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En forme de post-scriptum à mon article d’hier soir sur l’expérience bouleversante de lire vraiment le « Toute la nuit » de Philippe Forest, relire l’article sur « l’urgence et la liberté de l’expérience du vivre » que constitue la lecture de son magistral « Le Siècle des nuages », de 2010…

09oct

Hier soir,

au moment d’achever de rédiger _ il était tard _ mon article-courriel « « ,

je n’ai pas pris le temps de relire cet autre article, en date du jeudi 28 octobre 2010 _ je me suis simplement contenté de donner le lien pour renvoyer à sa lecture… _ « « ,

que j’avais consacré à mon expérience _ très intense _ du lire son formidablement puissant, mais cette fois, en 2010, bien plus détaché _ des émotions originaires qui en étaient la source ardente, vive ; d’où mon expression significative de « à ce degré de tension calme«  _, mais tout autant, oui, simplement d’une autre façon _ plus apollinienne, si l’on veut, moins dionysiaque ; mais chaque grande œuvre n’a -t-elle pas son mode de vie singulier, voire absolument singulier ? unique même ?  mais oui !… _,  admirable, « Le Siècle des nuages » de 2010par rapport à son extraordinairement subjuguant « Toute la nuit » de 1999 ;

et donc second _ à mes yeux _ et à nouveau absolu chef d’œuvre de Philippe Forest, paru donc en 2010.

Revoici donc le lien à ce très détaillé _ et rétrospectivement, à sa relecture aujourd’hui dimanche 9 octobre 2022 (soit quelques 12 ans plus tard, assez éclairant _ article du 28 octobre 2010,

« « ,

sur ce chef d’œuvre absolument majeur, à nouveau, après le « Toute la nuit » de 1999, qu’est « Le Siècle des nuages » de 2010…

la vive lumière, au milieu du brouillard, du « Siècle des nuages », de Philippe Forest : une oeuvre majeure sur l’urgence et la liberté de l’expérience du vivre

— Ecrit le jeudi 28 octobre 2010 dans la rubriqueHistoire, Littératures

Philippe Forest

_ cf mon article d’avant-lecture de ce prodigieux roman qu’est Le Siècle des nuages, le 19 septembre dernier : Sur l’écrivain Philippe Forest : un très grand ! A propos des nuages, la transcendance au sein de (et avec) l’immanence _

est un écrivain absolument majeur _ nobélisable ! si l’on préfère : au moins je serai clair ! et en espérant que ce soit là un compliment ! Il y a là une telle dose difficilement supportable de « politiquement correct«  si superficiellement circonstanciel.. _ d’une lucidité confondante assez rare _ à ce degré tant d’intelligence que de sensibilité : l’une l’autre s’éclairant réciproquement magnifiquement à ce degré de tension calme _ dans la littérature française,

avec pareille intensité, ampleur et justesse, à la fois, de vue _ admirables : tant de finesse que de puissance ! _ à l’ère de l’empire _ commercial, lui… _ des petits formats que l’édition met bien obligeamment à la disposition de lecteurs désireux de divertissements légers et confortables pour rien qu’une heure, ou à peine plus, « à tuer« … : la marge d’hédonisme dilettante _ soit, un minimum de plaisir à l’exclusion, surtout, de la moindre peine ! _ des dits-lecteurs-consommateurs (d’entertainment !) n’en supportant pas plus…

 

En 556 pages, réparties en neuf chapitres

autour de 9 dates concernant et l’histoire de l’aviation durant le vingtième siècle, et _ fortement tissée à elle… _ l’histoire de son père, Jean V. Forest, né le 17 septembre 1921, à Mâcon, et mort le 26 novembre 1998, à Paris ; et pilote pour la compagnie Air-France de février 1946 au 30 septembre 1981,

quand, pour « son soixantième anniversaire passé depuis une dizaine de jours, mais profitant jusqu’au bout du sursis que lui laissait la compagnie, il se pose pour la dernière fois sur l’une des pistes de l’aéroport Charles-de-Gaulle, faisant rouler son appareil jusqu’au pied de l’un des satellites qui entourent le terminal« , page 472 du Siècle des nuages

_ neuf chapitres,

plus un prologue et un épilogue : cruciaux ;

le prologue, du côté du silence (et de la mort du père, Jean Forest : le 26 novembre 1998 : « en fin de matinée, il était sorti pour promener son chien, et, à quelques pas de la porte de l’immeuble, il s’était soudainement et sans raison apparente écroulé sur un des trottoirs de la rue de la Procession. Couché face contre terre« .., page 503) ;

et l’épilogue, du côté de la mère, née Yvonne Feyeux ;

et des conversations que le narrateur, Philippe Forest, leur fils (le quatrième d’une fratrie de cinq : Marie-Françoise, Patrick et Claude, nés entre 1946 et 1952, avant Philippe ; puis Philippe, né le 18 juin 1962 ; et enfin, le petit dernier, Pierre, né en 1964), va avoir et poursuivre avec elle, en la vieillesse tardive (elle est née le 2 novembre 1922) de sa mère (vieillesse marquée, notamment, par trois opérations importantes, qui la remettent à peu près sur pied en lui rendant et quelque chose d’une démarche de jeunesse, et la vision des couleurs !) dans la première décennie du nouveau siècle (qui n’est plus celui des nuages !) : la clé de tout, bien sûr !!! _,

et en des phrases souvent _ délicieusement _ très longues _ comme je les aime : à tiroirs et avec incises ; à la façon d’opérer de la mémoire… _ et _ somptueusement ! _ précises _ comme il le faut aux plus beaux des livres : ceux de Proust, Joyce ou Faulkner ; et Claude Simon… _ ;

l’auteur multipliant, et à son rythme (sans jamais ni de longueur, ni de précipitation : par quelque prurit de coupure !) les reprises, variantes, corrections ou inflexions de son narrer-penser (c’est prodigieux de puissance de vérité !!! tout en souplesse et justesse, par l’infini des nuances, de précision), infiniment scrupuleux de la probité de la vérité de ce qu’il sait nous révéler-témoigner, ainsi, de l’expérience se formant du réel !!! à rebours des clichés facteurs (et fauteurs) d’illusions, qui courent les consciences pas assez rigoureuses…

D’abord, on se laisse entraîner à penser qu’il pourrait bien s’agir, ici, avec ce livre-hommage, d’une sorte de « tombeau de mots » que l’écrivain _ à deux ou trois reprises, même s’il a la délicatesse de ne pas se l’appliquer à lui-même, l’auteur du  emploie le mot on ne peut plus clair (et juste !) de « poète«  _ élève _ en l’espèce de ce livre-ci, Le Siècle des nuages, donc _ à son père disparu :

mort, écroulé, face contre le sol, rue de La Procession, le 26 novembre 1998 ; et dont les cendres ont, quelques mois plus tard, été inhumées (« déposées ») « dans le vieux caveau suintant et délabré«  (page 514) familial _ du côté de la mère de Jean, la belle Isabelle, aux allures de Marianne : la fille du riche « soyeux«  demeuré toute sa vie anti-dreyfusard… _, au cimetière (page 31) de Vieu-d’Izenave, non loin de leur propriété du Balmay (page 79), « à proximité du lac de Nantua, dans ce que l’on nomme « la montagne à vaches » », dans l’Ain : Jean Forest y rejoignant ainsi les restes de ses parents…

Et selon un geste (d’écriture, donc : Philippe Forest, le fils, n’est-il pas un écrivain ?!..) que le narrateur-auteur compare, tout à la fin de son prologue, à la pratique _ catholique : la foi de Jean… : je vais y revenir ; c’est un élément crucial pour comprendre le geste (du fils, auprès de son père, disparu) qu’est ce livre… _ de l’ »ondoiement«  (le mot se trouve à la page 32) :

« Contemplant ce corps, constatant l’évidence ordinaire du désastre, pas plus ému qu’il ne convient devant une telle mort, celle d’un homme étant réglementairement allé au bout de ses presque quatre-vingts ans de vie, se disant cependant que cette dépouille ne suffisait pas, qu’il y manquait des mots _ même insignifiants ou impropres. Car ce n’est pas le corps par quoi tout commence ou tout finit, mais les mots que l’on dit sur lui« , commence-t-il par constater, pages 29-30 ;

ajoutant aussitôt encore, page 30 :

« Des mots, les mêmes pour recevoir les vivants dans le jour et puis les congédier vers la nuit. Mots de prêtre ou de poète _ le poète : un substitut de la sacralité en temps d’un peu plus (à peine… Cela se mesure en degrés infiniment fins ; l’important demeurant la visée du fondement !) d’incroyance ; ou tout du moins d’une croyance un peu plus inquiète (ou exigeante, en terme de rationalité) de ses propres assurances de fondement ; un poil moins naïve, peut-être, sur ses propres fondations : cf ce mot de ce profondément juste que fut Spinoza : « la religion, une philosophie pour le peuple« … _ qu’à défaut tout le monde, et même le premier venu, peut prononcer car ils ne dépendent ni de la dignité ni du talent de celui qui les dit, paroles emphatiques appelant pathétiquement au secours n’importe quelle divinité, n’importe quelle fiction dans le ciel vide de façon qu’une histoire existe malgré tout, même si on la sait mensongère _ c’est-à-dire pas tout à fait vraie, et donc, dans l’absolu, impropre _ :

non pas dans l’espoir de vaincre l’oubli ou d’obtenir de lui un sursis

mais seulement _ voilà ! avec une humilité ferme ! _ de manifester une fois, une seule fois _ voilà ! et là est le miracle de la poiesis éclaboussante de la survenue de et par l’écriture  _ que quelque chose _ simplement, parmi la foule des autres choses qui peuplent les vies _ aura été dans le temps contre quoi le temps lui-même, quand il aura _ du fait de son simple passage : les jours et les nuits, comme les générations de vivants, se succèdent les uns aux autres, et quasi se remplacent ainsi les uns les autres… _ effacé cette chose, n’aura rien pu _ voilà : contre le mot de Staline (et de tous les cyniques), il importe de réaffirmer que, non, ce n’est pas « la mort qui, à la fin, gagne« complètement ! Jusqu’à pouvoir nier ce qui a été ! et jusqu’au fait même que cela a jamais été ! Non ! Cela ne peut pas devenir rien que mots, rêve, imagination, fumée (cendres, ce serait encore trop : de l’ordre de l’éventuelle « trace« ; là-dessus, cf l’important « Mythes emblèmes traces _ Morphologie et histoire«  de Carlo Ginzburg, qui vient de reparaître en une édition augmentée, et avec une traduction revue, par Martin Rueff, aux Éditions Verdier : un livre passionnant !), pur et simple néant… _,

n’aura rien pu _ le mot, ou plutôt l’expression, est ainsi répété(e) dans le texte ! _contre le fait _ voilà : indéniable et ineffaçable : in-anéantissable ! _ qu’elle ait été« , page 30, donc : c’est admirable de délicatesse et probité dans la justesse !..

_ Spinoza nomme cela, ce constat-là, cette « manifestation« , cette déclaration, voire cette proclamation (fût-ce seulement rien qu’à soi-même) -là, pourvu qu’elle ait été formulée en des mots constituant quelque chose comme une phrase, et quasi proférée, fût-ce dans le presque silence d’une pensée n’allant peut-être même pas jusqu’à se matérialiser en une parole sonorement audible, de fait ;

eh bien, Spinoza, dis-je, nomme ce fait solennel-là, quand c’est nous-même qui le ressentons, la conscience (doublant celle de la temporalité, qui la conditionne !), ressentie et expérimentée, de l’éternité : « Nous sentons et nous expérimentons que nous sommes éternels« , dit-il ainsi, très précisément, en son Éthique,

tout en ne cessant, bien évidemment pas, nous qui le ressentons en nous-même, alors, à cet instant vertical-là, d’être et de demeurer, nous (ou soi !), et tout le temps de notre vivre, on ne peut plus effectivement temporels aussi, d’un seul et même mouvement de ce vivre, c’est-à-dire des vivants-mortels ;

en éprouvant, de ce sentiment d’éternité (et c’en est même là le signe : c’est par là qu’il se signale expressément à nous !) les effets bienfaisants et féconds dans l’expérience rayonnante (immédiatement !) de la joie,

onde calme et profonde, dans la vibration discrète de laquelle nous ressentons, en effet, et on ne peut plus positivement, tels des pics qui surviennent et, d’un coup, vigoureusement, nous portent, transportent, soulèvent, verticalement, en effet, à l’occasion, qui n’est pas forcément fréquente (ce n’est pas tout à fait sur commande !) ;

dans la vibration de laquelle, donc, nous ressentons le (radieux !) passage transfigurant de nos capacités (natives) à une puissance véritablement supérieure s’épanouissant ainsi bienheureusement alors : Spinoza nommant cette expérience-là de transfiguration de soi, à terme, « béatitude« …

Mais bien sûr, nous une fois mort, ce ne peut être qu’un autre qui témoigne, ou vienne témoigner, pour nous, que nous avons ainsi été,

nous-même venant, et irréversiblement, de nous absenter, voilà, de la vie (passagère),

à jamais, le pur instant du disparaître (-mourir…), re-converti en ce néant (de poussière : d’étoiles ou d’humus, glèbe) dont nous avons un jour été tiré, par le hasard fécondant de la conjonction amoureuse, ou aimante, de nos deux parents…

Le pluriel de ce « nous«  désigne à la fois le pluriel du genre (= celui de la communauté d’appartenance des individus à une espèce, biologique), et un pluriel de majesté (= celle de la dignité, humble, mais noble, très haute, de la personne, morale, si l’on veut)…

Et fin, ici, de cette (trop) longue incise spinozienne sur le moteur, si puissamment merveilleux, pour les heureux qui connaissent, y ayant inoubliablement accédé, son étrangeté peu banale, rien à voir avec le plaisir ! qui lui se commande.., de la « joie« 

Et reprise de (ou retour à) la présentation du prologue

_ moins serein, lui, plus sombrement inquiet, pour ne pas être tout à fait, ni en permanence, « de l’intérieur de«  cette radieuse « béatitude«  blanche (spinozienne) -là, mais « au milieu du brouillard«  épais et tournoyant, tirant à l’aventure sur le noir le plus violemment dense de l’Érèbe, des plus gros des nuages, lui…du Siècle des nuages, que je cite à la page 31 maintenant,

Philippe Forest poursuivant le récit, intense, au participe-présent, de sa décision de témoigner de ce que fut son père _ soit « ce qu’a pu être une vie« , selon la formulation inquiète de la page 29 : celle de son père, achevée certes, son corps « affalé en plein air sur un trottoir parisien » et « le visage tourné vers le sol » (page 29), rue de la Procession, le matin du 26 novembre 1998, mais telle qu’elle a bel et bien été ! _ :

« N’espérant _ certes _ aucune consolation des mots. N’ayant d’ailleurs pas besoin d’être consolé. Sachant qu’aucun secours n’existe qui vienne d’eux _ voilà. Mais qu’ils exigent _ voilà ! voilà ce qu’est l’humanité de l’humanité ; ou sa non in-humanité, ainsi que le dirait Bernard Stiegler _

qu’ils exigent

pourtant d’être dits _ ne serait-ce que sous la forme mutique _ humble et probe _d’une prière faite par n’importe qui et pour personne« , page 31 : c’est sublime de justesse !

« Un signe ? Oui, en somme. Ni celui du baptême, reçu il y a bien longtemps, ni l’extrême-onction qu’un prêtre, à la demande de ma mère, avait accepté de lui donner sur le brancard où il gisait déjà mort dans l’un des couloirs de l’hôpital,

mais peut-être ce sacrement que l’Église nomme l’« ondoiement »

et dont le vieux catéchisme dit que n’importe qui, si c’est nécessaire, peut le prononcer _ en effet _, sans même avoir à être baptisé ou seulement croyant, et peut-être longtemps après qu’il est en principe trop tard pour le faire ou dans d’autres circonstances que celles pour lesquelles il est prévu, car l’Esprit saint n’est _ généreusement ! _ pas très regardant, les formalités _ non plus que la mesquinerie _ ne sont pas son fort, et il lui suffit que quelqu’un fasse à peu près le geste qu’il faut, se dispensant des rites, n’ayant aucune foi en eux ou presque, pour qu’il descende malgré tout _ voilà _ dans un battement d’ailes, inaperçu, déguisé en pigeon parisien _ par exemple _, son plongeon en piqué le faisant tomber d’en haut d’où il vient et vers où il retourne aussitôt, ayant fait seulement briller un instant _ cela humainement suffit _ la gloire invisible de sa chute _ la gloire sacrée ! _ sur la scène _ ici de mort, plutôt que de crime _ insignifiante _ sous d’autres aspects… _ où un médecin et quelques ambulanciers s’agitent autour d’un corps étendu dont le cœur a soudainement cessé de battre », page 32.

« Alors quand ? Maintenant ?

Oui, allons-y pour maintenant _ en cette sorte de roman-ci qui s’écrivait alors, qu’est Le Siècle des nuages.., et pour ces phrases-ci, page 33 _ s’il faut commencer.

Sur le front de chacun de nous, mes deux frères, mes deux sœurs, moi, sur nos crânes de nouveaux-nés lorsqu’il avait pu nous prendre pour la première fois dans ses bras, notre mère le raconte, il avait fait chaque fois ce même geste discret _ = très humblement sacré _ de la main droite, le pouce traçant comme un évasif signe de croix, nous marquant ainsi pour le cas où la mort nous aurait réservé la mauvaise farce de nous enlever avant qu’un prêtre ait pu procéder avec nous dans les règles.

Et lui rendre ce geste _ voilà ! _ était donc la moindre des choses

maintenant que, lui, il franchissait dans l’autre sens la frontière qui sépare du néant _ et de sa nuit totale _,

ni plus lourd ni plus léger de péché qu’au premier jour, puisque la tache originelle d’être né pèse d’un poids tel que tous les vices et toutes les vertus d’une vie ne l’allègent ni ne l’alourdissent vraiment _ puisque c’est là, et demeure, le credo, même athée, de Philippe Forest…

Non pas à la manière d’un viatique vers le ciel _ car il en connaissait mieux que quiconque, et certainement mieux que moi, le chemin.

Plutôt comme une sorte de grande et dérisoire _ voilà l’oxymore… _ parole _ à peine prononcée, ou même muettede compassion _ humaine, donc ! pour avoir supporté le poids (et l’épreuve : tourmentée) de cette vie mortelle (qui vient de s’achever) ! _

dont la valeur ne dépend donc ni de celui qui la dit ni de celui auquel elle s’adresse car elle concerne en vérité tous les vivants à la fois, elle les prend ensemble _ elle le leur doit ! afin de témoigner simplement et humblement, mais dignement et sacrément, aussi, de leur inaliénable dignité de sujets humains ayant vécu une vie… _ dans sa miséricordieuse merci

_ « Frères humains qui après nous vivez, N’ayez les cœurs contre nous endurcis, Car si pitié de nous autres avez, Dieu en aura plus tôt de vous merci« , dit, à propos de la « miséricorde« , Villon en sa ballade… _

et elle signifie aux innocents comme aux coupables le même _ absolument universel et absolument singulier, à la fois _ et inutile _ puisqu’il n’est en rien de l’ordre de l’« intérêt«  ! _ pardon pour la faute _ et en est-ce donc une ? et si pesante ? _ exclusive d’avoir vécu » _ aurait-il donc mieux valu n’être jamais né, et n’avoir pas vécu ? Non ! _, page 33 ;

et sur ces mots _ puissants _ s’achève le prologue…

Mais l’épilogue, donnant aussi,

un peu comme à celle que l’on peut nommer « le contre » (par rapport à la narratrice principale, Thérèse), au milieu, cette fois-là

_ et pas à la fin, comme ici, et in extremis, dans l’épilogue : une manière, pour l’auteur-narrateur-enquêteur qu’est Philippe Forest, de justifier in fine sa principale source de témoignage : au point que celui précise, page 543 : « ce livre que d’une certaine façon elle me dictait (…), « son roman », et non le mien, puisque au fond chacun des quelques livres que j’avais signés avait toujours été celui d’une autre« .., et au féminin : celui de sa fille Pauline (L’Enfant éternel), ceux de sa femme (Toute la nuit et Sarinagara), ou celui de son Nouvel amour, donc,

au milieu des puissantes Âmes fortes de Giono _,

l’épilogue donnant aussi la parole

à sa mère :

« Non, disait-elle, de tout cela elle ne se souvenait pas. Cela ne lui rappelait absolument rien. Encore que, maintenant que je lui en parlais, il était bien possible que cela évoque vaguement quelque chose en elle » (page 531) ;

« Non, cela ne s’était pas du tout passé, disait-elle, comme moi _ son (et leur) fils, Philippe ; et signataire du roman _  je l’imaginais.

Et d’ailleurs elle se demandait bien où j’avais pu aller chercher toutes ces anecdotes dont aucune ne lui rappelait rien et dont elle doutait que je puisse les tenir de mon père. Parce que lui il n’avait absolument aucune mémoire et que c’était elle qui devait toujours lui rappeler les événements les plus importants de leur vie. Et même lorsqu’il se les rappelait (…), il ne racontait jamais rien (…).

Mais d’où, protestais-je un peu, aurais-je tiré tout cela s’il ne m’en avait pas parlé lui-même ?

Alors elle concédait que ce n’était pas impossible. Qu’elle-même, à l’âge qu’elle avait, finissait par oublier beaucoup de choses« , pages 543-544.

Et les choses se compliquent encore quand on mesure, avec l’auteur-narrateur (de tout cela), combien, et sans qu’aucun des deux protagonistes majeurs de ce livre, et le père et la mère de l’auteur-narrateur-enquêteur, ne soit _ bien loin de là ! leur honnêteté est même fondamentale, à tous deux ! et le père, et la mère ! _ un menteur ou un falsificateur _ alors que pas mal des espèces variées de ces derniers semblent courir les rues (et les postes) par les temps qui, eux aussi, courent, si je puis (ou/et ose) dire… _,

combien le jeu des facultés (composant l’expérience : la conscience, la mémoire, l’imagination, les désirs _ et leur fruit immédiat : les illusions, et tant collectives qu’individuelles, qui en procèdent _),

se surajoutant à celui, déjà, des points de vue (partiels, mais aussi, qui plus est, très largement partagés sans trop _ ou assez aller, soi-même _ y regarder),

complexifie encore _ pardon d’un tel gros mot ! _ la donne _ mais c’est là le donné commun, sinon général, voire universel…

Car, si la mémoire, par exemple, est, certes _ et par essence ! _ sélective

_ et Jean Forest, par exemple, le père de Philippe, refuse, très tôt, d’en faire « trop« usage quant à « retrouver«  (ou « cultiver« , a fortiori, les souvenirs de) son enfance ; cf son sentiment à cet égard, reconstitué par son fils, page 108 : « les linges de l’enfance n’ont plus de charme _ une fois « franchi le gué de l’âge adulte« , a-t-il pu dire ! _ que pour les mères et les poètes« : voilà l’alliance (qu’il aurait bien pu, lui, le père, stigmatiser : s’il avait vraiment mis, ou aspiré à mettre, en paroles ce qu’il pensait ; ou cherché à faire la leçon…)… _,

que dire de notre faculté, plus importante encore sans doute _ en plus, déjà, de notre inconscience et de notre capacité de déni du réel ! des atouts déjà bien redoutables !!! _, d’oubli ?..

Même si « l’oubli doit aussi à son tour avoir été oublié pour que son œuvre se trouve à son tour totalement accomplie« , page 217…

Sur l’oubli, un des acteurs-clé de ce grand livre,

ceci de très important :

« L’Histoire _ en ce qui était la seconde après-guerre du vingtième siècle _recommençait aussitôt, comme elle l’avait fait autrefois, de la même manière amnésique qui est toujours la sienne, effaçant ses traces à mesure qu’elle avance, sans autre but que cette perpétuation d’elle-même qui sacrifie _ pragmatiquement _ sans cesse le pathétique passif du passé à la pure promesse d’un présent sans contenu.

Rendue possible par cette seule faculté d’oubli qui congédie automatiquement toute conscience accumulée, laissant à peine subsister le simulacre lointain de quelques souvenirs si peu spécifiques qu’ils pourraient être ceux de n’importe qui, une vague rumeur de mémoire qui rumine derrière soi, à laquelle on tourne le dos et dont on échoue à repérer d’où elle vient, jetant parfois un regard par dessus son épaule et n’apercevant rien d’autre que quelques morceaux _ épars, isolés, déconnectés de contextes : absurdes ! _ de mirages, aussi peu dignes de foi que les épisodes d’un vieux roman dont personne ne se soucie ni ne sait plus l’intrigue« , page 394.

Et que dire de la propension de chacun à s’illusionner,

sur le réel, sur les autres, comme sur soi ?..

Cf ici cette belle remarque, page 365, à propos des lettres d’amour (et des retrouvailles _ et noces… _ de Jean et Yvonne à Marseille, le 29 janvier 1946 _ ils s’étaient mariés « à distance« , lui dans le Michigan, elle à Mâcon, le 5 août 1945, la veille de la bombe d’Hiroshima ; cf là-dessus les pages 351-352 _, sur le grand escalier de la gare Saint-Charles, sans s’être revus _ lui, parti d’abord en Algérie, puis aux États-Unis ; elle, demeurée à Mâcon _ depuis plus de trois ans de guerre !..) :

« Chacun sait bien _ et elle aussi _ qu’une lettre d’amour, on ne l’adresse jamais qu’à soi-même, prenant simplement l’autre à témoin du roman _ encore : ce livre-ci étant un assez terrible projecteur sur les effets du romanesque dans la constitution, par chacun et tous, de l’expérience même de nos vies… _ qu’on se fabrique tout seul _ fictivement ! _ pour soi, et qu’elle crée _ voilà ! _ de celui à qui l’on écrit une image rêvée _ aïe !!! _ dont personne _ d’aussi lucide et probe qu’un Philippe Forest, du moins… _ n’est assez dupe _ la générosité de la formulation est assez magnifique _ pour croire qu’elle existe autrement et ailleurs que dans la fiction _ activement : la voilà ! _songeuse _ = irréaliste, peut-être mensongèrement alors… _ de ses propres illusions« 

_ sur la différence entre vrai, faux et fictif, lire le très important recueil d’essais (sur l’historiographie) Le Fil et la trace, de Carlo Ginzburg, dont le sous-titre est précisément « vrai faux fictif« , que vient de traduire l’ami Martin Rueff, aux Éditions Verdier…

La phrase se poursuivant magnifiquement ainsi, pages 365-366 :

« Certes, elle a été folle _ sa mère le lui a dit _ de se marier ainsi, avec quelqu’un qu’elle connaissait à peine, qu’elle n’a pas revu depuis plus de trois ans et qui, sûrement, est devenu très différent de celui dont elle se souvient si peu et dont elle se demande, dans le train qui la conduit de Mâcon à Marseille, si dans la foule de Saint-Charles elle saura seulement le reconnaître«  ;

mais cette folie amoureuse qui est la leur à tous deux perdurera toute leur vie ; et donnera cinq enfants, dont Philippe, seize ans plus tard, en 1962 (un 18 juin)…

Et, que dire, plus encore, peut-être _ et c’est un éclairage tout à fait majeur du livre ! _,

de la part des fables _ et de la forme même du roman ! _ :

« il n’y a pas lieu de s’étonner ce de que toute vie a l’air d’un roman, puisque raconter _ même silencieusement, à et pour soi-même _ sa vie, ou bien celle d’un autre, revient très exactement à lui donner cette allure de roman _ voilà ! _ qui la fait seule _ on lit bien ! _ exister _ à soi-même, l’énonçant, la mettant en phrases et en intrigue ; comme aux autres, l’écoutant… Et que, sauf à se résoudre au silence, sauf à renoncer à tracer dans le vide le signe _ bien sonore déjà à l’esprit _ d’une parole, il n’existe aucun moyen _ en effet ! _ de se soustraire à cette loi« , page 101,

tant dans nos récits (aux autres comme à soi -même!)

et dans la constitution même, déjà, avant celle de nos souvenirs, de notre expérience (ou l’activité de la conscience) elle-même,


que dans l’Histoire officielle,

tant celle (d’Histoire) écrite _ à des fins d’éclaircissement-simplification pédagogique par l’élision du superflu, par les Historiens : ici, et à plusieurs reprises, de superbes analyses !

Par exemple, celle-ci, pages 122-123 :

« L’Histoire étant précisément cela : cette ligne que _ par son récit _ l’on trace dans le temps , une fois celui-ci _ temps, res gestae… _ définitivement passé, ramenant _ bien trop grossièrement ! le récit… _ à une seule dimension _ grossie _toutes celles _ fines et ultra-fines, à l’infini… _ qui le composaient, de manière à disposer _ très schématiquement _ par rapport à cette ligne droite quelques vagues vestiges _ détails secondaires, annexes, marginaux : très estompés… _ à l’aide desquels raconter un récit dont l’intrigue égale en simplicité mensongère celle des romans

_ toujours le mensonge des gros rails ou grosses ficelles du romanesque, et ses effets en dominos :

lire ici et la Morphologie du conte, de Vladimir Propp, et les Fragments d’un discours amoureux, pourtant très fins, de Roland Barthes : des classiques indispensables de l’école de la conscience… ; lire aussi Paul Ricœur, La Métaphore vive… ;

mais lire aussi Carlo Ginzburg, contre le danger du scepticisme, cette fois, quant à la visée de vérité de l’Histoire, en son très important Le Fil et la trace _ vrai, faux, fictif : par exemple sur la pertinence et la complexité féconde du concept de « cas« , a contrario des généralisations abusives… _

que l’on donne à lire aux petits _ oui, oui : Le Dernier des Mohicans, L’Île au trésor, La Case de l’Oncle Tom, etc… _ et dans lesquels ils se forment _ voilà ! naïvement… _une image trop sensée _ ordonnée, unifiée, simplifiée, avec un ordre et une cohérence _ du monde, croyant naïvement _ = trop neuvement : mais il faut bien commencer ! _ que celui-ci a une queue et une tête quand il n’est rien d’autre qu’une insignifiante avalanche d’événements inconséquents _ les uns par rapport aux autres _ emportés en désordre par la coulée indifférente _ cf le clinamen lucrécien… ; Philippe Forest l’évoque superbement page 189… _ de la durée dégoulinant vers l’aval, poussée _ par le seul effet du temps qui passe et « pousse« , massivement, ainsi, par conséquent ! _ dans plusieurs directions à la fois, s’éparpillant _ entrechoqués _ partout, soumise à la loi de la gravitation, à moins que ce ne soit au principe d’entropie, l’une et l’autre aboutissant au même résultat puisque tout finit par verser vers le bas _ et la décharge terminale _ et dans le désordre le plus grand«  ;

_ sur ce clinamen forestien-là (a contrario de ce que narrent les livres d’Histoire, du moins certains !, pas assez scrupuleux sur leur propre démarche tâtonnante, à base d’hypothèses et de recherche de preuves : cf Ginzburg…), voici cette sublime page, page 189, donc :

« Et tandis que les livres d’Histoire disent ce qui a effectivement été, conférant à chaque chose qui fut son intangible place au sein des annales intouchables du monde, et donnant à ces annales leur définitive et inflexible facture,

la vérité _ nous y voici : et c’est celle-ci qu’ose se proposer pour but l’entreprise d’écriture forestienne, chaque fois, et toujours ! sans relâche ! _ consisterait à en rêver l’envers à jamais indécis _ voilà : son essentiel tremblé ! _, restituant à chaque moment vécu cette sensation de halo immotivé _ oui ! _ à l’intérieur duquel flottent _ mais oui ! _, fugitivement visibles à travers les lumières _ il les faut ! _ toutes les poussières du possible _ voilà ! dans ce que Chateaubriand nomme l’« admirable tremblement du temps » (et qu’a si bien relevé, naguère, un Gaëtan Picon)… _ soufflées dans le vent _ toujours présent ! _, choses qui ne furent pas, ou bien qui furent mais restèrent et resteront inconnues, instantanément irréalisées dès lors qu’elles prennent place dans le songe insistant _ malgré tout _ du passé,

poussières qui pleuvent parallèles dans le vide _ voici le clinamen lucrécien du De natura rerum ! un livre fondamental, bien sûr ! _

comme des atomes _ ceux de Démocrite _ tombant selon la trajectoire verticale de leur chute et tomberaient ainsi à jamais

si une infime déclivité _ le clinamen, donc ! _

ne les faisait parfois _ voilà ! _ se heurter, s’unir et se repousser, ricochant dans l’espace,

particules se bousculant et puis dispersant de proche en proche toutes les autres,

produisant une catastrophe d’où se déduit le fait que _ car c’en est un ! et d’irréfragablement indéniable ! _

plutôt que rien, quelque chose a été« … Fin de cette incise lucrécienne : cruciale, on le mesure… _ ;

ou celles-là, pages 100-101,

et à propos du père de l’auteur-narrateur, qui, « à un moment donné de sa vie« , très tôt, lui si vite tellement « sérieux » et si peu « infantile« .., avait « choisi de tout oublier » de son enfance,

juste en amont de la remarque sur l’implacabilité de la « loi » même de tout récit :

« considérant que sa propre existence, tout comme l’Histoire autour d’elle _ la voilà ! en un simple cas particulier, ici (au sens d’« exemple«  représentatif d’une généralité ; et pas au sens d‘ »anomalie«  un tant soit peu problématique imposant de « penser« …), « exemplaire« , si l’on préfère, d’une « loi«  plus générale : celle de tout « récit«  !.. _, n’était jamais qu’un ramassis d’épisodes insignifiants _ hors de la concrétion de l’instant (singulier), du moins _, éparpillés dans le temps comme les fragments _ fracassés et tout dépareillés _ d’une épave depuis longtemps naufragée et dont les morceaux _ déchiquetés _ nécessitaient une bonne fois pour toutes d’être abandonnés là _ par l’intelligence pratique ! enfin  émancipée du joug sans sérieux des « enfantillages«  de la petite enfance qui ne faisait, elle, rien de plus que jouer… _ où l’accident les avait laissés. Que l’on entreprenne d’en faire la collecte (…) ne lui serait certainement jamais venu à l’esprit _ pragmatique, lui, « ingénieur« … Et s’il n’avait jamais réprouvé ce projet _ de récit récapitulatif et nostalgique du passé _, du moins aurait-il eu le sentiment qu’il ne le concernait pas. Car raconter n’est jamais l’affaire de ceux qui ont vécu _ et actifs ! _ et qui abandonnent à la manie mélancolique _ intempestivement (et maladivement , sans doute) contemplative et rêveuse (= vaine !) : sans utilité pratique _ de quelques autres  _ des mères, ou des poètes !.. _ le soin de faire à leur place le récit pour rien _ voilà : infantile, quasi parasite… _ de leur vie.

Leur vie ? Pas même. Puisqu’en parler ainsi revient déjà à lui prêter une apparence de légende, faisant comme si le scintillement _ voilà leur réalité psychique : clignotante ! _ de souvenirs qui subsistent du passé avait la cohérence exacte _ voilà  _ d’un conte _ nous y revoici ! _ où chaque épisode entraîne _ tel un déterminisme net (sinon, pire, tel un « destin«  !..)… _ l’épisode suivant tandis que même l’événement le plus important n’y a jamais que la valeur esseulée d’une anecdote ne témoignant que pour elle-même, dépourvue de toute relation vraie _ réelle, factuelle (positive !) et pas imaginée ! _ avec ce qui vint avant ou avec ce qui viendra après.

Si bien que c’est celui qui raconte, et lui seul, qui arrange _ ad libitum… (= à sa pure fantaisie : irrationnelle !) _ toutes ces anecdotes, prétendant _ bien vaniteusement !_ dire la réalité de ce qui a été mais taisant que cette réalité, dès lors qu’il la relate, prend par lui _ arbitrairement et falsificatricement ! j’ose ici ce néologisme… _ la forme _ bien trop ordonnée et bien rangée _ d’une fiction, falsifiant ainsi  _ voilà l’immanquable effet ! _ la formidable inconsistance _ bien réelle, elle ! _ du passé _ faits d’éclaboussures sans suites : incohérent qu’il est ! _ et lui conférant la méthodique, mensongère et solide logique d’une intrigue » _ trop bien ficelée ; illusoire… _ ;

ou encore celles-là, pages 112-113 :

« Comme si le temps, en vérité, était fait de plusieurs histoires imperméables les unes aux autres, et dont la réunion _ forcée _ en un seul récit _ lui-même intégré au récit plus grand de l’Histoire majuscule _ serait à la fois fidèle à la vérité _ en montrant comment tous ces gens furent effectivement contemporains _ et infidèle à celle-ci _ en taisant à quel point _ non moins effectivement ! _ ils ignoraient l’être _,

faisant comme la somme forcée _ voilà ! _ de toutes ces expériences de hasard

comme s’il allait de soi que la réalité est une _ et indivisible, si l’on poursuit sur la lancée… _ et ressemble aux mauvais romans populaires, aux feuilletons télévisés qu’on en tire, donnant du temps une mensongère image homogène,

disposant au sein d’une intrigue unique des destins _ bien trop _ exemplaires _ par généralisation (= ici confusion !) abusive _, les leurs _ ici, celui de Jean et celui d’Yvonne _ et ceux de leurs familles _ ici les Forest (de la pâtisserie-confiserie « Aux Fiançailles« ) et les Feyeux (libraires et anciens instituteurs) _ avec eux, dont l’opposition illustre trop explicitement _ à son tour _ l’image toute faite _ soit un cliché ! _ de ce que fut le passé« ..,

tant celle (d’Histoire) écrite _ et  je reprends ici l’élan de ma phrase entamée plus haut _,

que celle (d’Histoire, toujours), et en extension de la première,

des archives filmées et documentaires

qui nous sont servies et resservies _ au cinéma, à la télévision, à l’école… _comme documents faisant foi…


Philippe Forest s’en donneici ainsi par exemple, à cœur joie

avec le récit de l’écœurement _ « fatiguée de tous ces documentaires et de toutes ces fictions, recyclant sans fin les mêmes images« -clichés, page 335 _ de sa mère très âgée (mais toujours très lucide !) devant la fossilisation de la mémoire officielle de la Libération _ comparée par lui à des gravures anciennes, du XIXème siècle, en noir et blanc… _, confrontée à la fraîcheur encore, en couleurs, elle, de son souvenir (de peintre ! sa « vocation« , à elle ! admiratrice pour l’éternité des couleurs « méditerranéennes » de Van Gogh…) tout vivant encore, lui, de la Libération de sa ville, Mâcon, le 4 septembre 1944 _ même s’il faut lutter toujours et encore contre la pression envahissante du danger de confusion et amalgames (falsificateurs) quant aux images de sa propre imageance, pour reprendre le terme-concept que j’avais proposé à mon amie Marie-José Mondzain…

D’où, a contrario, la joie (quasi miraculeuse !) de sa vieille mère, quand, après deux opérations dangereuses du cœur, qui lui ont comme miraculeusement rendu quelque chose de l’allure d’une jeune fille _ capable de descendre faire ses courses au bas de son immeuble à quatre-vingt-cinq ans _,

une opération des yeux lui a « rendu« , avec la vision restituée des formes, celle des couleurs, et notamment celle du rouge !

Cf page 554 :

« Tous les meubles, les objets ayant réinvesti leurs contours anciens, ayant repris leurs formes d’autrefois.

Le monde ayant retrouvé ses couleurs. Le rouge, disait-elle, surtout le rouge, j’avais oublié ce qu’était le rouge. Comme si je le voyais pour la première fois.

Alors, pensais-je _ commente ici l’auteur-narrateur, son fils, Philippe, le soulignant ainsi pour lui-même sans doute… _, oui, sans doute cela valait-il la peine d’avoir vécu jusque là (…) pour recevoir enfin le don _ formidablement joyeux ! Alleluiah ! _ de cette révélation-là.

S’il n’y en avait pas d’autre,

ce miracle _ voilà le terme _ suffisait. Comme si le brouillard _ celui qui lui voilait jusque là, depuis plusieurs années, le regard _ s’était dissipé d’un coup à la faveur d’une éclaircie soudaine, venu d’on ne sait où, et puis le vent l’ayant dispersé et soufflé au loin.

Le soleil, injustifiable et splendide _ voilà ! _, brillant subitement sur le monde, à travers une trouée de bleu parmi les nuages.

Et bien sûr, elle le savait, cela ne durerait pas. Le beau temps ne dure jamais très longtemps.

Mais maintenant, même un instant était déjà assez« , page 554, donc ; deux pages avant la fin…

Se révèle aussi, en filigrane et extrêmement discrètement _ c’est moi, lecteur, qui ose ici le déduire _, quelque chose des origines de la « vocation«  _ idiosyncrasique ! cf page 399 _ d’artiste et écrivain de Philippe Forest, par rapport

et à son père _ dont il possède (de même que ses frères, aussi, nous dit-il) « les mêmes yeux, et la même voix (…) Comme si, de génération seuls les yeux ne changeaient pas, autour desquels l’âge transforme le visage. Des intonations aussi « (page 413)auquel, cependant, avec « une notoriété (d’écrivain ! lui n’est ni ingénieur, ni pilote !) qui ne reposerait que sur le vide et le vent des mots » (page 494), il s’oppose _ cf page 494, aussi : « mû certainement par ce désir qu’ont parfois les fils de ne pas faire mieux que les pères«  _ ;

et à sa mère, du côté du tempérament transmis, cette fois, sa mère « au tempérament inquiet et mélancolique«  (page 539) ; et, mais pas, me semble-t-il, du seul fait de l’âge, « avec sa lucidité intacte et pourtant vaguement absente » (page 545)…

La « vocation » de Philippe Forest est en effet, du côté _ par certains aspects, assez terribles, même… _ du témoignage de la vérité ; et de la dénonciation qui peut paraître virulente _ quasi « impudique«  (cf le mot page 541, dans la bouche de sa mère…) ; alors que lui-même est si calme, si doux et si posé…des faux-semblants, jusqu’aux plus innocents et les moins pervers : sur lesquels son éclairage férocement tranquille est implacable !

Et c’est par là aussi que Philippe Forest est un écrivain si puissant !

Car la vérité au service de laquelle se place l’artiste vrai et probe, on en trouve l’analyse, aux pages 70-71 du roman, face à ce que l’auteur qualifie du trop confortable « tribunal des siècles«  _ qui construit, lui, « un récit très édifiant à l’intention exclusive de ses propres contemporains« , page 70… _ :

« La vérité _ tâche et mission de fond de l’auteur vrai ! _ consiste à montrer dans quel brouillard ils se trouvaient tous _ face aux événements, surtout, de la guerre et de l’occupation, ici _, ceux qui ont eu _ au final _ raison comme ceux qui ont eu tort, et parfois ils ont été tour à tour de l’un et de l’autre côté, déroutés par hasard ou par chance vers l’erreur ou bien la vérité, tâtonnant dans une épaisseur de brume qui leur dérobait toute vision du passé comme du futur, limitant même le présent au sein duquel ils erraient à une vague poche de visibilité

semblable à celle qui entoure un avion lorsque celui-ci tourne dans le vide opaque d’un ciel dépourvu de repères et où même les étoiles semblent s’être éteintes« , pages 70-71…

Ou à celle qui manquait terriblement à Fabrice dans l’épaisseur des poussières de la mitraille de Waterloo, dans le roman de Stendhal…

Ce n’est donc pas seulement à un « tombeau » _ de mots _ à son père que se livre ici, en ce si beau et si profond Siècle des nuages, dans lequel il s’emploie à « la tâche de résoudre la charade de se demander au fond ce qu’a pu être une vie » (page 29) enfuie, Philippe Forest,

puisqu’en ce livre-ci le fils (de son père

_ qui lui a légué, au-delà de ce que tout père lègue à ses fils (ainsi le grand-père paternel, Fleury Forest, mort, encore jeune, pendant son sommeil, le 10 novembre 1940, à l’égard de ses deux fils, Jean et Paul, aux pages 196-197 : « Ne leur léguant rien : aucune vérité, aucun précepte pour guider leur existence. Ou plutôt leur léguant ce « rien » qui est la seule chose qu’un père puisse transmettre à ses fils. Nul enseignement sinon celui, silencieux, qui oblige ceux-ci à refaire eux-mêmes, et pour leur propre compte la vaine et perpétuelle expérience inchangée de la vie«  ;

et aussi : « la vérité, (…)  précisément le seul trésor, dès lors qu’on le sait, est le rien dont procède toute vie et avec lequel elle s’achève.

Et c’est bien pourquoi les pères toujours se taisent. Du moins lorsqu’ils en ont l’intelligence et la délicatesse« .., page 197) _,

son père, Jean Forest,

qui lui a légué, plus personnellement _ page 456, Philippe Forest parle de son propre « sentiment de détachement intense et infini« : quel merveilleusement juste, je n’en doute pas, oxymore, pour caractériser sa propre idiosyncrasie !.. _sans doute, son formidable goût de la liberté :

« Libre, oui. Et d’une manière un peu mélancolique _ c’est ici de la manière de Jean, le père, qu’il s’agitSéparé du reste des vivants. Établi dans le ciel où le soleil brille toujours quelque part, franchie la frontière des nuages et une fois rejoint le bon côté de la planète.

Un père ne pouvant enseigner à ses fils, aucune croyance, aucune valeur, sinon en leur donnant l’exemple d’une liberté vide à laquelle il leur appartiendra plus tard de donner la forme vaine qu’ils voudront _ « vide«  (pour la vacuité) et « vaine« (pour la vanité), étant deux mots majeurs du vocabulaire de Philippe Forest. (…)

Taisant qu’il n’y a pas plus de trésor à trouver _ au ciel comme dans la terre _ que de sens à découvrir. Sinon que le trésor consiste précisément en l’absence de sens _ qui serait imposé ; du jeu demeure forcément…

Et que tout ce qu’un père peut faire, c’est transmettre à ceux qui le suivent la promesse _ pédagogiquement : selon le modèle du questionnement ironique socratique ! _ mensongère d’une fortune dont il leur faudra éprouver à leur tour l’émerveillante _ par l’apport de la découverte personnelle de cette vérité ! _ déception _ libératrice !!! : encore un oxymore significativement forestien _ qu’elle n’existait pas : finalement, c’était cela la vie…

Laissant comme seul legs un tel arpent d’air« , page 443…

Alors « les nuages » constituent bien, pour Philippe Forest « une patrie« ,

« une patrie comme une autre, et dont jusqu’à aujourd’hui, fidèle à ma foi d’enfant, si je dois faire cet aveu naïf, j’ai toujours considéré (moi né le 18 juin 1962, sous le signe des Gémeaux, d’un père pilote de ligne) qu’il s’agissait de ma vraie terre natale.

Convaincu d’être chez moi dès lors que j’ouvre la paupière du volet intérieur posé sur le hublot d’un avion croisant dans le ciel. Ou bien que je lève, n’importe où, les yeux vers les nuages, contemplant de tous mes yeux le vide azuré dont je suis né et vers lequel je sais que je vais« , pages 443-444 ;

et « recevant de lui _ ce père pilote _ cette leçon de liberté _ voilà ! _ qui enseigne qu’il n’y a rien à craindre dans le monde, que nous sommes tous des visiteurs qui passent parmi ses paysages (…).

Éprouvant ainsi _ une fois et à jamais _ un sentiment de détachement intense et infini _ voilà ! _ : tout cela est à vous, rien ne vous appartient.

En tirant une indéfectible confiance dans la vie _ quoi que celle-ci réserve de malheur par la suite _, puisqu’il reste qu’un autre temps, qu’un autre lieu existent _ soit une part (aérienne) de jeu dans les rouages du réel… (…)

Avec cette certitude étrange et parfois un peu amère de pouvoir être partout et de ne se trouver nulle part. Semblable soi-même à une sorte de nuage soufflé par le vent. Pas grand-chose. A peine quelqu’un. Un touriste en somme.

Étant entendu que le tourisme est l’art de jouir du monde en passant. Comme la vie« , page 456.

Fin de la longue incise sur le legs de liberté du père à son fils) ;

puisqu’en ce livre-ci le fils (de son père)

donne aussi _ et bien plus que cela ! _ la parole _ je veux dire le livre entier ! qui est ainsi « le livre de sa mère«  !!! _ à sa mère ;

celle-ci démontant avec une verve assez réjouissante le « romanesque » de l’aviation dans lequel son mari a « donné«  _ elle, se chargeant de faire « tourner«  au quotidien, et sur terre, pas dans les airs, la famille (c’est-à-dire leurs cinq enfants, puis les nombreux petits-enfants qui trouvèrent en elle, et chez elle, un appui très concret) !.. : « elle élevant seule ses cinq enfants et quelques uns des enfants de ses enfants, tandis que lui était à des milliers de kilomètres, il ne fallait pas escompter d’elle qu’elle fasse l’éloge de l’aéronautique«  ; ayant, pour son lot de mère de famille (le plus souvent « vierge et sainte« , dit même quelque part son fils…) ; et cela dit de sa part à elle sans la moindre nuance d’acrimonie, mais avec un immense humour : c’est une généreuse ! ; « la routine des repas, des courses, des lessives, des bulletins scolaires qu’elle signait, des sorties de classe qu’elle accompagnait, la trop grande propriété qu’ils avaient achetée sur les bords de l’Yonne et qui lui donnait encore plus de tracas, avec le jardin à entretenir, les déjeuners de famille à préparer, et des tablées chaque fois dignes d’un banquet de communion solennelle« , page 549 _,

au point de célébrer _ lui, l’auteur, et son fils, Philippe _ magnifiquement la distance ironiquement lucide et très perspicacement réaliste (et pratique) de son intelligence et de sa générosité !

Lui, Philippe, page 543 :

« me disant donc que je devais rendre _ à chacun des deux : et son père, disparu, et sa mère, toujours vivante ; et cela par l’écriture même de ce livre ! qui est une offrande (gracieuse) !.. _ ce que j’avais reçu :

_ de lui,

le signe qu’à la naissance il avait tracé sur mon front ;

_ d’elle,

l’histoire avec laquelle, depuis l’enfance, elle m’avait accompagné dans le noir de la nuit.

Pas pour acquitter une quelconque dette. 

Car la mort délie de toute obligation et rend blanches les pages sur lesquelles s’inscrit la comptabilité éphémère du temps.

Mais simplement afin de me débarrasser enfin et à mon tour _ par l’écriture de cet immense livre-offrande, qu’est Le Siècle des nuages _

de l’encombrant fardeau _ tant qu’il n’est pas posé, donné, offert, livré ! _ d’une vérité vide, sans objet ni usage »

_ puisqu’il revient, et seulement, à chacun de personnellement et singulièrement « faire« , à son corps défendant seulement, et quand le temps y vient, seulement aussi (= ni avant, ni après !), son expérience propre et du temps, et de la vie.

Et chacun qui atteint « le milieu de sa vie« , ou à peu près _ soit aux alentours des quarante ans… _, passe par de semblables questions,

sans pour autant avoir toujours autant le talent _ rare ! admirable ! et que j’admire beaucoup, beaucoup !de penser et d’écrire de Philippe Forest.

Même si je ne partage pas la vision de ce que lui nomme le « long, amer et inexpiable chagrin de la vie« , page 194 ; mais préfère ces mots, en conclusion de la visite _ celle-là même que désirait accomplir son père ! et que le fils réalise, comme par procuration, pour lui ! Et c’est un épisode magnifique de ce grand livre !, aux pages 515 à 529 _, à Istanbul, des très belles fresques _ et elles m’ont, moi aussi, émerveillé ! _ du Jugement dernier (en grec « Anastasis« …) à Saint-Sauveur-in-Chora,

donnant à regarder-contempler, « risquant de nouveau _ après les regards sur « l’immense vaisseau de la nef » de Sainte-Sophie ! _ le torticolis pour observer le détail des vastes fresques figurant le Jugement dernier « au plafond de la chapelle annexe du Paracclésion, pages 523-524,

comment « le Christ triomphant prend par la main et tire de son cercueil à l’allure de navire ou de nacelle » Adam _ ainsi que Ève _  « flottant dans le noir _ bleuté ici, d’un bleu très sombre _ de la nuit, tandis que l’entourent la cohorte des élus et la troupe des réprouvés« , page 524.

Istanbul - Kariye Museum / Chora Church - Anastasis / Resurrection

 Anastasis / la Résurrection (à Saint-Sauveur-in-Chora, à Istanbul) :

Jésus relevant Adam et Ève du tombeau en les tirant par les mains

Et « soudainement, je parvenais à comprendre un peu mieux ce qu’une telle espérance avait pu signifier pour lui. Et en particulier au cours de ses dernières années où il s’était mis à considérer le vide _ décidément un amer de l’idiosyncrasie forestienne ! _ vers lequel il allait avec davantage d’angoisse et de perplexité » ;

« la mort étant pour chacun ce néant _ infigurable ? _ dont personne ne sait rien.

Si bien que toutes les fables qu’on s’en fait _ = tente, chacun, avec les autres, de se figurer ? _dès lors qu’elles restent fidèles _ avec le moins de projections illusoires que l’on puisse… _ à la tragique et inexpiable déchirure du vrai,

se valent sans doute« …

Avec, encore, ces mots-ci de commentaire, de la part de l’auteur-narrateur, au participe présent, dans le même mouvement de réflexion, toujours page 524,

qui me rappellent _ et surtout annoncent ! dans le flux (normal) de la lecture du livre, pour le lecteur _ ce que Philippe Forest dira un peu plus loin, dans le décisif épilogue de son livre, cette fois _ conclusivement, donc _de ce qu’il désire, aussi, « rendre » _ en fait très simplement continuer, poursuivre : après (et d’après) elle… _, en action d’infini remerciement, à sa mère :

« Chaque homme qui meurt à son heure méritant que l’on respecte les récits qui l’accompagnent dans le vide,

comme des paroles de rien _ et moi, je le savais bien _ l’escortant à la façon d’un enfant inquiet sombrant le soir dans son sommeil « .., page 524, donc…

Voilà !

« Les récits qui l’accompagnent dans le vide, comme des paroles de rien l’escortant à la façon d’un enfant inquiet sombrant le soir dans son sommeil « …

À confronter avec ce que Philippe-le fils désire, donc, et dans la mesure de ses moyens propres : ceux de l’écrivain, pas si « impudique » que cela qu’il est devenu !,

« rendre » ici aussi _ en ce « tombeau«  à son père _

à _ l’œuvre propre : de paroles ; en plus de sa personne à jamais vivante… _ sa mère :

« je devais rendre _ à chacun des deux : et le père, disparu, et la mère, toujours vivante, elle _ ce que j’avais reçu :

de lui, le signe qu’à la naissance il avait tracé sur mon front ;

d’elle, l’histoire avec laquelle, depuis l’enfance, elle m’avait accompagné dans le noir de la nuit « .

« L’histoire avec laquelle, depuis l’enfance, elle m’avait accompagné dans le noir de la nuit » : voilà !

Mais, cela,

et pour lui maintenant _ en ce second versant, donc, de sa propre existence (de vivant-mortel) : passés les quarante ans… _,

dans toute la vérité, exigeante, qu’il pense, sans illusion _ sinon le moins possible… _ de fable, désormais, être la sienne :

par cette littérature,

moyen, en _ et par _ ses longues phrases déployées, si souples, mais aussi si précises _ si probes et scrupuleuses, sans jamais la moindre lourdeur didactique : tant tout y est, d’un même mouvement, et poésie, et vérité ! par la pure grâce de son magnifique et si juste style ! _, dans la diaprure presque infinie tant des nuances des précisions données, que du souffle sien, long, beau et tranquille,

instrument _ artistique, mais pas technique…d’une approche sans fard _ mais pas tout « impudique » : seulement « vraie » ! _ de la réalité ! « rendue« , ainsi, en toute la richesse diaprée et juste de sa complexité…

C’est sans doute cela que Philippe Forest, à côté du goût et des nuages et de la liberté (qu’il doit à son père), doit à sa mère : sa vocation d’écrivain ;

et d’écrivain du vrai,

dans la vérité forte et belle, puissante du déploiement de ses nuances diaprées :

par-dessus les fables mêmes _ et figures _ qui l’ont _ durablement _ nourri et formé…

Répondant ce matin à un courriel de mon ami Bernard Plossu, voici ce que je lui disais à ce propos, et au passage _ il faut partager les bonnes choses ! _du Siècle des nuages de Philippe Forest :

De :   Titus Curiosus

Objet : « Le grand Bernard Plossu » + un grand livre sur l’expérience
Date : 28 octobre 2010 05:50:38 HAEC
À :   Bernard Plossu


Merci de ce texte en effet bien intéressant _ je le donne plus bas en post-scriptum…

Et qui te situe à la place
de référence _ sans didactisme aucun _
que ta seule liberté et probité
t’a donnée, sans rien rechercher de cet ordre (les places…),
puisque tu ne te soumettais (et continues de ne te soumettre…)
qu’à ta liberté et ta probité
face à ce que ton acte _ artiste _ de photographier
te donnait (et te donne : toujours !..)
face au réel, face aux autres,
dans le respect aimant de la seule beauté vraie
de leur altérité…
Soit une pureté.

C’est peut-être elle, cette pureté,
qui te fait à ce point unique…

Et cela, en un seul adjectif de ce texte,
même s’il n’est pas petit, ni mince (« grand » !)…

Thibaut Cuisset est en effet, aussi, un photographe de qualité…

J’utiliserai peut-être cela, à ma « façon« ,
dans l’article que je ferai _ voilà qui est fait ! du moins à moitié…

à propos des « 101 éloges »
quand j’aurai entre les mains et sous les yeux
un exemplaire du catalogue de l’exposition de Carcassonne.


Parfait, tout ça…

En ce moment, je suis dans la rédaction d’un article
sur le très très beau livre
d’un écrivain que, déjà, j’adore, Philippe Forest (l’auteur du sidérant « Toute la nuit » : à la NRf),
consacré à son regard sur la vie
passé « le milieu de la vie »
dans son rapport à ses parents, son père mort en 1998,
sa mère, née en 1922 toujours vivante et témoignante… :

ce livre superbe (de 556 pages : mais rien de trop ! ses longues phrases _ ce sont des paroles de pure confidence _ creusent en parfaite souplesse et justesse
_ liberté et probité sont aussi les mots qui me viennent pour l’écriture de Philippe Forest face au réel _
l’essentiel de l’humain ! et de l’intimité
_ c’est-à-dire du rapport le plus près et le plus vrai à l’autre _

s’appelle Le Siècle des nuages :
ou comment on se forme son expérience
en regardant vivre et vieillir (et mourir)
ses parents !


= son rapport au temps, autrement dit…

A lire, donc !

Même si on peut penser cela
un peu moins mélancoliquement que lui…

Bordelais, je suis un fidèle du voisin gascon Montaigne

_ et de son plus heureux « art de passer le temps«  : au final des Essais, dans le décisif et sublime (!) essai conclusif (III, 13), De l’expérience _,

pour ce qui me concerne ;
Forest, de filiation bourguignonne

(Mâcon _ mais aussi le Forez, la Franche-Comté, la Bresse, le Jura : bref, l’est de la France (cf ton propre, si beau, Versant d’Est !) ; le soleil s’y couche plus tôt que du côté de notre Atlantique… _),

est lui parisien _ comme le Baudelaire des « nuages, les merveilleux nuages« 


Ce sont probablement les lumières diverses de nos contrées
qui marquent notre vision
_ faisant beaucoup de notre regard
sur le visible…

Merci de cet envoi !

Titus


Voici donc aussi l’envoi de Bernard Plossu,

d’un texte qu’un ami lui a adressé :

un ami m’envoie ça

b

—–E-mail d’origine—–
De : Ami
Envoyé le : Jeudi, 28 Octobre 2010 0:32
Sujet : ELOGES DE MAGALI JAUFFRET A BERNARD !

À :   Bernard Plossu

Voici des éloges de MAGALI JAUFFRET ! A ton égard !

CULTURE –  le 26 Octobre 2010
culture
Thibaut Cuisset, l’épure d’un paysage sans exotisme


Le photographe expose « Campagne française» à l’académie des Beaux-Arts et « Syrie, une terre de pierre» à la galerie des Filles du Calvaire.

Dans La modification, Michel Butor décrit les paysages qui défilent derrière la fenêtre du train comme des « paysages intermédiaires ». Ce sont ceux-là qui intéressent Thibaut Cuisset, 52  ans, lauréat de la 3e édition du prix de la photo de l’académie des Beaux-Arts. Grâce à ce prix, ce photographe, qui occupe une place singulière, respectée, a déambulé dans les plaines et moyennes montagnes de Haute-Loire, de Lozère, du Cantal, de l’Allier. Auparavant, il avait arpenté le pays de Bray pour le pôle image de Haute-Normandie et la Syrie pour son centre culturel français.
Son œil, formé aux images d’Antonioni, de Pasolini, de la nouvelle vague, à la manière dont ces derniers filmaient les arrière-plans, les lumières en extérieur, a scruté ces lieux antispectaculaires que l’on regarde peu, que l’on dit à tort « sans qualité », mais qui font une campagne encore bien vivante, en évolution constante. « À l’heure où l’on regarde la planète de manière globale, c’est sur le local que je voudrais me pencher, explique Thibaut Cuisset. Car je pense qu’affirmer la singularité de toute terre, c’est aussi s’interroger sur notre monde. »

Le règne du noir et blanc

Les rares photographes français qui, comme le grand Bernard Plossu, s’intéressent au paysage, cette construction faite de représentations, de valeurs, de repères culturels, partent avec un handicap. Bien sûr, il y a eu les grandes missions initiées par l’État et les institutions pour « encourager à la culture du paysage en France » et auxquelles restent attachés les noms de Jean-Louis Garnell, Pierre de Fenoyl, Raymond Depardon, Sophie Ristelhueber… Mais en France, on ne peut se revendiquer d’une lignée comme, par exemple, en Amérique. Partant en terra incognita, Thibaut Cuisset s’est donc lancé, en plein règne du noir et blanc, en pleine emprise de la photo humaniste, le défi de traduire l’éblouissement, l’aveuglement des lumières du Sud.

Du Maroc à la Namibie et à l’Australie, il a voyagé, pratiquant l’errance, s’imprégnant des lieux, absorbant leurs vibrations, s’arrêtant dans la banlieue romaine de Nani Moretti ou dans le Japon d’Ozu. Là, comme dans les campagnes françaises, comme en Syrie, où sa vision des ruines tranche, il a choisi des paysages qui n’apparaissent pas seulement en toile de fond du geste de l’homme, qui ne sont pas davantage des idéaux bucoliques de la nature.

Sans État d’âme ni pathos

Pour choisir ces lieux, Thibaut Cuisset a besoin que soient articulés un sujet, une lumière (très haute) et des couleurs (douces, en demi-teintes). C’est alors par « un travail d’élimination et d’épure » qu’il cherche à représenter « l’essence du paysage où ni l’anecdote, ni l’exotisme, le pittoresque ou le pathos n’ont leur place ». « J’essaie, explique-t-il, de procéder sans trop bouleverser l’ordre des choses, sans y projeter mes états d’âme, sans excès de signature, ni de style ». Mais il ajoute : « En même temps, c’est moi qui photographie. Or, je suis quand même davantage dans le percept (ensemble des sensations et émotions survenant à celui qui l’éprouve _ NDLR) que dans le concept ».

Aux termes d’un processus sensoriel et esthétique certainement aussi saisissant que le fameux instant décisif d’Henri Cartier-Bresson, son image de paysage à la chambre est à la fois objet documentaire, plastique et poétique. Une façon rare de renouer avec l’expérience directe du paysage…

« Campagne française », exposition à l’académie des beaux-arts, dans le cadre du Mois de la photo. Au 23, quai de Conti, Paris 6e, Jusqu’au 17 novembre.
«Syrie, une terre de pierre », galerie des Filles du Calvaire, 17, rue des Filles-du-Calvaire, Paris 3e, jusqu’au 6 novembre.
« Une campagne photographique, la boutonnière du pays de Bray », 64  pages, 27  euros, Filigranes  éditions, 2009.

Magali Jauffret

Et pour finir,

le souvenir encore ébloui _ j’avais dix ans ! _ de l’éblouissante découverte des fresques de la Résurrection de la chair, d’un autre très grand,

Luca Signorelli (Cortona, 1445 – 1523),

à la Capella San Brizio, du Duomo d’Orvieto (1499-1502) ;

dont voici encore, ultimement, une image _ éblouissante toujours !.. en son éclaboussement de blanc pur ! _,

quand

« Ils sortent de la mort comme l’on sort d’un songe« ,

pour reprendre la poésie si puissante, elle aussi _ autre souvenir, très intense encore, au lycée, cette fois, j’étais en classe de seconde ; mon professeur de Lettres était M. Alain Sicard… _, d’Agrippa d’Aubigné,

en ses « Tragiques« .

Voici l’œil de Signorelli,

celui-là même

qui, l’été 1502 _ comme le narre Vasari en ses Vies des peintres célèbres _ osa saisir les traits en voie de rigidification, déjà, par la mort (de la peste), de son fils Antonio… :

http://www.casasantapia.com/images/art/orvietolsignoresurr700.jpg

Luca Signorelli, Capella San Brizio, Duomo, Orvieto

L’événement était advenu chez lui, à Cortone, cet été-là, de 1502 ;

le père venait à peine de terminer les fresques d’Orvieto (1499-1502)…

Titus Curiosus, le 28 octobre 2010

 

 

Ce dimanche 9 octobre 2022, Titus Curiosus – Francis Lippa

Quelques réactions mieux venues à la disparition de Bernard Stiegler, penseur singulier décidément inclassable

11août

Bernard Stiegler

(Villebon-sur-Yvette, 1er avril 1952 – Epineuil-le-Fleuriel, 6 août 2020)

est décidément un penseur singulier, inclassable

_ du moins au regard de la plupart des membres de la communauté universitaire,

dont il n’était pas.

Voici trois nouveaux articles _ un peu plus consistants, cette fois _ de réception de la nouvelle du décès de Bernard Stiegler :

dans Libération (sous la plume de Valentin Denis et Marie Loslier : Bernard Stiegler, penseur de la génération «Thunberg»),

Marianne (sous la plume de Philippe Petit : Mais au fait, c’était quoi la pensée de Bernard Stiegler ?)

et La Croix (sous la plume d’Elodie Maurot : Le philosophe Bernard Stiegler est mort).

TRIBUNE

Bernard Stiegler, penseur de la génération «Thunberg»

Par Valentin Denis, étudiant à l’Ecole Normale Supérieure de Paris et Marie Loslier, diplômée de l’Institut d’études politiques de Paris et diplômée en philosophie
10 août 2020 à 18:05
Bernard Stiegler à Paris, le 24 août 2005.
Bernard Stiegler à Paris, le 24 août 2005. Photo Ulf Andersen. Getty Images. AFP

Le philosophe des techniques, mort jeudi, avait à cœur de transmettre sa philosophie à la jeunesse. Refusant de s’enfermer dans une tour d’ivoire, il n’avait de cesse de penser le réel comme on panserait un monde malade.

Tribune.

Depuis l’annonce de la mort de Bernard Stiegler, le monde a perdu pour nous encore un peu plus de son sens. Dans l’épais brouillard que constitue notre réalité contemporaine, il était bel et bien de ces penseurs lumineux qui contribuent à rendre le monde plus habitable _ oui.

La conjonction de son imagination théorique et de ses engagements pratiques, sa lutte contre l’abêtissement généralisé provoqué par la séparation du «penser» et du «panser», inspirait quotidiennement nos travaux de recherches, mais aussi nos combats.

Perdre Bernard Stiegler, à l’acmé de sa force, laisse un trou béant d’où nulle consolation ne peut émerger.

Nous ne l’avions rencontré en personne qu’à quelques rares occasions, comme ce soir de novembre à la Sorbonne, lors d’une conférence sur le lien entre objets numériques et objets du désir. Après une brève présentation des organisateurs, il avait d’abord remercié les étudiants qui l’avaient invité et les participants qui étaient venus le voir en cette soirée hivernale ; puis il avait commencé sa conférence : sur l’écran était apparue la tribune du Giec qui nous alertait en 2017 sur la situation dramatique de notre planète. Débuter par ce texte, c’était rappeler que toute pensée digne de ce nom doit se confronter au réel et à son urgence _ voilà. Le reste est vain. Son projet théorique ne se séparait pas d’une attention constante _ oui _ à l’état de la société.

Philosophe critique

Apprendre sa mort, c’est pour nous dire adieu à une voix inoubliable, qui savait porter au langage les pires maux affrontés par nos sociétés tout en constituant un abri paradoxal : la sagesse de cet homme qui semblait voir clair dans le péril avait quelque chose de réconfortant. C’est dire adieu à un enfant des Trente Glorieuses qui se montrait pourtant si soucieux de laisser aux jeunes générations une Terre habitable ; à un de ceux qui avaient compris que le souci de la transmission, du passage entre les générations, doit être réinvesti par la pensée critique _ oui _ plutôt que d’être jeté en pâture aux forces de la régression nationaliste.

À une époque où la jeunesse se sent de plus en plus abandonnée, Bernard Stiegler était de ceux qui lui donnaient des raisons d’espérer.

En un sens, son attitude évoquait ce que Theodor W. Adorno et Max Horkheimer, entourés aussi de Herbert Marcuse ou Walter Benjamin, avaient appelé dans les années 1930 la « Théorie critique » – projet interdisciplinaire visant à faire enfin travailler de concert les différentes sciences sociales en vue de produire une critique immanente des sociétés capitalistes. Plutôt que d’enfermer la philosophie dans sa cage de fer, dans ses systèmes clos et ses concepts figés, il fallait partir de notre réalité brisée, décrite par des savoirs empiriques, pour rendre la société adéquate à ses propres désirs d’émancipation. Ces théoriciens œuvraient dans ce qui s’appelle encore, à Francfort, un Institut de recherche sociale – nom que celui de l’Institut de recherche et d’innovation, fondé par Stiegler en 2006, n’est pas sans évoquer. Avec lui, la philosophie recherchait une véritable actualité, au sens où l’entendait Adorno dans sa leçon inaugurale à Francfort en 1931.

Encore aujourd’hui, ce n’est plus à la philosophie de nous apprendre, de l’extérieur, quelque chose sur le réel : c’est le réel qui s’impose à la philosophie, laquelle doit s’y mesurer _ voilà _ si elle veut pouvoir en dire quelque chose de vrai _ oui.

Figure de la jeunesse écologiste et militante

Chez Stiegler, le travail incessant de mise en relation des savoirs _ oui _, à la croisée de la philosophie, de l’anthropologie, de la psychologie, de la sociologie, de l’économie mais aussi de la physique et de la biologie, montrait aux étudiants en philosophie d’aujourd’hui qu’il ne saurait y avoir de salut pour leur discipline dans une tour d’ivoire ; à tous ceux qui croient que les sciences humaines peuvent quelque chose contre l’époque de crises dans laquelle nous entrons, il affirmait la nécessité d’un dialogue permanent _ oui _ entre elles, comme en témoignait la formation récente du collectif Internation, rassemblant des chercheurs et des chercheuses de toutes disciplines et de tous pays.

Mais Bernard Stiegler n’était pas qu’un intellectuel pour spécialistes. Son parcours hors normes continue d’impressionner tous ceux qui le découvrent, aussi bien pour sa puissance romanesque que pour la force d’âme qu’il manifeste. Soucieux de la diffusion de sa pensée, il fut aussi un homme de parole, de conférences et de radio, plus hostile à la télévision dont il dénonçait bien souvent la toxicité.

Ses récents entretiens pour Thinkerview l’ont amené à rencontrer des jeunes issus de ce qu’il appelait la «génération Thunberg» depuis son dernier ouvrage, le second volume d’une série intitulée Qu’appelle-t-on panser ? – titre qui rend hommage aussi bien à Heidegger qu’à Derrida, maîtres qu’il n’aura eu de cesse de citer, mais aussi de critiquer _ c’est-à-dire continuer à penser, à partir d’eux _, puisque c’était pour lui la seule manière de se rendre digne de leur héritage. Il devenait une des figures intellectuelles tutélaires de la jeunesse écologiste militante, qui trouvait enfin une voix contrebalançant celles des éditocrates de plateaux télévisés l’invitant à retourner en classe pour apprendre sagement les lois inéluctables du marché.

Panseur des maux

Oui, ses concepts étaient exigeants ; mais comme il le soulignait lui-même, la véritable réflexion ne peut se développer dans le langage de la communication. Pour lui comme pour Derrida, toute pensée était d’abord une expérimentation dans l’écriture _ oui. Et c’est grâce à ce langage proprement philosophique qu’il parvenait à mettre le doigt sur les maux les plus cruciaux de nos sociétés.

Médecin de la civilisation, il aimait rappeler, après Nietzsche, que la pensée ne commence pas tant par l’étonnement que par l’effroi _ voilà. Face à cette société malade, qui reproduit aveuglément les conditions de sa propre destruction, Stiegler a réussi à dévoiler pour nous l’ambivalence _ oui _ des techniques en tant qu’elles sont profondément liées au destin de l’humanité.

Sans doute n’y a-t-il qu’une manière de rendre hommage au «panseur» qu’il fut : continuer à penser pour soigner le monde malade qui est le nôtre, en développant les organes qu’il avait lui-même élaborés dans cette optique.

A nous de le lire, de l’écouter. A nous d’écrire. A nous, encore, de nous battre pour enfin «bifurquer» face aux catastrophes qui viennent. S’il est vrai, comme l’écrivait Walter Benjamin en 1940 peu de temps avant sa mort, qu’une révolution contre le capitalisme et son avorton fasciste rachèterait du même coup tous ceux qui, dans le passé, luttèrent pour une société émancipée, alors peut-être Bernard Stiegler pourra-t-il savourer, lui aussi, cette échappée belle pour laquelle il a tant œuvré.

Sa mort nous laisse un monde un peu plus sombre ; mais c’est aussi grâce à sa lumière que nous pouvons continuer à l’éclairer.

En attendant ces jours meilleurs, le phare qu’il était continuera de nous guider, vulnérables esquifs tentant de rejoindre la terre ferme par gros temps.

Valentin Denis étudiant à l’Ecole Normale Supérieure de Paris , Marie Loslier diplômée de l’Institut d’études politiques de Paris et diplômée en philosophie

– Patxi Beltzaiz / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP
Nécrologie

Mais au fait, c’était quoi la pensée de Bernard Stiegler ?

Le philosophe Bernard Stiegler est mort

Le Collège international de philosophie a annoncé jeudi 6 août le décès de Bernard Stiegler, à l’âge de 68 ans. « La Croix » avait rencontré en 2017 ce penseur. L’occasion d’entamer une méditation sur l’art d’habiter et approfondir sa réflexion sur les territoires et leur mise en réseau.

  • Élodie Maurot,
  • le 11/08/2017 à 06:55
  • Modifié le 07/08/2020 à 11:54

Lecture en 6 min.

Le philosophe Bernard Stiegler est mort

 …
Bernard Stiegler, philosophe français, est décédé le 6 août 2020.JOSEPH MELIN POUR LA CROIX

« Le Collège international de philosophie a la tristesse de faire part de la disparition du philosophe Bernard Stiegler. Un contemporain hors du commun, qui a cherché à inventer une nouvelle langue et de nouvelles subversions. », c’est ainsi que l’on apprenait le décès de l’intellectuel Bernard Stiegler, jeudi 6 août.

——————

[ARCHIVE] Article paru le 11 août 2017

Difficile d’imaginer environnement plus paisible. L’extérieur, une mare ourlée de verdure, où glissent un majestueux cygne blanc et quelques canards… L’intérieur, un ancien moulin du XXe siècle, grand cube percé de baies vitrées, où le philosophe Bernard Stiegler a aménagé un loft lumineux aux tons crème, dans l’esprit de l’architecture industrielle d’un Mallet-Stevens. Belles hauteurs sous plafond, escaliers métalliques minimalistes qui laissent les perspectives ouvertes, hautes portes coulissantes en bois et en verre rappelant les intérieurs japonais…


Un lieu pour vivre et penser

À Epineuil-le-Fleuriel, petit village du Cher et patrie du Grand Meaulnes, Bernard Stiegler a aménagé, avec son épouse Caroline, ce lieu pour vivre et penser. « J’aime la nature et les paysans. J’ai absolument besoin de voir les arbres et le ciel, mais je suis un moderniste, raconte-t-il. Je n’avais pas envie de vivre dans une maison rurale pittoresque avec une grande cheminée… Là, ça a été un compromis. »

Digne d’une revue d’architecture, la maison bénéficie d’une décoration soignée, mais sans ostentation. Peintures abstraites, sculptures, dessins dialoguent avec les livres, offrant un refuge de culture. D’autres objets plus énigmatiques, comme ces algues et fleurs de cocotiers séchées dont les lignes brunes dessinent des sculptures très graphiques, invitent à une évasion poétique. On s’y sent ici et ailleurs.

Le moulin, qui appartenait à la famille de sa femme, était à l’abandon depuis les années 1970 « lorsque les grands moulins ont décidé de tuer les petits et de prendre le monopole de la farine boulangère », précise-t-il. Les arbres avaient envahi le bief, les ronces la maison. Tout était à imaginer et à créer. Comme une métaphore du travail du philosophe.

Dans ce berceau paisible, loin du tumulte des grandes métropoles mondiales où il se rend régulièrement, Bernard Stiegler peut penser la crise totale que traversent les sociétés occidentales, et ce qu’il appelle la « disruption », ce phénomène d’accélération de l’innovation technologique qui les conduit au point de rupture.

Dans son dernier livre (1), il en a donné une description impressionnante, mettant en lien les effets des industries culturelles et des médias de masse, mortifères par leur manière de capter l’attention, d’appauvrir la culture, de formater _ voilà _ les désirs et de libérer le pulsionnel dans un « processus de désinhibition », et ceux de la révolution numérique, qui provoque une synchronisation, une standardisation _ uniformisante _ et un contrôle sans précédent des comportements.

Savoir-faire qui se perdent, liens sociaux qui se délitent, transmission entre générations qui ne se fait plus : les symptômes de la crise sont nombreux _ en effet. Pour Stiegler, ce véritable burn-out collectif explique la prolifération des comportements barbares ou auto-destructifs (et notamment la violence djihadiste), « passages à l’acte d’individus devenus littéralement fous ».

Le diagnostic est lourd, le « malade » possiblement incurable, mais le philosophe s’est engagé dans l’élaboration d’une thérapeutique, à même de lutter contre cette « nouvelle forme de barbarie comme consumérisme et vénalité généralisée ». « L’optimisme et le pessimisme, dans de telles circonstances, sont indignes, indécents et lâches », juge-t-il. L’impératif est « d’être courageux ».

Or il se trouve que pour Bernard Stiegler, le courage est aussi une affaire de lieux _ oui ; et de leur génie… « Il est des lieux qui rendent courageux, comme les lieux de culte, qui sont là pour donner de la force, ou l’architecture de la Grèce ancienne. Heidegger les désigne par le terme de Lichtung : ce sont des clairières. » Des clairières dans l’obscurité et la dureté des temps. « Ils vous donnent le sentiment que l’absolument improbable devient possible. »

« J’ai beaucoup réfléchi à ce que veut dire habiter, insiste le philosophe, qui a vécu enfant en milieu rural, sur le plateau de Villebon, avant de rejoindre les tours du grand ensemble de Sarcelles. Je suis réputé pour travailler sur la technique et le temps, mais en réalité mon travail part de la mémoire et du lieu. » _ affirmation cruciale. Nul besoin d’évoquer trop longuement son parcours atypique et son virage tardif vers la philosophie, aidé par les philosophes Gérard Granel et Jacques Derrida, après cinq années de prison pour braquage de banques dans les années 1970. « Je me suis toujours dit qu’après ces cinq années de non-habitat, de non-habitable, j’aurais un habitat », glisse-t-il.

L’esthétique ne fait pas tout.

À Epineuil-le-Fleuriel, le philosophe, qui ne cache pas être régulièrement victime d’épisodes dépressifs, parvient à surmonter l’angoisse. « Le lieu est beau et réconforte à soi seul », glisse-t-il. Mais l’esthétique ne fait pas tout. Le bon lieu est surtout celui qui permet de retrouver des « capacités », de « déployer une manière de se projeter » _ et s’épanouir vraiment : à la Spinoza. « Pour produire du courage, il faut des lieux encourageants, des communautés encourageantes. À partir de là, tout lieu, même lorsque c’est un non-lieu comme la prison, peut avoir une vertu : la vertu de projeter dans ce qui n’existe pas encore. » _ par imageance féconde.

Cette projection dans l’avenir, cette créativité, Bernard Stiegler s’y oblige car les temps l’exigent. En 2005, il a créé l’association Ars Industrialis pour imaginer des réponses concrètes au mal du siècle, une « économie contributive » qui utiliserait à bon escient les nouvelles technologies, dans un esprit démocratique _ oui _, tout autre que celui des princes de la nouvelle économique numérique.

Une académie d’été pour chercheurs venus du monde entier

Pendant quelques années, Epineuil fut son terrain d’expérimentation. En 2010, il s’y installe à temps plein, accompagné de sa femme et de ses deux plus jeunes enfants, « avec la résolution très ferme de m’impliquer sur ce territoire, de construire un nouveau rapport à la localité ». Pour aider les jeunes du coin, il pense d’abord à créer un collège, mais abandonne devant la complexité de la mise en œuvre.

Son projet se transforme en un cours de philosophie sur Platon, qu’il déploie en même temps sur Internet. Il développe aussi un séminaire de recherche et une académie d’été pour chercheurs venus du monde entier.

Après cinq années au village, la famille est pourtant rentrée à Paris. « J’ai dû renoncer à vivre ici à cause de nos enfants. Ils étaient en train de s’enliser dans un système scolaire défaillant, pas du fait des personnes, mais d’un ensemble de causes instituionnelles _, confie le philosophe. Et pourtant, je ne suis pas du genre à renoncer. »

La tragédie de la « diagonale du vide » française

Cet « ensemble de causes », dont le philosophe n’a pas fini de tirer les enseignements, c’est la tragédie de la « diagonale du vide » française : le chômage massif qui frappe la région, l’absence d’avenir qui plongent familles et territoires dans la dépression. « Dans la classe de ma fille, qui était au collège à Montluçon, trois jeunes ont fait des tentatives de suicide en une année », alerte-t-il.

Le philosophe a le souci de ne blesser personne, mais pense qu’il est aussi temps de témoigner de la désespérance qu’il a rencontrée. « Beaucoup de Montluçonnais se battent pour inverser la tendance, mais ce n’est pas un problème individuel. C’est un problème de portance _ oui. Ici, on n’atteint pas le seuil critique qui fait que l’on se dit qu’on peut élever ses enfants et leur donner un avenir. »

Le philosophe Bernard Stiegler est mort

Cette expérience ratée l’a toutefois encouragé dans une piste philosophique. Bernard Stiegler a renoué avec la réflexion sur la cosmologie, qui fut chez les anciens « une pensée des échelles », recherchant la bonne articulation entre microcosme et macrocosme. Plus que jamais, il est convaincu qu’il faut repenser l’agencement du local, du régional, du national et de l’Europe, « et que l’on peut utiliser intelligemment le réseau pour cela ».

À Epineuil comme en Seine-Saint-Denis – où il est engagé dans un projet d’expérimentation autour de l’économie contributive –, Bernard Stiegler plaide pour l’invention d’une politique territoriale audacieuse. « Les urbanistes prédisent que les villes vont devenir de plus en plus grosses, mais ce n’est pas soutenable, prévient-il. Il faut réinvestir les territoires inoccupés et mettre les lieux en réseau. » _ oui.

———————–

Reconstruire un monde commun

1952. Naissance à Villebon-sur-Yvette (Essonne).

Dans les années 1970, il exerce différents métiers (ouvrier agricole, manœuvre…), puis ouvre un bistrot musical à Toulouse, où il invite des musiciens de jazz. Parmi ses clients, le philosophe Gérard Granel, professeur à l’université de Toulouse.

1978-1983. Incarcération à la prison Saint-Michel de Toulouse, puis au centre de détention de Muret, pour braquage de quatre banques. Gérard Granel obtient d’avoir des livres en prison. Bernard Stiegler reprend des études, en philosophie.

1984. Directeur de programme de recherche au Collège international de philosophie.

1988. Enseignant à l’Université de technologie de Compiègne.

1993. Thèse sous la direction de Jacques Derrida.

1994. Publie son premier livre La Technique et le Temps. La Faute d’Epiméthée (Galilée).

1996. Directeur général adjoint de l’Institut national de l’audiovisuel (INA). En 2002, il devient directeur de l’Ircam.

2003. Aimer, s’aimer, nous aimer : du 11 septembre au 21 avril (Galilée). Puis en 2004, Mécréance et discrédit (Galilée) et De la misère symbolique (Flammarion).

2005. Cofonde l’association Ars Industrialis.

2006. Fonde l’Institut de recherche et d’innovation (IRI) du Centre Pompidou. Publie La Télécratie contre la démocratie (Flammarion).

2008. Prendre soin. De la jeunesse et des générations (Flammarion). Puis en 2010, Ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue (Flammarion).

2013. Pharmacologie du Front national (Flammarion).

2015. La Société automatique (Fayard).

(1) Dans la disruption. Comment ne pas devenir fou ? Les Liens qui libèrent, 470 p., 24 €.

Voilà.

 

 

Une singularité rare.

Ce mardi 11 août 2020, Titus Curiosus – Francis Lippa

Disparition d’un penseur lucide et singulier (et ami) : Bernard Stiegler

08août

Hier, brièvement de passage au pays basque, je consulte sur mon i-phone le site du Monde,

et j’apprends avec stupéfaction la disparition de l’ami Bernard Stiegler :

Bernard Stiegler, philosophe de la technique au parcours atypique, est mort

Un peu plus tard,

un autre article

sur le site du Figaro :

Bernard Stiegler, penseur des mutations contemporaines, est mort à 68 ans

Bien sûr, une rubrique nécrologique retrace _ quasi nécessairement _ le parcours de vie du défunt,

en plus d’une présentation résumée de son œuvre,

ainsi que de l’impact culturel de celle-ci.

Et ces deux articles nécrologiques ne manquent pas de citer son ouvrage (atypique) Passer à l’acte,

paru aux Éditions Galilée en 2003 ;

ouvrage dans lequel Bernard Stiegler narrait en toute liberté et vérité les circonstances _ atypiques, en effet, et plutôt anecdotiques, eu égard à l’œuvre (d’une vie) qui allait en surgir : à chacun d’en juger sereinement _ de la naissance de son œuvre philosophique,

via son amitié toulousaine avec Gérard Granel,

puis son autre amitié avec Jacques Derrida.

Ce qui m’apparaît sidérant

est de ne considérer l’apport philosophique singulier (!) de Bernard Stiegler

qu’à travers le tamis _ probablement supposé incontournable ! en plus de forcément journalistiquement pittoresque… _ des circonstances, peu banales, de la naissance et maturation de sa réflexion, en situation de confinement forcé, à Muret.

Et je ne dirai rien, ici, de l’abject tombereau d’immondices

auxquelles se livrent et déchaînent gratuitement l’ignorance, l’inculture et la méchanceté crasse

de ceux qui prennent la peine d’infliger une « opinion » (de lecteurs superficiels _ pestitentiellement nauséabonds : l’époque massivement déculturée (et décérébrée !) s’exprime ! _ de la seule notice nécrologique de leur journal) sur un penseur dont ils méconnaissent, bien sûr, totalement _ et pour cause ! profondément crétinisés qu’ils sont… _ la moindre pensée…

Pour ma part,

je m’honore d’avoir à diverses reprises _ fidèlement suivies _ m’être entretenu, pour la Société de Philosophie de Bordeaux _ le 15 mars 2003 au CAPC de Bordeaux ; puis le 18 novembre 2004, dans les salons Albert Mollat _, avec un penseur profondément lucide

et original _ dont le travail me tenait profondément à cœur ! _,

dont je suivais, ouvrage après ouvrage, le cheminement original du lucidissime penser exploratoire…

Regrettant seulement

que ces divers entretiens avec Bernard Stiegler aient eu lieu _ notamment celui du 18 novembre 2004, dans les salons Albert Mollat, rue Vital-Carles _ avant que la librairie Mollat ait pris l’iniative de les enregistrer sur podcasts, ou avec des vidéos _ dont persiste une trace…

Demeure cependant l’accessibilité de ces articles-ci de mon blog _ ouvert, lui, le 3 juillet 2008 _ :

_ le 7 juin 2009 : 

_ le 31 mai 2009 : 

_ le 26 octobre 2009 : 

_ le 18 novembre 2009 : 

Avec reconnaissance et admiration,

Ce samedi 8 août 2020, Titus Curiosus – Francis Lippa

Ré-écouter la voix d’Aharon Appelfeld : à Bordeaux le 19 mars 2008

04jan

En hommage à l’immense écrivain israëlien Aharon Appelfeld décédé ce jeudi 4 janvier 2018 de (16-2-1932 – 4-1-2018),

la librairie Mollat a eu la magnifique idée de re-mettre ce jour en ligne sur son site

le podcast de la présentation par Aharon Appelfeld, dans les salons Albert Mollat, le 19 mars 2008, de son roman La Chambre de Mariana,  en dialogue avec sa traductrice Valérie Zenatti.

Une merveilleuse initiative !

Quelle surprise et quelle joie de ré-écouter cette voix parfaitement pausée et profonde, et si juste :

celle de l’écrivain qui, de tous ceux que j’ai pu écouter, m’a le plus profondément marqué et ému !

Quelle qualité de présence ! Quel retentissement d’émotion !

J’en ai parlé cette fin de matinée avec Véronique Marro, puis avec Sylvie, lors de mon petit tour à la librairie, afin de me procurer quelques titres d’Aharon Appelfeld que je n’avais pas encore dans ma bibliothèque personnelle : il me fallait réparer cette négligence !

Et je me souvenais aussi que j’en avais témoigné lors d’un précédent article de mon blog ;

dont je viens de retrouver _ grâce à ce merveilleux aide-mémoire qu’est mon cher blog En cherchant bien _ la date :

c’était le 28 mai 2009,

à l’occasion de la publication dans Le Monde d’un chat avec Aharon Appelfeld :

«  .

Revoici donc, in extenso, ce précédent article :

« Sans la vérité, la vie serait sale » : un propos (de « chat ») de Aharon Appelfeld

— Ecrit le jeudi 28 mai 2009 dans la rubriqueHistoire, Littératures”.

Qui a entendu une fois la parole de vive voix d’Aharon Appelfeld, comme ce fut le cas dans les salons Albert Mollat, ainsi qu’au Centre Yavné _ c’était le 19 mars 2008 _,

n’oubliera, de sa vie, sa formidable puissance de vérité


Aussi, dois-je m’empresser de diffuser plus largement encore que sur le site du Monde ;

et en commentant (un peu) de quelques impressions très « reconnaissantes« 

les mots (de lumière !) qu’Aharon Appelfeld sait trouver

pour éclairer (si bien) les interrogations de quelques uns qui ont la chance _ désormais (hors des cachettes des forêts d’Ukraine, où il est, très difficilement, parvenu à survivre, entre 1941 et 1944)  _ de le rencontrer…

Dans un chat « Sans la vérité, notre vie est sale«  au Monde.fr

 

LEMONDE.FR | 20.05.09 | 10h57  •  Mis à jour le 27.05.09 | 17h05 ,

Aharon Appelfeld se penche sur « le pouvoir de la mémoire qui donne un sens à notre vie« , dit-il.

Il revient aussi sur « la place du mal » et « la falsification des faits«  _ qui est« le propre des politiques, pas de gens honnêtes« , poursuit-il.

Donateli :

Comment en êtes-vous venu à penser puis écrire que la lâcheté de l’homme était indispensable à la construction de la société ?

Aharon Appelfeld :

J’estime que la lâcheté n’est pas centrale dans mes écrits. Je parle plutôt de la « faiblesse«  _ un distinguo crucial ! Car l’homme est un être faible. C’est plus par rapport aux « faiblesses » de l’homme que je parle. Nous sommes faits de chair et d’os, et c’est cela qui nous rend faibles. Mais en même temps, il faut avoir un certain respect par rapport à cette faiblesse _ et « vulnérabilité« , « fragilité«  _,inhérente à l’homme _ et à son « humanité« , toujours à conquérir, défendre, reconstituer : jamais simplement et pour jamais acquise, possédée… Mais cela n’a rien à voir avec la lâcheté _ en effet !..

Denis_de_Montgolfier (Lyon) :

Quel est votre rapport au bégaiement, puisque vos livres y font allusion ?

Aharon Appelfeld : 

Lorsque j’étais enfant, pendant la guerre, je me suis retrouvé à travailler pour un groupe qui avait des activités criminelles. Il s’agissait d’Ukrainiens, qui ne savaient pas que j’étais juif _ cf l’admirable « Histoire d’une vie«, récit autobiographique d’Aharon Appelfeld…. J’ai été parmi eux _ davantage qu’« avec eux« _ pendant un an et demi, et pour me protéger _ voilà : le silence, voire le mutisme, comme« protection«  vitale !.. _, je parlais le moins possible, je ne parlais pas. Lorsque la guerre a pris fin dans cette région-là, en 1944, car la zone a été reprise par l’armée russe, parce que je n’avais pas parlé pendant un an et demi, ou quasiment pas, lorsque je me suis remis à parler, je bégayais. Le bégaiement, pour moi, c’est quelque chose qui est venu plus tard _ que dans la première enfance, comme chez la plupart _ dans ma vie, mais je le vois en même temps comme une qualité, une vertu. Car le bégaiement, pour moi, fait ressortir davantage _ l’expression est importante ; et davantage qu’une parole non bégayée, donc... _ les sentiments, les sensations, et mêmes les idées.

Il permet de faire émerger _ voilà _ toutes ces choses _ qui demeureraient immergées, donc, sinon… _, car c’est une sorte de friction _ au dynamisme éminemment fécond _ entre pensée et sentiment _ champ magnétique magnifique à explorer par l’écrivain véritable. Pour les personnes qui parlent vite, elles sont recouvertes _ au point de s’y noyer, pour filer la métaphore… _ de paroles, alors qu’avec le bégaiment, il y a un effort pour permettre _ le surgissement de _ la parole _ à son plus vrai… Cela peut paraître étrange, mais pour moi, il est positif dans le sens où cela fait partie de la création _ ainsi que l’analyserait un Noam Chomsky : la création de la « générativité » du discours par la parole… _, cet effort pour faire sortir _ du magma du non-dit _ la parole _ en un mouvement de « aufhebung« , dirait Hegel…

cerrumios :

Qu’est-ce qui est le plus dangereux : l’oubli du passé, le manque d’intérêt des nouvelles générations à l’histoire, le déni de faits réels, les maladies dégénératives dues au vieillissement… ?

Aharon Appelfeld :

Tout est dangereux. Les maladies de la vieillesse ne me paraissent pas très importantes. Dans un sens, l’oubli du passé est une maladie _ pour le dynamisme fécond de la personne ; pour qu’elle devienne vraiment « sujet » d’elle-même (et pas enkystée et plombée en « objet » _ pour d’autres qu’elle). Car notre âme _ oui ! _ et la construction _ oui ! _ de ce que nous sommes _ et avons à devenir _ sont une composition _ en partie de notre responsabilité personnelle _ du passé, du présent et du futur. En ce qui concerne le manque d’intérêt chez les jeunes pour l’histoire, je n’en suis pas persuadé. J’ai été moi-même professeur d’université et j’avais beaucoup d’étudiants qui voulaient apprendre, savoir ce qui était arrivé aux générations de leurs pères et grands-pères.

Cela fait partie de la normalité chez l’homme de s’intéresser au passé. En ce qui concerne le déni des faits _ un phénomène crucial ! _, pour moi, c’est un agissement _ d’abord _ des politiques. Ce sont des personnes qui cherchent _ par intérêt partisan (= « idéologique« ) personnel, ou de leur clan ! _ à nous cacher les faits, à falsifier les faits _ d’où le devoir (le plus) sacré (qui soit) de les « établir«  et « avérer«  _, à détourner l’attention _ soient des tactiques crapuleuses décisives ; cf « Le Prince » de Machiavel…Un homme honnête _ droit ! _ ne fait pas ça, ne va pas nier les faits. C’est comme en politique, pour moi.

Romano :

Le Prix Nobel de littérature Ohran Pamuk est l’objet _ ce fut en octobre 2005 ; depuis, elles ont été abandonnées : le 22 janvier 2006 _ de poursuites judiciaires dans son pays, la Turquie, pour avoir « revisité » dans son dernier roman _ le dernier roman d’Ohran Pamuk, « Masumiyet Müzesi« , est paru à Istamboul en 2008 ; en fait, ce fut pour une interview donnée à un journal suisse début 2005 _ la mémoire à trous de la Turquie (génocide des Arméniens et question kurde). Peut-on mourir pour sauver la mémoire ?

Aharon Appelfeld :

La vérité et le passé ne font qu’un pour moi _ expression à creuser… Nier ce qui s’est passé, c’est nier la vérité. Les efforts de cet écrivain turc pour retrouver _ par le travail de la pensée, tant celui de la connaissance de l’historien, que celui de l’œuvre vraie du véritable écrivain : lire à ce propos tout l’œuvre (magnifique !) d’Imre Kertész, et pas seulement ses réflexions les plus « théoriques«  (pour des « discours«  publics ou des « articles«  brefs) sur les rapports entre mémoire, fiction et Histoire : cf « L’Holocauste comme culture« , sur lequel je dois (et vais) écrire sur ce blog même un article !  _ le passé et la vérité sont importants _ et c’est un euphémisme _, car sans la vérité notre vie est sale _ la formule, magnifique de vérité, donne très fortement (et avec grandeur ! plus encore !) à penser…

David Miodownick :

Ne craignez-vous pas d’encourager malgré vous une « concurrence des mémoires » ?

Aharon Appelfeld :

Je n’écris pas sur le passé _ avec la moindre mélancolie ou nostalgie que ce soit… Je parle d’individus _ particuliers, voire singuliers _ à un certain moment. Je ne parle pas par abstractions, mais d’individus ; et de leur temps _ c’est capital (face aux discours généralisateurs idéologiques dont nous sommes plus que copieusement abreuvés par les médias, tous azimuts)… J’écris sur les juifs, j’écris sur les non-juifs. D’ailleurs, j’ai plus écrit _ si l’on veut se mettre à « compter«  _ sur les non-juifs que sur les juifs. J’essaie _ et c’est l’effort poétique de la littérature vraie qu’une telle « vision« !.. _ de voir le monde à travers les individus, à travers leurs désirs, leur besoin _ ou plutôt « désir« , ou « quête » ; et assez désespérée, souvent… ; une « demande«  !.. _  d’amour, à travers leur solitude, à travers leur recherche de réponses à des questions métaphysiques _ oui ! là où se joue le sens des vies « humaines » (« non-inhumaines« , ainsi que le formule si justement mon ami Bernard Stiegler _ qui vient de publier « Pour en finir avec la mécroissance«  Je n’écris donc pas sur le passé _ qui serait mort ; et pèserait, fossilisé, de tout son « poids mort« … Chaque individu a droit à son passé _ singulier (et non pas « idéologique« , ou plutôt« idéologisé«  en une « mémoire » d’emprunt ; « fourguée« …) ; et activé par l’effort tout en souplesse (et hoquets) de sa « mémoire«  toute personnelle ! pour s’appuyer sur le sol fécond (et toujours « vivant« ) de son « expérience » ainsi « travaillée«  : lire ici l’extraordinaire chapitre « De l’expérience« , en conclusion magnifique et testamentaire des « Essais«  du merveilleux et irremplaçable Montaigne Et moi, je suis pour le pluralisme dans tous les sens du terme. Je ne suis pas _ ni obsessionnellement, non plus ! _ collé _ « scotché«  _ à une histoire _ particulière, et partisane, contre d’autres « histoires«  : tout aussi particulières et partisanes ; soient « idéologiques » seulement : hélas !..

Lefevre :

Que pensez-vous du livre « Les Bienveillantes« , de Jonathan Litell ?

Aharon Appelfeld :

Ce qui m’a étonné, c’est à quel point un homme _ écrivant _pouvait s’identifier avec le mal _ quelle singulière (= malsaine) perspective d’enquête, en effet ! Et la question que je me pose, c’est quel est le but de cela. Quel est le but de son livre _ en effet ! Est-ce d’apprendre à s’identifier avec le mal ? Est-ce que c’est essayer de comprendre le mal depuis l’intérieur de nous-mêmes ? Je me demande quel est le but de ce livre. Moi, mon impression, c’est que le résultat est une démonisation de soi _ ce qui est dangereux et morbide… L’expression « démonisation de soi » est à retenir !

Comme vous le savez _ cf l’admirable « Histoire d’une vie« , récit autobiographique d’Aharon Appelfeld… _, j’étais dans un camp, brièvement _ en Transnistrie, à l’est de sa Bukhovine natale _, avant de m’échapper _ c’était en 1941, il avait neuf ans. Mais j’ai eu le temps de voir toute la perversion des meurtres des juifs. Il ne s’agissait pas seulement de tuer les juifs, il s’agissait également de les humilier avant de les massacrer. Par exemple, de les obliger à jouer de la musique classique avant de les assassiner. Donc il ne s’agissait pas seulement de tuer, mais d’une perversion des meurtres.

Et dans les quarante livres que j’ai pu écrire, je ne parle jamais des assassins.Ils n’existent pas dans mon âme. Ils existent dans le sens socio-historique _ de ce qu’ils ont commis : forcément ! _, mais ils n’ont pas de place dans mon âme. Il n’y a pas que l’intelligentsia juive qui a critiqué le livre. Tout le monde devrait critiquer ce livre _ je le pense aussi. M. Littell, l’écrivain, est un homme très intelligent, de grand talent. Et cela rend son livre d’autant plus dangereux _ par cette attention « démonologique »  perverse ; pour analyser « cela« , lire plutôt les analyses fouillées (à bien démêler la complexité) des historiens Christopher Browning : « Des Hommes ordinaires _ le 101e bataillon de réserve de la police allemande et la solution finale en Pologne«  et Harald Welzer : « Les Exécuteurs _ des hommes normaux aux meutriers de masse« 

Aaron :

Quel avenir pour la mémoire dans la mondialisation, ce rouleau compresseur qui uniformise la pensée et avale le temps et la mémoire au nom de l’utilitarisme ?

Aharon Appelfeld :

Il m’est difficile de parler de l’avenir, car je n’aime pas parler en termes généraux. Pour moi _ c’est-à-dire « tout personnellement«, existentiellement…_, c’est le passé qui compte _ par le poids (existentiel et personnel) de ses effets _, car cela donne du sens à la vie _ quand il est humainement « affronté«  et « compris«  : voilà l’enjeu ! au lieu d’être esquivé, escamoté, ou trafiqué et falsifié !!! Même un passé horrible, c’est quelque chose qui donne de l’ampleur _ quel beau mot ! de quel souffle !!! _ à notre vie _ personnelle, donc, quand ce « passé horrible«  est « surmonté«  : là-dessus, lire, outre Aharon Appelfeld, Imre Kertész : par exemple, en contr’exemple d’« Être sans destin » et du « Refus » (ou du sublime « Le Chercheur de traces« ), le non moins sublime « Liquidation » : un des chefs d’œuvre sur le siècle qui vient de s’achever (le livre est paru à Budapest en 2003) Si nous souhaitons une vie riche _ qualitativement _, avec du sens _ voilà !!! _, qui ne soit pas superficielle _ ni bling-bling… _, il faut nous rattacher _ oui ! par la « plasticité«  du souffle et l’« ampleur » de l’ »inspiration« « respiration«  de notre « vivre«  _ à notre mémoire _ activée ! Pas tous nos souvenirs _ en nous défaisant des « clichés«  « réactifs«  plombants du ressentiment ; il y a aussi une joyeuse « vertu d’oubli« , nous apprend Nietzsche… _, mais tout ce qui a du sens _ = le plus « essentiel » !.. La vie _ subie _ peut être un enfer. Je l’ai connu, cet enfer _ en Bukhovine, en Transnistrie et en Ukraine, entre 1941 et 1944… Mais la vie est aussi une chose très précieuse, qui porte _ potentiellement _ beaucoup de sens _ à constituer « plastiquement«  par nous, en partie « essentielle«  ; et selon une exigence transcendante de vérité ! _, et il faut faire en sorte _ c’est un apprentissage personnel ; et l’« écrire« , et l’Art, y a, certes, sa part… _ que notre vie soit remplie _ dynamiquement _de sens _ au lieu, statiquement, d’absurde et de vide : que répandent les divers nihilismes…

cerrumios :

Comment peut-on être sûr qu’une personne détient la vérité si elle est contredite par un groupe ?

Aharon Appelfeld :

Mais nous sommes tout le temps contredits par d’autres _ et pas seulement « négativement« , non plus, qui plus est ; la démocratie authentique, c’est le débat éclairé !.. Le mal est une contradiction constante _ qui veut nuire et détruire : c’est sa définition ! Les individus sont souvent tentés _ de mentir, de trahir, de porter tort, de nuire (= blesser, mutiler et tuer ; anéantir) _, leur moralité subit des tentations qui viennent de groupes ou d’autres individus _ un peu _ charismatiques _ sur les estrades politiques, avec micros et haut-parleurs ; et sous le feu (avec projecteurs) des caméras, tout particulièrement. Mais nous devons apprendre _ c’est une école _ à résister, à défendre notre réalité _ singulière propre : elle est « à construire«  ; n’étant jamais simplement « donnée« , ni « héritée«  _, qui a un sens pour nous.

Oulala :

Quelle est votre position sur le débat entre histoire et mémoire ? La littérature ne peut-elle pas servir de « casque bleu » entre les deux ?

Aharon Appelfeld :

La bonne _ et seule « vraie«  _ littérature devrait rester modeste _ à échelle de la personne ; et sans généraliser : non « idéologique« , forcément ! Et devrait comprendre que son pouvoir est limité _ pauvre, humble : la lecture est elle aussi un acte silencieux et de solitude.La littérature, par nature _ non instrumentalisante qu’elle est, fondamentalement _, ne peut pas changer les hommes, ne peut pas changer la société _ en effet : ses effets ne sont pas « mécaniques » ; ni instrumentalisables… Mais elle est comme la bonne musique : cela fait germer _ oui : avec générosité illimitée ; joyeusement : la joie est spacieuse, comme le signifie l’essai La Joie spacieuse de Jean-Louis Chrétien… _ en nous quelque chose d’essentiel _ oui ! _, cela purifie _ de miasmes délétères _ notre vie, cela donne un parfum _ ouvrant !.. _ à notre vie et nous donne de la lumière _ on ne saurait mieux le dire… Donc la littérature, on ne connaît pas exactement son effet _ non « mécanique«  _, mais elle porte le germe _ dynamique et dynamisant _ de quelque chose qui préserve _ et peut miraculeusement perpétuer _ notre humanité _ toujours menacée d’« inhumanité« 

Voilà pour ces morceaux de « conversation » (« chat » !) offerts

sous le titre « Sans la vérité, notre vie est sale »

sur le site du Monde : ils sont assurément infiniment précieux !..

Entre tous nos contemporains,

Aharon Appelfeld est un « humain » « non-inhumain » « essentiel« 

 

Titus Curiosus, le 28 mai 2009

Voilà donc ce qu’était cet article de commentaire, en mai 2009 :
aujourd’hui, je me suis contenté de mettre en rouge les paroles d’Aharon Appelfeld qui portent le plus de sens pour moi…
De plus, il se trouve que si je conserve, bien sûr, ce souvenir _ de cette rencontre et de cette voix, le 19 mars 2008 _ qui m’a si fort marqué,
j’avais oublié le fait que c’était à l’occasion de la sortie française de La Chambre de Mariana que Aharon Appelfeld avait fait ce déplacement de Bordeaux.
Aussi n’est-ce pas sans surprise que j’ai aussi reconnu ma propre voix _ issue de ce passé de presque dix ans (2008 – 2018) dont je me souvenais en gros, mais pas en son plus précis détail ! d’où l’imhortance de traces qui demeurent ! _ comme celle du premier intervenant (à 36′ 33″) parmi le public à lui poser une question !
Car il me semblait que c’était à l’occasion de la publication en français de son Histoire d’une vieque j’avais rencontré Aharon Appelfeld, et avais pu m’entretenir (un peu) avec lui.
Au sortir de cette présentation dans les salons Albert Mollat, une seconde présentation était organisée au Centre Yavné, rue Poquelin-Molière ;
et là encore j’ai pu poser une question à Aharon Appelfeld :
cette fois je lui demandais ce qu’il pensait d’un autre écrivain de Czernowicz,
non pas Paul Celan (23-11-1920 – 20-4-1970),
mais l’auteur _ non juif, lui _ du très beau Neiges d’antan, Gregor von Rezzori (13-5-1914 – 23-4-1998).
Mais Aharon Appelfeld n’appréciait pas du tout celui qui était aussi l’auteur, même si le titre n’est pas à prendre à la lettre, des Mémoires d’un antisémite. Il avait même été furieux du rappel de ce monsieur…
Ma question à Aharon Appelfeld était la suivante :
« Merci d’être présent.
Je voudrais vous demander ce que vous apporte votre écriture, en particulier romanesque, par rapport à ce que vons avez vécu ;
puisque La Chambre de Mariana reprend ce que vous avez raconté dans Histoire d’une vie.
Alors je voudrais vous demander ce que vous apporte cette écriture de type romanesque, qui n’est pas de l’ordre du divertissement, par rapport au sens de votre vie.« 
La réponse d’Aharon Appelfeld, et sa traduction par Valérie Zenatti (jusqu’à 40′ 45), est la suivante :
« La différence entre un roman, entre l’écriture romanesque et l’écriture de mémoire, par exemple,
c’est que l’écriture du roman mobilise toute la personne, mobilise ses sens, sa sensibilité, son imagination et sa mémoire.
Si on se contente d’écrire ou de raconter ses mémoires, son autobiographie, on s’intéresse à, et on part surtout de, la dimension chronologique de l’être ; on se cantonne à ça.
Si on n’écrit qu’à partir des sens, on fait de la littérature pornographique.
Si on n’écrit qu’à partir du sentiment, c’est de la littérature sentimentale.
Si on écrit uniquement à partir de l’intellect, c’est de la philosophie, et ce n’est plus de la littérature.
Et si on n’écrit qu’à partir de son imagination, c’est de la science-fiction.
Le roman, lui, fait la synthèse, et mobilise tout mon être« . 

J’ai répondu : « Merci !« .
Il me semble retrouver là ce qui vient d’animer ma lecture du merveilleux Enfance, dernier chapitre, de René de Ceccatty,
d’après ce que lui apporte, à lui, auteur, ce que je nomme le transport de la semblance, via ce que je nomme aussi le travail de son imageance d’auteur _ en référence aux concepts de Marie-José Mondzain et de Michel Deguy _, dans son effort d’écrivant pour comprendre un peu mieux ce qui fut jadis vécu par lui, infans, et forcément fragmentairement _ René de Ceccatty utilise, lui, l’image de « la courtepointe«  (page 36 de ce si beau livre) pour caractèriser ce « tableau composite fait de fragments hétéroclites empruntés à de multiples expériences qui se sont intercalées entre le passé et moi » qu’est, in fine, le livre, l’œuvre, réalisé(e)… _ pour ce qui en concernait le sens, qui demeurait encore _ et demeurera toujours, car ce travail est en vérité infini _ à découvrir, par ce double travail de remémoration, mais aussi d’imageance d’auteur ayant bien avancé, cahin-caha, en sa vie d’adulte, comme en sa vie d’auteur, et ayant un peu appris et expérimenté, en un horizon, toujours, d’exigence de justesse : en sa vie comme en son œuvre.
Mon blog manifeste ainsi sa cohérence dans le temps…
Ce jeudi 4 janvier 2018, Titus Curiosus – Francis Lippa

Penser vraiment l’école : l’indispensable et urgent débrouillage du philosophe _ l’admirable travail de Denis Kambouchner

24fév

Avec la réunion revue et corrigée, peaufinée,

_ avec une magnifique patience et probité, en son acuité (rare à ce degré-là !) du regard d’analyse ;

cf à la fin de l’ouvrage, pages 340-341, le tableau parfaitement scrupuleux de l’« Origine des chapitres » : si quatre d’entre les onze chapitres, « La culture scolaire et après« , « Les principes d’une école juste« , « Rousseau et le temps des livres » et « Durkheim et la crise des humanités« , sont qualifiés dans l’absolu et in fine d’« inédits« , tous les onze ont été, de 2004 pour le premier, « L’Enseignement selon Foucault« , à 2012 pour trois (« Les principes d’une école juste« , « Rousseau et le temps des livres » et « Retrouver en soi l’enfant (Repuescere) : réflexions sur un précepte classique« ) et 2013 pour un ultime, « Durkheim et la crise des humanités« , purement et simplement « inédit« , lui ;

tous les onze chapitres, donc, de ce très beau (très probe et très patient parce que très précis) travail ont été repris, revus et peaufinés in fine avec une merveilleuse exigence de précision et une admirable finesse de nuances (les cas particuliers sont tout particulièrement magnifiquement distingués de généralités observées et relevées), selon les critères éminemment cartésiens de « clarté et distinction » (Denis Kambouchner est l’auteur des remarqués L’Homme des passions _ commentaire sur Descartes et Descartes et la philosophie morale), et je détache aussi au passage, cette citation de Locke, page 220 : « Bien distinguer nos idées, c’est ce qui contribue à faire le plus qu’elles soient claires et déterminées »… ;

en toute la palette et l’impeccable nuancier des micro-précisions-déterminations-distinctions de l’analyser constamment (= potentiellement à l’infini…) à l’œuvre, apportées inlassablement, depuis leur « origine » et « première version » (de ces étapes de l’enquête livrée ici, que sont ces onze chapitres, de 2004 à 2013 : le long de dix années…) donnée précédemment en conférence ou publiée en article ou Acte de colloque, marquant à un rare degré de perfection (très précieux pour le « débat » qui doit en résulter et auquel Denis Kambouchner, par sa « contribution« -ci, expressément nous « invite » à entrer et participer nous aussi, en « un vaste concours d’intelligences et de compétences« , page 10), ce qui se trouve si magnifiquement construit au final livré ici, et donnant lieu à onze « chapitres » d’un travail admirablement cohérent et fouillé, en une lumineuse rétrospection-reprise avec peaufinage (et présentée en son Avant-Propos, pages 9 à 20) ;

Denis Kambouchner ne manquant pas d’indiquer encore, page 20, tout ce que ce travail d’affinage doit aussi, in fine, au « regard le plus empathique et le plus aigu » qui soit, qu’y a « porté sur le fond comme sur le style«  Florence Dumora ;

Florence Dumora qu’il se trouve que je connais depuis son année en classe de Première, quand j’enseignais moi-même (à philosopher) en Terminale en son lycée ; l’année suivante, ce fut le regretté Christian Delacampagne (1949-2007) qui l’initia à la philosophie, ou au philosopher… _

avec la réunion revue et corrigée, peaufinée,

d’une série patiente et admirablement probe

_ et d’une lumineuse clarté de « débrouillage » des (de fait passablement complexes) questions abordées et réellement traitées, face aux jeux (trop complaisamment installés et entretenus) des confusions idéologiques, comme des emportements partisans, qui continuent, les uns comme les autres, de brouiller le regard collectif sur le sens et les enjeux (de démocratie vraie !) de ce qu’est aujourd’hui d’une part la situation (délabrée et se délabrant encore : certains pensant y avoir intérêt !) de l’école, et d’autre part ce que doit être (toujours et plus que jamais !) en sa puissante « vocation » humaine l’école, avec son ineffaçable « horizon«  « transcendant » de culture authentique véritable (et cela en toute son extension : la culture étant loin de se réduire à la seule culture des « humanités« ) : j’y viendrai, forcément, bien sûr, puisque c’est là l’essentiel !..

Et Denis Kambouchner de nous proposer ainsi ici toute une « cartographie«  subtile et en relief de ce paysage (et scolaire et culturel : avec « Horizons«  et « Arrière-plans« ) où se forme (et évolue, bouge) sans cesse historico-culturellement, en de complexes métamorphoses jamais strictement uniformes, l’humanité en construction jamais finie, mais toujours ouverte (et à peaufiner…), de notre espèce (humaine) tout à la fois très fragile et éminemment exaltante… ; avec les devoirs impérieux d’éducation ainsi que de culture (les deux étant fondamentalement liées) que cela, à chacun et à tous, nous impose envers chacun (soi et les autres) et tous, contre vents et marées d’intérêts et calculs de toutes sortes…

Cf ainsi, page 210, la merveilleuse phrase de conclusion du chapitre 6, « Éclaircissements sur « la culture »«  :

« Du point de vue pratique et dans les registres dont il s’agit _ dans la pratique au quotidien permanente, instant après instant, au présent de l’agir, de l’enseigner à l’école _, l’essentiel restera _ du côté et de la part de ce que doit offrir l’institution bien comprise, comme du côté et de la part de ce qu’a à faire, et au mieux, le maître en cette opération avec ses élèves, d’enseigner _ de multiplier autant que possible _ pour l’élève _ les occasions d’expérience _ à faire advenir et aider à constituer et bâtir (contribuer à faire s’élever), avec richesse et consistance, chez les humains qu’il s’agit d’aider à se former à s’accomplir vraiment, via l’impulsion donnée en et par cet enseignement à l’école… _, autrement dit les rencontres _ voilà ! avec des œuvres tout particulièrement : afin d’aider chacun et tous à construire et peaufiner, grâce à de tels apports, via les œuvres, d’autres personnes (de qualité : les auteurs de ces œuvres), une identité personnelle toujours plus riche et toujours ouverte, et tant soit peu consistante aussi, et en laquelle puisse se découvrir et reconnaître (et accomplir chacun toute sa vie durant) un vrai soi, pour la personne en formation de l’élève : un soi nourri de ces apports de vraie culture _ ; ce qui revient à faire valoir, contre l’idole _ malsaine et agressive _ de l’identité culturelle _ fermée et réductrice, et hostile, pleine de ressentiment… _, que la justice bien entendue _ à l’échelle des grands ensembles (de populations) _ n’est possible qu’avec _ voilà ! et par _ la connaissance _ incorporée (peu à peu) très substantiellement (et même consubstantiellement !) en sa personne : peut-être in fine singulière… _, et qu’elle se réalisera dans une civilisation _ partagée _ qui n’est l’apanage _ contre d’autres qui en seraient privés et exclus, eux _ de personne, parce qu’elle est toujours _ en chantier exaltant, cette « civilisation« -là _ devant nous«  : à réaliser, chacun et tous, en l’élévation d’œuvres à accomplir, une à une et au quotidien de chacun nos actes, toute notre vie durant… _

avec la réunion revue et corrigée, peaufinée,

d’une série patiente et admirablement probe

de onze contributions

_ soient les onze « chapitres » de ce travail si remarquablement « un« , au final de la « composition » que réalise le livre, eux-mêmes répartis en deux grandes « parties« ,

intitulées,

la première « Horizons » (1 « L’éducation, question première«  ; 2 « Crise de l’enseignement et critique de la culture » ; 3 « L’autorité pédagogique et le sens des savoirs scolaires«  ; 4 « La culture scolaire et après » et 5 « Les principes d’une école juste« ) : centrée sur la tâche de construire l’aujourd’hui et le demain civilisationnellement crucial ! de l’école (et de la culture !), au sein de l’acte même d’enseigner,

et la seconde « Arrière-plans » (6 « Éclaircissements sur la « culture » » ; 7 « Rousseau et le temps des livres«  ; 8 « Diderot et la question des classiques » ; 9 « Durkheim et la crise des humanités » ; 10 « L’Enseignement selon Foucault » et 11 « Retrouver en soi l’enfant (Repuescere) : réflexions sur un précepte classique« ) : centrée sur une rétrospection éclairante des brouillages (à dés-embrouiller et dé-brouiller !) de notre aujourd’hui scolaire grâce à l’intelligence très remarquablement éclaircie de son inscription historique et de son héritage, à mieux assumer… _

avec la réunion revue et corrigée, peaufinée,

d’une série patiente et admirablement probe

de onze contributions

consacrées à la tâche indispensable de « penser » enfin

_ mais ce chantier ne peut pas (ni ne saurait) être, jamais, « fini » !..  ; et du fait que  » les problèmes philosophiques relatifs à l’école ne sont en aucun cas l’apanage _ voilà ! _ des philosophes de profession« , « le traitement de ces problèmes implique _ très effectivement _ un vaste concours _ très effectivement démocratique et le plus richement possible nourri _ d’intelligences et de compétences, dont l’essentiel n’est pas qu’il parvienne _ jamais _ à une doctrine  _ enfin et une fois pour toutes ! _ unifiée _ tel quelque indéfectible catéchisme doctrinaire _, mais qu’il installe _ en esprit, et entretienne _ une vraie effervescence _ créative _ d’idées _ justes et infiniment nuancées : souples en même temps que fortes _ là où règnent encore l’aphasie ou les stéréotypes » (« et qu’il change à proportion l’atmosphère et les conditions de la formation des maîtres » : une condition éminemment cruciale !!!), page 10, en quasi ouverture de l’Avant-propos de ce livre, L’École, question philosophique _

avec la réunion revue et corrigée, peaufinée,

d’une série patiente et admirablement probe

de onze contributions

consacrées à la tâche indispensable de « penser » enfin

le devenir de l’école

_ en son actualité cruciale de « crise »

(l’emploi de ce terme de « crise » est bien sûr spécialement travaillé par Denis Kambouchner, notamment en son chapitre 2 « Crise de l’enseignement et critique de la culture », alors autour des thèses de Bourdieu, et d’une façon plus globale en même temps que spécialement cruciale (cf la référence à La Crise de la culture de Hannah Arendt, parue en traduction française en 1972, mais rédigée en 1954, sous le titre The Crisis in Education) à l’horizon de ce que l’on peut rattacher au travail récent (Denis Kambouchner le cite en son Avant-Propos, page 12) de Myriam Revault d’Allonnes (auteur que notre Société de Philosophie de Bordeaux recevra, dans les salons Albert-Mollat, le 20 mars prochain précisément, pour ce livre important sur le concept et les usages et mésusages « modernes » du mot « crise« ) : La Crise sans fin _ essai sur l’expérience moderne du temps) ; les premières versions, présentée en conférence, puis publiée en revue, de ce chapitre 2 datent de février et septembre 2006),

par rapport à l’« horizon«  civilisationnel de la vraie culture (entendue en sa plus large acception : en y intégrant une initiation suffisante aux diverses épistémologies des démarches de recherche du penser scientifique, notamment…) ; ainsi que, plus largement, le devenir de toute l’éducation, et lui aussi par rapport à l’« horizon«  d’une telle vraie culture (c’est-à-dire, soyons bien clair, celle du « meilleur«  ; cf ce mot décisif d’Érasme cité page 139 : « Rien ne s’apprend plus facilement que ce qui est le meilleur« …), qui doit être construite, soutenue, encouragée et diffusée à l’école comme dans les différents processus d’éducation, le plus largement et le mieux possible, face aux impostures (cf le livre de Roland Gori, La Fabrique des imposteurs, ainsi que mon précédent article du 25 janvier dernier à propos de ce livre : Créer versus s’adapter : l’urgence du comment contrer la logique mortifère du totalitarisme des normes d’existence, selon Roland Gori dans son si juste « La Fabrique des imposteurs ») en tous genres (et l’« entertaintityment« ) que certains, et les institutions qu’impérialement ils occupent, s’emploient à longueur de temps et avec quel succès !, à nous faire, et en masse, agréablement avaler… _,

avec la réunion revue et corrigée, peaufinée, d’une série patiente et admirablement probe de onze contributions consacrées à la tâche indispensable de « penser » enfin le devenir de l’école,

L’École, question philosophique de Denis Kambouchner

nous aide à dés-embrouiller la situation passablement encalminée depuis bien trop longtemps _ « près de quarante ans« , page 12 : c’est-à-dire lors de l’institution du collège unique, en 1974… _ de cette décisive institution _ anthropologique ! et civilisationnelle ! _ qu’est l’école,

en veillant à très distinctement préciser,

et donc le plus clairement possible déterminer par le travail du penser

ce qui fait fondamentalement son sens ;


ce que sont, et ce que doivent être, et respectivement, ses fins et ses moyens _ tout spécialement dans le contexte socio-économique et politique qui est au départ, puis assez durablement

(depuis les XVIIe et XVIIIe siècles ; mais pour combien de temps ?.. à l’heure des de plus en plus pressants calculs de rentabilité des dites « ressources humaines » et des réductions de budget de la dite « saine gouvernance » ultra-libérale, qui n’ont cessé de monter en puissance ces quarante dernières années…),

tout spécialement dans le contexte socio-économique et politique qui est le nôtre ;

et auquel, forcément, nous avons à lucidement (et courageusement) faire face ! en même temps que, d’abord et surtout, faire avec… _,

ainsi que l' »horizon » de sens (avec ce que celui-ci doit nécessairement comporter de « transcendance » par rapport aux objets déterminés de savoir, mais aussi de penser, qu’il offre, aux premiers plans des regards et autres vues de l’esprit , aux sujets en voie de subjectivation permanente que sont les élèves _ et bientôt adultes _ au sein de cette école… _ le processus de subjectivation, lui non plus, n’a pas de fin ; la bêtise étant, ici comme ailleurs, « de conclure«  _ ; qu’il offre, donc, à tous et à chacun, à appréhender, saisir et faire siens…)

et l' »univers » _ = la culture _ que cet « horizon » de sens permet _ à la fois immédiatement et progressivement, et très concrètement, hic et nunc, dans le cursus scolaire envisagé dans un sens qui soit à la fois déterminé et précis en même temps que profond, large et ouvert : c’est un processus au long cours ; et  qui ne saurait se borner jamais à quelques commodes résumés simplificateurs rapides... _ d’aborder, esquisser, dessiner et se représenter

afin de peu à peu l’explorer et connaître, et « incorporer« , de manière tant soit peu cohérente et consistante, au sein du processus de la subjectivation en devenir et formation de la personne ;

mais aussi en certains de ses aspects et c’est très important ! _ créer… ;

en même temps que ce que cet « horizon » de sens doit « offrir » _ très concrètement _ de « perspective » _ et de relief ! _ toujours _ fondamentalement ! en ses lignes « de fuite » pour le regard qui sont rien moins que des lignes de création pleinement effective pour l’ingenium de chacun… _ ouverte _ jamais fermée, ni directement instrumentalisable _ aux objets déterminés, eux, qui vont être donnés _ par le maître _ à _ très concrètement _ cerner _ au premier plan sur ce fond d’« horizon«  _ et faire culturellement siens _ par l’élève _, dans le travail d’échange _ à vif _ des processus _ via la parole et l’écoute, et des échanges (ouverts et si possible joyeux !) de réponses offertes et données, par exemple via l’accès à des « œuvres » qui en valent vraiment la peine (et qui ne soient pas forcément, non plus, des passages obligés, en forme de pénible et rébarbatif « pont aux ânes«  ; et cela dans les diverses disciplines, pas seulement dans la culture littéraire et humaniste…)… ; cf à ce propos la superbe note consacrée, page 254, « aux pages étincelantes d’Italo Calvino sur la littérature, dans Pourquoi lire les classiques ? »  _ de l’enseigner, éduquer, et surtout _ mais est-ce fondamentalement différent ? Non ! _ cultiver ! ;

et l' »univers« , donc,

de « culture » vraie _ et le plus possible vivante ! _

qui doit _ absolument _ être _ objectivement et fondamentalement _ le sien _ = celui de l’école ! _,

ainsi que celui de ses divers acteurs :

les enseignés, leurs parents, les enseignants _ ce sont eux qui ont à charge de diriger-piloter la manœuvre dans l’aventure (ouverte !) de leurs cours vivants ! et qui ont la responsabilité dernière et première, hic et nunc, de la barre (= à la manœuvre) de ce qui va être enseigné ! et de facto advient alors à titre d’objets déterminés du penser (de leur penser) dans la conscience des élèves… _, les personnels d’encadrement, comme les administrants :

« La crise française de l’école peut s’appréhender en termes de dérèglement et de dysharmonie interne à l’institution _ en conséquence de quoi c’est elle qu’il faut d’urgence réformer !

Ce dérèglement est né, il y a près de quarante ans _ soit la réforme Haby en 1974 _, du peu de sérieux avec lequel a été préparée une opération capitale, l’unification du système d’enseignement (« collège unique »)« , page 12

_ cf les très utiles distinctions proposées page 146 (in le chapitre « les principes d’une école juste« ) : « l’unification du système d’enseignement ne permettait de réaliser, selon les termes d’Antoine Prost, qu’une « démocratisation de la sélection », prenant la suite d’une « démocratisation de la fréquentation scolaire » ; mais ce n’était pas encore là ce vers quoi il convenait de se diriger, à savoir une « démocratie de la réussite » » (effective désirée et attendue par et pour tous) ;

et c’est de cette impasse encalminée des tentatives mal pensées (et encore plus mal assumées) de réalisation de cette « éducation de la réussite » que nous (l’école, l’éducation, la culture, la civilisation, via les processus d’acculturation de chaque nouvelle génération d’individus et personnes) souffrons cruellement aujourd’hui…


« Parmi les nombreux symptômes de cette crise, dont le premier est appelé « l’échec scolaire », il faut compter le blocage du débat public et le dérèglement de la parole institutionnelle _ sur le terrain directement politique de la démocratie (malmenée) : avec le brouillage qui en résulte (et demeure endémiquement) dans la plupart des esprits, même les mieux intentionnés.

Blocage du débat, avec l’opposition relancée jusqu’à la lassitude, sans que jamais soit donnée une chance _ suffisante pour donner lieu à une issue satisfaisante _ à la recherche d’un arbitrage _ qui soit enfin tant soit peu « équilibré«  (le camaïeu subtil des nuances important tout particulièrement ici considérablement !) ; cf a contrario de ce « blocage (malsain) du débat« , les efforts de rapprochement réussis des positions de Denis Kambouchner et Philippe Meirieu, par exemple in le récent (janvier 2012) L’École, le numérique et la société qui vient (avec aussi l’ami Bernard Stiegler) _, entre les tenants _ tel un Denis Kambouchner lui-même, au départ _ d’une « instruction » à la fois exigeante et émancipatrice, et ceux d’une action pédagogique en forme de monitorat, aidant l’enfant à « construire ses propres savoirs«  _ tel un Philippe Meirieu, au départ, aussi : avec des efforts persistants (et réussis) d’analyse et d’écoute réciproque, on peut donc rapprocher très positivement les positions de fond en réduisant les crispations rhétoriques de forme…

Dérèglement de la parole institutionnelle, avec l’espèce d’obligation _ qu’il faudrait assurément commenter : car c’est du devenir (et de la vérité même !) des démocraties effectives qu’il s’agit ! sur le terrain proprement politique _ faite aux politiques et aux responsables de couvrir _ hypocritement (= avec imposture !) _ la confusion régnante, et l’impossibilité apparente d’un discours rigoureux, affrontant avec mesure _ voilà ! _, des problèmes précis«  _ qu’il faut « déterminer«  par des distinctions elles-mêmes précises, subtiles et nuancées (équilibrées au cordeau, et à ajuster sans cesse avec souplesse « sur le terrain« , dans le jeu mouvant ultra-fin de leurs applications « sur le champ«  de l’enseigner effectif), adéquates… _, page 13.

Et « le malheur moderne a voulu que ce processus intervienne exactement au moment _ dans la décennie des années 70 du XXe siècle _ où, en France, en Europe de l’Ouest et dans d’autres régions encore, une pensée hypercritique à l’égard des institutions _ et de leurs procédures disciplinaires (cf ici les analyses de Foucault à ce moment des années 70…)  _ connaisse une sorte d’acmé », page 14 _ cf par exemple le Une Société sans école d’Ivan Illich (Deschooling Society, paru en 1971)… Sur l’importance et les modalités du fonctionnement du jeu des acteurs et des institutions, relire aussi le travail lucide de Michel Crozier et Erhard Friedberg L’Acteur et le système, paru en 1977…

Page 324, et à propos de ce que Denis Kambouchner nomme « une nouvelle difficulté (de Michel Foucault « après Surveiller et punir« , qui paraît en 1975) à faire des livres », l’auteur renvoie en note à la superbe (oui !!!) présentation par Jean Terrel et Guillaume Le Blanc, en 2003, des Actes du colloque Foucault au Collège de France : un itinéraire ; voici cette note : « Sur les transformations de l’œuvre de Foucault avec les cours du Collège de France, voir la riche (en effet !) introduction des éditeurs, Guillaume Le Blanc et Jean Terrel, à l’ouvrage Foucault au Collège de France : un itinéraire, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2003, p. 7-26«  ; et l’article (magnifique !) « L’enseignement selon Foucault« , aux pages 301 à 329 de L’École, question philosophique constitue d’ailleurs un des sommets de ce grand livre sur les arcanes de l’enseigner ;

et là-dessus tout spécialement, cf les admirables pages consacrées, pages 51 à 55, au « fait du bon professeur » ; et il faudrait citer in extenso ces magistrales pages de Denis Kambouchner…

« Il n’est que temps de se défaire des antinomies convenues _ paresseusement binaires _ pour se poser la seule question cruciale : celle des conditions dans lesquelles, à l’échelle de toute une société _ qui soit vraiment démocratique ! _, avec de hautes exigences _ celles, précisément de l’idée même de démocratie : relire là-dessus les très fortes analyses d’Alain… Cf aussi le concept kantien d’« idée régulatrice«  _ tant pour le niveau général de la formation _ des maîtres _ que pour l’adéquation aux besoins _ vrais _ des enfants, l’école pourrait (…) devenir au-delà de ce qu’elle a jamais été, une institution efficace et dynamique » _ les deux, et ensemble, sont très importants ! _, page 14.

« En dernière analyse, il s’agit de savoir _ plus clairement et mieux distinctement ! _ ce dont nous-mêmes sommes en quête _ mais oui ! _ et ce que nous sommes prêts _ par accommodation à un certain réalisme pragmatique conjoncturel _ à accepter«  _ en forme de compromis (qui soit acceptable sans ruiner l’essentiel) avec les forces des intérêts puissants et leurs considérables pressions socio-politico-économiques.

Soit « réexaminer les relations cardinales de l’éducation scolaire (entre les élèves, les enseignants, les savoirs et l’environnement _ en l’occurrence ce contexte et cette situation historique socio-politico-économique… _ )

et définir pour elles de nouveaux _ bien meilleurs ! _ équilibres _ le terme est très important ; et désigne quelque chose de non seulement extrêmement nuancé, en sa grande complexité culturelle et humaine, mais de forcément toujours mouvant dans la délicatesse nécessaire de ses applications à ces très fragiles « objets«  que sont les « sujets«  humains dans leur processus ô combien délicat et complexe de subjectivation personnelle métamorphique, que sont les élèves : quand on ne réduit pas les personnes à de la simple « ressource«  utilitaire, en terme de calcul de coût et de rentabilité pour l’entreprise et ses profits (ou l’État et la réduction de sa dette), bien sûr… ; là-dessus, relire La Théorie politique de l’individualisme possessif _ de Hobbes à Locke de C. B. Macpherson, ouvrage publié en 1962… _,

c’est ce à quoi ce livre voudrait contribuer« , page 15 ;

sachant qu' »il est vital que l’on _ c’est-à-dire nous tous, ne serait-ce qu’en tant que citoyens de nos démocraties (en proie à divers mouvements browniens)… _ sache distinguer entre les problèmes effectifs _ à effectivement traiter et résoudre _ et cruciaux _ voilà ! _ et ceux qui n’ont de réalité qu’idéologique«  _ à dissoudre ! Et tel est l’objectif (de « débrouillage« ) auquel essaie de viser principalement ce grand livre _, pages 15-16.


D’abord, « Il faudrait se demander comment l’on pourrait s’arranger pour que le désir d’apprendre _ ou vive curiosité, voire enthousiasme jubilatoire, à son meilleur… _ qui est celui des enfants _ en effet ! cf la magnifique double expression de Montaigne en direction du maître eu égard à cette enthousiaste curiosité-là de l’élève : « allécher l’appétit et l’affection » (Essais, I, 26, in fine), citée page 50 _ ne se décourage pas _ là étant probablement le principal gâchis ! et c’est un double gâchis d’humanité : tant personnel pour le Soi des individus envisagés en leur singularité de personne, que civilisationnel pour la collectivité à l’échelle du devenir historico-culturel commun, celui des contenus et œuvres de la civilisation (à la fois à cultiver et entretenir, maintenir vivant et raviver ; mais aussi compléter encore et toujours par de nouvelles vivifiantes recherches et créations)… _ peu à peu« ,

étant entendu aussi que « les systèmes éducatifs les plus performants _ dans leur pratique globale _ sont ceux dans lesquels il y a consensus _ un consensus relatif, forcément, et qui soit vivant et souple : en réduisant surtout le plus et mieux possible les divers dogmatismes (se figeant) ; et en évitant les fossilisations en trop d’académismes, aussi… : l’ouverture et la réactivation de la créativité interdit en effet la fossilisation en catéchismes fermés auxquels obéir aveuglément, à la lettre (et contre l’esprit) _ à la fois sur la nature des savoirs à acquérir _ les meilleurs ! et en toutes les disciplines… _ et sur les moyens _ les plus vivants et souples : avec toujours une dimension festive joyeuse de jeu improvisé (qui est aussi, en amont celle de la recherche et de l’invention, par le chercheur !) dans l’apprentissage à offrir (à l’élève) par le maître : ce qu’Érasme baptise magnifiquement « repuescere » ! Montaigne parlant, lui, est-il indiqué page 339, d' »un haut degré d’éjouissance«  : « les maîtres qu’il nous faut (…) sont ceux chez qui (ou de la part de qui) le plus grand sérieux et la clarté la plus parfaite sont toujours allés de pair avec un haut degré d' »éjouissance » (c’est le mot de Montaigne)«  (in Essais I, 26).

Et on trouve aussi chez Foucault cette dimension « érotique«  et du savoir (à constituer par la recherche, en la mobilisation vive et efficace de la curiosité), et de l’enseigner-partager, aussi (du moins quand celui conserve quelque chose de l’érotisme de la recherche…).

Et Denis Kambouchner de citer pages 312-313, des extraits d’un très significatif entretien radiophonique de Michel Foucault, avec Jacques Chancel (pour l’émission Radioscopie), le 3 octobre 1975 (in Dits et écrits, volume 1, page 1655) :

_ Jacques Chancel : « En principe, à l’école, on oblige à apprendre ; et l’école devrait être une fête ; on devrait être content d’y aller, car c’est vraiment le terrain de la curiosité _ remarque déjà magnifique de la part de Jacques Chancel !.. Il doit donc y avoir des choses essentielles à apprendre. Quelles sont ces choses ? En dehors de l’orthographe, de l’arithmétique, de la lecture ?…« 

_ Michel Foucault : « Je dirais que la première chose qu’on devrait apprendre _ si ça a un sens d’apprendre quelque chose comme ça _, c’est que le savoir _ en acte, dans le processus délicieux de l’apprendre, découvrir… _ est tout de même profondément lié au plaisir _ mais oui ! et comment !!! _, qu’il y a certainement une façon d’érotiser le savoir, de rendre le savoir hautement agréable _ dans l’acte d’enseigner ; et d’initier à ce processus d’apprentissage-découverte, et même (et peut-être surtout !) création, les élèves, pour le professeur s’adressant à, pour les y initier, ses élèves… Que l’enseignement ne soit pas capable même de révéler cela, que l’enseignement ait presque pour fonction de montrer combien le savoir est déplaisant, triste, gris, peu érotique, je trouve que c’est un tour de force _ moi aussi ! Mais ce tour de force a certainement sa raison d’être _ probablement ! Il faudrait savoir pourquoi notre société a tellement d’intérêt à montrer que le savoir _ comme passage, sas ou entrée, à un pouvoir : à réserver à une minorité seulement… _ est triste. Peut-être précisément à cause du nombre de gens qui sont exclus _ c’est-à-dire à exclure, en fait _ de ce savoir. »

J. C. : _ « Imaginez déjà ce que pèse le mot « savoir ».« 

M. F. : _ « Oui.« 

J. C. : _ « Lorsqu’on dit « savoir », c’est joli. Mais lorsqu’on dit « LE savoir »… » _ Jacques Chancel, ce Gascon bigourdan, ne manque décidément pas de finesse…

Et Michel Foucault de répondre magnifiquement alors : « Oui, c’est ça. Imaginez que les gens aient une frénésie de savoir comme une frénésie de faire l’amour. Vous imaginez le nombre de gens qui se bousculeraient à la porte des écoles. Mais ça serait un désastre social total  » _ pour le partage des bénéfices (financiers) des pouvoirs déjà en place ; pour ce que deviendraient les privilèges… Qui veut vraiment la vraie démocratie des épanouissements des compétences (et en tous genres) ?..

Et il poursuit (mais Denis Kambouchner ne poursuit pas ici la citation), très explicitement : « Il faut bien, si l’on veut, restreindre au minimum _ voilà ! _ le nombre de gens qui ont accès au savoir, le présenter sous cette forme parfaitement rébarbative, et ne contraindre les gens au savoir que par des gratifications annexes ou sociales _ et pas directement, ni en substance (comme c’est le cas de toute véritable découverte !), « érotiques«  _ qui sont précisément la concurrence, ou les hauts salaires en fin de course _ de jouissance sadique, cette fois ! Mais je crois qu’il y a un plaisir intrinsèque _ absolument ! _ au savoir, une libido sciendi _ voilà ! _, comme disent les gens savants, dont je ne suis pas » _ et qui se révèle aussi dans l’acte même d’enseigner, ajouterais-je, pour ma part, si j’ose ici me permettre un tel ajout à la parole sur le vif de l’interview de Michel Foucault, en 1975…

Mais Denis Kambouchner dit encore, page 313 : « Depuis Platon (…) cette érotisation est connue _ mais oui ! _ pour être un des plus puissants facteurs _ absolument ! _ de la culture intellectuelle et du perfectionnement de soi ; et sans doute a-t-elle lieu à quelques degrés toutes les fois _ mais oui ! j’en témoigne à mon tour ! _ qu’un professeur a fait cours entouré de ses élèves, au lieu de les avoir face à lui dans une salle de classe » _ mais cela est aussi une affaire de disposition des tables et des chaises ; ainsi que de la mise en scène de la prise (par chacun et tous) de la parole dans l’interaction vivante entre professeur et élèves !.. Et pour Foucault, sinon toujours enseigner, du moins « la recherche est érotique par essence, elle ne fait qu’un avec le mouvement de la vie et de la pensée » ; car « c’est s’aventurer, provoquer, faire événement« , signale Denis Kambouchner page 325 ; alors que pour Denis Kambouchner (et je l’en approuve et y applaudis de toutes mes mains !), il est « pratiquement impossible d’enseigner sans chercher«  _ et c’est fondamental !

Sur la personnalité de l’individu Michel Foucault, lire le témoignage magnifique de Mathieu Lindon, Ce qu’aimer veut dire ; ainsi que mon article du 14 janvier 2011 : Les apprentissages d’amour versus les filiations, ou la lumière des rencontres heureuses d’une vie de Mathieu Lindon

Et avec des moyens (d’enseigner-partager-susciter la curiosité) qui soient adaptés à la diversité elle-même vivante (et enrichissante, quand elle est bien conduite ; et c’est parfois acrobatique…) des élèves dans la diversité elle-même vivante (ni trop éclatée, ni trop uniforme) du groupe-classe (lui-même pas trop nombreux : existent des seuils de faisabilité !..) : groupe-classe que l’on dissout de plus en plus (les individus sont dispatchés en d’autres assemblages, dissolvant les liens se constituant du groupe-classe…), pour des raisons de coût de la masse salariale des enseignants et rentabilité de la « ressource humaine«  que ces enseignants constituent aux égards de la comptabilité… _ ;

étant entendu aussi _ et je reprends ici la fin de ma phrase interrompue par cette longue incise sur l’érotisation du savoir, à la fois en tant qu’apprendre-découvrir et que chercher, et peut-être aussi de l’enseigner, selon Foucault (et Denis Kambouchner) _ que « les systèmes éducatifs les plus performants sont ceux dans lesquels il y a consensus à la fois sur la nature des savoirs à acquérir

et sur les moyens de cette acquisition _ par les élèves.

Par contraste, l’apparente impossibilité _ plus ou moins hystérisée _ de s’accorder sur le type de culture que l’école devrait dispenser

fait une partie de la faiblesse relative mais préoccupante du système français _ encore travaillé cependant (mais pour combien de temps ?) par un assez haut niveau (de tradition persistante républicaine, en dépit des réalismes de plus en plus ouvertement cyniquement décomplexés de certains…) d’exigence de démocratie et justice, de la part d’un nombre assez important de professeurs. Ici, les choix sont clairement directement et immédiatement politiques.

L’histoire de ce dissentiment est lié à l’étonnante longévité d’un système d’éducation des élites hérité du XVIe siècle et qui a perduré, à travers le lycée du XIXe siècle _ via diverses alliances successives dont Denis Kambouchner fait précisément l’historique _, jusqu’au début des années 1960.

Cette longévité a eu sa contrepartie, avec les difficultés spécifiques d’une unification-massification-démocratisation qui n’a ni remplacé clairement ce système par un autre, ni adapté ses éléments à de nouvelles conditions démographiques et socioculturelles, ni perfectionné les voies alternatives de manière à contrebalancer le poids des classements sociaux« , page 16.

« De là aussi la persistance d’une _ nocive _ division des cultures enseignantes _ parmi les professeurs, au premier chef (ainsi que leurs pratiques pédagogiques) _, que la polarisation du débat public a en quelque sorte transposée, et qui laisse encore quelques uns _ bien fautivement… _ imaginer qu’entre la passion _ et l’enthousiasme joyeux _ du savoir _ et de la culture _ et le souci des élèves, de leur progrès et de leur devenir _ matériels et concrets _, il serait nécessaire de choisir : idée navrante, à tous égards contre-productive ô combien ! _, et qu’il faudrait _ on ne saurait assez insister dessus ! _ songer à répudier une fois pour toutes » _ j’y insiste à mon tour… _, page 16 toujours.

D’autre part, « en matière pédagogique, les trois siècles écoulés ont été l’âge des théories » _ successives et frappées très vite d’obsolescence, mais non sans avoir très vite aussi entraîné d’immenses dégâts.

Et « depuis les années 1970 jusqu’à une date fort récente, les textes régissant l’éducation scolaire et même les programmes des divers niveaux et matières ont été en France saturés de théorie« .

Mais « il vaudrait beaucoup mieux que, à l’égard des théories discutées, les textes régissant les institutions restent _ plus prudemment et avec davantage de sérénité, face à la versatilité des modes en ces matières : jusqu’à l’inconsistance et l’incohérence ! on ne les connaît (et subit) que trop « sur le terrain«  ; de même que l’on essaie, aussi, tant bien que mal de s’en protéger… _ neutres et impartiaux _ un peu plus réfléchis et mieux responsables : indépendamment du cynisme de fait de quelques carriéristes « bouffant à tous les rateliers«  qui se succèdent et se remplacent ; la « conscience«  de ceux-là, puisqu’ayant disparu, ne pouvant pas en être (jamais, ni si peu que ce soit) affectée le moins du monde : tournez manèges et passez muscade !..

Cela ne revient pas à demander qu’ils _ ces textes régisseurs des fonctionnements de l’école _ évitent tout concept, mais qu’ils ne contiennent rien qui ne soit véritablement _ tant soit peu, un minimum _ éprouvé, c’est-à-dire passé au crible _ temporel aussi, et donc pris sur davantage de durée ; et d’« expérience«  un peu honnête effectivement partagée… _ de toutes sortes d’objections«  _ un peu sereinement examinées.

Car « il n’y a pas de démocratie au sens fort sans l’idée d’une rationalité _ qui soit vraiment tant soit peu, un minimum _ partagée _ un peu à distance de la pression et des urgences à courte vue, et qui plus est versatiles, des lobbies tirant à hue et à dia en fonction de leurs urgences (bien peu pédagogiques, et encore moins culturelles, celles-là)… _ à laquelle la parole publique et institutionnelle _ vraiment démocratique _ a précisément pour charge _ morale et politique _ de donner corps« , pages 16-17.

La troisième « conviction«  (page 15) forte sur laquelle met l’accent la présentation des objectifs de la recherche de Denis Kambouchner en son Avant-Propos,

est celle de la « dimension humaine de l’éducation scolaire«  _ l’« humanité«  propre (non-inhumaine !) des « sujets«  à aider à advenir et s’accomplir (à l’échelle de leur vie entière), étant envisagée par Denis Kambouchner comme la fin essentielle que doit mettre en valeur son travail d’analyse, et cela supérieurement à toute considération (seulement servile) de moyens, à destination de quelque employabilité (au titre de « ressources humaines« ) que ce soit… _ (pages 15-16) :

« Il n’existe pas et n’existera pas _ numériquement… _ de professeur virtuel _ pas plus, serait-on tenté de dire, que de parent virtuel _ l’éducation n’étant en rien mécanique ; et doit impliquer fondamentalement une vraie affection (parentale ici) pour l’autonomie vraie du sujet à aider à faire advenir en vue de de s’accomplir vraiment, en l’enfant qu’il est encore à ces âges de minorité effective.

Parmi les besoins premiers _ et fondamentaux ! _ des enfants, des adolescents, des jeunes gens, il faut compter le contact direct _ vivant, interactif et nominal (élève par élève = personne par personne) ; et pas par l’astuce (commode et attractivement moins coûteuse financièrement…) de dispositifs de visio-conférences ; mais aussi chaleureusement affectif ! Que fait un « pédagogue qui n’aime pas les enfants« , pour reprendre l’expression du livre éponyme de Henri Roorda, sinon bien des dégâts ?! _ avec une parole adulte _ cf aussi le concept de « bon objet » de Mélanie Klein, dans la cruciale formation du « Soi«  de l’enfant, avec ses conditions affectives et d’échange ultra-personnel… _ qui ne soit ni préfabriquée ni programmée _ formatée _, mais formée _ au plus vivant et vif de l’interlocution interactive (et aimante) hic et nunc : c’est capital ! _ exprès pour eux (cet ajustement spécifique _ et nominatif à l’égard de chacun ! au sein du groupe-classe _ et comme tel imaginatif _ et joyeusement ludique en sa réponse toujours improvisée, en même temps que savante, précise et substantielle, à l’imprévu joyeusement surprenant, au moins en partie, du questionnement (sur le vif !) des élèves ! _ étant d’ailleurs au principe _ et comment !!! _ de toute efficacité pédagogique).« 

« Ils ont besoin en premier lieu d’une parole qui non seulement fixe des règles _ oui, mais non sans souplesse ; pas mécaniquement ! _ et réponde _ vraiment : substantiellement ! _ à leurs questions les plus immédiates _ sur le vif, donc, et en confiance réciproque : une confiance qu’il faut vraiment installer, coudre-construire au fil des échanges, et ne pas trop décevoir ; et cela sans démagogie aucune ! _,

mais les incite à aller voir _ avec une joyeuse très effective curiosité ! à susciter, entretenir et faire rebondir chaque fois que nécessaire ! celle du professeur servant d’exemple ludique et festif, davantage que de modèle (à dupliquer servilement ; cf le mot de Nietzsche, « Vademecum, vadetecum« …), à la curiosité à titiller de ses élèves _ ce qu’ils n’ont pas vu _ en classe : qui est toujours, et forcément, partiel ; et le champ de curiosité étant toujours ouvert, lui, et à l’infini du questionnement et de la méditation éventuelle à nourrir… _,

fasse appel à leur jugement _ toujours ! sur l’importance du juger, cf l’ultime important travail de Hannah Arendt, Juger _,

et d’abord représente auprès d’eux _ en exemple (d’élan, et enthousiaste) plus encore qu’en modèle (à copier, servilement) _ un jugement

à la fois bienveillant _ malheur au « pédagogue qui n’aime pas les enfants« , pour se référer (nous y revoilà !) à l’ouvrage d’Henri Roorda, en 1917 : Le pédagogue n’aime pas les enfants, dont est extrait le premier exergue au livre, page 7 : « Hélas ! l’école ne rend pas fertiles _ soit un but qui devrait être davantage même qu’éminent : prioritaire ! _ les esprits qu’elle cultive _ et ce devrait être en profondeur aussi, et pas superficiellement. Pour cela, il faudrait les remuer plus profondément et leur donner des aliments meilleurs«  ; l’essentiel est dit là ! : « les remuer plus profondément » et « leur donner des aliments meilleurs«  _

et d’abord représente auprès d’eux _ je reprends l’élan de la phrase _ un jugement à la fois bienveillant

et exact«  _ et qui, par l’exemple le plus vivant possible qu’il soit, en l’échange, encourage ainsi vraiment à l’effort (tout à la fois et d’un même mouvement exigeant et heureux) vers la plus grande finesse-justesse (peu à peu munie et étayée de culture) de leur propre permanent penser-juger-évaluer : à aider ainsi à faire advenir (former avec précision et souplesse, les deux à la fois, puis consolider et élargir, toujours, et essayer d’approfondir), en enseignant à ne pas craindre ni l’erreur de la première réponse-esquisse, ni l’effort de sa reprise-correction, afin d’améliorer (et pousser toujours plus loin) ce penser-juger-évaluer, qui sera toujours lui-même en mouvement à jamais ;

Cf Alain : « Quiconque pense commence toujours par se tromper. L’esprit juste se trompe tout autant qu’un autre _ l’esprit faux : non désireux de sa propre justesse _ : son travail propre est de revenir, de ne point s’obstiner, de corriger selon l’objet la première esquisse _ à fin de son amélioration présente et future. Mais il faut une première esquisse _ et oser, en confiance, accomplir cet effort premier : avec le double courage de l’effort de penser, et celui de l’exigence de la justesse ! _ ; il faut un contour fermé _ qui seul permet le nécessaire travail (c’est une dynamique…) de focalisation progressive de l’esprit. L’abstrait est défini par là » ;

pour en déduire : « Selon mon opinion, un sot n’est point tant un homme qui se trompe _ en cherchant à juger-penser-évaluer : et c’est à chaque instant de la vie ! _, qu’un homme qui répète _ mécaniquement, sans être en mesure d’en rendre compte et les justifier vraiment, des formules-solutions toutes prêtes : tel un perroquet ou un ordinateur ! Faute d’oser se lancer dans la dynamique créative féconde du « penser-juger«  : avec vaillance et courage ; cf ici le sublime début du Qu’est-ce que les Lumières ? de Kant… _

qu’un homme qui répète des vérités, sans s’être trompé d’abord comme ont _ de fait ! _ fait ceux qui les ont trouvées » ; « Instruire, c’est former le jugement« , disait on ne peut plus fondamentalement Montaigne de cette mission première du maître à l’égard de l’élève…

« Or, pour être exacte et compréhensive _ les deux à la fois _, ferme et ouverte _ en même temps _, attentive, rigoureuse et modulée _ ensemble et à l’instant, au plus vif de l’ici et maintenant ! _,

la parole adulte doit être _ en effet ! _ instruite _ elle-même et déjà : et c’est un processus lui aussi (et très joyeusement !) infini : il se poursuit toujours… _ à un haut degré« 

_ et cela se façonne (artisanalement) tout au long de l’exercice (large et permanent) d’exister d’une vie, et pas seulement de la vie strictement professionnelle, pour un professeur ; et cela, à la façon dont « se fait » aussi (= se bricole : c’est, sur soi-même, une praxis) le savoir créateur toujours plus expérimenté en même temps que plus créatif (= poïétique) de l’artiste lui-même apprenant à s’accomplir (en cette praxis, acte par acte) en créant (en sa poiesis, œuvre par œuvre) ; et c’est aussi un art ! qu’enseigner ; et pas une technique (mécanique)… ; lire (et relire à plaisir !) les sublimes analyses de Spinoza en son Éthique sur la nature et le processus même de la joie, comme expression affective de l’accomplissement des potentialités (personnelles) ; cf aussi le très beau livre de Jean-Louis Chrétien, en 2007 : La Joie spacieuse _ essai sur la dilatation _, page 18.

« Le fond de cette relation de parole _ de sujet à sujet ; d’un humain adulte à l’humain qu’il s’agit d’aider à devenir et s’accomplir, en l’enfant, chacun et tous ; à commencer dans le processus vivant et irremplaçable de la classe ; et Denis Kambouchner en traite aussi très précisément… _ a été parfaitement décrit voici cinq siècles par les écrivains humanistes, parmi lesquels Érasme, en compagnie de qui ce livre se terminera _ aux pages de l’ultime et magnifique chapitre, pages 331 à 340.

Érasme dit aussi _ exactement à l’inverse de ce que soutiendra le décidément toujours sinistrement paradoxal Rousseau en son Émile (cf ici l’avis fort pertinent du très fin Denis Diderot sur cet incurablement caractériel et incurablement malheureux de Jean-Jacques !) contre les livres… _

que l’esprit malléable du jeune enfant doit être d’emblée nourri _ voilà ! _ de ce qu’il y a de meilleur dans les meilleurs auteurs _ cf Alain : « Toute pensée est donc entre plusieurs et objet d’échange. Apprendre à penser, c’est donc apprendre à s’accorder ; apprendre à bien penser, c’est s’accorder avec les hommes les plus éminents, par les meilleurs signes«  ; et cela sans esprit de conformisme ; mais seulement d’émulation d’élévation… _ ;

que, pour l’initier _ c’est une dynamique au long cours et qui passe par de l’affectivité : de la joie… _ aux lettres (et aux sciences _ en leur processus joyeusement excitants de construction-création : à la suite des travaux de mon amie Marie-José Mondzain, dont Homo spectator, j’aime parler ici de la fécondité du processus créatif d’« imageance«  ; cf aussi, bien sûr, Gaston Bachelard… _), il ne faut surtout pas attendre, dès lors qu’il sait parler et qu’il est apte à l’instruction morale ;

qu’il n’y a rien à quoi son jeune âge puisse être employé plus utilement ;

qu’il n’y a pas de connaissance des choses sans connaissance des mots _ cf Alain, encore, en ce même texte d’Éléments de philosophie : « Leçons de choses, toujours prématurées ; leçons de signes, lire, écrire, réciter, bien plus urgentes«  ; ni non plus « sans connaissance de phrases«  (c’est-à-dire de « structures syntaxiques«  à apprendre à mettre en œuvre : cf ici la générativité du discours (en une langue) par la parole vivante, telle que l’analyse magnifiquement Noam Chomsky) _ ;

et que les enfants, moins fatigables que les adultes, supportent _ avec mieux que de l’endurance, avec le plaisir d’une passion s’incarnant physiquement en une activité consistante et cohérente suivie et poursuivie _ quantité d’exercices, pourvu qu’ils en sentent l’intérêt _ c’est-à-dire le sens, en un suivi qui demande toujours (et de la part du maître comme de la part de l’élève, en leur échange vivant) un minimum de patience, accompagnant l’effort joyeux de l’exercice ; et qui sera réinvesti ailleurs et plus tard, par l’adulte que l’élève est appelé à devenir, selon les sollicitations de son propre exister… _ et qu’il y entre une dimension de jeu«  _ relire ici, sur l’importance et l’efficacité du playing, l’excellentissime Donald Winnicott… Et comparer avec ce que les coaches sportifs sont capables, sur le terrain et dans le « faire«  effectif, d’obtenir d’efforts très intensifs et prolongés lors des séances (fréquentes) d’entraînement des jeunes qui pratiquent durablement et passionnément un sport… La salle de classe doit être le lieu de cet effort (ludique) de l’exercice joyeux (voire jubilatoire !) du penser-juger ; je ne reviens pas sur les remarques plus haut de Michel Foucault à Jacques Chancel, le 3 octobre 1975 (Denis Kambouchner qualifie, page 328, la « lecture«  des Dits et écrits de Michel Foucault d’« expérience comparable à celle des Essais de Montaigne«  : rien moins !!!…

« Ces textes _ d’Érasme donc _ n’ont rien perdu de leur puissance d’interpellation _ certes ! Et c’est bien une telle interpellation citoyenne qu’aspire à réaliser auprès du lectorat le questionnement philosophique de ce magnifique travail sur le fond qu’est L’École, question philosophique

Dûment médités _ et c’est bien là, avec tout ce que cela implique de durée, d’exigence patiente de penser-juger et de qualité d’attention d’analyse dynamiquement questionnante et réflexive, un exercice spécifiquement philosophique, en effet ; cf le sens de cette action de « méditer«  in les Méditations métaphysiques de Descartes… _,

il se pourrait même qu’ils définissent, ou aident encore à définir _ face à la confusion idéologique tristement endémique qui persiste à régner, dans l’opinion comme dans les sphères dirigeantes : c’est qu’il en existe beaucoup que pareille confusion endémique arrange ! _,

l’essentiel de ce qu’il nous faut, et de ce qu’il faut à tous les enfants, à l’âge du numérique et de l’exigence démocratique d’une « réussite de tous »«  _ cf aussi, ainsi, les très notables avancées de compréhension mutuelle auxquelles sont parvenus un Philippe Meirieu et un Denis Kambouchner lui-même (avec l’ami Bernard Stiegler), dans le récent L’École, le numérique et la société qui vient, aux Éditions Mille et une nuits, en janvier 2012 ; à confronter avec l’état des lieux du débat par Denis Kambouchner en son précédent Une école contre l’autre, aux PUF, en 2000 : il y a treize ans _, pages 18-19.

Cf aussi cette magnifique expression de Stefan Zweig que je trouve en son Érasme, paru en 1934 _ la date est d’importance ! au moment de l’installation au pouvoir d’Hitler… ; d’où le sous-titre donné par Zweig : Grandeur et décadence d’une idée _ :

« Ce qui fera la gloire d’Érasme _ 1469-1536 _,

vaincu _ bientôt et au fil des siècles qui vont suivre, face aux avancées du machiavélisme (Le Prince de Machiavel a été écrit en 1513) dans la modernité qui s’ouvrait alors, en cette Renaissance, puis bientôt cet Âge classique, avec les progrès en suivant du pragmatisme et de l’utilitarisme, appuyés sur la très habile exploitation socio-économique organisée assez rapidement et à grande échelle (cf John Locke, un des premiers, puis Adam Smith, avant bien d’autres) des progrès (au départ assez innocents peut-être, et séparés) des sciences comme des technologies ; Descartes lui-même a très vite l’intuition de la puissance d’efficacité de ce nouage (au moins technico-scientifique, sinon économico-techno-scientifique : « se rendre comme maîtres et possesseurs de la Nature« , dit-il… ; cf aussi la bien connue métaphore de « l’arbre de la philosophie«  dans sa Lettre-Préface aux Principes de la philosophie) ; mais Denis Kambouchner est mieux qu’un très avisé expert en la matière ; consulter son Descartes et la philosophie morale, aux Éditions Hermann, en 2008… _

ce qui fera la gloire d’Érasme, vaincu dans le domaine des faits _ socio-économiques à l’échelle de l’Histoire longue de notre modernité : mais celle-ci n’est pas finie ! _,

sera d’avoir littérairement frayé la voie à l’idée _ au sens kantien d’idée régulatrice _ humanitaire,

à cette idée très simple et même temps éternelle

que le devoir suprême _ = souverain _ de l’humanité est de devenir toujours plus humaine _ quelle magnifique expression ! _,

toujours plus spirituelle, toujours plus compréhensive«  _ au lieu de devenir « plus inhumaine« 

« Devenir toujours plus humaine » !

Quatre-vingts ans après 1933 et l’arrivée au pouvoir d’Hitler en Allemagne,

c’est toujours, en 2013, un formidable impérieux pari (et inlassable combat à mener) en faveur de cette « voie » de toujours davantage d' »humanisation » de l’humanité,

face aux forces (se voulant _ et proclamant haut et fort _ très réalistes, elles…) du pragmatisme utilitariste (socio-économique) _ plus ou moins discrètement ou ouvertement cynique, ici où là…

« Bien faire l’homme« , dit Montaigne en son ultime (= testamentaire !) chapitre des Essais : De l’expérience  (Essais, III, 13), un chapitre tout bonnement sublime ! ; pour conclure son livre-testament (à destination de ceux qui voudraient bien se souvenir de lui au plus vrai de ce qu’il a pu être et faire (et en témoigner en son écrire et ré-écrire…), grâce à ce que le livre conserve des efforts inlassables de cet écrire vrai, « tant qu’existerait de l’encre et du papier« …) ;

pour conclure son livre-testament, donc, sur l’invocation (essentielle !) d’Apollon et ses Muses… Et tant qu’existeront, aussi, des lecteurs et des re-lecteurs de telles vraies œuvres…

Et ce pari civilisationnel de fond

quant à ce qu’est, et ce que doit être, l’humanité _ ainsi que quant aux valeurs (de l’agir et de l’exister) à hiérarchiser, en conséquence… _

participe aussi, et même pour beaucoup (= fondamentalement !!!) ,

des finalités entre lesquelles choisir, tant collectivement _ pour les décideurs politiques (mais aussi pour les électeurs-citoyens, en amont, lors des élections, que nous sommes encore…) dans les démocraties _ que personnellement _ pour qui y enseigne _,

pour ce qui concerne le fonctionnement même, au quotidien le plus vivant, de l’école.


Que l’on se demande in fine, conclut ainsi son Avant-Propos Denis Kambouchner,

« si une éducation

qui tournerait tout à fait _ la nuance est d’importance : c’est d’abord une affaire d’échelle et de degrés ; ou encore d‘ »équilibre«  et de « proportions«  (et ces termes sont tout simplement capitaux !..), par rapport aux pressions des très puissants (de fait) intérêts socio-économiques, voire de « gouvernance » comptable… : à rebours de leurs propensions impérialistes, voire totalitaires… _

le dos

à la leçon et à la mémoire des humanistes _ et de leur considération « de droit » à propos de ce que doit être l’humanité (cf aussi l’opposition en la seconde moitié du XXe siècle entre les partisans, à la Ernst Bloch, du Principe Espérance et les partisans, à la Hans Jonas, du Principe Responsabilité ; et aussi, tout récemment, le point sur la question de Frédéric Gros, en son Principe Sécurité…)… _,

et qui accepterait de cantonner _ en un « parc«  fermé (ô mânes d’Emmanuel Kant ! ô esprit actif de Peter Sloterdijk !) pour des raisons d’« inutilité » du niveau de main-d’œuvre qualifiée attendu statistiquement sur le marché du travail, et des calculs de coût (de formation) passant ainsi le seuil de l’estimé supportable à nos finances, selon les experts auto-proclamés et assez grassement stipendiés de nos marchés d’affaires privées et publiques… ; cf ici le très joli travail de Nuccio Ordine L’Utilité de l’inutile, aux Belles Lettres, ce mois de janvier 2013 _

le grand nombre des élèves _ à part de la petite minorité devenant seule utile et rentable désormais, à réellement former, elle : et si possible pour les seules tâches dont on (= les actionnaires des entreprises) escompte avoir réellement besoin ;

cf les analyses de Florent Brayard sur le pragmatisme (et l’hyper-méfiance, voire paranoia, l’accompagnant…) de la division des tâches dans l’organigramme du régime nazi, selon ce qui peut se deviner-déduire des intentions d’Hitler, in Auschwitz _ enquête sur un complot nazi ; l’hyper-fragmentation de l’organisation bureaucratique constituant ici un modèle de modernité de « gouvernance«  efficace… _

dans la périphérie _ la plus étroitement utilitaire (sur le marché du travail), et sans nul autre « horizon » ni « perspectives » que le misérable fun convenu et formaté, et hyper-soigné en terme de fonctionnalité efficace (de crétinisation !) des divertissements de masse des industries ad hoc ; relire ici Theodor Adorno, par exemple en ses superbes et plus que jamais actuelles Minima moralia, sous-titrées Réflexions sur la vie mutilée ; un tel game pré-formaté (et fermé) allant à l’inverse du playing (ouvert) dont fait l’éloge Donald Winnicott ; cf aussi là-dessus les très pertinentes analyses de Roland Gori en La Fabrique des imposteurs _

du savoir _ = de la culture _,

pourrait faire autre chose

que son propre malheur«  _ civilisationnel, et à très court terme… _, page 19.

Alors, réfléchissons un peu au choix par Denis Kambouchner de ce titre : L’École, question philosophique

Titus Curiosus, ce 24 février 2013

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