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Musiques de joie : la joie illuminatrice des sidérants 3 Quatuors à cordes de Lucien Durosoir, en 1920, 1922 et 1934

28juin

Ce dimanche du second tour des Élections municipales 2020,

voici le 106e article de la série de mes « Musiques de joie« ,

que j’ai inaugurée le dimanche 15 mars dernier, jour du premier tour de ces mêmes Élections municipales,

en prévision du confinement qui allait venir le mardi suivant, 17 mars :

et dans le but de vivre le mieux possible _ en musique de joie ! et en fonction des ressources à enfin un peu mieux classer (!) de ma discothèque… _ la situation de réduction de l’espace domestique quotidien.

Et la musique a, de fait, ce formidable pouvoir illuminant !

Je pense donc à ce choc important que fut pour moi, au mois de juin 2008, la réception du CD Alpha 125

des 3 Quatuors à cordes de Lucien Durosoir, par le Quatuor Diotima ;

l’enregistrement avait eu lieu à La Borie, en Limousin, en décembre 2007.

Et je viens de procéder à une présentation un peu (!) améliorée

(tout en conservant, aussi _ documentairement _, la version originelle du 4 juillet 2008),

de mon article d’ouverture de ce blog En cherchant bien juste après l’article programmatique  _

intitulé .

Car ce fut pour moi un choc bouleversant que de découvrir ces 3 Quatuors à cordes sidérants de Lucien Durosoir

(Boulogne-sur-Seine, 1878 – Bélus, 5 décembre 1955),

composés en 1920, 1922 et 1934.


Rencontre d’une musique et d’une œuvre

qui devait m’amener, deux ans et demi plus tard, à proposer deux contributions

au Colloque Un Compositeur moderne né romantique : Lucien Durosoir (1877 – 1955) du Palazzetto Bru-Zane, à Venise, les 19 et 20 février 2011 :

Une poétique musicale au tamis de la guerre : le sas de 1919 – la singularité Durosoir

et

La Poésie inspiratrice de l’œuvre musical de Lucien Durosoir : romantiques, parnassiens, symbolistes, modernes

Voici le podcast du sidérant premier mouvement, noté Ferme et passionné,

du génialissime 3éme Quatuor à cordes, en Si mineur, de Lucien Durosoir (de 1934)…

Voici aussi la vidéo de l’intégralité du second Quatuor à cordes, en Ré mineur, de Lucien Durosoir (de 1922),

par le jeune Quatuor Mettis,

en finale du concours international de Quatuors à cordes de Bordeaux, en mai 2016 :

le départ du Quatuor de Durosoir se situe à 10′ 35 du départ de cette vidéo…

Des chefs d’œuvre éblouissants de la musique du XXe siècle,

qui vous désobstruent les oreilles incurieuses.

Ce dimanche 28 juin 2020, Titus Curiosus – Francis Lippa

OPA et titrisation réussies sur « l’art contemporain » : le constat d’un homme de goût et parfait connaisseur, Jean Clair, en « L’Hiver de la culture »

12mar

Avec L’Hiver de la culture, qui paraît ce début mars aux Éditions Flammarion (dans l’incisive collection Café Voltaire !),

Jean Clair nous livre un aussi sobre que brillantissime constat

en même temps qu’un lumineux et essentiel historique, parfaitement informé, et plus encore d’une admirable justesse !

de ce qu’est devenu, pour le principal, à partir d’une OPA rondement menée et admirablement réussie, l’actuelle titrisation de l' »Art contemporain«  _ de marque certifiée (et dûment estampillée !) conforme ! _ au sein des Arts plastiques

_ pas mal ravagés, en effet : beaucoup d’« artistes«  vrais (!), eux, ayant « disparu« , « sacrifiés«  à « la circulation et la titrisation d’œuvres (…) limitées à la production , quasi industrielle, de quatre ou cinq «  hyper-habiles faiseurs triés par « l’oligarchie financière mondialisée«  qui en « décide«  : ces expressions-clé se trouvent, elles, à la page 104 ; « morts sans avoir été reconnus« , et « désespérés souvent de cette ignorance« , conclut son rapport sur l’état présent de l’« art contemporain«  Jean Clair, page 141, terminant le livre par : « c’est pour eux que ce petit livre aura été écrit«  _,

aujourd’hui :

le « constat« 

_ soit une « promenade d’un amateur solitaire à travers l’art d’aujourd’hui, ses manifestations, ses expressions. Constat d’un paysage saccagé, festif et funèbre, vénal et mortifiant« , ainsi que le présente excellemment la quatrième de couverture !!! _,

d’un homme de (vrai) goût, parfait connaisseur, et on ne peut plus et mieux expert de ces « affaires« ,

est tout bonnement implacable

en sa complète justesse _ hélas : quant à l’imposture parfaitement (= machiavéliennement ! re-lire toujours les fondamentaux, dont Le Prince…) réalisée il y a déjà quelque temps et plus que jamais en vigueur aujourd’hui… _,

qui nous met sous le nez, et imparablement soumet et montre à notre regard _ qui n’en peut mais, il n’y échappe pas… _ de lecteur, l’essentiel !


Ce petit livre de 141 pages est ainsi décisif :

le roi (des affaires ! _ de ce marché (lui aussi très juteux pour qui sait y bien opérer-manœuvrer) qu’est « la culture« , ici en la branche des « Arts plastiques« ) est _ bel et bien _ nu !

A poil !

Sans le moindre appareil _ qui (nous) dissimulerait encore quoi que ce soit de sa peau ainsi dé-masquée…

Un peu à la façon, à la fin de Gorgias

_ aux pages 303 à 311 de l’édition Garnier-Flammarion en la traduction de Monique Canto-Sperber ; voici le texte (assez parlant !) de la quatrième de couverture : « Sans doute le plus animé et le plus féroce des dialogues platoniciens dans lequel Platon s’attaque au fondement de la démocratie et esquisse une nouvelle forme de pouvoir. Il se veut le protocole éthique _ voilà ! _ d’un engagement politique _ qui soit mieux fondé ! que celui qui a présentement cours… _ et débat donc des conditions  _ vraies _ du gouvernement de soi et des autres. Le ton du Gorgias est particulièrement violent, et pas seulement à l’égard de la rhétorique. Le dialogue formule une des critiques les plus radicales qui aient été adressées à la démocratie athénienne, à ses valeurs dominantes et à sa politique de prestige. En effet, Socrate s’en prend à tous les aspects de cette politique, du plus concret au plus idéologique. Mais l’essentiel de la critique vise la condition qui donne à la démocratie athénienne ses principaux caractères. Or cette condition est la même que celle qui assurait l’influence de la rhétorique. Il s’agit de la foule comme sujet dominant de la scène politique _ en son ignorance et sa crédulité… Le gouvernement de la liberté est un gouvernement de la foule, c’est-à-dire de l’illusion, du faux-semblant et de la séduction _ voilà ! La critique de la rhétorique débouche donc directement sur la critique de la démocratie« … _,

de Platon nous faisant montrer par Socrate, le jugement dernier (des âmes), outre-tombe, au royaume des morts : jugés et juges (Minos, Rhadamante et Eaque, tous trois rien moins que fils de Zeus…) sont, tous et également, nus : « rien qu’une âme qui juge une âme« , dit Zeus, ayant « laissé sur la terre » tout le « décorum«  qui « impressionne les juges » ordinairement… : car « c’est _ un tel dé-pouillement _ le seul moyen pour que le jugement soit juste« …

Quant aux « ravages » accomplis,

je relèverai simplement la très simple et retenue _ sans pathos _ conclusion de Jean Clair, à l’avant-dernier alinéa, page 141 :

« Les gesticulations convenues des gens d’Église et des fonctionnaires d’État admirant _ volontiers très publiquement assez fréquemment _ l’« art contemporain » _ objet du tout dernier chapitre, « Les Deux piliers de la folie« , pages 127 à 141 _, si contraires à leurs fonctions et à leur mission _ officiellement de fondation-légitimation, et civilisatrices _, évoquent les pantomimes burlesques des Fêtes des Fous lorsque le Moyen Âge touchait à sa fin.« 

Et Jean Clair alors de splendidement _ et douloureusement _ conclure, au dernier alinéa, tout l’essai _ et voici, cette fois, la phrase en son entier _ :

« Cela aurait peu d’importance _ en matière de fond (des choses) !

Mais entre-temps _ et en partie en conséquence plus ou moins directe de cela : un point à un peu mieux établir… _, combien d’artistes, dans le siècle qui s’est achevé et dans celui qui commence,

incomparablement plus maltraités _ via le baillon du silence-radio de toutes les presses, d’abord… _ que leurs compagnons _ d’infortune _ de la fin de l’autre siècle qu’ont avait appelés _ presque aussitôt _ des artistes « maudits »,

ont-ils disparu _ voilà ! : dans le gouffre-vortex du néant de la renonciation aux œuvres, tout d’abord, de leur part : et là, est bien le premier rédhibitoire ! hélas… : s’arrêter, pour un artiste vrai, d’œuvrer ! _,

sacrifiés _ voilà ! _,

dans l’indifférence _ voilà !.. _ des pouvoirs supposés les aider,

morts sans avoir été reconnus _ des autres _,

désespérés trop souvent _ tous n’ayant pas, en effet, la rare force d’âme du génial Lucien Durosoir (1878-1955), musicien plus qu’indifférent, lui (carrément immunisé contre…), à l’exécution en concert de ses compositions, se contentant de (et se concentrant à…) parfaire chaque œuvre sur le papier de son écriture, et remisant, admirablement confiant, les manuscrits (très) achevés en son « tiroir« , pour une postérité un peu plus curieuse et soucieuse seulement de la qualité de l’Art (l’œuvre !) ; et non plus du (misérable !) savoir-vendre de l’artiste !.. Sur Durosoir, cf mes précédents articles ; par exemple celui-ci, du 25 janvier 2011 : Les beautés inouïes du “continent” Durosoir : admirable CD “Le Balcon” (CD Alpha 175) _ de cette ignorance _ les rongeant, à détruire certains d’entre d’eux.

C’est pour eux que ce petit livre aura été écrit« …

Voilà pour cette introduction à ce livre imparable, en la justesse et la force de sa lumière,

de Jean Clair…

Le chapitre crucial de l’essai

est très probablement, à mes yeux, le chapitre VII, pages 95 à 109 : « La Crise des valeurs » _ loin de n’être qu’« esthétique«  ; ou circonscrite aux Arts, cette « crise«  !.. Et c’est là un élément on ne peut plus décisif du « constat«  (éclairant !) qu’est ce livre : quant au « sens«  même du « vivre«  : rien moins !..

Car c’est bien, en effet, du « sens » même du « vivre« , de l' »exister », du « faire » et du « sentir« , humainement ou in-humainement _ voilà ! _, qu’il s’agit,

soit affronter et renverser le nihilisme !,

en cette question de la hiérarchie des « valeurs« , et de leur « crise » actuelle (et indurée)…

La référence, page 102-103 au Schaulager de Bâle

_ « Le Schaulager de Bâle (…) n’est pas une collection au sens propre, c’est-à-dire un ensemble à peu près fixe et inventorié, mais plutôt un stock d’œuvres qui varie, s’agrandit ou se vide. Une exposition publique mais discrète permet chaque année à quelques invités de découvrir les modèles dont l’obscurité du bâtiment garde les prototypes. Parallèlement la Foire de Bâle, dont on ne peut comparer les stands qui se succèdent qu’aux présentations d’été des grands couturiers, montre des productions voisines mais de plus grande série et plus facilement portables. Les responsables de la Foire, au long des années, ont d’ailleurs fini par éliminer de leur sélection les galeries dont l’orientation esthétique n’était pas jugée assez proche de ce qui peut se voir dans le Schaulager. Le système _ c’est est un ! fort cohérent ! _ a été verrouillé« _,

reprend l’analyse de cette institution (très discrète) , entamée page 20,

alors à travers la question de l’architecture muséale :

dans le cas de la forme architecturale du bâtiment de ce Schaulager bâlois,

il s’avère qu’il s’agit d’une forme architecturale « simple, sévère et fonctionnelle, sans presque aucune ouverture sur l’extérieur comme il se doit : ce lieu qui n’est « ni » ceci _ « ni un musée«  _ « ni » cela _ « ni un entrepôt«  : selon le discours officiel de cet « établissement privé«  sur son propre statut… _, mais qui se referme et sur le secret de ses trésors et sur la discrétion de ses opérations« ,

une forme qui « ne pouvait qu’adopter la géométrie des coffres bancaires« , lit-on au final de la page 21 _ dès le tout premier chapitre de l’essai, intitulé « Les Instruments du culte » ;

cf, ceci, page 10 :

« Églises, retables, liturgies, magnificence des offices : les temps anciens pratiquaient la culture du culte.

Musées, « installations », expositions, foires de l’art : on se livre aujourd’hui au culte de la culture.

Du culte réduit à la culture _ d’abord _,

des effigies sacrées des dieux aux simulacres de l’art profane _ ensuite, en la modernité _,

des œuvres d’art aux déchets des avant-gardes _ maintenant, en la post-modernité _,

nous sommes en cinquante ans _ soit de 1960 à 2010-11… _,

tombés

dans « le culturel » :

affaires culturelles, produits culturels, activités culturelles, loisirs culturels, animateurs culturels, gestionnaire des organisations culturelles, directeurs du développement culturel, et, pourquoi pas ? : « médiateurs de la nouvelle culture », « passeurs de création », et même « directeurs du marketing culturel »

Toute une organisation complexe _ sur modèle ecclésial : en visée de gestion d’un sacré de substitution, en quelque sorte… _ de la vie de l’esprit, disons plutôt des dépouilles de l’ancienne culture,

avec sa curie, sa cléricature, ses éminences grises, ses synodes, ses conclaves, ses conciles, ses inspecteurs à la Création, ses thuriféraires et ses imprécateurs, ses papes et ses inquisiteurs, ses gardiens de la foi et ses marchands du temple.

Au quotidien,

comme pour faire poids à cette inflation du culturel,

on se mettra à litaniser _ voilà, en cette novlangue que sut admirablement pointer, dès 1948, George Orwell, in 1984 _ sur le mot « culture » : « culture d’entreprise », « culture du management » (dans les affaires) _ etc. : j’abrège…

Cent fois invoqué, le mot n’est plus que le jingle _ voilà ! _ des particularismes, des idiosyncrasies, du reflux gastrique,

un renvoi de tics communautaires,

une incantation des groupes, des cohortes ou des bandes qui en ont perdu l’usage _ voilà le retournement basique de la novlangue !

Là où la culture prétendait à l’universel,

elle n’est plus que l’expression de réflexes conditionnés _ très basiquement pavloviens ! _,

de satisfactions zoologiques«  : nous y reviendrons (ce point-là étant loin d’être marginal) ; fin de l’incise ;

revenons à l’institution du Schaulager bâlois, page 21 :

« Le Schaulager à Bâle est un vaste bunker de béton, édifié dans les faubourgs de la ville patricienne, qui abrite quelques milliers d’œuvres d’« art contemporain », sélectionnées et calibrées _ voilà ! _ comme des légumes d’élevage.

C’est un établissement privé _ oui ! _ qui affirme n’être « ni un musée ni un entrepôt » _ voilà pour le ni-ni !.. _, mais pourtant se dédier _ noblement, sinon sacralement !.. _ « à la créativité et à la transmission _ voilà surtout… _ de l’art contemporain ».

De fait, c’est sa mission,

mais elle s’accomplit sur un mode discret.

Il ne se visite pas,

sinon par autorisation spéciale, délivrée principalement à des professionnels du milieu de l’art _ j’adore cette expression.

Cela explique qu’on en parle si peu _ dans les médias :  comme on parle très peu de tout pouvoir réel : le silence et l’ombre sont les conditions (cf la leçon machiavélienne de pragmatisme…) de l’agir efficace _, alors qu’il est devenu _ très vite _ un rouage essentiel _ tout fonctionnant ainsi _ du marché  _ nous y voilà ! Vive la Suisse et son secret bancaire… N’est-ce pas, Jean Ziegler ?

Il est à l’art _ voilà ! ce Schaulager-ci… _ ce que la banque est à l’argent,

un saint des saints où quelques initiés décident _ voilà : un lieu de pouvoir ! _ des cours et des investissements«  _ à la jointure de l’économique et de l’artistique : voici l’étalon-or (et/ou nerf de la guerre) au centre névralgique, ou plutôt cérébral, de toute cette « affaire«  !..

Jean Clair,

au-delà de ce cas très discret, mais bien plus qu’exemplaire, révélateur !, de ce qui se décide et se fait très effectivement en matière d’affaires d' »art contemporain« ,

du Schaulager de Bâle,

souligne excellemment qu’un tournant du devenir des musées (et du choix de leurs fonctions) s’accomplit _ très vite, déjà _ « en cinq ou six années » (page 32, dans le chapitre « Le Musée explosé« ) peu après Mai 68, en France :

« Mai 68 ne marquait pas l’avènement _ désiré par quelques uns _ d’une société égalitaire et fraternelle, exaltant une pensée populaire grâce à laquelle les musées devaient, comme l’avaient voulu les artistes d’avant-garde, exploser et s’ouvrir à la vie. Il ne provoqua _ de fait, voilà… _ que le charivari _ seulement réactif : un symptôme !.. _ qui, dans les sociétés traditionnelles, accompagne les nouveaux mariés. Mais, cette fois, le mariage _ en voie (déjà avancée) de consommation dès cette décennie des années 60, donc… _ unit la société française _ et ses représentants politiques dans les institutions de pouvoir de l’État : les Georges Pompidou, et Valéry Giscard d’Estaing, au premier chef, avant bien d’autres : le premier créa ce qui fut baptisé après sa mort « Centre Pompidou«  ; le second, le musée d’Orsay… _ au capitalisme international. (…) C’est le monde ancien tout entier, rural et ouvrier, qui fut emporté _ voilà ! _ en cinq ou six années« .., pages 31-32…


Que cherche alors, désormais _ et à l’autre bout de la chaîne de l’Art… _, « le pèlerin moderne, le gyrovague artistique,

l’automate ambulatoire qui itinère _ de musée en musée, d’abord… _ du Louvre jusqu’à Metz, de Londres à Bilbao et de Venise _ ville d’où je reviens du colloque « Lucien Durosoir« , au Palazzetto Bru-Zane les 19 et 20 février derniers : mais, de fait, je préférai, lors de mon temps libre à Venise, arpenter et parcourir les divers quartiers (surtout ceux vierges de foule de touristes), et découvrir l’intérieur (presque trop riche) des églises, plutôt que de suivre le rituel assez ennuyé des visiteurs de musées… _ au MoMA,

celui qu’incarnaient jadis, au mieux, Ruskin ou Byron,

ou bien, à présent, les passagers des tour operators,

que cherche-t-il ?

Quel salut _ le mot parle ! _

de la contemplation _ qui s’y adonne ? qui s’en donne le vrai temps ? _ d’œuvres

qui seraient, à elles seules _ dans quelle mesure (hors mesure !) ?.. _, la récompense _ en effet : tel un gain substantiel (et vrai ! par un effet profond, « comblant« , et durable de « présence«  incorporée !..) d’humanité ! _ de ces migrations ? « , page 53 ;

avec cette réponse, page 54 :

« On y découvre _ en ces musées de par le monde (contemporain) _ un désarroi commun, une solitude augmentée _ chez la plupart des visiteurs _, quand la croyance a disparu«  _ dans la désertification en expansion continue (cf Nietzsche : « Le désert croît« …), sinon irrésistible (Nietzsche en appelait, lui, au sursaut du sur-humain, en son Zarathoutra, un livre pour tous et pour personne…), du rouleau-compresseur du nihilisme… La beauté ne devenant plus qu’un vague décorum esthétique : réduit en quelque sorte à l’ordre seulement de l’agréable… Cf ici Kant (qui ne se faisait pas à la réduction du beau à l’agréable !), et sa Critique de la faculté de juger

Jean Clair commentant cette situation-là

ainsi, toujours page 54 :

« Ainsi des religions quand elles se mouraient,

dont les pèlerinages n’étaient plus là que pour cacher _ encore un peu _ le vide de leur liturgie et la pauvreté de leur consolation.

La multiplication de ces brimborions _ voilà ! ridicules ! et il faut en rire publiquement ! Comme l’enfant des Habits neuf du roi d’Andersen… _ de l’art contemporain

qui envahissent à présent les châteaux de Versailles

_ cf mon article du 12 septembre 2008 à propos de l’installation Jeff Koons à Versailles : Decorum bluffant à Versailles : le miroir aux alouettes du bling-bling ; mais aussi celui du 2 septembre 2008 sur la cohabitation de Ben et de Cézanne à l’Atelier Cézanne du chemin des Lauves, sur les hauteurs d’Aix… : Art et tourisme à Aix _ la “mise en tourisme” des sites cézanniens (2)… ; et aussi celui-ci, du 10 septembre 2008 : De Ben à l’Atelier Cézanne à Aix, à Jeff Koons chez Louis XIV à Versailles _

et les palais de Venise _ le Palazzo Grassi ; La Dogana di mare… _,

est à la modernité finissante

ce que l’imagerie sulpicienne fut

au christianisme moribond _ parfaitement ! de sinistrement tristounets clichés…

Le musée semble _ ainsi _ offrir le parfait objet de cette croyance _ vacillante, faiblarde _ universelle, identique en tout lieu, prête à offrir le salut _ d’une émotion seulement « esthétique«  ; jointe à l’agrément du tourisme (international, mondialisé !) plus ou moins balisé et formaté, avec ses paraît-il must !.. _ à tous et dans l’instant _ ce point est essentiel ; du fait que non seulement pour la plupart d’entre nous désormais time is money ; mais aussi et surtout que tout s’accélère… ; cf l’excellent Accélération de Hartmut Rosa, paru en traduction française aux Éditions La Découverte… _,

et qui remplacerait la patiente instruction _ formatrice du goût, elle ; et de l’aptitude à « sentir«  et « expérimenter«  (dans le temps de la vie : mais en est-il donc d’autre, de temps ?) l’éternité, aussi ! selon la leçon magnifique et essentielle (!) de l’Éthique de Spinoza… _ qui ne se donnait qu’à ceux _ ne cessant, toute la vie durant, de « se cultiver« , avec patience, voire passion vraie… _ qui respectaient la lenteur des règles et la diversité des multiples langues _ constituant, en effet, une vraie « culture«  : incorporée !..

A l’inverse des mots _ et des phrases, en leur générativité : qui prennent toujours un minimum de temps (à la différence des envois de SMS) ; lire ici le grand Chomsky… _, toujours soupçonnés d’imposer un ordre _ « fasciste« , a-t-il malencontreusement échappé, un jour à Barthes, qui s’est, plus heureusement, repris plus tard là-dessus… _ et de réclamer un sens _ mais c’est bien le moins !.. _,

l’œuvre _ des arts plastiques, tout au moins (et « d’art contemporain« …) : Jean Clair en distingue, au chapitre VI, « L’action et l’Amok », les cas des œuvres de musique et de danse, davantage « incorporatrices« … ;

pour la photo, je renvoie à l’« incorporation«  de la vie et de ses mouvements, mais oui !, dans l’œuvre (jusqu’au flou…) de mon ami Bernard Plossu ; cf, par exemple, mon article du 27 janvier 2010 sur le livre (aux Éditions Yellow now) et les expos (au FRAC de Marseille et à La NonMaison de mon amie Michèle Cohen, à Aix-en-Provence), admirables !, Plossu Cinéma : L’énigme de la renversante douceur Plossu : les expos (au FRAC de Marseille et à la NonMaison d’Aix-en-Provence) & le livre “Plossu Cinéma_,

plutôt qu’un savoir à acquérir _ et « incorporer« , donc _,

posséderait le privilège, le pouvoir, la magie de se livrer sans peine _ au dilettante : l’adepte du plaisir sans peine : surtout jamais la moindre « peine«  ! _,

dans une profusion de significations possibles et contradictoires _ ludiquement ! quelle fête !.. Quelle caricature-là de « liberté«  ! à pleurer de cette fausseté ! _

qui répond au goût contemporain d’abolir _ sociologiquement, du moins : à la Bourdieu… _ les distinctions, les hiérarchies et les frontières _ au profit de la nuit dans laquelle toutes les vaches sont noires…

A quoi bon l’histoire, la géographie,

à quoi bon la lecture ?

A quoi bon tant d’efforts

quand tout paraît _ bien illusoirement : ici, lire Freud, L’Avenir d’une illusion _, comme ici, livré _ et sans le moindre effort de soi _ d’un coup ?

Le monde ancien _ celui de la culture : humaniste… _ était lent et discursif. Le monde moderne _ ou post-moderne _ en une seconde prétend s’ouvrir _ de lui-même _ aux yeux _ bonjour les gogos ! Triomphe de la photo, de l’écran, de l’affiche, du schéma, du diagramme, du plan _ du moins de leurs usages immédiats paresseux et lâches…

Au mot, qui était mémoire et mouvement _ voilà ; cf Chomsky ; et Bernard Stiegler : passim… _, on substitue, impérieuse, immédiate, immobile, imposée _ surtout : à la passivité anesthésiée _, l’image _ cf ici l’admirable travail de la chère Marie-José Mondzain : Homo spectator Là où il y a un tableau, il n’y aurait plus besoin de mots. Ce qui est vu efface _ voilà ! _ ce qui est lu ; pire encore, se fait passer _ on ne peut plus mensongèrement _ pour ce qui est su. Le tableau dresse un écran que l’on voudrait protecteur entre le monde _ et le réel, donc ! tenu à distance, et demeurant inconnu : c’est bien là un dispositif efficace d’obscurantisme !.. _ et soi « , pages 54-55,

au sein du chapitre IV, « Les Abattoirs culturels » ;

la formule donnant son titre à ce chapitre étant empruntée à l' »érudit libertin » et « créateur du musée, aujourd’hui disparu, des Arts et Traditions populaires« , Georges-Henri Rivière, au début des années soixante-dix ; et la citation se trouve au final du chapitre, aux pages 59-60 :

« Le succès _ vrai ! _ d’un musée ne se mesure pas au nombre de visiteurs qu’il reçoit, mais au nombre de visiteurs auxquels il a _ vraiment _ enseigné _ non superficiellement _ quelque chose. Il ne se mesure pas au nombre d’objets qu’il montre, mais au nombre d’objets qui ont pu être _ vraiment _ perçus par les visiteurs dans leur environnement humain _ vrai. Il ne se mesure pas à son étendue, mais à la quantité d’espace que le public aura pu raisonnablement _ = vraiment _ parcourir pour en tirer un véritable _ voilà le concept décisif ! il est de l’ordre du qualitatif, pas du quantitatif ! _ profit. Sinon, ce n’est qu’une espèce d' »abattoir culturel » »  _ voilà !..

Il existe aussi des personnes qui osent dire la vérité ;

et pas seulement rien que des carriéristes inféodés à leurs (tout) petits et misérables ! intérêts..,

après lesquels _ « Après nous, le déluge !«  ; ou encore les vacances ad vitam aeternam aux Seychelles… _ le monde peut bien, à la Néron incendiant Rome, disparaître : tout entier et à jamais…

Le chapitre V, « Le temps du dégoût« , montre, alors, excellemment comment les objets de rebut, les excrétions digestives, ont fait leur entrée en fanfare (ou bling-bling) dans les lieux et milieux les plus prestigieux ;

page 64 : « Les institutions muséales les plus prestigieuses, le Louvre et Versailles, en premier lieu, devaient _ dans la course au succès ! et aux revenus du tourisme : quelle industrie prospère ! et au si bel avenir… _ devenir des galeries _ d’exposition up to date_montrer _ aussi ! _ la création « vivante ». Dans un élan conjoint, ces lieux de mémoire qui avaient fini par perdre leur sens en oubliant leurs origines, tentèrent _ donc : pour un pari juteux (du moins pour les quelques « initiés«  qui allaient s’en mettre plein les poches : mais y a-t-il autre chose que cela qui « vraiment«  les « intéresse » ?.. _ de suivre une cure de rajeunissement en imposant, contre tout bon sens, l’idée que les créations les plus audacieuses, les plus choquantes, les plus immondes, les plus idiotes souvent de l’art d’aujourd’hui s’inscrivaient, sous la griffe distinctive _ voilà le truc : la marque, le logo ! _ d’« art contemporain », dans l’histoire des chefs d’œuvre d’autrefois. A défaut de pouvoir continuer sa propre histoire, qui était, on l’a vu, forclose, le musée devint ainsi l’agent, le promoteur, l’impresario d’une histoire fabriquée » _ mensongère, falsifiée autant que falsificatrice (de l’Art et de la culture) : page 64, donc….

Et Jean Clair de prendre alors l’exemple d’un Jeff Koons : après son mariage, puis sa séparation d’avec la fameuse Cicciolina

_ « Cicciolina est le surnom donné à une jeune fille rose et fondante, mais qui désignait peut-être plus précisément une partie de son anatomie qu’elle exposait sans gêne _ voilà ! un exhibitionnisme : vendeur… _ et qu’en latin, vu son apparence, on appelait souvent le petit cochon. La Cicciolina fit la fortune de l’homme avec qui elle s’affichait alors _ cf le livre très important de Michaël Foessel, La Privation de l’intime ; plus mon article du 11 novembre 2008 : la pulvérisation maintenant de l’intime : une menace envers la réalité de la démocratie : ces phénomènes font système !.. _, dans les années quatre-vingt, un certain Jeff Koons, dadaïste attardé, qui se plaisait à façonner de petits cochons roses en porcelaine. La Cicciolina fut élue député au Parlement de Rome ; puis, devenue mère, coule aujourd’hui, retirée du monde, des jours de mamma comblée » ; fin de l’incise « Cicciolina« , page 65.

« Jeff Koons est entre-temps _ en effet _ devenu l’un des artistes les plus chers _ nous y voici ! _ du monde. La mutation s’est faite à l’occasion des transformations d’un marché d’art _ voilà ce dont il s’agit ! _ qui, autrefois réglé par un jeu subtil de connaisseurs, directeurs de galeries d’une part et connaisseurs _ vrais _ de l’autre, est de nos jours _ désormais _ un mécanisme _ très finement huilé et hyper-efficace _ de haute spéculation financière _ ici aussi ! _ entre deux ou trois _ guère plus ! _ maisons de vente et un _ tout _ petit public de nouveaux riches _ acheteurs, vendeurs et revendeurs : sur ces marchandises-là aussi…

Jeff Koons s’affiche _ l’image (= le logo identifiable) est le medium privilégié (en puissance d’extension, mondialisée, comme en rapidité de transmission !) de la publicité ; et l’exhibition simplifiée jusqu’à la caricature facilite l’identification du spectateur attrapé (médusé) : la plus rudimentaire et grossière possible, pour l’immédiateté du réflexe conditionné de peu regardants peu regardeurs !.. _ aujourd’hui,

non plus échevelé comme les artistes romantiques,

moins encore nu et ensanglanté comme les avant-gardistes des années soixante-dix,

mais comme un trader de la City, attaché-case à la main et rasé de frais, _ parfaitement _ adapté _ voilà _ à son nouveau public _ et clientèle ! _ et totalement fondu en lui comme un homo mimeticus » _ ce qui favorise, nous y voici, l’élémentaire (= simpliste) identification, vite fait, bien fait (et mortifèrement ludique ! cf ici les fortes intuitions de Philippe Muray : un bien festif « Après nous le déluge !«  ; cf en particulier, de Muray, le fort réjouissant Festivus festivus…) a minima _, page 65.

C’est que « la consécration _ lui _ était venue _ mutation d’image magique ! par adjonction d’« onction«  d’aura archi artificielle !.. _ par Versailles. On l’y exposa, on l’y célébra, on l’y décora ; demain peut-être on l’y vendrait _ on va (et très vite) y venir : on commence déjà à vendre des morceaux immobiliers de ce patrimoine national…

Jeu spéculatif à l’accoutumée : des galeries et des intérêts privés financent _ oui : ils « investissent » !.. _ une opération _ promotionnelle, (hyper-luxueux !) marketing aidant… _ dont une institution publique comme Versailles semble _ bien sûr : la confiance (des gogos = la crédulité !) est nécessaire à ce (gros) jeu-là… _ garantir le sérieux ; on gage des émissions éphémères et à haut risque _ tout de même ! _ sur une encaisse-or qui s’appelle le patrimoine national«  _ résultat des courses : ni vu, ni connu, l’opérateur, en cette nuit (de l’art) où toutes les vaches sont devenues semblablement (= également !) noires ! par un tel tour de passe-passe « égalisateur« , ici à très haut prix (de vente) !.. ; page 66.

Et « Koons à Versailles ou à Beaubourg n’est que l’exemple _ en effet ! _ d’une longue série de phénomènes _ de sur-cotation (astronomique : jusqu’au vertige ; pour les autres, surtout, qui n’ont pas ces moyens : ils en sont ébaubis…) ! _ semblables. (…) Pas moyen, naguère, de visiter une exposition au musée d’Orsay sans se voir imposer _ par toute simple (= toute bête) contigüité ! il suffisait donc d’y penser… _ l’œuvre d’un minimaliste pour vous convaincre _ ou persuader _ que Böcklin ou Cézanne n’avaient jamais fait que l’annoncer _ ah ! les « précurseurs«  en Art : tout se tient ; pourvu qu’on y ait été un minimum « initié«  (…) Le Louvre a cédé son nom _ son logo : cf le livre de Naomi Klein, No logo, la tyrannie des marques... Encore fallait-il qu’il fît la preuve que ce nom _ cette marque, ce logo bien identifié et excellemment reconnu (l’« Art » !) sur la place des valeurs (d’abord marchandes : vive la confusion !) : ici le nom « Musée du Louvre«  _ était devenu la griffe des produits de la plus haute modernité«  _ puisque tel est ici le nec plus ultra

« Jeff Koons n’est que le terme d’une longue histoire de l’esthétique moderniste qu’on appelle aujourd’hui le décalé » _ sur un marché sur lequel il importe de « se distinguer«  (un minimum…) des concurrents ; ensuite, il ne suffit pas de « se décaler«  pour accéder, rien qu’ainsi, à une vraie « singularité«  de l’œuvre même ! à un (« vrai« ) style d’auteur ! C’est que la probité joue encore, et résiste, plus que jamais, ici ; à l’inverse des modes, versatiles, elles… _, page 67.

« L’usage du mot « décalé » dans la langue de la publicité _ voilà : nous sommes dans le petit monde de la communication et du marketing : strictement (et petitement) commercial ! _ est apparu il y a sept ou huit ans. Rien d’intéressant _ pour le vulgum (ou pas !) pecus du « public« , surtout un peu « branché«  ! Il a bien sûr ses organes (efficaces) de presse et ses médias _ qui ne soit « décalé » » _ sur le marché de l’art, quand les produits à vendre (acheter et re-vendre, du point de vue des acheteurs) sont en terrible concurrence… Et c’est alors (et dès lors) « le monde à l’envers donc. L’âne qui charge le maître de son fardeau et qui le bat ; le professeur traduit en justice pour avoir giflé l’élève qui l’insultait ; le bœuf découpant son boucher au couteau ; les objets de Koons déclarés _ voilà ! et « crus«  par des ignorants bien peu « regardant(s) » !.. _ « baroques » _ vive la confusion ! _ appendus dans les galeries royales. Fin d’un monde«  : page 67.

« Tout cela, sous le vernis festif _ le feu des ors (vrais, eux) des Palais _, a un petit côté, comme à peu près tout désormais en France, frivole et funèbre, dérisoire et sarcastique, goguenard et mortifiant _ comme c’est magnifiquement juste ! Sous le kitsch des petits cochons roses de Jeff Koons, la morsure de la mort. Sous la praline, le poison«  _ du nihilisme, et de son sado-masochisme insidieux (et même de plus en plus carrément décomplexé ! pourquoi donc si peu que ce soit se gêner ?!..) : page 69.

C’est que « l’œuvre d’art, quand elle est l’objet d’une telle manipulation financière, et brille d’un or plaqué dans les salons du Roi-Soleil, a plus que jamais partie liée avec les fonctions inférieures _ excrémentielles _, illustrant les significations symboliques que Freud _ cf le stade sadique-anal de la sexualité infantile ! Nous y passons tous, mais aussi nous le dépassons ; sauf fixations névrotiques, précisément… _ leur prêtait. On rêve de ce que Saint-Simon, dans sa verdeur _ en effet : celle qu’aimait tant Proust _, aurait pu écrire de ces laissées de marcassins déposées à Versailles. Elles lui eussent rappelé peut-être la mauvaise plaisanterie du Chevalier de Coislin : « Je suis monté dans la chambre où vous avez couché, j’y ai poussé une grosse selle tout au beau milieu sur le plancher »... » _ in les Mémoires (1691-1701) de Saint-Simon, La Pléiade, 1983, page 596.

Et Jean Clair de rappeler, page 70 :

« J’ai autrefois tenté de relier entre eux les multiples aspects, dans une époque qu’on appelle désormais « post-human », d’une « esthétique du stercoraire » :

« Le temps du dégoût a remplacé l’âge du goût.

Exhibition du corps, désacralisation, rabaissement de ses fonctions et de ses apparences, morphings et déformations, mutilations et automutilations, fascination pour le sang et les humeurs corporelles, et jusqu’aux excréments, coprophilie et coprophagie : de Lucio Fontana à Louise Bourgeois, d’Orlan à Serrano, de Otto Muehl à David Nebreda, l’art s’est engagé dans une cérémonie étrange où le sordide et l’abjection écrivent un chapitre inattendu de l’histoire des sens. Mundus immundus est ?«  _ in Jean Clair, De Immundo, Éditions Galilée, 2004.

Et c’est sur cet aspect-là (un peu trop de complaisance au trash !) de la contribution de Julia Peker à son livre commun _ très éclairant ! _ avec Fabienne Brugère, Philosophie de l’art (aux Presses Universitaires de France), que Francis Lippa avait émis une réserve lors de son entretien avec Fabienne Brugère le 23 novembre 2010 ; cf mon article du 26 novembre : Dialogue sur le penser des Arts : lire le “Philosophie de l’art” de Fabienne Brugère et Julia Peker, ou comment apprendre des avènements progressifs des Arts, aujourd’hui ; ainsi que le podcast de cet entretien…

« Il y a une dizaine d’années _ poursuit Jean Clair, pages 70-71 _, à New-York, une exposition s’était intitulée Abject Art _ Repulsion and Desires. On franchissait là un pas de plus dans l’immonde, dans ce qui n’appartient plus à notre monde. On n’était plus dans le subjectus du sujet classique, on entrait dans l’abjectus de l’individu post-humain.

C’était beaucoup plus que la « table rase » de l’Avant-Garde qui prétendait desservir l’apparat dressé pour le festin des siècles. L’art de l’abjection nous entraîne dans l’épisode suivant, le post-prandial : ce que le corps laisse échapper de soi quand on a digéré. C’est tout ce qui se réfère à l’abaissement, à l’excrétion.

On se demande _ très pragmatiquement _ si un tel art peut avoir droit de cité _ de facto ? ou de jure ? Bien démêler la confusion… Et comment obtenir _ de facto, donc _, non seulement l’accord _ effectif _ des pouvoirs publics, mais leur _ encore plus effectif ! _ appui financier et moral _ les deux : chacun des deux épaulant adroitement l’autre ! _, puisque c’est _ de facto ! _ un art qui se voit _ désormais _ dans toutes les grandes manifestations _ et cette « grandeur« -là est indispensable à la réussite pratique de telles opérations : le « petit«  n’ayant pas la moindre aura ! et donc nulle retombée financière effective ! Donc plus ce sera gros, plus (et mieux) ça passera ! _, à Versailles comme à Venise ? » _ où règne encore (et vient moult se visiter, ou « consommer« , touristiquement : même à dose infinitésimale…) la « grandeur«  magnifique d’un éclatant passé qui continue de briller un peu : en un monde de plus en plus uniformément gris, lui ;

cf ici, la prolifération (calamiteuse !) de la banlieue de par le monde entier, sur le modèle de l’american way of life ; on peut lire là-dessus les travaux de Bruce Bégout (par exemple Zéropolis, l’expérience de Las Vegas ; ou Lieu commun, le motel américain ; ou encore L’Éblouissement des bords de route…) ; ou mon article du 16 février 2009 sur le passionnant livre de Régine Robin, Mégapolis (ou les derniers pas du flâneur…) : Aimer les villes-monstres (New-York, Los Angeles, Tokyo, Buenos Aires, Londres); ou vers la fin de la flânerie, selon Régine Robin

« Pourquoi _ continue Jean Clair, page 73 _ le socius a-t-il besoin de faire appel à ce ressort (dit) esthétique _ voilà : ici lire l’ami Yves Michaud : L’art à l’état gazeux, essai sur le triomphe de l’esthétique _ quand son ordre n’est plus assumé ni dans l’ordre du religieux, ni dans l’ordre du politique ? Est-ce le désordre scatologique, qui s’étale et qui colle, qui peut nous assurer de cette cohésion ? » _ question que je me posais hier, en faisant la queue aux caisses d’un grand supermarché de la « culture« , entre deux piles d’un livre (à la couverture couleur rouge sang) intitulé « Vie de merde » ; et à peine me disais-je cela, que les deux jeunes filles (collégiennes probablement) qui me précédaient dans la file d’attente à la caisse, se précipitaient sur un ses exemplaires… Je n’ai pu m’empêcher de leur dire : « quel titre appétissant !«  ; ce qui ne les a pas du tout dissuadées de le prendre… Soit, le monde comme il va désormais

Et Jean Clair, revenant « à la vieille distinction d’Aristote entre zoe et bios : bios, la vie intelligente, la vie des êtres logiques ; et zoe, la vie primitive, la vie animale, la vie bestiale« , de (se) demander, page 74 :

« Ne vivrions-nous pas actuellement une régression vertigineuse _ voilà ! _

du bios à la zoe ?

N’y aurait-il pas là quelque chose qui ressemblerait au sacer

_ cf de Giorgio Agamben, le cycle de l’Homo sacer _

tel que le monde antique l’envisage,

fascination et répulsion mêlées,

tabou et impunité à la fois ?« …

Ainsi _ conclut-il, pages 75-76 _, « dans l’art actuel,

ce n’est pas d’un certain goût que nous ferions l’apprentissage,

mais de l’abandon au contraire du dégoût inculqué dans l’enfance, quand les parents tentaient de nous faire comprendre que la maîtrise des sphincters était importante.

On reviendrait ainsi à la position du primate qu’évoque aussi Freud : quand on rabaisse vers le sol un organe olfactif pour le rendre à nouveau voisin des organes génitaux,

alors que tout l’effort de l’homme a été d’adopter la station debout pour s’en éloigner et s’en épargner les odeurs ».

« Prostate des civilisations fatiguées. Débâcle« , conclut ici Jean Clair

_ « nihilisme« , dit, quant à lui, Nietzsche…

On en arrive alors au chapitre-clé, le chapitre VII, « La crise des valeurs« ,

de ce « constat« 

de l’OPA de l' »oligarchie financière« 

sur l' »art contemporain« .

Page 99 : « Les procédés _ commerciaux _ qui permettent de promouvoir et de vendre _ le but principal demeurant, somme toute, le profit (financier) au final des manœuvres spéculatives (financières, est-il besoin de le spécifier ?) de quelques margoulins, mais de haut vol… _ une œuvre dite d’« art contemporain »,

sont comparables à ceux qui, dans l’immobilier comme ailleurs, permettent de vendre n’importe quoi et parfois même, du presque rien«  _ mais pas tout à fait ici dans l’acception (ultra-fine, elle) qu’en fait un Vladimir Jankélévitch…

Page 99-100, un exemple : « Soit un veau coupé en deux dans sa longueur et plongé dans un bac de formol. Supposons à cet objet de curiosité un auteur _ Damien Hirst, pour ne pas (alors) le nommer _, et supposons du coup que ce soit là une œuvre d’art, qu’il faudra _ voilà l’objectif _ lancer _ voilà…

Quel processus _ factuel : à monter et mettre en œuvre… _ justifiera _ du moins en apparence ! de facto ; et non de jure ! _ son entrée _ effective : nous avons affaire à des réalistes hyper-pragmatiques ! pas à de doux rêveurs « bohèmes« _ sur le marché ?

Comment, à partir d’une valeur nulle, lui assigner un prix et le vendre _ de facto _ à quelques millions d’euros l’exemplaire, et si possible _ quelle magique multiplication ! c’est la formule même (et le filon !) du « veau d’or«  !.. _ en plusieurs exemplaires ? Question de créance _ voilà !!! _ : qui fera crédit à cela ; qui croira _ voilà ! _ au point d’investir ?«  _ tel est bien l’enjeu de fond et fondamental, en effet ! de cette « opération commerciale«  ambitieuse

« Hedge funds et titrisations _ boursières _ ont offert un exemple parfait _ nous y voici ! _ de ce que la manipulation financière pouvait accomplir _ en création de plus-value ! _ à partir de rien _ en l’absence d’œuvre qui soit réellement tangible, même parfois… On noiera d’abord la créance douteuse dans un lot de créances un peu plus sûres. Exposons le veau de Damien Hirst près d’une œuvre de Joseph Beuys, ou mieux de Robert Morris _ œuvres déjà accréditées, ayant la notation AAA ou BBB sur le marché des valeurs, un peu plus sûres que des créances pourries. Faisons-la entrer par conséquent dans un circuit de galeries privées, limitées en nombre et parfaitement averties _ condition sine qua non, mais qui se trouvent ! _, ayant pignon sur rue, qui sauront _ habilement _ répartir les risques encourus _ il y en a toujours un minimum… Ce noyau d’initiés, ce sont les actionnaires, finançant le projet, ceux qui sont là pour « éclairer », disent-ils : spéculateurs de salles de vente ou simples amateurs, ceux qui prennent les risques. Ils sont au marché de l’art ce que sont les agences de notation financière mondiale, supposés guider _ de leurs conseils d‘ »experts«  hyper-compétents et avérés… _ les investisseurs, mais qui manipulent en fait _ eh ! oui … _ les taux d’intérêt et favorisent _ très efficacement, en sous-main _ la spéculation.

Promettons par exemple un rendement d’un taux très élevé, vingt à quarante pour cent à la revente, pourvu que celle-ci se fasse, contrairement à tous les usages qui prévalaient dans le domaine du marché de l’art fondé sur la longue durée _ certes _, à un très court terme, six mois par exemple. La galerie pourrait même s’engager, si elle ne trouvait pas preneur sur le marché des ventes, à racheter l’œuvre à son prix d’achat, augmenté d’un léger intérêt.

On obtiendra enfin
_ but not at least _ d’une institution publique, un grand musée de préférence, on l’a vu, une exposition _ bien médiatisée _ de cet artiste : les coûts de la manifestation, transport, assurances, catalogue, mais aussi les frais relevant de la communication et des relations publiques (cocktails, dîners de vernissage, etc.) seront discrètement _ toujours… _ couverts par la galerie ou le consortium qui le promeuvent.

Mais surtout _ clé de voûte de l’opération _ (…), c’est le patrimoine des musées, les collections « nationales » exposées ou mises en réserve, comme l’or de la Banque est gardé en ses caves, qui sembleront _ voilà : la clé du succès est dans le jeu de perspective (de l’ingénieux trompe-l’œil)… _ selon cet ingénieux stratagème _ voilà, voilà _ garantir _ = le socle de la confiance ! _ la valeur des propositions _ au départ très virtuelles et éminemment volatiles… _ émises sur le marché privé » _ avec ce tour de passe-passe (magistral) et confusion (de prestidigitation) du (secteur) « public«  (il conserve donc de l’utilité !) et du (secteur) « privé« , le tour (auprès de l’acheteur-spéculateur) est joué ! : au jeu (embrouilleur virtuose) du bonneteau…

« Bien sûr, le terme de « valeur » ne signifiera jamais valeur esthétique _ mais qui s’en soucie, ici ? Chacun (et tous) a (et ont) bien mieux à faire ! (que cette ringardise…)… _,

qui ressortit à la longue durée,

mais valeur _ marchande (ou d’échange : financière) _ du produit _ le terme d’« œuvre«  n’a plus cours ! Et le qualificatif « d’art«  devient un pur effet de marque, c’est-à-dire de standing social… _ comme « performance économique » _ = profit (en espèces sonnantes et trébuchantes !) à la re-vente _, fondée sur le court terme ; d’un mot, « performance », qui a pris lui aussi , cependant, un sens figuré d’ordre artistique.

Ce n’est en rien la « valeur » _ ni en soi, ni d’usage _ de l’œuvre,

c’est seulement le « prix » de l’œuvre _ en fait un pur et simple « produit« , voire un quasi rien, passant de main en main, de coffre en coffre et compte en compte… _

qui est pris en compte _ c’est le cas de le dire ! _,

tel qu’on le fait _ si habilement ! _ monter dans les ventes« .

Et Jean Clair de citer en note de bas de page ici, page 101,

le « principe _ sans prix; et donc à jamais impayable ! _ de dignité« ,

énoncé par Kant en ses Fondements de la métaphysique des mœurs, en 1785 :

« Tout a, ou bien un prix, ou bien une dignité.

On peut remplacer ce qui a un prix par son équivalent ;

en revanche, ce qui n’a pas de prix, et donc pas d’équivalent, c’est ce qui possède une dignité« …


Et Jean Clair de conclure le raisonnement , page 101-102, par cette conséquence

notable :

« Bien sûr aussi, comme dans la chaîne _ ou « pyramide »_ de Ponzi,

le perdant _ car il y en a toujours en ces tractations (de crédulité, qui plus est) !.. _ sera celui qui, dans ces procédés de cavalerie _ voilà le fond de la tractation ! _ ne réussira pas à se séparer de l’œuvre _ tel un mistigri poisseux et collant _ assez vite pour le revendre : le dernier perd tout« …

Nous sommes là bien au cœur de la mise en lumière par Jean Clair,

en cet essai lucidissime qu’est L’Hiver de la culture,

des malversations _ rien moins ! même si très légalement contractuelles _ en jeu ici,

en bien des pratiques dominantes _ même si elles ne sont pas absolument généralisées _ de l' »art contemporain« ,

et de leur participation active _ oui, oui : elles ont des effets idéologiques non négligeables ; quant aux procédures d’« autorité«  de fait, sinon de droit, ayant cours : en les échanges sociaux entre personnes… _ au système nihilisme-cupidité…

Page 102, Jean Clair déduit (et synthétise) donc cette (très réelle) histoire-ci :

« Du culte à la culture

de la culture au culturel,

du culturel au culte de l’argent,

c’est tout naturellement, on l’a vu, qu’on était tombé

au niveau des latrines :

Jeff Koons, Damien Hirst, Jan Fabre, Serrano et son Piss Christ ;

et, avec eux, envahissant, ce compagnon accoutumé, son double sans odeur : l’or,

la spéculation,

les foires de l’art,

les entrepôts discrets façon Schaulager,

ou les musées anciens changés en des show rooms clinquants, façon Palais Grassi,

les ventes aux enchères, enfin, pour achever le circuit,

_ faramineuses, obscènes… »

Et « au-dessus des corps réels _ et du travail ! _ de l’économie réelle

plane l’image désincarnée

des échanges virtuels,

d’une économie volatile

sortie du monde des idées pures«  _ où règne l’intelligence opérationnelle aux manettes (conceptuelles) de la manœuvre… _,

page 104 .

Résultat (fort concret, mais discret _ pas trop affiché au plein jour… _) :

« Une étrange oligarchie financière mondialisée,

comportant _ en ces circuits dominants d’« art contemporain » dans les arts plastiques… _

deux ou trois galeries parisiennes et new-yorkaises,

deux ou trois maisons de vente,

et deux ou trois institutions publiques responsables du patrimoine d’un État,

décide ainsi de la circulation et de la titrisation d’œuvres d’art

qui restent limitées _ « réservées« , ainsi, en un quasi monopole de ce marché : efficacement dissuasif pour la plupart des autres !.. _ à la production, quasi industrielle, de quatre ou cinq artistes…

Cette microsociété d’amateurs prétendus _ ce n’est qu’une posture (d’imposture !!! voilà !) _

ne possède rien, à vrai dire _ voilà le propos de base, l’alpha et l’oméga (de l’amateur homme-de-goût et connaisseur vrai qu’il est !) de Jean Clair ! _,

sinon des titres immatériels ;

elle ne jouit _ mais non… _ de rien,

n’ayant _ en vérité _ goût à rien _ sinon à ce jeu (pervers : sadique, ou plutôt sado-masochiste, plus profondément…) de pouvoir…

Elle a remplacé l’ancienne bourgeoisie riche et raffinée

qui vivait _ elle, vraiment _ parmi les objets d’art, les tableaux et les meubles qu’elle se choisissait _ pour cadre au quotidien de sa vie ; et la nimbant de leur aura _

et dont elle faisait parfois don à la nation :

les Rothschild, les Jacques Doucet, les Noailles en France,

comme les Hahnloser en Suisse, les Stein en Amérique, les Tretiakov en Russie.

Mais surtout société cultivée

qui prenait son plaisir _ vrai : de la joie ! _ à fréquenter, à côtoyer, à devenir à l’occasion l’amie _ vraie, et non factice _,

non d’un homo mimeticus, trader ou banquier lui-même,

qui lui aurait renvoyé au visage sa propre caricature _ voilà la situation de l’impérialisme du mensonge, et de la tyrannie ! _,

mais d’un homme différent d’elle,

étrange _ vraiment (= réellement) singulier ; et pas idéologiquement (= en posture factice) décalé _,

un artiste _ voilà ! _,

un « original » _ au double sens du mot _,

dont elle appréciait l’intelligence et le goût,

comme Ephrussi, Manet.

Cette histoire-là,

qui conclut celle qui commence lorsque Léonard meurt dans les bras de François Ier  

et se continue lorsque Watteau s’éteint entre les bras du marchand Gersaint,

cette longue histoire des protecteurs et des créateurs,

des mécènes et des bohèmes,

des connaisseurs et des artistes

_ voilà ce que fut la richesse culturelle (civilisationnelle) de tels échanges personnels artistiques ; pas de tractations d’ectoplasmes

comptabilisateurs de (pauvres : misérables !) rien que comptes en banque financiers : à pleurer !.. _,

a été l’histoire de l’art de notre temps _ = les « Temps modernes« 

Elle est finie.« 

Et Jean Clair d’y méditer, page 105 :

« C’est là où l’art

peut apporter une lumière décisive sur le sens d’une crise

qu’on dit économique

mais qui est réalité morale et intellectuelle » _ en effet, cher Jean Clair !

Car « l’art produit

non des idées,

non des transactions électroniques,

non des valeurs virtuelles,

mais des objets _ éminemment _ matériels, physiques, substantiels.

Et ces objets _ ce sont des œuvres ! _ ne relèvent pas d’un capital intellectuel ou cognitif,

mais d’un capital spirituel _ voilà ! _,

terme désuet qui ne se rencontre pas dans le vocabulaire de l’économie de l’immatériel »,

page 105

« Un artiste qui meurt

laisse après lui un vide _ de création ! vraiment sans-pareille ! et « incorporée«  à lui, en son « vivant«  plus activement vivant que celui des autres, par la qualité spécifique (élaborée le long de son œuvre) de son « sentir«  _

bien différent

de celui que laisse un autre homme, quelle qu’ait été son importance _ pratique _ dans la société.

La mort de l’homme du commun, vous et moi,

provoque la souffrance de ses proches, de ses amis.

Mais la mort d’un artiste _ vrai ; pas celle d’un imposteur ! _

est plus irréparable

car elle endeuille _ en puissance effective ! et à dimension, non de postérité, mais d’éternité… _

tous les hommes ».


Car : « c’est tout un monde
_ voilà : un « monde«  humain,

via une aisthesis qui s’est élaborée en son rapport au monde (singulier : poétique !) de créateur (vraiment original : pas décalé !) d’œuvres « vraies«  ! ce qui n’est ni immédiat, ni facile : c’est l’aventure longue, patiente et complexe, très fine et très riche, en la finesse infinie de son détail, de l’œuvre (d’Art) d’une vie d’un artiste « vrai«  : pas un vulgaire commercial !!!.. _

qui disparaît avec lui.

Sans doute _ aussi _ laisse-t-il une œuvre _ « vraie« , donc _,

là où d’autres, bien plus célèbres _ car mieux identifiés, ceux-là, de la plupart des autres, en leur « commun« , faute d’une telle singularité (de créateur d’œuvres d’art)… _ de leur vivant,

hommes politiques, leaders d’opinion, chefs d’entreprise, patrons d’industrie,

ne laisseront rien » _ de cette qualité-intensité d’éternité vraie : vraiment singulière !..

« Il _ l’artiste qui meurt _ laisse des objets

auxquels on _ certains « amateurs«  un peu mieux attentifs et lucidement sensibles (que d’autres), ceux-ci… _ attribuera,

un peu légèrement sans doute _ par confusion avec l’« éternité«  : lire ici Spinoza ; et Deleuze… _, la vertu de l’immortalité,

mais des objets pourtant _ soient des œuvres ! _ qui, sans utilité, sans usage _ immédiatement pratique à l’évidence commune, rudimentaire, du moins… _,

sortis du circuit commercial _ c’est-à-dire du profit spéculatif _,

sont des témoins uniques et admirables,

dans leur fragilité et leur vulnérabilité _ du profond à découvrir, délicatement, de la vraie « humanité«  : qualitative, elle ; pas comptable ! _,

empreints de ce sens, comme les vases de Babylone, d’un certain sacré » _ celui, « sens« , et celui, « sacré« , auquel accèdent (seuls, sans doute…) les créateurs d’œuvres d’art « vraies«  _, page 106.

Voilà pourquoi la cupidité nihiliste

qui mène principalement le monde maintenant

est une nef des fous-aveugles

entraînant _ en une régression sadique-anale perverse ?.. _ le reste de la chaîne des non-voyants _ à la Breughel _ vers l’abîme

misérable

du _ merdiquement ! _ rien… 

Voilà donc une contribution admirable à la civilisation humaine non-in-humaine

que cet incisif et lucidissime Hiver de la culture

de Jean Clair,

aux Éditions Flammarion, dans la collection Café Voltaire :

nous y parle très directement une lucidité vraie, de très haute tenue, en sa profonde et essentielle probité

de ce qui fait vraiment (= sensiblement) « monde » pour des humains

non encore in-humains,

en une aisthesis à partager

et cultiver…

Merci d’un tel livre si important !

Titus Curiosus, le 12 mars 2011

les enjeux fondamentaux (= de civilisation) de l’indispensable anthropologie esthétique de Baldine Saint-Girons : « le pouvoir esthétique »

12sept

Sur Le Pouvoir esthétique,

de Baldine Saint-Girons,

paru en décembre 2009 aux Éditions Manucius : un travail capital

sur la fondamentale _ mais massivement masquée, dépréciée et étouffée _ anthropologie du sensible…

Après, le déjà admirable _ et plus que nécessaire, indispensable : civilisationnellement ! _ travail d’élucidation des processus extrêmement fins _ des micro, voire nano-dentelles… _ de formation _ dont le négatif, à l’inverse, est la négligence, l’appauvrissement, l’effacement, voire l’annihilation et le maintien en déshérence… _ de l’identité (riche et infiniment complexe

_ quand le sujet (humain !) n’est pas carrément décérébré, dénervé, vidé, détruit ! cf ici les fortes analyses et d’un Bernard Stiegler, et d’un Dany-Robert Dufour (ou, un peu plus en amont, déjà, celles de Norbert Elias et de Herbert Marcuse) : mais il est tellement plus facile (et rapide) d’appauvrir, détruire et annihiler que de former et construire, avec infinis tact et patience… : d’où l’importance cruciale, bien concrètement, des enjeux pédagogiques de l’enseignement et de l’éducation… _

par là-même !)

du sujet humain,

en ses modalités de construction _ versus l’évidement, l’anesthésie lente et, à terme, la destruction-annihilation, en négatif… _ de la sensibilité et de la sensation _ pas seulement artistique, bien loin de pareille restriction ! cf aussi les travaux éclairants sur ces processus-là de Jacques Rancière : Le Partage du sensible_, tout particulièrement dans le moment de l’aujourd’hui post-moderne,

qu’a été, en janvier 2008, L’Acte esthétique (aux Éditions Klincksieck) ;

voici, maintenant, que la magnifique Baldine Saint-Girons

nous donne _ avec la très puissante (rare, en ces jours, et plus encore à ce degré) générosité qui la caractérise : humainement ! _,

la poursuite lucidissime de ses analyses de l’Homo Æstheticus _ présent en tout un chacun ! _

en un nouveau travail d’une finesse exceptionnelle,

Le Pouvoir esthétique :

le livre,

paru aux Éditions Manucius en novembre 2009,

comporte 140 pages étonnamment incisives ;

telle une dentelle chirurgicale de micro, voire nano-précision,

dégageant avec une admirable clarté de précision, les processus s’entremêlant

_ que cet entremêlement fait trop vite, depuis si longtemps en la pensée occidentale (depuis le Timée de Platon ?), précipitamment (= paresseusement) qualifier de confusion irréductible, sans solution, à bien trop d’entre nous ;

et mettre, cette confusion chaotique de l’entremêlement, sur le compte (fatal !) de la sensorialité, ou, carrément, le corps,

dont souffrirait, et sans espoir de remède _ cf le très parlant mot final de Socrate (à Criton : « Criton, nous devons un coq à Asklepios !« …) in Phédon : pour s’acquitter de la dette de la délivrance qu’apporte à l’âme (immortelle, elle) la mort du corps !.. _,

le corps, donc,

dont souffrirait, et sans espoir de remède,

l’âme ! ou l’esprit… _ ;

en même temps qu’elle, Baldine _ l’auteur de ce travail, toujours admirablement présent (= présente ! en son écriture si vive !), en la dynamique hyper-attentive de son enquête-exploration-débroussaillage : un travail de précision pénélopéen ! _ ;

en même temps qu’elle, Baldine, donc, les commente, ces processus ultra-fins,

et, en permanence, inlassablement _ hyperpatiemment, en son enthousiasme d’énergie de penser inépuisable ! _, aussi y réfléchit,

en répondant à ses propres _ redoublées, en permanence _ objections _ ou scrupules de son penser-philosopher toujours au plus vert de sa vivacité, toujours, toujours en acte ! _

qu’elle ne cesse extrêmement pertinemment _ ainsi qu’aux auteurs qu’elle laboure de ses analyses, tels un Edmund Burke, en particulier en ses Recherches philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau ; ou un Emanuel Kant, en sa Critique de la faculté de juger, tout spécialement, parmi tous les autres que sa connaissance érudite met à très féconde contribution… _ (et philosophiquement !) de s’adresser ! à elle-même ;

comme ce mode _ philosophique ! _ d’enquêter est d’une magnifique fécondité ! et efficacité !

C’est proprement lumineux !


Le Pouvoir esthétique est
donc un livre remarquablement clair ;

offrant aussi, en sa conclusion, aux pages 136-137,

un très précieux tableau synoptique des « trois principes du pouvoir esthétique«  : le beau, le sublime, la grâce ;

dont le tissage _ très fin et guère exploré jusqu’ici ! _ permet de comprendre

tant l’histoire jusqu’à maintenant _ via, et la philosophie, et la rhétorique, et l’histoire des divers Arts, depuis l’Antiquité gréco-latine (que maîtrise tout particulièrement brillamment Baldine Saint-Girons, qui est loin de n’être qu’une « dix-huitiémiste«  !..) : ses analyses d’exemples, au passage, sont, elles aussi, remarquablement riches et éclairantes… _

de l’aesthesis occidentale ;

que, aussi, et même peut-être surtout _ cette partie, très originale, est passionnante ! _, les enjeux, en partie gravissimes, mais pas seulement _ il est aussi, ici, des ressources à explorer très positivement ! _ les plus contemporains de la post-modernité de ce XXIème siècle...

Il n’est que de comparer deux approches de ce livre de Baldine Saint-Girons ;

en deux articles que je me permets de donner ici,

tant ils éclairent ces deux directions d’exploration :

l’un est de Nicolas Floury, in Antiscolastique :

Si L’Acte esthétique, le précédent ouvrage de l’auteur, nous avait démontré que « l’acteur esthétique » était bien loin d’être un simple spectateur passif face au sensible,

ce nouveau livre de Baldine Saint Girons, Le Pouvoir esthétique, franchit un pas de plus. Baldine Saint Girons refuse, en effet, de réduire l’esthétique à une simple théorie de la réception et cherche à établir « une esthétique de la conception » ou du consilium (du projet) qui puisse répondre « à notre exigence intime de remonter aux principes qui régissent notre rapport au sensible ». Il faudra distinguer soigneusement les projets esthétiques, les stratégies esthétiques et les effets esthétiques.

« Faire état d’un ‘pouvoir esthétique’, c’est soutenir qu’il existe un pouvoir propre au sensible : pouvoir d’expression et de résonance, non limité à l’art stricto sensu et non réduit au beau », pouvoir qui « nous rend sensibles […] à l’apparaître de ce qui apparaît ». Parvenir à saisir les agents du pouvoir esthétique devient une nécessité engageant l’existence bien plus qu’une simple opération intellectuelle. C’est là le seul moyen d’esquisser un geste nous permettant de mettre en mouvement une pensée, un questionnement sur ce qui nous est le plus intime et étranger : « comment [en effet] arriver à sentir ce que je sens, à désirer ce que je désire, à penser ce que je pense ? ». Cela afin de nous sentir moins étranger à nous-même, en acceptant notre radicale division subjective, cette « non-coïncidence avec [nous-même] » avec laquelle nous devons composer.

Fondamentalement ce livre consiste dans le déploiement, par une construction fine, argumentée, mise en perspective pas à pas, d’un « trilemme esthétique ». Baldine Saint Girons opère ainsi un déplacement par rapport au XVIIIe siècle où seuls s’opposaient le beau et le sublime. Et nous avons désormais à composer avec une dialectique autrement plus retorse, sous-tendue par le biais des trois termes que sont le Beau, le Sublime et la Grâce. Tout l’enjeu est alors de montrer comment peuvent se nouer et se penser comme noués, tout en s’opposant sous certains aspects, ces trois principes du pouvoir esthétique. L’auteur démontre avec subtilité qu’il ne faut pas penser les principes comme hermétiques et étanches les uns aux autres, mais bien plutôt concevoir leur dialectique : une dialectique qui produit sur nous des effets, qu’il importe de mettre en évidence. Cela impose donc de concevoir le pouvoir esthétique dans son unité et sa diversité.

Plaire, inspirer, charmer, tels sont les trois principes, du pouvoir esthétique. Le beau plaît, le sublime inspire, la grâce charme.

Baldine Saint Girons restitue la généalogie des concepts de beau et de sublime en mettant en évidence ce qu’elle appelle le « dilemme esthétique », élaboré par Burke au XVIIIe siècle. La question est de savoir comment plaire (docere) s’oppose à inspirer (movere).

Avant de nous proposer le trilemme esthétique, qui est le cœur de cet ouvrage, Baldine Saint Girons montre que « le beau qui devient sublime ne se contente pas de terrasser ; il me sollicite et me met en mouvement. Il renouvelle le sentiment de ma présence au monde et me révèle que ma vocation est de me transcender moi-même ».

L’épineuse question sera alors de savoir, lorsqu’il s’agit d’user du pouvoir esthétique, s’il est préférable de chercher à plaire, ou plutôt à inspirer, ou bien encore à charmer.

En quoi ces principes peuvent-ils être pensés comme « exclusifs, chacun des deux autres » ? Telle est la question du trilemme esthétique. Une fois les trois grands principes du pouvoir esthétique (docere, movere, conciliare) dégagés, il s’agira pour l’auteur d’indiquer les diverses stratégies qui leur correspondent (imitation, invention, appropriation) et leurs effets sur le destinataire (admiration, étonnement, amour).

On comprendra alors comment le pouvoir esthétique n’est pas nécessairement destiné à de viles manipulations : il peut être l’origine d’une « cosmothérapie » ; et se trouver utilisé, ce qui demande certes le plus grand art, dans la difficile tâche d’enseigner.

La grâce se trouve pleinement réhabilitée dans le trilemme esthétique. Et nous garderons en mémoire qu’elle « établit des ponts entre les hommes et leur permet d’aller les uns vers les autres. Extirpant la haine et sa violence destructrice, c’est le sentiment dont la culture est la plus essentielle à la vie ».

Nicolas Floury

le second article est de Jean-Christophe Greletty, sur l’action littéraire :

On parle du pouvoir de la raison, du pouvoir politique, du pouvoir de la science, du pouvoir des armes, du pouvoir économique, du pouvoir de l’argent, de celui des corps, du sexe qui sont les enjeux d’une course infinie ; mais il est un autre pouvoir, moins «médiatique», plus secret, mais néanmoins d’une vigueur insoupçonnée : le Pouvoir Esthétique. C’est de celui-ci dont le livre de Baldine Saint Girons s’essaie à dénouer les fils, à mettre à jour les efficaces, les magies et les sortilèges.

Le Pouvoir Esthétique est le pouvoir premier, naturel et indépendant (non auxiliaire ou instrumental, comme la richesse ou la réputation) propre au sensible : capacité d’avoir des impressions, capacité d’en produire, recevoir et générer. En amont et en aval de l’Art. Mais, et c’est ce que montre Baldine Saint Girons, il ne se réduit pas aux beaux-arts, n’embrasse pas que le domaine du beau. Il concerne aussi toutes les activités humaines et les instruit ; car, nous le savons, rien n’apparaît en dehors de la sensation : la parole est audible, les corps sont visibles, les parfums nous enivrent, le vent, le soleil embrasent notre peau. Bref, pas de monde sans sensation.

Et c’est du monde essentiellement dont il est ici question. Et du monde le plus contemporain qui soit, celui du Spectacle : tautologique, omniprésent, universel. Après avoir fait une généalogie savante de la thématisation du Pouvoir Esthétique [Beau/Sublime/Grâce; Plaire/Inspirer/ Charmer] dans la Tradition : Aristote, Hobbes, Burke, Baumgarten, Kant, Hegel, Winckelman, etc.,

l’auteur ne manque pas de répondre à la provocation de l’Image moderne _ essentiellement visuelle, plastique, immédiatement mobilisable, manipulable, analphabète, telle un argument de type nouveau, étalée dans le visible et assénée par lui.

Car l’Image, loin d’être l’outil des autres pouvoirs, possède son autonomie, son propre génie, son propre vertige. Et règne aujourd’hui sur la circulation des jeux de plaisirs et de domination, en maître insoupçonné et inflexible de nos vies.

Mille exemples en témoignent : l’écran télévisuel autophage, l’infinie mise en scène politique, la planétarisation des icônes Michaël Jackson, Lady Di, ou Obama, la «fashion victimisation» consentie et voulue, etc.

«Le problème n’est pas de juger la manipulation esthétique : on ne saurait la condamner ou la légitimer a priori, comme si elle était un mal ou un bien en soi. Il est d’en reconnaître l’efficacité, d’en isoler et d’en démonter les mécanismes. Une manipulation esthétique en remplace toujours une autre, car nous sommes des êtres sensibles et impressionnables, toujours piégés et dupés ; mais il appartient de repérer comment procède le piège, la nature de ses lacs, et les moyens de nous en préserver».

Jean-Christophe Greletty

Sur ces perspectives quant à l’aisthesis et ses pouvoirs,

en amont comme en aval de la sensation

qui se forme, se déforme, se métamorphose avec plasticité _ cf ici les travaux de Catherine Malabou, dont, par exemple, l’Ontologie de l’accident _ essai sur la plasticité destructrice, parue aux Editions Léo Scheer, en février 2009… _,

je renverrai aussi aux analyses tellement lucides de mon amieelle aussi _, Marie-José Mondzain ;

notamment en son brillant Homo spectator _ à propos de la problématisation de laquelle j’ai proposé le concept d’imageance : ce grand livre est paru aux Éditions Bayard en octobre 2007 ;

et j’ai dialogué avec Marie-José Mondzain sur ce livre le 22 janvier 2008, dans les salons Albert Mollat…

Ces questions sont cruciales

autant que fondamentales

quant au devenir des sujets humains non-inhumains ;

et demandent le développement, la poursuite et l’approfondissement d’analyses ultra-fines ultra-pertinentes ; 

qui soient appliquées en faveur du devenir-sujet (et non-objet), urgemment.

Avec les apports de Bernard Stiegler, de Dany-Robert Dufour, de Catherine Malabou, de Marie-José Mondzain,

le magistral travail sur l’aisthesis de Baldine Saint-Girons _ aujourd’hui en ce très éclairant Le Pouvoir esthétique, aux Éditions Manucius… _,

est

pour l’humanité _ en bascule ! _ des humains-sujets

tout simplement

rien moins que

proprement essentiel


Titus Curiosus, ce 12 septembre 2010 

Au menu du (bon) ogre Enard : le géant Michel-Ange, le pouvoir, le sexe et l’effroi, en un Istanbul revisité à l’ére du tourisme « culturel » mondialisé…

02sept

Zone (Actes-Sud, 2008) est LE roman de l’Europe (+ l’ère de la Méditerranée Sud et Moyen-Orientale…) contemporaine des Busch (I-II-III),

quand s’effondrent, outre-Atlantique, les Twin Towers :

un livre absolument magique ! _ il vient de paraître ce mois d’août-ci en édition de poche, chez Babel…

A la sortie de Zone,

j’ai dit _ cf le 21 septembre 2008 : Emérger enfin du choix d’Achille !.. ; et le 3 juin 2009 : Le miracle de la reconnaissance par les lecteurs du plus “grand” roman de l’année : “Zone”, de Mathias Enard _ :

« le plus « grand » roman de l’année » ;

je rectifie, ce jour, 2 septembre 2010 :

mieux,

« DE LA DÉCENNIE » !..

Aussi était-ce non sans impatience (de curiosité) que je guettais depuis un peu de temps,

la sortie de l’opus proximum du grand homme, l’auteur géant, l’ogre (de littérature ! à l’aune de son phénoménal appétit de « monde » !)

Mathias Énard :

qu’allait donc nous sortir de sa manche (et marmite de sorcier-sourcier !) de réalisme presque magique vibrant et saignant à point

cet enchanteur du récit ?

ce Gabriel Garcia Marquez (Cent ans de solitude) mâtiné de Carlos Fuentes (Terra nostra) _ mais sans rien de fantastique, lui ! _ d’Europe et Méditerranée _ ce versant-ci, un peu assoupi, de l’Atlantique _ ?.. ;


un peu trop souvent trop assagi (aux neuroleptiques !), en effet, ce joli cap _ européen, donc _ des confins ouest de l’Asie,

en ses voix littéraires aussi

_ et je ne parle pas ici de l’usine à gaz (en panne, encalminée ! ) de l’auto-proclamée « Union européenne«  : ce péniblement tragi-comique théâtre d’ombres (pseudo-politique, seulement, hélas !) du devant de scène : car ce n’est pas là que le pouvoir (de l’argent) est !.. _,

depuis ces temps derniers de nihilisme _ et vide abyssal politique : les États ne sont certes plus les « plus froids des monstres froids«  qu’ils pouvaient être encore du temps d’un Nietzsche ! _ soft (et cosy)

_ avec, pour assortir la satisfaction de soi, et son autre versant, la hantise de l’autre _ avec quelques accès ubuesques, les deux _, l’agressivité pulsionnelle de la xénophobie ; cf, au passage, ceci, repris ces jours sur le site d’Ars Industrialis… ; et on peut, sur le même sujet, re-lire (et penser) aussi le magnifique Les Bijoux de la Castafiore, un classique de la question  (il date de 1963 !)… ; à  propos de quoi, il me semble qu’il manque un chapitre sur cet excellent album-ci (cf aussi ce que put en dire un Michel Serres), des Bijoux de la Castafiore, dans l’excellent Hors-Série de Philosophie-Magazine (daté « septembre 2010« ), Tintin au pays des philosophes : qui aurait pu (et dû) être du niveau du commentaire que Pierre Pachet, au chapitre « De la politique » (pages 33 à 35 de Tintin au pays des philosophes), consacre au Sceptre d’Ottokar (et aux coups d’État : pour lors, celui de l’Anschluss…) ; fin de l’incise sur le nihilisme et son terrible pendant, les compulsions et attaques de xénophobie… _ :

les derniers grands chocs (de lecture de littérature vraie : profonde et grande !), pour ce qui me concerne, remontent,

outre ce grand Zone,

au sismique Liquidation d’Imre Kertész _ Felszámolás : regény, en 2003, paru en traduction française en 2004 _ ;

ou à l’abyssal Sablier, de Danilo Kiš (1935-1989) _ Peščanik, en 1972, paru en traduction française en 1982 ; et reparu, aussi, au sein du cycle (dont les deux premiers volets sont Chagrins précoces et Jardin, cendre) Le Cirque de famille _ :

un peu forts pour la délicatesse de palais _ et d’estomac, aussi _ de la gent (majoritaire et massive) des « oisifs qui lisent » _ ainsi que le pointait déjà, conceptuellement (in son Zarathoustra : un must ! pour les temps qui courent !) un Nietzsche : au chapitre lucidissime Lire et écrire

J’étais, pour ma part, toujours sous le choc de la grande écriture (de Zone) si _ généreusement et jouissivement ! _ riche de tant de savoirs d’expérience si incisivement pensés et si magnifiquement (littérairement : en son imaginaire d’écriture si réaliste ! et si juste !) déployés, en cette langue _ et poésie _ si ample et drue et puissante, en même temps que la plus fine et la plus juste _ mais oui !!! je dois y insister ! _, en ce souffle, plus encore

(sublime ! le souffle,

sur la portée de ses 519 pages :

homérique (L’Iliade _ Achille ! _, plus encore que l’Odyssée _ Ulysse…) !

walt whitmannien (Feuilles d’herbe, cette merveille absolue !) !

à la Faulkner (Absalon ! Absalon !)

et à la Melville (Moby Dick),

rien moins !..

ce souffle-là de Mathias Énard !

_ et croyez bien que je ne cherche pas (le moins du monde !) à étouffer sous des lauriers le jeune génie trentenaire (encore un peu ; il n’avait que trente-six ans à la parution de son Zone) : non, c’est simplement que mon admiration est énorme !!!..

J’étais donc dans le plus vif appétit de gourmandise de ce nouveau mets (savoureusement épicé, comme je les aime _ goûtez voir au meilleur de la cuisine et de la pâtisserie turques ; je vous connais de ces étals de baklavas et de loukoums : à en mourir, à Istanbul !!!)

que nous sert l’intelligence éminemment sensible _ en son flux tout à la fois fin, le plus précis et le mieux informé du monde, et charnu : charnel ! de poésie et de vérité mêlées : soit la justesse du toucher ! _ de ce romancier (profondément réaliste)

qui n’atteindra sa quarantaine _ d’âge d’homme, pour parler comme l’immense Michel Leiris _ que dans deux ans, seulement : Mathias Énard est né le 11 janvier 1972 : quelle stupéfiante maturité, déjà ! en l’œuvre donné…

en l’espèce de ce nouvel opus,

après Bréviaire des artificiers,

Remonter l’Orénoque,

La Perfection du tir

et Zone,

qu’est donc ce

_ au titre inspiré de ce très merveilleux conteur

(cf son étonnant récit afghan, L’Homme qui voulut être roi ; ainsi que le si beau film qu’en tira John Huston, en 1975 (avec l’excellent Sean Connery, aussi) : L’Homme qui voulut être roi…)

qu’est Rudyard Kipling,

en son « introduction d’Au hasard de la vie« ,

ainsi que Mathias Énard l’indique, in extremis, en une « Note«  terminale, à la page 153 de son roman :

« La citation initiale, où il est question de rois et d’éléphants, appartient à Kipling, dans l’introduction d’Au hasard de la vie«  ;

la voici donc, telle qu’elle est proposée, et en son jus, en exergue à notre roman, page 7 :

« Puisque ce sont des enfants,

parle-leur de batailles et de rois, de chevaux, de diables, d’éléphants et d’anges,

mais n’omets pas de leur parler d’amour et de choses semblables«  :

soit

_ pour les lecteurs-enfants que demeurent ad vitam æternam les lecteurs de roman : « Loup, y es-tu ?..«  ;

et sur le mode, héroïquement fantaisiste, d’un « rêver les yeux ouverts« _,

soit un fond, pour le romancier, récitant, fabuliste

qui entreprend de « parler« , et désire ainsi se faire écouter de lecteurs-auditeurs (de sa frêle parole !)

d’enjeux de pouvoirs ;

ainsi que les éventuelles consolations consécutives,

afférentes aux blessures ne manquant pas de s’ensuivre ! en ces chocs

de pouvoirs ;

ou, pour le dire autrement,

comme toujours et toujours

la séduction du « principe de plaisir« 

(+ _ issus du désir _ ses divers appendices, pleins d’ingéniosité, en l’imagination…)

ayant à affronter (et assumer : en se forgeant aussi, en vis-à-vis, à des fins de self defense, et de contre-poison, l’autre principe : celui dit « de réalité« , après Freud…)

le choc _ sans merci, lui _ du réel !.. sur fond de savoir de la mortalité de la vie ! ;

fin de l’incise sur la référence du titre, de l’exergue (et du roman, en son entier !) à Kipling _


qu’est donc _ j’y viens enfin ! _

ce Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants,

qui paraît ce mois d’août aux Éditions Actes-Sud… 

C’est _ aussi ! ce roman _ une réflexion _ à l’occasion : au passage et très furtivement ! le roman n’ayant certes rien de didactique ! ni de sentencieux ! surtout pas ! tout y est rapide, sinon très rapide, allegro vivace, et léger ! l’écriture ne s’appesantit jamais : Mathias Énard est toujours un écrivain du rythme !  _ sur un mode de fable _ héroïco-fantaisiste, donc _,

et peut-être _ mais toujours sans peser en quoi que ce soit : tout coule, panta ruei, face au flot déroulé du Bosphore _ hagiographique :

le saint ici étant un héros _ alors en sa jeunesse et en sa maturation : il va avoir longue vie et longue carrière ; même si, bien sûr, il n’en sait rien ! _ du Grand Art (par la caresse du ciseau sur le marbre, principalement et d’abord), « Michelangelo Buonarroti » ! (lit-on, page 11) ;

sur ce qu’est (et presque tout ce que peut être) l’écriture romanesque pour un romancier,

aujourd’hui,

comme depuis quelque temps : depuis que le genre du roman s’est acquis un vaste pouvoir de séduction _ à moins que ce ne soit de consolation : mais est-ce antithétique ? _ auprès des lecteurs (et acheteurs en librairies = consommateurs de livres) _ je retrouve ici le plan de pensée que commençait à creuser ma référence au crucial (décidément !) chapitre Lire et écrire du Zarathoustra de Nietzsche.

De plus,

la fable ici nous porte, transporte, rapporte en l’an de grâce 1506, 

à un blanc de la biographie la mieux avérée de Michel-Ange (en sa longue vie de quatre-vingt-neuf années richement comblées : 6 mars 1475 – 18 février 1564)

_ cf et Ascanio Condivi (1525-1574), « biographe et ami de Michel-Ange«  (ainsi qu’y renvoie toujours cette « Note«  de la page 153), en sa Vie de Michel-Ange, publiée en 1553 ;

et Giorgio Vasari (ibidem : page 153), en sa bien connue Vies des artistes (1550, puis 1568)… : qui tous deux ont côtoyé l’artiste ! _ :

lors de ce « blanc » florentin, donc,

voici que

« débarque » « Michelangelo Buonarroti  dans le port de Constantinople le jeudi 13 mai 1506« , très précisément (lit-on toujours page 11 _ au passage, indiquons ici que c’est jusqu’en 1930 que l’agglomération d’Istanbul s’appela officiellement Constantinople, et que le nom Stamboul ne désignait jusqu’alors que la vieille ville
(c’est-à-dire la péninsule historique enserrée de ses remparts, toujours en place, entre Corne d’Or, Bosphore et Mer de Marmara, avec la pointe du Sérail de Topkapi dominant sublimement le Bosphore ! et la rive asiatique, de l’autre côté). Et c’est donc en 1930 seulement que ce nom de
Stamboul fut étendu à toute la ville, mais sous la forme modernisée d’İstanbul, à la suite de la réforme de la langue et de l’écriture turque par Atatürk en 1928… ; fin de l’incise onomastique _) ;

et il _ Michelangelo Buonarroti, donc _ se réambarquera (« en secret » et « sans un sou« , page 141 : « il prend la fuite, comme il a fui Rome _ et le pape Jules II della  Rovere _ trois mois plus tôt, blessé, déchiré, brisé« …) quelques jours après un épisode marquant, survenu la nuit qui va du soir du « 24 juin, jour du Baptiste« , le saint-patron de Florence et des Florentins, au petit matin _ terrible : « il mettra des mois à retrouver le sommeil« , page 136… _ du lendemain _ le 25 _ de la fête, organisée au « caravansérail de Maringhi« 

_ ce riche « commerçant qui l’accompagn(ait lors de son voyage d’aller : d’Ancône sur l’Adriatique à Constantinople, donc !, sur le Bosphore, et son affluent de la Corne d’Or), Giovanni di Francesco Maringhi, Florentin établi à Istanbul depuis cinq ans déjà« , dans le quartier du port, à Perama, où les commerçants étrangers

_ Génois, Vénitiens, Pisans, Amalfitains, etc… : et Florentins, aussi : en 1481, la ville comportait 13 quartiers d’Italiens… _

avaient leurs entrepôts ; et chez lequel va trouver logis le sculpteur (du David, en 1504), florentin lui aussi, à Constantinople, parmi les dépendances du port octroyées aux étrangers ; sur la rive méridionale de la Corne d’Or, au bas de la colline du Sérail, où réside le Sultan ; ainsi que de la Sublime Porte, aussi, en dehors des murailles du Palais, elle (juste en avant de lui, en quelque sorte), où officie aussi parfois le grand vizir… Ici, celui-ci officie dans la salle du Divan, contigüe au Harem (et au quartier des eunuques)…

_ cf page 11, toujours :

si « on ignore le nom du drogman _ traducteur _ grec qui l’attend _ sur le quai de débarquement de Constantinople, ce « jeudi 13 mai 1506«  _, appelons-le Manuel _ le narrateur assume ici sa fonction (même si cela reste très discrètement) _ ;

on connaît en revanche _ par quel biais ? les chroniques ottomanes ? des témoignages (directs ou indirects) de Michel-Ange lui-même ?.. ; ou bien l’invention, carrément, du narrateur ? _

on connaît en revanche

celui du commerçant qui l’accompagne« , est-il bien précisé, à titre « documentaire« , par le narrateur du récit : l’auteur lui-même, le plus vraisemblablement ; même si la question du narrateur n’est jamais ne serait-ce qu’effleurée par les modalités du récit ; et si l’auteur, ainsi, ne se figure lui-même jamais (ne serait-ce qu’« en négatif« …) en tant que tel en sa fable… ;

et c’est chez ce même marchand florentin Maringhi que le sculpteur, qu’est essentiellement jusqu’alors Michel-Ange (auteur surtout du tout récemment célébré David : à Florence…), a logé tout le long de son séjour auprès de la Sublime Porte :

« Michel-Ange et son bagage s’installent dans une petite chambre au premier étage des magasins du marchand florentin Maringhi. On

_ soient les commanditaires turcs : au premier chef le grand vizir, Atik Ali Pacha (vizir de 1501 à 1503, puis de 1506 à sa mort, « le 5 août 1511« , à la bataille de Gökçay, entre Sivas et Kayseri : ce Serbe originaire de Bosnie (et eunuque) a été, ou plutôt sera, le « premier grand vizir à être tué en combat ; il trépasse à cheval, au milieu de ses janissaires, atteint en pleine poitrine par la flèche de l’un des chiites de l’Est, les Tekkés, dont il cherche à réduire la rébellion« , nous sera-t-il précisé, page 148, à l’« Épilogue«  du roman…),

le grand vizir Atik Ali Pacha, donc,

qui recevra pour la première fois Michel-Ange trois jours après son arrivée _ soit le 16 mai _ « dans une belle salle d’apparat décorée de boiseries, de faïences et de calligraphies«  : assez probablement la salle du Divan ; car cette première réception de Michel-Ange a lieu « au palais«  (= le Sérail !), page 25 :

« l’immense cour dans laquelle ils descendent de voiture est à la fois éclatante de soleil et ombragée _ ah ! les beaux et immenses platanes ! Une foule de janissaires et de fonctionnaires contrôlent les arrivées. Les bâtiments sont bas, neufs _ en 1506 ; la ville n’est devenue ottomane que depuis cinquante trois ans : en 1453 _, éblouissants ; l’artiste y devine des écuries, des logements, des corps de garde ; les passages, les couloirs où on le conduit _ outre la salle du Divan : à des fins de contrôle… _ n’ont rien à voir avec les voûtes sombres et croulantes du palais pontifical de Rome où ni Raphaël ni Michel-Ange n’ont encore posé le pinceau. Le grand vizir a pour nom Ali Pacha et reçoit dans une belle salle d’apparat décorée de boiseries, de faïences et de calligraphies« , page 25 _

on _ donc, le Pouvoir… _

on a pensé qu’il préférerait prendre pension chez des compatriotes« , page 20, en bordure des quais dévolus au commerce… Le régime n’est guère libéral ; et pour plusieurs siècles demeurera (cf Racine : Bajazet, en 1672 ; cf Mozart : L’enlèvement au Sérail, en 1782) le parangon de la barbarie…


Mais ce Maringhi est bien vite qualifié sur le
« carnet,

un simple cahier qu’il _ le sculpteur _ a réalisé lui-même _ avec les moyens du bord ! _ : des feuilles pliées en deux, retenues par une ficelle, et une couverture de carte épaisse. (…) Dans ce cahier taché, il consigne des trésors. Des accumulations interminables

_ de mentions, sous forme de listes ;

cf l’excellentissime De Haut en bas _ Philosophie des listes, de mon ami Bernard Sève (+ mon article du 4 avril 2010 : Un moderne “Livre des merveilles” pour explorer le pays de la “modernité” : le philosophe Bernard Sève en anthroplogue de la pratique des “listes”, entre pathologie (obsessionnelle) et administration (rationnelle et efficace) de l’utile, et dynamique géniale de l’esprit _


d’objets divers, des comptes, des dépenses, des fournitures
_ que lui fournit le commerçant Maringhi _ ; des trousseaux, des menus,

des mots, tout simplement. »

Et le narrateur de commenter, page 20 : « Son carnet, c’est sa malle« 

Et « le nom des choses leur donne la vie » _ c’est là aussi, bien sûr, l’angle de vision de l’historien éplucheur de documents ; comme de celle de l’écrivain, du romancier ; et, en aval, de celle du lecteur, aussi, encore…

Mais ce Maringhi est presque aussitôt qualifié, page 20

_ page 11, alors que tous deux se trouvaient encore, sur le bateau entre Ancône (page 18) et Constantinople, le marchand passait, aux yeux du sculpteur (et selon le narrateur de la fable) pour « un homme affable, heureux de rencontrer le sculpteur du David, ce héros de la république de Florence » !.. _,

mais ce Maringhi est presque aussitôt qualifié

de « ladre, voleur, étrangleur«  : c’est que le sculpteur-locataire fait très vite le compte de ses achats, fournitures et provisions !!!

Fin de l’incise sur ce personnage de Maringhi, comparse dans le récit…

Le récit du séjour de Michelangelo Buonarroti à Constantinople se déroule donc

du 13 mai _ jour de son débarquement _

à _ son ré-embarquement _ quelques jours après le 25 juin,

le lendemain de la Saint-Jean (des Florentins)

le temps qu’a pu prendre le fait d’avoir « organisé sa fuite avec Manuel« , le drogman grec

_ Michel-Ange ignorant

(tout de ses faits et gestes a été très « méthodiquement consigné par les scribes ottomans« , prend soin d’indiquer au passage notre narrateur, page 141 ; il s’est documenté ; et rédige sur pièces…)

« que, de loin, c’est Arslan _ un autre des personnages de l’intrigue, un Turc, cette fois _ qui a pris les arrangements, trouvé l’embarcation vénitienne, payé la plus grande partie du passage. On _ les autorités ottomanes, le grand vizir ! c’est lui (mais d’autres, aussi : contre lui !) qui tire(-nt) les ficelles ! actionne(-nt) le Pouvoir (de la Porte), pour le Sultan… _ se débarrasse de l’artiste _ devenu _ encombrant perdu entre deux rives. (…)

Le seul objet qu’il a emporté _ en cette fuite-retour précipité vers l’Italie ! et Rome… _ est son carnet, dans lequel il note quelques derniers mots, alors que le navire _ quittant la Corne d’Or du quai de laquelle il vient de larguer ses amarres _ passe la pointe du Sérail » _ pour le débouché du Bosphore, maintenant, sur la mer de Marmara, pages 141-142…

Mi-mai, fin juin 1506 :

pas même un mois et demi ;

voilà la durée de cette étrange parenthèse ottomane, de ce blanc _ historico-géographique : dans l’espace comme dans le temps _ des biographies,

dans le parcours de vie (et d’artiste _ il a 31 ans ; et encore 58 ans à vivre !) de Michel-Ange.

Quelques effets en seront-ils perceptibles _ par nous qui les guetterions _ en l’œuvre de l’artiste ?

Quelques traces d’orientalité, ou de turquerie,

pourront-elles se déceler ?..


De fait, le narrateur en proposera l’esquisse de quelques unes, page 91,

à l’appui de la fable,

en quelque sorte

_ ou du moins de l’intuition de départ de l’imagination en marche du romancier,

quant à cette « vision » fulgurante _ elle aussi ! _ d’un Michel-Ange stambouliote :


« On retrouvera _ la méthode rappelant ici celle de Proust pour figurer autrement (qu’en son écriture) les traits de tel ou tel de ses personnages : Charles Swann se représente ainsi Odette comme une reviviscence de la Sephora peinte par Botticelli, sur un des murs latéraux de la chapelle Sixtine, justement !… _ les cinq bracelets d’argent autour de la cheville fine, la robe aux reflets orangés, l’épaule dorée et le grain de beauté à la base du cou dans un recoin de la chapelle Sixtine quelques années plus tard.

En peinture comme en architecture, l’œuvre de Michelangelo Buonarotti devra beaucoup _ voilà _ à Istanbul _ voilà ! Son regard _ cf aussi celui de Bellini, parfois, sur les quais de Venise _ est transformé _ voilà ! voilà ! _ par la ville

et l’altérité  _ qu’elle surexpose, d’elle-même, surtout ! spontanément ; et avec quelle intensité !

Cela se ressent aujourd’hui encore, là, bien sûr, où se font un peu plus rares, en la ville, mais la métropole est immense, les kyrielles de touristes, appareils-photo en bandoulière : en foules massés toujours aux mêmes endroits, heureusement ! en circuits excellemment balisés, Baedeker et Lonely Planet (la bien nommée) aidant ! _ ;

des scènes, des couleurs, des formes

imprégneront _ voilà ! _ son travail pour le reste de sa vie.

La coupole de Saint-Pierre s’inspire de Sainte-Sophie _ élevée de 532 à 557 _

et de la mosquée de Bayazid _ alors construite (1501-1506, justement !) ; de même que la mosquée de Mehmet II (1463-1470), le Conquérant de 1453 ; mais pas encore la Süleymaniye (1550-1557)… _ ;

la bibliothèque des Médicis, de celle du sultan, qu’il fréquente avec Manuel _ le drogman grec _ ;

les statues de la chapelle des Médicis

et même le Moïse pour Jules II

portent l’empreinte d’attitudes et de personnages

qu’il a _ bel et bien, ce mois et demi là _ rencontrés ici _ nous y voici transportés par la fable du narrateur ! « rencontrés » un peu plus que comme un simple touriste, en le cas de ce créateur… _ à Constantinople« 

Mais sachons aussi qu’un peu avant la chute de Constantinople, en 1453, bien des trésors de la culture de Byzance, ont été transférés, via Venise, en la Florence des Marsile Ficin et autres immenses humanistes _ Michel-Ange, né en 1475, a pu en être aussi par là imprégné et nourri…

Même inventivement géniale,

la création n’est jamais absolument vierge de tout terreau culturel. André Chastel a prononcé l’expression de « grand atelier« , à cet égard ; cf en son recueil : Renaissance italienne 1460-1500 ; cf aussi, toujours par lui, L’Italie et Byzance ; ou encore Marsile Ficin et l’Art

Pour le reste de la fable qu’est ce Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants,

de quoi s’agit-il ?

De ce que put être la réponse michelangesque _ à un des assez fréquents moments de crise des rapports du maestro avec son incommode et très coléreux commanditaire à Rome, le pape Jules II della Rovere… _ à une invitation du sultan Bayazid II,

à réaliser, en « un mois« , sur place, un travail architectural :

« un mois pour projeter, dessiner et débuter le chantier d’un pont entre Constantinople et Péra, faubourg septentrional. Un pont pour traverser ce que l’on appelle la Corne d’Or, le Khrusokeras des Byzantins. Un pont au milieu d’Istanbul. Un ouvrage de plus de neuf cent pieds de long« , pages 18-19 ;

et qui agrandirait, en unissant la rive de Perama et la rive de Galata, la métropole de Constantinople :

« le pont sur la Corne d’Or doit unir deux forteresses ; c’est un pont royal ; un pont qui, de deux rives que tout oppose, fabriquera une ville immense« , page 35.

Et Michel-Ange _ toujours page 35 _ « a compris que l’ouvrage qu’on lui demande

n’est pas une passerelle vertigineuse, mais le ciment d’une cité,

de la cité des empereurs et des sultans.

Un pont militaire, un pont commercial, un pont religieux.

Un pont politique.

Un morceau d’urbanité«  _ voilà !

et pas seulement une réalisation d’urbanisme : l’urbanité est une qualité humaine ; et même une vertu (et capitale : c’est elle qui civilise) !..

Et une part du défi vient aussi de la configuration que c’est « là où a échoué Léonard de Vinci« , puisque le « Grand Turc« , in fine, « a refusé son ouvrage« , je reviens à la page 19…


Il va falloir pas mal de temps _ jusqu’à la fin-mai, ou début-juin _ avant que l’inspiration, pour ce pont, advienne enfin _ sous forme d’une illumination, s’extrayant de la nuit _ à notre artiste :

d’une nuit d’un récit _ de désir, d’amour, de trahison, de vengeance, en une taverne de Péra, poursuivie par un « souper«  (page 92) en petit comité, à deux pas de là, en la demeure d’un arrivant nouveau dans le récit, Arslan (dont « l’amabilité envers Michel-Ange touche à l’obséquiosité« , page 92) ;

à propos de ce « récit«  (andalou) fort troublant,

la « Note«  de la page 153 indiquera : « L’histoire _ terrible ! _ du sultan et du vizir andalous correspond à un épisode de la biographie mouvementée d’Al-Mu’tamid, dernier prince de la taifa de Séville« , page 153, toujours…

« Michel-Ange _ c’est un taiseux _ ne parlera pas de cette nuit dans le calme de la chambre au-delà des eaux douces de la Corne d’Or,

ni à Mesihi


_ je parlerai un peu plus loin du personnage majeur (« l’ami perdu« , est-il dit page 151, sept lignes avant la fin de la fable…) _ de ce très grand poète (ca 1470, Pristina – 30 juillet 1512, Istanbul), originaire de Pristina, au Kosovo ; et protégé, en effet, par le grand vizir Atik Ali Pacha, qui en fit _ c’était aussi un prodigieux calligraphe ! _ le secrétaire du Divan :

même si le poème le plus célèbre de Mesihi est Şehir Engiz, qui passe en revue, non sans ironie, les plus beaux garçons d’Edirne _ la thématique originale (non empruntée à la poésie persane) de ce poème marque aussi l’apparition de l’humour dans la poésie turque _,

son Chant du rossignol fut le premier poème turc introduit en Europe ; et figure dans bien des anthologies de poésie turco-ottomane ; en voici une traduction :

I
« Écoutez le conte du rossignol. La saison vernale approche. Le printemps a formé un berceau de plaisir dans tous les bocages où l’amandier répand ses fleurs argentées.
Sois joyeux ! livre-toi à l’allégresse ! car la saison du printemps passe vite : elle ne durera pas.
 »

Dinleh bulbul kissa sen kim gildi eiami behar,
Kurdi her bir baghda hengamei hengami behar,
Oldi sim afshan ana ezhari badami behar
Ysh u nush it kim gicher kalmaz bu eiami behar.

II
« Les bosquets et les collines sont encore ornés de toutes sortes de fleurs : un pavillon de roses, comme siège du plaisir, est élevé dans le jardin. Qui sait lequel de nous sera encore en vie quand la belle saison finira.
Sois joyeux ! livre-toi à l’allégresse ! la saison du printemps passe vite : elle ne durera pas.
 »

Yneh enwei shukufileh bezendi bagh u ragh,
Ysh ichun kurdi chichekler sahni gulshenda otagh,
Kim bilur ol behareh dek kih u kim olsa sagh ?
Ysh u nush it kim gicher kalmaz bu eiami behar.


III
« Le bord du bocage est rempli de la splendeur de Ahmet parmi les plantes : les fortunées tulipes représentent ses compagnons. Viens, ô peuple de Mahomet ! cette saison est celles des plaisirs.
Sois joyeux ! sois rempli d’allégresse ! car la saison du printemps passe vite : elle ne durera pas.
 »


IV
« La rosée brille encore sur les feuilles du lis, comme l’éclat d’un cimeterre étincelant : les gouttes de rosée tombent à travers les airs sur le jardin des roses. Écoute-moi ! écoute-moi ! si tu aimes à te réjouir.
Sois joyeux ! sois rempli d’allégresse ! car la saison du printemps est courte : elle ne durera pas.
 »


V
« Les roses et les tulipes ressemblent aux jours fraîches et vermeilles des jolies filles, aux oreilles desquelles pendent des pierres précieuses de couleurs variées, comme les gouttes de rosée. Ne te trompe pas en croyant que ces charmes puissent durer longtemps.

Sois joyeux ! sois rempli d’allégresse ! car la saison du printemps est courte : elle ne durera pas. »


VI
« Les tulipes, les roses et les anémones se montrent dans le jardin : la pluie et les rayons du soleil, comme des lancettes aiguës, teignent les couches de couleur sang.
Sois joyeux ! sois rempli d’allégresse ! car la saison du printemps est courte : elle ne durera pas.
 »


VII
« Le temps est passé où les plantes étaient malades, et que le bouton de rose penchait sa tête rêveuse sur son sein : la saison vient, où les montagnes et les rochers se colorent de tulipes. Sois joyeux ! sois rempli d’allégresse ! car la saison du printemps est courte : elle ne durera pas. »


VIII
« Tous les matins les nuages répandent leurs fleurons sur les couches de roses. Le souffle du vent frais est imprégné du musc de la Tartarie. Ne néglige pas ton devoir par trop d’attachement au monde.
Sois joyeux ! sois rempli d’allégresse ! car la saison du printemps est courte : elle ne durera pas.
 »

IX

« La douce odeur de la couche de roses a tant parfumé l’air que la rosée, avant de tomber, est changée en eau-de-rose : le ciel a tendu sur le jardin un pavillon de nues éclatantes.
Sois joyeux ! sois rempli d’allégresse ! car la saison du printemps est courte : elle ne durera pas.
 »

X
« Qui que tu sois, sache que les noires bouffées de l’automne ont pris possession du jardin ; mais le Roi du monde a reparu, rendant justice à tous : pendant son règne, l’échanson heureux désira et obtint le vin coulant.
Sois joyeux ! sois rempli d’allégresse ! car la saison du printemps est courte : elle ne durera pas.
 »

XI
« Par tes accords j’ai espéré célébrer cette vallée délicieuse. Qu’ils soient gravés dans la mémoire de ses habitants ; et qu’ils les fassent ressouvenir de cette assemblée et de ces belles filles ! Tu es un rossignol à belle voix, ô Mesihi ! lorsque tu te promènes avec les jeunes filles dont les joues ressemblent à des roses.
Sois joyeux ! sois rempli d’allégresse ! car la saison du printemps est courte : elle ne durera pas
« _ ;

Michel-Ange ne parlera pas de cette nuit _ donc _,

ni à Mesihi,

ni à Arslan

_c’est cette nuit-là, de fin-mai, début juin, en cette taverne de Péra, que Michel-Ange fera, en effet, la connaissance du personnage ambigu d’Arslan, qui lui fait finir la nuit entamée à la taverne à son domicile : « un jeune homme au beau visage, vêtu à la turque, caftan, chemise claire ; (…) il a habité longtemps à Venise, et, à la grande surprise de l’artiste, non seulement il parle un italien parfait, teinté de vénitien, mais de plus il a vu lui-même, place de la Seigneurie à Florence, le David qui vaut tant de gloire au sculpteur« , page 89 _,

encore moins à ses frères,

ou, plus tard, aux quelques amours _ peu nombreuses _ qu’on lui connaît ;

il garde ce souvenir quelque part _ à apprendre à découvrir, sinon dé-chiffrer… _ dans sa peinture _ expression cryptée (ne s’agissant que de figures représentées, et le plus souvent allégoriques) que seule il s’autorise _

et dans le secret _ crypté, lui aussi, à travers (et grâce aux) conventions du genre fixé _ de sa poésie : ses sonnets sont la seule trace incertaine de ce qui a disparu à jamais« , page 99 _ et c’est sans doute d’abord d’eux que le narrateur tire ici, en sa  fable, l’essentiel des traits de son esquisse des traits du personnage de Michel-Ange ici…


Il n’empêche :

regagnant le lendemain matin sa chambre, de l’autre côté de la Corne d’Or,

non sans _ grâce aux bons soins de Mesihi qui le raccompagne _, un passage au préalable par le hammam, « les bains de vapeur » _ « le sculpteur est empli d’une énergie éblouissante, malgré l’alcool ingéré la veille _ Michel-Ange ne boit jamais ordinairement ! _ et le manque de sommeil,

comme si, en se débarrassant _ au hammam _ des squames et de la crasse, il s’était défait du poids des remords ou des abus« , pages 99-100 ;

« en retraversant la Corne d’Or,

Michel-Ange a _ enfin ! _ la vision _ toute mentale _ de son pont, flottant dans le soleil du matin, si vrai _ de réalisme, le dessin de ce pont ! _ qu’il en a les larmes aux yeux.

L’édifice sera colossal sans être imposant,

fin et puissant _ à la fois : tout œuvre géniale est, en effet, oxymorique ! Et le narrateur marque assez bien ainsi ce qui singularise l’art de Michel-Ange, par rapport, par exemple, à ses suiveurs (qui deviendront maniéristes), tel, par exemple encore, son disciple, Jules Romain…

Comme si la soirée _ et le reste de la nuit : de quelque chose comme une première « rencontre«  amoureuse… _ lui avait _ en dépit de tout ce qu’il vivait mal de cela : Michel-Ange n’a certes rien d’un épicurien ! _ dessillé les paupières et transmis sa certitude _ passionnelle _,

le dessin

_ qui résistait jusqu’alors à lui venir ;

et le grand vizir, surtout, commençant à s’impatienter un peu ; jusqu’à le lui faire savoir en le convoquant au Palais… :

« le 27 mai, Ali Pacha le grand vizir fait appeler Michel-Ange auprès de lui (…) ; il souhaite s’enquérir de l’avancée des travaux« , page 74 ; et au sortir, sur la place en avant du Sérail, Michel-Ange assistera à une décapitation, pages 76-77… Les visiteurs de Topkapi n’ignorent rien, de nos jours, de la petite fontaine, sous les platanes, où le bourreau lavait son sabre… _

le dessin

lui apparaît enfin.

Il rentre presque en courant poser cette idée sur le papier _ et nous pouvons la contempler aux pages 142-143 _,

traits de plume, ombres au blanc, rehauts de rouge.« 

Un pont surgi _ donc _ de la nuit _ précédente _,

pétri de la matière de la ville » _ se révélant enfin à lui : il faut du temps ; et une certaine patience de l’ordre des désirs (et pas des volontés serviles) ! Page 100.

« Le Florentin a _ donc _ rempli son contrat : il a projeté un pont sur la Corne d’Or, audacieux et politique ; loin de la prouesse technique de Vinci, loin des courbes régulières de l’ancien viaduc de Constantin, au-delà des classiques _ de l’architecture : Vitruve… Toute son énergie _ idiosyncrasique ! _ s’y trouve _ oui ! Cet ouvrage ressemble _ mutatis mutandis… _ au David ; on y lit la force, le calme et la possibilité _ contenue non sans vertu ! _ de la tempête _ intérieure : on songe aussi au Moïse, dans quelque temps, à Saint-Pierre-aux-liens… Solennel et gracile à la fois« , page 102.

Reste maintenant à le présenter _ le dessin de ce pont _ au sultan lui-même…


Mais juste avant le récit _ une page rapide :

« Bayazid ne cache pas sa joie. Il arbore un large sourire. Il félicite le sculpteur lui-même, directement ; et va, chose rarissime, jusqu’à le remercier en langue franque » ; et « donne solennellement l’ordre au mohendeshashi de débuter les travaux le plus tôt possible« , page 106 _

de « l’entrevue« , qui « a duré quelques minutes à peine » _ et de la satisfaction, au Sérail, du sultan, page 107

le narrateur expose, page 105, une lettre :

« A maestro Giulano da Sangallo, architetto del papa in Roma

Giulano, en gage de mon amitié, je vous joins ces coupes et élévations de la basilique Sainte Sophie de Constantinople que je tiens d’un marchand florentin du nom de Maringhi ; elles sont extraordinaires. J’espère que vous en tirerez profit.

Je vous prie encore, mon très cher Giulano, de me faire parvenir la réponse de Sa Sainteté quant au tombeau.

Rien de plus.

Ce jour du 6 juin 1506,

Votre Michelagnolo, sculpteur à Florence« , page 105.


En conséquence de quoi :

« Le chantier du nouveau pont sur la Corne d’Or débute officiellement le 20 juin 1506, par la fermeture d’une partie du port et la construction d’une plate-forme pour l’acheminement des milliers de pierres nécessaires à l’édifice. Auparavant, il a fallu aménager un grand espace au pied des remparts et agrandir la porte della Farina. Michel-Ange attend toujours l’argent promis ; pour le moment seule une nouvelle bourse de cent pièces d’argent pour ses frais lui est parvenue, vite absorbée par le prix exorbitant que lui demande Maringhi pour sa pension et ses fournitures« , page 116.

Arrive alors la fête du 24 juin, la saint-Jean des Florentins, au « caravansérail de Maringhi« , page 121.


Et quand « Arslan arrive à son tour, et salue respectueusement l’hôte

_ Maringhi et lui, Arslan, se connaissent bien ; cf page 115 :

quand, quelques jours auparavant, Michel-Ange, en son logement des magasins de Maringhi, avait reçu « la visite d’Arslan, un matin« , et, lui et Arslan, parlaient « de Florence, de politique, de Rome, en compagnie de Maringhi, le marchand« ,

le sculpteur n’avait pas manqué de remarquer que ce dernier « connai(-ssai)t par ailleurs Arslan«  _,

avant de s’approcher de Michel-Ange et de Mesihi«  _ le poète et secrétaire du grand vizir Atik Ali Pacha _,


« le sculpteur aperçoit le poète tressaillir de surprise ou de mécontentement ; il ne semble pas porter ce compatriote cosmopolitique dans son cœur« , page 121…


Un peu plus tard, au cours de cette fête, et alors que « Mesihi a disparu », mais qu' »Arslan est toujours là » _ page 122 _,

Michel-Ange « s’assoit près d’Arslan, qui affiche son éternel sourire et l’interroge sur ses affaires, sujet de conversation comme un autre« .

« Michel-Ange a du mal à se persuader que ce jeune homme athlétique est bien un commerçant. On l’imaginerait spadassin, voire homme de cour, mais sûrement pas derrière un comptoir, même vénitien. Il se demande par quel hasard il est proche de Maringhi« , page 122 toujours.


Se reproduit alors

_ car « souvent on souhaite _ parfois cela demeure névrotique : la compulsion à échouer de nouveau… _ la répétition des choses ; on désire revivre un moment échappé _ manqué, mal vécu _, revenir _ en un pentimento plutôt ! _ sur un geste manqué ou une parole non prononcée ; on s’efforce de retrouver _ afin de les exprimer enfin _ les sons restés dans la gorge, la caresse qu’on n’a pas osé donner _ nous y voilà ! _, le serrement de poitrine disparu à jamais » : le narrateur louvoie ici, page 127, autour des angoisses sensuelles de Michel-Ange _

une « seconde nuit » _ l’expression apparaît page 110 : « C’est la deuxième nuit« est-il dit…


Et le narrateur de préciser encore, très approximativement, toujours page 127 :

« Allongé sur le côté dans le noir _ auprès de la danseuse-musicienne andalouse (à moins que ce ne soit un danseur-musicien : cela demeurera pour nous, lecteurs, peu décidable !)… _,

Michel-Ange est troublé de sa propre froideur,

comme si la beauté l’éludait toujours _ qu’est-ce donc à dire ???


Il n’y a rien de palpable, rien d’atteignable dans _ et peut-être par _ le corps,

il disparaît _ sous les doigts, sous la lèvre, par le sexe et toute la peau : érogènes… _ comme la neige ou le sable ;

jamais on ne retrouve _ tactilement : à la différence de l’œuvre du ciseau dans la chair plus consistante du marbre ?.. _ l’unité _ originaire ?.. Qui l’assure ? Platon ?.. _,

jamais on n’atteint la fable _ de l’imaginé-échafaudé par l’esprit _ ;

séparés, les deux tas de glaise _ que sont les corps érogènes _

ne se rejoindront plus,

ils erreront _ à perpétuité _ dans le noir,

guidés par l’illusion _ finalement à jamais vaine _ d’une étoile«  : une thématique assez platonicienne _ via Marsile Ficin ?..


Nous apprenons alors _ de quelles sources ? ou par quelles vérifications factuelles ?.. _, page 130,

que « l’obséquieux Arslan est un étrange espion, à la fois agent de Venise et homme du sultan » ;

et que « ici aussi _ à Constantinople : comme à Rome ; ou comme à Florence ; ou ailleurs… _ il y a des conspirations et des jeux _ violents _ de palais,

des intrigants prêts à tout pour discréditer Ali Pacha auprès de Bayazid ;

pour empêcher la construction de ce pont impie, œuvre d’un infidèle ;

pour entraîner la disgrâce du ministre par un scandale« .

Et « Michel-Ange«  _ lui : tout à un autre objet de fascination ; son attraction-répulsion envers le corps dansant de l’Andalouse (androgyne)… _ ne soupçonne _ virginalement _ rien de tout cela« , page 130.


La tâche de Mesihi _ ami vrai en sa vigilance… _ est donc de « devoir éloigner celui qu’il aime _ car il s’est pris d’affection pour le sculpteur ; mais pas tout à fait de la même façon que pour les jeunes garçons d’Édirne de son poème… _ pour le protéger _ d’un très cuisant danger ! L’arracher à la mortelle Andalouse.
Organiser sa fuite, cacher son départ et lui dire adieu
« 
, page 131…

Le texte d’ouverture de la fable, page 9, donne la parole à cette Andalouse ; mais quand on s’y jette, à l’ouverture du livre, nous n’y voyons goutte ! Et d’ailleurs le tout premier mot de la fable, page 9, est « la nuit » !

Et de temps en temps, elle, la danseuse-musicienne, reprendra la parole, s’adressant, chaque fois à un « tu » qui n’est autre que Michel-Ange, même, et surtout, s’il n’est jamais nommé, identifié :

aux pages 29 _ « Ton bras est dur. Ton corps est dur. Ton âme est dure« _,

66 _ « Ton ivresse m’est si douce qu’elle me grise«  _,

96 _ « Finalement je vais te raconter une histoire«  (andalouse : terrible !)… _,

110 _ lors de « la deuxième nuit » amoureuse : « Tu n’es pas ivre. Tu es un enfant, inconstant et passionné. Tu m’as contre toi, tu n’en profites pas«  _,

128 _ « Tu sens que la fin approche, que c’est la dernière nuit » ; avec cette révélation, aussi : « Ce n’est pas moi que tu désires. Je ne suis que le reflet de ton ami poète _ Mesihi ! _, celui qui se sacrifie pour ton bonheur«  _,

et enfin 132 _ « Je vais devoir te tuer. Tu l’ignores. Tu ne pourrais y croire » ; et aussi : « Tu ne me désires pas, et pourtant tu es tendre« 


La rencontre puissante _ où demeurera le préservatif de l’effroi _, ces mois de mai et juin 1506,

c’est donc celle, en cette fable,

du sculpteur-architecte-peintre-poète florentin Michel-Ange,

et du poète Mesihi, le secrétaire, au Divan du Sérail, du grand vizir eunuque Atik Ali Pacha… 

Les derniers mots qu’Ernest Hemingway prête à un de ses personnages, à la toute fin des péripéties de l’intrigue romanesque, dans Le Soleil se lève aussi,

sont dans cette même note : on les recherchera…


Je veux seulement donner ceux _ juste avant la « Note » terminale _ du narrateur de la fable ; révélateurs du degré d’intensité de sa poésie, pages 151-152 : ils font le point, « en février 1564« , sur la moisson de vie (et d’Art) de Michel-Ange, une fois son « nom associé à jamais à l’Art, à la Beauté et au Génie » ; « il meurt riche, son rêve réalisé : il a rendu à sa famille sa gloire et ses possessions passées » ; et « soixante ans après son voyage à Constantinople » ;

les voici :

« C’est bien long, soixante ans.

Entre temps, il a écrit des sonnets d’amour, à défaut de l’avoir connu, accroché au souvenir d’une mèche de cheveux morts.

Souvent il caresse la cicatrice blanche sur son bras et pense à l’ami perdu _ Mesihi.

D’Istanbul, il lui reste une vague lumière, une douceur subtile mêlée d’amertume, une musique lointaine, des formes douces, des plaisirs rouillés par le temps, la douleur de la violence, de la perte : l’abandon des mains que la vie n’a pas laissé prendre, des visages que l’on ne caressera plus, des ponts qu’on n’a pas encore tendus« …

C’est là le lot de la chance de disposer d’une vie à vivre.

Se coltiner aux secrets de la création du géant Michel-Ange, à l’aune de la grandeur stambouliote,

est le défi de ce beau roman tout en finesse subtile, et rapide, qu’est Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants _ après le défi du souffle de Zone, en un périple en train splendidement déployé entre Milan et Rome _ de la part de ce merveilleux (très bon !) ogre

qu’est Mathias Énard. Bravo !

Titus Curiosus, ce 2 septembre 2010

Le courage de « faire monde » (face à la banalisation esseulante du tout sécuritaire) : un très beau travail d’anthropologie à incidences politiques de Michaël Foessel

22avr

Comme pour poursuivre le questionnement (et l’analyse !) sur les manières de résister _ intelligemment et efficacement ! _ aux ravages civilisationnels de l’étroitesse utilitariste _ dictatoriale ! subrepticement totalitaire ! _ du néolibéralisme

_ cf mon article précédent « Penser le post-néolibéralisme : prolégomènes socio-économico-politiques, par Christian Laval«  à propos de la conférence de Christian Laval « Néolibéralisme et économie de l’éducation« , mercredi dernier à la librairie Mollat _,

voici que paraît ce mois d’avril 2010, sous la plume de l’excellent Michaël Foessel _ l’auteur du lucidissime, déjà, La Privation de l’intime, aux Éditions du Seuil en 2008 : le sous-titre en était : « mises en scènes politiques des sentiments«  : un travail déjà très important et magnifique !.. _ un passionnant et très riche (en 155 pages alertes, nourries et incisives !) État de Vigilance _ Critique de la banalité sécuritaire,

aux Éditions Le Bord de l’eau (sises _ après Latresne… _ à Lormont, sur les bords de la Garonne…),

et dans une collection, « Diagnostics« , que dirigent nos judicieux collègues bordelais Fabienne Brugère et Guillaume Le Blanc…

L’ouverture d’esprit ainsi que le champ d’analyse _ et de culture :

principalement philosophique : de Hobbes, excellemment « fouillé«  (entre Le Citoyen et Léviathan), à Hannah Arendt (La Crise de la culture) ou Hans Blumenberg (Naufrage avec spectateur, paru en traduction française aux Éditions de L’Arche en 1994) et Wendy Brown (Les Murs de la séparation et le déclin de la souveraineté étatique), ainsi que, et surtout, les dernières leçons au Collège de France de Michel Foucault (par exemple Naissance de la biopolitique, ou L’Herméneutique du sujet ; et aussi La Gouvernementalité, en 1978, disponible in Dits et écrits…) ;

mais pas seulement : cf, par exemple, la mise à profit par Michaël Foessel du tout récent et important travail de la juriste Mireille Delmas-Marty : Libertés et sureté dans un monde dangereux ; ou de celui du Prix Nobel d’économie Amartya Sen, in le rapport de l’ONU paru en 2003 La Sécurité humaine maintenant…) _

l’ouverture d’esprit ainsi que le champ d’analyse

de Michaël Foessel, n’ont, Dieu merci !, rien d’étroit ; ni de mesquin, d’avare 

Non plus que sa sollicitude _ passablement inquiète (sinon « vigilante«  !..), sans être excessivement dramatisée, voire hystérisée, cependant : à la différence des rhétoriques (sécuritaires) excellemment mises en lumière et critiquées ici, en leur banalisation même, à renfort quotidien, laminant, de medias et de communiquants, d’un « catastrophisme«  très complaisamment et non innocemment surjoué, lui !.. _

non plus que sa sollicitude, donc,

à l’égard de la santé de la démocratie et du « vivre ensemble » en notre histoire collective (sociale, économique, politique) désormais globalisée _ d’où l’expression du titre de cet article : « faire monde » !

La quatrième de couverture de État de Vigilance _ Critique de la banalité
sécuritaire
énonce ceci (avec mes farcissures ! si l’on veut bien…) :

« Nous vivons sous le règne de l’évidence _ à la fois matraquée par les medias et les divers pouvoirs ; mais aussi largement assimilée (et partagée) par bien des individus (je n’ose dire « citoyens« , tant ils se dépolitisent et « s’esseulent« …), qui y adhérent, donc, en nos démocraties… _ sécuritaire. Des réformes pénales _ telle « la loi sur la « rétention de sûreté » adoptée par le Parlement français en février 2008 » (cf page 51)… _ aux sommets climatiques en passant par les mesures de santé : l’impératif _ normé _ de précaution a envahi nos existences. Mais de quoi désirons-nous tant _ voilà la dimension anthropologique fondamentale que dégage magnifiquement le travail d’analyse, ici, de Michaël Foessel _ nous prémunir ? Pourquoi la sécurité produit-elle _ de fait, sinon de droit, en ces moments-ci de notre histoire contemporaine… _ de la légitimité _ socialement, du moins _ ? Et que disons-nous lorsque nous parlons _ ainsi que le relève aussi Mireille Delmas-Marty _ d’un monde « dangereux » ?

Le maître mot de cette nouvelle perception du réel est « vigilance » _ à laquelle sont expressément et en permanence « invités« , en leur plus grande « liberté«  (d’individus), et au nom du plus élémentaire « bon sens« , les membres de nos sociétés, au nom de leurs plus élémentaires (toujours : nous sommes là et demeurons dans le plus strict « basique«  ! du moins, apparemment !..), au nom de leurs plus élémentaires intérêts : « vitaux«  !.. Rien de plus « rationnel« , en conséquence !!!

L’état _ permanent : sans cesse (obligeamment !) rappelé : on s’y installe et on le réactive d’instant en instant le plus possible… _ de vigilance s’impose _ ainsi : avec la plus simple (et douce) des évidences ! « naturellement« , bien sûr ! _ aux individus non moins qu’aux institutions : il désigne l’obligation _ bien comprise ; mais non juridique ! _ de demeurer sur ses gardes _ apeuré _ et d’envisager le présent _ en permanence, donc _ à l’aune des menaces _ de tous ordres, et fort divers : Michaël Foessel en analyse quelques unes ; ainsi que l’effet (incisif) de leur conglomérat (pourtant composite : en réciproques contagions)… _ qui pèsent sur lui.

Cette éthique de la mobilisation _ apeurée, donc _ permanente _ voilà : à coup d’« alarmes«  et de « conseils de précaution«  (préventifs et réitérés) des plus aimable : du type « à bon entendeur, salut !«  _ est d’abord celle du marché _ tiens donc ! mais rien n’est gratuit en ce bas monde : tout a un « coût« , n’est-ce pas ?.. : la première évidence, et normative, est donc, par là, marchande ! _, et ce livre montre le lien entre la banalité sécuritaire et le néolibéralisme _ c’est là le point capital. Abandonnant le thème _ bien connu, lui ; et assez bien balisé _ de la « surveillance généralisée », il propose _ plus profondément et plus originalement _ une analyse des subjectivités vigilantes _ apeurées contemporaines : ce sont elles les acteurs-fantassins du premier « front«  On découvre la complicité _ politico-économico-sociétale _ secrète entre des États qui rognent _ oui ! en leur forme d’« État libéral-autoritaire«  : analysé dans le chapitre 1 du livre : « L’État libéral-autoritaire« , pages 27 à 55 : une analyse décisive !!! _ sur la démocratie _ voilà ! et l’enjeu est de taille !!! _ et des citoyens qui aiment _ voilà _ de moins en moins _ en effet _ leur liberté _ eh ! oui ! au profit du fantasme de leur « confort«  désiré, mis à mal (par toutes ces « inquiétudes«  !), mais encore moins satisfait ainsi : de plus en plus rabroué !!! au contraire…

L’équilibre (par définition instable : la dynamique de ce dispositif est conçue et voulue ainsi ! en spirale vertigineuse) des pratiques et de discours (rhétoriques) et de pouvoir bien effectif, lui (avec espèces bien sonnantes et bien trébuchantes à la clé !), des communiquants amplement mis à contribution et des détenteurs du pouvoir politique (ainsi qu’économique : mais ils sont en très étroite connexion, collusion) en direction du « public«  (des individus : chacun esseulé dans sa peur) ciblé se situe et se maintient (et cherche à s’installer et durer) en ce schéma mouvant et émouvant (affolant…) : dans la limite, à bien calculer-mesurer, elle, du supportable… Les élections et les sondages d’opinion (d’abord) en fournissant d’utiles indicateurs pour les pilotes décideurs et acteurs « à la manœuvre« 

L’État libéral-autoritaire produit _ ainsi _ des sujets _ assujettis, tout autant que s’assujettisant (d’abord, ou ensuite, ou en couple : comme on préfèrera), ainsi « manœuvrés«  en leurs affects dominants… _ et des peurs qui lui sont adéquats. C’est à cette identité nouvelle entre gouvernants et gouvernés qu’il faut apprendre à résister« 

_ par là, l’intention de ce livre-ci de Michaël Foessel rejoint le souci (de démocratie vraie !) qui animait aussi Christian Laval en sa conférence de mercredi dernier : Néolibéralisme et économie de la connaissance ; ou en son livre avec Pierre Dardot : La Nouvelle raison du monde

Personnellement, j’ai beaucoup apprécié le passage d’analyse de la curiosité, pages 127 à 131 d’État de Vigilance _ à l’ouverture du chapitre 4 et dernier, intitulé « Cosmopolitique de la peur ? » (et explorant de manière très judicieuse « l’hypothèse d’une historicité de la peur«  : l’expression se trouve page 123) _ à partir d’une lecture fine de l’article « Curiosité«   de Voltaire dans l’Encyclopédie : à contrepied de l’interprétation par Lucrèce, au Livre II de De la nature des choses, de ce qui va devenir, à partir de lui, le topos du « naufrage avec spectateur« …

« Aussi longtemps que la sécurité a été une caractéristique de la sagesse et non une garantie politique, la peur était définie comme une faute imputable à l’ignorance. Dans la célèbre ouverture du livre II de son poème, Lucrèce présente ainsi le plaisir qu’il peut y avoir à se sentir en sécurité lorsque tout, autour de soi, s’effondre :

« Douceur, lorsque les vents soulèvent la mer immense,

d’observer du rivage le dur effort d’autrui,

non que le tourment soit jamais un doux plaisir

mais il nous plaît de voir à quoi nous échappons. »

Le sage jouit de savoir que sa position n’est pas menacée. Devant le spectacle de la tempête, il ne ressent pas de peur, précisément parce que sa sagesse est ataraxie, tranquillité et constance de l’âme. Il n’y a rien dans ce sentiment du spectateur face à la violence des flots qui ressemble à la « pitié » des modernes : le philosophe antique n’éprouve aucune émotion à contempler les malheurs d’autrui. La pitié est une passion démocratique _ en effet ! _, puisqu’elle suppose l’égalité entre celui qui souffre et le témoin de sa souffrance.

A l’inverse, Lucrèce chante ici la hauteur _ d’âme _ du sage _ épicurien, matérialiste _ qui sait qu’il n’existe pas de Providence _ rien que le jeu de la nécessité et du hasard, avec le clinamen _, et que la colère des Dieux ne peut pas s’abattre sur la Terre. Le philosophe est préparé à l’agitation du monde parce que son savoir le prémunit _ en son âme : en ses affects _ des désordres _ du réel des choses _ qui se laissent expliquer par le mouvement nécessaire des atomes. Son rapport contre la peur est de nature scientifique, construit avec la théorie d’Épicure.

Hans Blumenberg _ en son Naufrage avec spectateur _ a montré que l’histoire de cette image _ du naufrage avec spectateur »  » _ était aussi celle des rapports entre la raison _ voilà : en ses diverses acceptions : plus ou moins calculantes ; plus ou moins utilitaristes… _ et ce qui, dans le monde, est inquiétant. « Le naufrage, en tant qu’il a été surmonté, est la figure d’une expérience philosophique inaugurale » _ écrit Blumenberg, page 15 de ce livre (paru aux Éditions de l’Arche en 1994). La force de cette métaphore réside dans l’opposition entre la terre ferme (où l’homme établit ses institutions _ à peu près stables _ et fonde ses savoirs _ avec une visée de constance _) et la mer comme « sphère de l’imprévisible ». L’élément liquide symbolise le danger puisqu’il échappe aux prévisions, en sorte que le voyage en pleine mer permet de penser la condition humaine dans ce qu’elle a d’effrayant _ dans l’augmentation du risque de mortalité effective. Dans tous les cas, surmonter l’expérience du naufrage suppose de le « voir » du rivage, et de ne pas craindre pour sa vie _ ainsi qu’on l’a évoqué plus haut _ ce fut pages 89 à 91 _, ce sera encore le modèle de Kant dans son analyse du sublime

_ au § 28, Ak V, 261-263 de la Critique de la faculté de juger :

« il importe à Kant que le sublime soit autre chose qu’une épreuve du désastre pour que le déchaînement de la nature devienne l’occasion d’une prise de conscience d’une faculté qui, en l’homme, excède toute nature : sa liberté« , page 90 d’État de Vigilance.

Et Michaël Foessel poursuit alors : « A l’abri de la violence qu’il contemple, le sujet découvre en lui « un pouvoir d’une toute autre sorte, qui (lui) donne le courage de (se) mesurer avec l’apparente toute-puissance de la nature« . La liberté est cette faculté qui situe l’homme à la marge _ voilà ! _ du monde, en sorte qu’il n’a rien à craindre des tumultes naturels. Mais pour que le sujet puisse s’apercevoir _ voilà encore ! _ de sa liberté, il faut qu’il se sente en sécurité et que sa peur ne se transforme pas en angoisse«  _ une distinction cruciale, que Michaël Foessel reprendra plus loin, page 143, à partir de la distinction qu’en fait Heidegger.

Et pour montrer, page 145, avec Paolo Virno, en sa Grammaire de la multitude _ pour une analyse des formes de vie contemporaines, que « la ligne de partage entre peur et angoisse, crainte relative et crainte absolue, c’est précisément ce qui a disparu«  ; et que « c’est plutôt à l’« être au monde » dans son indétermination _ la plus vague qui soit : « Qu’est-ce que j’peux faire ? j’sais pas quoi faire…« , chantonnait en ritournelle la Marianne (confuse…) du Ferdinand de Pierrot le fou, de Godard, sur l’Île de Porquerolles, en 1965 _, c’est-à-dire à la pure et simple exposition à ce qui risque _ voilà _ d’advenir ou de disparaître _ les deux unilatéralement négativement… _, que renvoient les peurs angoissées _ voilà leur réalité et identité (hyper-confuses !) clairement déterminée ! _ du présent.« 

Avec cette précision décisive encore, toujours page 145 : « Les discours de la « catastrophe », une notion qui tend à se généraliser bien au-delà des phénomènes naturels, enveloppent nos craintes d’une aura de fin du monde. Apocalypse sans dévoilement _ et pour cause ! en une (hegelienne) « nuit où toutes les vaches sont noires«  _, la catastrophe devient la figure du mal sous toutes ses formes _ mêlées, emmêlées _ : injustice, souffrance et faute. Les théories de la « sécurité globale » se fondent précisément sur la généralisation _ indéfinie autant qu’infinie _ de ce modèle à toutes les formes d’insécurité, comme s’il n’y avait d’autre moyen d’envisager la résistance du réel qu’à l’aune de son possible effondrement« _ tout fond « cède« … : aux pages 145-146 ;

Michaël Foessel ne se réfère pas aux analyses de Jean-Pierre Dupuy ; par exemple Pour un catastrophisme éclairé

Fin ici de l’incise ouverte avec la référence au « sentiment de sécurité«  comme condition de l’expérience du « sentiment de sublime«  selon Kant ; et les remarques adjacentes sur l’opportunité de la distinction « peur« /« angoisse«  ; et le « catastrophisme« … Et retour aux remarques sur la « curiosité«  et la démarcation de Voltaire par rapport à Lucrèce, aux pages 125 à 128 du chapitre « Cosmopolitique de la peur ?« 

« C’est dans la modernité que l’on procède à une réinterprétation radicale de la métaphore du « naufrage avec spectateur » ; donc du statut anthropologique de la peur«  _ soit le centre de ce livre décidément important qu’est État de Vigilance _ Critique de la banalitésécuritairePour les penseurs des Lumières, il n’est plus question de valoriser la distance indifférente du spectateur, car celle-ci suppose une quiétude qui ressemble trop _ par son statisme, son inertie ; et son anesthésie doucereuse _ à la mort. Désormais, la vie est perçue comme ce qui reste _ bienheureusement ! _ en mouvement _ vital ! pardon de la redondance ! _ grâce à ce qui risque de lui être fatal : le danger devient une dimension positive _ dynamisante _ de l’expérience«  _ se construisant pour sa sauvegarde nécessaire : page 126. « En conséquence, il faut réhabiliter les passions qui, d’une manière ou d’une autre, ont toujours été la source _ nourricière, féconde, fertile _ de ce qui s’est fait de grand dans le monde«  ; et donc « il faut désormais s’intéresser à ce qui se passe sur le bateau afin d’éviter qu’un naufrage se reproduise _ le réel étant répétitif jusque dans ses accidents les plus rares (= un peu moins fréquents, seulement…) : commencent alors à prospérer les statistiques (par exemple dans la Prusse de Frédéric II) : Kant ne manque pas de le remarquer en ouverture de son article crucial Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, en 1784…

« C’est pourquoi Voltaire réinterprète l’image du naufrage avec spectateur dans l’article « Curiosité » de l’Encyclopédie » : « C’est à mon avis la curiosité seule qui fait courir sur le rivage pour voir un vaisseau que la tempête va submerger ! »

Le sentiment de sécurité du sage est contredit par un affect universel : le désir de savoir de quoi il retourne dans les catastrophes. Pour Lucrèce, un naufrage n’est jamais que le résultat d’un mécanisme naturel qui affectait par hasard les hommes. Pour l’éviter, il convenait donc surtout de ne pas prendre la mer _ liquide et mobile : éviter le risque de ce danger ; voire le fuir : en s’abstenant de courir le risque : « mieux vaut changer ses désirs que l’ordre du monde« , hésitait (et balançait…) encore un Descartes (avec un plus entreprenant « devenir comme maître et possesseur de la Nature« , en 1637 (en son « Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences« )… _, et de demeurer sur la terre ferme _ solide et davantage stable _ décrite par la physique épicurienne. A l’inverse, le penseur des Lumières s’intéresse aux naufrages parce qu’ils atteignent ce qu’il y a de plus noble _ voire héroïque _ en l’homme : son désir _ faustien (cf tout ce qui bouge entre le Faust de Christopher Marlowe en 1594, pour ne rien dire de celui de l’écrit anonyme Historia von D. Johann Fausten, publié par l’éditeur Johann Spies, en 1587, et le Faust de Goethe…) _ de dépasser ses limites en apprivoisant _ = « s’en rendre comme maître et possesseur« , dit, à la suite d’un Galilée (« la Nature est écrite en langage mathématique« ), un Descartes, en 1637, donc : les dates ont de l’importance… _ la nature. Dès lors, il faudra se demander comment prendre la mer (c’est-à-dire civiliser le monde _ sinon le coloniser et mettre en « exploitation«  _), sans courir de risques inutiles _ le pragmatisme utilitariste a de bien beaux jours devant lui ; pages 127-128…

Quel est le rapport entre cette valorisation de la curiosité _ à ce moment des Lumières et de l’Encyclopédie _ et l’histoire de la peur ?

Avant les Lumières, Hobbes est le premier _ ou parmi les premiers : cf un Bacon… _ philosophe à réhabiliter la curiosité contre sa condamnation chrétienne. (…) La curiosité n’est rien de plus que « le désir de savoir pourquoi et comment » _ énonce Hobbes dans Léviathan, au chapitre VI. (…) Être curieux, c’est être amoureux _ oui _ de la connaissance des causes : l’homme doit à cette passion _ voilà _ toute sa science et ses plus hautes œuvres de culture. La curiosité est donc l’opérateur _ tel un clinamen de très large amplitude et fécond _ de la différence humaine«  _ par rapport au reste du vivant (et du règne animal) : moins « déployé« 

Et « pourquoi cette réhabilitation de la curiosité est-elle en même temps _ dans l’œuvre de Hobbes _ une valorisation de la peur ?« , page 129.

« Pour les penseurs de la modernité (…), le désir de savoir qui mène le spectateur sur le rivage et l’incite à analyser les causes du désastre s’explique, tout comme la peur _ voilà ! _ par un rapport inquiet au futur.

« C’est l’inquiétude des temps à venir » qui « conduit les hommes à s’interroger sur les causes des choses » _ énonce Hobbes dans Léviathan, au chapitre XI. La curiosité n’est une passion aussi vivace _ c’est aussi une affaire de degrés _ que parce que les êtres humains se trouvent dans l’ignorance de l’avenir, et cherchent par tous les moyens à remédier _ = prendre des mesures préventives tout autant efficientes qu’efficaces (soit prévoir & pourvoir ! pragmatiquement ! _ à leurs craintes«  _ on pourrait citer aussi, ici, le très significatif chapitre XXV du Prince de Machiavel ; avec la double métaphore de la crue catastrophique (faute, aux hommes, d’avoir ni rien prévu, ni rien pourvu !) du fleuve et des « digues et chaussées«  (à concevoir & réaliser) qui, si elles n’empêchent pas la-dite crue d’advenir et se produire, évitent du moins ses effets ravageurs catastrophiques sur les hommes et leurs biens institués ou construits : en les « sauvant«  de la destruction. A cet égard, la « précaution«  (active et efficiente) est plus « moderne«  que la simple « fuite«  (passive) à laquelle recouraient les Anciens…

 

C’est alors que Michaël Foessel compare (et confronte) les peurs contemporaines aux peurs modernes ; et la place changeante qu’y prend, tout particulièrement, en chacune, le remède politique de l’État ; ainsi que ce qu’il qualifie, page 131, de « l’histoire de la rationalisation _ calculante _ de la peur« …

Avec la modernité de Hobbes, « au moment où elle devient raisonnable, la peur acquiert le statut de passion politique _ quand se construisent les États-Nations de la modernité. La banalité sécuritaire se fonde _ alors _ sur cette équivalence entre une peur _ citoyenne _ qui cherche à se dépasser dans la tranquillité _ d’une part _ et _ d’autre part _ un État qui répond _ voilà ! _ à cette exigence par les moyens de la souveraineté » _ voilà !

« Mais qu’en est-il de cette équivalence aujourd’hui ?«  _ en cette première décennie de notre XXIème siècle, page 132.

Les dix-sept pages qui suivent vont y répondre :

et selon « l’hypothèse«  d’« une dépolitisation de la peur » _ dans le cadre oxymorique (à déchiffrer !) des « États libéraux-autoritaires« _ ; c’est elle « qui explique pour une part _ au moins _ les évolutions sécuritaires auxquelles nous assistons« … 

Michaël Foessel alors résume les trois apports du modèle moderne (hobbesien) _ soient :

« passion du calcul rationnel,

rappel à la finitude,

affect qui ne peut se dépasser que dans l’institution :

voilà les trois principales caractéristiques qui font de la peur un sentiment politique à l’intérieur de l’anthropologie classique«  _, afin d’y confronter ce qui se passe à notre époque :

« ce modèle est-il encore le nôtre ?« , demande-t-il, page 136. 

« Il semble que les peurs actuelles empruntent surtout au premier élément : la vigilance prônée dans les sociétés néolibérales est un appel constant à évaluer les risques _ voilà ! _ pour les intégrer à un calcul _ de plus en plus strictement utilitaire _ en termes de coûts et de bénéfices«  _ faisant devenir chacun et tous et en permanence des comptables de leur existence (réduite à cela) !!!

« Il est déjà moins sûr que la peur fonctionne encore comme un correctif à la démesure _ ah ! ah ! la cupidité du profit, de l’appât du gain (d’argent) n’ayant guère, déjà et en effet, de « mesure«  Les mesures sécuritaires _ en effet _ s’inscrivent dans un projet qui est celui de la maîtrise aboutie _ voilà ! _ du monde _ dont les hommes, s’agitant sans cesse _, comme si des technologies électroniques devaient tendanciellement se substituer aux évaluations humaines _ subjectives : par l’exercice personnel du juger… _ de la menace.« 

Et Michaël Foessel de commenter excellemment : « Ainsi qu’on le voit avec la biométrie, le rêve _ un terme qui doit toujours nous alerter ! _ sécuritaire est un rêve d’abolition de la contingence _ voilà l’horreur : le « rêve«  d’une vie enfin sans « jeu«  ! sans la marge d’incertitude d’une « création » éventuelle (= indéterminée, forcément) de notre part ; ce que Kant nomme aussi « liberté » du « génie«  ; ou qui, aussi et encore, est la poiesis _ dans lequel les identités individuelles sont réduites _ voilà ; et drastiquement : telle une implacable peau de chagrin… _ à des paramètres constants et infalsifiables _ une réification (= choséification) de l’homme ! La crainte (…) est _ alors _ plutôt le titre d’un nouveau fantasme de perfection : celui d’un monde régulé _ tel un lit de Procuste ! on y coupe ce qui dépasse _ par des informations dont il n’est plus permis de douter puisqu’elles ont été avalisées par la science _ et ses experts patentés ! en fait l’illusion mensongère (et ici servile et stipendiée !) du scientisme… La peur n’est rationnelle que si elle fait parvenir ceux qui l’éprouvent à un plus haut degré de perception _ pré-formatée _ du réel _ pré-sélectionné et bureaucratiquement breveté, ainsi, par quelques officines monopolistiques !

Mais les peurs actuelles peuvent plutôt être interprétées comme des angoisses _ sans contour ni objets identifiables : re-voilà ce concept crucial _ face au réel _ méconnu, lui, en sa diversité et spécificité qualitative : hors numérisation et comptabilité ! _ et à ce qu’il comporte de hasards _ bel et bien objectifs ! lire ici Augustin Cournot ; ou Marcel Conche : l’excellent L’Aléatoire (paru aux PUF en 1999)… _ et d’incertitudes » _ ludiques et glorieuses… Aux pages 136-137…

« Mais c’est surtout sur le dernier point, celui qui associe la peur et l’institution de la souveraineté, qu’il nous faut admettre ne plus vivre dans un monde hobbesien.« 

Car « la peur qu’éprouvent les sujets à l’égard des institutions est différente de la crainte raisonnable éprouvée face au Souverain«  _ énoncée et décrite dans Léviathan. « Dans un monde globalisé, les craintes _ désormais _ sont transnationales : c’est pourquoi les frontières classiques ne sont plus perçues _ par les individus _ comme des protections suffisantes« 

Et « des peurs contemporaines, on peut dire qu’elles sont « socialisées » en ce sens qu’elles renvoient à des attitudes _ larges et floues : voilà _ plus qu’à des actes illégaux _ spécifiés. Les citoyens ne sont donc pas seulement tenus de craindre les appareils étatiques de contrainte, ils doivent d’abord être vigilants face à _ tout _ ce qui, dans leur environnement immédiat _ infiniment ouvert et mobile _, les met _ subjectivement _ en danger« , pages 137-138.


Avec ce résultat que « le bénéfice de la peur politique, qui est de permettre aux individus de s’abandonner à _ la douceur presque insensible d’ _ une certaine confiance mutuelle _ oui : cette « civilité«  (« pacifique ») était l’objectif politique escompté, au final, du modèle d’État hobbesien _, est alors perdu au bénéfice d’une défiance _ rogue et perpétuellement malheureuse ; plus qu’intranquille : perpétuellement sur le bord de verser dans l’humeur querelleuse et agressive _ généralisée« , page 139. 

Avec aussi ce résultat, terrible : « les peurs d’aujourd’hui isolent _ voilà _ les individus parce qu’elles ne désignent pas un « autre » comme danger, mais se défient _ et fondamentalementdu réel social même _ en son entièreté. Les murs contemporains _ ceux qu’analyse Wendy Brown en son très remarquable Les Murs de la séparation et le déclin de la souveraineté étatique _ montrent _ cruellement, en leur réalisme ! _ que la peur n’est plus à l’origine d’un désir communautaire _ celui de « faire monde« , ou « société«  _, mais qu’elle est une invitation à faire sécession _ voilà ! en une « forteresse assiégée«  isolée du reste par ses barbacanes, fossés et douves… _ d’un monde jugé globalement pathogène«  _ (= toxique) : page 139…

Par là, « le modèle de l’aversion _ et de la fuite : mais jusqu’où ?.. _ semble plus adéquat _ en notre aujourd’hui d’« apeurement«  généralisé… _ que celui de la peur classique pour aborder les refus du présent« , en déduit Michaël Foessel, page 142.

Avec cette conséquence éminemment pratique que « confronté à un marché et à des risques qui ne connaissent plus de frontières, les souverainetés étatiques blessées _ et qui demeurent encore _ ne peuvent répondre autrement que sur un mode _ c’est à bien relever ! _ à la fois métaphorique _ ou magique ! d’où les palinodies d’incantations… _ et réactif au désir de monde clos qui anime la peur _ = l’angoisse, en fait… A force de discours _ et pas seulement ceux des communiquants et publicitaires, et autres propagandistes stipendiés _ qui affirment que le danger est partout puisqu’il est le monde lui-même _ voilà ! _, la peur a perdu _ et c’est un comble ! _ sa vertu de circonspection. N’étant plus en mesure de distinguer _ ni évaluer, ou mesurer, non plus ! _ le menaçant de l’inoffensif, elle tend à envisager _ fantasmatiquement _ toute chose _ à l’infini, continument ! _ comme un danger en puissance« , page 143. « Les peurs contemporaines ne font plus monde«  _ par là même : en un « esseulement«  (anti-social) proprement affolant…


Et « l’angoisse advient dans l’effondrement de ces significations _ qui furent jadis familières _ lorsque plus rien ne répond à nos attentes _ devenues seulement mécaniques et réflexes _ ou ne s’inscrit dans un horizon maîtrisé _ mécaniquement, aussi _ par nos actes«  _ selon quelque chose dont Kafka semble avoir, avec beaucoup, beaucoup d’humour, lui, exprimé très lucidement quelque chose…

D’où « les discours de la catastrophe » contemporains… Et « dans les politiques de la catastrophe _ qui se déploient si complaisamment _, il n’y a plus de différence de nature entre un monde qui menace de disparaître à cause de l’insouciance des hommes et une vie qui déraille » _ carrément ; page 146.

Certes « une catastrophe possède des remèdes, mais ceux-ci _ massifs, forcément… _ empruntent toutes leurs procédures à la science _ calculante, ainsi qu’à la techno-science (son compère), à partir de probabilités envisageables selon des moyennes… _ et aux mesures préventives _ techniques, mécaniques et automatisées _ qu’elle permet d’anticiper.

Sciences du climat, mais aussi du comportement, du crime, de la gestion des risques sanitaires et de la conduite _ envisageable, grosso modo, statistiquement… : le raisonnement se fait sur des ensembles, des masses, des foules ; et pas sur des singularités : non ciblables… _ des hommes _ coucou ! les revoilà ! _ : autant d’édifices théoriques qui figent l’avenir _ on en frémit ! tels des papillons promis (et condamnés) au filet, au formol et à l’épingle qui les immobilise pour l’éternité ! _ dans les prédictions _ ou prévisions ? imparables ?.. _ qui en sont faites.


Il faut _ très concrètement _ que la catastrophe _ massive !!! donc… _ soit un horizon _ incitatif suffisant ! pour les individus comme pour les gouvernants, par l’incommensurabilité de son caractère épouvantable ! sinon, on demeure insouciant ; et imprévoyant ! anesthésié qu’on est par le désir de confort et de routine ordinaire… _ pour que le monde et les vies deviennent prévisibles _ ceux qui contrôlent et calculent en étant à ce compte-là seulement, rassurés ! On ne maintient pas _ voilà ! _ les citoyens et les gouvernants dans la prévoyance active pour les lendemains si ceux-ci ne sont pas menacés _ rien moins que _ du pire. En sorte que les discours de la catastrophe ont tout de la prophétie autoréalisatrice : ils suscitent les peurs angoissées auxquelles ils proposent _ bien fort _ d’apporter une solution« , page 146.


Et « cette circularité _ voilà : auto-alimentatrice du système _ entre la peur angoissée _ sans objet nettement déterminé _ et la vigilance productive qu’elle induit _ voilà _ ne se limite nullement aux rapports entre les individus et les États. On n’expliquerait pas, sinon, qu’elle ait pu investir les vies jusque dans leur intimité _ mais oui ! _, réduisant toujours les espaces de quiétude. La peur incertaine _ angoissée, kafkaïenne… _ s’est transformée en élément _ productif _ de mobilisation permanente _ d’où la polysémie du titre de l’ouvrage : « État de vigilance«  : dont le sens, aussi, d’un état perpétué en permanence d’attention inquiète, voire stressée, des individus ; en plus de l’« État libéral-autoritaire« , adjuvant (et complice : bras séculier !) de l’économie néolibérale… _ dans un système global, que faute de mieux, nous appelons « néolibéralisme » _ voilà !

La vigilance ne serait jamais devenue un _ tel _ ethos majoritaire _ et continuant de se répandre _ si les trois dernières décennies _ après la fin des « trois glorieuses«  et la première grande crise du pétrole, en 1974… _ n’avaient pas été celles de l’introduction des horaires flexibles _ la flexibilité tuant la plasticité ; cf les excellents ouvrages là-dessus de Catherine Malabou… _, de l’affaiblissement des garanties liées au contrat de travail ; et de la sous-traitance à des entrepreneurs indépendants et socialement fragilisés«  _ en effet ! voilà des procédures empiriques diablement efficaces sur le terrain pour créer, multiplier et entretenir l’anxiété…


Et « le « management par la terreur » _ oui ! _ fait système _ lui aussi : par le haut ! _ avec ce réel angoissé _ oui ! _ où le fait de se sentir nulle part « chez soi » _ une barbarie ! _ est considéré _ managérialement ! Michaël Foessel cite ici une déclaration en ce sens de Andrew Grove, ancien PDG d’Intel : « la peur de la compétition, la peur de la faillite, la peur de se tromper et la peur de perdre sont des facteurs de motivation efficaces«  _ comme une vertu cardinale« , page 147 _ au bénéfice d’une nomenklatura, qui, elle, de fait, sait fort bien s’en exempter : cf les « retraites automatiques« , « parachutes dorés«  et « autres primes extravagantes« , précise Michaël Foessel, pages 147-148…

Le résultat étant que « dans les sociétés libérales, la majorité des individus est _ et de plus en plus : à moins qu’on ne s’emploie à y mettre fin !.. à inverser le processus ! _ soumise à une variabilité permanente _ dite « flexibilité«  : le contraire de la « plasticité«  artiste ; et des démarches souples et ouvertes à l’accident de l’imprévisibilité du « génie«  _ des formes de vie _ Michaël Foessel reprend ici l’expression de Paolo Virno ; cf aussi son Opportunisme, cynisme et peur _ ambivalence du désenchantement_ qui favorise l’apparition des craintes angoissées« , page 148. « Étrange procédure que celle dont on attend _ les néolibéraux ! du moins… _ qu’elle produise de la stabilité psychologique et sociale _ systémiques : une induration de l’habitus… _ par l’exacerbation des inquiétudes » _ des individus (pire que stressés)…

Et Michaël Foessel de conclure son chapitre « Cosmopolitique de la peur ? » :

« Dans tous les cas, il nous faut renoncer à nos espoirs _ sic ! _ dans une cosmopolitique de la peur _ pour reprendre le concept kantien… : soit la perspective d’un tel affect qui « ferait monde«  ! pour la collectivité des humains que nous sommes… Le cosmopolitisme n’est possible que là où _ décidément _ il y a des institutions et là où il y a un monde _ se faisant par nos coopérations effectives et lucidement confiantes (de vraies personnes sujets, et non réduites au statut d’objets) :

on aura depuis longtemps compris combien j’applaudis à ce « diagnostic«  de Michaël Foessel _ pour reprendre le titre (au pluriel : « diagnostics« ) de cette « collection » du « Bord de l’eau« , que dirigent Fabienne Brugère et Guillaume Le Blanc !


Or, les peurs angoissées sont solitaires et acosmiques
_ hélas ! _ : elles n’ont pas d’autre horizon que celui de la catastrophe » _ et font mourir les individus (isolés, s’isolant les uns des autres, désocialisés ; et sans œuvres !) de mille morts avant la mort biologique définitive… Ce ne sont pas là des vies vraiment « humaines » ! mais « inhumaines » ! barbares !

« Mais _ et ce sont les mots de Michaël Foessel en sa conclusion, page 155 _, entre l’audace _ téméraire _ de l’aventurier et la prudence _ calculante, comptable _ de l’entrepreneur _ ainsi, aussi, que la lâcheté (veule) devant la peur ; ou la soumission (maladive) à l’angoisse _, il y a le courage de l’action qui se mesure _ sans opération de calcul comptable, cette fois ! et joyeusement ! _ à l’imprévisibilité _ ludique _ du monde. Cette vertu collective _ et pas seulement personnelle et individuelle, par là ; mais civique (et civilisatrice !) _ est nécessaire pour que nos désirs politiques _ authentiquement démocratiques : à rebours des populismes démagogiques (bonimenteurs) menteurs ! _ osent à nouveau se dire dans un autre langage que celui _ apeuré et apeurant, avare et mesquin, aveuglément cupide ! _ de la sécurité _ soit le langage de la liberté créatrice d’œuvres authentiquement (= qualitativement !) « humaines« 

Un défi exaltant…

Existent d’autres régimes d’attention _ ou « vigilance« , avec d’autres rythmes… _que cette mesquinerie réductrice utilitariste néolibérale « coincée » ! D’autres désirs que de sur-vivre (soi, tout seul) biologiquement, et à tout prix ! Ou seulement s’enrichir _ gagner plus ! _ !.. Quelle pauvreté d’âme ! Quelle bassesse ! Quelle porcherie que cette cupidité exclusive !

Une attention un peu plus généreuse (et ludique _ jouer…) à l’altérité amicale (ou l’altérité amoureuse _ il y a aussi l’altérité des œuvres) ; et non inamicale _ Michaël Foessel cite aussi à très bon escient Carl Schmitt, et cela à plusieurs reprises _ ou concurrentielle !

Quelles terribles restrictions (et appauvrissements _ qualitatifs ! _) de l’humanité voyons-nous se déployer sous nos yeux avec cette économie politique néolibérale conquérante, exclusive, totalitaire ! en plus du ridicule infantile de son exhibitionnisme bling-bling !..

C’est cette anthropologie joyeuse-là qu’il vaudrait mieux, ensemble, en une démocratie ouverte, réaliser, joyeusement, souplement, et les uns avec _ et pas contre _ les autres…

Aider à advenir et s’épanouir une humanité mieux « humaine » !..

Titus Curiosus, ce 22 avril 2010

Post-scriptum :

Avec un cran supplémentaire de recul,

je dirai que la pertinence de l’analyse de l’état contemporain de l’État

(ainsi que du Droit : ici la réflexion de Michaël Foessel s’inscrit dans la démarche d’analyse lucidement riche d’un Antoine Garapon, comme dans celle de Mireille Delmas-Marty)

me paraît tout particulièrement redevable à la démarche de Michel Foucault _ en ses leçons au Collège de France, tout spécialement : leçons dont la lucidité fut sans doute en quelque sorte « accélérée«  par le sentiment de l’urgence de ce qui lui restait de temps, terriblement « compté« , à « vivre«  ! _ quant à l’historicité et des réalités et des concepts _ ensemble : ils font couple ! _ afin de les penser et comprendre :

à l’exemple _ encourageant ! _ de ce qu’une Wendy Brown retire de la méthode foucaldienne.

Soit un refus de la « substantialisation«  _ le terme est employé au moins à deux reprises dans le livre _ des concepts, de même qu’une critique reculée des « thèmes«  _ ce terme aussi revient à plusieurs reprises : les deux font partie de l’épistémologie critique foesselienne, en quelque sorte… La compréhension du réel, en son historicité même, requiert donc une telle mise en perspective à la fois cultivée et critique. 

C’est ainsi que la philosophie de l’État, ainsi que l’anthropologie _ classiques, toutes deux, en philosophie politique _ d’un Thomas Hobbes, doivent être relues et corrigées afin de comprendre ce qui change, ce qui mue, ce qui devient autre et se transforme à travers l’usage (faussement similaire) des mots, des expressions, des concepts, même, pour « suivre » et saisir vraiment ce qui « devient » (et mue) dans l’Histoire :

ici, en l’occurrence, comprendre « l’État libéral-autoritaire » et les « peurs angoissées » contemporains.

Comment la peur est « utilisée » autrement aujourd’hui qu’hier par un État _ avec ses appendices idéologiques _ qui, lui non plus, n’est plus le même ; et selon des affects qui eux-mêmes ont « bougé« . Et qu’il importe absolument de comprendre, en ce « bougé » même, pour mieux saisir le sens de ce qui advient maintenant ; et mieux agir au service d’un « humain » qui lui-même change (et se trouve « malmené » !)…

Ce qui _ nous _ impose _ aussi _ d’autres modalités d’action, notamment politiques, au service des valeurs d’épanouissement des humains : au lieu d’une « guerre _ même sous d’autres formes _ de chacun contre tous« .

Voilà comment Michaël Foessel, en son travail d’analyse philosophique, en ses livres publiés, comme en son travail d’articles dans la revue Esprit, au courant des mois et des années, nous offre un travail au service de l’épanouissement de l’humain…

Et d’un « faire monde » courageux : les deux étant liés…

Grand merci à ces contributions !!! Elles sont importantes !

C’est aussi une mission _ d’une certaine importance ! en effet… _ du philosophe _ faisant ce que sa démarche (d’intelligence comme d’action : en intense corrélation…) lui permet d’effectivement faire _ que de s’inscrire, avec son effort d’intelligence critique du réel, dans une démarche d’aide à la lucidité de la cité _ et des citoyens : tant qu’il en demeure, du moins ; mais le pire (ou la « catastrophe« ) n’est pas toujours le plus sûr, heureusement, peut-être !..

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