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Un essai d’analyse des raisons essentielles et circonstancielles qui ont conduit René de Ceccatty à ce choix d’objet d’écriture du portrait du « Soldat indien » déchu, et des moyens mis en oeuvre pour la réalisation factuelle et sensible de cet objectif quasi a-romanesque…

03fév

Pour répondre aux tâches d’élucidation de la poiétique de René de Ceccatty en son « Soldat indien« ,

que me suis fixées hier, en mon article « « ,

c’est-à-dire les raisons du choix de ce portrait des aventures surtout militaires en Inde, entre le 9 septembre 1757 _ le débarquement du vaisseau « Duc de Bourgogne«  à Pondichéry, et l’arrivée en Inde de Léopold Pavans de Ceccatty (Quingey, 24 février 1724 – Salins-les-Bains, 3 février 1784)… _ et 1771 _ le rembarquement pour la France de Léopold, son épouse créole Marie-Jeanne Lenoir (Pondichéry, 28 octobre ou 2 décembre 1741 – fictivement Salins-les-Bains, 1835), et leurs deux filles Jeanne (Pondichéry, 30 décembre 1759 – 1838) et Marie-Anne (6 février 1764 – après 1794, où elle se marie), le Canadien Louis Legardeur de Repentigny ayant été nommé, plutôt que Léopold, gouverneur de Pondichéry dès juillet 1769, et Léopold, nommé, lui, commandant par intérim de la forteresse de Karikal ; mais « les combats terminés, il n’a plus de raisons de rester en Inde, puisque c’est un soldat« conclut, page 47, le chapitre intitulé « Pondichéry et Madras«  : Léopold forcément obéit et rentre en France, avec son épouse et leurs deux filles, toutes les trois  nées en Inde… _, de l’ancêtre Léopold Pavans de Ceccatty ;

mais aussi, et bien plus encore, le difficile retour (et ré-acclimatation et survivance) de cette famille en quelque sorte « rapatriée » _ pardon de cet anachronisme… _ dans le Jura natal du pater familias Léopold Pavans de Ceccatty, « soldat déchu » d’une guerre très lointaine finalement perdue _ sur ordre du roi, le gouverneur général de l’Inde française et chef des armées Thomas-Arthur de Lally-Tollendal l’a, lui, cette perte, payée de sa tête, tranchée en Place de Grève, à Paris, le 9 mai 1766 ; « Léopold, qui était toujours en service aux Indes en 1766, cinq ans après la chute de Pondichéry et trois ans après le Traité de Paris qui scellait la perte des Indes, mais maintenait _ cependant _ Pondichéry sous l’autorité de la France, échappa donc à l’ordalie _ voilà. Il espéra un temps récupérer le gouvernement de Pondichéry, encore éphémèrement française, mais c’est _ en juillet 1769 _ le Canadien Louis Legardeur de Repentigny qui fut nommé à sa place. Et on céda à Léopold le commandement de la forteresse de Karikal. Mon pauvre ancêtre« , lit-on page 30 _, récompensé malgré tout, in fine, à son retour en France, en 1771 _ faute d’archives retrouvées les mentionnant, le détail et les dates précises de ce retour en France font défaut, manquent _, donc, par son installation en un assez bel hôtel particulier à Salins-les-Bains, où Léopold et sa famille désormais résideront ;

et cela, je veux dire ce portrait rétrospectif du parcours de défaite du soldat déchu, est ici recomposé, tant bien que mal, dans un probable but de servir aussi d’exemple quasi atavique _ destinal… _ des échecs in fine d’installation dans les colonies d’Afrique du Nord (Algérie et Tunisie) des générations immédiatement proches _ parents, grands-parents, arrière-grands-parents : les Pavans de Ceccatty, du Jura, à Sfax, en Tunisie, dès 1903 ; les Durand de l’Albigeois, au Telagh, en Algérie, dès 1884 ; et Michel Antony, de Moncale, près de Calvi, en Corse, garde-forestier, au Telagh, avant 1896 ; avant d’être nommé en Tunisie, à Hammam Lif, puis Béja, etc. _, de l’auteur-narrateur du récit, René de Ceccatty, né à Tunis le 27 décembre 1951, et « rapatrié » en France, à Montpellier, à l’âge de 6 ans et demi _ l’avion de ce pseudo « retour en France » du natif de Tunis, avait atterri à Marignane le 28 juin 1958 (la date nous est donnée à la page 42 d' »Enfance, dernier chapitre« )…

En même temps, qu’il répond à _ et fait fi de _ l’infra légende familiale, transmise, mais avec bien peu de gloriole, d’un ancêtre qui aurait été gouverneur de l’île de la Réunion. C’est d’ailleurs sur cela que s’ouvre, page 7, l’Avant-Propos au livre, par ces mots-ci :

« Sur la foi de légendes familiales, je croyais que j’avais, nous avions, mon frère, mes cousins et moi, un ancêtre qui avait été, au XVIIIe siècle, gouverneur de l’île de Bourbon, l’actuelle île de la Réunion. (…) Sans que jamais personne, durant les deux siècles, bientôt trois, qui nous séparent de sa vie, n’ait eu la volonté et la patience d’enquêter. Un récent voyage dans cette île m’ayant séduit, car j’y voyais des caractéristiques géographiques qui m’évoquaient l’Enfer, le Purgatoire et le Paradis de la Divine Comédie que j’étais en train de traduire, j’avais été conforter dans cette idée _ d’aller y regarder enfin d’un peu plus près : dans les archives et les livres d’histoire… Or, ayant entrepris le récit de ma vie, dans mes deux livres précédents _ « Enfance, dernier chapitre« , en 2017, et  « Mes Années japonaises« , en 2019 _, j’ai eu l’idée de remonter dans le passé, pour comprendre _ voilà le fin mot du projet de ce nouveau volet rétrospectif des « récits de sa vie« , de René de Ceccatty… _ la logique ou l’illogisme de l’installation de mes grands-parents dans les colonies nord-africaines. N’y avait-il pas une fatalité _ voilà… _ dans ces départs, ces défaites, ces exils, ces confrontations avec d’autres langues, d’autres cultures, d’autres modes de vie ?  » _ et bien sûr il me sera absolument nécessaire de revenir bientôt à ce foyer incandescent de la question… 

Se pose ainsi la question, puissante, mais peu visible, et en arrière-fond permanent de ce projet d’écriture du « Soldat indien« , des colonisations et décolonisations.

Ainsi, voici ce que je me permets de relever de la très parlante page conclusive, page 15, de lce décidément très riche Avant-Propos de l’auteur à son livre :

« Quant aux colonisations et décolonisations, on ne sait que trop qu’il est difficile d’en faire l’histoire sans désavouer des choix politiques anciens _ dès le XVIe siècle, pour la France, avant même les politiques clairement assumées de Colbert, Bugeaud et Jules Ferry… Ce n’est _ assez clairement _ qu’une suite d’abus, d’erreurs, de désaveux, d’oublis. Les réhabilitations, les compensations, les actes de contrition sont pour la plupart hypocrites, dérisoires, vains. Oublier _ en esquivant de se pencher sur ce passé-là _ est assurément une volonté de falsification et de réécriture _ négationniste, de fait, en ses résultats _ de l’histoire, et trop rappeler _ tels de mécaniques clichés _ est également ambigu. On se contente de demi-mesures, le plus souvent, et d’accommodements _ ambivalents, confus, et générateurs de plus encore de confusion et de détournement de sens _ avec le passé.

De cet accommodement _ voilà _, je n’ai pas voulu. Je n’ai pas voulu romancer _ c’est dit _ une histoire à partir de traces si rares, tant dans des papiers familiaux que dans des registres d’état-civil conservés aux Archives d’Outremer à Aix-en-Provence. L’hôtel familial acquis par Léopold à Salins-les-Bains, à son retour _ en 1771 _ a été transformé en gîte de luxe, l’Aristoloche, nom dérisoire qui _ en effet _ dit tout.

Ni éclat, ni silence, tel a été mon choix.

Beaucoup de dates, beaucoup de noms, qui jalonnent cette promenade dans le passé et lui donnent une allure, sinon une garantie d’objectivité.

Les êtres qui vivent _ d’une vie vraie _ dans mon imagination _ c’est-à-dire ce que je nomme l’imageance de l’écrivain profondément honnête et profondément soucieux de justesse en son travail et ses modalités _ sont ceux dont je ne connais _ mais vraiment, et en vérité _ rien d’autre que ce que quelques artistes _ écrivains, peintres, musiciens _ m’ont permis _ par les figurations vivantes et honnêtes qu’ils ont esquissées, tracées, fixées un peu, en les compositions de quelques œuvres qui demeurent et nous sont accessibles _ de connaître _ et en vérité, et vraiment, il faut y insister. Car il faut bien essayer, et le plus honnêtement et rigoureusement possible, de pallier, du mieux qu’il nous est possible, et si cela n’excède pas cet ordre du possible, les manques de traces et documents des archives quand celles-ci font défaut, les taches aveugles qui persistent dans nos efforts de figuration… Et de fait, quelques transpositions d’œuvres d’art, et à condition que celles-ci, déjà, aient été le plus honnête qu’il leur était possible d’être, peuvent nous y aider… Anjâli est _ ici _ le seul nom inventé _ pour l’ayah imaginée (à partir de l’ayah figurée dans la conversation piece de Johann Zoffany Colonel Blair with his Family and an Indian Ayah présente sur le bandeau du livre…) ramenée des Indes par Léopold et sa famille… _, les autres _ sans aucune exception _ désignant des personnages _ ou personnes ayant réellement vécu _ de l’Histoire et de la mienne« , page 15,

au final explicite de la dernière page de l’Avant-Propos.  

Mon second objectif, maintenant, est d’essayer d’éclairer en détails toute la finesse de la palette lumineuse des modalités _ disons littéraires, mais ce mot est trop étroit… _ de reconstitution _ pas proprement (ni sèchement) historique, ni éperdument romanesque, non plus _, de ce double portrait, à double versant, l’aller, en les colonies d’Inde, puis le retour, au Jura, à Salins-les-Bains, de Léopold et sa famille, en évitant, en le récit ainsi réalisé, les ficelles et artifices de mauvais goût (en vue de simplificatrices mensongères identifications des lecteurs aux personnages ainsi portraiturés) de l’excès d’incarnation du pur et dur romanesque… ;

de même que des maladresses d’anachronismes qui seraient abusifs…

Ainsi, l’usage de descriptions détaillées, et très légèrement commentées, d’images de scènes peintes (de « conversation pieces« ) heureusement transposées dans le Jura de 1773 _ Johann Zoffany (Francfort, 13 mars 1733 – Strand-on-the-Green, 11 novembre 1810) et Nicolas-Bernard Lépicié (Paris, 16 juin 1735 – Paris, 15 septembre 1784) ; voire, mais quelques années plus tard, et pour de sombres paysages, cette fois, Gustave Courbet (Ornans, 10 juin 1819 – La-Tour-de-Peilz, 31 décembre 1877), le peintre admirable des résurgences de la Loue…) ici, après le Jožef Tominc (Gorizia, 6 juillet 1790 – Gradišče nad Prvačino, 24 avril 1866) du passionnant et fascinant « L’Hôte invisible » de René de Ceccatty, en 2007… _ et habilement intégrées dans l’intrigue narrative du récit, sont-elles, alors lumineusement belles et éclairantes, en effet.

C’est donc sur ces objectifs de figuration la plus « authentique » possible _ avec ce mot et cette idée d’idéal que chérissait tant, et d’abord et surtout en les vies même, la mère de René de Ceccatty _ du passé, et ces moyens littéraires les plus honnêtes et justes-là que met en œuvre René de Ceccatty en son récit, que je veux concentrer ici mon attention…

Et le narrateur-auteur consacre en effet, au passage, au fil de son récit, et comme il aime tant le faire, de passionnantes remarques de très léger commentaire, toujours juste et incisif et éclairant, à cet effort sien de trouver divers moyens, et qui soient les meilleurs et les plus honnêtes et rigoureux possible, y compris de descriptions d’ordre pictural, à ses essais de figuration-saisie par son écriture de « formes » fugaces, particulièrement intenses, en leurs éclats et leurs éclairs, à destination d’une aide aux représentations-incorporations des figures présentées, par les lecteurs-récepteurs les plus éveillés possible de son livre…

Un peu à la Brecht.

Et c’est peut-être même là l’objet principiel et principal, fondamental, de ce livre-ci _ même si ce n’est pas tout à fait nouveau dans le travail de figuration-écriture de René de Ceccatty ; je pense ici à ces assez nombreuses parenthèses et incises de lumineuse auto-réflexion sur sa dynamique d’écriture, tout au long, par exemple, des 432 pages de ce chef d’œuvre si riche qu’est Enfance, dernier chapitre _ :

cet effort de saisie-figuration _ de la part de l’auteur, à son écritoire, en son cahier acheté à Mégrine, ici ; mais aussi de la part de son lecteur, en sa lecture… _ du jeu ultra-rapide et saisissant, pour qui les reçoit, de forces et  formes mentales extrêmement furtives, fuyantes, à peine entr’aperçues, mais si intenses et fascinantes, si puissamment prégnantes pour qui ne les fuit pas, mais désire les affronter vraiment, s’y confronter en vérité, les recevoir vraiment, à l’image de ces images quasi hors de saisie (et ressouvenir) des rêves de la nuit, dont ne demeure, au réveil, que la déception d’une aveuglante queue de comète enfuie et maintenant disparue…

Ce qui ne manque pas de m’évoquer le si beau poème de John Donne, que je n’ai pas oublié :

 

« Go and catch a falling star,
    Get with child a mandrake root,
Tell me where all past years are,
    Or who cleft the devil’s foot,
Teach me to hear mermaids singing,
Or to keep off envy’s stinging,
            And find
            What wind
Serves to advance an honest mind.
If thou be’st born to strange sights,
    Things invisible to see,
Ride ten thousand days and nights,
    Till age snow white hairs on thee,
Thou, when thou return’st, wilt tell me,
All strange wonders that befell thee,
            And swear,
            No where
Lives a woman true, and fair.
If thou find’st one, let me know,
    Such a pilgrimage were sweet ;
Yet do not, I would not go,
    Though at next door we might meet ;
Though she were true, when you met her,
And last, till you write your letter,
            Yet she
            Will be
False, ere I come, to two, or three.« 

Et je commence donc par revenir, à nouveau, sur cette ouverture capitale et clé, à la page 12 de l’Avant-propos à ce « Soldat indien » :

« L’histoire de Léopold et le rapport _ décisif, exemplaire _ que j’entretiens avec elle sont des formes _ mais quasi informes : a-figuratives, et a fortiori a-romanesques ; telles des taches aveugles, des blancs _ d’effacement _ tant de l’Histoire générale, que de l’histoire familiale, et peut-être aussi de l’histoire personnelle de René de Ceccatty (mais, bien sûr, pas que de lui !) : cf la citation magnifique de Scott Fitzgerald (dans « La Fêlure« ) sur laquelle s’est penché et a glosé Gilles Deleuze, dans un de ses appendices à « Logique du sens«  « Toute vie est bien entendu un processus de démolition«  _  accepté, mais aussi de lutte _ protestataire _ contre l’oubli _ voilà. J’ai voulu, à ma manière, résister _ voilà ! _ à la profanation. Voilà la raison pour laquelle j’ai mis en regard _ voilà : mettre en regard, en regards réciproques ; c’est mieux que simplement relier ou mettre en connexion ; les regards qui regardent vraiment sont actifs… _ la profanation des tombes du cimetière de Mégrine , aux bords du lac de Tunis, et cette résurrection _ par le récit de ce « Soldat indien«  _ d’une figure mineure du passé _ historique de l’Histoire des Indes françaises : la figure de Léopold Pavans de Ceccatty, capitaine du régiment de Lorraine ; une figure souvent présente, mais sans que son nom soit nommé ; simplement sa fonction au sein de l’armée des Indes… Cette figure, je n’ai pas voulu, comme on aurait été en droit de s’y attendre de la part d’un écrivain, lui donner une forme biographique, ni une forme romanesque _ les figures devant, en effet, prendre au moins quelque forme, pour pouvoir être fixées, saisies et conservées au moins un moment, et retrouvées, en la mémoire, ou en une œuvre un peu stabilisée ; mais laquelle, ou lesquelles formes ? Et comment ? Par quels moyens ?.. De quels instruments qui soient le mieux adéquats possibles dispose donc, en sa palette, un écrivain tel que René de Ceccatty ?.. Nous allons donc découvrir, au fil de son récit, les moyens que celui-ci s’est trouvé, a inventés ou fait siens, et réunis, pour ce projet propre, assortis, au passage, mais sans lourdeur, de quelques précieux commentaires sur ce travail de figuration de ces fulgurantes formes furtives fascinantes, si difficiles à saisir et figurer, j’y insiste...

J’ai voulu l’aridité d’un récit qui ne cache ni ses manques _ de références historiques et biographiques factuelles _ ni ses difficultés _ d’écriture la plus adéquate possible à ce projet-ci _ à faire renaître _ à la représentation intriguée du lecteur _ un homme obscur«  _ un homme sans qualités suffisamment distinctives pour nous lecteurs d’aujourd’hui ; mais simplement à sa place, en sa fonction, au sein d’opérations militaires.

… 

(…) Comme cela m’est arrivé plusieurs fois dans d’autres livres _ tel, par exemple, « L’Hôte invisible«  _, j’ai eu surtout _ et c’est à relever _ recours à des œuvres picturales.

Ici pour imaginer les derniers jours de Marie-Jeanne Lenoir, la veuve _ en 1784 : elle survit à son mari _ de Léopold, et de ses deux de filles _ toutes les trois nées en Inde, en 1741, 1759 et 1764, et transplantées en France, dans le Jura, à Salins-les-Bains, en 1771… Trois tableaux m’ont _ ainsi _ servi de fils conducteurs : une œuvre de Johann Zoffany, Colonel Blair with his Family and an Indian Ayah. Johann Zoffany est célèbre pour ses conversation pieces, tableaux de famille dans un intérieur. (…) La deuxième œuvre est celle de Nicolas-Bernard Lépicié, autre contemporain, vivant dans le Jura, lui aussi auteur de conversation pieces, comme le Portrait de la Famille LeroyEnfin, la troisième est de Gustave Courbet qui vivait dans la même région _ le Jura, avec ses cluses et ses résurgences étranges de rivières _ que Léopold. Il s’agit du Ruisseau Noir dans la Vallée de la Loue.

Ces tableaux m’ont aidé _ à une première figuration, pour soi _, ainsi _ aussi _ que de nombreuses estampes indiennes collectionnées par Abraham Porcher des Oulches que Léopold avait probablement croisé à Karikal.

La rêverie finale _ en 1835 _ sur le tableau qu’auraient fait ensemble _ en 1773, à Salins-les Bains : soit déjà là deux fictions… _ Nicolas-Bernard Lépicié et Johann Zoffany, et sur la mort _ très peu après, en 1835 _ de Marie-Jeanne, et plus tard _ à Dampierre, près de Saumur _ d’Anjali, l’ahah ramenée des Indes _ un personnage d’ayah inventé, par comparaison avec la conversation piece de Johann Zoffaly comportant « an Indian Ayah« … est la seule partie _ purement _ imaginaire de ce livre qui ne se veut pas romanesque, car son sujet _ nous y voilà ! _, loin d’être l’incarnation d’un passé qui a laissé peu de traces, est au contraire l’effacement de figures _ voilà ! un effacement à combattre et donner à regarder… _ vouées _ cela réclamant peut-être un surplus d’explication _ à l’échec et à l’oubli.

Notre mémoire familiale _ sujette à plusieurs tragiques ruptures successives (Alphonse, Valbert, Bernard), très volontaires et assumées, de transmission de cette mémoire familiale des Pavans de Ceccatty, et donc appuyée sur de fortes volontés d’oubli de ce passé familial ; de refus de s’y rapporter et de le cultiver… ; et en cela René de Ceccatty a bien conscience de, par ce travail présent, briser même un tabou… _, elle-même se chargea _ en effet : d’abord par Valbert, puis par son fils Bernard _ de se désintéresser de celui _ Léopold, donc : le soldat vaincu et déchu… _ auquel pourtant tant de personnes à travers les siècles durent _ génétiquement au moins _ leur existence«  _ ainsi que la perpétuation et persistance encore aujourd’hui simplement de leur nom : Pavans de Ceccatty.

Pour l’auteur, dès la page 19, l’effort de retenir et fixer un peu ces formes puissantes mais terriblement évanescentes et fuyantes, est semblable à l’effort fait « à chaque aube ou au cœur de la nuit, quand réveillé par un rêve, je tente de fixer ces visions nocturnes, tout en sachant que, pour les mémoriser, je les simplifie et les déforme _ cf ici les analyses freudiennes des processus du travail du rêve, et des efforts, ensuite, pour tenter d’interpréter ce que l’on a pu en retenir… _, en espérant en tirer un récit compatible avec l’idée même de narration (personnages, lieux, actions, dialogues), mais je sais bien que c’est alors une illusion qui se substitue à une autre illusion.

(…) Mais je feins de reconstituer la forme de ce fantôme, comme si j’étais capable d’y voir encore une figure reproductible, et je tente de la décrire, alors que si je ressens une émotion, c’est précisément celle de voir disparaître la forme _ voilà ! _, et d’accepter que le passé soit mort ;

tout comme, lorsque je rêve de maman, de mes grands-mères, l’une ou l’autre avec une certaine équité, je sais, je sais avec une si douloureuse assurance qu’elles sont mortes et ne me visitent dans mon sommeil que pour me le redire et m’inciter à souffrir de leur mort, mais non de leur effacement.

Elles ne sont _ certainement _ pas effacées.

De même cette résurrection de la colline de Kagurazaka vient me redire que ces sons, ces sensations ne se sont pas effacés, mais que ces jours-là sont morts c’est-à-dire passés, remplacés par bien d’autres depuis ; et c’est bien là une des fonctions principales de l’oubli…. D’une mort toutefois différente de celle que l’on croit, dans les moments les plus sombres de la réflexion sur ce que l’on a écrit, avoir provoqué en figeant, ligne après ligne sur la page, le trésor furtif _ voilà ! _ de la mémoire ou du rêve. Cette mort-là, que l’on peut qualifier de traîtresse (car il n’est pas de littérature qui ne soit, ne fût-ce que par l’acte de publication, suspecte de trahison ou du moins d’imperfection, et donc d’infidélité et d’échec), n’est donc pas irrémédiable. C’est une demi-mort.

Et voilà que reviennent à un semblant de vie _ voilà ! _, dans un éclair (impossible à mesurer, inquantifiable donc et peut-être immatériel, intemporel, cela même qui, tout en exprimant le temps, y échappe), ces signes de l’entrée dans la nuit« , page 21.  

Et en conséquence de ces divers processus-là, ceci, page 23 :

« Au va-et-vient capricieux et inéluctable de ma mémoire _ involontaire et malicieusement anarchique _, je dois me soumettre, me résigner : j’en ai la preuve chaque nuit, au cœur de la nuit ou au petit matin, parfois quelques minutes seulement après m’être endormi, comme si la bête dans la jungle du rêve m’attendait tapie pour envahir mon cerveau et le paralyser à sa manière aussi efficacement qu’une rupture d’anévrisme« …

Au chapitre « Le Soldat déchu« , aux pages 63 à 66,

René de Ceccatty précise les quelques moyens qu’il a utilisés pour se figurer _ et nous donner à nous représenter, nous lecteurs, à notre tour _ le « destin militaire« , aux Indes, de 1757 à 1771, de son ancêtre Léopold :

« Barry Lyndon de Thackeray, La Conquête du Paradis de Judith Gautier et Voyage à l’île de France de Bernardin de Saint-Pierre, voilà ce qui, ajoutés aux Fragments sur l’Inde de Voltaire, aux pièces du procès de Lally-Tollendal et aux témoignages de Bussy, d’Anne -Antoine d’Aché, du chevalier de Soupire avec qui Léopold s’était embarqué, le 30 décembre 1756 pour l’Inde, voilà ce qui me donne une idée _ un peu mieux figurée _ du triste destin d’un militaire qui de dix-sept à quarante-sept ans a combattu dans des guerres de succession qui ne le concernaient pas _ mais qu’en est-il donc des militaires de carrière ? _, et pour l’honneur d’une France à laquelle sa Franche-Comté natale n’avait été rattachée que par l’arbitraire des traités de paix _ en l’occurrence celui de Nimègue, en 1678 _ avec l’Espagne et l’Autriche et la Pologne et l’Angleterre et la Russie.

Pauvre fils des comtes de Venise, ballotté sur l’Océan indien, se mariant à une créole des Indes orientales où il avait été envoyé avec son régiment de Lorraine, dans son joli uniforme à collerette rouge sur une étoffe blanche garnie de bleu.

Mais des dix années indiennes _ de 1761 à 1771 _ qui ont suivi la chute de Pondichéry _ le 16 janvier 1761 _, et des treize franc-comtoises à Salins-les Bains _ de 1771 au 3 février 1784 _, de ces vingt-trois années-là de loin les plus romanesques (dont Marie-Jeanne Lenoir aurait pu être la mélancolique narratrice déchirée par l’éloignement de l’Inde _ lumineuse _ dans le _ sombre, noir _ paysage franc-comtois qui inspirerait Gustave Courbet) aucune archive ne conserve les traces.

Balzac, Stendhal, Leopardi, à l’aide !

Est-ce-à-dire que Marie-Jeanne la créole et Léopold le soldat déchu, l’anonyme des pamphlets, deviendraient, ces deux ombres hantant à Salins-les-Bains l’hôtel particulier qui leur revint, plus proches _ et telle est en effet la formidable puissance de vérité des vertus de présence de l’imageance magique des Arts ! quand ils sont authentiques… _ de moi que _ malgré ce cahier d’écolier tunisien sur lequel j’écris _ mon enfance dont je visite hâtivement _ à Mégrine, au mois d’avril 2019 _ la dévastation : terrain vague et boueux près du « café Hollywood », cimetière profané ?« , page 66…

Anticipant peut-être alors cette phrase de la page 122 :

« Jeanne écoutant à la porte de Nicolas et Johann est plus vivante _ mais oui ! _  que moi-même à mes propres yeux _ voilà ! et c’est là une manifestation de la phénoménologie vécue et assumée, incorporée en quelque sorte en le regard sur lui-même et le réel, de René de Ceccatty… _, cherchant le sommeil dans la villa bleue » _ de Mégrine avant juin 1958…

Et cette autre, aussi, des pages 122-123 :

« La vision, elle réelle _ encore que l’éloignement de cette expérience dans le temps (car un an _ entre avril 2019, du voyage à Tunis et Mégrine, et avril 2020, de l’écriture de cette page _ est beaucoup pour un événement aussi ténu) la rende irréelle, imperceptible à tout le moins _ de la dévastation du jardin de la villa bleue (…) avait, non seulement du fait de sa dévastation, mais aussi de l’affreux étirement du temps, moins de réalité _ et voilà l’élément fondamentalement décisif de cette phénoménologie incorporée de René de Ceccatty _ que cette Anjâli _ fictionnelle _ plus mûre que son âge ne devrait le permettre, petite Indienne enlevée à sa terre et aux siens, que Léopold, pauvre militaire raté, réduit à ce rôle de rentier pensionné, géniteur amer, que sa femme Marie-Jeanne, multipliant là-bas et ici ses grossesses, que Jeanne et Marie-Anne sacrifiant leurs souvenirs _ de la lumière d’Inde _ à leur vie future de femmes mariées aux frères Girod, de noblesse récente, mais nantie« …

« Plus proches« , page 66 ; « plus vivante« , page 122 ; « moins de réalité« , page 124 :

soient des expressions qui nous parlent de la magique puissance de l’Art, quand il est à son meilleur _ et son authenticité la plus grande…

Et page 69 :

« L’oubli : ce qui nous menace tous. D’en être l’objet, bien sûr, mais aussi l’origine.

Je lutte, sans doute parfois artificiellement, contre lui. Lorsque je fouille dans les archives de mon pauvre aïeul Léopold, cherchant avec tant de mal des traces de sa carrière militaire dans les Mémoires sur Tally-Tollendal, Soupire, Bussy, dans les histoires de la guerre de Sept Ans, dans celles de la conquête des Indes et de la chute de Pondichéry ; quand je cherche son miroir chez Thackeray, Judith Gautier, Bernardin de Saint-Pierre, Voltaire, et peu à peu _ aussi _ (mais je résiste, je résiste) dans mes propres souvenirs _ aussi _, quêtant des équivalents _ voilà ! et forcément : peut-on en faire totalement l’impasse ?.. _ de son séjour indien dans mes propres expériences orientales, dans mes lectures, de ses voyages en mer dans mes propres voyages, de sa soumission aux ordres militaires dans ma propre conception d’une discipline professionnelle et dans mon refus obstiné de l’exercice du pouvoir« …

Avec cette réponse-ci, dès l’ouverture du chapitre suivant, à la page 70 :

« Oui, je lutte contre son oubli, mais je refuse de faire de lui, de ce que je glane de sa vie, une marionnette romanesque.

Et pourtant j’aimerais faire revivre _ voilà : par la magie de l’écriture vraie… _ Marie-Jeanne, la créole des Indes arrivant au Jura, avec ses deux filles, Jeanne et Marie-Anne, et leurs habitudes indiennes, se retrouvant dans le climat hostile de la Franche-Comté et entre les étroits murs de l’hôtel de Salins-les-Bains, vieil hospice médiéval, acquis par Léopold et sans doute rénové à la hâte. (…) Comment étaient-ils tous passés du golfe du Bengale à l’ennui des vallonnements du Jura ? (…) Pauvre Léopold, ombre du héros anonyme qu’il avait été à Madras, à Pondichéry, à Karikal…« 

Et c’est en effet cette idée de faire appel à des comparaisons avec des tableaux _ de Zoffany, Lépicié, et indirectement Courbet _ décrits, qui va faire démarrer la partie imaginée du roman :

« Le roman peut commencer« , lit-on, page 82, en conclusion du chapitre « L’Ayah« …

Et : « Rien n’est plus enivrant pour un romancier que l’invention d’un peintre. Balzac, Henry James le savaient. Zola, Stendhal eux-mêmes et, au Japon, Sôseki« , lit-on, page 85.

« La musique est l’absolu de l’expression du sentiment et la transfiguration de la conscience du temps. La peinture est l’idéal de la description : lumière, regard, organisation de l’espace intérieur et de l’espace extérieur« .

Page 125, René de Ceccatty, au décisif chapitre intitulé « La seule réalité possible« , poursuit et développe son idée de l’étrange puissance magique de l’Art, quand il est à son meilleur,

dont j’ai relevé plus haut des exemples, aux pages 66 : « Plus proches« , 122 : « plus vivante« , et 124 : « moins de réalité » :

« Pour moi, le passage fortuit _ purement fictionnel, à Salins-les-Bains en 1773, auprès de la famille de Léopold Pavans de Ceccatty _ des deux peintres _ Johann Zoffany et Nicolas-Bernard Lépicié _ est la seule réalité possible _ à l’exclusion, donc, de tout transmission génétique ! _ qui m’unisse _ voilà _  à elles, à eux. Et quand elle se marient _ Jeanne et Marie-Anne, en 1782 et 1794aux deux frères de Miserey _ Charles-Armand Girod de Misereyet de Rennes Charles-Gabriel-Léonard Girod de Miserey _, je les abandonne, elles ne me sont plus rien.

Quand Jeanne oublie Nicolas, oublie la toile roulée au grenier, oublie qu’elle a écouté à la porte des deux amis murmurant avant de s’endormir, elle ne m’est plus rien. (…)

Et cela m’amuse, parce que pense à Marguerite Duras, je pense à Sigalon à Rome dans les années 1835 _ sur Sigalon à Rome, et Stendhal, et Michel-Ange, cf l’admirable « Objet d’amour«  de René de Ceccaty, en 2015 ; et mon plus qu’enthousiaste article du 24 mai 2016 : « «  _, parce que je suis familier du monde de la peinture. (…)

Et c’est ce qui fait que la réalité est là, dans un tableau même imaginaire, plus que _ voilà ! voilà ce que sont les divers degrés de réalité qui nous parlent et qui nous concernent vraiment ! _ dans des archives, plus que dans le sang (à supposer que le même sang coule dans mes veines que dans celles de Marie-Jeanne Lenoir.

Et qu’elle est surtout là, dans ce cahier tunisien acheté à Mégrine, près de la gare de Sidi Rezig _ ou est alors en train de s’écrire, voilà !, en avril 2020, ce beau « Soldat indien« …

Et je me rappelle le ton que prenait naturellement maman, pour prononcer ce nom de Sidi Rezig, un ton à la fois ironique et parodique où pointait une forme de désespoir et de désabusement _ oui _, comme lorsqu’elle évoquait sa première affectation à Foum Tataouine, comme institutrice avant le retour de papa de New-York« , page 126.

Au chapitre « Les Ruines« , aux pages 127-130, René de Ceccatty revient sur l’expérience de son nouveau retour sur les lieux _ dévastés _ de la Mégrine de son enfance , ce 12 avril 2019, et fait à nouveau le lien entre cette expérience-là et le travail qu’il va réaliser _ et aura réalisé, par la recherche et l’écriture, en 2020-2021 _ sur le destin indien et post-indien de son ancêtre Léopold…

Pages 129-130 :

« Le cahier d’écolier _ acheté près de la gare de Sidi Rezig ce 12 avril-là _ était le seul objet qui me procurait une sensation d’appartenance non à un pays, ni à une fonction, ni à une identité, mais à un rôle _ voilà : à tenir, endosser ; le rôle « tenant«  et faisant sien celui qui se trouve l’endosser. Appartenir à un rôle : voilà de quoi donner profondément à méditer.

Or ce n’était pas ce cahier qui rendrait _ vraiment, en quelque sorte _ ma présence dans les ruines (que mon frère _ Jean Pavans _ trouverait, quand je lui en montrerais les photographies, si pauvres et désolées qu’il ne comprenait pas que je n’aie pas voulu en détruire le souvenir, comme une part sinon honteuse ou indigne, du moins affligeante, de notre passé, de notre origine qui traduisait toute l’implacable déchéance des générations depuis deux siècles, déchéance accrue par la déshérence _ de ces lieux _ successive à la colonisation et à la décolonisation : cet abandon, cette misère, cette absence impersonnelle, cela ne ressemblait à rien _ sauf que c’était peut-être précisément ce rien qu’il importait de révéler, de ne pas esquiver, effacer, oublier, fuir… _) :

tout au plus ce cahier m’offrirait-il l’illusion _ voilà… _ de consolider _ par le constat de fait dont il allait témoigner noir sur blanc _ cette furtive expérience d’un séjour si pauvre, si décevant qu’il fallait que le remplisse d’un autre passé que le mien, celui d’une famille imaginaire fantasmée, donc, pour l’essentiel… _ même si les archives d’état-civil peuvent témoigner du lien sinon sanguin, car une fois encore qui sait ?, du moins légal, qui m’unit à Léopold et à ses femmes créoles, comme aux quelques noms qui, avant et après lui, sont à des variantes près de prénoms et d’orthographe le mien et celui de mon frère et de mes cousins. Et à vouloir chercher des points communs, on perd toute personnalité » _ mais ces « points communs« -là, même trouvés et avérés, dissolvent-ils nécessairement pour autant toute singularité un peu personnelle ? Étouffent-ils la moindre liberté de sujet de la personne ?.. Voilà aussi une question que l’on peut se poser.

Qu’est-ce donc qu’un atavisme ? Et quelle est sa portée, en plus de sa teneur ?

N’y a-t-il donc rien du tout à en tirer ?..

Qu’en dirait le moine Dôgen ?

Ce jeudi 3 février 2022, Titus Curiosus – Francis Lippa

Dans et par le battement des images, les aventures du sujet (tenir bon ou céder) vers sa liberté : le livre (montanien !) « Images (à suivre) _ de la poursuite au cinéma et ailleurs » de Marie-José Mondzain

26oct

Avec son Images (à suivre) _ de la poursuite au cinéma et ailleurs, qui paraît ce mois d’octobre aux Éditions Bayard,

Marie-José Mondzain nous offre un merveilleux livre

_ même si elle se défend qu’il s’agisse là d’un « livre«  ; cf à la page 9 : « Ceci n’est pas un livre« , mais « peut-être la trace d’un parcours, en marche vers l’image« , « sans devoir nécessairement en montrer » « et sans être assurée qu’en parlant d’image, je puisse produire ce qui fait l’unité et la consistance _ dogmatique _ de ce qu’on appelle couramment un livre«  ; et précisant encore : « Cela pourrait être une série de lettres adressées à ce jeune ami aveugle avec qui j’ai entretenu plusieurs années un commerce des regards. Nous tentions de voir ensemble ce que nos yeux ne pouvaient partager« . Et aussi : « Ce pourrait être aussi un hommage singulier rendu au philosophe Jean-Toussaint Desanti, puisque c’est en sa compagnie que le commerce des mots a souvent exploré les chemins du visible«  « Je pense à ces deux amis, évoqués parmi tant d’autres, qui m’ont accompagnée, sans doute aussi parce que l’on ne peut écrire en l’absence de toute adresse (à quelque interlocuteur potentiel, et même s’il n’est plus des vivants sur la terre, ajouterais-je…) alors même que la main qui écrit voudrait, elle, disparaître« , page 10 _

un merveilleux livre, donc, montanien

_ je veux dire à la façon libre et perpétuellement (génialement) inventive, en même temps que : lucidissime !, des Essais de Montaigne ; et à poursuivre « tant qu’il y aura de l’encre et du papier«  (III, 9, début) son entretien-conversation malencontreusement interrompu (par l’accident d’une mort, telle celle survenue à Germignan près Bordeaux : au Taillan-Médoc aujourd’hui) avec, désormais, le fantôme, mais si vivant, de l’incomparable ami, La Boétie, dans le cas de Montaigne... _,

dans lequel, avec son courage et sa générosité merveilleux, elle nous offre un penser en acte magnifiquement éclairant, en ses explorations on ne peut mieux lucidement audacieuses, des aventures (battantes !) de la subjectivation (et du jeu de sa libération-liberté !) via la pratique active/passive des images (notamment _ et principalement même ici _ cinématographiques, en mouvement d’abord sur les écrans ; mais pas seulement…)

_ soit ce qui peut se nommer « opérations imageantes«  (selon l’expression des pages 45, puis 46 et 64, avec, là deux occurrences, ainsi que l’expression, aussi, de « fonctions imageantes« …) _,

entre « céder » et « tenir bon« , de l’Homo spectator : que tout un chacun (ou presque) se trouve désormais être devenu, en actes, plus que jamais aux siècles de l’omniprésence des écrans

_ à partir des films des frères Lumière : cf la filiation, en 1995, du film-(« hommage au cinéma« , pour l’anniversaire de son centenaire) de Harun Farocki, Les Travailleurs sortent de l’usine, avec celui des frères Lumière, en 1895, indiquée page 266 de cet Images (à suivre). Avec ce commentaire, à la page 270, que j’ai plaisir à citer ici : « Les sorties d’usine sont la scène primitive du cinéma à laquelle l’enfant revient toute sa vie en tant qu’éternel spectateur de la magie des images. Cet enfant centenaire, c’est chacun de nous. Mais Farocki fait aussi entendre que le geste qui fait voir n’est plus un geste pictural habité par le souci formel de son achèvement, mais un geste « imparfait » (dans le tremblé du temps même…). Parce qu’il est montage, il est fragmentaire, discontinu et en continuel désajustement _ un concept décisif ! _ de ses parties ; il est aussi en attente des énergies actives de montage par ceux à qui ces images s’adressent. Parce qu’il est adresse, il est solidaire d’un régime déceptif, fragilisé sans fin par le ratage de son but, par la fuite de son objet, par l’indétermination incontrôlable de ses effets.

Le cinéma fut inventé pour que le peuple _ auquel de fait le cinéma s’adresse _ résiste à sa disparition.« 

Vers le  final (en un ultime chapitre, le quatrième, intitulé « Suspens et carnaval » : c’est le chapitre du rebond !) de ce livre peu « livre« , donc, du moins au sens de la tradition académique la plus classique, surtout en philosophie,

Marie-José Mondzain livre une (éventuelle) filiation carnavalesque de la modalité du tempo

_ et du rire créatif : à la Chaplin « en 1938 dans Le Dictateur«  ; cf page 366 : « C’est un rire politique qui s’attaque à la terreur inspirée par l’adversaire et accroît les forces de ceux qui doivent lui résister. Ce rire de résistance _ à l’inverse du rire de connivence (ou au moins complaisance) envers les pouvoirs… _ est animé par le génie du carnaval, c’est-à-dire par la vigueur sismique _ voilà ! _ du renversement, de la réversibilité des rôles et du basculement des images. La permutation des places, la confusion des corps devient _ le sursaut d’ _une fête « idoloclaste » pour le spectateur délivré _ par le tempo même de ce rire spécifique-ci _ de l’effroi paralysant de l’inéluctable _ ennemi de tout jeu de battement, lui. Le Dictateur plaide pour un possible dont on sait aujourd’hui deux choses : l’une, c’est que le pire était imminent, l’autre, que sa défaite était pensable«  ; à l’inverse de la force renversante de ce rire chaplinien : « La Vie est belle de Begnini (cf l’analyse aux pages 134-136), ou Les Voyages de Sullivan  (de Preston Sturges : cf l’analyse aux pages 366-369 : des analyses magistrales !) traitent le spectateur en complice _ voilà ! _ d’un comique consensuel où l’épreuve du pire n’est plus qu’un épisode transformable à volonté par des fictions consolantes et des fraternités faciles« , toujours page 370… _

vers le final, donc, de ce livre peu « livre« ,

Marie-José Mondzain livre une (éventuelle) filiation carnavalesque quant à la modalité du tempo même

de son penser ici, en ce malgré tout « livre » (« en marche vers l’image« ), pages 399-400 :

« C’est la pensée romantique allemande qui mit en œuvre les prolongements paradoxaux de la pensée, du côté de l’informe et du chaos carnavalesque.

C’est en totalité que le poète et le penseur sont _ alors : au tournant des XVIIIe-XIXe siècles _ traversés par les contradictions sismiques d’une soif d’absolu, saisis par une ivresse anarchisante suscitée par les tentations du chaos, sans pour autant faire le deuil de la forme. (…) Le régime intercalaire des parenthèses utopiques inscrit la nécessité _ poïétique _ de la poursuite dans la pratique du fragment dont les romantiques allemands et Nietzsche portèrent au plus haut le flambeau. La discontinuité, la pulsation, la syncope _ facteurs du désajustement et de la création à inaugurer puis poursuivre, en d’autres désajustements _ seront les modalités souveraines des régimes disruptifs _ voilà un qualificatif parlant ! _ qui rompent avec les forces du contrôle, de la maîtrise et du repos _ qui enferment et incarcèrent, elles, dans le carcan des habitudes et addictions confortables : prévisibles et prévues, car calculées pour cela.

Ce que Patrice Loraux nomme _ fort justement _ le « tempo de la pensée » _ c’est décisif ! un clinamen dans la pluie uniforme, sinon, des atomes… _  fait entendre ensemble _ mais oui ! _ le rythme et la percussion propre à toute création _ poïein

La pensée _ en ce revigorant, joyeux, de sa pleine fraîcheur _ est un acte de naissance. Elle commence _ perpétuellement elle met (et se remet elle-même, la toute première !) en jeu… Elle fait l’épreuve de l’échec de la forme _ en l’approximation de ses propres approches essayées et tentées _ dans le don _ gracieux et généreux (pardon du pléonasme !) : il faut aussi apprendre à le recevoir et l’accueillir, ce don-ci… _ de la forme, renonçant à la paix improductive _ stérilisante et incarcérée (ou/et incarcérante) _ de ce qui continue _ selon une stricte nécessité solide : sans le moindre jeu (ou clinamen). Il n’y a pas d’œuvre qui ne soit pas travaillée _ dans le tremblé du frémissement de sa recherche _ par son impossibilité _ aventurée cependant : « Sapere aude !«  Le fragment en est la trace » _ intensive, vibrante.

Schlegel, au fragment 104 de ses Fragments critiques, avance ceci :

« Ce qu’on nomme communément raison n’en est qu’une espèce _ non unique _ mince et aqueuse. Il existe aussi une raison dense et incandescente _ de feu ! _, qui du Witz fait proprement  le Witz, et qui donne au style vierge, élasticité et électricité«  ;

ce que Marie-José Mondzain commente, page 404 : « Le Witz équivaut à une zébrure foudroyante

_ cf pages 195 à 197 une superbe analyse du jeu entre le dispositif « des cercles concentriques«  de la cible, et le schème « de la zébrure, des rayures, qu’il ne s’agit plus de saisir dans une mimétique du regard concentrique, mais dans une temporalité stroboscopique » : « la rayure est un battement du regard entre ce qui apparaît et ce qui disparaît. Le vertige stroboscopique induit par le mouvement des yeux face aux rayures, indique bien que ce qui se joue du côté de la cible renvoie sans doute à l’ordre du temps sous la figure du rythme pulsatile et de la répétition«   _

dans les ténèbres _ mais il les faut, elles aussi, ces « ténèbres«  ; et de toutes façons, nul (ni rien) ne peut prétendre y (ou ne s’en) échapper absolument : dans le recul (nécessaire, certes !), elles (ainsi que l’écart des gestes à leur égard) ne cessent, aussi, de nous nourrir et alimenter : tel le vertige du vide pour le maintien vivant de l’équilibre sur le fil du funambule ; telle est l’alchimie opératoire à laquelle il nous faut, tout un chacun, faire face, et bricoler… Dans le champ de la poursuite, il _ le witz, donc _ fait résonner la percussion de son tempo _ voilà ! _ et déjoue le pli et le repli des attentes _ seulement mécaniques : nous pouvons mesurer là ce qui sépare un art d’une technique (et de ses exploitations commerciales comptabilisées).

N’était-ce pas ainsi qu’il faut entendre chez Prokofiev le tissage _ voilà ! _ déceptif de la mélancolie, de l’ironie et de la fulguration violente d’un galop de la pensée ? _ sur ce nouage, cf les très belles analyses de l’écoute de la septième sonate pour piano (dite « de guerre« ) de Prokofiev (découverte au concert sous les doigts de Richter), aux pages 89-95. Le Witz fait appel à la puissance du sonore _ et des timbres ; cf ici ma lecture, le 3 août 2011, de ce qu’en explore superbement Martin Kaltenecker en son passionnant L’Oreille divisée _ les discours sur l’écoute musicale aux XVIIIe et XIXe siècles : comprendre les micro-modulations de l’écoute musicale en son histoire : l’acuité magnifique de Martin Kaltenecker en « L’Oreille divisée »  _ lorsque la création musicale ne se soumet plus aux illusions frauduleuses des enchaînements harmoniques _ trop attendus et convenus ; et Marie-José Mondzain de l’illustrer, pages 97-100, par une analyse du film impressionnant de Béla Tarr, Les Harmonies Weckmeister

La fragmentation de l’écriture déjoue les visées de l’absolu et l’absolutisme des systèmes _ totalitaires. La pensée est le règne _ paradoxal, alors _ qui abolit tous les règnes _ et empires : tétanisants ! eux… Le Witz fait appel à l’incontrôlable de la vie _ jouant, à partir du clinamen _ dans une fiction où se joue l’échec du concept et de la dialectique.

Le fragment appartient au régime de la parenthéké » _ et du battement des intermittences

A la page suivante, cette remarque à propos de la finesse de l’oreille musicale du viennois (exilé) Ludwig Wittgenstein : « Wittgenstein fut (…) un remarquable diététicien des fausses solennités« , précède ce constat que « les philosophes musiciens _ tel Wittgenstein, ou Nietzsche… _ ont souvent une grande aptitude à déjouer _ et dégeler _ la pesanteur _ plombante et plombée _ des trop fortes consistances » _ surplombantes…

Et Marie-José Mondzain d’évoquer ici l’art de l’éclat du rire de Nietzsche « pour instaurer une temporalité du retour éternel afin d’échapper pour toujours à la linéarité des trajectoires propres au monde convenu des poursuites » _ quand celles-ci sont sinistrement (mortellement ?) trop prévisibles en leurs calculs…

 

De fait, « l’ivresse est l’état carnavalesque par excellence, l’état de ceux qui vivent philosophiquement la relation de leur corps _ c’est la base _ à la vérité : ils dansent. La philosophie est chorégraphique _ voilà ! _ dans son funambulisme même« , toujours page 405 _ sur le funambulisme, cf, en plus de la citation donnée en exergue au livre, page 7, l’analyse, pages 14-15 (« Pourquoi danser ce soir ? Sauter, bondir sous les projecteurs à huit mètres du tapis, sur un fil ? C’est qu’il faut que tu te trouves«  : rien moins ! en cet appui mouvant, vital et mortel pris sur le vide…) et encore page 19, du Funambule de Jean Genet ; qui m’évoque ces deux formules de Nietzsche dans le sublime Prologue d’Ainsi parlait Zarathoustra : « Je ne croirai qu’en un dieu qui sache danser«  ; et « Il faut encore porter du chaos en soi pour donner naissance à une étoile dansante« 


Ainsi « l’éclat du Witz n’est (-t-il) pas sans rappeler l’éclat _ voilà _ de l’image et sa temporalité éruptive _ voilà _ dans un présent intensif _ voilà, voilà _  ! Widerpost (le poète que fait parler Schlegel en un poème satirique, en 1799 : « la confession de foi épicurienne de Heinz Widerpost« ) chante l’échec spéculatif et célèbre la matière, les sens et tout le corps :

« Je ne tiens pas compte de l’invisible

Et je tiens pour seule révélation

Ce que je peux goûter, respirer et toucher

Et fouiller avec tous mes sens.« 

Et Marie-José Mondzain de conclure ce passage, pages 406-407 : « Le carnaval de la pensée a bien à voir avec ce que la pensée doit à la vie du corps

et avec ce que la vie du corps doit aux femmes » _ souvent plus ouvertes aux images, et moins agrippées à la saisie par les concepts… Cf ici mon article du 25 septembre 2011 sur le très riche livre de Martine de Gaudemar, La Voix des personnages : Le chantier de liberté par l’écoute du sensible, de Martine de Gaudemar en son justissime « La Voix des personnages »… Cf aussi la subjuguante hyper-finesse d’acuité du penser de Baldine Saint-Girons, par exemple dans la sublime séquence syracusaine ouvrant son merveilleux L’Acte esthétique

Pour ce qui est « poursuivi » en cette trajectoire suivie et syncopée _ les deux : et amoureusement (ou/et musicalement !)… _ de 419 pages, terminées par un « (À suivre)… », en cet Images (à suivre) _ de la poursuite au cinéma et ailleurs,

Marie-José Mondzain commence, en son chapitre premier, « Images suivies » (pages 9 à 124), par présenter

comment s’est formée, a bougé (et s’est « poursuivie«  !..) pour elle, en partie singulièrement, « la question de l’image«  _ car c’est d’abord, et encore au final, toujours, une « question«  qui « se poursuit«  : inépuisablement (et nourricièrement) ; même si (ou plutôt car !) la lumière s’en éclaire passablement ! en la trajectoire des 419 pages de ce travail richissime ! (cf toujours et encore Flaubert : « la bêtise, c’est de conclure« …) _,

ce qu’elle _ en sa biographie particulière, voire singulière, immergée en l’Histoire collective : je pense ici à (tout) ce qu’elle a hérité historiquement de son père (« Mon père s’appelait Mondschejn« , page 33), peintre, né en 1890 à Chelm, en une Pologne alors de l’empire du Tsar de toutes les Russies ; et maudit par son propre père pour avoir voulu devenir peintre (« après son départ de Chelm _ en 1904 : « fuyant à quatorze ans le ghetto où son _ propre _  père le destinait au rabbinat« , page 31… _, son père l’avait haï et maudit au point d’accomplir le terrible rituel du Herem à la synagogue. Condamné pour idolâtrie, mon père fut rejeté par les siens. Le rituel du Herem consistait à allumer des bougies noires et l’arche étant ouverte à faire sonner le chofar pour récuser toute filiation. On demande alors que la maladie et la ruine tombent sur le maudit, qu’il soit exclu de la communauté de façon définitive et n’ait pas le droit à être enterré religieusement.

Ayant appris _ tardivement, après 1945 _ son excommunication après la mort des siens, doublement orphelin, je crois pouvoir dire qu’il ne cessa d’être déchiré entre la grâce et la disgrâce qui marquaient sa survie _ à la Shoah. Quand la mort approcha, il se sentit comme un fils coupable appelé à comparaître devant le tribunal paternel. La transmission, et donc le droit et le devoir de suite qu’implique la filiation, pèsent très lourd dans la pensée juive et traversent les générations.

Il m’a fallu trouver les lois profanes et laïques qui mettraient fin à la poursuite d’une malédiction (…). Les images devaient trouver leur avocat, il en allait de la liberté que mon père avait conquise et de celle que je lui devais de garder« )… _

ce qu’elle y poursuit,

tout autant que ce qui l’y poursuit elle-même ;

selon la métaphore _ discrète, mais qui revient (ou « persiste« , sans lourdeur jamais : nous sommes dans la patience) _ des deux flèches du carquois du petit dieu Amour.

Cf par exemple page 125 : « les flèches d’Eros« ,

ou page 191 : « Si Cupidon a deux flèches, comme le raconte Ovide, c’est qu’il faut entendre que sa flèche est double, c’est-à-dire qu’elle indique deux directions opposées. Une flèche vise le poursuivant, l’autre le poursuivi. Cette simultanéité des trajectoires contraires fait qu’un même archer, celui de l’amour, attire et fait fuir. Ce qui nous attire nous fait fuir et nous poursuivons entre délices et frissons les figures qui nous persécutent« …


Mais déjà, page 122, esquissant, lumineusement, comme une approche de définition de ce qu’elle qualifie de sa « course« ,

et comme de son « champ » philosophique (page 120),

parmi les diverses (ou principales) formes de démarches philosophiques : celles des « penseurs de l’ordre« , celles des « penseurs critiques« , et celles des « penseurs à la cécité prophétique » qui « ont hérité de Nietzsche« , mais « Nietzsche est _ aussi _ la victime des plus grands usurpateurs d’héritage » !!!, pages 121-122,

et comme pour répondre au questionnement de son ami philosophe Patrice Loraux (« qui s’interroge précisément à ce que peut signifier la désignation d’un champ philosophique, après avoir interrogé longuement la syzygie de la philosophie avec les chimères« , page 120) :

« Il y aurait en philosophie des régimes de sensibilités particulières _ voilà : des aisthêsis !.. _ qui permettraient d’y repérer de grandes familles. Si je l’ai bien compris, elles se distingueraient ou s’opposeraient en fonction de leur disponibilité interne au vacillement _ un élément crucialissime !!! _ ou aux modes très variés de cristallisations conceptuelles » _ d’après la métaphore stendhalienne appliquée aux processus d’énamoration… _, page 120 ;

achevant ce regard panoramique (détaillé aux pages 120 à 122) déjà lui-même bien éclairant (« Les champs de la philosophie sont innombrables ; et l’on imagine bien qu’il ne me viendrait pas à l’idée d’esquisser une histoire de la philosophie en énumérant des champs ou en repérant des postures. Je ne fais que croiser ce _ ici la méditation de l’ami Patrice Loraux _ qui accompagne ma propre poursuite« , conclut-elle cette synthétique « revue » avec son humilité et auto-ironie coutumières), page 122,

Marie-José Mondzain avance ceci d’éminemment éclairant quant au dessein du travail auquel s’est adonné son livre auto-présenté dès l’abord (page 9) comme peu « livre« , car c’est surtout une « médiation » _ peut-être en abyme, et abyssale… _, et « qui se poursuit«  (page 119) :

« Ma seule ambition _ et le mot est déjà trop lourd pour définir ma course _ est de trouver _ mettre à jour et explorer _ partout la mince fissure par laquelle l’image

séculairement refoulée par la raison et l’intelligence

a poursuivi sa route, imperturbable, à travers les corps pensants, les regards désirants, les silences habités par la parole«  _ peut-être ici le cœur même de ce travail (d’une vie : « philosophique« …) dans ce qui peut faire signe au plus profond, via les images (mais via la musique aussi, ainsi que la poésie ; particulièrement en ce qui devient œuvre d’art…) _ ;

et elle conclut alors ce passage de quatre pages à propos de ce qu’opère l’image

_ ailleurs (par exemple page 45, puis page 46, ou page 64, à deux reprises), elle parle d’« opérations imageantes«  : ainsi « les opérations imageantes sont constituantes des relations d’altérité, en étant le tissu conjonctif qui noue la question d’un sujet à la réponse qu’il reçoit de tout autre« , page 46, dans la mesure où « reconnaître consiste à partager un manque et faire éclore entre nous les fleurs de la surabondance, c’est-à-dire les images. C’est parce que l’autre me manque que je lui adresse _ en gestes d’œuvres _  les signes de ma dépossession ou de ma défaillance«  _

ainsi :

« Elle _ l’image, donc _ est la présence _ vectorielle et et contextualisée, en quelque sorte, et intensive (« disruptive«  dans les liaisons-déliaisons, désajustements-ajustements, que sans cesse, et comme ludiquement, elle opère) _ de l’enfant androgyne au carquois et aux flèches dans son immanence intraitable _ voilà _ au cœur de tout mouvement de la pensée« , page 122 donc…

Voilà énoncé ce qui m’apparaît constituer le sens profond et singulièrement riche du projet philosophique poursuivi (donc !) superbement par cette recherche dense intensément lumineuse _ et éclairante ! _ en son courage et sa générosité _ sans fond, les deux : par la « fidélité« , voilà !, à ce que la vocation de la parole appelle à « tenir«  et « maintenir«  (= « poursuivre«  !), dans le jeu d’actes d’une liberté exigeante assumée… _ menée par Marie-José Mondzain.

La fin du premier chapitre (« Images suivies«  : il court de la page 9 à la page 124) revient sur la question de ce livre « peu livre » et des modalités _ montaniennes, ou nietzschéennes, me semble-t-il… _ de la « forme incertaine«  _ non dogmatique, mais ludique avec gravité (selon l’essence de l’humour) _ (page 122) de son écriture :

« Pourquoi me faut-il d’une certaine façon renoncer au livre _ comme cours dogmatique _ en écrivant sous cette forme incertaine ? Ce pourrait être étrangement à la fois monologue intime, interne ; et adresse à tout autre _ ce qui me paraît être les conditions de toute écriture vraie, courageuse, généreuse, et non servile ; j’en re-donne pour exemple les écritures de Montaigne et de Nietzsche.

A ce « tout autre«  est consacré le chapitre 3 : « Le Casting du premier venu« , (pages 281 à 371) à travers l’analyse de plusieurs grands films de cinéastes américains, de King Vidor (The Crowd, La Foule), Frank Capra (Meet John Doe, L’Homme de la rue), Elia Kazan (A Face in the crowd, L’Homme dans la foule) ; mais aussi de Robert Siodmak (en comparant Menschen am Sonntag, ou People on Sunday, en 1929, et Nachts wenn der Teufel, ou Les SS frappent la nuit, en 1957) et encore, plus récent, Le Premier venu, de Jacques Doillon…


Je m’imagine un peu comme un marin au cœur de la nuit qui cherche à faire le point sur sa position _ s’orienter (dans le penser et le sentir) ; et survivre, en menant son esquif à bon port _ entre deux étendues ténébreuses _ quand le ciel est avare de points de visibilité, dans la tempête par exemple… Le flux noir portant _ voilà ! tel le fil au-dessus du vide pour le funambule de Genet (et celui de Nietzsche)… _ l’embarcation est une masse résistante qui soutient, tant qu’elle n’engloutit pas _ du moins.

Penser  les images _ voici la tâche à accomplir ! _ est un voyage nocturne entre ciel et mer _ et non pas terrestre, par monts et par vaux, ou dans le dédale serré des villes : sur des sols grosso modo plus stables.

Les images qui _ mais il en est d’autres, un peu plus curieuses… _ prétendent se débarrasser de toutes pensées _ telles celles des logos de marques visant à induire (et à grande échelle) d’hyper-rapides réflexes (conditionnés) : celles des matraquages publicitaires et idéologiques _ occupent et dominent _ elles _ l’espace en plein jour des terres habitées _ et hyper-balisées : on n’a pas à s’y poser de questions ! sur le chemin à prendre (ou plutôt, alors, « à suivre«  ! à l’heure de l’attraction des GPS !)…

Surexposition du visible _ jusqu’à l’aveuglement des habitudes-addictions de ceux qui les reçoivent et sont dirigés (par œillères ; et par machines !) par elles _ dans l’inanité des regards morts _ puisque désactivés en ces réflexes instantanéisés, sans épaisseur vivante de durée… Là où sont les cadavres _ cf la quête de Diogène avec sa lanterne allumée en plein jour : « Je cherche un homme ! » ; et il n’en trouvait pas… _, il n’y a pas de fantômes _ apparaissant et disparaissant, eux.

Voir dans la nuit est la condition de toute pensée de l’image«  _ qui amène à aller chercher un peu plus loin que le plein (ou/et les bords) du visible d’abord et immédiatement perçu : afin de comparer « comme si« 

Commentant Homo spectator, j’ai jadis qualifié cette opération-là dimageance

Et Marie-José Mondzain de poursuivre, page 123 :

« Avant que le cinéma n’en fasse surgir le dispositif pour instaurer la vie industrielle _ selon le modèle hollywoodien _ de nos désirs _ idéologisés et markétisés, formatés (en vue de l’achat : la consommation même est surtout alors un leurre) _, l’image depuis longtemps se faisait connaître _ fort discrètement _ dans les cavernes, au fond des grottes, dans toutes les chambres noires de l’histoire, celle des choses et celle des fables.

Cérémonies des apparitions et des disparitions,

mélancolie des départs et récits des deuils,

effigies des ombres qui font jouir _ selon la fable de la fille (première dessinatrice de portrait) du potier de Corinthe, traçant, et ayant tracé et déchiffrant l’ombre de son amant s’absentant, puis absenté… _ et qui font trembler _ les bisons de Lascaux, Altamira, la grotte Chauvet… _,

l’image est là aussi insaisissable qu’insistante _ dans l’espace des distances et absences que leur ténuité cependant, et très fort, aimante…

Quand vint le cinéma, l’image trouva que cela était beau !« , pages 122-123.

Mais le cinéma lui aussi est dans la disjonction :

si « le geste imageant _ du cinéaste faisant son film _ accueille le désir de tout autre, c’est-à-dire les fictions qui le constituent _ positivement, ce « tout autre«  _ comme sujet de la croyance,

de la confiance et du crédit« ,

« le « faire faire » _ du cinéaste, donc _ désigne la capacité de reconnaître et de rendre _ = donner _ au peuple _ toujours à faire advenir ! _ des spectateurs sa puissance d’agir _ le plus souvent volée, niée, exploitée.

Le cinéma _ tel celui d’un Godard : plusieurs fois mobilisé dans cette « marche vers l’image«  _ pourrait faire en sorte _ pour sa (modeste) partie : entraînante ou inhibante _ que je puisse _ moi, spectateur du film _ devenir le sujet _ (plus) effectif _ de mon action et de l’histoire que je partage avec d’autres.

Mais le « faire faire » _ du cinéaste faiseur de films  _ peut aussi être entendu dans le sens de l’asservissement et de la passivité _ des spectateurs croisant le film. Il y a un cinéma qui inhibe la puissance active et dont le « faire faire » suspend justement la capacité de faire.

Être spectateur est une condition active chaque fois que le cinéma ou toute autre création fait le don _ par la transmission-formation de « fictions constituantes«  dans le sujet spectateur du film _ à celui à qui il s’adresse de sa puissance de faire _ un poïein libérateur et créateur, face au réel et aux autres ; relire Homo spectator. Le lien de ce geste créateur avec la fiction est fondateur, car il n’y a de communauté _ humaine non-inhumaine _ qu’à partir de ces croyances partagées _ et échangées, via des opérations (et des œuvres) , dont des paroles, des entretiens _ que j’appelle des fictions constituantes » _ pour le sujet humain non in-humain et sa liberté _, pages 284-285.

Et Marie-José Mondzain de se centrer sur le travail du documentariste, d’une part ;

mais aussi sur la place (et la fonction) du figurant dans les fictions mêmes :


« Dans un documentaire,  ce sont les corps filmés qui occupent la presque totalité du champ fictionnel. Il revient au documentariste de trouver la place la plus juste _ ajuster-désajuster _ pour accueillir_ et, par là, montrer _ ce qui constitue le régime de croyance des sujets filmés au cœur des expériences réelles qu’ils traversent« , page 285.

Quant à « la fiction«  de cinéma, son histoire est durablement marquée par l’impact de la Nouvelle Vague : celle-ci, « fraternellement liée au cinéma documentaire, accueille la fiction qui habite le corps des acteurs. On peut à la fois construire une fiction, et attendre ce qui arrive, développer une forme d’attention au monde et aux corps filmés qui donne sa place à l’autre _ en son altérité fondamentale _, donc à tout autre ; donc par cette voie au spectateur lui-même « , toujours page 285.

Et Marie-José Mondzain consacrera de superbes pages (pages 288 à 293) à la fonction très riche du figurant dans les fictions :

« La figure du figurant, comme site en apparence désubjectivé, opère en fait comme indice _ d’autant plus fort que (forcément !) discret _ de crédibilité _ voilà _ qui confère _ par contraste (d’une forme vis-à-vis d’un fond ; d’une focalisation sur ce qui est découpé et identifiable par le regard regardant à l’égard d’un fond lui flouté…) _ à la star et au récit _ du film de fiction _ leur place _ mine de rien… _ dans le tissu réel de notre histoire _ rien moins. Indice du réel, sans nom, sans gloire et sans histoire _ la caméra n’est pas focalisée sur lui : il n’est qu’un fond pour les formes d’autres : les personnages du récit ! incarnés par les acteurs _, lui seul donne peut-être à la fiction son appui _ comme le fond du vide au fil vital du funambule _, et détermine son plan d’inscription _ à cette fiction _ dans une réalité sensible, à la fois historique et filmée. La place du figurant est une place occupée par n’importe qui  _ discrétion (= quasi invisibilité) oblige ! _ faisant office de réalité des bords, à la frontière desquels se détache avec tout leur relief la figure _ = la forme repérable, elle _ de l’acteur professionnel et de la star, dans leur énergie fictionnelle _ et vecteurs notables d’identification du spectateur de cette fiction de cinéma.

La présence de celui qui n’a pas de nom _ au générique (des identifications) : il n’est nul personnage ! _ est sans doute inséparable de cette histoire du peuple auquel la Révolution a enfin rendu _ ou enfin donné (au moins en puissance) _ la dignité de son nom, sans pour autant résoudre la question de la subjectivation _ effective : devenir une « personne«  en toute sa singularité… _ de toutes les particules élémentaires qui le composent. Que figurent ces corps sans lesquels les acteurs resteraient dans une insularité presque abstraite ? C’est sans doute parce que l’écran n’est pas une scène qu’il faut que la croyance du spectateur soit soutenue par la figuration du monde comme espace doué de consistance, où les _ autres _ corps et les choses offrent l’assistance d’une continuité. Le figurant est le signifiant du hors champ dans le champ _ du récit sur lequel se focalise la caméra _, et le relais entre l’espace fictionnel _ que propose le film, et sa visée de « réalisme«  _ et l’espace réel _ censé être très évident, lui _ du spectateur.

N’ayant aucun rôle, il est tout entier dans sa fonction : se prêter au jeu de la représentation de toutes celles et de tous ceux _ dans le public des spectateurs, déjà, ainsi que les autres, dehors _qui se tiennent dans l’indétermination de leur inscription subjective. Le figurant nous demande de croire à la réalité d’où on l’a tiré quand, l’ayant quittée, il est introduit dans la fiction où on le fait opérer _ voilà _ au nom de cette réalité même.

Extrait de la foule ou du peuple, il en figure métonymiquement _ la partie pour le tout _ l’existence« , pages 289-290.

« « Figurant » est un participe présent dont la légitimité a besoin _ pour sa crédibilité anonyme _ de l’accord de tous. Le figurant devient représentant _ et Marie-José Mondzain d’analyser le devenir (symptomatique !) de certains individus quelconques (des John Doe ! selon Capra) au sein de la production cinématographique de la démocratie américaine... Ce participe présent désigne l’individu figurant, c’est-à-dire désigné comme image de tous, parce qu’il ne ressemble _ pas trop _ à personne.

L’effacement _ voilà _ de la personne implique que la subjectivation du peuple passe par la désubjectivation _ et anonymat subséquent _ de son figurant. Cette désubjectivation a son prix du côté des identifications idéales et du côté de l’effacement du peuple. (…) Le cinéma est par excellence la scène où se jouent les contradictions de cette incarnation, mais aussi où se déploient les combinaisons fictionnelles qui rendent cette incarnation possible ou impossible, digne de confiance ou frauduleuse. En ce sens, dans toute fiction, la place du figurant a une signification politique« , pages 290-291.

 

« La question du figurant entre donc en résonance avec la subjectivation du peuple et l’interrogation démocratique.

Il n’y a de figurant que dans la fiction ; le documentaire par définition ignore le figurant. Ce qui indique que le cinéma navigue nécessairement entre deux régimes fictionnels (…) ou plus précisément se situe au croisement de la trame et de la chaîne qui tissent un espace visuel commun _ réaliste, in fine. La trame serait la fiction inventée et filmée qui transporte le spectateur dans le territoire imaginaire d’un scénario. La chaîne serait l’ensemble de toutes les ressources du réel mises au service de la crédibilité du film. Le figurant serait comme la navette qui passe et repasse _ voilà _ sur le fond anonyme où il lui est demandé de faire office _ = image ! par délégation et incarnation convenue _ de réel. On demande à l’acteur de jouer et au figurant de faire « comme si ». Il est donc bien un messager chargé de faire communiquer _ à l’écran _ le réel et la fiction » _ in fine réaliste _, pages 291-292.

« Il en résulte que l’opération figurative du figurant est une opération politique qui fait advenir ensemble

le mode d’existence de toutes les foules

et, au cœur de ces foules, le mode d’existence de chaque sujet qui y trouve sa légitimité et la dignité de sa place. (…)

Le figurant figure le corps du peuple

en tant qu’il est témoin et juge de ce qui se passe en sa présence et même sous ses yeux ;

tout comme il peut incarner au cœur de la foule dont il fait partie, l’énergie politique parfaitement singularisée du peuple entier.

La place du figurant est indissociable de la place faite au spectateur. C’est en lui, pris isolément ou dans la foule, que se joue la place politique accordée au peuple« , pages 292-293

….

Voilà un des effets (disjonctifs !) du cinéma, parmi les apprentissages des divers processus de subjectivation (ou désubjectivation !) des personnes,

au sein de la « poursuite » de la vie, et des enjeux de « se trouver« , « ou pas » (= se gâcher et se perdre), d’accomplir, ou pas, ses possibles (et si possible les meilleurs, les plus épanouissants, entre continuité et suspens, et au milieu et avec les autres…

De superbes analyses concernent aussi le rapport à l’altérité et à l’accueil (ou pas !) de l’hétérogénéité _ et les dangers des fictions transcendantistes et solipsistes (des fondamentalismes)…

Quant au chapitre 2, « Chasses » (pages 125 à 280), consacré à l’analyse de la poursuite en tant que telle (au cinéma),

il nous livre, du moins particulièrement à mon goût, quatre magistrales analyses de films :

aux pages 149 à 163, celle des Oiseaux d’Alfred Hitchcock ;

aux pages 235 à 254, celle de Gerry, de Gus Van Sant ;

aux pages 271 à 280, celle de La Nuit du chasseur, le chef d’œuvre de Charles Laughton ;

et pages 208 à 217, celle, très impressionnante, de Tropical Malady, d’Apichatpong Weerasethakul :

« Dans les films de Weerasethakul, nous sommes fauves ténébreux, vache immaculée, revenant simiesque, spectre canin, poisson érotique, etc. C’est toute l’histoire de la vie et celle des espèces qui s’incarne _ = prend image ;

là-dessus cf aussi les lumineuses remarques sur l’incarnation de Jésus, et la fonction de la Vierge Marie ; la kenôsis et la sarkôsis… : « Paul de Tarse trouva les mots qui désignaient le dessein de l’image. Lorsque Dieu se fit homme, dit-il, et qu’il « condescendit » (synkatabainein) à devenir mortel, il se vida (ékénôse). La kénôse (kenôsis) fait entendre la vacuité de l’image. La Vierge est pleine de grâce car l’image dont elle est porteuse est vide de matière. La matrice est diaphane, elle aussi a la transparence des bulles«  ; et aussi : « Le « devenir image » qui fait de Dieu une figure humaine a permis l’invention d’un mot : « incarnation«  (sarkôsis). (…) Dans la pensée chrétienne, incarner signifie devenir image, image visible. Décider que l’image invisible se fait voir en gardant sa nature d’image transitant dans un corps dont il se sépare en mourant tout en gardant sa visibilité.

On gardera le mot « incarnation » pour dire que tel corps incarne à l’écran, au théâtre ou ailleurs. Ce qui ne signifie pas que ce corps personnifie. Celui qui personnifie se veut seule figure possible dans son rôle. Celui ou celle qui incarne fait vivre l’intensité d’un possible qui suscite l’infinité de tous les autres possibles« , pages 83 à 85 _

C’est toute l’histoire de la vie et celle des espèces qui s’incarne _ fait image _ dans la mémoire du monde, mémoire inscrite mystérieusement dans le corps de chacun de nous. Weerasethakul filme nos mémoires d’outre-tombe« , page 217.

Et, page 214 : « Filmer est aussi un acte de métamorphose qui s’attaque à la discursivité et à la continuité des récits pour faire advenir dans les images les figures simultanées de la contradiction, de la réversibilité du temps, de la confusion des genres, de l’immanence des spectres dans la chair des vivants, de la parole animale face au silence humain, de l’éclat lumineux de la nuit, de l’éloquence du vent.

Le cinéma viendrait-il dans la modernité de notre monde occuper la place d’un rite, pour remplir la fonction chamanique _ voilà _, et négocier dans le sombre éclat des salles obscures nos relations avec les divinités de l’amour et de la mort ?

Tout le cinéma de Weerasethakul en témoigne (…).


Le cinéma est une industrie hallucinatoire

qui ne cesse de nous faire commercer avec les morts« 

Bref, ce travail _ de tissage et dé-tissage (à la Pénélope ?) : concernant la source nourricière surabondante des « opérations imageantes« , leur suivi, leur suspens, leurs nouages _ est merveilleusement fécond !!!


Et constitue pour le lecteur une expérience (de lecture-analyse) dont il a du mal à s’arracher, tellement la méditation _ dense et toujours magnifiquement éclairante _ de Marie-José Mondzain donne encore et encore à mieux penser : à décortiquer lumineusement la complexité de nouage de nos opérations humaines,

en commençant par les « opérations imageantes » :

à suivre…

Titus Curiosus, le 26 octobre 2011

Partager les enthousiasmes et déployer les énergies joyeuses

01jan

En forme  de meilleurs vœux pour l’année nouvelle,

la réaffirmation de la  déclaration de « programmes » comme de « style » de ce blog,

en date du 3 juillet 2008 : « le Carnet d’un curieux » :

« ces propositions de curiosité,
découvertes,
enthousiasmes à partager,

qui constitueront les envolées et escapades de ce blog » ;

« en mon style
_ attentif intensif, c’est-à-dire fouilleur,
s’embringuant dans le fourré plus ou moins dense du “réel“ et se coltinant un minimum à l’épaisseur et résistance
en leur lacis déjà dé-lié cependant : par quelque “œuvre“… »
des “choses“, ;

accompagnée de quelques cadeaux symboliques ;

avec, pour commencer, deux objets que ma fille Agathe, qui vit à Londres, m’en a rapportés, lors de ces vacances de Noël (et du Jour de l’An) :

d’une part, un CD d’un interprète, le violoniste Christian Tetzlaff, enthousiasmant par son énergie qui déplace les montagnes, liée à une merveilleuse finesse de jeu et justesse d’intelligence des œuvres _ c’est lui qui donnait l’élan du plus beau CD à mon goût de l’année dernière : les « Octuors » de Félix Mendelssohn et Georges Enesco (CD Avi-music 8553163) : un CD qui ne quitte presque pas ma platine, tant j’éprouve le « besoin » de ses interprétations profondes en même temps qu’intensément puissantes, fortes, de ces deux chefs d’œuvre de musique de chambre (bien étoffée, en ces deux « Octuors« )… ; de même qu’il avait donné, en 2006, une merveilleuse interprétation du « Concerto pour violon » opus 61 de Beethoven, avec un idéal Tonhalle Orchestra de Zurich, dirigé par le magnifique David Zinman (CD Arte Nova Classics 82876 76994 2) _,

et qui n’avait pas paru en France  _ bien que le texte de son livret comporte une présentation en français de Philippe Mougeot ! la direction d’Emi-France ne l’ayant probablement pas jugé commercialement opportun ! _ : le CD intitulé « Violin Concertos » de Brahms et Joachim _ il s’agit, dans ce second cas, du « Concerto » pour violon n° 2 en ré mineur de Joseph Joachim (1831 – 1907), composé et donné pour la première fois (à Leipzig) en 1861 ;  Brahms « conçut son concerto op. 77  pour le virtuose Joseph Joachim, auquel le liait une amitié de 25 ans, à qui il avait dédié sa première sonate et dont il estimait les jugements musicaux. Or Joachim estima inexécutable la partie de soliste que lui proposait Brahms, peu familier avec la technique instrumentale du violon ; il fallut effectuer une nouvelle rédaction _ conformément aux corrections de Joachim qui fut, reconnut Brahms, « plus ou moins responsable de la partie de violon ». Le concerto fut créé par son dédicataire le 5 janvier 1879, sous la direction du compositeur« , précise mieux qu’opportunément Philippe Mougeot à la page 4 du livret de ce CD… ; on mesure par là l’intérêt du couplage de ce CD, avec le meilleur des trois concertos pour violon de Joseph Joachim ! _  ;

dans lequel je retrouve le talent à son meilleur du magnifique Christian Tetzlaff, qu’accompagne non moins parfaitement et avec enthousiasme le Danish National Symphony Orchestra, sous la direction flamboyante de l’excellent Thomas Dausgaard : le CD Virgin-Classics 50999 502109 2 3 !

et d’autre part, sur le conseil (depuis Bordeaux) de Sébastien, mon gendre aussi avisé en Arts plastiques qu’il l’est en musique et en littérature,


http://yalepress.yale.edu/yupbooks/images/full13/9781857094220.jpg

le catalogue _ somptueux et passionnant ! par les confrontations qu’il propose entre peintures et sculptures : ces dernières, d’Alonso Cano, Gregorio Fernández, Francisco Antonio Gijón, Juan Martínez Montañes _ le plus grand de tous, peut-être ! _ Pedro de Mena, Jose de Mora, sont stupéfiantes de beauté, grandeur, intensité ! _ de l’exposition d’art sacré espagnol « The Sacred made real _ Spanish painting and sculpture 1600-1700« , splendidement organisée par le curator Xavier Bray (aidé par Alfonso Rodriguez G. de Ceballos, et Daphne Barbour & Judy Ozone, actuellement (24 octobre 2009 – 24 janvier 2010) présentée à la National Gallery de Londres, avant de resplendir à la National Gallery of Art de Washington (28 février – 31 mai 2010)…

http://static.visitlondon.com/assets/events/arts/sacred_made_real_3_500.png

The Sacred Made Real

Spanish Painting and Sculpture 1600-1700

  • Xavier Bray, Alfonso Rodriguez G. de Ceballos, Daphne Barbour, and Judy
    Ozone; With contributions by Eleanora Luciano, Marjorie Trusted, Rocio
    Izquierdo Moreno, Maria Fernanda Morón de Castro, Maria del Valme Muñoz
    Rubio, and Ignacio Hermoso Romero

In
16th- and 17th-century Spain, sculptors and painters combined _ voilà ! _ their
skills to depict, with astonishing realism _ oui ! _, the great religious themes.
Wooden sculptures of the saints, the Immaculate Conception, or the
Passion of Christ were painstakingly carved, gessoed, and intricately
painted, even embellished with glass eyes and tears and ivory teeth.
Some were shockingly graphic _ certes _ in their depiction of Christ’s sufferings ;
others, beautifully clothed, appeared to bring saints to glorious life.
These were objects of divine inspiration _ en effet _ to the faithful, whether
displayed on altars or processed through the streets on holy days.

Featuring
new photography, this book reappraises the unique form of Spanish
painted wooden sculpture. In addition to examining the sculptures’
religious roles, it also explores the unique creative relationship of
sculptor and painter : Velazquez’s teacher and father-in-law Francisco
Pacheco, for example, often painted the flesh and drapery of wood
carvings by the celebrated sculptor Juan Martinez Montañès, and taught
a generation of students. The skill of painting these hyper-realistic _ certes ! _
sculptures was an integral part of an artist’s training, enhancing his
sensitivity to visual impact _ oui _ and physical presence _ evident in paintings
of the period _ absolument !.. la « présence«  des sacrés mystères catholiques…

Xavier
Bray is Assistant Curator of Seventeenth and Eighteenth-Century
Painting at the National Gallery, London. Alfonso Rodriguez G. de
Ceballos was formerly Professor at the Universidad Autonoma, Madrid.
Daphne Barbour is a Senior Objects Conservator ; Eleonora Luciano is
Associate Curator of Sculpture ; and Judy Ozone is a Senior Objects
Conservator, all at the National Gallery of Art, Washington D.C. Rocio
Izquierdo Moreno is a curator ; Maria del Valme Munoz Rubio is Chief
Curator ; and Ignacio Hermoso Romero is a curator, all at the Museo de
Bellas Artes, Seville. Maria Fernanda Moron de Castro is Curator of
Collections, University of Seville. Margorie Trusted is Senior Curator
of Sculpture at the Victoria and Albert Museum, London.

J’y ajouterai un autre merveilleux CD de 3 concertos de violon « magiques« , cette fois avec l’archet profond et virtuose, lui aussi, de Frank Peter Zimmermann :

il s’agit des deux concertos de Karol Szymanowski _ un compositeur que je vénère pour la richesse et la volupté de sa sensualité ! _, le concerto pour violon n° 1, opus 35 et le concerto pour violon n° 2, opus 61 ; et du concerto pour violon, en ré mineur, de Benjamin Britten ; pour Szymanowki, c’est l’Orchestre Philharmonique de Varsovie, sous la direction idoine d’Antoni Wit, qui l’accompagne ; et pour le concerto de Britten, l’Orchestre Symphonique de la radio suédoise, que dirige Manfred Honeck. Il s’agit d’un flamboyant autant que très fin CD Sony : 88697439992… Un enchantement lui aussi.

Et pour faire bonne mesure, j’ajoute un autre concerto de violon, celui de Brahms, à nouveau, mais par Vadim Repim et l’Orchestre du Gewanhaus de Leipzig, dirigé par Ricardo Chailly, cette fois ; CD auquel j’aurai dû  consacrer un article l’an passé : autre splendeur de vie et de musicalité !

Qu’accompagne, sur le CD Deutsche Grammophon 477 7470, le double concerto de Brahms pour violon, violoncelle et orchestre, en la mineur _ avec la participation du violoncelliste Truls Mørk…

Excellente année artistique ! riche d' »actes esthétiques » profondément joyeux ! expansifs !

Titus Curiosus, ce 1er janvier 2010

Lieux communs (ou pas) romains (2) : temps, perception, oeuvre _ le cas exemplaire du « génie » de Goethe se dé-couvrant peu à peu en son (prolongé) séjour romain…

23mai

Pour poursuivre ma réflexion d’hier, « Lieux communs (ou pas) romains : entre peinture et photographie au XIXème siècle « ,

entamée à partir 1) de ma lecture du livre-catalogue de l’expo « Voir l’Italie et mourir » ; et 2) de l’article du Monde (sous la double signature de Michel Guerrin et Philippe Dagen) « L’Italie en peintures et en photographies : sujets communs, lieux communs » ;

et la mener un peu plus loin,

en creusant si peu que ce soit autour des liens se tissant entre temps, perception et œuvre ;

et à partir de la remarque de cet article (de Michel Guerrin et Philippe Dagen, donc ; experts s’il en est…) autour de ce qui distingue une certaine approche photographique de l’attitude dominante et tentatrice du « cliché« , avec le fait le plus fréquent, sans doute, de succomber au « lieu commun » ;

attitude _ sinon « posture«  à adopter… _ présente souvent (le plus souvent, du moins…) dans un certain « pictorialisme » des peintres d’abord (avant, à leur suite, les photographes) ; quand ils ne « parviennent » pas vraiment, ni tout à fait, à un style _ et leur style ! _, du moins…

D’où les dégats endémiques de ce « pictorialisme« -là (des « clichés » dans les têtes !..) parmi les photographes aussi…

Mais je me souviens d’être parvenu à une remarque similaire lors de ma lecture _ patiente : elle prend, forcément, un certain temps ; surtout crayon (du passionné que je suis : de Rome, entre autres, et tout particulièrement !) en main :

le « Journal » de « Voyage en Italie » prenant à Goethe lui-même un certain temps

(soit plusieurs années : d’autant qu’avant de retourner séjourner longuement encore à Rome _ et c’est là, en ce re-tour, seulement, que son regard « devient » vraiment profond ! et perspicace ! après le bousculement pataud, pataugeant, balourd, toujours trop niais, de la première « dé-couverte » ; et la nécessité de l' »acclimatation« … _, Goethe part visiter, un certain temps aussi, Naples) _ ;

lors de ma lecture patiente (et crayon en main) du « Journal » de « Voyage en Italie » de Goethe :

Arrivé à Rome, Johann Wolgang von Goethe commence, effectivement

_ tout « génie » qu’il est (ou plutôt « est capable d’être » :

mais même le « génie » doit s’apprendre, en « se désembourbant » : des « clichés« , précisément ! : cf la magnifique formulation de Nietzsche en son « Prologue » d' »Ainsi parlait Zarathoustra » : « Il faut encore porter du chaos en soi pour donner naissance à une étoile dansante«  !) _,

Goethe commence par « tomber » _ et « patauger » longtemps, même lui ! _ dans la plupart des « clichés » courant les rues (et les esprits plus encore !!!) sur Rome, en « touriste » (débarquant de la germanique Weimar) qu’il commence par être, lui aussi, à la rencontre

_ pas encore assez « découverte«  (c’est-à-dire qui soit enfin assez dé-tachée des « clichés« ), justement… _

des monuments un peu célèbres, déjà , ou depuis presque toujours _ Goethe est un grand lecteur (et des auteurs latins classiques, pour commencer) devant l’Eternel… _ ; et qui « encombrent » encore son regard…

Mais ce qui va aussi l’aider un peu _ si peu que ce soit : mais c’est le décisif en l’affaire ! _ à se dé-tacher (donc !!!) des « clichés« , et à enfin rencontrer, avec (enfin !) un peu plus de « fraîcheur » (d’artiste « vrai« ), Rome ;

et pas seulement en la forme pré-formatée de ses plus (et trop) célèbres monuments : à « identifier« , tout d’abord (en « bon élève » qui se souvient « bien » de la « leçon » apprise auprès des premiers « maîtres« …) ; et « re-connaître«  : « ah ! c’est donc cela, le Panthéon ! » ; et ce que va permettre bientôt à grande échelle l’invention, puis la diffusion généralisée, auprès des « touristes », du « Baedeker » ;

c’est que Goethe aussi dessine

(et se prépare sans doute même _ il l’écrit en son « Journal » ; avant, plus tard, d’y renoncer… _ à peindre ; en compagnie de plusieurs amis peintres séjournant longtemps, voire s’étant « installés« , à Rome et en la campagne romaine : la tentation d' »installation » à Rome venant faire le siège aussi de Goethe)

à Rome ;

qu’il va,

à l’instar des glorieux _ et si beaux : quels dessins !!! _ exemples de Poussin, Claude (« Le Lorrain« ) et du Guaspre (Gaspard Dughet, « il Poussinetto » : le neveu même, et romain, lui, de Poussin),

flaner _ et crayonner _ sur le « motif »,

notamment dans la si proche (belle) campagne romaine _ par exemple du côté du Pont Milvius, sur le Tibre, et des prés autour de la fontaine de l’Acqua Acetosa ; ou du côté du vieux Pont, aussi, de la Via Nomentana sur l’Aniene ; ou sur le chemin, ombragé de pins, de Tivoli…

Bref, la perception « vraie » a besoin,

soit de la contemplation d’un temps réellement calme, pacifié _ pour s’ôter les taies de l’œil obstruant la perspicacité du regard de celui qui passe _ ;

soit de la bousculade de l' »événement » « passant » et ne « repassant » pas _ ou la croisée bousculante de « Kairos » ! _,

ainsi que le remarquent (excellemment) Michel Guerrin et Philippe Dagen à propos des violences (mortelles : pour les hommes comme pour les bâtiments !) du « Risorgimento«  garibaldien :

à propos des photos _ magnifiques !!! _ des émeutes de Rome (en juillet 1849, par Stefano Lecchi, pages 264-265) ou de Palerme (en juin 1860, par Gustave Le Gray, pages 270 à 273), avec sinon cadavres, du moins ruines toutes fraîches…

Un livre décidément passionnant à « vraiment » regarder que ce « Voir l’Italie et mourir » !


Titus Curiosus, ce 23 mai 2009

François-Marius Granet, admirable tremblement du temps, Aix, Paris, Rome

15août

Expo « Granet, une vie pour la peinture » au Musée Granet d’Aix-en Provence du 5 juillet au 2 novembre 2008 : soit une « exposition rétrospective«  ;

et Denis Coutagne : « François-Marius Granet 1775-1849 Une Vie pour la peinture » (Somogy Éditions d’Art, en juin 2008)

Ou une « étude critique » pour lecteurs vaillants, endurants, patients, persévérants et courageux, à la découverte d’un très grand peintre.

Le travail réalisé par Denis Coutagne pour cette « exposition rétrospective«  du Musée dont il fut le Conservateur en chef de mai 1980 à décembre 2007 : le Musée d’Aix-en-Provence portant depuis 1949 le nom de celui (né en 1775 et mort en 1849) qui « n’a pas fondé le musée, mais (…) l’a installé comme un grand musée ; à sa mort, Granet léguait à sa ville natale _ presque _ toute son œuvre (son œuvre personnelle riche de près de deux cents tableaux et de deux mille œuvres graphiques) et ses collections (riches de trois cent cinquante tableaux environ) » _ ainsi que le rappelle opportunément Madame Maryse Joissains-Masini, Maire d’Aix-en-Provence et Présidente de la communauté du pays d’Aix, en l’Avant-propos à ce très beau et important livre ;

le travail réalisé par Denis Coutagne pour cette « exposition rétrospective » _ et ce livre qui en offre aux lecteurs de par le monde et pérennise le fruit _ consacré à l’œuvre pictural et graphique _ et même à son activité (considérable, aussi) de collectionneur _ de François-Marius Granet (17 décembre 1775, Aix – 21 novembre 1849, le Malvallat, Aix), constitue un éclairage indispensable désormais sur un peintre majeur et maillon décisif de la si belle (et pas encore assez largement connue, notamment, et peut-être d’abord, en France) tradition _ ouverte _ de la « peinture de paysage« .

François-Marius Granet étant bien davantage, en cette « filiation », qu’une simple transition entre Nicolas Poussin et Claude Lorrain (et Pierre-Henri de Valenciennes : 1750, Toulouse – 1819, Paris ) et les « dynamiteurs sereins » impressionnistes (Claude Monet, Camille Pissaro, Auguste Renoir), et,  bien sûr, à Aix, l’inclassable _ et « pas serein » du tout, lui : un lutteur cabochard formidable ! _ Paul Cézanne (1839, Aix – 1906, Aix)

Même si la « hiérarchie des genres » (et la primauté de la peinture d’histoire) pèse alors encore, et combien, sur le statut (officiel et social) et l’autorité des artistes _ jusqu’à leur image de soi, en ce premier dix-neuvième siècle : d’où, sans doute, le « libre » départ et long séjour (d’entre ses vingt-deux et quarante-neuf ans : l’âge de la maturation, et celui de la maturité) _ mais le contraire d’un « exil » _ de Granet pour et à Rome : il s’y « trouve » ; et pas à Aix, ni à Paris, qu’il fuit…

A cet égard, je noterai d’ores et déjà l’importance, pour cette filiation de peintres véritablement « créateurs » _ et pas seulement continuateurs ou épigones de leurs prédécesseurs _ de l’initiateur _ ou « impulseur » _ à la peinture de Granet, son premier maître (et professeur), le provençal Jean-Antoine Constantin (Bonneveine, près de Marseille, 1756, Aix-en-Provence, 1844), qui avait fait le voyage de Rome en 1777 _ où il séjourna trois ans : « J’étais si content quand j’habitais ce pays. Ce sont les années que j’ai passées de ma vie les plus heureuses. Je voudrais y être encore et pouvoir avec vous me promener dans ces belles ruines, examiner cette nature si belle pour les couleurs et si grandiose qu’on ne trouve ailleurs. (…) Que vous êtes heureux d’habiter cette magnifique Italie où la nature et les monuments apportent partout le caractère du Beau » _ du « Beau« , et pas du « sublime », ni du « pittoresque » _, a-t-il pu écrire à Granet alors à Rome (page 31) ; c’est « en 1785 » que « Constantin est nommé directeur de l’école des Beaux-Arts d’Aix-en-Provence » et « alors a pour élèves Granet et Forbin » (ibidem : Granet et Forbin ont à peine dix ans et huit ans _ notons-le _, lors de cette décisive impulsion « à la peinture ») ; sur Constantin, la notice _ sans doute un peu trop courte pour notre curiosité _ qui lui est consacrée (pages 31 à 33) précise ceci : « la force intrinsèque de ses dessins et tableaux l’apparente à Salvatore Rosa, Van Ruysdaël, Dujardin _ intéressantes pistes… En tout cas, l’énergie spécifique qu’il déploie dans ses « études » _ un terme à remarquer _ lui donne une place irremplaçable entre les védutistes du XVIIIème siècle et le classicisme du début du XIXème siècle. Sa fougue annonce avec évidence l’âge romantique que sa vieillesse lui donnera de rejoindre. » Granet n’oubliera jamais, ni d’aucune façon, son maître, et, ainsi, multipliera les « démarches » pour obtenir « au plus digne des hommes » des « secours« , en la « pénible position » de sa vieillesse (notamment entre 1839 et sa mort, en 1844). Trois œuvres de Constantin nous sont données ici à regarder, pages 31 à 33 : un « Autoportrait« , « Les Cascatelles de Tivoli » et une « Vue intérieure du Colisée » : on mesure d’autant leur importance pour le désir _ proprement « fondateur » pour sa peinture (à lui) _ de Granet de faire le voyage de Rome (voire d’y passer sa vie : comme « au pays même de sa peinture », j’oserai une telle expression).

Jean-Antoine Constantin lui-même _ j’y demeure _ s’était formé (page 20) à l’académie des Beaux-Arts de Marseille qu’avait créée (en 1750) l’aixois _ déjà _ Michel-François Dandré-Bardon (Aix, 1700 – Paris 1783), qui avait lui-même connu, à Aix, le peintre d’origine sicilienne _ « originaire de Trapano » est-il indiqué page 20 : Trapani _ Jacques Viali (ou « Vialy« ), peintre de paysages et de marines, « arrivé en 1680 à Aix-en-Provence » et qui « s’y fera naturaliser en 1720 pour y mourir en 1745, formant un Joseph Vernet : Valenciennes comme Constantin n’oublieront pas la leçon de Vernet » _ est-il judicieusement précisé toujours page 20 (d’après les « Annales de la peinture » d’Etienne Parrocel, en 1862) : sur quels modes, cette « leçon » ?  Un Joseph Vernet qui passera (par rapport à Vialy) ou avait passé (par rapport à Constantin) rien moins que vingt ans à Rome, de 1733 à 1753 !.. Michel-François Dandré-Bardon _ dont la page 20 nous offre un très bel « Auguste punissant les concussionnaires » de 1729, visible au Musée Granet _ « né en 1700 à Aix« , et « monté à Paris, gagnera Rome en 1725 où l’accueille Vleughels » ; puis « quitte Rome _ où il aura passé, lui aussi (comme Constantin plus tard), trois ans _ pour un long séjour à Aix » _ et, aussi, la fondation (en 1750) d’une académie de Beaux-Arts à Marseille, donc, celle-là même où se formera, en 1771 (« sous Kappeler, Giry et David de Marseille » _ page 31) Jean-Antoine Constantin, le maître de Granet…

Tout un terreau artistique, donc _ et lié au voyage de Rome ! _, où va germer le « désir de peinture » _ voire de toute « une vie pour la peinture«  : jusque là ! _  de notre Granet… Ce sera mon hypothèse aussi…

A ce propos, et en incise, je voudrais citer ici des extraits de la notice qu’en son « Abécédario«  (des peintres) Pierre-Jean Mariette consacre à Joseph Vernet, même si le lien à Vernet de Granet, et même à Vernet du maître de Granet, Constantin, semble seulement « indirect » : je me permets de « fouiller » seulement un peu ici cette phrase de la page 20 du livre de Denis Coutagne : « Valenciennes comme Constantin n’oublieront pas la leçon de Vernet« … Car cette « leçon«  _ à (ou de _ puis par…) Constantin _, par l’intermédiaire de Vernet, passe elle-même par une filiation déjà aixoise !

Voici donc ces extraits : « VERNET, Joseph, né en Avignon en 1715, le 15 août, se distingua dans le talent de peindre des paysages et des marines. Il a demeuré longtemps en Italie, et c’est en étudiant d’après nature et en travaillant avec la plus grande application qu’il s’est fait une si belle touche, et qu’il a su rendre avec tant de vérité les différents effets de la lumière, et ce que produisent dans l’air les vapeurs qui sortent de la terre ou de l’eau, et que le soleil a tiré à lui _ le détail de Mariette est proprement remarquable : tout est ici à remarquer, à commencer par l' »étude« , et « avec la plus grande application » (de l’artiste), « d’après nature » : « sur le motif », donc, et sur le lieu-même (du « phénomène« , dirait le philosophe, tel Kant, en sa « Critique de la faculté de juger« , ou Merleau-Ponty, en sa « Phénoménologie de la perception« , ou « Le Visible et l’invisible« ) ; et afin de « rendre » avec une intensité puissante de « vérité » les « effets » _ proprement « æsthétiques » _ des divers éléments de l' »atmosphère » _ voir trois phrases plus loin _, à travers ce qu’en proposent les jeux de « la lumière » sur qui sait _ tel le peintre (Vernet, Granet, Monet, Pissaro, Cézanne…), le photographe (Bernard Plossu _ passim), ou le cinéaste (Michelangelo Antonioni _ « Par delà les nuages« , à Ferrare, Portofino, ou Aix !..) s’y attacher… Le défi de l’artiste demeure le même : toujours apprendre à regarder, écouter, lire aussi _ tous « actes de focalisation » _ ; afin de vivre, nous tous, plus pleinement cette vie (passagère)… Des lieux, des moments, des œuvres aussi, peuvent nous y aider, à cet apprentissage infini du « vivre », avec un tant soit peut d' »inspiration »…

Je ne connais aucun peintre, pas même Claude le Lorrain, qui les ait mieux rendues _ ces « vapeurs« , continue Pierre Jean Mariette à propos du travail d’artiste paysagiste de Vernet. Il n’a pas moins bien imité _ il s’agit toujours bien d’une mimesis de la nature (ou physis) _ la limpidité de l’eau, et, si c’est une tempête qu’il représente _ voilà toujours la mimesis _, on la voit avec toutes ses horreurs _  passant là de l’impression de beau à celle de sublime : je renvoie de nouveau ici aux analyses de Baldine Saint-Girons, par exemple dans son « Acte esthétique« . On ne finirait pas s’il fallait le suivre dans toutes les différentes situations de l’atmosphère _ voilà bien ce qu’il s’agit ici de « saisir » ! avec un surcroît de « sensibilité » (sur les habitudes routinières de la commodité et de l’intérêt, que la société utilitariste et mercantile développe chez les clients potentiels des « marques ») _ dont ses tableaux donnent une image fidèle.«  Je passe ici sur sa « vogue _ celle de Joseph Vernet _, surtout de la part des Anglais » et sur « les circonstances que le roi _ Louis XV, sur la recommandation de son ministre Marigny _ l’appela et qu’il lui fut ordonné dans les principaux ports de mer du royaume en prendre des vues et en faire des tableaux« … Avec ce petit commentaire critique que s’autorise ici Mariette, face à l’ampleur du succès de Vernet auprès _ un marché se développant alors _ des amateurs : « Notre peintre, s’il faut en dire mon avis, montre un peu trop de confiance en son pinceau et dans une pratique de faire qu’il s’est acquise, et qui, s’il n’y prend garde, dégénèrera en pratique _ routinière, mécanique _ et pourra lui nuire«  _ en son effort de vérité… Le frôlement (de l’aile) du « génie » se perdant, hélas, à un peu trop systématiquement, l’artiste, se répéter, recopier, copier-coller, dirait-on à l’ère de l’informatique et de ses redoutables mésusages (hyper-technologiques _ cf Bernard Stiegler, passim, ou, par exemple, « Prendre soin« ) pervers, si faciles et tentants ; et leur « impérialisme » stérilisant la sensation en étouffant la curiosité…

Comme on savait écrire et penser, avec délicatesse et idéal de justesse, en ce dix-huitième siècle ; au point qu’on pourrait se dire qu’il n’y fallait presque pas de talent personnel… « Quand il était _ l’artiste _ soutenu _ sur le motif _ par la vue _ aiguisée _ de la nature, il n’avait pas ce malheur _ car c’en est un, en effet ! _ à craindre. » Avec cette conséquence économique-ci : « Il est peut-être le seul d’entre les peintres qui ait vu vendre ses tableaux au poids de l’or _ la tentation (du vendre seulement) commençant donc à s’enfler en ce siècle… Tel de ses ouvrages dont il n’avait pu avoir, étant à Rome _ nous y voilà ! _, plus de cent écus, en a été vendu mille. La mode y est _ autre fléau naissant de ce siècle, que va amplifier bientôt la malheureuse Marie-Antoinette _, on se les arrache. »

J’en viens ici à ce qui touche, en Vernet, d’un peu plus près Aix, et la filiation (en amont) de Granet (par son maître Constantin) : « M. Vernet, qui savait déjà manier le pinceau, sortit d’Avignon et vint trouver à Aix _ en 1731, Joseph Vernet avait seize ans _ le père _ Jacques (1650-1745) _ du peintre _ Louis-René Vialy (1680-1770) _ Viali qui peignait le paysage et des marines avec assez de succès. On est curieux en Provence d’avoir des chaises à porteurs fort ornées, et Viali était un de ceux qui étaient le plus employés à les enrichir de peinture _ décorative. Vernet se trouva de lui aider, et c’est ainsi qu’il est entré dans une carrière _ de « peintre de paysages », c’est ici ce qui m’intéresse _ où il s’est si fort distingué. Il sentit que _ une qualité (de « génie« ) dont l’artiste (créateur) a besoin, si je puis dire : cf Kant, « Critique de la faculté de juger« , décidément majeur en l’affaire ! _, pour y faire de plus grands progrès _ voilà l’exigence _, le voyage d’Italie _ nous y voilà ! _ lui était nécessaire ; il y passa en 1733.

Il vint à Rome _ nous y sommes ! _, d’où se détachant de temps en temps _ comme faisaient et Poussin, et Claude le Lorrain, et Gaspard Dughet (1615-1675 : le beau-frère de Poussin _ dit « le Guaspre« , ou « Gaspard Poussin » ! _ et auteur de fresques à San Martino in Monte : Denis Coutagne n’en dit rien… _ il faisait des incursions _ et non « ex-cursions » : tout est dans la curiosité d' »aller vers » ; et non s’é-carter,  se di-vertir (se détourner, à l’ère des loisirs, de la « vacance », et de la fuite _ de tout, et jusqu’à soi !) _ dans les campagnes et sur les côtes maritimes, et partout il étudiait _ par sa pratique « sur le motif » : voilà ce qu’est une « étude » ! nous le retrouvons chez Granet ! _ la nature et ses effets _ æsthétiques, tant perceptifs que picturaux : était-ce dissociable ? _, et les rendait ensuite _ et il faut bien le prendre à la lettre : « rendre », restituer la perception « fondamentale » une fois « atteinte » ; c’est là le moment du travail à l’atelier _ sur la toile _ à peindre, à l’huile… _ dans la plus grande vérité _ à conserver, préserver, ne pas perdre (ou oublier, anesthésier  : dans trop de « pittoresque » peut-être), en quelque sorte, cette vérité-là du perçu « sur le motif » !

La vue des paysages de Salvator Rosa ne contribua pas peu à le diriger _ un peintre a aussi besoin, en plus d' »impulsions », de références, de guides (pour plus pleinement percevoir et ressentir), quitte à s’en séparer _ et à lui faire acquérir une touche précieuse et brillante _ toujours la remarquable précision (« tactile » en quelque sorte) de l’analyse de Pierre-Jean Mariette. Etc…

Une dernière note : la phrase de conclusion de l’article de Mariette, à propos du succès en France des tableaux romains de Joseph Vernet, lors de « l’exposition du salon de 1746 » _ Vernet ne revenant définitivement de Rome qu’en 1753 : « Il eut la satisfaction, que peu de ses confrères ont eue, de voir revendre ses tableaux des prix énormes, de sorte qu’un tableau qu’il avait fait autrefois pour cent écus romains, fut payé jusqu’à cinq mille livres. » Voilà pour cette incise éclairante, j’espère sur une partie de l’historique de la peinture de paysage, en amont _ à propos du « Contexte culturel que connut le tout jeune Granet » (comme intitule son « aperçu » à la page 20 de son livre Denis Coutagne) _ ; en amont, donc, de François-Marius Granet.

Granet, en effet, rencontre, avec ce premier et vrai maître qu’est Jean-Antoine Constantin _ je reviens souligner encore ici cette rencontre fondatrice de la vocation et « paysagiste » et « romaine » de Granet que je privilégie, donc : peut-on les disjoindre ? _ ;

Granet rencontre son désir (et, proprement, « vocation« ) de se confronter _ « à la romaine », si je puis dire _ au paysage « sur le motif »…  Et aux lumières, diverses et variées, aussi, de Rome, il faut aussi le souligner. Nous retrouvons alors pleinement « vérifiée » l’expression que Denis Coutagne a merveilleusement choisie pour préciser le titre même de son ouvrage : « une vie pour la peinture » : en effet ! telle est bien là sa seule « vocation » ; ce qui appelle le jeune Granet _ il a alors vingt-sept ans _ sur le territoire pentu de Rome (et de la campagne romaine : Tivoli, Frascati ; et même Subiaco ; et jusqu’à, dans le cas de Granet, Assise _ quand Corot s’attachera, lui, au pont de Narni)…

Même son passage à l’atelier du « grand » David (Jacques-Louis David, 1748-1825 ) n’y changera rien ; cet atelier de David _ le peintre « majeur » de l’époque (et assurément impressionnant, surtout pour le discret, timide, provincial et peu fortuné _ il tombe qui plus est subitement orphelin de ses deux parents coup sur coup, le 24 mai et le 11 juin 1796) qu’était ce jeune homme François-Marius Granet en 1798) _ où Granet, en compagnie de son ami Forbin, « passe » en 1798 : il n’y demeure pas longtemps, faute sans doute, d’abord, de pouvoir en régler « le prix mensuel de douze francs » ; mais pas seulement : plus essentiellement, Granet prend très vite conscience, semble-t-il, que sa « voie picturale » n’est pas celle de la « peinture d’histoire, mode David » _ soit le « grand genre » ; « il sait déjà que sa manière à lui n’est pas le dessin pur, mais une saisie de lumière à travers les formes« , indique lumineusement Denis Coutagne page 67 de ce très intéressant _ lui aussi _ chapitre VIII des pages 65 à 69. Granet n’a ni les moyens sociaux (politiques et financiers : de son ami Forbin), ni les moyens picturaux (et probablement heureusement ! car les siens propres sont bien plus considérables et originaux au regard rétrospectif de l’histoire de l’Art) de ce grand genre d’alors, triomphant _ encore pour ce siècle _, qu’est la peinture d’histoire Son genre à lui, ce sera, et en partie à son propre corps défendant, le (plus discret) paysage ; comme cela s’avère dans cette (grande) exposition et dans ce (grand) livre.

Même si pour les besoins de sa subsistance et de sa carrière _ que va aider considérablement l’ami de toute sa vie Auguste de Forbin (1777, La Roque d’Anthéron – 1841, Paris ; qui mourra le premier, le 23 février 1841) _ porteur, lui, Forbin, d’un des grands noms (et d’une fortune) d’Aix et de la Provence (je me souviens ici des lettres de Madame de Sévigné et des rivalités avec les Forbin, notamment, auxquelles se heurtait Monsieur de Grignan aux Etats-Généraux de Provence ; et à Aix, notamment _ ;

même si pour les besoins de sa subsistance et de sa carrière, donc, Granet dut aussi mener (et réussir) une ambition académique, qui se caractérisa par ce que l’on peut qualifier de « sa seconde carrière » (parisienne et versaillaise _ après le bonheur (hors temps, lui ; ou d’éternité !) du séjour romain : qui n’était pas, ou assez peu, nous le verrons, une « carrière » ! avec son accession, à partir de 1824, aux postes, revenus et résidences à l’Institut (avec la responsabilité chaque année des Salons) et au Musée historique que le roi des Français (à partir de la révolution de juillet, en 1830), Louis-Philippe, crée au château de Versailles (le projet démarrant en 1833). On peut en fixer « le tournant » avec le témoignage de cette lettre de Granet (n° 385, selon l’archivage _ travail décisif pour la connaissance de la vie et de l’œuvre de Granet _ d’Isabelle Neto _ une des bases de ce travail-ci , de fond, de Denis Coutagne, avec les « Mémoires » de Granet, rédigés vers 1847) d’octobre-novembre 1824, à son ami Rémi Girard : « J’ai été nommé _ le 14 octobre 1824 _ conservateur des tableaux des musées royaux, c’est-à-dire adjoint à monsieur Landon qui est d’une mauvaise santé et plus âgé que moi. Cela peut devenir une bonne place  si je me décide _ ce n’est donc pas encore le cas : Granet hésite _ à habiter Paris, enfin nous verrons… » Et _ page 232 _ « à la mort de Landon, Granet doit prendre physiquement son poste au Louvre comme conservateur en chef (29 mars 1825) » : c’est alors que la page romaine se voit décisivement tournée.

« S’il fait encore un séjour à Rome, c’est _ maintenant _ à partir de Paris : Rome n’est plus sa demeure, Rome devient un lieu de voyage _ essentiellement pour « rapatrier » toutes ses « affaires » (dont ses tableaux, ses lavis, ses dessins _ et ses collections : accumulés depuis 1802) : ce « rapatriement »-là _ infiniment précieux, tant pour Granet lui-même, au premier chef, bien sûr, que pour nous, aussi, qui pouvons et avec cette grande et magnifique exposition, et avec ce si beau livre, y accéder à notre tour _, Granet l’accomplira en un ultime (!) voyage d’Italie, d’octobre 1829 à septembre 1830 : la durée (de quasiment un an) de cette dernière « balade romaine » déjà dit la hauteur de la difficulté de l’arrachement et adieu…

Mai 1825 : la page matériellement tournée un an plus tôt l’est cette fois administrativement. Dure épreuve pour cet homme _ commente avec infiniment de justesse Denis Coutagne page 242 _ jusqu’à ce jour libre et indépendant de toute institution » _ car ce n’était certes pas en « prix de Rome » et « pensionnaire de l’Académie de France » (et à la Villa Médicis _ qui n’ouvre pas ses portes avant l’achèvement de ses travaux d’aménagement : Jean-Dominique Ingres (1780, Montauban, 1867, Paris), lui-même, « prix de Rome en 1801, doit temporiser pour partir à l’Académie de France à Rome » _ page 85 _, et n’y vient « finalement » _ page 124 _ qu’en 1807 : « depuis quatre ans Granet était installé comme peintre indépendant _ et il lui fallait en vivre _, tout à côté de la place Trinité des Monts » : « dans une maison située au coin de la rue Felice et de la rue Gregoriana, dans un petit palais qu’on nomme l’Arco della Regina« , écrit Granet lui-même _ est-il mentionné page 79) ;

car ce n’était certes pas en « prix de Rome« , donc, que Granet avait accompli, avec l’ami Forbin, le voyage de Rome, l’été 1802 (d’autant que l’Académie de France elle-même ne « fonctionnait » plus depuis le saccage _ lié aux troubles révolutionnaires de France et à ses (longues) « répliques » : jusqu’à Rome… _ du palais Mancini (hérité _ en 1725 _ de la succession de neveux de Mazarin…), sur le Corso, le 10 janvier 1793, et l’assassinat de Basseville : certains pensionnaires avaient certes commencé à revenir « à la fin du siècle » (page 83) ; mais en mai 1801, « l’intérieur de l’académie de France à Rome  (demeure) dans un délabrement complet _ une partie des portes et fenêtres (ayant été) brisées » ; et « il faut attendre l’été 1802 pour que le choix définitif de l’installation de l’académie de France à Rome s’effectue Villa Médicis _ après négociations complexes (et échange de palais) avec le grand duc de Toscane _, permettant la réinstallation des pensionnaires, après des travaux qui n’ont pu commencer qu’en 1803« , précise Denis Coutagne page 83. Avec cette « conclusion » significative « qui s’impose : le voyage à Rome, encore si prisé dans les années 1770-1780, particulièrement par les Anglais, n’était plus « dans l’air du temps » à l’extrême fin du XVIIIème siècle. » Ajoutant encore : « Il y a comme une éclaircie en 1802. De fait, il faudra attendre 1815 _ et la fin de l’occupation française de Rome, puis les soubresauts, non dénués de violences, encore, de sa cessation _ pour que le tourisme culturel retrouve vraiment son développement« …

Le rapport de Granet aux modes et troubles du temps, est ainsi fort intéressant et significatif. Alors qu’il est le plus souvent « à contretemps » de ces modes, Granet va connaître, bien malgré lui, d’abord, « son moment » _ romain _ de célébrité et de gloire _ et il saura « le mettre à profit » pour ce qui va prendre dès lors la forme d’une « carrière », fort utilement épaulé, aussi, à ce « tournant de l’Histoire », par l’habile politique, et bien en cour, lui (à Paris, auprès du roi Louis XVIII, après avoir fréquenté (de bien près) Pauline Borghese, la soeur de Napoléon) _ on lira sur ce sujet des « habiles » en 1814-1815 cet immense livre qu’est « La Semaine sainte » de Louis Aragon _ ;

fort utilement épaulé, à ce « tournant de l’Histoire », par l’habile politique, et bien en cour (à Paris), lui, donc, Forbin, à l’heure de la chute de l’Empire, des Cent-Jours, et puis de la Restauration, quand l’esprit du temps, qu’avait anticipé, en 1802, « Le Génie du christianisme » d’un autre bien intéressant « voyageur de Rome », François-René de Chateaubriand _ à Rome de juillet 1803 à janvier 1804 : « lui, voyageur, n’y restera que six mois. Granet est là pour vingt ans !« , commente Denis Coutagne page 117 _ ;

quand l’esprit du temps, donc, tournera à une certaine religiosité (disons de modalité _ quasi d’esthétique, pourrait-on se risquer à avancer _ franciscaine, voire capucinienne : ainsi Denis Coutagne intitule-t-il un chapitre-clé (XV) de son livre : « Le temps franciscain, une certaine piété « mineure »«  _ pages 195 à 217) ;

religiosité _ Denis Coutagne lui consacre aussi la pénultième sous-partie de son dernier chapitre, pages 312 à 321 ; juste avant l’ultime page (322) consacrée au « Testament de Granet« ) _ qui se donne à percevoir tout au long du travail d’œuvre, même, de Granet _ mais aussi dès son arrivée à Rome et sa séduction _ plusieurs tableaux (« pré-cézanniens », si j’ose dire : qu’on en juge en les contemplant !) en témoignent et magnifiquement ! dès 1803 _ par la crypte de l’église San Martino in Monte (cf le tableau page 104 : « Intérieur de l’église souterraine de San Martino in Monte » ; avec, page 109, son commentaire ; ainsi que, en forme de « variations », les magnifiques « La crypte de San Martino in Monte » et « Rome voûte antique » : quel chef d’œuvre ! « pré-cézannien », oui ! qu’on en juge en le regardant : c’est le n° 75, page 109 ; l’œuvre, elle, est à demeure visible au Musée Granet) ;

et qui « rencontre », cette religiosité, un immense succès dans toute l’Europe des rois et des empereurs de ce « 1815 et après » (soit la nouvelle Europe du Congrès de Vienne que tricota Metternich) _ au point que Granet va devoir s’employer, et à temps plein, à en multiplier (peut-être plus de vingt-cinq !..) les exemplaires _ avec « le Chœur des Capucins« …

Au point que la gloire _ et l’aisance matérielle, voire la fortune : il va s’offrir « sa bastide au Malvallat » (page 242) : « l’acquisition (auprès de Madame veuve Espariat en) est réglée en octobre 1825 » _

au point que la gloire de Granet, donc, tient presque toute, de son vivant, en ce « Chœur des Capucins » de la Piazza Barberini, à Rome.

Denis Coutagne entame le crucial chapitre XV (de l’avant-dernière « période romaine » : « de 1814 à 1819 » et 1822

_ le dernier moment à Rome, constituant, quant à lui, une sorte de dernière embellie « mondaine« , un peu anomique : « 1822-1824 : le temps « cardinal », une certaine mondanité romaine » : ce sera le moment de son dernier très grand tableau romain : « Le Cloître des chartreux« , qu’il ne terminera qu’en 1835, et à Versailles… _,

par ce sous-titre : « 1814-1819 : le temps du « Chœur des Capucins«  ; et avec cette première phrase, page 195 : « S’il fallait, eu égard à la notoriété _ car tel est bien ici le critère _ qu’il apporta à Granet, ne garder qu’un seul tableau de toute l’œuvre du peintre, nul doute que notre choix s’arrêterait sur « Le Chœur des Capucins, Chiesa dell’Immacolata Concezione », sise près de la place Barberini »…

Alors que de 1813 à 1819, Granet loge tout près de là, « strada delle Quattro Fontane, portone delle Scozzesi (ancien collège des Ecossais), n° 12« , de 1820 à 1824 ; puis en 1829-1830, « l’adresse de Granet est « via San Nicola di Tolentino, place Barberini n° 29 » (nous apprend Denis Coutagne, page 79) : soit tout à côté, cette fois, à cinquante mètres à peine des « Capucins », en plein quartier Barberini : la « strada delle Quattro Fonane » est celle qui dessert le Palazzo Barberini, que le pape Urbain VIII fit construire _ pour sa résidence « personnelle », non loin du palais papal de Monte Cavallo (sur le Quirinal) _ en y employant et Bernin et Borromini : dont se contemplent, « entre » ces deux palais, les deux chefs d’œuvre d’église que sont San Andrea al Quirinale, pour l’un, et San Carlo allo Quattro Fontane, pour l’autre (mais le « baroque » conquérant de la Contre-Réforme n’intéresse décidément en rien notre Granet, centré, lui, sur _ et fasciné, jusqu’à la passion, par _ les (on ne peut plus) humbles racines chrétiennes de l’ancienne Rome, et ses cryptes, telle celle de San Martino in Monte, sur l’Esquilin : là dessus, explorer, si on le déniche, « Rome et ses vieilles églises » d’Emile Mâle, publié chez Flammarion en 1942 : une mine…). Voilà ce qui se découvre à qui connait d’un peu près Rome, ou consulte un plan un tant soit peu précis de la ville…

Et c’est aussi, encore, cette pauvreté radicale (voire « misère ») qui intéresse _ le mot est faible _ François-Marius Granet en la figure de son saint patron _ puis dans la « suite » des images qu’offrent ses « fondations » : franciscaines et capuciniennes, jusqu’à faire le voyage d’Ombrie, à Assise _ Saint François d’Assise : un point crucial à bien intégrer pour saisir la force du lien de notre Granet à sa Rome !..

Granet, ou « l’Arte povera » _ ou du « poverissimo » ! _, en quelque sorte…

Alors, après avoir découvert le très, très étonnant « Extase de saint François« , une aquarelle de 31,7 x 21,5 cm, page 195 : une merveille ! _ que Denis Coutagne place sur une pleine page en exergue de son chapitre XV « Le temps franciscain, une certaine piété « mineure » » _ afin de mieux nous faire « entrer » dans ce qui a priori nous touche le moins aujourd’hui dans l’œuvre de Granet : sauf peut-être certains très beaux contrastes de lumières, si on y regarde d’un peu plus près _, on regardera d’un œil un peu « amélioré » ses grands intérieurs d’église _ par exemple, l’immense (199,5 x 274 cm) « Intérieur de l’église basse d’Assise«  (de 1823) que Denis Coutagne parmi les plus grandes « réussites » _ en matière de notoriété à son époque ? _ de Granet…

Et cela

_ ce « Chœur des Capucins« , donc, j’y reviens après cette incise sur le franciscanisme « fondamental » de François-Marius Granet _,

parmi les quatre tableaux que, ailleurs encore, page 168, Denis Coutagne choisit pour nous faire ressentir ce que fut l’épisode de sa notoriété « religieuse », à l’heure (« historique », cette « heure » : Granet n’y ayant guère, même alors sans doute, d’atomes crochus avec…) de la Restauration.

Je cite : « S’il ne fallait que retenir quatre tableaux de Granet pour signifier _ du point de vue de la « notoriété » qu’en retire alors Granet _ son œuvre romaine entre 1802 et 1824, il faudrait, à côté de « Chœur des Capucins » (196 cm x 148cm), d’« Intérieur de l’église basse d’Assise » (199,5 x 274 cm), et du « Cardinal Aldobrandini recevant le peintre Zampieri dit le Dominiquin à Frascati, villa Belvédère » (190 cm x 145 cm), faire figurer « Stella dans sa prison » (195 cm x 144 cm) :

le peintre Jacques Stella (né à Lyon en 1596, et mort à Paris en 1657) vit dix ans à Rome, de 1621 à 1631 : intime de Poussin, il travaille pour le pape Urbain VIII Barberini ; avant d’être nommé à Paris, sur le conseil du cardinal de Richelieu, « peintre du roi » par Louis XIII, en 1635), le peintre Stella a connu momentanément l’incarcération à Rome, suite à un incident ayant blessé l’amour propre de quelques nobles romains : Stella avait fait tenir fermée la porte du Peuple ; « obligés de passer la nuit à la belle étoile« , « ils se rendirent chez le gouverneur de Rome pour accuser la pauvre peintre d’être un homme de mauvaises moeurs, qui avait des rapports charnels avec ses modèles« ... Et en prison, Stella, « ayant par hasard trouvé par terre, un morceau de charbon, se mit à dessiner sur une partie de la muraille une Vierge à l’enfant » qui stupéfia les prisonniers qui « admirèrent avec un saint respect les traits angéliques de la Madone. (…) Le bruit s’étant répandu dans Rome qu’à la prison du Capitole un célèbre peintre avait dessiné, avec du charbon sur la muraille, une Vierge d’une grande beauté, le cardinal _ Francesco _ Barberini voulut la voir. Il se transporta dans ce lieu de misère. On sait _ ajoute alors Granet en ses « Mémoires » en 1847 _ que le cardinal Barberini, membre du sacré collège _ et un peu plus que cela… _ sous le pontificat de _ son frère aîné _ Urbain VIII, aimait beaucoup les beaux-arts, et les hommes qui s’en occupaient avec gloire« … L’Histoire se poursuit quand on sait que le parrain et _ excellentissime _ professeur en politique du jeune Louis XIV n’était nul autre que Giulio Mazzarini, formé par les Barberini à Rome _ et qui ne manquerait pas d’accueillir à la cour de France toute la famille Barberini, dont le cardinal Francesco, à la mort d’Urbain VIII (en 1644), ayant à souffrir les avanies de son successeur sur le trône de Saint-Pierre, Innocent X Phamphili…

Fin de l’anecdote à propos du peintre « Stella dans sa prison »

_ et du goût de Granet pour la figure des artistes en situation de « misère » :

les détresses et dérilictions de la prison (Stella, Le Tasse)

et de l’agonie (Poussin, Sodoma, Girodet), en particulier.

On pourrait ajoindre encore à ces quatre grands tableaux éminents de Granet, même s’il n’est pas encore achevé à son départ de Rome en 1824, le très beau, également _ mais pleinement lumineux, lui ; de même que la scène du « Cardinal Aldobrandini recevant le peintre Zampieri dit le Dominiquin à Frascati Villa Belvédère » _, « Cloître des Chartreux » (198,8 cm x 271 cm) _ cloître « dont on dit qu’il est de Michel-Ange« , et « dans le fond » duquel, le tableau comme le cloître, « on entrevoit l’église Santa Madona degli Angeli« , à « l’architecture » éminemment « romaine, puisqu’il s’agit des thermes de Dioclétien » (page 223) ; tableau de très grande dimension « qu’il _ notre Granet _ ne terminera qu’en 1835, à Versailles » (page 222) : il nous fait grande impression.

Ainsi que, dans la gamme des très lumineux, encore le célèbre et si beau (à la lumière du matin, et « vu » depuis la chambre même de Granet, au palais Zuccari : « je voyais par les fenêtres le plus beau panorama du monde… j’avais sur le premier plan l’obélisque de la Trinité-du-Mont, la jolie façade de cette église, la Villa Médicis, surmontée de ses deux belles loges« , se souviendra encore Granet en rédigeant ses « Mémoires« , en 1847…) _ mais de petites dimensions, lui (48,5 cm x 61,5 cm)  « La Trinité-des-Monts et la Villa Médicis«  (en 1808) conservé au Louvre ; et le plus petit encore (32,5 cm x 43 cm) « La Promenade du pape Pie VII dans les jardins du Quirinal«  (en 1807 ; assorti d’un point d’interrogation) : qui a l’honneur, lui, de la quatrième de couverture de ce livre-ci _ et si proche, dans son décor (du Quirinal vu de la Villa Médicis), comme dans ses tons, du merveilleux « Portrait de Granet » par Ingres (en 1809, lui, le portrait ; et quel chef d’œuvre !) : au point qu’on s’est demandé si ce décor du « Portrait de Granet » d’Ingres n’était pas de la main du sujet portraituré _ l’ami, et bientôt témoin du mariage : « le 4 décembre 1813, Granet fut témoin au mariage d’Ingres et de Marguerite Chapelle à l’église San Martino in Monte » (encore !), indique Philip Conisbee page 130…

Mais la taille réduite de ces deux œuvres-ci de Granet les ôte irrémédiablement de la catégorie des « tableaux de Salon », seuls susceptibles de permettre à un artiste « faisant carrière », de se voir « reconnue » l’onction (de « notoriété », donc) de l' »autorité » du public… Demeure, cependant, cette appréciation parlante du critique Pierre Chaussard, au vu des premiers envois de Granet au salon de 1806 (page 124, sous la plume du regretté Philip Conisbee _ auteur de la belle page de commentaire de ce « Portrait de Granet » d’Ingres ; ainsi que dédicataire de ce livre) : « C’est sous le ciel brûlant d’Italie que Granet a puisé ce ton vigoureux et chaud de ses tableaux, la vérité des sites et la sévérité du style«  : c’était là, en 1806, un fort beau compliment ; et en totale concordance, qui plus est, avec la sensibilité de notre siècle.

Fin de l’incise ; et retour au « Chœur des Capucins » et à sa place dans la notoriété de Granet :

Jusqu’au saint-père, Pie VII, qui, en mars 1816, « entend voir le tableau des « Capucins » », à « Monte Cavallo » (= en son palais du Quirinal) ; ainsi que le roi, Charles IV, et la reine d’Espagne, alors de passage à Rome (au palais de l’ambassade, Piazza di Spagna, au bas de la scalinata de la Trinité-des-Monts, « la toile (étant par les rues de Rome) portée (en ces deux palais) par quatre hommes que j’avais choisis pour cela » _ page 202).

La page 204 de l’album de Denis Coutagne s’efforce de recenser les divers exemplaires de ce « Chœur des Capucins«  : « les versions repérées dans les Mémoires ou la correspondance de Granet« , ainsi que « les versions reconnues comme authentiques non signalées par Granet« , au nombre, les premières de douze, et, les secondes, de trois : soit au minimum quinze exemplaires de cette seule toile. Sans compter celles, encore, qui vont s’en inspirer… Ainsi, avec cette reconnaissance internationale du « Chœur des Capucins » _ avec les commandes officielles de la reine Caroline de Naples, de son frère Louis, l’ex-roi de Hollande (et père du futur Napoléon III) _ sœur et frère de Napoléon _, du duc de Berry (héritier du trône de France), du prince Albert, époux de la reine Victoria, de l’empereur de Russie, Alexandre !… _, sonna l' »heure de gloire » par toute l’Europe d’avant et après 1815 de cet homme longtemps à contre temps, voire hors du temps, qu’avait été le discret Granet, fuyant le Paris révolutionnaire et d’Empire, pour une Rome « désertée« , de jardins entre des ruines _ ce qui demeure encore un peu aujourd’hui _, la Rome de son vieux (né en 1756, il mourra en 1844) maître Jean-Antoine Constantin (à Rome, lui, en 1777, 78 et 79)…

Sans Titre - © Bernard Plossu

Pages 94 et 183, Denis Coutagne cite _ deux fois _ un passage d’une belle lettre (du 23 août 1810) du préfet (de Napoléon à Rome de 1810 à 1814 : quand Rome, d’occupée par les Français, devient le chef-lieu d’un département français !) Camille Tournon à sa mère, que je ne résiste pas au plaisir de citer en entier, tant j’en trouve la teneur représentative et (toujours) judicieuse : « Je monte à cheval tous les jours de 6 h à 8 heures du matin, et je vais visiter les diverses parties de la ville. Il faut des années entières pour la bien connaître, tant il y a de choses remarquables, modernes ou antiques. La ville antique est remplie de jardins, de vignes et de champs, mais au milieu desquels s’élèvent les ruines des temples, des palais, des thermes, des acqueducs. Ce mélange de ruines, d’arbres et de plantes fait un effet très gracieux, et rend plus imposants ces beaux vestiges. Le terrain sur lequel est bâtie Rome est couvert de petits côteaux, ce qui donne aux édifices qui les couvrent un aspect plus pittoresque, et varie les points de vue _ comme c’est magnifiquement saisi ! Dans les vallons qui séparent ces mamelons, sont des jardins et des vergers. L’enceinte de Rome est immense, et un mur bâti en partie par Tarquin, par les consuls, par les Césars, par Bélisaire, par les papes enfin, enveloppe la ville. Rien n’est plus curieux que de suivre la succession de ces diverses constructions qui toutes sont très pittoresques. Toute la partie sud de l’enceinte est abandonnée, et la ville actuelle est toute réunie dans la partie nord et sur les rives du fleuve. Elle paraît un point dans une immense enceinte. En comparant l’espace qu’occupait l’ancienne Rome et le petit coin dans lequel est confiné la nouvelle, on juge de la différence des deux peuples et des deux âges. »

« On peut alors imaginer l’aspect général d’une ville comme abandonnée par l’histoire sur le bord du chemin : les grandes constructions de la Renaissance et de l’âge baroque rappellent la magnificence d’une ville qui entendit proclamer sa place éminente, aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, alors qu’elle n’a guère de moyens en ce début de XIXe siècle » _ commente alors Denis Coutagne, page 95 : et c’est cette nostalgie _ ou « mélancolie singulière« , selon une autre expression de Tournon à son arrivée à Rome (en une autre lettre à sa mère, le 6 novembre 1809) _  qui proprement « enchante » François-Marius Granet _ Denis Coutagne intitulant ce très beau chapitre XIII (de la page 117 à la page 175) : « Les Années 1805-1809 _ ou l’enchantement« …

Sans titre - © Bernard Plossu

Et quand, de retour d’un voyage à Naples, au début du mois de juillet 1811, Granet revoit Rome d’un œil un peu plus neuf, il s’irrite : « Cette belle ville avait changé d’aspect, et tout son caractère religieux était effacé. Les hommes de guerre avaient remplacé les prélats, les cardinaux, les religieux«  , se souviendra-t-il en ses « Mémoires« , en 1847…La ville connait aussi bien des rénovations architecturales _ tel, l’aménagement par Valadier, de la Piazza del Popolo ; et archéologiques, au Campo Vaccino et au Colisée, où l’on nettoie les pierres des herbes et végétations (ou habitations) qui les encombraient depuis si longtemps. Granet s’en irrite à nouveau lors de son retour à Rome de novembre 1829 à septembre 1830 : « ceux qu’il appelle « les ingénieurs » _ commente Denis Coutagne _ ont dépouillé les ruines de leurs buissons et feuillages, histoire de les préserver et de restituer l’architecture antique dans sa sobriété » _ commence l’ère du « patrimoine »…« Je blâmai les hommes qui avaient eu la hardiesse de mettre leurs mains profanes sur ces beaux marbres que le temps a respectés et que la nature, avec sa grâce à elle, avait ornés de fleurs et de guirlandes« , se lamente Granet (page 251 du chapitre « l’Adieu à Rome« , pages 251 à 255).

Sans Titre - © Bernard Plossu

Denis Coutagne met aussi cela au compte du « regard même du peintre«  (page 252) : j’y reconnais l’« admirable tremblement du temps«  que Gaëtan Picon a su si bien relever (en un merveilleux livre, aux Éditions Pierre Skira, dans la si remarquable collection « Les Sentiers de la création« , en 1970) dans la prose magnifique des « Mémoires d’outre-tombe » de Chateaubriand _ l’exact contemporain de Granet, ainsi que connaisseur, lui aussi, de Rome ;

l’« admirable tremblement du temps« , donc, qui affecte, séduit et enthousiasme « picturalement » (ou « æsthétiquement » : les deux ne sont pas dissociables _ on pourrait y adjoindre tout regard « plastique » : celui du photographe, comme celui du cinéaste : il faudrait ici mettre en regard aussi les ouvrages « romains », et de Bernard Plossu, et de Michelangelo Antonioni _ dans « Identificazione di una donna » , par exemple, mais aussi « L’Eclisse » et « L’Avventura« , en remontant le cours de l’œuvre du ferrarais _, je l’ai déjà avancé) ;

l' »admirable tremblement du temps » qui affecte, séduit et enthousiasme « picturalement » ou « æsthétiquement » le peintre, élève du « romain » aussi Jean-Antoine Constantin, François-Marius Granet : et en ce qu’il regarde (= sait saisir) ; et en ce que _ activement _ il sait peindre et peint (dessine, trace, etc…) _ car les deux sont liés, comme l’analyse si bien Marie-José Mondzain en son « Homo spectator« … Et cela,  dans la partie la plus « personnelle », discrète, voire secrète, de son œuvre, que je n’ai que peu abordée jusqu’ici ; celle qui nous touche tant aujourd’hui… j’y viens : ce que Granet nomme ses « études« . Et qu’il s’est « désolé » de voir si maltraitées lors de son passage à la douane, à son retour en France, « par la frontière des Rousses » (page 255), en novembre 1830.

Je cite ce moment tel que le rapporte Denis Coutagne : « Le désespoir est à son comble quand le douanier français met à mal (sic) les bagages que le peintre rapporte _ de vingt-huit ans de vie et de « travail » à Rome, depuis son arrivée à l’automne 1802. On déballe dans le plus grand désordre _ voici l’objet du « délit » _ des petites études à l’huile, on les éparpille sans égards _ et ici Denis Coutagne laisse la plume à Granet : « Tout fut inutile et je fus obligé, de guerre lasse,de leur laisser ma caisse ouverte. Que de regrets et de peines j’éprouvai en pensant que je laissais le fruit de 26 ans d’étude entre les mains de ces barbares ! » Et Denis Coutagne de commenter : « Déréliction : non seulement il faut quitter Rome, mais encore accepter que des mains étrangères profanent ces souvenirs, les retiennent. C’est la France : Granet pressent que la critique _ à Paris _ à l’instar de ce préposé, ne sera pas reconnaissante. Pour l’immédiat, il se fait connaître _ au plus tôt _ aux services de douane à Paris et obtient en huit que ses « études«  _ c’est le (juste) nom qu’il leur donne _ lui soient restituées.

 » Ces « études » de Granet, dûment estampillées par l’administration « Legs Granet« , étant ce qui nous émeut le plus :  » Ces huiles de petit format, longtemps inconnues, esquissées d’un seul jet sur le motif dans les rues de Rome ou dans les environs de la ville, et destinées à la méditation du peintre seul, nous bouleversent immédiatement« , met en exergue Marc Fumaroli dans sa magnifique « Préface« , si bien « sentie », page 10. Et il détaille : « Quand nous allons aujourd’hui de l’un à l’autre de ces fragments plastiques du « journal intime de Rome » _ comme cette expression est juste ! _ de Granet _ puisque c’est d’abord de cela qu’il s’agit, avant le « journal  intime de l’Institut », des bords de Seine (près du pont des Arts et en direction du pont du Carrousel) ; et du « journal intime de Versailles », en direction de la pièce d’eau des Suisses, en 1837-38, 1841, et 1842 (cf page 282) _, c’est un peu comme si , sautant par-dessus Corot, se révélait à nous l’un des chaînons manquants entre Poussin et Cézanne, un chaînon d’une irréductible originalité et se suffisant à lui-même _ absolument ! _, même s’il nous faut remercier Cézanne de nous avoir préparés, rétrospectivement, à comprendre d’emblée _ dorénavant _ et sans préjugé la vigueur formelle et la grandeur spirituelle de ces esquisses, si humbles et si nues _ oui _ que leur peintre semble avoir oublié et dédaigné, devant son objet, les ficelles de son métier » _ ou comment l’art vrai transcende toute technique, y compris picturale, graphique (et non mécanique ; ou mécanisable).

Marc Fumaroli pousse alors un cran plus loin son analyse (et son recul) : « Quand on a perçu une fois le singulier « cézannisme » _ que l’on jette un coup d’œil, par exemple, à l’huile sur toile de 60,8 x 49 cm intitulée « Rome voûte antique » (saisie sans conteste en la crypte de cette église décidément importante pour Granet (et Ingres, qui s’y est marié) qu’est San Martino in Monte ; et qui recèle des fresques de Gaspard Dughet (dit Poussin, ou « le Guaspre« ), on s’en convaincra plus encore si besoin encore était _, avant la lettre de ce Granet pélerin solitaire de Rome, la conviction d’une filiation à la fois plastique et spirituelle entre les deux artistes aixois s’impose comme une évidence à la sensibilité et à l’esprit » _ parfaitement ! on ne saurait mieux le dire…

Et Marc Fumaroli de parler aussi du « tête-à-tête intime (ou « combat avec l’ange«  _ à la Delacroix à Saint-Sulpice) entre Granet et Rome, dont témoignent ces petits formats monumentaux« , y a-t-il plus juste expression que pareil oxymore ?! Et Marc Fumaroli de préciser encore : « Granet, héritier lui-même d’une « tradition romaine » des peintres d’Aix _ et revoilà Viali, Dandré-Bardon, Vernet et Jean-Antoine Constantin, surtout, au premier chef, auprès du jeune François-Marius Granet, à l’école de dessin d’Aix ! selon notre intuition… _ qui doit beaucoup à Poussin paysagiste » : comme j’adhère à cette riche perspective !..

Et, pour Cézanne, alors, ceci : « Si Granet lui a fait voir Rome _ il s’agit de Cézanne fréquentant, d’abord en sa jeunesse, le musée d’Aix (enrichi des collections de Granet lui-même) _, la Rome que Cézanne put vraiment voir _ et « saisir » _ au musée Granet, était encore plus proche que la Rome de Poussin _ ou du « Guaspre« , ou du « Lorrain » _ de « cela » que lui-même _ Cézanne _ cherchait à Aix : « du Poussin d’après nature », un lieu primordial _ l’analyse est réellement magnifique de profondeur en sa justesse, si je puis me permettre, Maître _, ramené à ses volumes, à ses nervures et à ses tonalités essentielles, dénudé _ oui _ des conventions de métier  et d’académie, rugueux et d’autant plus ductile au travail rédempteur de la lumière »  _ qu’on y prête soigneusement attention en parcourant et les salles si riches de ce musée en cette exposition, ou en détaillant les pages et les images si riches de ce livre-ci…

Avec ce dernier mot quant à la filiation Granet-Cézanne de la part de Marc Fumaroli : « Comment ne pas entrevoir, dans ce Granet secret _ qui nous touche tant _, l’un des rares intercesseurs qui pouvaient orienter Cézanne dans sa propre ascèse solitaire sur les chemins d’une ville et d’un arrière pays _ je pense, pour ma part, à la carrière de Bibémus, au flanc de la Sainte-Victoire, pour en partager un peu les secrets, les veines, les lumières, les tons _ qu’il avait élus pour son oratoire personnel _ loin de Paris, à Aix, donc _, comme Granet l’avait fait _ en écoutant (le désir de) Constantin _ pour Rome ?« 

Et ceci encore, en forme de synthèse sur un certain art « français » : « Singulière configuration de lieux « provinciaux » _ hors Paris-la-capitale, donc : Les Andelys de Poussin, l’Aix de Granet et de Cézanne. Rome les superpose et les résume _ avant Mazarin (et Richelieu), dans le cas de Poussin. Singulière famille aussi de peintres français, pour lequel le lieu de naissance et la cité intérieure _ ainsi que leurs lumières _ comptent beaucoup plus, en définitive, que leur nationalité« . A l’écoute d’un « admirable tremblement du temps » sensible dans la variation des atmosphères que révèlent les jeux de la lumière à qui apprend  _ et « étudie » _ à la regarder (et saisir, et tracer) en ses fluctuations, précisément… Et je pense aussi à Proust, ici ; et à sa « peinture » par longues écharpes de phrases si parfaitement détaillées : par exemple face à la haie d’aubépines dans « Du côté de chez Swann« … Merci François-Marius Granet ; merci Marc Fumaroli ; merci Denis Coutagne ; et tous ceux qui ont concouru à tout le travail ayant mené à cette exposition, et à ce livre : quelles mines ! quels trésors ! vous nous offrez à « explorer » !

Et encore ceci, à propos de Rome et de ce qui y fut vécu _ et surtout fait, réalisé par Granet _, pour terminer sur lui et son rapport singulier (d’artiste) à Rome :

Rome, « cette terre que nous regrettons tous, où nous avons passé les plus beaux jours de notre vie«  (in la lettre n° 582, au classement d’Isabelle Neto, en date du 13 décembre 1834. Et encore « pour conclure ce chapitre » _ de l' »Adieu à Rome » _, poursuit Denis Coutagne, page 255, « encore une parole de notre homme. Nous la tirons d’une lettre adressée à Ingres, en mars 1835 ; Ingres tout nouveau directeur de l’Académie de France à Rome _ à la Villa Médicis _ : « Promettez-moi de penser quelquefois à votre vieil ami _ depuis les leçons de l’atelier de David, en 1798, puis « l’espace de travail » partagé (« jusqu’en 1800« ) « au couvent des Capucines, un couvent de la place Vendôme sécularisé pendant la Révolution et rendu accessible aux artistes » (page 124) _ au milieu de cette belle terre classique _ on notera l’expression de Granet _ où j’ai passé les plus doux moments de ma vie… lorsque vous serez avec notre Boguet, dites ensemble : si Granet était là ! » _ lettre de Granet à Paris, à Ingres à Rome, datée du 5 mars 1835…

Pour le reste _ la carrière, les établissements, la fortune, l’assise matérielle (socio-économique) de Granet _,  le 4 mai 1833, Granet dispose, en plus de son logement à l’Institut _ face à la Seine _ d’un logement à Versailles, à l’Hôtel du Grand-Contrôle ; et le 5 mai, Louis-Philippe crée le Musée historique de Versailles et en nomme Granet conservateur : il a en amitié cet homme et cet artiste discret…

La « quatrième période » (et finale) de « Vie pour la peinture » de Granet, après le chapitre « Le Difficile retour«  _ lui-même comportant deux moments :

_ « 1824-1829 : un retour durable en France »

et, « monteverdien », tel le sublime dernier air d’Ottavia (« Addio Roma !« ) juste avant le final du troisième et dernier acte de l’ultime opus, en 1642, de Claudio Monteverdi (« L’Incoronazione di Poppea« )_ par exemple chanté par Cathy Berberian dans la version dirigée par Nikolaus Harnoncourt, enregistrée en 1974, chez Teldec :

_ « 1829-1830 : l’Adieu à Rome » ;

un « final » de dix-neuf ans, au cours duquel Granet, en tant que peintre-créateur sur la scène officielle, surtout « se survit » : ce chapitre est intitulé :  « D’un roi, l’autre : Paris, Versailles, Aix-en-Provence ; ou l’apprentissage de la vieillesse« …

Mais, de même que « une rose d’automne est plus qu’une autre exquise« , ainsi que nous l’avons appris d’Agrippa d’Aubigné (en ses « Tragiques » : un sommet de la poésie française !) ;

quand, se libérant, en sa peinture même, des soucis d’exposition (de Salon) et de carrière _ désormais suffisamment assise pour l’essentiel _, le créateur ne peint _ à nouveau, comme en ses débuts à Rome _ que pour lui-même, en toute et souveraine liberté. Granet retrouve alors, en ces moments tout à lui, l’amplitude de la grâce et liberté « romaines » éprouvées _ à tous égards _ au temps de son arrivée (« été 1802 – automne 1804 » et « les années 1805-1809 ou l’enchantement » _ intitule ses chapitres Denis Coutagne), quand il allait « sur le motif » son simple petit carnet (à dessin) sous le bras, ou à la main _ celui-là même qu’il tient en sa main droite dans le célèbre et si beau portrait de lui-même par Ingres (en 1809) _, et qu’il s’est « donné », en « études« , de merveilleux « paysages » de lumière _ quasi sans « monuments » repérables, comme l’indique Denis Coutagne (et donc vierges de « clichés » _ « à touristes » faisant leur « tour« ) _, tels les « huiles sur papier marouflé sur toile« , de petites dimensions, qu’admire tant, et à si justes raisons, dans sa très belle préface (pages 9 à 11) Marc Fumaroli ; les « lavis d’encre brune, esquisses à la mine de plomb, sur papier collé« , « lavis d’encre grise« , « lavis de sépia« , « lavis de gris et de sépia« , « lavis de brun sur papier vergé« , etc…, « dessins à la plume grise« , et autres sublimes « aquarelles, lavis d’encre brune, esquisse à la mine de plomb, sur papier collé« , encore, de petites dimensions, que l’artiste conservait (comme la prunelle de ses yeux) par devers lui…

C’est ce « peintre de paysage« -là (l’expression de Denis Coutagne se trouve page 131) qui, de fait, et l’expression est encore faible, nous « enchante«  _ comme l’indique le magnifique titre, déjà souligné, de la page 117…

Cette « rose d’automne« , ensuite (et en fin), étant les « aquarelles de Paris et de Versailles«  (de petites dimensions _ de la page 269 à la page 291) : en hiver, surtout, et mélancoliques ; pas mal d’entre elles postérieures à la perte de l’ami Forbin… Qu’on s’y délecte. Ce sera mon mot _ trop long, encore _ de la fin.

Titus Curiosus, ce 15 août 2008

Photographies : Sans Titre, © Bernard Plossu

Encore deux remarques de commentaire :  l’une sur la taille des œuvres (et « études » !) de Granet ; l’autre sur ses autoportraits _ réels, ou « indirects » (et leur mise en scène « cléricale ») ; ce qui me permettra une hypothèse quant à la personnalité _ discrète et effacée ; pas du tout dans l’exhibitionnisme romantique de l’ego qui allait se déchaîner de son temps… Granet n’est pas un romantique.

La première portera sur la taille de ses tableaux. Les tableaux exposés au Salon, devaient affronter la _ redoutable _ concurrence à la quelle les soumettait l’accrochage tel qu’il se pratiquait alors, pour l’exposition au public : on en a une très bonne idée dans l’accrochage _ surchargé _ encore en cours aujourd’hui même à Rome dans les très riches (et superbes) galeries des palais Doria-Pamphili _ sur le Corso, juste en face du palais Mancini, où fut l’Académie de France à Rome entre 1725 et 1802 et l’échange, à rebondissements, des palais avec le grand-duc de Toscane, un Habsbourg-Lorraine, et le transfert dans la sublime Villa Médicis, sur le belvédère du Pincio _ ; et palais Colonna (le plus éblouissant salon de marbre et d’or de Rome : visitable le samedi matin seulement : c’est un enchantement !) : Piazza Colonna, tout près du débouché du Corso place de Venise, devant le Capitole… La taille des œuvres concerne le regard, la « focalisation » _ et l’approche toute physique : il doit s’ap-procher ! pour vraiment « voir » ! _ du « regardeur » : cela me rappelle les remarques de Bernard Plossu sur sa préférence, souvent, pour le petit format de tirage _ et d’exposition _ de ses photos ; et les pas de « rap-prochement », donc, demandés ainsi au « spectateur-regardeur » : une activité à plein temps ! Cf et Marie-José Mondzain, et Baldine Saint-Girons… Une certaine intimité est nécessaire pour cette activité pleine de « regard » _ pas passif ; pas « just a glimpse« , en passant, en courant _ tel celui du touriste pressé : serait-ce un pléonasme, à l’heure du marchandage des RTT ? Le temps de regarder et de vivre _ et celui de lire, aussi !… _ doit-il être objet de marchandage ?  Un minimum (et une qualité) d’attention _ « intensive« , j’ajoute _ est nécessaire pour entrer _ venir, s’introduire, en y étant si peu que ce soit invité _ dans l’intimité de l’auteur d’une œuvre et la connivence _ amicale : un minimum « empathique » _ avec lui… Sinon le passant trop rapide _ cf le merveilleux « A une passante » de Charles Baudelaire (dans « Les Fleurs du mal« ) _ ne « voit » rien, pour reprendre le mot du regretté Daniel Arasse _ « On n’y voit rien« , et le (magnifique et décisif : un must !) « Le Détail _ pour une histoire rapprochée de la peinture » : des urgences de lecture… Ainsi en va-t-il du tourisme pressé (par un temps calculé trop chichement) ; et qui se contente de reconnaître « vite fait, bien fait », les « clichés » (sommaires _ c’est un pléonasme) en cours : éculés, les « clichés »… Je vais y revenir en un prochain article sur le (excellent) travail de l’Office de Tourisme d’Aix _ et l’inventivité efficace de sa direction ; comme je l’ai promis dans mon article précédent « Parcours d’art à Aix (préambule)« .

Ma seconde remarque portera sur les 5 autoportraits de François-Marius Granet que j’ai recensés dans le « Une Vie pour la peinture » de Denis Coutagne _ + les 4 (très probablement d’autres m’ayant échappé…) autoportraits « déguisés », « indirects », dans lesquels l’auteur se « représente » _ se « figure » _ en prêtre ; ou, du moins, en costume ecclésiastique : deux de ces derniers sont des œuvres de très grand format (et magnifiques : tant la « Réception de cardinaux par une maîtrise à la villa du belvédère de Frascati » : 153 cm x 204 cm ; que « Le Cloître des Chartreux » : 198,8 cm x 271 cm), comportant un grand nombre de figures _ ce dont dépendait alors le prix de vente du tableau, comme à la Renaissance ! ; et deux de plus petit format (« La Confession« , en 1846 : 60 cm x 50 cm ; et « Granet en rédemptoriste » _ je doute que ce titre soit de la main de l’auteur, sans date : l’œuvre, toujours à Aix, appartient à une collection privée : par suite de legs personnels de Granet à ses très proches amis aixois ?) + enfin, la « Messe de funérailles«  de son épouse, Nena (ou « Magdeleine« , « morte à Paris en 1847« , comme cela est gravé au mur _ représentant la chapelle de Saint-Jean-de-la Pinette, qui doit accueillir leur double sépulture : Granet s’y représente priant, au pied de l’autel , sur le bord du tableau…

Les 5 autoportraits, s’étalant sur un grand espace de temps de la vie de leur auteur _ entre 1797, pour le premier, une huile sur toile de 39 x 28 cm : Granet est dans l’année de ses vingt-deux ans, et l’extrême fin de sa vie, « 1847- 1849 (?) », pour le dernier, une toute petite aquarelle de 11 x 14,6 cm _, nous offrent une très grande amplitude d’intimité, où nous reconnaissons _ à la seule exception du dernier (sans regard !) _ la même lueur inquiète et légèrement mouillée _ tendre _ du regard… Que sert _ et combien magnifiquement ! _ l’immense « Portrait de Granet » d’Ingres, en 1809 : Granet étant dans la plénitude « romaine » de ses trente-quatre ans. A part les belles mêches brunes, et les favoris bas, rien d’arrogant, ni d’assis ou trop assuré _ on est à mille lieues du portrait de M. Bertin (du même Jean-Auguste-Dominique Ingres), dans cette image de l’artiste : seulement la flamme tranquille/intranquille de la curiosité : vers quoi se tourne son regard ? et le cahier (portfolio) à son nom, sobrement tenu contre lui… Ainsi qu’un beau camée à son doigt. François-Marius Granet n’est pas un romantique. C’est seulement dans son activité de peintre _ « une vie pour la peinture« , en effet _ que Granet a tendu à « accomplir » son « faire« … Et c’est la lumière « trouvée » qui parle, alors, pour lui…

Et pour finir, une magnifique surprise, en inventoriant le fonds de ma bibliothèque : j’ai pu en exhumer, d’incroyable fraîcheur d’images _ et avec quelle richesse : 224 œuvres exposées _, le splendide catalogue « Paysages d’Italie _ les peintres du plein air (1780-1830)« , des expos au Grand-Palais à Paris (d’avril à juillet 2001) et au Palazzo di Te, à Mantoue (de septembre à décembre de la même année), édité par Electa et la RMN en mars 2001, par Anna Ottani Cavina, Vincent Pomarède et Stefano Tumidei : une merveille d’amoureuses recherche et érudition ! L’œuvre de Granet à Rome (et dans sa campagne) s’y trouve, par là, et en son « originalité », superbement « mise en perspective », parmi combien d’autres chefs d’œuvre ! et avec quelle profusion !… Et même, après une excellente notice (de Vincent Pomarède, page 121) consacrée à Jean-Antoine Constantin, le maître _ décisif en son impulsion et désir d’aller se confronter, là-bas, à la lumière de Rome _ de François-Marius Granet, j’ai pu découvrir deux très belles « Études de nuages » de ce maître aixois à « re-découvrir »…

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