les lignes », Nondimanco nous dit en somme que sous les conditions de méthode les plus exigeantes, les sciences humaines ont la capacité et le devoir de produire une vérité sans guillemets.

* Cet article a d’abord été publié lors de la parution du livre en Italie, sous le titre Nondimanco.

A lire également sur Nonfiction :

Giorgio Agamben, Le Règne et la Gloire. Pour une généalogie théologique de l’économie et du gouvernement

Carlo Ginzburg, Peur révérence terreur : Quatre essais d’iconographie politique

Françoise Lesourd , Laurent Thirouin (dir.), Lectures russes de Pascal. Hier et aujourd’hui

Et l’autre,

en date du 12 janvier 2023,

de Pierre Tenne, sur le site de En attendant Nadeau :

« Histoire secrète de la casuistique« 

Histoire secrète de la casuistique

« Le bon historien ressemble à l’ogre de la légende. Là où il flaire la chair humaine, il sait que là est son gibier. » La phrase de Marc Bloch a laissé son empreinte sur l’image du métier d’historien. Carlo Ginzburg, depuis ses premiers travaux, offre une alternative à cette figure de l’ogre par une pratique de l’histoire qui, à l’affût des indices, même microscopiques, parvient à penser ensemble l’humble et le gigantesque. Néanmoins, recueil d’essais parus ces vingt dernières années, est une œuvre remarquable autant qu’un plaidoyer pour une pratique de l’histoire singulière et inspirante.


Carlo Ginzburg, Néanmoins. Machiavel, Pascal. Trad. de l’italien par Martin Rueff. Verdier, coll. « Histoire », 288 p., 22 €


La recherche commence en 2003 par une réflexion sur l’exception et la règle chez Machiavel. Carlo Ginzburg, lecteur hors normes, s’y intéresse à l’un de ces indices dont il a théorisé la valeur historiographique et intellectuelle (« Signes, traces, pistes. Racines d’un paradigme de l’indice », Le Débat, 1980) _ un travail décisif ! Ici, l’indice est la récurrence de l’adverbe « néanmoins » (nondimeno ou nondimanco dans le texte original) dans les écrits de Machiavel. Sur les plans du style et de l’argumentation, Machiavel parvient à concilier la règle et l’exception par l’usage des « néanmoins ». L’identification de ce procédé stylistique et intellectuel – qu’avant lui très peu d’analyses avaient relevé – fournit à Ginzburg son hypothèse : Machiavel pense en casuiste _ voilà.

Néanmoins, de Carlo Ginzburg : histoire secrète de la casuistique

Simple, l’hypothèse est également gigantesque. La réception de Machiavel depuis un demi-millénaire a lié le penseur florentin à l’avènement d’une modernité politique et intellectuelle qui, Renaissance oblige, se serait dressée contre la scolastique et la théologie médiévales. Rien de moins anodin, donc, que de lire Machiavel comme un représentant de la théologie morale héritée du Moyen Âge. Rien de plus convaincant, à lire Ginzburg, dont on connaît l’érudition prodigieuse _ oui ! _ et le style limpide _ oui ! _ : la réception de Machiavel, la contextualisation _ voilà _ de ses textes dans leur totalité, leurs postérités versatiles, sont restituées avec une profondeur rare _ absolument ! _ qui situe avec force le Florentin dans ses héritages médiévaux.

Derrière la démonstration érudite, se tient, à équidistance merveilleuse des idées et des documents, une éthique de l’historien _ oui _ menant une enquête qui interroge sans cesse son objet autant que son sujet. Ce sont des références à l’histoire de l’art, écho de l’influence de l’Institut Warburg sur le jeune Ginzburg ; aux amis, tel l’historien de l’art Francis Haskell ; et jusqu’à ce militantisme intellectuel revendiqué qui renoue avec les engagements antifascistes transmis à Carlo depuis l’enfance – Leone, son père, fut un résistant célèbre au fascisme ; et sa mère, Natalia Ginzburg, aborda ces engagements dans nombre de ses romans.

Néanmoins, de Carlo Ginzburg : histoire secrète de la casuistique

Néanmoins raconte en filigrane les siècles de lutte politique portant sur des lectures concurrentes de Machiavel. Dans un vertigineux article (« Façonner le peuple. Machiavel, Michel-Ange »), qui se conclut sur la dénonciation des interprétations fascistes du Prince – la fameuse apologie de la force et du mal qui serait l’essence de cette pensée –, Carlo Ginzburg permet de relier l’opposition politique, l’« anti- » de l’antifascisme, à l’éthique positive de lecteur qu’il affirme dans tout l’ouvrage : « Je tiens à préciser d’emblée, pour écarter toute équivoque, que je repousse avec la dernière énergie (comme je le fais depuis de nombreuses années) l’attitude néo-sceptique qui consiste à mettre toutes les interprétations sur le même plan ». La détermination de cette pensée tient _ évidemment _ à tous ses engagements, archivistiques, historiques, intellectuels, éthiques, politiques.

Le cheminement depuis Machiavel passe ensuite par le long terme des réformes religieuses. L’imprégnation des textes et des idées machiavéliennes dans la réforme catholique est l’occasion de discuter des pans importants de cette histoire dont les auteurs italiens ont fait un domaine captivant d’investigation historique, moins sensible en France _ certes _ : l’influence valdésienne sur Reginald Pole, le rôle de l’Inquisition et de la censure inquisitoriale, permettent à Carlo Ginzburg de retrouver les pensées d’Adriano Prosperi et de Massimo Firpo, entre autres, pour inscrire la postérité machiavélienne dans l’histoire de la pensée ecclésiastique moderne.

Néanmoins, de Carlo Ginzburg : histoire secrète de la casuistique

Autre hypothèse formidable : Néanmoins postule et démontre la fortune intellectuelle de Machiavel chez les penseurs catholiques. L’une des prouesses du livre est la démonstration d’un usage du « néanmoins » dans le procès fait à Galilée _ oui, oui, oui _, notamment dans l’argumentation du cardinal Bellarmin. Le spécialiste de l’Inquisition qu’est Ginzburg déploie ici une lecture tout à la fois limpide et profuse, qui permet de faire émerger ce tour d’esprit à la fois machiavélien et casuiste dans les débats dont il montre que la pierre d’achoppement fut d’abord l’alternative entre deux formulations des théories héliocentriques. En 1615, Bellarmin avertit Galilée qu’il doit « se limiter à parler ex suppositione et non pas absolument, comme j’ai toujours pensé que l’avait fait Copernic ». L’alternative entre dire le réel et supposer les prémisses d’une réflexion renvoie à la question de la règle et de l’exception. Ce que dessinent ces débats, chez tous les acteurs, c’est en réalité l’idée moderne d’un langage de la nature réglé absolument par les mathématiques, tandis que le langage des hommes, politique et moral mais surtout faillible, est toujours celui des exceptions. Dès lors, « le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie ».

Galilée n’a pas le bonheur d’apparaître dans le sous-titre du livre _ en effet, et c’est peut-être dommage _, mais il fournit en effet le maillon essentiel _ voilà ! _ entre Machiavel et Pascal. Ce dernier clôt la recherche en ce qu’il apparaît avec Les Provinciales comme celui qui achève cette histoire secrète de la casuistique moderne. L’attaque littéraire et ironique contre la casuistique opérée par Pascal – et par les auteurs moins célèbres qui contribuèrent à ce démontage – fournit une conclusion longtemps définitive à la question de la règle et de l’exception dans cette histoire des idées. L’ultime ouverture de Néanmoins invite à ne pas célébrer cette conclusion trop longtemps _ en effet. Chez Lampedusa comme dans certaines prises de parole du pape François, un retour contemporain de la casuistique, et avec elle de la règle et de l’exception, permet de constater à quel point ces textes nous interpellent aujourd’hui aussi _, par-delà les siècles et les modernités, dans les travaux et les jours d’une langue dont Ginzburg, dans la séduction de la lecture, laisse croire qu’il est le seul locuteur _ du moins l’indipensable médiateur…

Un travail d’intelligence majeur de Carlo Ginzburg, une nouvelle fois.

Ce mercredi 3 mai 2023, Titus Curiosus – Francis Lippa

Bernard Mounier : surmonter et survivre, réparer et pacifier : l’indispensable qualité de la relation vraiment humaine…

16mai

Dans mon évocation hier _  _

de la très remarquable personne de Bernard Mounier, le maire pacifiant des Plantiers,

je n’ai quasiment rien dit de son histoire personnelle,

accessible cependant en partie dans le portrait qu’a tracé de lui,

le jour _ c’était il y a plus de 21 ans, déjà, le 9 janvier 2004 ; Bernard Mounier (né le 6 février 1955), n’avait alors que 48 ans… _ de sa réception à l’Académie de Nîmes, le président de cette Académie, M. Roger Grossi _ lequel décèdera à Nîmes au mois de novembre 2011, à l’âge de 97 ans _ :

Bernard Mounier, en effet, est le fils et le petit-fils de deux mineurs de La Grand Combe, Francis Mounier (1932 – 1961) et François Mounier (décédé en 1972), tous deux décédés à la mine ; de même qu’est décédé lui aussi à la mine le grand-père maternel de Bernard Mounier, le père de sa mère Thérèse Dussert, Prosper Dussert.

En 1961, « le choc _ de la mort accidentelle si précoce de Francis Mounier à la mine : il a à peine 29 ans… _ est si destructeur que, sans autre raison apparente, votre jeune maman _ Thérèse Dussert, née en 1932 : elle aussi n’a que 29 ans… _ devient aveugle et sourde, comme si son corps fragile et son cœur meurtri refusaient de survivre au drame« , raconte le 9 janvier 2004 Roger Grossi _ les qualités profondes d’humanité de Bernard Mounier s’étaient donc déjà bien révélées, par ses actes…

« Les médecins cherchèrent en vain une cause biologique expliquant cette double fermeture au monde. Votre mère ira d’hôpital en hôpital, d’établissements médicaux en centres sociaux, toujours écrasée _ voilà _ par l’insupportable.

Vous allez, tout au long des années qui suivirent, tenter de trouver un chemin de dialogue _ voilà : « dialogue«  est plus juste que « communication«  : le dialogue est mutuel et réciproque ; il implique l’écoute attentive et la parole ouverte et confiante de l’autre ; il est fondamentalement ouvert ; et ne doit pas être instrumentalisé… _ avec votre mère, et vous le trouverez. Vous l’aimez tendrement, et elle n’a que vous à aimer. Vous trouvez les moyens de cette communion _ oui _ qui vous est indispensable à tous deux, vous inventerez _ une forme de ce je nomme une active « imageance » confiante _ ensemble le langage des doigts.

Plus tard, les autorité de tutelle, frappées par la qualité _ voilà ! à rebours de l’exclusivement quantitatif des statistiques, qui font fi de la si précieuse (et indispensable !) vraie singularité… _ de votre relation filiale, vous demanderont de devenir « son tuteur », le tuteur _ légal _ de votre mère.

Vous l’avez accompagnée jusqu’à sa mort en l’an 2000, elle avait alors 68 ans, et vous aviez 45 ans« .

(…)

« Votre grand-mère maternelle Antonia vous prend en charge _ en 1961. C’est elle qui règle les questions administratives de pension et toutes les questions _ à commencer par celles, bien sûr, d’éducation _ de votre enfance. Elle suit aussi, bien sûr, le devenir de sa belle-fille Thérèse. Antonia est une femme forte, une fidèle catholique, une chrétienne dont l’exemple _ oui _ marquera profondément _ voilà _ toute votre vie.

Vous auriez pu sombrer _ oui _ dans la révolte, le désespoir, la dépression _ voilà ce qu’il faut apprendre à bien vite surmonter. Il faut si peu pour détruire _ peut-être irréversiblement _ un enfant. Mais l’amour _ oui _  que vous trouvez chez votre mère, dans votre grand-mère, chez votre tante Viviane _ Andrée _ Dussert Lavigne _ qui décèdera au mois d’octobre 2013, à l’âge de 88 ans _, la sœur de votre mère, est la source et la racine de votre bonheur« .

Bernard Mounier : un homme de qualité humaine tout à fait remarquable…

Et dont la réalité tranche, bien cruellement pour nous, les citoyens de ce pays, avec les misérables squelettes (et fantômes) technocratiques cyniques _ tellement pauvres en humanité vraie, tout exclusivement numérisés et comptables (pour quels profits ? et de qui ?) qu’ils sont ! _ de la plupart, hélas, de notre personnel politique d’aujourd’hui ;

même si j’exclus de ce triste constat l’épaisseur humaine authentique de ces membres de la fonction publique dont l’action très délicate et efficace a accompagné avec un plein succès celle du maire des Plantiers, Bernard Mounier ;

je veux parler ici des très remarquables, eux aussi, Procureur Eric Morel, Général de Gendarmerie Arnaud Browaeÿs, et Préfète Marie-Françoise Lecaillon…

 

Ceux-ci font grand honneur à la fonction publique de notre République, que des générations de politiciens _ depuis les Thatcher et Reagans’acharnent hélas à de plus en plus affaiblir et ruiner…

Il nous manque probablement la vivissime lucidité de pensée et de plume d’un Machiavel _ ou d’un Nietzsche _ du XXIXe siècle

pour mettre pleinement à jour et dénoncer avec efficace le si misérablement mesquin et terriblement toxique _ suicidaire (« Après nous, le Déluge…« ) et nihiliste… _ machiavélisme endémique contemporain…

Ce dimanche 16 mai 2021, Titus Curiosus – Francis Lippa

Ré-écouter la voix d’Aharon Appelfeld : à Bordeaux le 19 mars 2008

04jan

En hommage à l’immense écrivain israëlien Aharon Appelfeld décédé ce jeudi 4 janvier 2018 de (16-2-1932 – 4-1-2018),

la librairie Mollat a eu la magnifique idée de re-mettre ce jour en ligne sur son site

le podcast de la présentation par Aharon Appelfeld, dans les salons Albert Mollat, le 19 mars 2008, de son roman La Chambre de Mariana,  en dialogue avec sa traductrice Valérie Zenatti.

Une merveilleuse initiative !

Quelle surprise et quelle joie de ré-écouter cette voix parfaitement pausée et profonde, et si juste :

celle de l’écrivain qui, de tous ceux que j’ai pu écouter, m’a le plus profondément marqué et ému !

Quelle qualité de présence ! Quel retentissement d’émotion !

J’en ai parlé cette fin de matinée avec Véronique Marro, puis avec Sylvie, lors de mon petit tour à la librairie, afin de me procurer quelques titres d’Aharon Appelfeld que je n’avais pas encore dans ma bibliothèque personnelle : il me fallait réparer cette négligence !

Et je me souvenais aussi que j’en avais témoigné lors d’un précédent article de mon blog ;

dont je viens de retrouver _ grâce à ce merveilleux aide-mémoire qu’est mon cher blog En cherchant bien _ la date :

c’était le 28 mai 2009,

à l’occasion de la publication dans Le Monde d’un chat avec Aharon Appelfeld :

«  .

Revoici donc, in extenso, ce précédent article :

« Sans la vérité, la vie serait sale » : un propos (de « chat ») de Aharon Appelfeld

— Ecrit le jeudi 28 mai 2009 dans la rubriqueHistoire, Littératures”.

Qui a entendu une fois la parole de vive voix d’Aharon Appelfeld, comme ce fut le cas dans les salons Albert Mollat, ainsi qu’au Centre Yavné _ c’était le 19 mars 2008 _,

n’oubliera, de sa vie, sa formidable puissance de vérité


Aussi, dois-je m’empresser de diffuser plus largement encore que sur le site du Monde ;

et en commentant (un peu) de quelques impressions très « reconnaissantes« 

les mots (de lumière !) qu’Aharon Appelfeld sait trouver

pour éclairer (si bien) les interrogations de quelques uns qui ont la chance _ désormais (hors des cachettes des forêts d’Ukraine, où il est, très difficilement, parvenu à survivre, entre 1941 et 1944)  _ de le rencontrer…

Dans un chat « Sans la vérité, notre vie est sale«  au Monde.fr

 

LEMONDE.FR | 20.05.09 | 10h57  •  Mis à jour le 27.05.09 | 17h05 ,

Aharon Appelfeld se penche sur « le pouvoir de la mémoire qui donne un sens à notre vie« , dit-il.

Il revient aussi sur « la place du mal » et « la falsification des faits«  _ qui est« le propre des politiques, pas de gens honnêtes« , poursuit-il.

Donateli :

Comment en êtes-vous venu à penser puis écrire que la lâcheté de l’homme était indispensable à la construction de la société ?

Aharon Appelfeld :

J’estime que la lâcheté n’est pas centrale dans mes écrits. Je parle plutôt de la « faiblesse«  _ un distinguo crucial ! Car l’homme est un être faible. C’est plus par rapport aux « faiblesses » de l’homme que je parle. Nous sommes faits de chair et d’os, et c’est cela qui nous rend faibles. Mais en même temps, il faut avoir un certain respect par rapport à cette faiblesse _ et « vulnérabilité« , « fragilité«  _,inhérente à l’homme _ et à son « humanité« , toujours à conquérir, défendre, reconstituer : jamais simplement et pour jamais acquise, possédée… Mais cela n’a rien à voir avec la lâcheté _ en effet !..

Denis_de_Montgolfier (Lyon) :

Quel est votre rapport au bégaiement, puisque vos livres y font allusion ?

Aharon Appelfeld : 

Lorsque j’étais enfant, pendant la guerre, je me suis retrouvé à travailler pour un groupe qui avait des activités criminelles. Il s’agissait d’Ukrainiens, qui ne savaient pas que j’étais juif _ cf l’admirable « Histoire d’une vie«, récit autobiographique d’Aharon Appelfeld…. J’ai été parmi eux _ davantage qu’« avec eux« _ pendant un an et demi, et pour me protéger _ voilà : le silence, voire le mutisme, comme« protection«  vitale !.. _, je parlais le moins possible, je ne parlais pas. Lorsque la guerre a pris fin dans cette région-là, en 1944, car la zone a été reprise par l’armée russe, parce que je n’avais pas parlé pendant un an et demi, ou quasiment pas, lorsque je me suis remis à parler, je bégayais. Le bégaiement, pour moi, c’est quelque chose qui est venu plus tard _ que dans la première enfance, comme chez la plupart _ dans ma vie, mais je le vois en même temps comme une qualité, une vertu. Car le bégaiement, pour moi, fait ressortir davantage _ l’expression est importante ; et davantage qu’une parole non bégayée, donc... _ les sentiments, les sensations, et mêmes les idées.

Il permet de faire émerger _ voilà _ toutes ces choses _ qui demeureraient immergées, donc, sinon… _, car c’est une sorte de friction _ au dynamisme éminemment fécond _ entre pensée et sentiment _ champ magnétique magnifique à explorer par l’écrivain véritable. Pour les personnes qui parlent vite, elles sont recouvertes _ au point de s’y noyer, pour filer la métaphore… _ de paroles, alors qu’avec le bégaiment, il y a un effort pour permettre _ le surgissement de _ la parole _ à son plus vrai… Cela peut paraître étrange, mais pour moi, il est positif dans le sens où cela fait partie de la création _ ainsi que l’analyserait un Noam Chomsky : la création de la « générativité » du discours par la parole… _, cet effort pour faire sortir _ du magma du non-dit _ la parole _ en un mouvement de « aufhebung« , dirait Hegel…

cerrumios :

Qu’est-ce qui est le plus dangereux : l’oubli du passé, le manque d’intérêt des nouvelles générations à l’histoire, le déni de faits réels, les maladies dégénératives dues au vieillissement… ?

Aharon Appelfeld :

Tout est dangereux. Les maladies de la vieillesse ne me paraissent pas très importantes. Dans un sens, l’oubli du passé est une maladie _ pour le dynamisme fécond de la personne ; pour qu’elle devienne vraiment « sujet » d’elle-même (et pas enkystée et plombée en « objet » _ pour d’autres qu’elle). Car notre âme _ oui ! _ et la construction _ oui ! _ de ce que nous sommes _ et avons à devenir _ sont une composition _ en partie de notre responsabilité personnelle _ du passé, du présent et du futur. En ce qui concerne le manque d’intérêt chez les jeunes pour l’histoire, je n’en suis pas persuadé. J’ai été moi-même professeur d’université et j’avais beaucoup d’étudiants qui voulaient apprendre, savoir ce qui était arrivé aux générations de leurs pères et grands-pères.

Cela fait partie de la normalité chez l’homme de s’intéresser au passé. En ce qui concerne le déni des faits _ un phénomène crucial ! _, pour moi, c’est un agissement _ d’abord _ des politiques. Ce sont des personnes qui cherchent _ par intérêt partisan (= « idéologique« ) personnel, ou de leur clan ! _ à nous cacher les faits, à falsifier les faits _ d’où le devoir (le plus) sacré (qui soit) de les « établir«  et « avérer«  _, à détourner l’attention _ soient des tactiques crapuleuses décisives ; cf « Le Prince » de Machiavel…Un homme honnête _ droit ! _ ne fait pas ça, ne va pas nier les faits. C’est comme en politique, pour moi.

Romano :

Le Prix Nobel de littérature Ohran Pamuk est l’objet _ ce fut en octobre 2005 ; depuis, elles ont été abandonnées : le 22 janvier 2006 _ de poursuites judiciaires dans son pays, la Turquie, pour avoir « revisité » dans son dernier roman _ le dernier roman d’Ohran Pamuk, « Masumiyet Müzesi« , est paru à Istamboul en 2008 ; en fait, ce fut pour une interview donnée à un journal suisse début 2005 _ la mémoire à trous de la Turquie (génocide des Arméniens et question kurde). Peut-on mourir pour sauver la mémoire ?

Aharon Appelfeld :

La vérité et le passé ne font qu’un pour moi _ expression à creuser… Nier ce qui s’est passé, c’est nier la vérité. Les efforts de cet écrivain turc pour retrouver _ par le travail de la pensée, tant celui de la connaissance de l’historien, que celui de l’œuvre vraie du véritable écrivain : lire à ce propos tout l’œuvre (magnifique !) d’Imre Kertész, et pas seulement ses réflexions les plus « théoriques«  (pour des « discours«  publics ou des « articles«  brefs) sur les rapports entre mémoire, fiction et Histoire : cf « L’Holocauste comme culture« , sur lequel je dois (et vais) écrire sur ce blog même un article !  _ le passé et la vérité sont importants _ et c’est un euphémisme _, car sans la vérité notre vie est sale _ la formule, magnifique de vérité, donne très fortement (et avec grandeur ! plus encore !) à penser…

David Miodownick :

Ne craignez-vous pas d’encourager malgré vous une « concurrence des mémoires » ?

Aharon Appelfeld :

Je n’écris pas sur le passé _ avec la moindre mélancolie ou nostalgie que ce soit… Je parle d’individus _ particuliers, voire singuliers _ à un certain moment. Je ne parle pas par abstractions, mais d’individus ; et de leur temps _ c’est capital (face aux discours généralisateurs idéologiques dont nous sommes plus que copieusement abreuvés par les médias, tous azimuts)… J’écris sur les juifs, j’écris sur les non-juifs. D’ailleurs, j’ai plus écrit _ si l’on veut se mettre à « compter«  _ sur les non-juifs que sur les juifs. J’essaie _ et c’est l’effort poétique de la littérature vraie qu’une telle « vision« !.. _ de voir le monde à travers les individus, à travers leurs désirs, leur besoin _ ou plutôt « désir« , ou « quête » ; et assez désespérée, souvent… ; une « demande«  !.. _  d’amour, à travers leur solitude, à travers leur recherche de réponses à des questions métaphysiques _ oui ! là où se joue le sens des vies « humaines » (« non-inhumaines« , ainsi que le formule si justement mon ami Bernard Stiegler _ qui vient de publier « Pour en finir avec la mécroissance«  Je n’écris donc pas sur le passé _ qui serait mort ; et pèserait, fossilisé, de tout son « poids mort« … Chaque individu a droit à son passé _ singulier (et non pas « idéologique« , ou plutôt« idéologisé«  en une « mémoire » d’emprunt ; « fourguée« …) ; et activé par l’effort tout en souplesse (et hoquets) de sa « mémoire«  toute personnelle ! pour s’appuyer sur le sol fécond (et toujours « vivant« ) de son « expérience » ainsi « travaillée«  : lire ici l’extraordinaire chapitre « De l’expérience« , en conclusion magnifique et testamentaire des « Essais«  du merveilleux et irremplaçable Montaigne Et moi, je suis pour le pluralisme dans tous les sens du terme. Je ne suis pas _ ni obsessionnellement, non plus ! _ collé _ « scotché«  _ à une histoire _ particulière, et partisane, contre d’autres « histoires«  : tout aussi particulières et partisanes ; soient « idéologiques » seulement : hélas !..

Lefevre :

Que pensez-vous du livre « Les Bienveillantes« , de Jonathan Litell ?

Aharon Appelfeld :

Ce qui m’a étonné, c’est à quel point un homme _ écrivant _pouvait s’identifier avec le mal _ quelle singulière (= malsaine) perspective d’enquête, en effet ! Et la question que je me pose, c’est quel est le but de cela. Quel est le but de son livre _ en effet ! Est-ce d’apprendre à s’identifier avec le mal ? Est-ce que c’est essayer de comprendre le mal depuis l’intérieur de nous-mêmes ? Je me demande quel est le but de ce livre. Moi, mon impression, c’est que le résultat est une démonisation de soi _ ce qui est dangereux et morbide… L’expression « démonisation de soi » est à retenir !

Comme vous le savez _ cf l’admirable « Histoire d’une vie« , récit autobiographique d’Aharon Appelfeld… _, j’étais dans un camp, brièvement _ en Transnistrie, à l’est de sa Bukhovine natale _, avant de m’échapper _ c’était en 1941, il avait neuf ans. Mais j’ai eu le temps de voir toute la perversion des meurtres des juifs. Il ne s’agissait pas seulement de tuer les juifs, il s’agissait également de les humilier avant de les massacrer. Par exemple, de les obliger à jouer de la musique classique avant de les assassiner. Donc il ne s’agissait pas seulement de tuer, mais d’une perversion des meurtres.

Et dans les quarante livres que j’ai pu écrire, je ne parle jamais des assassins.Ils n’existent pas dans mon âme. Ils existent dans le sens socio-historique _ de ce qu’ils ont commis : forcément ! _, mais ils n’ont pas de place dans mon âme. Il n’y a pas que l’intelligentsia juive qui a critiqué le livre. Tout le monde devrait critiquer ce livre _ je le pense aussi. M. Littell, l’écrivain, est un homme très intelligent, de grand talent. Et cela rend son livre d’autant plus dangereux _ par cette attention « démonologique »  perverse ; pour analyser « cela« , lire plutôt les analyses fouillées (à bien démêler la complexité) des historiens Christopher Browning : « Des Hommes ordinaires _ le 101e bataillon de réserve de la police allemande et la solution finale en Pologne«  et Harald Welzer : « Les Exécuteurs _ des hommes normaux aux meutriers de masse« 

Aaron :

Quel avenir pour la mémoire dans la mondialisation, ce rouleau compresseur qui uniformise la pensée et avale le temps et la mémoire au nom de l’utilitarisme ?

Aharon Appelfeld :

Il m’est difficile de parler de l’avenir, car je n’aime pas parler en termes généraux. Pour moi _ c’est-à-dire « tout personnellement«, existentiellement…_, c’est le passé qui compte _ par le poids (existentiel et personnel) de ses effets _, car cela donne du sens à la vie _ quand il est humainement « affronté«  et « compris«  : voilà l’enjeu ! au lieu d’être esquivé, escamoté, ou trafiqué et falsifié !!! Même un passé horrible, c’est quelque chose qui donne de l’ampleur _ quel beau mot ! de quel souffle !!! _ à notre vie _ personnelle, donc, quand ce « passé horrible«  est « surmonté«  : là-dessus, lire, outre Aharon Appelfeld, Imre Kertész : par exemple, en contr’exemple d’« Être sans destin » et du « Refus » (ou du sublime « Le Chercheur de traces« ), le non moins sublime « Liquidation » : un des chefs d’œuvre sur le siècle qui vient de s’achever (le livre est paru à Budapest en 2003) Si nous souhaitons une vie riche _ qualitativement _, avec du sens _ voilà !!! _, qui ne soit pas superficielle _ ni bling-bling… _, il faut nous rattacher _ oui ! par la « plasticité«  du souffle et l’« ampleur » de l’ »inspiration« « respiration«  de notre « vivre«  _ à notre mémoire _ activée ! Pas tous nos souvenirs _ en nous défaisant des « clichés«  « réactifs«  plombants du ressentiment ; il y a aussi une joyeuse « vertu d’oubli« , nous apprend Nietzsche… _, mais tout ce qui a du sens _ = le plus « essentiel » !.. La vie _ subie _ peut être un enfer. Je l’ai connu, cet enfer _ en Bukhovine, en Transnistrie et en Ukraine, entre 1941 et 1944… Mais la vie est aussi une chose très précieuse, qui porte _ potentiellement _ beaucoup de sens _ à constituer « plastiquement«  par nous, en partie « essentielle«  ; et selon une exigence transcendante de vérité ! _, et il faut faire en sorte _ c’est un apprentissage personnel ; et l’« écrire« , et l’Art, y a, certes, sa part… _ que notre vie soit remplie _ dynamiquement _de sens _ au lieu, statiquement, d’absurde et de vide : que répandent les divers nihilismes…

cerrumios :

Comment peut-on être sûr qu’une personne détient la vérité si elle est contredite par un groupe ?

Aharon Appelfeld :

Mais nous sommes tout le temps contredits par d’autres _ et pas seulement « négativement« , non plus, qui plus est ; la démocratie authentique, c’est le débat éclairé !.. Le mal est une contradiction constante _ qui veut nuire et détruire : c’est sa définition ! Les individus sont souvent tentés _ de mentir, de trahir, de porter tort, de nuire (= blesser, mutiler et tuer ; anéantir) _, leur moralité subit des tentations qui viennent de groupes ou d’autres individus _ un peu _ charismatiques _ sur les estrades politiques, avec micros et haut-parleurs ; et sous le feu (avec projecteurs) des caméras, tout particulièrement. Mais nous devons apprendre _ c’est une école _ à résister, à défendre notre réalité _ singulière propre : elle est « à construire«  ; n’étant jamais simplement « donnée« , ni « héritée«  _, qui a un sens pour nous.

Oulala :

Quelle est votre position sur le débat entre histoire et mémoire ? La littérature ne peut-elle pas servir de « casque bleu » entre les deux ?

Aharon Appelfeld :

La bonne _ et seule « vraie«  _ littérature devrait rester modeste _ à échelle de la personne ; et sans généraliser : non « idéologique« , forcément ! Et devrait comprendre que son pouvoir est limité _ pauvre, humble : la lecture est elle aussi un acte silencieux et de solitude.La littérature, par nature _ non instrumentalisante qu’elle est, fondamentalement _, ne peut pas changer les hommes, ne peut pas changer la société _ en effet : ses effets ne sont pas « mécaniques » ; ni instrumentalisables… Mais elle est comme la bonne musique : cela fait germer _ oui : avec générosité illimitée ; joyeusement : la joie est spacieuse, comme le signifie l’essai La Joie spacieuse de Jean-Louis Chrétien… _ en nous quelque chose d’essentiel _ oui ! _, cela purifie _ de miasmes délétères _ notre vie, cela donne un parfum _ ouvrant !.. _ à notre vie et nous donne de la lumière _ on ne saurait mieux le dire… Donc la littérature, on ne connaît pas exactement son effet _ non « mécanique«  _, mais elle porte le germe _ dynamique et dynamisant _ de quelque chose qui préserve _ et peut miraculeusement perpétuer _ notre humanité _ toujours menacée d’« inhumanité« 

Voilà pour ces morceaux de « conversation » (« chat » !) offerts

sous le titre « Sans la vérité, notre vie est sale »

sur le site du Monde : ils sont assurément infiniment précieux !..

Entre tous nos contemporains,

Aharon Appelfeld est un « humain » « non-inhumain » « essentiel« 

 

Titus Curiosus, le 28 mai 2009

Voilà donc ce qu’était cet article de commentaire, en mai 2009 :
aujourd’hui, je me suis contenté de mettre en rouge les paroles d’Aharon Appelfeld qui portent le plus de sens pour moi…
De plus, il se trouve que si je conserve, bien sûr, ce souvenir _ de cette rencontre et de cette voix, le 19 mars 2008 _ qui m’a si fort marqué,
j’avais oublié le fait que c’était à l’occasion de la sortie française de La Chambre de Mariana que Aharon Appelfeld avait fait ce déplacement de Bordeaux.
Aussi n’est-ce pas sans surprise que j’ai aussi reconnu ma propre voix _ issue de ce passé de presque dix ans (2008 – 2018) dont je me souvenais en gros, mais pas en son plus précis détail ! d’où l’imhortance de traces qui demeurent ! _ comme celle du premier intervenant (à 36′ 33″) parmi le public à lui poser une question !
Car il me semblait que c’était à l’occasion de la publication en français de son Histoire d’une vieque j’avais rencontré Aharon Appelfeld, et avais pu m’entretenir (un peu) avec lui.
Au sortir de cette présentation dans les salons Albert Mollat, une seconde présentation était organisée au Centre Yavné, rue Poquelin-Molière ;
et là encore j’ai pu poser une question à Aharon Appelfeld :
cette fois je lui demandais ce qu’il pensait d’un autre écrivain de Czernowicz,
non pas Paul Celan (23-11-1920 – 20-4-1970),
mais l’auteur _ non juif, lui _ du très beau Neiges d’antan, Gregor von Rezzori (13-5-1914 – 23-4-1998).
Mais Aharon Appelfeld n’appréciait pas du tout celui qui était aussi l’auteur, même si le titre n’est pas à prendre à la lettre, des Mémoires d’un antisémite. Il avait même été furieux du rappel de ce monsieur…
Ma question à Aharon Appelfeld était la suivante :
« Merci d’être présent.
Je voudrais vous demander ce que vous apporte votre écriture, en particulier romanesque, par rapport à ce que vons avez vécu ;
puisque La Chambre de Mariana reprend ce que vous avez raconté dans Histoire d’une vie.
Alors je voudrais vous demander ce que vous apporte cette écriture de type romanesque, qui n’est pas de l’ordre du divertissement, par rapport au sens de votre vie.« 
La réponse d’Aharon Appelfeld, et sa traduction par Valérie Zenatti (jusqu’à 40′ 45), est la suivante :
« La différence entre un roman, entre l’écriture romanesque et l’écriture de mémoire, par exemple,
c’est que l’écriture du roman mobilise toute la personne, mobilise ses sens, sa sensibilité, son imagination et sa mémoire.
Si on se contente d’écrire ou de raconter ses mémoires, son autobiographie, on s’intéresse à, et on part surtout de, la dimension chronologique de l’être ; on se cantonne à ça.
Si on n’écrit qu’à partir des sens, on fait de la littérature pornographique.
Si on n’écrit qu’à partir du sentiment, c’est de la littérature sentimentale.
Si on écrit uniquement à partir de l’intellect, c’est de la philosophie, et ce n’est plus de la littérature.
Et si on n’écrit qu’à partir de son imagination, c’est de la science-fiction.
Le roman, lui, fait la synthèse, et mobilise tout mon être« . 

J’ai répondu : « Merci !« .
Il me semble retrouver là ce qui vient d’animer ma lecture du merveilleux Enfance, dernier chapitre, de René de Ceccatty,
d’après ce que lui apporte, à lui, auteur, ce que je nomme le transport de la semblance, via ce que je nomme aussi le travail de son imageance d’auteur _ en référence aux concepts de Marie-José Mondzain et de Michel Deguy _, dans son effort d’écrivant pour comprendre un peu mieux ce qui fut jadis vécu par lui, infans, et forcément fragmentairement _ René de Ceccatty utilise, lui, l’image de « la courtepointe«  (page 36 de ce si beau livre) pour caractèriser ce « tableau composite fait de fragments hétéroclites empruntés à de multiples expériences qui se sont intercalées entre le passé et moi » qu’est, in fine, le livre, l’œuvre, réalisé(e)… _ pour ce qui en concernait le sens, qui demeurait encore _ et demeurera toujours, car ce travail est en vérité infini _ à découvrir, par ce double travail de remémoration, mais aussi d’imageance d’auteur ayant bien avancé, cahin-caha, en sa vie d’adulte, comme en sa vie d’auteur, et ayant un peu appris et expérimenté, en un horizon, toujours, d’exigence de justesse : en sa vie comme en son œuvre.
Mon blog manifeste ainsi sa cohérence dans le temps…
Ce jeudi 4 janvier 2018, Titus Curiosus – Francis Lippa

Penser vraiment l’école : l’indispensable et urgent débrouillage du philosophe _ l’admirable travail de Denis Kambouchner

24fév

Avec la réunion revue et corrigée, peaufinée,

_ avec une magnifique patience et probité, en son acuité (rare à ce degré-là !) du regard d’analyse ;

cf à la fin de l’ouvrage, pages 340-341, le tableau parfaitement scrupuleux de l’« Origine des chapitres » : si quatre d’entre les onze chapitres, « La culture scolaire et après« , « Les principes d’une école juste« , « Rousseau et le temps des livres » et « Durkheim et la crise des humanités« , sont qualifiés dans l’absolu et in fine d’« inédits« , tous les onze ont été, de 2004 pour le premier, « L’Enseignement selon Foucault« , à 2012 pour trois (« Les principes d’une école juste« , « Rousseau et le temps des livres » et « Retrouver en soi l’enfant (Repuescere) : réflexions sur un précepte classique« ) et 2013 pour un ultime, « Durkheim et la crise des humanités« , purement et simplement « inédit« , lui ;

tous les onze chapitres, donc, de ce très beau (très probe et très patient parce que très précis) travail ont été repris, revus et peaufinés in fine avec une merveilleuse exigence de précision et une admirable finesse de nuances (les cas particuliers sont tout particulièrement magnifiquement distingués de généralités observées et relevées), selon les critères éminemment cartésiens de « clarté et distinction » (Denis Kambouchner est l’auteur des remarqués L’Homme des passions _ commentaire sur Descartes et Descartes et la philosophie morale), et je détache aussi au passage, cette citation de Locke, page 220 : « Bien distinguer nos idées, c’est ce qui contribue à faire le plus qu’elles soient claires et déterminées »… ;

en toute la palette et l’impeccable nuancier des micro-précisions-déterminations-distinctions de l’analyser constamment (= potentiellement à l’infini…) à l’œuvre, apportées inlassablement, depuis leur « origine » et « première version » (de ces étapes de l’enquête livrée ici, que sont ces onze chapitres, de 2004 à 2013 : le long de dix années…) donnée précédemment en conférence ou publiée en article ou Acte de colloque, marquant à un rare degré de perfection (très précieux pour le « débat » qui doit en résulter et auquel Denis Kambouchner, par sa « contribution« -ci, expressément nous « invite » à entrer et participer nous aussi, en « un vaste concours d’intelligences et de compétences« , page 10), ce qui se trouve si magnifiquement construit au final livré ici, et donnant lieu à onze « chapitres » d’un travail admirablement cohérent et fouillé, en une lumineuse rétrospection-reprise avec peaufinage (et présentée en son Avant-Propos, pages 9 à 20) ;

Denis Kambouchner ne manquant pas d’indiquer encore, page 20, tout ce que ce travail d’affinage doit aussi, in fine, au « regard le plus empathique et le plus aigu » qui soit, qu’y a « porté sur le fond comme sur le style«  Florence Dumora ;

Florence Dumora qu’il se trouve que je connais depuis son année en classe de Première, quand j’enseignais moi-même (à philosopher) en Terminale en son lycée ; l’année suivante, ce fut le regretté Christian Delacampagne (1949-2007) qui l’initia à la philosophie, ou au philosopher… _

avec la réunion revue et corrigée, peaufinée,

d’une série patiente et admirablement probe

_ et d’une lumineuse clarté de « débrouillage » des (de fait passablement complexes) questions abordées et réellement traitées, face aux jeux (trop complaisamment installés et entretenus) des confusions idéologiques, comme des emportements partisans, qui continuent, les uns comme les autres, de brouiller le regard collectif sur le sens et les enjeux (de démocratie vraie !) de ce qu’est aujourd’hui d’une part la situation (délabrée et se délabrant encore : certains pensant y avoir intérêt !) de l’école, et d’autre part ce que doit être (toujours et plus que jamais !) en sa puissante « vocation » humaine l’école, avec son ineffaçable « horizon«  « transcendant » de culture authentique véritable (et cela en toute son extension : la culture étant loin de se réduire à la seule culture des « humanités« ) : j’y viendrai, forcément, bien sûr, puisque c’est là l’essentiel !..

Et Denis Kambouchner de nous proposer ainsi ici toute une « cartographie«  subtile et en relief de ce paysage (et scolaire et culturel : avec « Horizons«  et « Arrière-plans« ) où se forme (et évolue, bouge) sans cesse historico-culturellement, en de complexes métamorphoses jamais strictement uniformes, l’humanité en construction jamais finie, mais toujours ouverte (et à peaufiner…), de notre espèce (humaine) tout à la fois très fragile et éminemment exaltante… ; avec les devoirs impérieux d’éducation ainsi que de culture (les deux étant fondamentalement liées) que cela, à chacun et à tous, nous impose envers chacun (soi et les autres) et tous, contre vents et marées d’intérêts et calculs de toutes sortes…

Cf ainsi, page 210, la merveilleuse phrase de conclusion du chapitre 6, « Éclaircissements sur « la culture »«  :

« Du point de vue pratique et dans les registres dont il s’agit _ dans la pratique au quotidien permanente, instant après instant, au présent de l’agir, de l’enseigner à l’école _, l’essentiel restera _ du côté et de la part de ce que doit offrir l’institution bien comprise, comme du côté et de la part de ce qu’a à faire, et au mieux, le maître en cette opération avec ses élèves, d’enseigner _ de multiplier autant que possible _ pour l’élève _ les occasions d’expérience _ à faire advenir et aider à constituer et bâtir (contribuer à faire s’élever), avec richesse et consistance, chez les humains qu’il s’agit d’aider à se former à s’accomplir vraiment, via l’impulsion donnée en et par cet enseignement à l’école… _, autrement dit les rencontres _ voilà ! avec des œuvres tout particulièrement : afin d’aider chacun et tous à construire et peaufiner, grâce à de tels apports, via les œuvres, d’autres personnes (de qualité : les auteurs de ces œuvres), une identité personnelle toujours plus riche et toujours ouverte, et tant soit peu consistante aussi, et en laquelle puisse se découvrir et reconnaître (et accomplir chacun toute sa vie durant) un vrai soi, pour la personne en formation de l’élève : un soi nourri de ces apports de vraie culture _ ; ce qui revient à faire valoir, contre l’idole _ malsaine et agressive _ de l’identité culturelle _ fermée et réductrice, et hostile, pleine de ressentiment… _, que la justice bien entendue _ à l’échelle des grands ensembles (de populations) _ n’est possible qu’avec _ voilà ! et par _ la connaissance _ incorporée (peu à peu) très substantiellement (et même consubstantiellement !) en sa personne : peut-être in fine singulière… _, et qu’elle se réalisera dans une civilisation _ partagée _ qui n’est l’apanage _ contre d’autres qui en seraient privés et exclus, eux _ de personne, parce qu’elle est toujours _ en chantier exaltant, cette « civilisation« -là _ devant nous«  : à réaliser, chacun et tous, en l’élévation d’œuvres à accomplir, une à une et au quotidien de chacun nos actes, toute notre vie durant… _

avec la réunion revue et corrigée, peaufinée,

d’une série patiente et admirablement probe

de onze contributions

_ soient les onze « chapitres » de ce travail si remarquablement « un« , au final de la « composition » que réalise le livre, eux-mêmes répartis en deux grandes « parties« ,

intitulées,

la première « Horizons » (1 « L’éducation, question première«  ; 2 « Crise de l’enseignement et critique de la culture » ; 3 « L’autorité pédagogique et le sens des savoirs scolaires«  ; 4 « La culture scolaire et après » et 5 « Les principes d’une école juste« ) : centrée sur la tâche de construire l’aujourd’hui et le demain civilisationnellement crucial ! de l’école (et de la culture !), au sein de l’acte même d’enseigner,

et la seconde « Arrière-plans » (6 « Éclaircissements sur la « culture » » ; 7 « Rousseau et le temps des livres«  ; 8 « Diderot et la question des classiques » ; 9 « Durkheim et la crise des humanités » ; 10 « L’Enseignement selon Foucault » et 11 « Retrouver en soi l’enfant (Repuescere) : réflexions sur un précepte classique« ) : centrée sur une rétrospection éclairante des brouillages (à dés-embrouiller et dé-brouiller !) de notre aujourd’hui scolaire grâce à l’intelligence très remarquablement éclaircie de son inscription historique et de son héritage, à mieux assumer… _

avec la réunion revue et corrigée, peaufinée,

d’une série patiente et admirablement probe

de onze contributions

consacrées à la tâche indispensable de « penser » enfin

_ mais ce chantier ne peut pas (ni ne saurait) être, jamais, « fini » !..  ; et du fait que  » les problèmes philosophiques relatifs à l’école ne sont en aucun cas l’apanage _ voilà ! _ des philosophes de profession« , « le traitement de ces problèmes implique _ très effectivement _ un vaste concours _ très effectivement démocratique et le plus richement possible nourri _ d’intelligences et de compétences, dont l’essentiel n’est pas qu’il parvienne _ jamais _ à une doctrine  _ enfin et une fois pour toutes ! _ unifiée _ tel quelque indéfectible catéchisme doctrinaire _, mais qu’il installe _ en esprit, et entretienne _ une vraie effervescence _ créative _ d’idées _ justes et infiniment nuancées : souples en même temps que fortes _ là où règnent encore l’aphasie ou les stéréotypes » (« et qu’il change à proportion l’atmosphère et les conditions de la formation des maîtres » : une condition éminemment cruciale !!!), page 10, en quasi ouverture de l’Avant-propos de ce livre, L’École, question philosophique _

avec la réunion revue et corrigée, peaufinée,

d’une série patiente et admirablement probe

de onze contributions

consacrées à la tâche indispensable de « penser » enfin

le devenir de l’école

_ en son actualité cruciale de « crise »

(l’emploi de ce terme de « crise » est bien sûr spécialement travaillé par Denis Kambouchner, notamment en son chapitre 2 « Crise de l’enseignement et critique de la culture », alors autour des thèses de Bourdieu, et d’une façon plus globale en même temps que spécialement cruciale (cf la référence à La Crise de la culture de Hannah Arendt, parue en traduction française en 1972, mais rédigée en 1954, sous le titre The Crisis in Education) à l’horizon de ce que l’on peut rattacher au travail récent (Denis Kambouchner le cite en son Avant-Propos, page 12) de Myriam Revault d’Allonnes (auteur que notre Société de Philosophie de Bordeaux recevra, dans les salons Albert-Mollat, le 20 mars prochain précisément, pour ce livre important sur le concept et les usages et mésusages « modernes » du mot « crise« ) : La Crise sans fin _ essai sur l’expérience moderne du temps) ; les premières versions, présentée en conférence, puis publiée en revue, de ce chapitre 2 datent de février et septembre 2006),

par rapport à l’« horizon«  civilisationnel de la vraie culture (entendue en sa plus large acception : en y intégrant une initiation suffisante aux diverses épistémologies des démarches de recherche du penser scientifique, notamment…) ; ainsi que, plus largement, le devenir de toute l’éducation, et lui aussi par rapport à l’« horizon«  d’une telle vraie culture (c’est-à-dire, soyons bien clair, celle du « meilleur«  ; cf ce mot décisif d’Érasme cité page 139 : « Rien ne s’apprend plus facilement que ce qui est le meilleur« …), qui doit être construite, soutenue, encouragée et diffusée à l’école comme dans les différents processus d’éducation, le plus largement et le mieux possible, face aux impostures (cf le livre de Roland Gori, La Fabrique des imposteurs, ainsi que mon précédent article du 25 janvier dernier à propos de ce livre : Créer versus s’adapter : l’urgence du comment contrer la logique mortifère du totalitarisme des normes d’existence, selon Roland Gori dans son si juste « La Fabrique des imposteurs ») en tous genres (et l’« entertaintityment« ) que certains, et les institutions qu’impérialement ils occupent, s’emploient à longueur de temps et avec quel succès !, à nous faire, et en masse, agréablement avaler… _,

avec la réunion revue et corrigée, peaufinée, d’une série patiente et admirablement probe de onze contributions consacrées à la tâche indispensable de « penser » enfin le devenir de l’école,

L’École, question philosophique de Denis Kambouchner

nous aide à dés-embrouiller la situation passablement encalminée depuis bien trop longtemps _ « près de quarante ans« , page 12 : c’est-à-dire lors de l’institution du collège unique, en 1974… _ de cette décisive institution _ anthropologique ! et civilisationnelle ! _ qu’est l’école,

en veillant à très distinctement préciser,

et donc le plus clairement possible déterminer par le travail du penser

ce qui fait fondamentalement son sens ;


ce que sont, et ce que doivent être, et respectivement, ses fins et ses moyens _ tout spécialement dans le contexte socio-économique et politique qui est au départ, puis assez durablement

(depuis les XVIIe et XVIIIe siècles ; mais pour combien de temps ?.. à l’heure des de plus en plus pressants calculs de rentabilité des dites « ressources humaines » et des réductions de budget de la dite « saine gouvernance » ultra-libérale, qui n’ont cessé de monter en puissance ces quarante dernières années…),

tout spécialement dans le contexte socio-économique et politique qui est le nôtre ;

et auquel, forcément, nous avons à lucidement (et courageusement) faire face ! en même temps que, d’abord et surtout, faire avec… _,

ainsi que l' »horizon » de sens (avec ce que celui-ci doit nécessairement comporter de « transcendance » par rapport aux objets déterminés de savoir, mais aussi de penser, qu’il offre, aux premiers plans des regards et autres vues de l’esprit , aux sujets en voie de subjectivation permanente que sont les élèves _ et bientôt adultes _ au sein de cette école… _ le processus de subjectivation, lui non plus, n’a pas de fin ; la bêtise étant, ici comme ailleurs, « de conclure«  _ ; qu’il offre, donc, à tous et à chacun, à appréhender, saisir et faire siens…)

et l' »univers » _ = la culture _ que cet « horizon » de sens permet _ à la fois immédiatement et progressivement, et très concrètement, hic et nunc, dans le cursus scolaire envisagé dans un sens qui soit à la fois déterminé et précis en même temps que profond, large et ouvert : c’est un processus au long cours ; et  qui ne saurait se borner jamais à quelques commodes résumés simplificateurs rapides... _ d’aborder, esquisser, dessiner et se représenter

afin de peu à peu l’explorer et connaître, et « incorporer« , de manière tant soit peu cohérente et consistante, au sein du processus de la subjectivation en devenir et formation de la personne ;

mais aussi en certains de ses aspects et c’est très important ! _ créer… ;

en même temps que ce que cet « horizon » de sens doit « offrir » _ très concrètement _ de « perspective » _ et de relief ! _ toujours _ fondamentalement ! en ses lignes « de fuite » pour le regard qui sont rien moins que des lignes de création pleinement effective pour l’ingenium de chacun… _ ouverte _ jamais fermée, ni directement instrumentalisable _ aux objets déterminés, eux, qui vont être donnés _ par le maître _ à _ très concrètement _ cerner _ au premier plan sur ce fond d’« horizon«  _ et faire culturellement siens _ par l’élève _, dans le travail d’échange _ à vif _ des processus _ via la parole et l’écoute, et des échanges (ouverts et si possible joyeux !) de réponses offertes et données, par exemple via l’accès à des « œuvres » qui en valent vraiment la peine (et qui ne soient pas forcément, non plus, des passages obligés, en forme de pénible et rébarbatif « pont aux ânes«  ; et cela dans les diverses disciplines, pas seulement dans la culture littéraire et humaniste…)… ; cf à ce propos la superbe note consacrée, page 254, « aux pages étincelantes d’Italo Calvino sur la littérature, dans Pourquoi lire les classiques ? »  _ de l’enseigner, éduquer, et surtout _ mais est-ce fondamentalement différent ? Non ! _ cultiver ! ;

et l' »univers« , donc,

de « culture » vraie _ et le plus possible vivante ! _

qui doit _ absolument _ être _ objectivement et fondamentalement _ le sien _ = celui de l’école ! _,

ainsi que celui de ses divers acteurs :

les enseignés, leurs parents, les enseignants _ ce sont eux qui ont à charge de diriger-piloter la manœuvre dans l’aventure (ouverte !) de leurs cours vivants ! et qui ont la responsabilité dernière et première, hic et nunc, de la barre (= à la manœuvre) de ce qui va être enseigné ! et de facto advient alors à titre d’objets déterminés du penser (de leur penser) dans la conscience des élèves… _, les personnels d’encadrement, comme les administrants :

« La crise française de l’école peut s’appréhender en termes de dérèglement et de dysharmonie interne à l’institution _ en conséquence de quoi c’est elle qu’il faut d’urgence réformer !

Ce dérèglement est né, il y a près de quarante ans _ soit la réforme Haby en 1974 _, du peu de sérieux avec lequel a été préparée une opération capitale, l’unification du système d’enseignement (« collège unique »)« , page 12

_ cf les très utiles distinctions proposées page 146 (in le chapitre « les principes d’une école juste« ) : « l’unification du système d’enseignement ne permettait de réaliser, selon les termes d’Antoine Prost, qu’une « démocratisation de la sélection », prenant la suite d’une « démocratisation de la fréquentation scolaire » ; mais ce n’était pas encore là ce vers quoi il convenait de se diriger, à savoir une « démocratie de la réussite » » (effective désirée et attendue par et pour tous) ;

et c’est de cette impasse encalminée des tentatives mal pensées (et encore plus mal assumées) de réalisation de cette « éducation de la réussite » que nous (l’école, l’éducation, la culture, la civilisation, via les processus d’acculturation de chaque nouvelle génération d’individus et personnes) souffrons cruellement aujourd’hui…


« Parmi les nombreux symptômes de cette crise, dont le premier est appelé « l’échec scolaire », il faut compter le blocage du débat public et le dérèglement de la parole institutionnelle _ sur le terrain directement politique de la démocratie (malmenée) : avec le brouillage qui en résulte (et demeure endémiquement) dans la plupart des esprits, même les mieux intentionnés.

Blocage du débat, avec l’opposition relancée jusqu’à la lassitude, sans que jamais soit donnée une chance _ suffisante pour donner lieu à une issue satisfaisante _ à la recherche d’un arbitrage _ qui soit enfin tant soit peu « équilibré«  (le camaïeu subtil des nuances important tout particulièrement ici considérablement !) ; cf a contrario de ce « blocage (malsain) du débat« , les efforts de rapprochement réussis des positions de Denis Kambouchner et Philippe Meirieu, par exemple in le récent (janvier 2012) L’École, le numérique et la société qui vient (avec aussi l’ami Bernard Stiegler) _, entre les tenants _ tel un Denis Kambouchner lui-même, au départ _ d’une « instruction » à la fois exigeante et émancipatrice, et ceux d’une action pédagogique en forme de monitorat, aidant l’enfant à « construire ses propres savoirs«  _ tel un Philippe Meirieu, au départ, aussi : avec des efforts persistants (et réussis) d’analyse et d’écoute réciproque, on peut donc rapprocher très positivement les positions de fond en réduisant les crispations rhétoriques de forme…

Dérèglement de la parole institutionnelle, avec l’espèce d’obligation _ qu’il faudrait assurément commenter : car c’est du devenir (et de la vérité même !) des démocraties effectives qu’il s’agit ! sur le terrain proprement politique _ faite aux politiques et aux responsables de couvrir _ hypocritement (= avec imposture !) _ la confusion régnante, et l’impossibilité apparente d’un discours rigoureux, affrontant avec mesure _ voilà ! _, des problèmes précis«  _ qu’il faut « déterminer«  par des distinctions elles-mêmes précises, subtiles et nuancées (équilibrées au cordeau, et à ajuster sans cesse avec souplesse « sur le terrain« , dans le jeu mouvant ultra-fin de leurs applications « sur le champ«  de l’enseigner effectif), adéquates… _, page 13.

Et « le malheur moderne a voulu que ce processus intervienne exactement au moment _ dans la décennie des années 70 du XXe siècle _ où, en France, en Europe de l’Ouest et dans d’autres régions encore, une pensée hypercritique à l’égard des institutions _ et de leurs procédures disciplinaires (cf ici les analyses de Foucault à ce moment des années 70…)  _ connaisse une sorte d’acmé », page 14 _ cf par exemple le Une Société sans école d’Ivan Illich (Deschooling Society, paru en 1971)… Sur l’importance et les modalités du fonctionnement du jeu des acteurs et des institutions, relire aussi le travail lucide de Michel Crozier et Erhard Friedberg L’Acteur et le système, paru en 1977…

Page 324, et à propos de ce que Denis Kambouchner nomme « une nouvelle difficulté (de Michel Foucault « après Surveiller et punir« , qui paraît en 1975) à faire des livres », l’auteur renvoie en note à la superbe (oui !!!) présentation par Jean Terrel et Guillaume Le Blanc, en 2003, des Actes du colloque Foucault au Collège de France : un itinéraire ; voici cette note : « Sur les transformations de l’œuvre de Foucault avec les cours du Collège de France, voir la riche (en effet !) introduction des éditeurs, Guillaume Le Blanc et Jean Terrel, à l’ouvrage Foucault au Collège de France : un itinéraire, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2003, p. 7-26«  ; et l’article (magnifique !) « L’enseignement selon Foucault« , aux pages 301 à 329 de L’École, question philosophique constitue d’ailleurs un des sommets de ce grand livre sur les arcanes de l’enseigner ;

et là-dessus tout spécialement, cf les admirables pages consacrées, pages 51 à 55, au « fait du bon professeur » ; et il faudrait citer in extenso ces magistrales pages de Denis Kambouchner…

« Il n’est que temps de se défaire des antinomies convenues _ paresseusement binaires _ pour se poser la seule question cruciale : celle des conditions dans lesquelles, à l’échelle de toute une société _ qui soit vraiment démocratique ! _, avec de hautes exigences _ celles, précisément de l’idée même de démocratie : relire là-dessus les très fortes analyses d’Alain… Cf aussi le concept kantien d’« idée régulatrice«  _ tant pour le niveau général de la formation _ des maîtres _ que pour l’adéquation aux besoins _ vrais _ des enfants, l’école pourrait (…) devenir au-delà de ce qu’elle a jamais été, une institution efficace et dynamique » _ les deux, et ensemble, sont très importants ! _, page 14.

« En dernière analyse, il s’agit de savoir _ plus clairement et mieux distinctement ! _ ce dont nous-mêmes sommes en quête _ mais oui ! _ et ce que nous sommes prêts _ par accommodation à un certain réalisme pragmatique conjoncturel _ à accepter«  _ en forme de compromis (qui soit acceptable sans ruiner l’essentiel) avec les forces des intérêts puissants et leurs considérables pressions socio-politico-économiques.

Soit « réexaminer les relations cardinales de l’éducation scolaire (entre les élèves, les enseignants, les savoirs et l’environnement _ en l’occurrence ce contexte et cette situation historique socio-politico-économique… _ )

et définir pour elles de nouveaux _ bien meilleurs ! _ équilibres _ le terme est très important ; et désigne quelque chose de non seulement extrêmement nuancé, en sa grande complexité culturelle et humaine, mais de forcément toujours mouvant dans la délicatesse nécessaire de ses applications à ces très fragiles « objets«  que sont les « sujets«  humains dans leur processus ô combien délicat et complexe de subjectivation personnelle métamorphique, que sont les élèves : quand on ne réduit pas les personnes à de la simple « ressource«  utilitaire, en terme de calcul de coût et de rentabilité pour l’entreprise et ses profits (ou l’État et la réduction de sa dette), bien sûr… ; là-dessus, relire La Théorie politique de l’individualisme possessif _ de Hobbes à Locke de C. B. Macpherson, ouvrage publié en 1962… _,

c’est ce à quoi ce livre voudrait contribuer« , page 15 ;

sachant qu' »il est vital que l’on _ c’est-à-dire nous tous, ne serait-ce qu’en tant que citoyens de nos démocraties (en proie à divers mouvements browniens)… _ sache distinguer entre les problèmes effectifs _ à effectivement traiter et résoudre _ et cruciaux _ voilà ! _ et ceux qui n’ont de réalité qu’idéologique«  _ à dissoudre ! Et tel est l’objectif (de « débrouillage« ) auquel essaie de viser principalement ce grand livre _, pages 15-16.


D’abord, « Il faudrait se demander comment l’on pourrait s’arranger pour que le désir d’apprendre _ ou vive curiosité, voire enthousiasme jubilatoire, à son meilleur… _ qui est celui des enfants _ en effet ! cf la magnifique double expression de Montaigne en direction du maître eu égard à cette enthousiaste curiosité-là de l’élève : « allécher l’appétit et l’affection » (Essais, I, 26, in fine), citée page 50 _ ne se décourage pas _ là étant probablement le principal gâchis ! et c’est un double gâchis d’humanité : tant personnel pour le Soi des individus envisagés en leur singularité de personne, que civilisationnel pour la collectivité à l’échelle du devenir historico-culturel commun, celui des contenus et œuvres de la civilisation (à la fois à cultiver et entretenir, maintenir vivant et raviver ; mais aussi compléter encore et toujours par de nouvelles vivifiantes recherches et créations)… _ peu à peu« ,

étant entendu aussi que « les systèmes éducatifs les plus performants _ dans leur pratique globale _ sont ceux dans lesquels il y a consensus _ un consensus relatif, forcément, et qui soit vivant et souple : en réduisant surtout le plus et mieux possible les divers dogmatismes (se figeant) ; et en évitant les fossilisations en trop d’académismes, aussi… : l’ouverture et la réactivation de la créativité interdit en effet la fossilisation en catéchismes fermés auxquels obéir aveuglément, à la lettre (et contre l’esprit) _ à la fois sur la nature des savoirs à acquérir _ les meilleurs ! et en toutes les disciplines… _ et sur les moyens _ les plus vivants et souples : avec toujours une dimension festive joyeuse de jeu improvisé (qui est aussi, en amont celle de la recherche et de l’invention, par le chercheur !) dans l’apprentissage à offrir (à l’élève) par le maître : ce qu’Érasme baptise magnifiquement « repuescere » ! Montaigne parlant, lui, est-il indiqué page 339, d' »un haut degré d’éjouissance«  : « les maîtres qu’il nous faut (…) sont ceux chez qui (ou de la part de qui) le plus grand sérieux et la clarté la plus parfaite sont toujours allés de pair avec un haut degré d' »éjouissance » (c’est le mot de Montaigne)«  (in Essais I, 26).

Et on trouve aussi chez Foucault cette dimension « érotique«  et du savoir (à constituer par la recherche, en la mobilisation vive et efficace de la curiosité), et de l’enseigner-partager, aussi (du moins quand celui conserve quelque chose de l’érotisme de la recherche…).

Et Denis Kambouchner de citer pages 312-313, des extraits d’un très significatif entretien radiophonique de Michel Foucault, avec Jacques Chancel (pour l’émission Radioscopie), le 3 octobre 1975 (in Dits et écrits, volume 1, page 1655) :

_ Jacques Chancel : « En principe, à l’école, on oblige à apprendre ; et l’école devrait être une fête ; on devrait être content d’y aller, car c’est vraiment le terrain de la curiosité _ remarque déjà magnifique de la part de Jacques Chancel !.. Il doit donc y avoir des choses essentielles à apprendre. Quelles sont ces choses ? En dehors de l’orthographe, de l’arithmétique, de la lecture ?…« 

_ Michel Foucault : « Je dirais que la première chose qu’on devrait apprendre _ si ça a un sens d’apprendre quelque chose comme ça _, c’est que le savoir _ en acte, dans le processus délicieux de l’apprendre, découvrir… _ est tout de même profondément lié au plaisir _ mais oui ! et comment !!! _, qu’il y a certainement une façon d’érotiser le savoir, de rendre le savoir hautement agréable _ dans l’acte d’enseigner ; et d’initier à ce processus d’apprentissage-découverte, et même (et peut-être surtout !) création, les élèves, pour le professeur s’adressant à, pour les y initier, ses élèves… Que l’enseignement ne soit pas capable même de révéler cela, que l’enseignement ait presque pour fonction de montrer combien le savoir est déplaisant, triste, gris, peu érotique, je trouve que c’est un tour de force _ moi aussi ! Mais ce tour de force a certainement sa raison d’être _ probablement ! Il faudrait savoir pourquoi notre société a tellement d’intérêt à montrer que le savoir _ comme passage, sas ou entrée, à un pouvoir : à réserver à une minorité seulement… _ est triste. Peut-être précisément à cause du nombre de gens qui sont exclus _ c’est-à-dire à exclure, en fait _ de ce savoir. »

J. C. : _ « Imaginez déjà ce que pèse le mot « savoir ».« 

M. F. : _ « Oui.« 

J. C. : _ « Lorsqu’on dit « savoir », c’est joli. Mais lorsqu’on dit « LE savoir »… » _ Jacques Chancel, ce Gascon bigourdan, ne manque décidément pas de finesse…

Et Michel Foucault de répondre magnifiquement alors : « Oui, c’est ça. Imaginez que les gens aient une frénésie de savoir comme une frénésie de faire l’amour. Vous imaginez le nombre de gens qui se bousculeraient à la porte des écoles. Mais ça serait un désastre social total  » _ pour le partage des bénéfices (financiers) des pouvoirs déjà en place ; pour ce que deviendraient les privilèges… Qui veut vraiment la vraie démocratie des épanouissements des compétences (et en tous genres) ?..

Et il poursuit (mais Denis Kambouchner ne poursuit pas ici la citation), très explicitement : « Il faut bien, si l’on veut, restreindre au minimum _ voilà ! _ le nombre de gens qui ont accès au savoir, le présenter sous cette forme parfaitement rébarbative, et ne contraindre les gens au savoir que par des gratifications annexes ou sociales _ et pas directement, ni en substance (comme c’est le cas de toute véritable découverte !), « érotiques«  _ qui sont précisément la concurrence, ou les hauts salaires en fin de course _ de jouissance sadique, cette fois ! Mais je crois qu’il y a un plaisir intrinsèque _ absolument ! _ au savoir, une libido sciendi _ voilà ! _, comme disent les gens savants, dont je ne suis pas » _ et qui se révèle aussi dans l’acte même d’enseigner, ajouterais-je, pour ma part, si j’ose ici me permettre un tel ajout à la parole sur le vif de l’interview de Michel Foucault, en 1975…

Mais Denis Kambouchner dit encore, page 313 : « Depuis Platon (…) cette érotisation est connue _ mais oui ! _ pour être un des plus puissants facteurs _ absolument ! _ de la culture intellectuelle et du perfectionnement de soi ; et sans doute a-t-elle lieu à quelques degrés toutes les fois _ mais oui ! j’en témoigne à mon tour ! _ qu’un professeur a fait cours entouré de ses élèves, au lieu de les avoir face à lui dans une salle de classe » _ mais cela est aussi une affaire de disposition des tables et des chaises ; ainsi que de la mise en scène de la prise (par chacun et tous) de la parole dans l’interaction vivante entre professeur et élèves !.. Et pour Foucault, sinon toujours enseigner, du moins « la recherche est érotique par essence, elle ne fait qu’un avec le mouvement de la vie et de la pensée » ; car « c’est s’aventurer, provoquer, faire événement« , signale Denis Kambouchner page 325 ; alors que pour Denis Kambouchner (et je l’en approuve et y applaudis de toutes mes mains !), il est « pratiquement impossible d’enseigner sans chercher«  _ et c’est fondamental !

Sur la personnalité de l’individu Michel Foucault, lire le témoignage magnifique de Mathieu Lindon, Ce qu’aimer veut dire ; ainsi que mon article du 14 janvier 2011 : Les apprentissages d’amour versus les filiations, ou la lumière des rencontres heureuses d’une vie de Mathieu Lindon

Et avec des moyens (d’enseigner-partager-susciter la curiosité) qui soient adaptés à la diversité elle-même vivante (et enrichissante, quand elle est bien conduite ; et c’est parfois acrobatique…) des élèves dans la diversité elle-même vivante (ni trop éclatée, ni trop uniforme) du groupe-classe (lui-même pas trop nombreux : existent des seuils de faisabilité !..) : groupe-classe que l’on dissout de plus en plus (les individus sont dispatchés en d’autres assemblages, dissolvant les liens se constituant du groupe-classe…), pour des raisons de coût de la masse salariale des enseignants et rentabilité de la « ressource humaine«  que ces enseignants constituent aux égards de la comptabilité… _ ;

étant entendu aussi _ et je reprends ici la fin de ma phrase interrompue par cette longue incise sur l’érotisation du savoir, à la fois en tant qu’apprendre-découvrir et que chercher, et peut-être aussi de l’enseigner, selon Foucault (et Denis Kambouchner) _ que « les systèmes éducatifs les plus performants sont ceux dans lesquels il y a consensus à la fois sur la nature des savoirs à acquérir

et sur les moyens de cette acquisition _ par les élèves.

Par contraste, l’apparente impossibilité _ plus ou moins hystérisée _ de s’accorder sur le type de culture que l’école devrait dispenser

fait une partie de la faiblesse relative mais préoccupante du système français _ encore travaillé cependant (mais pour combien de temps ?) par un assez haut niveau (de tradition persistante républicaine, en dépit des réalismes de plus en plus ouvertement cyniquement décomplexés de certains…) d’exigence de démocratie et justice, de la part d’un nombre assez important de professeurs. Ici, les choix sont clairement directement et immédiatement politiques.

L’histoire de ce dissentiment est lié à l’étonnante longévité d’un système d’éducation des élites hérité du XVIe siècle et qui a perduré, à travers le lycée du XIXe siècle _ via diverses alliances successives dont Denis Kambouchner fait précisément l’historique _, jusqu’au début des années 1960.

Cette longévité a eu sa contrepartie, avec les difficultés spécifiques d’une unification-massification-démocratisation qui n’a ni remplacé clairement ce système par un autre, ni adapté ses éléments à de nouvelles conditions démographiques et socioculturelles, ni perfectionné les voies alternatives de manière à contrebalancer le poids des classements sociaux« , page 16.

« De là aussi la persistance d’une _ nocive _ division des cultures enseignantes _ parmi les professeurs, au premier chef (ainsi que leurs pratiques pédagogiques) _, que la polarisation du débat public a en quelque sorte transposée, et qui laisse encore quelques uns _ bien fautivement… _ imaginer qu’entre la passion _ et l’enthousiasme joyeux _ du savoir _ et de la culture _ et le souci des élèves, de leur progrès et de leur devenir _ matériels et concrets _, il serait nécessaire de choisir : idée navrante, à tous égards contre-productive ô combien ! _, et qu’il faudrait _ on ne saurait assez insister dessus ! _ songer à répudier une fois pour toutes » _ j’y insiste à mon tour… _, page 16 toujours.

D’autre part, « en matière pédagogique, les trois siècles écoulés ont été l’âge des théories » _ successives et frappées très vite d’obsolescence, mais non sans avoir très vite aussi entraîné d’immenses dégâts.

Et « depuis les années 1970 jusqu’à une date fort récente, les textes régissant l’éducation scolaire et même les programmes des divers niveaux et matières ont été en France saturés de théorie« .

Mais « il vaudrait beaucoup mieux que, à l’égard des théories discutées, les textes régissant les institutions restent _ plus prudemment et avec davantage de sérénité, face à la versatilité des modes en ces matières : jusqu’à l’inconsistance et l’incohérence ! on ne les connaît (et subit) que trop « sur le terrain«  ; de même que l’on essaie, aussi, tant bien que mal de s’en protéger… _ neutres et impartiaux _ un peu plus réfléchis et mieux responsables : indépendamment du cynisme de fait de quelques carriéristes « bouffant à tous les rateliers«  qui se succèdent et se remplacent ; la « conscience«  de ceux-là, puisqu’ayant disparu, ne pouvant pas en être (jamais, ni si peu que ce soit) affectée le moins du monde : tournez manèges et passez muscade !..

Cela ne revient pas à demander qu’ils _ ces textes régisseurs des fonctionnements de l’école _ évitent tout concept, mais qu’ils ne contiennent rien qui ne soit véritablement _ tant soit peu, un minimum _ éprouvé, c’est-à-dire passé au crible _ temporel aussi, et donc pris sur davantage de durée ; et d’« expérience«  un peu honnête effectivement partagée… _ de toutes sortes d’objections«  _ un peu sereinement examinées.

Car « il n’y a pas de démocratie au sens fort sans l’idée d’une rationalité _ qui soit vraiment tant soit peu, un minimum _ partagée _ un peu à distance de la pression et des urgences à courte vue, et qui plus est versatiles, des lobbies tirant à hue et à dia en fonction de leurs urgences (bien peu pédagogiques, et encore moins culturelles, celles-là)… _ à laquelle la parole publique et institutionnelle _ vraiment démocratique _ a précisément pour charge _ morale et politique _ de donner corps« , pages 16-17.

La troisième « conviction«  (page 15) forte sur laquelle met l’accent la présentation des objectifs de la recherche de Denis Kambouchner en son Avant-Propos,

est celle de la « dimension humaine de l’éducation scolaire«  _ l’« humanité«  propre (non-inhumaine !) des « sujets«  à aider à advenir et s’accomplir (à l’échelle de leur vie entière), étant envisagée par Denis Kambouchner comme la fin essentielle que doit mettre en valeur son travail d’analyse, et cela supérieurement à toute considération (seulement servile) de moyens, à destination de quelque employabilité (au titre de « ressources humaines« ) que ce soit… _ (pages 15-16) :

« Il n’existe pas et n’existera pas _ numériquement… _ de professeur virtuel _ pas plus, serait-on tenté de dire, que de parent virtuel _ l’éducation n’étant en rien mécanique ; et doit impliquer fondamentalement une vraie affection (parentale ici) pour l’autonomie vraie du sujet à aider à faire advenir en vue de de s’accomplir vraiment, en l’enfant qu’il est encore à ces âges de minorité effective.

Parmi les besoins premiers _ et fondamentaux ! _ des enfants, des adolescents, des jeunes gens, il faut compter le contact direct _ vivant, interactif et nominal (élève par élève = personne par personne) ; et pas par l’astuce (commode et attractivement moins coûteuse financièrement…) de dispositifs de visio-conférences ; mais aussi chaleureusement affectif ! Que fait un « pédagogue qui n’aime pas les enfants« , pour reprendre l’expression du livre éponyme de Henri Roorda, sinon bien des dégâts ?! _ avec une parole adulte _ cf aussi le concept de « bon objet » de Mélanie Klein, dans la cruciale formation du « Soi«  de l’enfant, avec ses conditions affectives et d’échange ultra-personnel… _ qui ne soit ni préfabriquée ni programmée _ formatée _, mais formée _ au plus vivant et vif de l’interlocution interactive (et aimante) hic et nunc : c’est capital ! _ exprès pour eux (cet ajustement spécifique _ et nominatif à l’égard de chacun ! au sein du groupe-classe _ et comme tel imaginatif _ et joyeusement ludique en sa réponse toujours improvisée, en même temps que savante, précise et substantielle, à l’imprévu joyeusement surprenant, au moins en partie, du questionnement (sur le vif !) des élèves ! _ étant d’ailleurs au principe _ et comment !!! _ de toute efficacité pédagogique).« 

« Ils ont besoin en premier lieu d’une parole qui non seulement fixe des règles _ oui, mais non sans souplesse ; pas mécaniquement ! _ et réponde _ vraiment : substantiellement ! _ à leurs questions les plus immédiates _ sur le vif, donc, et en confiance réciproque : une confiance qu’il faut vraiment installer, coudre-construire au fil des échanges, et ne pas trop décevoir ; et cela sans démagogie aucune ! _,

mais les incite à aller voir _ avec une joyeuse très effective curiosité ! à susciter, entretenir et faire rebondir chaque fois que nécessaire ! celle du professeur servant d’exemple ludique et festif, davantage que de modèle (à dupliquer servilement ; cf le mot de Nietzsche, « Vademecum, vadetecum« …), à la curiosité à titiller de ses élèves _ ce qu’ils n’ont pas vu _ en classe : qui est toujours, et forcément, partiel ; et le champ de curiosité étant toujours ouvert, lui, et à l’infini du questionnement et de la méditation éventuelle à nourrir… _,

fasse appel à leur jugement _ toujours ! sur l’importance du juger, cf l’ultime important travail de Hannah Arendt, Juger _,

et d’abord représente auprès d’eux _ en exemple (d’élan, et enthousiaste) plus encore qu’en modèle (à copier, servilement) _ un jugement

à la fois bienveillant _ malheur au « pédagogue qui n’aime pas les enfants« , pour se référer (nous y revoilà !) à l’ouvrage d’Henri Roorda, en 1917 : Le pédagogue n’aime pas les enfants, dont est extrait le premier exergue au livre, page 7 : « Hélas ! l’école ne rend pas fertiles _ soit un but qui devrait être davantage même qu’éminent : prioritaire ! _ les esprits qu’elle cultive _ et ce devrait être en profondeur aussi, et pas superficiellement. Pour cela, il faudrait les remuer plus profondément et leur donner des aliments meilleurs«  ; l’essentiel est dit là ! : « les remuer plus profondément » et « leur donner des aliments meilleurs«  _

et d’abord représente auprès d’eux _ je reprends l’élan de la phrase _ un jugement à la fois bienveillant

et exact«  _ et qui, par l’exemple le plus vivant possible qu’il soit, en l’échange, encourage ainsi vraiment à l’effort (tout à la fois et d’un même mouvement exigeant et heureux) vers la plus grande finesse-justesse (peu à peu munie et étayée de culture) de leur propre permanent penser-juger-évaluer : à aider ainsi à faire advenir (former avec précision et souplesse, les deux à la fois, puis consolider et élargir, toujours, et essayer d’approfondir), en enseignant à ne pas craindre ni l’erreur de la première réponse-esquisse, ni l’effort de sa reprise-correction, afin d’améliorer (et pousser toujours plus loin) ce penser-juger-évaluer, qui sera toujours lui-même en mouvement à jamais ;

Cf Alain : « Quiconque pense commence toujours par se tromper. L’esprit juste se trompe tout autant qu’un autre _ l’esprit faux : non désireux de sa propre justesse _ : son travail propre est de revenir, de ne point s’obstiner, de corriger selon l’objet la première esquisse _ à fin de son amélioration présente et future. Mais il faut une première esquisse _ et oser, en confiance, accomplir cet effort premier : avec le double courage de l’effort de penser, et celui de l’exigence de la justesse ! _ ; il faut un contour fermé _ qui seul permet le nécessaire travail (c’est une dynamique…) de focalisation progressive de l’esprit. L’abstrait est défini par là » ;

pour en déduire : « Selon mon opinion, un sot n’est point tant un homme qui se trompe _ en cherchant à juger-penser-évaluer : et c’est à chaque instant de la vie ! _, qu’un homme qui répète _ mécaniquement, sans être en mesure d’en rendre compte et les justifier vraiment, des formules-solutions toutes prêtes : tel un perroquet ou un ordinateur ! Faute d’oser se lancer dans la dynamique créative féconde du « penser-juger«  : avec vaillance et courage ; cf ici le sublime début du Qu’est-ce que les Lumières ? de Kant… _

qu’un homme qui répète des vérités, sans s’être trompé d’abord comme ont _ de fait ! _ fait ceux qui les ont trouvées » ; « Instruire, c’est former le jugement« , disait on ne peut plus fondamentalement Montaigne de cette mission première du maître à l’égard de l’élève…

« Or, pour être exacte et compréhensive _ les deux à la fois _, ferme et ouverte _ en même temps _, attentive, rigoureuse et modulée _ ensemble et à l’instant, au plus vif de l’ici et maintenant ! _,

la parole adulte doit être _ en effet ! _ instruite _ elle-même et déjà : et c’est un processus lui aussi (et très joyeusement !) infini : il se poursuit toujours… _ à un haut degré« 

_ et cela se façonne (artisanalement) tout au long de l’exercice (large et permanent) d’exister d’une vie, et pas seulement de la vie strictement professionnelle, pour un professeur ; et cela, à la façon dont « se fait » aussi (= se bricole : c’est, sur soi-même, une praxis) le savoir créateur toujours plus expérimenté en même temps que plus créatif (= poïétique) de l’artiste lui-même apprenant à s’accomplir (en cette praxis, acte par acte) en créant (en sa poiesis, œuvre par œuvre) ; et c’est aussi un art ! qu’enseigner ; et pas une technique (mécanique)… ; lire (et relire à plaisir !) les sublimes analyses de Spinoza en son Éthique sur la nature et le processus même de la joie, comme expression affective de l’accomplissement des potentialités (personnelles) ; cf aussi le très beau livre de Jean-Louis Chrétien, en 2007 : La Joie spacieuse _ essai sur la dilatation _, page 18.

« Le fond de cette relation de parole _ de sujet à sujet ; d’un humain adulte à l’humain qu’il s’agit d’aider à devenir et s’accomplir, en l’enfant, chacun et tous ; à commencer dans le processus vivant et irremplaçable de la classe ; et Denis Kambouchner en traite aussi très précisément… _ a été parfaitement décrit voici cinq siècles par les écrivains humanistes, parmi lesquels Érasme, en compagnie de qui ce livre se terminera _ aux pages de l’ultime et magnifique chapitre, pages 331 à 340.

Érasme dit aussi _ exactement à l’inverse de ce que soutiendra le décidément toujours sinistrement paradoxal Rousseau en son Émile (cf ici l’avis fort pertinent du très fin Denis Diderot sur cet incurablement caractériel et incurablement malheureux de Jean-Jacques !) contre les livres… _

que l’esprit malléable du jeune enfant doit être d’emblée nourri _ voilà ! _ de ce qu’il y a de meilleur dans les meilleurs auteurs _ cf Alain : « Toute pensée est donc entre plusieurs et objet d’échange. Apprendre à penser, c’est donc apprendre à s’accorder ; apprendre à bien penser, c’est s’accorder avec les hommes les plus éminents, par les meilleurs signes«  ; et cela sans esprit de conformisme ; mais seulement d’émulation d’élévation… _ ;

que, pour l’initier _ c’est une dynamique au long cours et qui passe par de l’affectivité : de la joie… _ aux lettres (et aux sciences _ en leur processus joyeusement excitants de construction-création : à la suite des travaux de mon amie Marie-José Mondzain, dont Homo spectator, j’aime parler ici de la fécondité du processus créatif d’« imageance«  ; cf aussi, bien sûr, Gaston Bachelard… _), il ne faut surtout pas attendre, dès lors qu’il sait parler et qu’il est apte à l’instruction morale ;

qu’il n’y a rien à quoi son jeune âge puisse être employé plus utilement ;

qu’il n’y a pas de connaissance des choses sans connaissance des mots _ cf Alain, encore, en ce même texte d’Éléments de philosophie : « Leçons de choses, toujours prématurées ; leçons de signes, lire, écrire, réciter, bien plus urgentes«  ; ni non plus « sans connaissance de phrases«  (c’est-à-dire de « structures syntaxiques«  à apprendre à mettre en œuvre : cf ici la générativité du discours (en une langue) par la parole vivante, telle que l’analyse magnifiquement Noam Chomsky) _ ;

et que les enfants, moins fatigables que les adultes, supportent _ avec mieux que de l’endurance, avec le plaisir d’une passion s’incarnant physiquement en une activité consistante et cohérente suivie et poursuivie _ quantité d’exercices, pourvu qu’ils en sentent l’intérêt _ c’est-à-dire le sens, en un suivi qui demande toujours (et de la part du maître comme de la part de l’élève, en leur échange vivant) un minimum de patience, accompagnant l’effort joyeux de l’exercice ; et qui sera réinvesti ailleurs et plus tard, par l’adulte que l’élève est appelé à devenir, selon les sollicitations de son propre exister… _ et qu’il y entre une dimension de jeu«  _ relire ici, sur l’importance et l’efficacité du playing, l’excellentissime Donald Winnicott… Et comparer avec ce que les coaches sportifs sont capables, sur le terrain et dans le « faire«  effectif, d’obtenir d’efforts très intensifs et prolongés lors des séances (fréquentes) d’entraînement des jeunes qui pratiquent durablement et passionnément un sport… La salle de classe doit être le lieu de cet effort (ludique) de l’exercice joyeux (voire jubilatoire !) du penser-juger ; je ne reviens pas sur les remarques plus haut de Michel Foucault à Jacques Chancel, le 3 octobre 1975 (Denis Kambouchner qualifie, page 328, la « lecture«  des Dits et écrits de Michel Foucault d’« expérience comparable à celle des Essais de Montaigne«  : rien moins !!!…

« Ces textes _ d’Érasme donc _ n’ont rien perdu de leur puissance d’interpellation _ certes ! Et c’est bien une telle interpellation citoyenne qu’aspire à réaliser auprès du lectorat le questionnement philosophique de ce magnifique travail sur le fond qu’est L’École, question philosophique

Dûment médités _ et c’est bien là, avec tout ce que cela implique de durée, d’exigence patiente de penser-juger et de qualité d’attention d’analyse dynamiquement questionnante et réflexive, un exercice spécifiquement philosophique, en effet ; cf le sens de cette action de « méditer«  in les Méditations métaphysiques de Descartes… _,

il se pourrait même qu’ils définissent, ou aident encore à définir _ face à la confusion idéologique tristement endémique qui persiste à régner, dans l’opinion comme dans les sphères dirigeantes : c’est qu’il en existe beaucoup que pareille confusion endémique arrange ! _,

l’essentiel de ce qu’il nous faut, et de ce qu’il faut à tous les enfants, à l’âge du numérique et de l’exigence démocratique d’une « réussite de tous »«  _ cf aussi, ainsi, les très notables avancées de compréhension mutuelle auxquelles sont parvenus un Philippe Meirieu et un Denis Kambouchner lui-même (avec l’ami Bernard Stiegler), dans le récent L’École, le numérique et la société qui vient, aux Éditions Mille et une nuits, en janvier 2012 ; à confronter avec l’état des lieux du débat par Denis Kambouchner en son précédent Une école contre l’autre, aux PUF, en 2000 : il y a treize ans _, pages 18-19.

Cf aussi cette magnifique expression de Stefan Zweig que je trouve en son Érasme, paru en 1934 _ la date est d’importance ! au moment de l’installation au pouvoir d’Hitler… ; d’où le sous-titre donné par Zweig : Grandeur et décadence d’une idée _ :

« Ce qui fera la gloire d’Érasme _ 1469-1536 _,

vaincu _ bientôt et au fil des siècles qui vont suivre, face aux avancées du machiavélisme (Le Prince de Machiavel a été écrit en 1513) dans la modernité qui s’ouvrait alors, en cette Renaissance, puis bientôt cet Âge classique, avec les progrès en suivant du pragmatisme et de l’utilitarisme, appuyés sur la très habile exploitation socio-économique organisée assez rapidement et à grande échelle (cf John Locke, un des premiers, puis Adam Smith, avant bien d’autres) des progrès (au départ assez innocents peut-être, et séparés) des sciences comme des technologies ; Descartes lui-même a très vite l’intuition de la puissance d’efficacité de ce nouage (au moins technico-scientifique, sinon économico-techno-scientifique : « se rendre comme maîtres et possesseurs de la Nature« , dit-il… ; cf aussi la bien connue métaphore de « l’arbre de la philosophie«  dans sa Lettre-Préface aux Principes de la philosophie) ; mais Denis Kambouchner est mieux qu’un très avisé expert en la matière ; consulter son Descartes et la philosophie morale, aux Éditions Hermann, en 2008… _

ce qui fera la gloire d’Érasme, vaincu dans le domaine des faits _ socio-économiques à l’échelle de l’Histoire longue de notre modernité : mais celle-ci n’est pas finie ! _,

sera d’avoir littérairement frayé la voie à l’idée _ au sens kantien d’idée régulatrice _ humanitaire,

à cette idée très simple et même temps éternelle

que le devoir suprême _ = souverain _ de l’humanité est de devenir toujours plus humaine _ quelle magnifique expression ! _,

toujours plus spirituelle, toujours plus compréhensive«  _ au lieu de devenir « plus inhumaine« 

« Devenir toujours plus humaine » !

Quatre-vingts ans après 1933 et l’arrivée au pouvoir d’Hitler en Allemagne,

c’est toujours, en 2013, un formidable impérieux pari (et inlassable combat à mener) en faveur de cette « voie » de toujours davantage d' »humanisation » de l’humanité,

face aux forces (se voulant _ et proclamant haut et fort _ très réalistes, elles…) du pragmatisme utilitariste (socio-économique) _ plus ou moins discrètement ou ouvertement cynique, ici où là…

« Bien faire l’homme« , dit Montaigne en son ultime (= testamentaire !) chapitre des Essais : De l’expérience  (Essais, III, 13), un chapitre tout bonnement sublime ! ; pour conclure son livre-testament (à destination de ceux qui voudraient bien se souvenir de lui au plus vrai de ce qu’il a pu être et faire (et en témoigner en son écrire et ré-écrire…), grâce à ce que le livre conserve des efforts inlassables de cet écrire vrai, « tant qu’existerait de l’encre et du papier« …) ;

pour conclure son livre-testament, donc, sur l’invocation (essentielle !) d’Apollon et ses Muses… Et tant qu’existeront, aussi, des lecteurs et des re-lecteurs de telles vraies œuvres…

Et ce pari civilisationnel de fond

quant à ce qu’est, et ce que doit être, l’humanité _ ainsi que quant aux valeurs (de l’agir et de l’exister) à hiérarchiser, en conséquence… _

participe aussi, et même pour beaucoup (= fondamentalement !!!) ,

des finalités entre lesquelles choisir, tant collectivement _ pour les décideurs politiques (mais aussi pour les électeurs-citoyens, en amont, lors des élections, que nous sommes encore…) dans les démocraties _ que personnellement _ pour qui y enseigne _,

pour ce qui concerne le fonctionnement même, au quotidien le plus vivant, de l’école.


Que l’on se demande in fine, conclut ainsi son Avant-Propos Denis Kambouchner,

« si une éducation

qui tournerait tout à fait _ la nuance est d’importance : c’est d’abord une affaire d’échelle et de degrés ; ou encore d‘ »équilibre«  et de « proportions«  (et ces termes sont tout simplement capitaux !..), par rapport aux pressions des très puissants (de fait) intérêts socio-économiques, voire de « gouvernance » comptable… : à rebours de leurs propensions impérialistes, voire totalitaires… _

le dos

à la leçon et à la mémoire des humanistes _ et de leur considération « de droit » à propos de ce que doit être l’humanité (cf aussi l’opposition en la seconde moitié du XXe siècle entre les partisans, à la Ernst Bloch, du Principe Espérance et les partisans, à la Hans Jonas, du Principe Responsabilité ; et aussi, tout récemment, le point sur la question de Frédéric Gros, en son Principe Sécurité…)… _,

et qui accepterait de cantonner _ en un « parc«  fermé (ô mânes d’Emmanuel Kant ! ô esprit actif de Peter Sloterdijk !) pour des raisons d’« inutilité » du niveau de main-d’œuvre qualifiée attendu statistiquement sur le marché du travail, et des calculs de coût (de formation) passant ainsi le seuil de l’estimé supportable à nos finances, selon les experts auto-proclamés et assez grassement stipendiés de nos marchés d’affaires privées et publiques… ; cf ici le très joli travail de Nuccio Ordine L’Utilité de l’inutile, aux Belles Lettres, ce mois de janvier 2013 _

le grand nombre des élèves _ à part de la petite minorité devenant seule utile et rentable désormais, à réellement former, elle : et si possible pour les seules tâches dont on (= les actionnaires des entreprises) escompte avoir réellement besoin ;

cf les analyses de Florent Brayard sur le pragmatisme (et l’hyper-méfiance, voire paranoia, l’accompagnant…) de la division des tâches dans l’organigramme du régime nazi, selon ce qui peut se deviner-déduire des intentions d’Hitler, in Auschwitz _ enquête sur un complot nazi ; l’hyper-fragmentation de l’organisation bureaucratique constituant ici un modèle de modernité de « gouvernance«  efficace… _

dans la périphérie _ la plus étroitement utilitaire (sur le marché du travail), et sans nul autre « horizon » ni « perspectives » que le misérable fun convenu et formaté, et hyper-soigné en terme de fonctionnalité efficace (de crétinisation !) des divertissements de masse des industries ad hoc ; relire ici Theodor Adorno, par exemple en ses superbes et plus que jamais actuelles Minima moralia, sous-titrées Réflexions sur la vie mutilée ; un tel game pré-formaté (et fermé) allant à l’inverse du playing (ouvert) dont fait l’éloge Donald Winnicott ; cf aussi là-dessus les très pertinentes analyses de Roland Gori en La Fabrique des imposteurs _

du savoir _ = de la culture _,

pourrait faire autre chose

que son propre malheur«  _ civilisationnel, et à très court terme… _, page 19.

Alors, réfléchissons un peu au choix par Denis Kambouchner de ce titre : L’École, question philosophique

Titus Curiosus, ce 24 février 2013

chiffrage et inhumanité (et meurtre politique de masse) : l’indispensable et toujours urgent « Terres de sang _ l’Europe entre Hitler et Staline » de Timothy Snyder

29juil

C’est un événement considérable pour l’intelligence du devenir historique (y compris de maintenant : quant à la « marche du monde« … _ selon une expression qu’affectionnait Giono _), que la publication _ aux États-Unis le 28 octobre 2010, par Basic Books, une filiale du groupe Perseus Books, et, ce mois d’avril 2012, en français, aux Éditions Gallimard, dans la traduction de ce transmetteur infatigable (passionnant et génial par ce que sait dénicher de « trésors«  sa curiosité croisée érudite !) qu’est Pierre-Emmanuel Dauzat, et cela moins de deux ans, donc, après sa parution anglo-saxonne _ de Terres de sang _ l’Europe entre Hitler et Staline, par l’historien américain _ professeur à Yale _ Timothy Snyder.

A mes yeux, un chef d’œuvre _ indispensable, donc ! et urgent : je développerai pourquoi… _ de l’historiographie contemporaine,

dans la lignée de cet autre « indispensable » _ historiographiquement comme humainement, et indissociablement les deux ! _ admirable (!!)

_ avec, dans ce livre-ci, aussi, comme un concert (tragique) de toutes ces voix (ainsi « J’aurais voulu citer tous les noms un par un, écrit la poétesse Akhmatova dans son Requiem, mais on a pris la liste, il ne reste plus rien« , est-il rapporté, page 20 ; et la culture littéraire de Timothy Snyder est, elle aussi, profonde et magnifique !..) ; avec, dans ce livre-ci, aussi, comme un concert (tragique) de toutes ces voix que, par-delà la double disparition de leurs corps (deux fois abolis et effacés : leurs vies d’abord assassinées, puis les restes (sans sépulture !) de leurs cadavres, déterrés des fosses, et cette fois réduits en cendres, lors de l’Aktion 1005 dirigée par le (de sinistre mémoire !) Paul Blobel…) ;

avec, dans ce livre-ci, aussi comme un concert (tragique) de toutes ces voix, donc,

que Timothy Snyder nous donne sublimement, chacune à sa juste place, à ré-entendre in extremis (et ainsi comme vivre à jamais :

« Des cités entières disparaissent. À la place de la nature

Juste un petit bouclier pour contrer l’inexistence« ,

ainsi que l’énoncent deux vers du Bouclier d’Achille de Tomas Venclova, placé parmi les exergues du livre, page 7 : Tomas Venclova, poète lituanien (né le 11 septembre 1937 à Klaipeda) enseigne lui aussi à Yale depuis septembre 1980, et a eu pour amis Czeslaw Milosz et Joseph Brodsky, tous deux aussi issus de ces « Terres de sang » : Milosz, né le 30 juin 1911 à Szetejnie, en Lithuanie, non loin de Vilnius ; Brodky, né le 24 mai 1940 à Leningrad ; et eux aussi survivants de ce qui eut lieu en cette « Europe (-là prise) entre Hitler et Staline« , entre 1939 et 1945 pour le principal des dégâts…) ;

les autres exergues sont empruntés à Paul Celan, Fugue de mort :

« tes cheveux d’or Margarete,

tes cheveux cendre Sulamith« ,

 

Vassili Grossman, Tout passe :

« Tout coule, tout change ;

il n’y a pas deux convois qui se ressemblent »,

 

et un chant traditionnel ukrainien, Tempête sur la mer Noire :

« Un inconnu s’est noyé dans la mer Noire, seul,

Sans personne pour l’entendre implorer pardon«  _

dans la lignée _ avec aussi un concert (sublime) de toutes ces voix in extremis ré-entendues, sinon ressuscitées _ de cet autre « indispensable » admirable _ quel monument d’historiographie, comme d’« humanité«  : les deux ! _

qu’est L’Allemagne nazie et les Juifs, de Saul Friedländer _ traduit aussi, déjà (!) par Pierre-Emmanuel Dauzat :

au point que j’ai joint au téléphone Pierre-Emmanuel Dauzat afin de m’enquérir de plus ou moins lointaines racines (est-européennes : ukrainiennes, par exemple, ou de quelqu’une de ces « Terres de sang » de notre Europe centrale et orientale…) de l’auteur de ce considérable admirable travail, Timothy Snyder : qu’a-t-il donc, lui, citoyen américain né en 1969, pu vivre (ou pu hériter de proches ; et ce peut être de l’ordre du silence mutique…), qui apparente si magnifiquement son travail d’historien ici (avec le « concert«  de toutes ces voix, comme à jamais sauvées, qu’on avait voulu anéantir en les massacrant en masse, et jusqu’à des millions, une par une…) à celui, si haut et si magnifique, avec le même « concert« , devenant fraternel à travers leur sort (hélas trop semblablement uniforme, lui !), de ces voix elles aussi in extremis comme sauvées, rassemblées en pareil si essentiel livre d’Histoire, de Saul Friedländer ?.. Même si ici, Timothy Snyder élargit le champ d’analyse aux personnes (et voix) des victimes de Staline, ainsi que de toutes les autres victimes civiles de Hitler, au-delà des personnes (et voix) juives victimes de Hitler, pour Saul Friedländer…

Et cela, pas par une simple addition, mécanique et listée en chiffres, sans les noms, de ces victimes ; mais par la prise en compte du fait particulièrement terrible, aux conséquences monstrueuses, de l’interconnexion, aux rouages complexes, magistralement décortiqués ici par l’analyse au scalpel de Timothy Snyder, des « crimes politiques de masse«  et staliniens et nazis, commencés dès 1932-1933, sur la base

(et cela, sur le terrain de ces « Terres de sang« , à partir du pacte germano-soviétique du 23 août 1939 ;

une semaine plus tard, « le 1er septembre, la Wermacht attaqua la Pologne« , page 193 ;

et « le 17 septembre 1939, l’Armée rouge envahit la Pologne par l’est. Elle opéra sa jonction avec la Wermacht au milieu du pays pour organiser un défilé commun de la victoire. Le 28 septembre, Berlin et Moscou conclurent un second accord sur la Pologne : le traité sur les frontières et d’amitié« , page 194 ;

et bientôt Staline allait en profiter pour mettre aussi la main sur les trois États baltes indépendants pourtant depuis le traité de Riga, en mars 1921 (cf page 36) : « Ce même mois, en juin 1940, l’Union soviétique étendit aussi son empire à l’ouest, annexant les trois pays Baltes indépendants : Estonie, Lettonie, Lituanie« , page 230 :

sur les exactions que les Soviétiques y commirent entre juin 1940 et le 22 juin 1941, le jour de l’attaque-surprise par l’Allemagne de l’Union soviétique, lire les pages 231 à 233 ;

puis entre le 22 juin 1941

(« le 22 juin 1941 est l’un des jours les plus significatifs de l’histoire de l’Europe. L’invasion allemande de l’Union soviétique qui débuta ce jour-là sous le cryptonyme d’opération Barbarossa fut bien plus qu’une attaque-surprise, un changement d’alliance, une nouvelle étape de la guerre. Ce fut le commencement d’une indescriptible calamité. L’affrontement entre la Wermacht (et ses alliés) et l’Armée rouge tua plus de 10 millions de soldats, sans parler d’un nombre comparable de civils morts en exode, sous les bombes, ou de faim et de maladie des suites de la guerre sur le front de l’Est Au cours de cette guerre, les Allemands tuèrent aussi délibérément _ et nous voici à l’un des tenants du sujet de ce livre : l’interconnexion des « meurtres politiques de masse«  stalinien et nazi, avec 14 millions de victimes hors actions militaires… _ quelque 10 millions de personnes, dont plus de 5 millions de Juifs et plus de 3 millions de prisonniers de guerre« , page 251) ;

puis entre le 22 juin 1941

et le 8 mai 1945, la fin de la guerre en Europe ;

fin ici de l’incise)

sur la base, donc,

de ce que François Furet a qualifié, Timothy Snyder le rappelle page 591, de la « complicité belligérante«  de Hitler et Staline…

Et c’est l’étendue colossale doublement cyniquement enchevêtrée de ses dégâts, Hitler comme Staline ayant su l’un autant que l’autre diaboliquement en jouer, dans cette « Europe«  prise « entre Hitler et Staline« , qui fait l’objet de cette passionnante (richissime autant qu’irrésumable !) enquête de démêlage chronologique au scalpel (de 628 pages) de telles complexités meurtrières des systèmes politiques identifiables sous les noms de Staline et Hitler, en ce capital Terres de sang _ l’Europe entre Hitler et Staline ! Ce livre est un trésor !

Staline, celui qui a dit un jour de décembre 1944 à Moscou au général De Gaulle « À la fin, c’est la mort qui gagne« , non seulement n’avait pas, mais ne doit pas non plus, jamais, avoir raison !

La mort ne doit jamais gagner !


Et je renvoie ici à la grande méditation de Fedor Dostoïevski dans Les Frères Karamazov pour contrer les arguments de Dimitri Karamazov, son personnage affirmant : « si Dieu n’existe pas, tout est permis« … Non, tout n’est pas permis ; pas plus au tyran autocrate qu’à n’importe qui ; ni jamais, quelles que soient les circonstances, ou l’opportunité ! Ô Prince de Machiavel…

Lire aussi, sur Staline, l’immense génial roman faustien de Mikhaïl Boulgakov : Le Maître et Marguerite : autre chef d’œuvre essentiel de la littérature mondiale...

Mais Timothy Snyder (né le 18 août 1969 _ aux États-Unis ; je n’ai pas déniché jusqu’ici davantage de précision bio-géographique _ : il avait donc 41 ans seulement lors de la publication de Bloodlands : Europe between Hitler and Stalin en octobre 2010)

est, sinonet déjà _ d’un autre continent,

du moins _ et aussi _ d’une autre génération

que Saul Friedländer (né le 11 octobre 1932 à Prague). Sur l’enfance de ce dernier, et sa traversée personnelle _ en France _ de la guerre de 1939-45, on lira, en complément de son chef d’œuvre, le magnifique Quand vient le souvenir

J’ignore donc pour le moment d’où procède l’étincelle à la source si féconde de l’énergie et de l’enthousiasme historiographiques qui animent si puissamment Timothy Snyder pour son sujet, celui de ces « Terres de sang » entre 1933 et 1945 _ et jusqu’à la mort de Staline, le 5 mars 1953 : car c’est alors que vont cesser les « meurtres politiques de masse » comme outil politique fréquent, lors de ce (long et lent) processus qu’on a pu qualifier de « déstalinisation« … : cf le chapitre XI, « Antisémitisme stalinien » (pages 517 à 571) ; « L’Union soviétique dura près de quatre décennies après la mort de Staline, mais ses organes de sécurité ne devaient plus jamais organiser _ voilà ! _ de famine ni d’exécutions en masse. Si brutaux qu’ils aient été, les successeurs de Staline délaissèrent la terreur de masse au sens stalinien« , page 562 _,

ainsi que sa méthode _ à moins que celle-ci ne doive quelque chose, au contraire, à l’ex-centrement même vis-à-vis de l’espace (et plus encore historico-culturel que géographique) européen de Timothy Snyder ; toutefois, cette méthode historiographique comporte à mes yeux quelque chose de l’esprit du vieux Baroque européen ; celui qui illumine et fait crépiter, du jeu ultra-riche de ses multiples facettes, la fiction, cette fois, du Concert baroque du cubain Alejo Carpentier (l’auteur de ces jouissives œuvres baroques du XXe siècle que sont La Danse sacrale, Le Recours de la méthode, Le Siècle des Lumières et Le Partage des eaux), si je puis oser semblable comparaison avec une œuvre de fiction, à propos de l’œuvre d’historiographie de Timothy Snyder… _ :

doit-on les considérer, ce sujet comme cette méthode, simplement et seulement comme « scientifiques » ?.. Il me semble qu’il y a là aussi (et très essentiels !), pour Timothy Snyder, de fondamentaux enjeux d' »humanité » même : anthropologiques (et civilisationnels) autant qu’éthiques…

Et c’est le cœur même de cette œuvre, en cela et par cela capitale !..

J’ai noté aussi que, parmi ses travaux d’historien antérieurs, en 2003,

Timothy Snyder a publié (à la Yale University Press) The Reconstruction of Nations : Poland, Ukraine, Lithuania, Belarus, 1569-1999 : un travail _ outre qu’il se trouve dans le viseur de permanentes interrogations miennes à propos de ces « territoires » de « confins illimités«  (cf la signification même de noms tels que « Ukraine«  ou « Podolie« …), aux frontières incertaines et violemment fluctuantes depuis la nuit des temps… _ dans la continuité duquel vient on ne peut plus clairement s’inscrire, sept ans plus tard, en 2010, cet admirable Terres de sang _ l’Europe entre Hitler et Staline _ et voilà un autre livre de Timothy Snyder à traduire en français pour Pierre-Emmanuel Dauzat…

Pour commenter cette expression (capitale !) de « confins illimités« , j’ajoute que, en procédant à des recherches concernant la bibliographie du romancier polonais Wlodzimierz Odojewski (né en 1930 à Poznan), dont m’a si fort impressionné jadis (et pour jamais !) Et la neige recouvrit leur pas, j’ai trouvé mention d’un ouvrage de critique littéraire de Marek Tomajewski, à propos d’Odojewski (1930 – ) et de Leopold Buczkowski (1905-1989) principalement, intitulé Écrire la nature au XXe siècle : les romanciers polonais des confins, paru en 2006 aux Presses universitaires du Septentrion… Le mot même d’« Ukraine«  ne signifie-t-il pas « terres frontalières« , « marches« , comme celui de « Podolie« , « confins » ? : en un très vaste territoire sans frontières clairement délimitables, et aux populations depuis toujours, et un peu plus qu’ailleurs (cf l’exemple déjà plus proche de nous, de la Bosnie-Herzégovine dans l’œuvre, ô combien magnifique aussi, d’Ivo Andric : Le Pont sur la Drina, Chronique de Travnik, etc.) ;

et aux populations mélangées ainsi que ballottées ; il est vrai qu’il y a eu spécialement là d’énormes terribles déplacements de populations, ou plutôt « nettoyages ethniques«  (cf, entre autres, le chapitre de ce nom, pages 479 à 515 de Terres de sang _ l’Europe entre Hitler et Staline à propos de ce qui advint là lors de l’après-guerre, de 1945 jusqu’à la mort de Staline, le 5 mars 1953, où ces « nettoyages ethniques«  cessèrent eux aussi, du moins pour l’essentiel : comme les « meurtres politiques de masse«  de Staline et Hitler…).

Mais recentrons-nous sur Terres de sang _ l’Europe entre Hitler et Staline : il y a tant d’années que j’attends personnellement un tel livre d’Histoire !

Jusqu’ici, sur ce sujet (brûlant et soigneusement oblitéré dans la culture occidentale _ et l’un parce que l’autre : cf par exemple l’appel tragiquement in-entendu en 1964 de Czeslaw Milosz (30-6-1911 – 14-8-2004, et prix Nobel de Littérature en 1980) : le très important (pour notre continent en son entier) Une autre Europe : les Européens de l’Ouest ayant bien d’autres priorités… ; mais lire aussi le témoignage de Jan Karski sur l’échec de ses efforts, au sein de la résistance polonaise, afin de convaincre d’intervenir là (si peu que ce soit) au cours de la guerre, et Churchill, et Roosevelt, en son très important Mon témoignage devant le monde _ souvenirs 1939-1943 _),

j’ai dû me contenter, pour l’essentiel _ pour tâcher d’en approcher-ressentir-comprendre un peu mieux l’âme ; ainsi que le plus encore si terrifiant, à ce degré-là, sans-âme ! _, d’ouvrages « littéraires » d’écrivains-romanciers _ je ne parle pas ici de la poésie (explosive ! par exemple celle de Paul Celan…), qui n’offre pas de fil tant soit peu continu à dérouler… _, d’ailleurs tout bonnement admirables,

tels que, et au tout premier chef, le stupéfiant _ j’ai rarement lu une vision aussi forte de l’Histoire dévastée de ces particulièrement malheureuses régions… _ Et la neige recouvrit leur trace, de Wlodzimierz Odojewski _ né en 1930 à Poznan, cet écrivain-romancier est toujours actif : il vit depuis 1971 à Berlin… _, un roman proprement sidérant (!) écrit en 1967, et paru en traduction française en 1973, aux Éditions du Seuil _ paru, donc, en polonais en 1967, il forme l’ultime volet d’un triptyque galicien (ou podolien ?..) avec Le Crépuscule d’un monde, paru en polonais en 1962 et traduit aux Éditions du Seuil en 1966, et L’Île du salut, paru en polonais en 1965 et jamais traduit, lui, en français _ ;

mais aussi le très puissant _ en sa capacité (poétique) de dérouter… _ L’état d’apesanteur, d’Andrzej Kusniewicz _ autre grand écrivain polonais, né en 1904 à Sambor, en Galicie (polonaise entre 1921 et 1939), et mort en 1993 (il fut aussi diplomate, notamment en France, avant 1939, puis de 1945 à 1950 ; résistant sur le territoire français, il est passé par Mauthausen…) : auteur que j’ai découvert juste auparavant la parution de ce livre singulier important, en 1979, aux Éditions Albin Michel, à l’occasion de la lecture du très beau (et baroquissime) Roi des Deux-Siciles, bien reconnu de la critique, en 1978 : il s’y agit des jours autour de l’attentat de Sarajevo, l’été 14, en une garnison austro-hongroise, sur la rive du Danube à l’entrée des Portes-de-fer, face la Serbie et non loin de Belgrade… _ ;

et encore l’extraordinairement bouleversant Histoire d’une vie, de Aharon Appelfeld _ l’auteur (né le 16 février 1932 à Jadova, tout près de Czernowitz, en Bukovine alors roumaine, qui a survécu, enfui et caché jusque dans les forêts d’Ukraine, entre 1939 et 1945…) qui, de tous les écrivains que j’ai physiquement rencontrés, est celui qui m’a le plus impressionné (par la grandeur-puissance-autorité souveraine (!!!) de son expression), et alors même qu’il s’exprimait en hébreu, et n’était qu’ensuite traduit : lors de deux conférences en suivant, le même soir, le 19 mars 2008, l’une à la librairie Mollat, l’autre au Centre Yavné ;

et je lui avais demandé ce qu’il pensait de l’œuvre de son « voisin » de Czernowitz Gregor Von Rezzori (né, lui, le 13 mai 1914, la Bukovine étant alors hongroise), l’auteur des Mémoires d’un antisémite, et surtout du très beau Neiges d’antan (des souvenirs éblouis de sa toute prime enfance, à Czernowitz ; la réponse de Aharon Appelfeld fut sans appel !

Sur ce « monde » de Czernowitz (la ville natale aussi du très grand Paul Celan), lire aussi le riche, fouillé et passionnant Poèmes de Czernowitz, aux Éditions Laurence Teper, paru en 2008…

Plus récemment, j’ai eu la chance de rencontrer _ et pu m’entretenir personnellement avec lui : j’étais allé le chercher avec ma voiture à l’aéroport ; et le soir ai dîné avec lui (et Georges Bensoussan), lors de sa venue à Bordeaux pour le colloque organisé en liaison avec le CRIF « Les Enfants dans la guerre _ réparer l’irréparable » le 31 janvier 2008 ; une rencontre majeure ! _ le père Patrick Desbois, l’auteur de l’indispensable (!!!) Porteur de mémoires, en ces « Terres de sang » des actuelles _ c’est-à-dire depuis la découpe (stalinienne) des frontières de 1945 _ Ukraine et Biélorussie, dans lesquelles il poursuit son (infiniment patient) méthodique recueillement des témoignages des derniers « témoins » encore en vie de la « Shoah par balles« , afin aussi de pouvoir, en retrouvant les fosses d’abattage, donner enfin quelque sépulture un peu digne, avec _ si possible… _ des noms, à ceux qui furent assassinés d’une balle dans la nuque, dans ces fosses, puis dont les restes furent déterrés afin d’être brûlés, un peu plus tard, à la va-vite, lors de l’opération d’effacement des traces (du crime), dirigée par Paul Blobel, dite « Action 1005 » _ selon le mandat en date du 28 février 1942 d’« effacer les traces des exécutions des Einsatzgruppen à l’Est« , pour commencer ; il y eut ensuite aussi la destruction des usines de la mort du territoire polonais : Belzec, Sobibor, Majdanek, Treblinka, Chelmno et enfin Auschwitz… _, qui se déroula de juillet 1942 à 1944, pressée par les avancées de l’Armée rouge


Et j’ai lu avec une très intense admiration _ presque jalouse _, en 2008, le très beau travail d’enquête sur place, à Bolechov (en Galicie autrefois polonaise, dans l’arrondissement de Stanislawow ; en Ukraine aujourd’hui), ainsi que dans le monde entier (à la recherche de témoins encore vivants des Aktions de 1942-1943-1944…), de Daniel Mendelsohn : Les Disparus… Un livre d’articulation entre mémoire et Histoire, splendide !


De même que cette année-ci, je me suis passionné (et ai pu m’en entretenir un peu avec l’auteur lors de sa venue à Bordeaux) pour le travail d’enquête _ notamment à Wlodawa, à la frontière actuelle (depuis 1945) de la Pologne avec la Biélorussie et l’Ukraine _ d’Ivan Jablonka : Histoire des grands-parents que je n’ai jamais eus _ une enquête, parue aux Éditions du Seuil en janvier 2012 _ cf mon article d’avril dernier : Entre mélancolie (de l’Histoire) et jubilation de l’admiration envers l’amour de la liberté et la vie, le sublime (et très probe) travail d’enquête d’Ivan Jablonka sur l’ »Histoire des grands parents que je n’ai pas eus »

Mais, par sa méthode croisée, son écriture extrêmement fine dans le détail _ au scalpel _ de ses 628 pages si riches d’analyse, en surplomb d’une immense érudition historiographique en diverses langues _ cf aussi l’imposante (et très précieuse) bibliographie des pages 633 à 682 _,

le travail d’historien _ de démêlage très fin de la complexité historique des faits advenus _ de Timothy Snyder en ce si riche, éminemment sensible  _ = humainement ! « Humanité«  est ainsi on ne peut plus justement l’intitulé de la « Conclusion » ; et d’ores et déjà (même si j’y reviendrai à la fin ce l’article) je veux citer (et un peu commenter, au passage) ici son ultime paragraphe, page 614 :

« Les régimes nazi et soviétique transformèrent des hommes _ vivants ! _ en chiffres _ de cadavres ; et même en chiffres ronds ! mais ce sont là plutôt des pratiques de résumeurs (à la louche…)… _ : certains que _ faute d’archives disponibles _ nous ne pouvons _ aujourd’hui _ qu’estimer, d’autres que nous pouvons recalculer avec assez de précision. Il nous appartient à tous, chercheurs _ = historiens de profession _, d’essayer de les établir _ le plus sérieusement possible, ces chiffres de massacrés, d’abord, face aux mensonges et tripatouillages idéologiques en tous genres : et encore aujourd’hui, de la part, d’abord, des divers nationalismes toujours actifs… _ et de les mettre en perspective _ afin de comprendre, en historiens (par la mise en perspective), les faits advenus ; historiens dont c’est même là, bien sûr !, l’essentiel de l’œuvre à réaliser ; en nous méfiant (toujours !) des simplifications (pédagogiques et trop pressées) des résumés… Et à nous, humanistes _ ajoute alors splendidement Timothy Snyder, et c’est là le dernier mot de tout ce livre, qu’il place ainsi dans cette perspective de fond proprement essentielle !!! _, de retransformer ces chiffres en êtres humains _ c’est-à-dire de « retransformer » ces énumérations (de cadavres, devenus dans cet assassinat de masse, anonymes) listées, qui le plus souvent répondaient, à l’origine, à des quotas (!) requis d’assassinés, tant de la part des dirigeants et bourreaux (et leurs exécutants) soviétiques que des dirigeants et des bourreaux (et leurs exécutants) nazis ; de les « retransformer« , donc, en figures (irremplaçablement uniques, elles) de personnes humaines parfaitement singulières, quand c’est possible, au gré de (trop rares) témoignages recueillis et conservés, en les nommant avec leurs noms et prénoms :

cf ainsi ceux donnés, page 574, en ouverture de cette « Conclusion » intitulée « Humanité« , en réponse aux exemples laissés sans nom du tout début de la « Préface«  (intitulée « Europe« ), pages 9 et 10 :

Józef Sobolewski, Stanislaw Wyganowski, Adam Solski, Tania Savitcheva, Junita Vichniatskaïa ;

et en donnant à entendre, quand c’est encore possible, le détail, à la lettre près, de ce qui demeure de leur voix ou de leurs gestes… :

Jozef est un petit garçon mort de faim sur une route d’Ukraine en 1933 (et c’est sa sœur Hanna qui se souvient de lui) ;

Stanislaw est un jeune Soviétique abattu lors de la Grande Terreur en 1937-38 (et c’est une lettre conservée qui témoigne de lui) ;

Adam est un officier polonais exécuté par le NKVD en 1940 (et c’est son Journal qui fut retrouvé plus tard à Katyn) ;

Tania est une petite fille russe de onze ans morte de la faim à Leningrad en 1941 (et c’est l’une de ses sœurs qui survécut qui conserva son Journal) ;

et Junita est une petite fille juive de douze ans assassinée en Biélorussie en 1942 (et on conserve d’elle sa dernière lettre à son père)…

Si nous ne le faisons pas, Hitler et Staline auront façonné non seulement notre monde _ de comptables utilitaristes pragmatiques vendus à la marchandisation de tout !.. _,

mais aussi notre humanité «  _ même !.. On mesure l’importance de pareil enjeu, à mille lieues au-dessus de toute rhétorique… Et c’est sur cette phrase au poids si lourd (toujours aujourd’hui, en 2010-2012) pour nous ! que se clôt cette « Conclusion : Humanité« , et ce livre, de salubrité universelle par là, page 614…

Mais, par sa méthode croisée, son écriture extrêmement fine dans le détail _ au scalpel _ de ses 628 pages _ je les ai lues deux fois par le menu, puis travaillées dans l’écriture au long cours de cet article… _ si riches d’analyses _ irrésumables ! _, en surplomb d’une immense érudition historiographique en diverses langues,

le travail d’historien _ de démêlage (très fin) de la complexité historique des faits advenus _ de Timothy Snyder en ce si riche, éminemment sensible

et plus encore justissime, Terres de sang _ l’Europe entre Hitler et Staline,

vient combler enfin une pénible (et très douloureuse) lacune historiographique concernant cette partie de notre Europe _ effroyablement prise « entre Hitler et Staline« , alors ; et avec ce nombre considérable de pertes d’humains… _,

qui a tenu en grande partie, mais pas seulement, au fait du rideau de fer _ demeuré en place, après la mort de Staline, le 5 mars 1953,  jusqu’en novembre 1989, où il céda enfin… _ ;

mais aussi qui a interdit toute approche sérieuse _ suffisamment croisée et entrecroisée… _  à la fois de ce qui demeure d’archives dans l’ancienne URSS, ainsi que dans les États demeurés jusque là sous sa férule

_ concernant cette lourde et durable (= post-stalinienne) férule, je suis aussi un lecteur fervent de tout l’œuvre (avant comme après le tournant décisif de 1989…) d’Imré Kertész, dont le chef d’œuvre est peut-être, entre tous, Liquidation : sur cette férule soviétique à Budapest, lire de Kertész tant son Journal de galère que son roman Le Refus ; et encore le merveilleux (de justesse) tryptique (dont Le Chercheur de Traces : le récit de retours du narrateur-auteur à Auschwitz, Buchenwald et Zeitz : admirable !!! + Procès-verbal) qu’est Le Drapeau anglais… Sur le sentiment de sa libération de cette férule, en 1989 et les années d’après : toujours de Kertész, lire Un autre _ chronique d’une métamorphose ainsi que, en forme de magistral bilan synthétique, Dossier K... ; Imre Kertész est un des plus grands auteurs vivants aujourd’hui, un de ceux qui nous aident à ressentir « vraiment«  la réalité de ce monde dans lequel nous baignons… _ ;

le travail d’historien de Timothy Snyder en ce si riche Terres de sang _ l’Europe entre Hitler et Staline, vient combler enfin une pénible (et très douloureuse) lacune historiographique, qui a tenu en grande partie, mais pas seulement, au fait du rideau de fer ; mais aussi qui a interdit toute approche sérieuse

d’une mise en perspective et interprétation _ de fond : jusqu’à une connaissance suffisante et objective : la finalité des historiens ! _ historiographiques qui soient libérées non seulement des querelles et brouillages en tous genres des idéologies partisanes ; mais encore des ignorances et aveuglements liés aux places et angles de vue de nos situations _ et il y a ici aussi assurément bien du travail à mener…

Et cela, Timothy Snyder prend bien soin de le préciser et souligner, en son « Introduction : Europe » comme en sa « Conclusion : Humanité« …

En ce qui concerne, d’abord, les brouillages idéologiques, existe en effet aussi _ encore _ aujourd’hui en 2010-2012 _ une concurrence idéologique des martyrologies revendiquées par les divers nationalismes (et systèmes socio-politiques, aussi) florissants, tirant à eux, les uns et les autres, la couverture des chiffres _ distordus : le premier travail ici de Timothy Snyder est bien d’essayer de les « établir«  sainement, ces nombres de victimes revendiquables par telle ou telle nationalité : et il y consacre, juste après sa « Conclusion« , une utile synthèse (de résumé) finale, « Chiffres et terminologie« , pages 615 à 620 pour les chiffres ; de même qu’il y précise sa terminologie, pages 620 à 624 : notamment son refus du terme de « génocide » (il lui préfère « meurtre politique de masse« ), ainsi que sa préférence pour « Holocauste«  (il ne mentionne pas le terme de « Shoah » : veut-il donc l’ignorer ?)… _

tirant à eux, les uns et les autres, la couverture des chiffres

des victimes-martyrs de ces « crimes politiques de masse » _ soviétiques et nazis _ à afficher-exhiber à leur profit ;

de même, ensuite et aussi, qu’existe une cécité quasi générale tenant au caractère toujours partiel et géo-centré, forcément, des _ les nôtres aussi ! _ angles de vue et perspectives, en fonction de nos emplacements géographiques et référentiels culturels _ avec aussi une bonne rasade de mauvaise conscience… _, et empêchant un regard assez surplombant (et croisé) d’une historiographie sérieuse _ « scientifique« , si l’on veut _ suffisamment déprise, déjà, des enjeux idéologiques partiaux et partisans, toujours actifs _ d’où l’urgence toujours, aussi, de ce travail d’aggiornamento, en cette seconde décennie du XXIe siècle, à propos de l’Histoire de ces « Terres de sang », entre 1933 et 1945 : soixante-cinq ans plus tard, en 2010 ! _ ;

une historiographie sérieuse

seule capable de faire accéder à l’intelligence objective _ sereine :mieux apaisée peut-être _, de ces « crimes politiques de masse« , eux-mêmes tellement entremêlés et croisés, interactifs ;

et clé indispensable afin _ nous y arrivons ! _ de « comprendre notre époque

et nous comprendre nous-même« .

Cette dernière formule, absolument décisive pour l’enjeu anthropologique et civilisationnel de cet immense travail, se trouve à la page 574 :

« Il faut comparer les systèmes nazi et stalinien non pas tant pour comprendre l’un ou l’autre _ en lui-même ; ni pour seulement les comparer entre eux, à leur place au XXe siècle… _ que pour comprendre notre époque _ aussi, soit soixante-cinq ans plus tard que 1945, en 2010 _ et nous comprendre nous-même« … Rien moins !

Constat qui donne, traduit en langage _ éditorialement efficace _ de quatrième de couverture :

« Par sa démarche novatrice, centrée sur le territoire, son approche globale, la masse de langues utilisées, de sources dépouillées, l’idée même que les morts ne s’additionnent pas _ en tant que personnes irréductiblement singulières, chacun ; et à l’encontre des listes, des totaux et des quotas ! qui, en écriture de chiffres, les effacent sous la forme de ces nombres (a fortiori quand ils sont ronds !) que réclament les misérables « personnels«  carriéristes (à cette époque, nazis comme soviétiques) : toute une Histoire est à écrire des usages intéressés et marchands des mathématiques et des sciences appliquées, depuis le début du XVIIe siècle en particulier, à partir de Francis Bacon, Galilée (« La Nature est écrite en langage mathématique« ), Descartes (et sa « mathesis universalis« ), et bientôt les utilitaristes, en commençant par Adam Smith… ; et sur la prééminence (et impérialisme conquérant) du quantitatif sur le qualitatif !.. _,

Timothy Snyder offre ici un grand livre _ et pour moi, c’est là encore, seulement, un euphémisme… _ en même temps qu’une méditation _ au plus haut de l’« humain«  _ sur l’écriture de l’Histoire«  _ on ne saurait mieux dire ! Je viens d’en démêler quelques éléments…

C’est pour cela que, oui, décidément !, « il faut comprendre les systèmes nazi et stalinien, non pas tant pour comprendre l’un ou l’autre, que pour comprendre notre époque et nous comprendre nous-mêmes« , énonce l’auteur, et rien moins ! _ je le répète _, page 574, au début de sa « Conclusion : Humanité ».

Et encore, page 579 :

« il nous faut comprendre ce qui s’est réellement passé _ et cela nécessairement dans le détail précis du comment (enchevêtré, donc) de ces faits : ce à quoi se consacre l’essentiel de ce livre magnifique le long de ses 628 pages ! _, dans l’Holocauste _ en particulier, mais pas seulement, loin de là : d’autres « meurtres politiques de masse«  (de civils désarmés) venant non seulement s’y adjoindre, mais aussi s’y combiner et enchevêtrer ; qui commencèrent dès 1932-1933… _ et dans les Terres de sang.

Pour l’heure _ en cette première décennie du troisième millénaire où fut conçu et rédigé, puis publié (en 2010) Terres de sang _ l’Europe entre Hitler et Staline, souligne ainsi Timothy Snyder_,

l’époque des tueries massives _ de civils désarmés _ en Europe _ qui va de 1932-33 à 1945 _ est surthéorisée et mal comprise« …

Et c’est à cela qu’il faut donc historiographiquement remédier maintenant, pour Timothy Snyder…


Et Timothy Snyder de préciser alors combien les représentations à l’Ouest de ce qui a pu survenir dans les « Terres de sang » en fait de « meurtres politiques de masse » du fait de ces deux régimes, le nazi et le stalinien, et plus encore de leur diaboliquement effroyable interconnexion « complice« ,

sont faussées, par une insuffisante connaissance et évaluation,

du fait, d’une part, de la dimension colossale, certes, des mensonges et nazis _ cf par  exemple le très intéressant travail de Florent Brayard : Auschwitz : enquête sur un complot nazi ; ainsi que mon article sur ce livre : Le travail au scalpel de Florent Brayard sur les modalités du mensonge nazi à propos du meurtre systématique des Juifs de l’Ouest : le passionnant « Auschwitz, enquête sur un complot nazi »… _ et staliniens ;

mais aussi du fait de l’excessive valorisation par l’opinion occidentale, en regard de ces « meurtres politiques de masse« ,

d’une part des images-représentations _ = clichés _ des camps de concentration, tels que Dachau, Bergen-Belsen ou Buchenwald (du fait des récits de prisonniers de retour de ces camps-là),

mais aussi et d’autre part, des images-représentations de ce double camp de concentration et usine de mort immédiate que fut Auschwitz-Birkenau (du fait des récits de survivants du camp de travail d’Auschwitz, tel un Primo Levi ; mais encore ceux de _ plus rares ! _ survivants des Sonderkommandos de Birkenau, tel un Filip Muller, en son Trois ans dans une chambre à gaz d’Auschwitz ; témoignages auxquels il faut encore ajouter, cette fois par de-là leur mort à Birkenau, ceux du déchirant _ sublimissime ! il faut absolument le découvrir ! _  recueil intitulé Des Voix sous la cendre, de ceux des membres des Sonderkommandos qui ont enfoui dans des bouteilles sous la cendre ce qu’ils voulaient laisser de témoignage à la postérité !.. ;

même si la diffusion, et plus encore la réception par un large public, des récits des rescapés d’Auschwitz, prit elle-même beaucoup de temps _ ces récits demeurant alors, et pour un long moment, proprement inaudibles _, par rapport à la diffusion et réception des récits de prisonniers des camps de concentration, et aussi de ceux de résistants, dans l’immédiat après-guerre : ce fut à partir du retentissement mondial du procès d’Adolf Eichmann, à Jérusalem, en 1961, que se déclencha leur audibilité… ; cf par exemple l’histoire de la réception de Si c’est un homme de Primo Levi ; ainsi que l’important et très beau travail historiographique d’Annette Wieviorka : L’Ère du témoin). Lire aussi le très important _ sublime ! _ dernier écrit de méditation _ juste avant sa mort _ de Primo Levi, Les Naufragés et les rescapés _ quarante ans après Auschwitz…).

Et Timothy Snyder consacre à ces représentations-« souvenirs écrans » en Europe occidentale comme outre-Atlantique, de fort utiles pages…

« L’image _ qui nous est familière _ des camps de concentration allemands _ fonctionnant _ comme pire élément du nazisme, est une illusion,

un mirage noir dans un désert inconnu« , énonce ainsi Timothy Snyder, page 577.

Si « ces camps nous sont familiers« , c’est parce que « ils ont été décrits par des survivants, des gens promis à mourir au travail, mais qui ont été libérés à la fin de la guerre _ et qui ainsi ont pu en témoigner : ainsi par exemple, le prisonnier Robert Antelme, L’Espèce humaine ;

cf aussi, entre les beaux récits rétrospectifs qui ont jalonné la méditation rétrospective de Jorge Semprun (tels Le Grand voyage, en 1963, L’Écriture ou la vie, en 1994 : le mieux reçu de tous…), mon préféré : Quel beau dimanche ; remarquons aussi, au passage, que l’auteur y procède (serait-ce là une raison de la relative cécité du public à l’égard de cet opus, pourtant majeur, de Jorge Semprun, lors de sa parution, en 1980 ?..) à une comparaison de ce qu’il avait pu vivre et subir du stalinisme comme du nazisme…

La politique allemande d’extermination de tous les Juifs d’Europe fut mise en œuvre non pas dans les camps de concentration, mais au bord des fosses, dans des fourgons à gaz, et dans les usines  de la mort de Chelmno, Belzec, Sobibor, Treblinka, Majdanek et Auschwitz » _ toutes et tous situés dans les « Terres de sang » de l’Europe orientale… _, page 578.

Certes « Auschwitz fut bien un site majeur de l’Holocauste : c’est là que près d’une victime juive sur six trouva la mort _ et donc plus de cinq autres victimes juives sur six, ailleurs qu’à Auschwitz-Birkenau ; et plus à l’est pour la plupart…

Mais quoique l’usine de la mort d’Auschwitz fût la dernière installation à fonctionner, elle ne marqua pas l’apogée de la technologie de la mort : les pelotons d’exécution les plus efficaces tuaient plus vite, les sites d’affamement tuaient plus vite, et Treblinka tuait plus vite.

Auschwitz ne fut pas non plus le principal centre d’extermination des deux plus grandes communautés juives d’Europe, les Polonais et les Soviétiques. Quand Auschwitz devint la plus grande usine de la mort, la plupart des Juifs soviétiques et polonais sous occupation allemande avaient déjà été assassinés » ;

et « au printemps de 1943, plus des trois-quarts des Juifs victimes de l’Holocauste étaient déjà morts.

En fait, l’écrasante majorité de ceux qui allaient être délibérément tués par les régimes soviétique et nazi _ soient 14 millions de civils (et prisonniers de guerre : désarmés), selon le bilan de Timothy Snyder _, bien plus de 90%, avaient déjà été tués quand ces chambres à gaz de Birkenau  commencèrent leur travail meurtrier« , pages 578-579.

« Auschwitz (n’) est (donc, en quelque sorte, que) la coda de la (très longue) fugue (ou obstinato) de la mort « , résume ce point Timothy Snyder, page 579.

« Ces malentendus _ qu’il importe urgemment de dissiper ! en 2010-2012, face à l’induration des cynismes (et leurs tentations criminelles à grande échelle…) de la « marche du monde«  _ concernant les sites et les méthodes de meurtre de masse,

nous empêchent de percevoir _ et comprendre enfin ! _ l’horreur du siècle _ passé ; ainsi que ce qui, dans ce passé, risque aussi, encore, de « ne pas passer« ..

C’est donc l’obstacle de « ces malentendus« -là qu’il faut surmonter aujourd’hui, afin de parvenir à enfin « voir, pour peu que nous le souhaitions, l’Histoire de l’Europe entre Hitler et Staline« , selon une expression de Timothy Snyder, page 571 ;

et la comprendre.

Les images _ et leur considérable impact de diffusion-réception ; cf ici les essentiels travaux de longue haleine de Georges Didi-Huberman _ de ces camps, sous formes de photographies ou de textes en prose _ les deux ! _, ne font que suggérer _ mais bien trop partiellement, et par là bien trop superficiellement : inadéquatement ! au lieu de la construire rigoureusement, comme le font (surmontant les idéologies) de vrais historiens… _ l’histoire des violences _ parmi lesquelles les « meurtres politiques de masse«  _ allemandes et soviétiques.« 

Et « si horrible qu’il soit, le sort des détenus des camps de concentration diffère de celui des millions de gens gazés, exécutés ou affamés« , nous prévenait déjà Timothy Snyder en ouverture de son travail, aux pages 15-16 de sa belle et juste « Préface : Europe« …

Et encore, pages 17-18 :

« Les camps de concentration allemands et soviétiques entourent _ à l’ouest et à l’est _ les Terres de sang, brouillant _ pour nous, occidentaux _ le noir _ de sang de celles-ci _ de leurs diverses nuances de gris.

A la fin de la seconde guerre mondiale, les forces américaines et britanniques libérèrent des camps de concentration comme Belsen et Dachau, mais les Alliés occidentaux ne libérèrent aucune des grandes usines de la mort _ situées plus à l’est.  Les Allemands mirent en œuvre tous leurs grands projets de tuerie sur des terres par la suite _ et pour longtemps ! _ occupées par les Soviétiques _ et leurs affidés, et cela, au moins jusqu’à la chute du rideau de fer en novembre 1989 ; mais quid encore aujourd’hui du régime de la Biélorussie ? Et même des remous politiques qui ne cessent de secouer l’Ukraine ?.. Même si ces territoires furent alors (enfin !) davantage accessibles !.. C’est l’armée rouge qui libéra Auschwitz, comme elle libéra les sites de Treblinka, Sobibor, Belzec, Chelmno et Majdanek.

Les forces américaines et britanniques n’atteignirent aucune des Terres de sang et ne virent _ donc _ aucun des sites de tuerie.

Ce n’est donc pas seulement que ces forces ne virent aucun des lieux où les Soviétiques tuèrent, au point qu’il fallut attendre la fin de la guerre froide et l’ouverture des archives pour étudier les crimes du stalinisme. Le fait est qu’elles ne virent jamais non plus (voilà !) les lieux où les Allemands tuèrent, au point qu’il fallut tout aussi longtemps pour comprendre _ rien moins !!! _ les crimes de Hitler _ sur ce plan, je dois noter que nulle part Timothy Snyder ne mentionne le formidable travail et d’images et de témoignages ! (et toujours liés les deux !…) du film Shoah, de Claude Lanzmann ; de même qu’il n’utilise jamais le mot « Shoah » ; ni s’en explique…


C’est par les photographies et les films
_ documentaires _ des camps de concentration allemands que la plupart des Occidentaux devaient _ seulement _ se faire une idée _ forcément biaisée ainsi (sinon idéologique !..) _ des tueries. Or, si horribles que soient ces images, elles ne donnaient qu’un aperçu _ partiel, biaisé et gravement inadéquat ! _ de l’Histoire _ comme toujours à construire, elle : à problématiser et penser vraiment ! telle est la tâche (de probité scientifique) des vrais historiens… _ des Terres de sang _ de cette malheureuse Europe plus à l’est…

Elles ne sont pas _ toutes ces images, autant celles photographiques et cinématographiques que celles intellectuelles et littéraires, toutes ces représentations (= trop dépendantes de clichés ; et de longtemps incrustés, qui plus est…) _ toute l’Histoire,

elles ne sont même pas une introduction« … _ mais des images-écrans nuisant à la lucidité toujours nécessaire…

Une autre très importante difficulté de l’intelligence de ce qui s’est passé là, vient du poids _ en partie paradoxalde l’héritage _ vivace par ce pragmatisme cynique-là au moins… _ de ces deux régimes nazi et soviétique (bien que, et l’un et l’autre, défaits !) sur ce que je nommerai la « marche du monde«  _ en reprenant une expression de Jean Giono, par exemple dans Un Roi sans divertissement ; cf aussi le TINA (« There is no alternative« ) des Thatcher et autres Reagan : soit la nouvelle Vulgate depuis les années 80 du siècle dernier… _ comme il va encore aujourd’hui, en matière d’efficacité politique : même si se sont raréfiés, mais sans disparaître complètement (!) de tels « crimes politiques de masse« , demeurent encore en notre monde contemporain, en 2010-2012, bien des sas et bien des échelons dans le nuancier des degrés de violence pratiquée à des fins de stricte efficacité politique…

Mais les menaces d’outrepasser ces sas et degrés de violence-ci, demeurent bel et bien, çà et là, en fonction de l’insuffisance, ou faiblesse, de démocratie vraie, là où celle-ci est instituée ; et en fonction des régimes autoritaires et autocratiques ailleurs _ qu’en est-il, ainsi, des régimes qui ont succédé à l’Union soviétique, en Ukraine, Biélorussie et Russie même, aujourd’hui, en ces territoires qui ont fait partie des « Terres de sang«  d’entre 1933 et 1945 ?..

Page 23, Timothy Snyder cite Hannah Arendt, en 1951, dans Les Origines du totalitarisme : « pour continuer à exister _ au lieu de se dissiper et dissoudre, dans les esprits ; mais il lui faut auparavant, pour exister même, avoir été construite ! _, la réalité des faits (factuality) en elle-même dépend de l’existence du monde non totalitaire » _ qui en fait une valeur, celle de justesse, sacrée : au confluent de la vérité et de la justice !, dans la filiation la plus puissante des Lumières…

Ajoutant : « Le diplomate George Kennan fit la même observation plus simplement à Moscou, en 1944 : « Ici, ce sont les hommes qui déterminent ce qui est vrai et ce qui est faux » »…

Et Timothy Snyder d’interroger alors _ à la George Orwell en 1948 dans 1984 _ : « la vérité n’est-elle rien de plus qu’une convention du pouvoir ? ou les récits historiques véridiques peuvent-ils résister au poids de la politique ?

L’Allemagne nazie et l’Union soviétique s’efforcèrent de dominer l’Histoire elle-même _ c’est-à-dire, ici, la discipline œuvre des historiens : on connaît ainsi les tripatouillages des rééditions des encyclopédies soviétiques, jusqu’au charcutage (au fur et à mesure des purges ou des assassinats) des photos des dirigeants (cf, par exemple, les cas de Iagoda, Iejov, Jdanov, Goglidzé, Abakoumov, Rioumine, etc. ; cf page 560 : « dans ses vieux jours, Staline se débarrassait de ses chefs de la sécurité après qu’ils avaient mené à bien une action de masse, puis il leur reprochait ses excès« …) à effacer des mémoires !..

L’Union soviétique était un État marxiste, dont les dirigeants se proclamèrent « scientifiques de l’Histoire ». Le nazisme était une vision apocalyptique de transformation totale, à réaliser par des hommes qui croyaient que la volonté et la race pouvaient délester du poids du passé« .

Pour en conclure, toujours page 23 :

« Les douze années de pouvoir nazi _ de 1933 à 1945 _ et les soixante-quatorze années de pouvoir soviétique _ de 1917 à 1991 _ pèsent certainement (!) lourd sur notre capacité _ aujourd’hui ! en 2010-2012… _ d’évaluer le monde« .

Or il se trouve que « beaucoup de gens pensent que les crimes du régime nazi étaient si grands qu’ils se situent hors de _ portée de la compétence de _ l’Histoire«  _ des historiens.

Et Timothy Snyder de commenter, page 24 : « On a là un écho troublant de la croyance hitlérienne du triomphe de la volonté sur les faits « …

Tandis que « d’autres affirment que les crimes de Staline, si horribles soient-ils, étaient justifiés par la nécessité _ toute pragmatique et machiavélienne (mais allant ici jusqu’à justifier le machiavélisme !) : pas d’omelette sans casser des œufs ! et Timothy Snyder de citer, page 603, un proverbe russe similaire, donné par une co-détenue de Margarete Buber-Neumann, au Goulag, à Karaganda : « où l’on rabote, les copeaux tombent«  (rapporté dans Prisonnière de Staline et d’Hitler)… _ de créer ou de défendre un État moderne.

Ce qui rappelle l’idée de Staline que l’Histoire ne suit qu’un seul cours _ dépourvu de la moindre alternative que ce soit… _, qu’il comprit, et qui légitime rétrospectivement sa politique« …

« À moins d’une Histoire _ historienne et historiographique _ construite et défendue sur des fondements entièrement différents, nous constaterons que Hitler et Staline continuent _ en 2010-2012 _ de définir pour nous _ dans les opinions majoritaires du public d’aujourd’hui… _ leurs propres œuvres« … Voilà le danger !!!

Et alors Timothy Snyder de formuler de puissants et très fondamentaux principes de l’historiographie qu’il entend mener, page 24 :

« Que pourrait être cette base ?

Bien que cette étude mobilise l’Histoire militaire, politique, économique, sociale, culturelle et intellectuelle,

ses trois méthodes fondamentales sont simples :

1) le rappel insistant qu’aucun événement du passé n’est _ jamais ! _ au-delà de la compréhension historique _ des historiens _, ni hors de portée de l’investigation historique _ historienne, ou historiographique _ ;

2) une réflexion sur la possibilité _ parfaitement réelle, toujours ! _ d’autres choix _ existentiels que ceux effectués de facto, sur le vif du tourbillon de l’action, par les acteurs (dirigeants décideurs, bourreaux exécuteurs, simples témoins, ainsi, aussi, bien sûr !, que les victimes, face au piège de la nasse qui se refermait sur eux tous…) de l’Histoire _ et l’acceptation _ anthropologique en quelque sorte, en son droit ! _ de la réalité irréductible du choix _ et donc d’une irréductible, aussi, capacité de liberté (en des proportions, bien sûr, variables et variées) de chacun et de tous (= universelle ! de droit !, quelles que soient les situations : y compris les souricières et les nasses !) : à laquelle veut répondre d’abord, semble-t-il du moins, l’institution, de fait, des démocraties… _ dans les affaires humaines ;

et 3) une attention rigoureusement chronologique à toutes les politiques staliniennes et nazies _ s’entremêlant souvent, sinon toujours, le plus cyniquement du monde ; ainsi qu’à l’entremêlement toujours particulier et fin (à démêler !) des divers facteurs à l’œuvre dans chacune des situations et actions particulières menées par ces pouvoirs totalitaires… _ qui tuèrent de grands nombres _ 14 millions ! _ de civils et de prisonniers de guerre« …


Quant à la « géographie humaine des victimes« ,

« les Terres de sang n’étaient pas un territoire politique, réel ou imaginaire ; c’est simplement là _ en cette gigantesque double souricière-nasse tendue par ces deux régimes totalitaires… _ que les régimes européens les plus meurtriers accomplirent leur œuvre meurtrière« …

« Des décennies durant, l’Histoire nationale _ juive, polonaise, ukrainienne, biélorusse, russe, lituanienne, estonienne, lettonne _ a résisté _ chacune pour elle-même et à part des autres _ aux conceptualisations nazies et soviétiques _ très univoques, les deux ; et c’est un euphémisme ! _ des atrocités. L’Histoire de ces Terres de sang a été _ ainsi _ conservée _ séparément _, de manière souvent intelligente et courageuse, en divisant le passé européen en parties nationales, puis en tenant ces sections bien séparées les unes des autres.

Mais l’attention à un seul groupe persécuté quel qu’il soit, et si bien faite que soit son Histoire, ne saurait rendre compte _ avec la justesse absolument nécessaire _ de ce qui s’est produit _ en sa complexité enchevêtrée _ en Europe entre 1933 et 1945.

Une parfaite connaissance du passé ukrainien ne donnera pas les causes de la famine. Suivre l’Histoire de la Pologne n’est pas la meilleure façon de comprendre pourquoi tant de Polonais furent tués au cours de la Grande Terreur. La connaissance de l’Histoire biélorusse ne saurait dégager le sens des camps de prisonniers de guerre et des campagnes contre les partisans qui firent tant de victimes parmi les Biélorusses. Une description de la vie juive peut faire une place à l’Holocauste, pas l’expliquer.


Souvent, ce qui arriva à un groupe n’est compréhensible qu’à la lumière
_ à faire impérativement interférer, donc : multi-focalement ! par une historiographique elle-même plurielle et multi-focale… _ de ce qui était arrivé à un autre _ là débute peut-être l’avantage de l’extra-territorialité européenne, mais aussi très cultivée (cf la richesse de sa bibliographie, en diverse langues), de Timothy Snyder.


Mais ce n’est là que le début des liens.

Les régimes soviétique et nazi doivent eux aussi être compris à la lumière des efforts _ dans le feu des actions entreprises, ces années-là du XXe siècle _ de leurs dirigeants pour maîtriser ces territoires, mais aussi de la vision _ et des clichés (ethno-racistes) _ qu’ils avaient de ces groupes et de leurs relations les uns avec les autres.

Et Timothy Snyder de conclure sa belle « Préface : Europe » :

« De nos jours, on s’accorde largement à reconnaître que les carnages du XXe siècle sont de la plus grande valeur morale _ mais aussi, et plus largement, anthropologique (et civilisationnelle) _ pour le XXIe.

Il est d’autant plus frappant qu’il n’existe pas _ jusqu’à ce travail monumental et fondamental-ci de Timothy Snyder _ d’Histoire des Terres de sang.

Les tueries dissocièrent l’Histoire juive de l’Histoire européenne, et l’Histoire est-européenne de l’Histoire ouest-européenne _ cf l’important, mais tragiquement inentendu alors, Une autre Europe de Czseslaw Milosz, en 1963 ; de même que tous les appels de la Pologne résistante durant la guerre (cf le témoignage terrible et passionnant du résistant Jan Karski : Mon témoignage devant le monde _ souvenirs (1939-1943).

Si le meurtre n’a pas fait les nations, il continue de conditionner _ hélas, en effet ! l’Europe qui s’est construite est celle des intérêts (et égoïsmes bien compris) économiques nationaux ; pas une Europe de la culture… _ leur séparation intellectuelle, des décennies après la fin du nazisme et du stalinisme.

Cette étude _ annonçait ainsi Timothy Snyder, page 25 _ réunit _ c’est-à-dire articule et dés-emmêle, et très précisément : au scalpel, leurs relations nouées tant sur le terrain (de ces « meurtres politiques de masse« , et à si gigantesque échelle !), que dans les esprits des dirigeants et donneurs d’ordre, de façons éminemment complexes ! _ les régimes nazi et soviétique, mais aussi l’Histoire juive et l’Histoire européenne, ainsi que les Histoires nationales. Elle décrit _ par un détail d’analyse et reconstitution de la complexité des faits véritablement passionnant : j’ai lu deux fois les 628 pages d’analyses avec une intensité passionnée jamais relâchée ni déçue, mais a contrario toujours accrue !! C’est un immense livre ! _ les victimes, et les bourreaux.

C’est une Histoire de gens tués par les politiques de dirigeants lointains _ demeurés à Moscou et à Berlin, pour l’essentiel : à l’extérieur et le plus loin possible de ces territoires où mourraient, hors de leur regard à eux (qui ne lisaient que les chiffres des nombres de victimes de ces tableaux de chasse), les commanditaires de ces massacres en masse, quatorze millions de victimes civiles (ou de prisonniers désarmés : en plus, bien sûr, des millions de soldats lors des actions militaires de la guerre). Les patries des victimes se situent entre Berlin et Moscou ; elles devinrent les Terres de sang après l’essor _ avant 1932-1933 : et le chapitre « Introduction _ Hitler et Staline« , pages 27 à 51, le détaille... _ de Hitler et de Staline« , pages 24 et 25…

Voilà ce qui rendait nécessaire et urgent ce (magnifique) travail-ci de Timothy Snyder !

Quant au bilan des nombres des victimes assassinées (en masse) pour des raisons identitaires, souvent d’après fichages préalables (fort méthodiquement organisés !..),

on le découvrira tout du long, et en particulier dans le chapitre terminal « Chiffres et terminologie« , pour ce qui les concerne, aux  pages 615 à 620…

Mais c’est bien le raisonnement (meurtrier) par chiffrages, qui d’abord fait problème,  à propos de cette modernité nôtre, quand elle cesse de réfléchir aux fins, et aux fondements des valeurs des actions, pour se centrer quasi exclusivement sur l’efficacité _ technico-économique, selon le critère de la rentabilité et du profit, et de la cupidité… _ de ses moyens…

On peut ainsi comprendre que les régimes totalitaires stalinien comme nazi s’en soient d’abord pris, pour les anéantir, aux représentants des élites des Lumières _ par exemple, mais pas seulement, polonais _ ainsi que des civilisations du livre et de la connaissance _ par exemple, mais pas seulement, juifs…

Que ce soit, comme les Nazis, pour éradiquer, à plus ou moins long terme, toute altérité _ à leur germanité.

Ou que ce soit, comme les Soviétiques, pour intégrer à leur système _ soviétique _, en les éliminant par l’uniformisation à marche forcée, les moindres différences…

« Le nombre des morts est désormais à notre disposition, plus ou moins précisément, mais il est assez solide pour nous donner une idée _ suffisamment lucide _ de la destruction de chaque régime« , énonce Timothy Snyder page 579 (dans le chapitre « Conclusion : Humanité« ).


« Par les politiques conçues pour tuer des civils ou des prisonniers de guerre, l’Allemagne nazie tua près de 10 millions de personnes dans les Terres de sang (et peut-être 11 millions au total), l’Union soviétique de Staline plus de 4 sur ces mêmes territoires (et autour de 6 millions au total). Si l’on ajoute les morts prévisibles résultant de la famine, du nettoyage ethnique et des séjours prolongés dans les camps, le total stalinien s’élève à près de 9 millions, et celui des nazis à 12 millions peut-être. On ne saurait avoir de chiffres plus précis à cet égard, notamment parce que les millions de civils morts des suites indirectes de la Seconde Guerre mondiale furent victimes, d’une manière ou d’une autre, des deux systèmes » _ à la fois ! _, pages 579-80.

Or il se trouve que « les Terres de sang furent la région _ parmi toutes _ la plus touchée par les régimes nazi et stalinien : dans la terminologie actuelle, Saint-Pétersbourg et la bordure occidentale de la Fédération russe, la majeure partie de la Pologne _ à l’exception de sa partie occidentale (Silésie) et septentrionale (Poméranie, Prusse, Prusse orientale), allemande avant l’invasion du 1er septembre 1939 _, les pays Baltes, la Biélorussie et l’Ukraine.

C’est là que se chevauchèrent et interagirent _ voilà ! _ la puissance et la malveillance _ décuplées ainsi _ des deux régimes« , page 580.


« Les Terres de sang sont importantes non seulement parce que la plupart des victimes y habitaient,

mais aussi parce qu’elles furent le centre _ de massacre organisé _ des grandes politiques qui tuèrent des gens d’ailleurs _ aussi.

Par exemple, les Allemands tuèrent près de 5,4 millions de Juifs. Plus de 4 millions d’entre eux étaient natifs de ces territoires : Juifs polonais, soviétiques _ ukrainiens, biélorusses, et dans une moindre proportion, russes… _, lituaniens et lettons. Les autres _ convoyés jusque là par trains de wagons à bestiaux _ étaient pour la plupart originaires d’autres pays d’Europe orientale. Le plus fort groupe de victimes juives non originaires de la région, les Juifs hongrois, furent exterminés dans les Terres de sang, à Auschwitz. Si l’on considère également _ hors les « Terres de sang«  _ la Roumanie et la Tchécoslovaquie, les Juifs est-européens représentent près de 90 % des victimes de l’Holocauste _ ou Shoah. Les populations juives plus réduites d’Europe occidentale _ dont l’Allemagne elle-même _ et méridionale furent déportées _ elles aussi, hors de chez elles (par trains et en wagons à bestiaux)… _ vers les Terres de sang pour y être _ plus ou moins rapidement ; cf, par exemple, sur le calendrier de la Shoah, les précisions passionnantes du livre de Florent Brayard : Auschwitz _ enquête sur un complot nazi _ mises à mort.

De même que les victimes juives, les victimes non juives étaient originaires des Terres de sang, ou y furent conduites pour y être _ à l’abri de trop de regards occidentaux (y compris allemands)… _ mises à mort.

Dans leurs camps de prisonniers de guerre, à Leningrad et dans d’autres villes _ telle Minsk… _, les Allemands affamèrent _ à mort _ plus de 4 millions de personnes. La plupart des victimes de cette politique d’affamement délibéré, mais pas toutes, étaient originaires des Terres de sang ; peut-être un million étaient des citoyens soviétiques étrangers à la région.

Les victimes de la politique stalinienne de meurtre de masse étaient dispersées à travers le territoire soviétique, le plus grand État de l’Histoire du monde. Malgré tout, c’est dans les terres frontalières de l’Ouest, les Terres de sang, que Staline frappa _ à mort _ le plus fort. Les Soviétiques affamèrent _ en 1932-1933 _ plus de 5 millions d’habitants au cours de la collectivisation, pour la plupart en Ukraine. Ils reconnurent la tuerie de 681 691 personnes dans la Grande Terreur de 1937-1938, dont un nombre disproportionné de Polonais et de paysans ukrainiens, deux groupes présents dans l’ouest de l’URSS _ d’avant le pacte (et partage) germano-soviétique de 1939 _, et donc dans les Terres de sang.

Si ces chiffres ne valent pas comparaison des systèmes, ils sont un point de départ, peut-être obligé« , pages 580-581.


« La clé _ voilà ! _ du nazisme et du stalinisme, s’exclame un des personnages de (Vassili) Grossman _ dans Tout passe... _, c’est leur capacité de priver les groupes humains de leur droit à être considéré comme des hommes. Aussi la seule réponse était-elle de proclamer, sans relâche, que ce n’était tout simplement pas vrai. Les Juifs et les koulaks, « c’étaient  des hommes ! Voilà ce que j’ai compris peu à peu. Nous sommes tous des êtres humains ».

La littérature _ commente Timothy Snyder  _ œuvre ici _ en effet ! par son aptitude à saisir l’idiosyncrasie du qualitatif… _ contre ce que Hannah Arendt appelait le monde fictif _ = par utopie _ du totalitarisme. On peut tuer en masse, soutenait-elle, parce que les dirigeants comme Staline et Hitler peuvent imaginer un monde sans koulaks, ou sans Juifs, puis conformer, même imparfaitement _ tel Procuste avec son lit _, le monde réel à leurs visions. La mort perd son poids moral, moins parce qu’elle est cachée, qu’en raison de son imprégnation _ si forte ! _ dans l’Histoire qui l’a produite. Les morts perdent eux aussi leur humanité, pour se réincarner en vain en acteurs du drame du Progrès, même ou peut-être surtout quand un ennemi idéologique résiste à cette Histoire. Grossman _ par son écriture puissante ; cf aussi, de lui, avec Ilya Ehrenbourg (et d’autres), ce travail très important qu’est Le Livre noir _ arracha les victimes à la cacophonie d’un siècle et rendit leurs voix audibles _ voilà ! _ dans une polémique sans fin« , pages 583-584.

Avec cette réflexion, alors, de Timothy Snyder qui sait creuser jusqu’aux fondements :

« D’Arendt et de Grossman réunis, procèdent alors deux idées simples.

Pour commencer, une comparaison légitime de l’Allemagne nazie et l’Union soviétique stalinienne, doit non seulement expliquer les crimes, mais aussi embrasser _ anthropologiquement (et civilisationnellement) en quelque sorte ; et cela intègre absolument crucialement les questions de la liberté et de la responsabilité, dont la question du mal : cf ici l’œuvre de Dostoïevski, dont, et Crime et châtiment, et Les Frères Karamazov (dont a pu s’inspirer Lucchino Visconti dans une scène célèbre des Damnés _ l’humanité _ éthique _ de toutes les personnes concernées par eux, y compris les bourreaux, les victimes, les spectateurs et les dirigeants.

En second lieu, une comparaison légitime doit partir de la vie plutôt que de la mort _ cf ici Spinoza : « la philosophie est une méditation non de la mort, mais de la vie«  La mort n’est pas une solution _ pragmatique et utilitariste _, mais seulement un sujet _ un problème… Elle doit être une source de trouble _ pour la conscience _, jamais de satisfaction. En aucun cas, elle ne doit procurer la fleur de rhétorique qui apporte à une histoire une fin bien définie _ je rappelle à nouveau ici ce mot de Staline à De Gaulle en 1944, et rapporté par André Malraux : « À la fin, c’est la mort qui gagne«  et égalise tout, en son néant…

Puisque c’est la vie qui donne sens à la mort, plutôt que l’inverse _ voilà ! _, la question importante n’est pas : quelle clôture politique, intellectuelle, littéraire ou psychologique tirer de la réalité de la tuerie de masse ? La clôture est une fausse _ = rhétorique… _ harmonie, un chant de sirène se faisant passer pour un chant du cygne.
La question importante est autre : comment tant de vies humaines ont-elles pu (peuvent-elles) finir dans la violence
_ du meurtre _ ?« , page 584.

« Tant en Union soviétique qu’en Allemagne, des utopies avancées, compromises par la réalité _ elle demeure bien ce à quoi le désir finit toujours par se heurter ! _, furent _ ainsi très effectivement _ mises en œuvre sous la forme d’un grand massacre : à l’automne de 1932 par Staline, à l’automne de 1941 _ les deux fois, la belle saison de l’été passée… _ par Hitler. (…) Avec les morts, on trouva rétrospectivement _ face aux échecs subis (de « collectiviser le pays » en « neuf à douze semaines« , pour Staline ; de « conquérir l’Union soviétique dans le même laps de temps« , pour Hitler) _ des arguments pour protester de la justesse de la politique suivie.

Hitler et Staline avaient en commun une certaine pratique de la tyrannie : ils provoquèrent des catastrophes, blâmèrent _ a posteriori _ l’ennemi de leur _ propre _ choix _ initial _, puis invoquèrent les millions de morts pour plaider que leur politique était nécessaire ou souhaitable. Chacun d’eux avait une utopie transformatrice, un groupe à blâmer _ = incriminer ! _ quand sa réalisation se révéla impossible, puis une politique de meurtre de masse que l’on pouvait présenter _ aux foules, par ses succès en nombre de cadavres !  _ comme un ersatz de victoire.

Dans la collectivisation comme dans la solution finale, un sacrifice massif était _ affirmé comme _ nécessaire pour protéger le dirigeant _ de l’imputation, par ce qu’était devenu le peuple (manipulé par la propagande d’État ici d’un Jdanov, là d’un Goebbels)… _ d’une erreur _ forcément ! _ impensable. La collectivisation ayant produit résistance et faim en Ukraine, Staline rejeta la faute _ de cette situation _ sur les koulaks, les Ukrainiens et les Polonais. Après l’arrêt de la Wermacht à Moscou et l’entrée des Américains dans la guerre, Hitler blâma _ = incrimina ! _ les Juifs « , pages 584-585.

Quant aux différences des deux systèmes, « dans la vision nazie, l’inégalité des groupes était _ à la fois, comme pour Calliclès dans Gorgias de Platon… _ naturelle et désirable. Il convenait même de multiplier _ en degrés _ les inégalités que l’on trouvait dans le monde, par exemple entre une Allemagne plus riche et une Union soviétique plus pauvre. Lorsqu’il fut étendu _ à  d’autres pays : satellisés… _, le système soviétique apporta _ = imposa _ aux autres sa version de l’égalité (…) ; il les obligeait à embrasser le système soviétique comme le meilleur des mondes possibles. En ce sens bien particulier, il était inclusif.

Alors que les Allemands refusèrent l’égalité à la majorité des habitants de leur empire _ menaçant de nier bientôt tout droit d’exister à une quelconque altérité… _, les Soviétiques inclurent presque tout le monde dans leur version _ imposée par la force la plus brutale _ de l’égalité » uniformisée _, pages 588-589.

De même, « dans le stalinisme, le meurtre de masse ne put jamais être autre chose qu’une défense du socialisme ou un élément _ = un simple moyen utile ; un outil de circonstance… _ de l’histoire du progrès vers le socialisme ; jamais il ne fut la victoire politique elle-même. Le stalinisme était un projet d’auto-colonisation, élargie quand les circonstances le permettaient.
La colonisation nazie, en revanche, était totalement
_ = vitalement pour elle _ tributaire de la conquête immédiate et totale d’un vaste nouvel empire oriental, qui, par sa taille, pourrait éclipser l’Allemagne d’avant-guerre. L’entreprise supposait la destruction préalable de dizaine de millions de civils.

En pratique, les Allemands tuèrent généralement des gens qui n’étaient pas allemands, alors que les Soviétiques tuèrent principalement des Soviétiques« , page 589.

« Le système soviétique ne fut jamais plus meurtrier _ endogènement, en quelque sorte, et à l’abri des frontières drastiquement verrouillées de son monde clos _ que lorsque le pays n’était pas en guerre.

Les nazis, en revanche, ne tuèrent pas plus de quelques milliers de gens avant le début de la guerre. Au cours de sa guerre de conquête _ vers et dans les steppes de l’est : sauvages ; son far-east !.. _ l’Allemagne tua des millions de gens plus vite qu’aucun autre État dans l’Histoire (à ce stade : la Chine de Mao dépassa l’Allemagne de Hitler dans la famine de 1958-1960, qui tua quelques 30 millions de personnes)«  _ précise une note de bas de page _, page 589 toujours.

Et de fait « les comparaisons entre les dirigeants et les systèmes commencèrent dès l’accession de Hitler au pouvoir.

De 1933 à 1945, des centaines de millions d’Européens durent _ et urgemment ! _ peser _ en une opération aux enjeux rien moins que vitaux pour eux-mêmes et leurs proches ! ; à moins de l’esquiver (et refouler)… _ ce qu’ils savaient _ ou étaient en mesure de se figurer… _ du nazisme et du stalinisme au moment de prendre des décisions qui ne devaient que trop déterminer leur destin _ et la litanie des exemples énoncés par Timothy Snyder, le long de la page 590, donne à elle seule le frisson !..

Ces Européens qui habitaient la partie cruciale de l’Europe _ entre ces deux terrifiantes menaces pour les vies ; pour ceux, du moins, qui en avaient, au présent, suffisamment conscience… _, étaient condamnés à comparer« , pages 589-590.


Aujourd’hui, en 2010-2012, « libre à nous, si nous le voulons, de considérer _ à froid : avec le recul tranquille et suffisamment savant de la connaissance historique a posteriori… _ les deux systèmes isolément  » ;

mais « ceux qui y vécurent connurent _ à chaud, eux _ chevauchement et interaction«  _ de ces deux systèmes de « meurtres politiques de masse«  :

« chevauchement et interaction« , voilà ce que fut bel et bien la tragique réalité historique, entre 1933 et 1945 (et considérablement aggravée à partir de la rupture militaire du pacte germano-soviétique, le 22 juin 1941 !), de la connexion complexe (et « complicité«  dans les escalades des « meurtres politiques de masse« ) terrifiante de ces deux « systèmes« , subie avec si peu de marges de manœuvre par ces malheureuses populations, prises qu’elles furent dans cette double impitoyable nasse, entre ces deux effroyables étaux _, page 591.


Et Timothy Snyder de préciser alors :

« Les régimes nazi et soviétiques furent parfois alliés, comme dans l’occupation conjointe de la Pologne

_ du 17 septembre 1939 (« L’Allemagne avait pratiquement gagné la guerre en Pologne (commencée « le 1er septembre, à 4h 20 du matin, par une pluie de bombes larguées, sans prévenir, sur la ville de Wielun, au centre de la Pologne« , page 197) quand les Soviétiques y entrèrent (à leur tour), le 17 septembre« , page 203)

au 22 juin 1941 (« le 22 juin 1941 est l’un des jours les plus significatifs de l’Histoire de l’Europe. L’invasion allemande de l’Union soviétique qui débuta ce jour-là sous le cryptonyme d’opération Barbarossa, fut bien plus qu’une attaque-surprise : un changement d’alliance, une nouvelle étape de la guerre. Ce fut le commencement d’une indescriptible calamité« , page 251)…

Ennemis _ acharnés dès l’attaque allemande du 22 juin 1941 _, ils eurent parfois des objectifs compatibles : ainsi en 1944 quand Staline choisit de ne pas  aider les rebelles à Varsovie, permettant ainsi aux Allemands de tuer ceux qui auraient plus tard résisté au pouvoir communiste. C’est ce que François Furet appelle leur « complicité belligérante ».

Souvent _ aussi _ Allemands et Soviétiques se poussèrent mutuellement à des escalades qui coûtèrent plus de vies que n’en auraient coûté les politiques de l’un ou de l’autre État tout seul. Pour chacun des dirigeants, la guerre des partisans fut l’occasion suprême (!) d’inciter l’autre à de nouvelles brutalités » _ = massacres _, page 591 toujours.

« Au cours de la Seconde Guerre mondiale, les Terres de sang _ « de la Pologne centrale à la  Russie occidentale en passant par l’Ukraine, la Biélorussie et les pays Baltes« , page 10 _ furent soumises non pas à une invasion, mais à deux ou trois _ successivement, en de terribles allers et retours de la « violence de masse«  contre des civils désarmés, en plus des opérations militaires de la guerre _, non pas à un régime d’occupation, mais à deux ou trois _ tel est le fait capital ! dont il fallait écrire enfin l’Histoire !

Le massacre des Juifs commença dès que _ le 21 juin 1941, donc _ les Allemands pénétrèrent dans les territoires que les Soviétiques avaient annexés quelques mois plus tôt _ le 17 septembre 1939, pour les territoires pris par l’Union soviétique à la Pologne (et pour « vingt-et-un mois« … (page 207) ; en juin 1940, pour les pays Baltes (« en juin 1940, l’Union soviétique étendit aussi son empire à l’ouest, annexant les trois pays Baltes indépendants : Estonie, Lettonie, Lituanie« , page 230) _, dont ils avaient déporté des dizaines de milliers d’habitants quelques semaines plus tôt _ en mai-juin 1940 : « les Soviétiques devaient déporter 17 500 personnes de Lituanie, 17 000 de Lettonie et 6 000 d’Estonie » (page 233) ; de même que « au cours des deux années passées (soit du 17 septembre 1939 au 21  juin 1941), les Soviétiques avaient réprimé près d’un demi-million de citoyens polonais : autour de 315 000 déportés, de 110 000 arrestations et de 30 000 exécutions, sans compter les 25 000 autres morts en prison«  (page 245) _, et où ils avaient exécutés des milliers de détenus quelque jours plus tôt.

Les Einsatzgruppen allemands purent _ ainsi relativement aisément _ mobiliser _ à leur profit et service _ la colère locale liée au meurtre des prisonniers par le NKVD soviétique. Les quelque 20 000 Juifs tués dans ces pogroms orchestrés _ alors _ ne représentent qu’une toute petite partie, moins de 0,5 %, des victimes de l’Holocauste. Mais c’est précisément le chevauchement du pouvoir soviétique et du pouvoir allemand qui permit aux nazis de propager _ à des fractions notables des populations de ces territoires où avaient déjà eu lieu des pogroms, par le passé (cf les admirables récits d’Isaac Babel, par exemple, réédités cette année au Bruit du Temps) ; et avec l’efficacité d’une certaine vraisemblance _ leur description du bolchevisme comme complot juif« , page 591.

« D’autres épisodes du massacre furent le résultat de cette même accumulation _ et surimposition, et à plusieurs reprises _ du pouvoir nazi et du pouvoir soviétique.

En Biélorussie occupée, des Biélorusses tuèrent d’autres Biélorusses, certains en tant que policiers au service des Allemands, d’autres comme partisans soviétiques.

En Ukraine occupée, des policiers refusèrent de servir les Allemands et rejoignirent les unités de partisans nationalistes. Ces hommes tuèrent alors des dizaines de milliers de Polonais et de compatriotes ukrainiens au nom d’une révolution sociale et nationale « , page 592.

Ainsi, « c’est dans les terres que Hitler concéda d’abord à Staline dans le protocole secret du pacte de non-agression de 1939, puis reprit aux premiers jours de l’invasion de 1941, et reperdit en 1944 _ quels terrifiants allers-retours de ces deux régimes pour les malheureuses populations de ces territoires ouverts de l’est européen ! _, que l’impact de l’occupation continue et multiple _ voilà ! _ fut le plus dramatique _ et avec quelles terrifiantes saignées !

Sous la coupe des Soviétiques, entre 1939 et 1941, des centaines de milliers d’habitants de cette zone furent déportés vers le Kazakhstan et la Sibérie, et des dizaines de milliers d’autres exécutés.

La région était _ tout particulièrement _ le cœur de la population juive en Europe _ par la volonté (souvent très ancienne) de certains souverains : polonais (Boleslaw III, Casimir III le Grand, et les rois Jagellon (Ladislas II, Alexandre Ier, Sigismond Ier le Vieux, Sigismond II Auguste), russes (l’impératrice Catherine II la Grande), autrichiens (l’empereur Joseph II)… _, et les Juifs se retrouvèrent _ absolument _ piégés en 1941, quand les Allemands envahirent l’Union soviétique élargie depuis peu. La quasi-totalité des Juifs originaires de cette région furent tués.

C’est ici que les partisans ukrainiens procédèrent au nettoyage ethnique des Polonais, avant que les forces soviétiques ne fassent de même avec les Ukrainiens et les Polonais à partir de 1944« , pages 592-593.

Et Timothy Snyder d’ajouter encore :

« C’est dans cette zone, à l’est de la ligne Molotov-Ribbentrop _ tracée, à Moscou le 23 août 1939 : « les deux régimes trouvèrent aussitôt un terrain d’entente dans leur aspiration mutuelle à détruire la Pologne » ; « aux yeux de Hitler, la Pologne était la « création irréelle » du traité de Versailles » ; « pour Molotov, son « affreux rejeton » » ; « Ribbentrop et Molotov se mirent aussi d’accord sur un protocole secret, dessinant des zones d’influence pour l’Allemagne nazie et l’Union soviétique en Europe orientale dans des États encore indépendants : Finlande, Estonie, Lettonie, Lituanie, Pologne et Roumanie » (page 192 ; cf aussi la carte, page 204) _ que commença l’Holocauste

et que les Soviétiques repoussèrent par deux fois _ en 1939, donc, puis au lendemain de la guerre et lors de leur victoire, en 1945, en fonction des territoires par les armes conquis… _ leurs frontières à l’ouest.

C’est aussi dans cette bande de territoire bien particulière des Terres de sang _ « à l’est de la ligne Molotov-Ribbentrop« , donc ; et jouxtant la partie occidentale de l’Union soviétique en ses frontières d’entre 1921 et 1939 _ que le NKVD mena à bien l’essentiel de ses persécutions des années 1940 _ jusqu’au recul soviétique de l’été 1941, lors de l’invasion allemande, déclenchée par surprise le 22 juin 1941 ; cf la carte de « la progression allemande du 22 juin au 1er octobre 1941« , page 270 _,

que les Allemands tuèrent plus du quart de leurs victimes juives _ cf la carte des « principaux sites d’affamement allemands« , page 275, et la carte de « la progression allemande du 1er octobre au 5 décembre 1941« , page 331.

et qu’eurent lieu des nettoyages ethniques en masse _ quand l’URSS reprit peu à peu ces territoires à la Wermacht à partir du printemps 1944 ; cf les cartes de ces avancées progressives : page 383, pour « le front de l’Est en juillet 1943« , et page 432, pour les avancées des « forces soviétiques en 1943-1944« 


L’Europe de Molotov-Ribbentrop fut une coproduction des Soviétiques et des nazis« , page 593.

Il faut noter aussi que « dans les cas aussi bien nazi que soviétique, les périodes de meurtre de masse _ c’était donc par « périodes«  : par commandes successives venues (comme par prurits de Staline comme de Hitler…), d’en haut, que ces « meurtres de masse«  se produisaient… _ furent aussi des périodes de performance administrative _ aux échelons de mise en œuvre sur le terrain… _ enthousiaste, ou tout au moins uniforme » :

« au cours de la Grande Terreur _ stalinienne _ de 1937-1938 et de la première vague de meurtre des Juifs _ nazie _, des signaux venus d’en haut aboutirent à des demandes _ d’en bas : de la part des réalisateurs sur le terrain _ d’un relèvement des quotas _ jusqu’où mène le zèle du carriérisme ! À cette époque, le NKVD fut soumis à des purges. En 1941, en Union soviétique occidentale, les officiers SS, comme les officiers du NKVD quelques années plus tôt, rivalisèrent d’ardeur : à qui tuerait le plus et montrerait ainsi sa compétence et sa loyauté.

La vie humaine était réduite à l’instant de plaisir _ je pense aussi, par exemple, aux circonstances désormais élucidées et bien connues de l’assassinat de Bruno Schultz, à Drohobytch, en Galicie, le 19 novembre 1942… _ du subalterne

qui fait son rapport _ dont l’essentiel est fait de listes de chiffres ! _ à un supérieur« , pages 596-597.

Vient aussi l’inconvénient fâcheux pour l’historiographie, de la concurrence _ idéologique (et médiatiquement endémique aujourd’hui) _ des mémoires _ quand, de personnelles (c’est-à-dire intimes et privées), elles deviennent publiques et officielles, avec le pignon sur rue et affichage des propagandes… _ et commémorations _ cf là-dessus, Paul Ricœur : La mémoire, l’histoire, l’oubli

Ainsi, page 604, Timothy Snyder aborde-t-il le fait d’opinion patent que « la culture contemporaine de la commémoration tient pour acquis que la mémoire empêche le meurtre « . Pour lui opposer, page 605, ce constat bien plus gênant que « quand on tire un sens de la tuerie, le risque est que la tuerie _ elle-même : et celle passée, et celle à venir ; et c’est là une des bases de la logique des terrorismes… _ produise bien plus _ encore _ de sens« …

Ce qu’il commente ainsi : « Peut-être est-ce _ même _ ici une fin _ finalité, parmi d’autres, plus légitimes, elles… _ de l’Histoire _ historienne _, quelque part entre le bilan des morts et sa réinterprétation constante« …

Aussi, toujours page 605, en déduit-il cette conclusion très importante, et tout simplement basique, que « seule une Histoire _ historienne sérieuse et suffisamment large, sinon exhaustive : celle qu’il veut mener ici en ce livre essentiel… _ du massacre peut unir _ de man!ère plus (ou enfin) heureusement apaisée _ les chiffres et les mémoires« . Car « sans l’Histoire, les mémoires se privatisent _ ce qui veut dire aujourd’hui qu’elles deviennent nationales _ ; et les chiffres deviennent publics, autrement dit un instrument _ disponible _ dans la concurrence internationale pour le martyre. Ma mémoire m’appartient, et j’ai le droit d’en faire ce que bon me semble ; les chiffres sont objectifs, et vous devez accepter mes comptes, qu’ils vous plaisent ou non. Cette forme de raisonnement permet à un nationaliste de s’étreindre un bras _ de douleur _ et de frapper _ simultanément _ son voisin de l’autre« .

Et de fait, « après la fin de la Seconde Guerre mondiale, puis de nouveau après la fin du communisme, les nationalistes à travers les Terres de sang (et au-delà) se sont complus dans l’exagération quantitative _ voilà ! _ de leur statut de victimes, revendiquant pour eux-mêmes le statut de l’innocence » : et ce qui suit, aux pages 605 à 611, détaille la liste de ces exagérations victimales : russes (pages 605 à 608), ukrainiennes (page 608), biélorusses (pages 608-609), allemandes (pages 609-610), polonaises (pages 610-611).

Alors, déduit de ce bilan-là Timothy Snyder page 612, « quand l’Histoire _ l’Histoire véritable des res gestae advenues, celle-là même que l’Histoire véridique des historiens sérieux, se donne pour objectif de construire et réaliser par leur travail _ est effacée, les chiffres enflent _ idéologiquement _ et  les mémoires se replient sur elles-mêmes à nos risques et périls à tous » _ c’est la raison pour laquelle dans le titre même de cet article j’ai adjoint au qualificatif d’« indispensable«  celui de « urgent«   Aussi, même si les nombres ne sont pas le principal ici, faut-il cependant, aussi, commencer par les établir : avec sérieux et justesse...

Mais, au-delà de ce comptage par nationalités :

« les morts appartiennent-ils vraiment à quiconque ?« 

Et Timothy Snyder de rappeler, dans la suite de la page 612, la difficulté et même l’impossibilité de rattacher toutes les personnes assassinées à un groupe identifiable unique.

Et ici nous atteignons le cœur du cœur _ sur ce qu’est le plus foncièrement l’humanité ! dont le « droit«  se révèle, dans l’Histoire même de cette humanité, un des caractères fonciers (et inaliénables !) de son « fait«  d’être, lui-même… _ de ce magnifique et fondamental travail qu’est Terres de sang _ l’Europe entre Hitler et Staline , avec la question _ imparable et irrésistible humainement _ de la singularité des personnes :

« Sur plus de 4 millions de citoyens polonais _ dans les frontières de la Pologne de 1921 à 1939, d’avant la double annexion germano-soviétique des 1er septembre (pour les Allemands, page 197) et 17 septembre 1939 (pour les soviétiques, page 203) _ assassinés par les Allemands, près de trois millions étaient juifs. Ces 3 millions de Juifs sont tous comptés comme polonais, ce qu’ils étaient. Beaucoup s’identifiaient _ et c’est bien de ce phénomène-processus (mouvant : il se construit ; et ne se détruit pas aisément) d’identification à des groupes de population, qu’il s’agit profondément, aussi, ici… : tant dans l’Histoire (historique) advenue que dans l’Histoire (historienne) à établir-construire, par les historiens _ profondément à la Pologne ; certains qui moururent en Juifs _ pour ceux qui les assassinèrent après les avoir fichés et listés (et certains étoilés !) comme tels _ ne se considéraient pas _ eux-mêmes, personnellement, donc _ comme tels. Plus d’un million de ces Juifs sont aussi comptés comme citoyens soviétiques, parce qu’ils vivaient dans la moitié de la Pologne _ d’avant le partage germano-soviétique « signé à Moscou le 23 août 1939«  par Molotov et Ribbentrop (page 192) : une date cruciale pour ces Terres de sang ! _ annexée par la Pologne au début de la guerre _ soit le 17 septembre 1939 très précisément (page 203). Parmi ces millions de Juifs, la plupart vivaient sur des terres qui font désormais partie de l’Ukraine indépendante«  _ d’aujourd’hui, parce qu’annexées par l’URSS victorieuse des Allemands en 1945.

Il faudrait tout citer de ces lignes admirables et tellement fondamentales

pour ce qu’est _ et inaliénablement : quelles que soient les péripéties tragiques de l’Histoire _ l’humanité !, de ces quelques exemples de difficulté d’assignation à telle ou telle « communauté« , en exclusion d’autres :

« La petite Juive qui griffonna un mot à sa mère _ »Ma maman chérie ! Impossible d’y échapper. Ils nous ont fait sortir du ghetto, pour nous conduire ici, et nous devons mourir maintenant d’une mort terrible. Nous sommes navrés que tu ne sois pas avec nous. Je ne peux me le pardonner. Nous te remercions, maman, de tout ton dévouement. Nous te couvrons de baisers.« , page 352 (Archives ZIH de l’Institut historique juif, à Varsovie : « les inscriptions sur les murs de la synagogue furent notées par Hanoch Hammer » est-il précisé aussi en note de bas-de-page) _ sur le mur de la synagogue de Kovel _ ville située à 73 kilomètres au nord-ouest de Loutsk, en Volhynie : « les Juifs représentaient à peu près la moitié de la population locale : quelque 14 000 âmes«  ; cf le récit de ce qui y advint de mai à août 1942, donné aux pages 351-352 : « le 2 juin, la police allemande et des auxiliaires locaux entourèrent le ghetto de la vieille ville. Ses les « 6 000 habitants furent conduits dans une clairière près de Kamin-Kachyrsky et exécutés. Le 19 août, la police renouvela cette action avec l’autre ghetto, exécutant 8 000 autres Juifs. Commença alors la traque des Juifs cachés, qui furent raflés et enfermés dans la grande synagogue de la ville sans rien à boire ni manger. Puis ils furent exécutés, non sans qu’une poignée d’entre eux aient eu le temps de laisser leurs derniers messages, en yiddish ou en polonais, gravés avec des pierres, des couteaux, des plumes ou leurs ongles sur les murs du temple où quelques-uns d’entre eux avaient observé le Sabbat    «  _, appartient-elle à l’Histoire polonaise, soviétique, israélienne ou ukrainienne ? Elle écrivit en polonais ; ce jour-là, d’autres Juifs enfermés dans cette synagogue écrivirent en yiddish.

Et qu’en était-il de la mère juive de Dina Pronitcheva _ cf le récit des pages 322 à 324 _, qui pressa sa fille en russe de fuir Babi Yar, qui se trouve à Kiev, capitale aujourd’hui de l’Ukraine indépendante ?

La plupart des Juifs de Kovel et de Kiev, comme d’une bonne partie de l’Europe orientale, n’étaient ni sionistes ni polonais, ni ukrainiens ni communistes. Peut-on dire qu’ils sont morts pour Israël , la Pologne, l’Ukraine ou l’Union soviétique ? Ils étaient Juifs, citoyens polonais ou soviétiques, et leurs voisins étaient ukrainiens, polonais ou russes. Dans une certaine mesure, ils appartiennent aux Histoires _ mêlées, enchevêtrées et indissolublement liées _ de ces quatre pays, pour autant _ encore… _ que les Histoires de ces quatre pays soient vraiment distinctes.

Les victimes _ singulières, chacune, en sa propre (et unique) vie _ ont laissé derrière elles des gens _ c’est-à-dire des personnes, elles aussi singulières _ en deuil. Les tueurs, des chiffres _ sous forme de nombres de victimes listées

(sur le phénomène de la « liste« , cf le livre magnifique et passionnant de mon ami Bernard Sève De Haut en bas _ philosophie des listes ; cf mon article du 4 avril 2010 : Un moderne « Livre des merveilles » pour explorer le pays de la « modernité » : le philosophe Bernard Sève en anthroplogue de la pratique des « listes », entre pathologie (obsessionnelle) et administration (rationnelle et efficace) de l’utile, et dynamique géniale de l’esprit)…

Nous voici ici au centre vibrant de ce qu’apporte _ humainement ! et anthropologiquement… _ cet immense livre-monument qu’est ce, décidément, plus qu’admirable Terres de sang _ l’Europe entre Hitler et Staline

« Rejoindre un grand nombre après la mort, c’est _ pour la personne (singulière) de l’individu humain _ être promis à se dissoudre dans le flot de l’anonymat. Être enrôlé à titre posthume dans des mémoires nationales rivales, soutenu par des chiffres _ des nombres sur des listes _ dont sa vie est devenu une partie _ une unité, un item parmi d’autres _, c’est sacrifier son individualité _ celle de la singularité (inaliénable !) d’une (et de toute) personne humaine. C’est être abandonné par l’Histoire _ historienne nécessairement sérieuse et humaniste par là ! _, qui part du postulat que chaque personne est irréductible.

L’Histoire, dans toute sa complexité _ historique : à démêler patiemment et rigoureusement par le travail probe de l’historien qui veut comprendre le sens, complexe en effet, de ce qui s’est passé dans le devenir collectif, enchevêtré et conflictuel (souvent violent à grande échelle), de l’humanité _, est tout ce que nous possédons et pouvons partager _ en tant que connaissance (historiographique) vraie ; et à titre de membres, tous et chacun, un par un, de cette humanité (anthropologique) qui nous est commune. Aussi, même quand nous détenons les bons chiffres _ des nombres justes : ici, ceux des victimes des « meurtres politiques de masse«  de Staline et Hitler, entre 1932-33 et 1945  _, la vigilance s’impose _ à l’historien. Les bons chiffres ne suffisent pas« , page 613.

Et Timothy Snyder poursuit superbement, toujours page 613 :

« Les cultures de la mémoire sont organisées _ pour simplifier (et résumer) les choses, à l’aune des grands nombres, surtout… _ en chiffres ronds, par intervalles de 10 ; or, d’une certaine façon, il est plus facile _ à la vraie mémoire : pas celle (quantitative et mécanique) du par cœur, mais la mémoire affective qualitative (cf ici les analyse de Bergson, par exemple dans Matière et mémoire…) _ de se souvenir des morts _ comme personnes, pas comme items _ quand les chiffres _ des nombres (ici de victimes massacrées en masse)… _ ne sont pas ronds ; quand le dernier chiffre _ du nombre (de cadavres) _ n’est pas un 0.« 

Et Timothy Snyder de donner alors, au final de son livre, quatre noms de personnes pour deux comptes (de victimes) qui ne sont effectivement _ historiennement et historiquement, de fait _ pas ronds, l’un à Treblinka et l’autre à Babi Yar, pris pour exemples :

« Peut-être est-il plus facile de penser à 780 863 personnes différentes tuées à Treblinka, avec les trois de la fin qui pourraient être Tamara et Itta Willenberg, dont les vêtements restèrent noués ensemble après qu’elles furent gazées, et Ruth Dorfmann, qui put pleurer avec l’homme qui lui coupait les cheveux avant d’entrer dans la chambre à gaz _ cf les précisions données page 419.

Ou sans doute serait-il plus facile d’imaginer le dernier des 33 761 Juifs exécutés à Babi Yar : la mère de Dina Pronitcheva, par exemple _ cf pages 322-323 _, même si en réalité chaque Juif tué là-bas pourrait être celui-là, doit être celui-là, est celui-là« , page 613.

Et aussi, page 614 :

« Dans l’Histoire des tueries en masse dans les Terres de sang,

la remémoration _ en plus de la connaissance historique des historiens, donc (moins exigeante le plus souvent en matière de connaissance exacte de la singularité ; et pourtant !) _ doit inclure

le million (de fois un) de Léningradois morts de faim au cours du siège,

les 3,1 millions (de fois un) de prisonniers de guerre soviétiques bien distincts tués par les Allemands en 1941-1944,

ou les 3,3 millions (de fois un) de paysans ukrainiens bien distincts affamés par le régime soviétique en 1932-1933.

Ces chiffres ne seront jamais connus avec précision _ à la dernière unité juste près... _, mais ils nous parlent d’individus aussi :

des familles de paysans faisant des choix effroyables _ tel que « lequel sera mangé ? » _,

des prisonniers qui se tiennent mutuellement chaud dans des gourbis,

des enfants comme Tania Savitcheva observant

_ ce dont témoigne son journal (« tout simple« , est-il dit page 573 ; « l’une de ses sœurs s’enfuit en traversant la surface gelée du lac Ladoga ; Tania et le reste de sa famille trouvèrent la mort« , est-il aussi alors  précisé…), cité page 280 en sa terrible intégralité :

« Jenia est morte le 28 décembre 1941 à minuit trente. Grand-mère est morte le 25 janvier 1942 à 15 heures. Leka est morte le 5 mars 1942 à 5 heures du matin. Oncle Vassia est mort le 13 avril 1942 à 2 heures du matin. Oncle Lecha est mort le 10 mai 1942 à 16 heures. Maman est morte le 13 mai 1942 à 7 h 30 du matin.

Les Savitchev sont morts.
Tout le monde est mort.
Il ne reste que Tania
« 
;

et « Tania est morte en 1944« , ajoute alors Timothy Snyder (page 280, aussi) ; « le journal est exposé au Musée national d’histoire de Saint-Pétersbourg dans le cadre de l’exposition Leningrad dans les années de le Grande Guerre patriotique« , précise alors une note de bas-de-page _

des enfants comme Tania Savitcheva observant leurs familles mourir à Leningrad « …

« Chacune des 681 692 personnes tuées dans la Grande Terreur de Staline, dans les années 1937-1938, avait une vie à elle :

les deux de la fin pourraient être Maria Juriewicz et Stanislaw Wyganowski, la femme et le mari réunis « sous la terre » _ cf le récit qui concerne ceux-ci, aux pages 163-164 _, page 614, toujours.

Et « chacun des 21 892 prisonniers de guerre polonais, page 614 encore.

Et comme je l’ai mentionné plus haut en cet article,

Timothy Snyder peut alors conclure ainsi son magistral travail :

« Les régimes nazi et soviétique transformèrent des hommes en chiffres : certains que nous ne pouvons qu’estimer, d’autres que nous pouvons recalculer avec assez de précision.

Il nous appartient à tous, chercheurs, d’essayer de les établir et de les mettre en perspective.

Et à nous, humanistes, de retransformer ces chiffres en êtres humains.

Si nous ne le faisons pas, Hitler et Staline auront façonné non seulement notre monde, mais aussi notre humanité « .


D’où l’indispensabilité et l’urgence _ en 2101-2012 _, humaines et anthropologiques (et civilisationnelles), de cet immense livre, pour nous, hommes _ encore un peu « humains« _, d’aujourd’hui…

Titus Curiosus, ce 26 juillet 2012

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