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Lettre à l’ombre du père (et tombeau de papier pour lui) : la missive de François Broche « A l’officier des îles » tué par un obus à Bir-Hakeim le 9 juin 1942

30jan

C’est d’un même mouvement un tombeau de papier et une lettre au père défunt,

édifié, le tombeau, et rédigée, la lettre,

à l’ombre même _ ombre à la fois toujours présente, dès l’écriture d’un premier livre en 1969, du moins, en même temps que la personne physique du père, Félix Broche, est forcément à jamais absente, en la vie de son fils François : le père et le fils ne s’étant, en effet, pas même une seule fois vus ni a fortiori étreints : officier, Félix Broche étant déjà parti  de Tunis, où résidait sa famille, pour « les îles« , en l’occurrence d’abord Tahiti, rejoint le 3 juillet 1939 (cf page 57 de À l’officier des îles), puis ce sera la Nouvelle-Calédonie un peu plus tard (il y atterrira le 12 novembre 1940), au moment de la naissance de son fils François, à Tunis, le 31 août 1939 ; et nous verrons ici comment le fils et le père ont, par delà l’absence physique de ce père tué par des éclats d’obus à Bir-Hakeim (le 9 juin 1942), réussi malgré tout, et assez fréquemment, à partir d’un certain moment, à s’entretenir l’un avec l’autre : et c’est de ces échanges en dépit de, et par-delà, la mort, que traite ce livre de construction d’un soi…  _ de ce père, mortellement frappé par un éclat d’obus à Bir-Hakeim le 9 juin 1942,

c’est d’un même mouvement un tombeau de papier et une lettre au père défunt

que dresse et écrit pour ce tombeau de papier qu’est cette lettre au père

l’historien François Broche, en un très beau À l’officier des îles, paru aux Éditions Pierre-Guillaume de Roux au mois d’avril 2014,

dont l’auteur m’a très aimablement fait l’hommage, pour l’avoir invité à un magnifique et passionnant entretien dans les salons Albert-Mollat, à Bordeaux, jeudi 15 janvier dernier,

au sujet de son magnifique et désormais indispensable Dictionnaire de la collaboration _ Collaborations, compromissions, contradictions, paru aux Éditions Belin au mois d’octobre 2014 _ cf sur ce travail historiographique majeur, mon précédent article du 12 novembre : Un admirable monument de micro-histoire de l’Occupation : le « Dictionnaire de la Collaboration _ Collaborations, compromissions, contradictions » de François Broche

C’est en effet à un récit de construction de soi _ celle de l’auteur même, François Broche _,

à l’ombre _ au final positive, enrichissante, sans étouffer, nous allons le voir, même si elle a pu, un moment, devenir « obsédante«  (page 179) _ de cette ombre devenue éclairante de son père,

que procède en effet dans ce très beau récit _ lettre et tombeau au père à jamais absent, sinon comme ombre, précisément _ François Broche.

Construction de soi de François Broche à comparer avec la très rapide évocation par l’auteur du rapport de son frère aîné _ de quatre ans _ Michel à la figure du père disparu

_ cf pages 8-9, 10 et 11 :

 » Un oncle, graveur sur bois du dimanche, avait ciselé sur un petit panneau de bois où ta photo était incrustée cet extrait d’une lettre adressée à ma mère le 31 août 1941 : « Que mes fils ne soient pas des veules, et que l’exemple de ce que j’ai fait leur soit un exemple de vie ». Cette petite phrase a marqué mon enfance. Elle sonnait _ alors, pour l’enfant qu’était François Broche _ comme une condamnation prémonitoire. Plus je grandissais, plus je me sentais profondément « veule ». (…) Mon frère aîné, lui, offrait une image différente : il était énergique, sportif, volontaire jusqu’au paroxysme. Il en avait de la chance ! (…) J’avais la conviction que, ma vie durant, je ne ferais pas le poids devant toi. (…)

Plus tard encore, dans les rares archives qui avaient surnagé _ de divers déménagements familiaux _, j’ai retrouvé ta lettre, adressée à ma mère _ depuis Damas, où Félix Broche, toujours à la tête de son bataillon du Pacifique, stationne en moment en Syrie, faisant désormais partie de « la Première Brigade française Libre (1re BFL) que De Gaulle a chargé les généraux de Larminat et Legentilhomme de mettre sur pied«  (page 144).

Voici le passage où figure la fameuse petite phrase :

« Quelle est ta vie ? Comment t’arranges-tu ? Comment allez-vous tous ? Comment vont les enfants ? François a 2 ans aujourd’hui et Michel bientôt 6. Quelle tristesse pour moi, si tu savais, de ne pas les avoir, de ne pouvoir guider leurs premiers pas dans la vie… Mais je compte absolument sur toi, tu dois me remplacer, être ferme avec eux, ne pas les gâter, les élever virilement. Trop de jeunes Français des dernières générations avaient perdu le goût de l’effort et du travail. Que mes fils ne soient pas des veules, et que l’exemple de ce que j’ai fait leur soit un exemple de vie, malgré tout ce qu’ils en entendront dire ».

Replacée dans ce contexte _ d’août 1941 : la France libre n’est certes pas alors en honneur de sainteté, ni à Tunis, ni en France occupée… _, elle prenait un sens différent. Ce n’était plus une excommunication fulminée par un dieu vengeur, mais un simple desideratum, ô combien naturel, chez un homme plongé dans la tourmente de la guerre, qui souffrait de la séparation d’avec les siens. Tu avais souligné le second adverbe _ virilement _, pour lui donner encore plus de force.

Sur ce point, tu ne fus guère exaucé : ma mère ne te remplaça pas, elle était bien incapable de nous donner une éducation virile.

Mon frère et moi, en suivant des chemins totalement divergents, nous dûmes nous élever tout seuls. Le résultat ne fut pas toujours _ à certaines périodes _ à la hauteur de tes espérances d’outre-tombe.

Aussi loin que je remonte, je ne me souviens pas que tu aies été présent dès le début _ voilà ! J’étais un enfant sans père, et cela n’avait pas l’air de me gêner.

(…)  Je suis tout de même jaloux d’un souvenir de mon frère aîné. Il doit avoir trois ou quatre ans. Il court, tombe, se fait un peu mal, pleure. Soudain, une ombre _ produite par la lumière du soleil de Tunisie, ici _ surgit derrière lui, il se sent pris dans les bras d’un homme qui le serre contre lui et le console. C’est le seul souvenir qu’il conserve de toi. Je suis jaloux de ce contact physique, de cette étreinte, tout en me demandant si cette ombre _ gigantesque _ n’a pas, pour lui, éclipsé tout le reste _ mais nous n’en saurons pas davantage. Moi, j’ai dû me contenter _ longtemps _ d’un fantôme moins encombrant«  _ ;

ou à comparer encore, aussi, au rapport que Jacques Roumeguère _ (9-4-1917 – 25-12-2006) : « un ancien du 1er régiment d’artillerie des Forces Françaises libres, qui avait fait l’admiration de tous ses hommes quand, à Bir-Hakeim, blessé à la jambe, le 9 juin 1942 (le jour où tu étais mort), il avait refusé d’abandonner son poste, alors que sa blessure lui interdisait tout mouvement« , page 197a eu avec son propre père, disparu, lui, au cours de la Grande Guerre

_ cf pages 197-198 :

« Il n’avait cessé de rechercher des témoignages sur son père, un colonel d’artillerie, tué en 1918. Né en 1917, il ne l’avait pas connu :

« Obnubilé par ma propre recherche, me dira-t-il trente ans plus tard _ après leur commun voyage à Tobrouk en juin 1972 : soit en 2002, par conséquent _, je me remémore souvent vos paroles. Malheureusement, j’entame la dernière étape sans avoir recueilli le moindre indice qui eût apaisé mon angoisse ».

A plus de quatre-vingt-cinq ans, il n’avait toujours pas digéré l’absence de son père, qu’il assimilait, comme j’inclinais à le faire moi-même lorsque j’étais enfant _ et ce n’est plus le cas _, à un silence _ voilà.

J’avais beaucoup d’affection, de respect, de compassion pour cet homme qui mourut le jour de Noël 2006, à quelques mois de son quatre-vingt-dixième anniversaire, sans être parvenu au terme de sa quête« .

Or la lecture de cet À l’officier des îles nous apprendra que l’ombre de Félix Broche n’a pas été du tout silencieuse pour son fils François.

A contrario, elle deviendra peu à peu, et au fil d’œuvres poursuivies, fécondement rectrice.

Et alors le fils François,

re-pensant à tout ce qu’avait fait et accompli en officier-soldat son père, et qu’il a pu _ en partie, du moins _, pu assez bien reconstituer _ en historien de la France Libre, tout d’abord, mais aussi en fils se construisant peu à peu _,

peut conclure son récit, page 228 _ juste avant un Epilogue (aux pages 229 à 238 : Retour à Bir-Hakeim (5-6 juin 2012)  _ :

« Allez, salut, toi que je n’ai jamais pu appeler « papa ».

Je pense à toi, je continue à faire ce que je peux _ en œuvres successives de papier, pour le principal _ pour qu’on ne t’oublie pas. Ce n’est sûrement pas assez, mais c’est déjà ça« …

Mais cette construction de soi,

d’un même mouvement fondamentalement modeste en même temps que puissamment exigeante,

est loin d’être pour François Broche une pure et simple auto-création, isolée des autres.

Et c’est sur cette patiente et persévérante construction de soi, via des rencontres et via des œuvres successives, qu’ici je veux porter ici ma propre focalisation de lecteur un peu attentif.

Témoigne ainsi de cette lente, longue, et à vrai-dire infinie _ de même qu’est infinie la recherche-enquête de l’historien, de tout historien… _, construction de soi, ce paragraphe à la page 23 :

« A dix-huit, vingt ans _ quand il est étudiant à Paris, en 1957-1959, donc ; page 42, François Broche résumera : « sept années de vie parisienne« , dont « un stage de quatre ans à la Cité universitaire » ; et quelques importantes amitiés… _,

je n’avais strictement aucune action sur ce qui m’arrivait. J’étais impuissant à modifier le cours des choses.

Au début des Antimémoires, Malraux confie que (…) il déteste son enfance : « J’ai peu et mal appris à me créer moi-même, si se créer, c’est s’accommoder de cette auberge sans routes qu’on appelle la vie ».

Comme Malraux, j’ai la regrettable impression de ne pas m’être créé. Une sorte de fatalité _ alors et unilatéralement _ m’emportait  _ sans cesse, toutes ces années d’enfance, d’adolescence et de jeune adulte _ là où je n’avais imaginé aller«  _ au hasard de quelques rencontres et amitiés : Jean-Marc M. (mort « noyé au cours d’une plongée sous-marine au large de Nouméa« , au printemps 1972, si l’on se fie à la chronologie du récit, page 194) ; Jacques B. ; puis l’homme de lettres Philippe Héduy, en particulier, qui l’amène, vers 1968-1969, à l’écriture-enquête sur le parcours de son père, de Tunis à Tahiti, Nouméa, Beyrouth, Damas, et Bir-Hakeim..

Et François Broche de répéter, page 25, à propos de ses sept premières années, à Paris (dont quatre à la Cité universitaire) : « La vie n’avait aucun sens, tout cela ne rimait à rien« 

Et il se trouve que l’année 1958 est aussi celle de la sortie du film de Marcel Carné, Les Tricheurs : « Les « tricheurs » voulaient s’émanciper, mais ils n’y arrivaient pas, ils demeuraient des « gosses ». Ils n’évoluaient pas, ils stagnaient dans leur insuffisance. Le déterminisme _ inhibiteur jusqu’à l’auto-destruction de soi _ qu’ils avaient eux-même forgé, l’emportait sur leur volonté« , page 27.

Cependant, marquant d’une pierre blanche l’année de son mariage et de sa première paternité, en 1976

_ « J’avais attendu d’avoir trente-sept ans pour devenir mari, gendre, père, beau-frère, oncle » ; cette phrase, à la neuvième ligne de l’ouverture même de son livre, page 5, reprenant en l’amplifiant la toute première du livre : « J’ai attendu d’avoir trente-sept ans pour donner la vie _ juste l’âge que tu avais quand un obus t’a troué la tempe. » Et François Broche de poursuivre : « Pour tenir dans mes bras mon premier enfant. (…) C’était ta petite-fille. Je me suis dit, au même moment _ en 1976, donc _, que, cette année-là _ 1976 _, nous avions le même âge.«  _,

François Broche remarque, page 24 _ et c’est la conclusion importante, je veux le souligner, de son premier chapitre _, à propos de cette étape décisive, enfin, de sa vie :

« Je ne sais pas ce que me réserve _ en 1976, donc _ l’avenir, mais j’ai, malgré tout _ dès ce moment, et enfin ! _, confiance : je me vois bien parti, même si je suis parti un peu tard.

Je n’ai pas le moins du monde l’intention _ désormais _ de m’enliser dans quoi que ce soit, et l’ambition m’anime de « donner », sinon au monde, du moins à ce petit être qui commence à vivre _ son premier enfant, sa fille aînée ; le verbe « donner«  étant ici utilisé intransitivement.

Par le seul fait qu’elle existe, ma fille me replace _ en effet _ dans une lignée _ voilà la source du sens… Elle me révèle que la vie ne peut avoir un sens que si elle s’inscrit dans une continuité« .

D’où la place, ainsi réactivée, en 1976, de la question du contenu du rapport de François Broche à son père ;

d’autant plus que le premier travail réalisé d’écrivain et historien _ et plus seulement de journaliste, cf page 47 : « après neuf mois de service dans la coopération au Gabon _ en 1965 _, j’aspirais à la France comme à la Terre promise. (…) J’allais devoir m’engager sur une route nouvelle » (pages 42-43). « Je ne m’étais pas encore établi, vivotant de petits boulots sans lendemain (j’ai pendant une trop longue année été correspondant régional d’un grand quotidien dans deux départements de la région parisienne, mal payé, toujours sur les routes, mais content de ce sursis qui me permettait de différer un choix définitif de carrière), me frottant à un milieu intermédiaire entre la politique et le journalisme, où je rendais quelques services «  _

d’autant plus que le premier travail réalisé d’écrivain et historien de François Broche, en 1969-70 _ Le Bataillon des Guitaristes, l’épopée inconnue des FFL de Tahiti à Bir-Hakeim, paru en 1970 aux Éditions Fayard, et Prix littéraire de la Résistance, en 1971 _avait déjà concerné, et même au premier chef, déjà alors, mais presque par hasard, aussi et seulement, son père : au hasard d’une rencontre avec l’écrivain et journaliste Philippe Héduy, qui, « un jour (vers 1968-69), dans sa maison de campagne de l’Oise, me lança : « Il faut que vous fassiez un livre sur votre père. Le sujet est en or : un fils part à la recherche d’un père qu’il n’a jamais connu et qui ne l’a jamais vu ».

Je ne m’étais pas créé, j’y parviendrais peut-être en te recréant. Du moins en te faisant réapparaître. Renaître. Revivre.

Je lui avais lâché cette histoire _ la tienne, la mienne _ par bribes. Il avait montré un enthousiasme qui m’avait paru un peu excessif« , commente rétrospectivement cet événement de la toute première étape de sa gestation d’auteur, François Broche, pages 47-48 ;

d’autant plus que ce premier travail d’écrivain et historien de François Broche, en 1969-70, avait déjà concerné, et même au premier chef, déjà alors, mais presque par hasard, donc, aussi et seulement, son père _ je reprends l’élan de ma phrase _donc,

en tant que Félix Broche, son père, était le chef de ce Bataillon des Océaniens (de Tahiti et de Nouméa) de la France Libre…

Page 52, François Broche précise et commente les circonstances de ce crucial passage à l’écriture et à l’enquête historiographique, ce tournant d’activité de 1968-69, qui allait s’avérer, sinon immédiatement, au moins à terme _ car cela va prendre encore plusieurs années… _,  fondateur pour donner une première vraie direction à son existence, jusqu’alors assez déboussolée :

« Philippe _ Héduy (1926-1998) _ et Anne-Marie _ Cazalis (1920-1988), son épouse _ avaient _ ainsi, en 1968-69 _ décidé pour moi : je devais me mettre au travail sans retard.

J’obtempérais sans grand enthousiasme pour une raison qui me paraissait évidente : je n’avais pas _ pas encore _ de projet très arrêté.

Je ne savais pas du tout _ pas encore vraiment… _ où j’allais.

C’était bien d’un enfantement _ et double : et de soi-même, en tant qu’auteur ; et d’une connaissance véridique, historiographique absolument sérieuse, de son père _ qu’il s’agissait.

Te faire tenir _ tel que tu fus, de ton départ de Tunis « au printemps 1939«  (l’indication est donnée page 57) à ta mort à Bir-Hakeim le 9 juin 1942 _ au creux de mes pensées,

comme ce bébé _ le premier, tenu dans ses bras de père en 1976, pour la première fois.

Et soulignons bien ici, à nouveau, que c’est là la scène même d’ouverture du livre, page 5 : « J’ai attendu d’avoir trente-sept ans pour donner la vie _ juste l’âge que tu avais quand un éclat d’obus t’a troué la tempe. Pour tenir dans mes bras mon premier enfant«  ; et en 1968, François Brosse n’a encore que vingt-neuf ans

Exister à nouveau _ adresse l’auteur, dans la foulée, à son père défunt, toujours page 52 _, comme si tu n’étais pas mort _ et cela, par la grâce de la pensée au travail de la recherche historique, et son écriture rigoureuse active, de la part du fils orphelin, à la recherche de la vérité des actes accomplis (des res gestae) par le père.  Comme si tu allais revenir _ au moins par le pouvoir formidable de la pensée et de l’enquête à mener, permettant d’accéder à la connaissance des actes que tu avais effectivement accomplis, en soldat-officier, avant de disparaître… _ après une aussi longue absence.

Philippe ayant eu la sagesse de ne me donner aucune consigne, je dus m’y mettre. Dans la pagaille, dans la panique. En toute liberté. Avec la quasi certitude _ alors, en 1968-69 : foncièrement modeste…  _ que je n’aboutirais à rien« …

Et cela, à la condition de vaincre un obstacle dangereux, identifié par l’auteur page 180 : « cet instinct obscur _ cette pulsion de mort masochiste, dirait plutôt Freud _ qui pousse un homme à saboter son destin _ il me semblait que c’était celui-là même qui me rongeait depuis que j’avais pris conscience de ta mort, et me soufflait que le handicap était trop lourd à surmonter. Qu’il était inutile d’essayer de faire de moi quelqu’un ». Soit un obstacle en effet crucial…

« Un matin de juin 1972, je ralliai l’aéroport militaire d’Évreux, en compagnie de quelques anciens de la Première Division française libre qui allaient commémorer en Cyrénaïque le trentième anniversaire de « la bataille qui allait réveiller les Français », selon le mot si juste de Pierre Messmer« , page 194.

Et le récit poursuit, page 195 :

 « Un vieil autocar nous conduisit de Benghazi à Tobrouk (…). Dans le cimetière français, je me dirigeai lentement vers la tombe numéro un, qui abrite tes restes _ transportés là depuis Bir-Hakeim « dans les années cinquante«  (précision donnée un peu plus loin, à la page 196) . Au milieu des Tahitiens qui la couvraient des colliers de coquillage, mon cœur battait plus vite : nous n’avions jamais été _ le père, Félix, et lui-même, le fils, François _ aussi proches. J’allais enfin te retrouver ! (…) J’allais connaître une minute de vérité qui donnerait peut-être un sens à ma quête _ commencée dans le hasard en 1968-69 _, qui orienterait de manière décisive le reste de ma vie «  _ laquelle, vie, tâtonnait décidément encore, en 1972, à la recherche de ce cap sûr qui lui donnerait ce sens enfin sûr introuvé jusque là…


Mais, aussitôt, pages 195-196 :

« N’ayant jamais cru  à « la résurrection de la chair », je ne pouvais accorder aucune valeur au rectangle de cailloux qui était ta « dernière demeure » (…) De toute façon _ et déjà, pour commencer _, tes « cendres » n’étaient probablement pas là. Il y avait tout de même quelques chances pour qu’elles eussent été dispersées ou perdues, par négligence ou par maladresse, lors du transfert du cimetière de Bir-Hakeim à Tobrouk dans les années cinquante ».

Avec cette conclusion provisoire, toujours page 196 :

« De toute évidence, ce n’était pas là _ ni alors _ que j’allais te rencontrer _ le mot est capital. Je ne vis _ et ne sus voir, alors, en ce cimetière de Tobrouk, en 1972 _ qu’une plaque portant ton nom, et rien d’autre.

Je donnais à mes compagnons de voyage l’illusion de « me recueillir » devant ta tombe. L’expression me faisait _ déjà alors _ sourire. En vérité, ce n’étais pas moi, mais toi qui me recueillais ».

Et François Broche de commenter, pages 196-197, cette situation de juin 1972 au cimetière de Tobrouk :

« Nous étions dans une dimension symbolique qui me convenait.

Il n’existait plus aucune trace matérielle de ton passage sur la terre. Tu étais retourné « à la poussière », comme il est écrit dans le Livre, et c’était très bien ainsi.

Qu’est-ce que cela changeait ? Ce n’était pas ton cadavre qui m’occupait,

mais ton ombre _ voilà.

J’aurais voulu passer le reste de mon éternité _ du moins, ou au moins, celle à venir, après sa propre mort _ à côté de ton ombre.

Dans ton ombre _ l’expression est fondamentale : une ombre qui n’était pas encore alors, en juin 1972, une ombre nourricière et rectrice.

(…) Il n’y avait pas eu _ à Tobrouk, en juin 1972 _ de rencontre. Pas de retrouvailles !

Tu ne m’avais rien dit,

et je n’avais pas _ non plus _ trouvé les mots qui eussent été à la hauteur de l’événement.

Ta tombe était aussi vide que ma cervelle« , encore à ce moment de juin 1972, à Tobrouk.

Mais tout change _ et va changer vraiment _ pour François Broche, annonce l’auteur page 199 (et reprenant l’ouverture même du livre, page 5, à propos de son mariage et de sa première paternité, en 1976)

quand « quelque temps plus tard _ en 1976, donc _, je me mariai.

Ma vie, soudain, avait un sens ; l’amour partagé lui donnait _ enfin, et irréversiblement, cette fois _ une orientation inédite, décisive, définitive« …

« En outre, la paternité _ toujours cette même année 1976 _ m’apportait tant de choses qui m’avaient jusqu’alors si cruellement fait défaut : ouverture, don de soi ; plaisir de contempler la vie dans ce qu’elle produit de plus beau, les regards éblouis et les gestes désordonnés ; intelligence impalpable de mystères à peine entrevus ; petite griserie de l’action qui naît de l’amour de la créature ; goût de vivre et victoire sur la mort _ ô combien précaire, provisoire, dérisoire, mais victoire, car une trace ineffaçable demeure de ces instants de grâce.

C’était comme si, enfin, tout se mettait en place _ voilà _ dans ma vie,

dans ce chaos _ de jusqu’alors, encore _ où je n’arrivais plus à me retrouver« , page 199 aussi.

« J’avais une femme, trois enfants. Ma vie était faite _ enfin _ de certitudes et de servitudes. Je ne me reconnaissais pas.

Pour la première fois, j’accordais leur vrai poids aux choses, je comprenais le monde, j’avais l’intuition de ma destinée.

Cette mi-course n’était pas une mi-temps, mais un départ pour ce couronnement que ne manquerait pas d’être la maturité.

(…) La vie commençait à quarante ans. C’était très banal, comme toutes les vérités premières » _ encore faut-il en faire, et forcément à son corps défendant, l’expérience singulière. Beaucoup ne la feront jamais.

Et page 224 et suivantes, au dernier chapitre du livre, l’exorde :

« Je ne sais pas si nous nous (re)trouverons. (…) Je ne saurais vraiment pas quoi te dire. Que veux-tu, nous n’avons rien partagé ici-bas. Rien de concret, du moins. Si, là où tu es, tu as capté tout ce que je viens de te dire, tu sais ce qu’il y a en moi lorsque je pense à toi. Je n’ai rien à ajouter.

Notre conversation serait celle de deux ombres, comment veux-tu que je puisse l’imaginer ? Nous ne pourrions même pas nous embrasser, nous étreindre.

(…) Alors, je te le répète : ça ne servirait pas à grand-chose qu’on se voie un jour. Ça me ferait bien plaisir tout de même, mais ça ne servirait à rien.

Nos destins étaient liés, mais nos histoires ne se sont pas croisées. Mieux vaut, peut-être, en rester là« …

Alors, « que retiendra-t-on de moi ? », se demande François Broche, page 226 du dernier développement du dernier chapitre de sa lettre-tombeau À l’officier des îles.

Et il répond, page 227 :

« La vérité d’un homme, c’est une somme de pensées et d’actions qui s’engloutissent inexorablement dans le tourbillon des jours. (…)

Mais sort-on tout à fait indemne de cette recherche _ de la vérité _ ?

Et puis, cette vérité à laquelle on a la faiblesse bien compréhensible de tenir plus qu’à tout, peut-on la transmettre à ceux que l’on aime ? Certes non. On ne transmet jamais rien d’important. (…) Chaque génération redécouvre ses propres vérités, et les hommes ne laissent rien _ ou si peu _ de personnel derrière eux« 

Et reprenant son dialogue direct avec l’ombre de son père, François Broche poursuit :

« Si jamais rien de moi ne t’était parvenu, maintenant tu sais tout _ ou presque. Je n’aurais rien d’important à t’apprendre.

Sinon, peut-être, cette affreuse chose : le monde a continué sans toi. Et au bout du compte, tu as manqué à peu de gens.

Tu vois, ce n’est pas la peine que je te le répète de vive voix.

Allez, salut, toi que je n’ai jamais pu appeler « papa ».

Je pense à toi, je continue à faire ce que je peux pour qu’on ne t’oublie pas.

Ce n’est sûrement pas assez, mais c’est déjà ça« …

Lors de son voyage, enfin, à Bir-Hakeim, le 6 juin 2012, rapporté aux pages 229 à 238, François Broche en foule enfin « le sable et les cailloux« . « Il y a quarante ans _ lors de son premier voyage à Tobrouk, en juin 1972 _, je n’avais fait que survoler la position« .

Et « j’ai _ cette fois, écrit-il page 236-237 _ le sentiment étrange d’apporter aussi et enfin : cette fois il n’arrive pas là passivement, « la cervelle vide«  _ à Bir-Hakeim

ma propre histoire _ celle de fils et celle d’auteur, finalement indiscernablement entremêlées : l’écriture de cet À l’officier des îles est datée, page 238, de 2012-2013 _,

qu’un éclat d’obus a fait basculer il y a soixante-dix ans _ le 9 juin 1942 _ dans un inconnu que je n’ai jamais pu maîtriser ni comprendre _ du moins jusqu’à cette journée de juin 2012  à Bir-Hakeim, et, bien sûr, grâce à tout le travail d’enquête (fécond) qui l’a précédé.

C’est comme si, en disparaissant, mon père m’avait donné une seconde fois la vie _ avec la charge-mission, pour le fils, et qu’il avait été difficile et long de faire clairement émerger, et assumer pleinement, de faire sur la vie de son père le maximum de lumière sur sa vie, ainsi que sa mort ; et cela pour l’éternité.

Sa mort, en ce désert, m’a donné un autre destin _ celui d’auteur et d’historien _ que celui que j’aurais dû avoir,

et il a bien fallu que je m’en accommode _ et l’accommodation fut longue, lente et assurément complexe, comme toutes les vies humaines, affrontées à la question cruciale du sens.

Je ne l’ai pas toujours fait de gaieté de cœur, mais en fin, je l’ai fait, et je m’en suis tiré du mieux que j’ai pu.


Je ne me suis même pas 
construit en m’opposant à lui.

Comment s’opposer à un non-être, à un souvenir, à une référence aussi mouvante que ce mirage qu’avec Gufflet et Simon, tout à l’heure _ dans le 4 x 4 venant de Tobrouk, et sur des « pistes incertaines« , le 6 juin 2012… _, nous avons aperçu au loin ?« 

Soixante-dix ans après la bataille, « tout est devenu invisible à Bir-Hakeim,

mais les symboles _ eux _ ne s’effacent jamais. Ni le vent, ni le sable, ni la mitraille, ni l’oubli ne pourront détruire la « cathédrale spirituelle » dont me parlait autrefois _ cf le récit page 197 _ Jacques Roumeguère.

Je pénètre pour la première fois dans ce lieu sacré, je foule le sable et la pierraille _ de Bir-Hakeim _ avec respect, avec crainte, avec un certain sentiment de plénitude.


Je suis
 soudain submergé par la certitude
_ enfin ici et ce 6 juin 2012 ; à la différence du silence éprouvé au cimetière de Tobrouk, en juin 1972 _ d’une « présence réelle » _ celle des mystères de la foi catholique, par exemple celui de la transsubstantiation _ de mon père.

Je l’imagine heureux au milieu de ses hommes qu’il a amenés de leurs îles dans ce bout du monde, faisant la guerre, non pour le « Droit », comme son père avait fait celle de 1914, ni même pour la « Civilisation », comme on le leur assurait, mais pour ces petites choses très simples, très fortes, qui composent l’amour de la vie. (…) La patrie, c’était cela : une odeur _ d’eucalyptus, par exemple _, une petite musique _ tel le chant des cigales de Provence _, que l’ennemi n’avait pas pu étouffer« .

« Nous faisons le tour de la position :

les « Mamelles », éminences encore nettement dessinées,

les restes du « Bir » (le « Puits du Vieillard),

les ruines de l’ancien fortin ottoman, près duquel se trouvait le PC du bataillon du Pacifique.

Le sable a enfoui à jamais le trou où un éclat d’obus, entré par l’embrasure, est venu le frapper, au soir du 9 juin 1942.

Ce jour-là, pour moi, tout a commencé » _ comme fils, et comme auteur en charge de la mémoire de son père.

Titus Curiosus, ce 30 janvier 2015.

Le Pouvoir d’incarnation des images d’Isabelle Rozenbaum : son parcours de création dans « Les corps culinaires »

09déc

Le mardi 3 décembre dernier, j’ai eu le très grand plaisir de m’entretenir _ et ce fut passionnant ! le podcast dure tout juste une heure _ avec l’artiste photographe et vidéaste Isabelle Rozenbaum

à propos de son très riche et beau livre Les Corps culinaires, paru en juin 2013 aux Éditions D-Fiction _ une version numérique de ces Corps culinaires, comportant aussi 10 vidéos, était déjà parue en 2011.

C’est son (très riche !) parcours _ de trente années : depuis 1993, où elle créa son premier « studio photo avec Frédéric Cirou«  (page 14) _ de création d’images

que nous livre ainsi, en ce livre de texte (en 17 chapitres, développés sur 100 pages) et de photographies _ superbement prenantes !, au nombre de 43 (et la plupart en couleurs, auxquelles l’artiste prête une singulière et merveilleuse attention !!!) _, la photographe-vidéaste,

à partir d’un _ mais pas l’unique ! cf son tout dernier chapitre, intitulé « Comment sortir de table ?..« , pages 100 à 107… _ de ses sujets de prédilection _ et qui constitue, en effet, l’axe toujours porteur (disons principal) de sa carrière professionnelle _, la cuisine.

Et, en cela les corps culinaires en leur sublime matérialité.

La cuisine, entendue au plus large comme activité anthropologique complexe mettant très richement en jeu et interactions intensément vivantes, tant des corps cuisinés que des corps cuisinants

_ des corps, à la Lucrèce du De natura rerum, car « la cuisine (…) nous rappelle sans cesse que nous sommes faits de matière. C’est donc vraiment, là aussi, la vie et la mort : on tue du vivant, on le transforme, on l’absorbe, on le retransforme, on le rejette, et le cycle se perpétue. Ce qui est fascinant dans la cuisine qui constitue ce cycle chez l’homme, c’est cette boucle, ce mouvement continu. En photographiant ces sacrifices (d’animaux), je photographie aussi une autre approche de l’abattage que celui pratiqué par l’industrie. Le sacrifice entretient en effet un rapport consubstantiel entre l’homme et sa nourriture. L’homme doit faire face à l’animal pour le tuer, à l’opposé de l’industrie qui tue des animaux de manière mécanisée _ c’est-à-dire invisible pour ceux qui mangent après cette viande« , écrit Isabelle Rozenbaum page 61, en son chapitre « De la fête à la grenouille à la tue-cochon : sacrifice animal« … _ ;


et cela, selon des contextes « ethno-culinaires » _ le mot se trouve page 22 _ eux-mêmes extrêmement variés,

selon que l’on a à faire

à la « cuisine de chefs », tels Guy Martin _ cinq livres ont été ainsi réalisés par Isabelle Rozenbaum avec le chef du Grand Véfour, depuis 1995 _, Michel Guérard, Alain Passard, André Daguin et Arnaud Daguin

_ cf tout particulièrement Un canard et deux Daguin, aux Éditions Sud-Ouest, en 2010 ; à cet égard, page 33, Isabelle Rozenbaum note ceci : « Ce que j’ai réalisé avec Guy Martin se distingue fortement de ce que j’ai réalisé avec les Daguin. Pour Guy Martin, il s’agit d’une photographie de studio afin d’obtenir l’image du plat final.

Pour Arnaud et André Daguin, il s’agit d’une photographie de reportage en cuisine, d’un process _ le mot est important ! Car la vie est très fondamentalement process ! _ qui suit deux chefs en train d’élaborer _ le mot est lui aussi important : toute culture est fondamentalement travail et invention, et même et surtout création, capacité de liberté par le faire, le poïen !.. _ un plat jusqu’à son résultat, mais où l’image même du plat finalisé n’est pas l’objectif principal, mais une photographie parmi d’autres » ; et dans ce dernier cas (et qui reçoit la faveur de la photographe !), nous lisons page 34, « ce type de reportage _ photographique, en sa propre élaboration factuelle effective _ est une sorte de danse avec le chef _ un mot, ce mot « danse« , que j’ai entendu maintes fois dans la bouche de mon ami Bernard Plossu, à propos de sa propre pratique éminemment dansante de la photographie ; et lui aussi en parfaite empathie (de rythme : de mouvement et de vie ! ; ou bien de calme, ou silence, voire immobilité, quand il s’agit d’espaces vides d’humains et de leurs actes : cf ce chef d’œuvre particulièrement cher à l’artiste du Jardin de poussière..), vibrante, avec ceux (et ce : dans le désert il peut y avoir du vent ; dans la ville, il peut y avoir aussi du vide d’hommes ; et des présences enfuies…) qu’il photographie ainsi…

Tout l’enjeu est _ poursuit Isabelle Rozenbaum, à propos des activités culinaires qu’elle photographie _ est de savoir se placer en fonction de la lumière et d’être à la bonne distance des personnes tout en suivant leur rythme sans les gêner«  dans leur faire cuisinant ; et « c’est toujours au photographe de comprendre et de suivre la danse du chef«  (cuisinier) : je suis revenu, de la chorégraphie de Plossu, à la chorégraphie d’Isabelle Rozenbaum.

Page 37, celle-ci dit encore : « Il me semble que la gestuelle des mains (en cuisine) illustre parfaitement la transformation _ à la fois vitale et culturelle : cf Le Cru et le Cuit de Claude Lévi-Strauss… _ en cuisine et représente une sorte de chorégraphie très hypnotique _ pour qui la regarde et la photographie. Ainsi le close-up sur des mains permet, dans une grande simplicité, de mettre en valeur leurs énergies et leurs élans«  _ de mains de cuisinants à l’œuvre… _ ;

ou bien à des « cuisines de femmes«  _ ainsi Maroc, avec Alain Jaouhari, en 2002 ; Cuisines de femmes, avec Cécile Maslakian, en 2003 ; et peu après Tunisie, avec Odette et Laurence Touitou ; Sénégal, en 2004 ; Thaïlande, en 2007 ; et Inde intime et gourmande, en 2009 _ ;

ou bien encore à de la street food : « La street food est une cuisine exclusivement ambulante, pratiquée en Asie, même si on peut également la trouver aussi en Amérique latine ou en Méditerranée » ; « La street food est magique pour la simple raison qu’elle est fraîche, personnelle et variée «  (page 77).

« Photographier cette cuisine est aussi une nouvelle façon de regarder la consommation culinaire«  ; et « du fait de cette attention (du photographe), je suis dans un état bizarre dû à cette excitation, mais également à la préoccupation que j’ai alors de parvenir à fixer _ en images qui soient le plus justes possible ! _ ces moments fugaces, inattendus, uniques » ;

la street food « traduit aussi un immense plaisir _ celui de cuisiner et manger, mais, surtout, celui de vivre, tout simplement, car la street food, c’est la vie même _ voilà ! _, c’est-à-dire de la sociabilité, du lien, de l’échange _ entre les cuisinants (et cuisinantes) et ceux qui vont se nourrir, dans la rue, de ces matières ainsi cuisinées et proposées. (…) De même, c’est une cuisine qui, en plus d’être délicieuse, est très belle à voir » ;

et avec elle « j’ai changé radicalement ma manière de photographier. (…) Avec la street food, j’ai développé dans mon travail (…) une photographie prise du « dessus », c’est-à-dire une photographie sans regarder dans le viseur «  (pages 78-79)…

Et « en prenant des photographies sans regarder dans l’œilleton, précisément en cessant de cadrer mes images à partir de celui-ci,

je me suis aperçue qu’une nouvelle photographie, intéressante, originale, parfois même très surprenante, pouvait surgir. Cette photographie me révélait des éléments _ soient des matières colorées magnifiques en leur (simple et riche à la fois) facticité même _ beaucoup moins alignés, moins limités dans le cadre«  (page 81) _ et ici la plastique d’Isabelle Rozenbaum (et sa particulière attention aux couleurs) se distingue de ce Plossu nomme, lui, « l’abstraction invisible« , à la Paul Strand, ou à la Corot, pour reprendre les filiations que lui-même, parmi d’autres, se donne. Même s’il faut, aussi, mettre à part, en l’œuvre photographique de Plossu, son usage enchanteur (voire sublime !) de ses sublimes couleurs Fresson… Et les matières culinaires colorées des images photographiques d’Isabelle Rozenbaum sont elles aussi de l’ordre du sublime !..

« En agissant ainsi, le photographe peut donc parvenir à inverser _ créativement, quand c’est juste ! _ les signes de son propre regard » _ et ainsi mieux voir, et mieux montrer…

Et « j’ai également changé la manière de me tenir, de positionner mon corps pour « shooter » _ autre propriété primordiale de l’acte de photographier. Je lève ainsi mon appareil pour viser de façon « aléatoire », et je shoote ainsi les images que je contrôle ensuite _ a posteriori seulement, donc _ sur l’écran de l’appareil. J’utilise donc mon corps autant que mon regard _ et ce point est crucial.

Photographier dans cette position, avec un appareil photo qui peut être très lourd, demande un véritable sens de l’équilibre. On doit être très stable, se reposer fermement sur son centre de gravité, et, à la fois _ voilà ! _, être très souple _ un autre point de convergence avec la poïétique de Plossu ! _ pour pouvoir s’excentrer _ voilà ! _, se tendre _ et les deux sont essentiels et consubstantiels à la poïesis même d’Isabelle Rozenbaum : il s’agit d’accéder à la saisie empathique puissante d’une essentielle altérité ! _, tout en étant évidemment chargé de l’appareil photo, tenu au bout des bras.

Réaliser de telles prises de vue fait appel à une sorte de stabilité variable _ oui ! mouvante… _ qui se modère _ chorégraphiquement _ à partir de la vision que l’on a _ à l’instant même ! _ de l’espace _ environnant enveloppant la scène culinaire ; et que celui-ci soit fermé ou ouvert… _, donc sans l’appareil devant l’œil.

Du coup, des éléments apparaissent _ en quelque sorte d’eux-mêmes, hors de la stricte conscience et volonté par rapport à l’événement même de ce qui advient, pour le regard de la photographe qui choisit, appareil à bout de bras, de pleinement s’y livrer, à la racine de ce qui va devenir très bientôt, instamment, l’acte même de son geste de prise de vue photographique… _ dans le champ

que je n’aurais jamais retenus si j’avais utilisé mon mental _ hyper-calculateur _ et ma visée _ hyper-cadrée. (…) Cette part d’incertitudes et de doutes _ en ce moment hyper-riche d’affects (et ultra-rapide, aussi, bousculant et bousculé émotionnellement) de la prise de la vue effective sur cette scène de plénitude de vie (et non « scène de crime«  ! Je pense ici aux scènes de crime de Weegee)… _ permet de créer du nouveau » (page 82) _ cf Nietzsche : « Il faut encore porter du chaos en soi pour donner naissance à une étoile lointaine«  ; il faut savoir se déprendre de bien de ses propres acquis, au-delà même des clichés, forcément…

« Généralement, quand je fais une image, c’est parce que quelque chose retient _ déjà, et hic et nunc, en la sollicitation de l’événement dans l’instant rencontré (et offert) _ mon attention _ et suscite un surcroît de curiosité du regard, une appétence photographique…

Ma problématique est alors de trouver comment retranscrire _ par l’image photographique à prendre en cet instant richement bousculant ! à la seconde même… _ ce que je ressens _ c’est-à-dire la qualité singulière même de cet émoi éprouvé ! en sa singularité, donc, face à l’altérité de l’objet neuf sollicitant… _, et, plus précisément, comment le retranscrire autrement que ce que ma vue première me donne _ primairement, donc, au départ, et de façon toujours quelque peu pré-formatée… _ à voir«  (page 82)

_ cela me rappelle les réflexions de Roland Barthes sur le punctus dans sa méditation (sur d’anciennes belles photos) de La Chambre claire… Et l’artiste a toujours à continuer à travailler, ne serait-ce que pour accéder toujours à davantage de justesse en son approche de l’altérité de l’objet.

Dans, me semble-t-il, ce que Bernard Plossu appelle, page 126 de L’Abstraction invisible, l’understatement, au moins dans son cas à lui : « Le mot clé de tout ce que je pense, de tout ce que je crois en art, est anglais : understatement. Je n’arrive pas trop à le traduire en français, si ce n’est par l’expression « ne pas trop en dire », ou « le ton juste ». Understatement, c’est ce qui dit les choses discrètement, sobrement, le contraire de overstatement ».

Et à propos de ses propres pratiques d’expérimentation, Bernard Plossu dit aussi, page 151: « Dessiner est ma façon d’enclencher un processus de réflexion autour de l’image qui passe chez moi par le geste, par le jeu. Cela participe des expérimentations visuelles qui me rendent plus proches d’un artiste comme Patrick Sainton que d’un Sebastião Salgado. Salgado et moi avons la même étiquette de photographe mais on ne fait pas du tout le même métier. Je n’ai rien à voir avec lui. Ce qui me passionne, c’est la dimension expérimentale de la photographie«  ; et c’est aussi ce que développe Isabelle Rozenbaum en son dernier chapitre « Comment sortir de table ? Artwork in progress« … Fin des citations de Plossu. Et retour à l’aisthesis poïesis d’Isabelle Rosenbaum…

Et comme « je ne suis pas quelqu’un qui aime beaucoup la répétition _ écrit Isabelle Rozenbaum page 83 _, aussi j’essaie continuellement de trouver des espaces et des situations qui changent mon regard, qui vont titiller ma vision des choses _ voilà  le processus que se donne (et dans lequel se place et s’immerge pleinement), quant à elle, Isabelle Rozenbaum.

En fait, c’est un peu comme un jeu » : le jeu artistique, patiemment innovant et auto-bousculant _ je repense à la métaphore de la mise en danger par ne serait-ce que l’ombre de la corne du taureau, pour le torero, que convoque Michel Leiris en sa forte préface à son puissant L’Âge d’homme _, de l’invitation spatio-temporelle, face à l’altérité même de ses objets à percevoir, saisir et retenir par ses images prises, à un surcroît permanent de justesse de (et dans) l’acte photographique !

« Cela me permet de confronter mes photographies (successives : Isabelle shootant alors à plusieurs reprises) et voir _ c’est-à-dire, et très vite, à l’instant même, juger ; Hannah Arendt insiste sur cette fondamentale activité de l’esprit ; cf son ultime livre : Juger _ si j’ai mieux cerné mon objet ou pas la seconde fois. (…) Du coup, mon regard évolue _ et progresse : vers un surcroît de vérité dans la justesse de ce qu’il s’agit de percevoir (et puis faire voir, par la photo) _ et me maintient tout le temps en éveil » _ créateur : il y a péril aux endormis et engourdis… _ (page 84).

« La question primordiale est de savoir comment _ très matériellement, autant que mentalement et culturellement _ on se prépare à photographier.

Il me semble donc que pour être capable de capter l’autre _ tel est l’objectif de fond !!! Cf aussi le beau livre de Ryszard Kapuscinski : Cet autre  _, il faut déjà être capable soi-même d’écouter et de réceptionner _ le réel en son altérité, et en toute la justesse de pareille qualité de réception. La photographie, c’est une sorte d’émoi _ du photographe recevant pleinement et en vérité son objet : nous sommes en effet assez loin alors de l’hyper-hédonisme je dirais complaisant et vendeur d’un Sebastião Salgado.. Il faut ressentir ce qui se passe avec l’autre _ voilà ! Dans cet avec ! La qualité de la photo dépendant du degré de qualité de la justesse de cette réception émotionnelle de l’instant de la part du saisisseur-photographe ; lequel, instant vécu et ressenti par le saisisseur-photographe, n’est pas nécessairement seulement ce que Henri Cartier-Bresson a nommé « l’instant décisif » objectif, factuel... C’est cet « avec » qui est ici crucial et fondamental ; ce qu’Isabelle Rozenbaum nomme, quant à elle, et ô combien justement, « le lien » : entre le ressenti du photographe et l’altérité de l’objet à montrer le plus justement possible...

L’important, pour moi, est donc de toucher _ atteindre, lors de la prise de l’image ; et pouvoir faire ressentir au mieux, ensuite, en montrant, plus tard, la photographie telle qu’elle aura été tirée, puis exposée, au regardeur _ la beauté intérieure d’une personne,

toucher ce qui l’habite, ce qui l’anime«  (page 84).

« Tout est compréhension de l’espace de l’autre«  (page 85)

_ et je retrouve ici les réflexions de l’anthropologue Edward Hall, ami de Bernard Plossu à Santa-Fé (cf encore, de Plossu, le magistral et magnifique L’Abstraction invisible, paru en septembre dernier aux Éditions Textuel : je cite ce passage du discours de Plossu à la page 101 : « Edward Hall était un peu mon père spirituel à Santa-Fé. Il aimait mes photos, il avait écrit sur certaines d’entre elles dans la revue El Palacio du musée du Nouveau-Mexique, notamment celle de la fille au camion qui a inspiré le cinéaste Robert Altman pour son film Fool of Love. Edward Hall m’invitait souvent à dîner. Il était très cultivé, très marqué par l’Europe aussi. C’est l’inventeur de la proxémie, la distance juste aux choses _ voilà ! On est exactement dans le même discours que la caméra à l’épaule de Raoul Coutard dans les films de Truffaut et Godard. La distance juste, le non-effet et la proxémie, cette théorie de la bonne distance entre les gens. Donc évidemment, avec la photo au 50 je ne peux être que l’enfant d’Eward Hall« ) ; Edward Hall : l’auteur marquant, pour moi, de La Dimension cachée

Je voudrais aussi souligner les usages que fait Isabelle Rozenbaum du mot capital d' »incarnation » _ ce schibboleth de l’art si délicat de la justesse,

et ce, à quatre reprises :

_ page 37 : « Les mains incarnent la personne sans que l’on ait besoin _ dans la photographie _ de distinguer les autres parties du corps _ notamment le visage _ pour comprendre ce qui nous est transmis. En effet, les mains dégagent une expression de sensation pure (…) Ainsi le close-up sur des mains permet, dans une grande simplicité, de mettre en valeur leurs énergies et leurs élans » _ proprement vitaux.


_ page 39 : « Pour ma part, je ne fais pas de step by step. Mon objectif est plutôt de photographier le geste qui retrace _ en sa pleine (et parfaite) effectivée captée _  un mouvement complet. J’essaie au sein d’une seule et même image, de saisir le savoir-faire d’une personne à partir d’un geste culinaire précis qui a la puissance de transcrire _ à lui seul _ la totalité du mouvement même _ ou process Pour y parvenir, j’en reviens à ces notions de « bonne distance » _ la proxémie, donc, d’Edward Hall et Bernard Plossu, ou encore Raoul Coutard… _, d’accompagnement, d’écoute de la personne. Ce sont des notions qui aident à percevoir le geste parfait sans être pour autant figé, celui que l’on peut considérer comme « professionnel », mais que, pour ma part, je qualifierais plus volontiers d' »incarné« . »

_ page 91 : « Le vin est une boisson qui s’incarne lorsqu’on est à table. Donner une direction au goût dans un ouvrage sur le vin amène ainsi à élaborer des correspondances pertinentes qui permettent de comprendre qu’on déguste mieux, par exemple, un Côtes-du-Rhône lorsqu’il est associé à un plat épicé. Aujourd’hui ce type d’approche semble aller de soi, mais, en 2006, ce n’était pas le cas ; et il n’existait aucun ouvrage comme Une promesse de vin sur le marché français, réunissant la vigne, les vignerons et leur cuisine. »

_ page 99 : « La vidéo offre la possibilité de faire décoller la réalité, de faire ressentir pleinement la présence d’un être et de son intériorité. À ce sujet, la vidéo que j’ai réalisée sur Michel Bettane, Wine spirit, en est un très bon exemple : on est directement en compagnie de Michel devant les vins qu’il doit déguster, on ressent nous-mêmes ce qu’il goûte, on est transporté dans son monde intérieur, par ses pensées. (…) La caméra est plus douce, plus fluide que l’appareil photo. Michel Bettane l’a d’ailleurs facilement acceptée dans son espace. Il parle ainsi sans problème face à elle. il est à l’aise avec moi ; ma caméra ne le bloque pas. Sur les vidéos que j’ai réalisées de lui, on remarque immédiatement que sa présence est juste, incarnée, touchante, car il se donne vraiment à l’image, il accepte complètement d’être pris par elle. Ce qui n’est jamais simple, jamais donné d’avance, jamais naturel. Être pris en photo et, a fortiori, en vidéo, demande que l’on accepte de se donner, c’est-à-dire d’être capté par l’image sans que l’on sache vraiment ce qu’il en adviendra.« 

On pourra aussi se reporter au site D-Fiction http://d-fiction.fr/category/d-doublement/isabelle-rozenbaum
sur lequel se trouve le travail personnel d’Isabelle Rozenbaum

pour accéder davantage, et visuellement, à son œuvre d’images…

Titus Curiosus, ce 9 décembre 2103

« Afin que le principal se dégage » : vie et oeuvre (et présence) de Silvia Baron Supervielle en la probité et pudeur de ses approches

08jan

Le 17 novembre 2011, je suis venu écouter (et rencontrer) Silvia Baron Supervielle venue présenter son plus récent ouvrage, Le Pont international, à la librairie Mollat. Bien que je sache parfaitement qu’elle était très proche de mes cousins (argentins) Adolfo Bioy et Silvina Ocampo (dont elle a traduit en français plusieurs ouvrages _ et pas seulement par le voisinage de la rue Posadas, à Buenos Aires : où résidaient les Bioy et l’oncle (traducteur) de Silvia _), je n’avais pas encore fait sa découverte jusqu’ici ; même si je devinais que ce ne serait pas rien…

Eh bien, ce fut quelque chose _ dont on pourra se faire un début de commencement d’idée avec ce podcast de 38′ qui permet de percevoir sa voix, son rythme, son souffle… _, tant la qualité de présence

_ voilà ! sur la « présence », cf deux admirables pages, aux pages 270-271 du Pays de la lecture : « La présence est un autre « don de vie ». Le fait que quelqu’un partage avec soi une chambre ne signifie pas que l’on perçoive sa présence. Certaines personnes en sont dépourvues. D’autres en ont trop, qu’elles soient loin ou près de nous. D’autres l’acquièrent lorsqu’elles s’absentent.

Présence veut dire lien, battement _ cf mon article Dans et par le battement des images, les aventures du sujet (tenir bon ou céder) vers sa liberté : le livre (montanien !) « Images (à suivre) _ de la poursuite au cinéma et ailleurs » de Marie-José Mondzain sur  l’admirable Images (à suivre), de Marie-José Mondzain _, existence ; elle émerge du visible et de l’invisible.

Je la reconnais dans un livre, de même que dans un tableau, une maison, un objet. Et à l’intérieur d’une ombre, de la lumière, du silence.

La mer est présence, autant que l’horizon et l’arbre. Un jardin en est possédé ou dépossédé. Dans le second cas, serait-il somptueux, le tableau est désolant.

Au théâtre… (…)

La présence dans les personnes, les choses, les lieux est la conséquence d’une offrande. Pour se donner et habiter un espace, il faut être intensément habité soi-même. Je songe aux comédiens, mais aussi à tous les interprètes, chanteurs et danseurs habités par cette intensité qu’ils donnent en partage.

Aucune technique ni savoir ne sauraient s’y substituer. J’ignore si la présence est une faveur du ciel ou de l’enfer, mais je suis certaine qu’elle a le pouvoir de donner la vie et qu’elle effleure la mort.

Dans un livre, la présence retient le lecteur parce qu’elle lui procure un visage. Dès qu’il lit les premières pages, il la ressent même s’il ne connaît pas la langue dans laquelle l’ouvrage est rédigé. La présence appartient à l’auteur, certes, et se dégage de son style, mais elle est également une présence anonyme, générale, qui sort de son souffle et descend par les fines veines de son poignet pour se mêler à l’écriture.

Passant de la main aux couleurs et des couleurs aux formes, elle donne à la peinture sa splendeur éternelle. Quelquefois la présence dans un tableau est à peine perceptible. Pourtant elle oblige le spectateur à revenir sur ses pas. (…) Lorsqu’elle palpite immobile dans la lumière, elle atteint sa sensibilité la plus profonde et se rend inoubliable« … _

tant la qualité de présence

de celle qui parle ici

est intensément sensible, nonobstant la discrétion de son ton, et du français _ merveilleux _ qu’elle parle : mais « la langue française est pour moi le miracle de la non-langue _ en sa capacité (rare) de discrétion libératrice ! avec, par exemple, le jeu de ses e muets… _, dont la musique s’élève dans un espace incommensurable« ,

celui-là même dont sa liberté et sa quête de vérité

_ si fondamentales ! « afin que le principal se dégage«  ! dit-elle, cf page 138 de L’Alphabet du feu _ Petites études sur la langue : « L’art est art lorsqu’il surgit de lui-même, par lui-même. S’abstraire veut dire se passer des accessoires pour que le principal se dégage«  ; car « les écrivains sont abstraits, autant celui qui a changé de langue et n’a plus de mots que celui qui écrit avec ses mots dans la langue de sa musique subjective«  : voilà !.. ;

cf aussi, page 53 de La Ligne et l’ombre, ceci : « Lors de cette tentative d’écrire dans une langue extérieure _ qui le restera toujours _, je découvris entre elle et moi une sorte d’enclave dénudée où je me suis reconnue et que je choisis à l’instant comme lieu de travail. Ce no man’s land discordant entre soi et la langue, comparable à la discordance entre soi et la vie, soi et les autres, soi et soi-même, fut pour moi la révélation d’un langage. A mesure que les gouttes s’égrenaient sur les feuilles, je me dépouillais des timbres de l’espagnol qui venaient à ma bouche et qui n’avaient plus de rapport avec la voix de l’enclave«  ;

car, page 54 : « Les mots expriment ce qu’ils disent et autre chose : ils ont un visage, un regard, le son d’une voix.

J’ai une prédilection pour les œuvres en anglais, en italien, en portugais, langues que je comprends suffisamment et qui restent pour moi singulières. Lorsque je les parcours, l’endroit où je suis se peuple de mystère, et à la fois les choses se font claires, diaphanes. Le mystère est une promesse : la ligne se dirige vers les régions intimes«  ;

et encore, page 55 : « écrire équivaut à changer de langue et traduire amalgamés«  ;

et aussi, page 57 : « J’ai une préférence pour les écrivains qui se libèrent d’une culture pour faire la conquête d’un langage. (…)

Les langues sont des matières sensibles appelées à se démembrer et à s’exiler. A l’image de l’homme, elles sont toujours en voyage et en rêve. Il convient qu’elles ne se séparent point du rêve de l’homme ; qu’elles ne résultent pas de l’idée qu’il se fait d’elles : qu’elles jaillissent de leur instinct à nu«  _,

celui-là même _ « espace incommensurable » : de création mieux lucide _ dont sa liberté et sa quête de vérité

ont très précisément besoin

(j’emprunte cette phrase citée à la page 136 de L’Alphabet du feu _ Petites études sur la langue ;

où elle précise : « Je n’aurais jamais pu voir _ de sa voyance : il faudra y revenir ! _ et écrire ce que j’écris dans une autre langue que le français, et précisément de ce côté-ci de la mer, dans l’écartement où elle se trouve«  ; et précise encore : « Symbolise-t-elle le sentiment de l’exil ? Il faudrait se demander à quel moment il vous touche. Il se peut que je l’aie depuis ma naissance _ même si l’aggrava la perte (précoce) de sa mère (morte à l’âge de 28 ans), « ma mère s’endormit quand j’avais deux ans«  (ibidem, page 36). Peut-être ai-je traversé l’océan pour lui _ à ce « sentiment de l’exil »-là… _ donner parole _ via l’écriture, aussi ; cf Le Pays de l’écriture Pour qu’il s’ébauche _ s’élance et se trace : se déploie… _ dans l’espace. Pour que la nostalgie générale, avec laquelle je suis née, se tisse autrement. Le paysage est quelque chose qui se dessine dans l’âme, comme un portrait, et en même temps se projette au loin à l’image d’un horizon fabuleux « , toujours page 136)…

L’aventure d’écriture (mais aussi traduction, lecture, contemplation) de Silvia Baron Supervielle

est une aventure de déploiement de la vérité et de la liberté,

par approches, très patientes et infiniment humbles :

« approcher le mystère, non le dévoiler » absolument, jamais,

dit-elle page 147 du stupéfiant Journal d’une saison sans mémoire,

au sein de ce passage obliquement lumineux, pages 146-147 :

« Réticence _ respectée : au lecteur de beaucoup deviner _ à nommer les êtres et les lieux qui sont près de moi. Par leur nom ou un pseudonyme, la tâche me paraît dégradante. Cela veut dire entrer dans une intrigue individuelle qui banalise _ au-lieu d’approcher la singularité du « mystère«  du réel individué : voilà le premier tort du genre même du roman _ le mouvement de la main et de la pensée.

De plus, je ne suis pas sûre _ mystiquement, presque, en cette réalité parfaitement prosaïque pourtant du « mystère« , mais assez peu le voient _ que cette intrigue soit la mienne. Je la vis parce qu’elle m’a été impartie, mais j’aurais pu en avoir une autre, ou aucune. Que mon entourage soit reconnaissable et situé avec précision me dérange. Buenos Aires est une illusion, Montevideo un rêve, le fleuve qui les sépare n’existe pas. Aucune ville, ni pays, ni langue, ni amour _ non plus _ ne sont miens. Ils ont l’air _ d’un peu loin, vite fait _ d’être miens, mais ils ne le sont pas _ de plus finement près, en cette vie qui toujours bouge _, ils ne le seront jamais _ par quelque coïncidence (bêtement) parfaite.

Or, pour satisfaire le lecteur _ lambda : celui qui sera comptabilisé dans les chiffres de vente des livres _, il faudrait se ranger à la platitude _ qui se voudrait rassurante, en l’abstraction de tout relief _ biographique ou autobiographique et mettre fin à l’hymne _ voilà : c’est un chant ! poïétique… _ de l’intimité du rien  _ ou (modestement) peu, du moins _ avec rien.

Le récit de ma vie est perceptible _ oui ! à qui apprend à lire vraiment, et seulement _ lorsque je parle d’autre chose _ dans le bougé : cf ici l’art de la photo de l’ami Plossu. Dans les biographies des écrivains aucun événement ni détail _ ou presque _ n’est omis, mais ont-ils eu une influence _ et laquelle ? tout cela est grossier _ sur leur œuvre ? La réalité de l’écrivain, racontée par un biographe, n’a pas de rapport avec la réalité imaginaire _ et poïétique _ qui l’habite et dont il se sert pour écrire. Un écrivain n’a pas de vie _ autre, ou ailleurs _ : il la verse entièrement dans les papiers. Il écrit pour approcher le mystère, non pas  pour le dévoiler » !..

J’ai rarement entendu une voix aussi précise et juste, tant dans le choix de ses expressions, que dans les nuances chatoyantes de ses inflexions pourtant discrètes, au service d’une extrême finesse de l’analyse du réel, du senti et vécu.

Une voix passée au tamis de la parole poétique…

Peut-être celle de Aharon Appelfeld,

et alors qu’il ne s’exprimait même pas en français, mais en hébreu ; et qu’une seconde chance de compréhension nous était donnée par le travail sur le vif de la traductrice…

Et pour l’heure, je n’ai lu ni la poésie _ celle en français, et celle en espagnol _, ni la prose poétique

de Silvia Baron Supervielle ;

seulement _ mais deux fois attentivement _ son écriture de réflexion sur la création _ et pas seulement littéraire _ :

La Ligne et l’ombre, récit (paru en 1999) ;

Le Pays de l’écriture, essai (paru en 2002) ;

L’Alphabet du feu _ Petites études sur la langue, essai (paru en 2007) ;

et Journal d’une saison sans mémoire, essai (paru en 2009).

Titus Curiosus, ce 8 janvier 2012

la fulgurance généreuse (et à effet-retard) de Pierre Bonnard : l’ouverture du (premier) musée Bonnard au Cannet

31août

Sur l’indispensable et magnifique catalogue d’exposition Bonnard et Le Cannet dans la lumière de la Méditerranée, au tout nouveau Musée Bonnard, du Cannet.

Quasi contemporain du (génial et encore en partie inouï) musicien Lucien Durosoir (1878-1955),

Pierre Bonnard (1867-1947) dispose enfin _ ce mois de juin 2011 _, au Cannet, sur les hauteurs de Cannes (et en surplomb sur la côte, la mer et l’Estérel), du premier musée qui soit consacré à son génie, si fortement, lui aussi, idiosyncrasique ; et éblouissant !!!

« Comment ne pas donner raison à Matisse _ indique page 10 Véronique Serrano, le conservateur de ce musée Bonnard du Cannet _ lorsqu’il s’exclame que Bonnard est « le meilleur d’entre nous » ;

lui qui, encore, à la mort du peintre en 1947, se heurtait violemment à un Christian Zervos interrogeant : « Bonnard est-il un grand peintre ? » Et Matisse de lui répondre : « Oui ! Je certifie que Pierre Bonnard est un grand peintre pour aujourd’hui, et sûrement pour l’avenir » »

_ ce à quoi on peut ajouter cette remarque de Robert Hugues, le 9 janvier 1966, au sortir de la grande rétrospective Bonnard, à la Royal Academy of Arts, de Londres : « Jusqu’à la semaine dernière, il aurait paru extravagant d’affirmer que Pierre Bonnard était le plus grand artiste du XXe siècle. A présent, la question se pose« , indique Sarah Whitfield, en son article Une Question d’appartenance, page 66 de l’album Bonnard, l’œuvre d’art, un arrêt du temps (aux Éditions du Ludion, en 2006, pour l’exposition au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris).

Et Véronique Serrano de poursuivre avec la plus grande pertinence, toujours :

« Bonnard, lui, savait que son époque n’était pas prête à comprendre sa peinture ; et, en visionnaire, s’adressait aux peintres du XXIe siècle : « J’espère que ma peinture tiendra sans craquelures. Je voudrais arriver devant les jeunes peintres de l’an 2000 avec des ailes de papillon ».

Aujourd’hui, en juin 2011, Bonnard a son musée » _ à nous de regarder ! ce qu’il nous offre en sa générosité..

Et Véronique Serrano signalait, dans cette même perspective, juste au paragraphe précédent :

« L’enjeu du musée, outre le fait d’organiser des expositions en résonance avec l’œuvre de Bonnard, d’étudier et de présenter ses collections, est de mieux faire connaître et apprécier _ pédagogiquement, en quelque sorte : toujours mieux apprendre à regarder ce que l’artiste offre à notre contemplation : surtout à ce degré (bonnardien !) de profusion et puissance dans la délicatesse du jeu si généreusement opulent des formes et des couleurs  _ l’œuvre de Bonnard.

La voie de cette relecture _ et c’est cela que j’ai à cœur, très modestement, de souligner, à mon tour ici _ est ouverte depuis la magistrale exposition de Jean Clair en 1984,

qui fut le premier à replacer Bonnard au cœur _ le plus vivant ; et battant ! _ de l’histoire de l’art qui allait s’écrire après la Seconde Guerre mondiale

et révéler le Bonnard tardif _ victime (bien contingente !) d’une succession (notariale) un peu complexe, qui ne s’est résolue (juridiquement) qu’en 1964 _ au public français et américain comme un peintre d’exception.

Depuis lors, les essais et les expositions se sont multipliés, réajustant

_ non sans réticences toutefois, jusque, justement, me semble-t-il, cette année-ci, 2011 : cf, ainsi, encore, les principales contributions de l’album, en 2006, Bonnard _ l’œuvre d’art, un arrêt du temps, telles celle d’Yve-Alain Bois ou celle de Georges Roque : plus soucieuses du contexte (historico-international : la modernité « moderniste« ) que de l’audace génialissime (tranquille et patiente en son incessante recherche ! sur la toile via la palette, en son bien exigu, pourtant, atelier de sa villa Le Bosquet sur les hauteurs du Cannet : preuve que le recul de l’œuvrer est d’abord sensitif, cérébral, et notamment mémoriel) de l’idiosyncrasie bonnardienne, pour mon goût ! _

réajustant _ donc : on ne peut mieux justement !!! _ l’histoire de l’art

et corrigeant l’injustice«  _ en aidant à un peu mieux ouvrir les yeux (et réajuster plus finement les perspectives) des aveugles et sectaires : je suis toujours très optimiste !

Le superbissime catalogue, Bonnard et Le Cannet dans la lumière de la Méditerranée, aux Éditions Hazan _ l’exposition des œuvres de la (jeune) collection de ce musée, ajointées aux œuvres présentes en d’autres musées et collections privées concernant l’activité de Bonnard (de 1927 à sa mort, le 23 janvier 1947) au Cannet, dure du 26 juin au 25 septembre 2011... _,

vient excellemment

_ par les contributions des textes (dont une réédition de l’article de Jean Clair Petite métaphysique du violet dans la peinture de Pierre Bonnard, « publié pour la première fois dans le  catalogue de l’exposition Peindre dans la lumière de la Méditerranée, Marseille, musée Cantini, 1987 » : ces contributions, excellentes, sont le fait de Marina Ferretti Bocquillon, Belinda Thompson, Jean Clair, Céline Chicha-Castex, Robert Mangú et Gisèle Belleud),

comme par la somptuosité des images réunies offertes ! quel enchantement ! et c’est bien aussi un phénomène d’époque que de bouder pareille qualité de plaisir ! l’époque se complaisant, nihilistement, dans le pire trash !!!

De Jean Clair, ne pas se lasser de réécouter l’entretien (de 62′) avec Francis Lippa le 20 mai dernier dans les salons Albert-Mollat, à propos de ses Dialogue avec les morts et L’Hiver de la culture… ; cf aussi mon article du 16 juillet dernier : Un entretien magique : avec Jean Clair (et passages d’anges !) à propos de ses « Dialogue avec les morts » et « L’Hiver de la culture », le 20 mai dans les salons Albert-Mollat _

en témoigner ;

à relier à un autre autre très bel album, Bonnard en Normandie, aussi aux Éditions Hazan _ pour une exposition tout aussi riche et passionnante, qui s’est tenue au musée des Impressionnismes, à Giverny, du 1er avril au 3 juillet 2011… Pierre Bonnard a résidé régulièrement à Ma Roulotte (en surplomb de la Seine et avec jardins et arbres profus), à Vernonnet, achetée en 1912 et vendue en 1938…

L’avantage (inestimable !) de ces expositions _ et celui, consécutif, des albums qui en gardent une trace accessible ad vitam æternam : vive le livre !!!! _ est de ré-unir _ un moment _

et donner à contempler _ le plus tranquillement possible à qui va se soumettre à la puissance retournante de leur intensité ! _,

des œuvres dispersées dans le monde entier, au fil des achats et des coups de cœur des collectionneurs amateurs fous de ces chefs d’œuvre, ou des musées de par le monde _ l’œuvre de Pierre Bonnard a immédiatement rencontré un tel engouement (ô combien lucide !) _ ;

et d’offrir au spectateur (s’émerveillant !) le miracle de comparer (et ressusciter) l’œuvrer même, en acte, de leur créateur :

c’est à cette « vivacité« -là, en effet

_ je reprends ici un mot de Deepak Ananth en sa très belle contribution, pages 282 à 284, de Bonnard _ l’œuvre d’art, un arrêt du temps : L’Achèvement différé : « la peinture (de Bonnard) se prête à des vivifications infinies _ de sa part ; puis de la nôtre : à nous de bien vouloir nous y prêter à notre tour, en et par nos (propres) « actes esthétiques » ! _ Il ne saurait y avoir de fin irrévocable lorsque la vivacité _ voilà ! _ est l’essence de l’œuvre« , dit-il excellemment, page 283 ; car, poursuit-il, page 284 : « la proximité de l’image, qui est une constante du langage plastique de Bonnard, signale une intimité emblématique, un élan fusionnel avec l’acte même _ voilà ! l’acte de création, ici _ de peindre, dont la touche _ en sa fulguration et ses effets, pour toujours, d’éternité ! _ est la manifestation exemplaire«  _,

que nous incite, en permanence _ en ce qui, en quelque (patient, et surtout somptueux) « arrêt du temps«  (l’expression est de Pierre Bonnard lui-même), fut en quelque sorte (très patiemment, et avec fulgurances successives) capté par l’artiste… _, la toile (hyper-)colorée de Bonnard,

en la fulgurance patiente des infinies micro-modulations des vibrations à jamais actives, pour qui y prête vraiment son regard un peu (et vraiment !) attentif, déposées pour jamais sur la surface de la toile qui demeure _ et pour peu que ne la ruinent pas trop quelques « craquelures«  : Bonnard en réparait déjà… ; par exemple celles du tronc (mauve) du marronnier de la toile Décor à Vernon (La Terrasse à Vernon), demeurée en l’atelier du Cannet à sa mort… _, en quelque sorte proustiennement, « dans le temps« .

Que s’efforcent aussi d’approcher, en leurs analyses et synthèses _ ils y tournent autour _, les regardeurs-commentateurs…

Sur l’acte esthétique, revenir (toujours !) au travail décisif (et nécessaire !) de Baldine Saint-Girons, L’Acte esthétique, aux Éditions Klincksieck ;

ainsi qu’à l’admirable Homo spectator de Marie-José Mondzain, aux Éditions Bayard :

deux viatiques indispensables d’une esthétique efficiente parfaitement juste…

Une dernière énigme, pour finir _ qui me travaille dans ma recherche de la vérité de Bonnard _ :

à la lecture (attentive) de ces différents albums consacrés à l’œuvre (somptueux) de Pierre Bonnard,

j’ai relevé une obscurité, telle une tâche blanche de fond de l’œil, concernant la personne de Renée Monchaty,

« dont Bonnard tomba amoureux en 1920 _ et avec laquelle (elle seule ; c’est-à-dire sans sa compagne Marthe, demeurée, elle, à Cannes chez Berthe Signac) il séjourna quinze jours à Rome : en compagnie du neveu Charles Terrasse, alors étudiant de l’École française de Rome, au Palais Farnèse, ils arpentèrent les ruines, en mars 1921, écrivit à Marthe Pierre… _ et qui se donna  la mort en 1925« ,

comme l’indique en note Jean Clair, page 45 de l’album Bonnard et Le Cannet dans la lumière de la Méditerranée ;

alors que, en sa contribution Pierre Bonnard, vie privée, image publique (pages 31 à 39 de ce même album), Belinda Thomson apporte des renseignements contradictoires :

« Renée Monchaty, la première fiancée de Bonnard (sic) a été son modèle _ par exemple déjà dans La Cheminée : une œuvre (sculpturale) de 1916 ! Et Renée était-elle blonde ? ou brune ?.. _ et son amante, peut-être aussi son étudiante. Son amour malheureux pour Bonnard _ toujours plus que discret sur son intimité, comme il était alors parfaitement de mise dans les excellentes familles, telle celle de Pierre Bonnard ! _, qui semble avoir été réciproque, la conduira à se suicider à Rome en 1923«  _ ce qui est une erreur, au moins de date : Renée Monchaty s’est donnée la mort, par un coup de revolver, le 3 septembre 1925 : fut-ce à Rome?.. Je n’ai glané que bien peu de renseignements en mon début d’enquête…

Et Belinda Thompson poursuit :

« La décision soudaine de Bonnard d’épouser Marthe en 1925 _ la formalité eut lieu le 5 août 1925, à la mairie du 17e arrondissement de Paris _, apparemment pour mettre fin à ce sentiment qu’elle éprouve d’être « une de ces femmes que l’on n’épouse pas » _ Marthe est le modèle et la compagne de Pierre depuis 1893 ; et elle le demeurera jusqu’à sa mort, le 26 janvier 1942, à la Villa Le Bosquet du Cannet (Pierre y mourra, lui aussi, le 23 janvier 1947) _, suit cette période de difficultés affectives« , à la page 38…

L’importance des liens affectifs de Pierre Bonnard en sa vie d’homme n’est pas rien qu’anecdotique, quand on mesure la place en l’œuvre pictural même de ses liens à ces personnes, et à leur souvenir qui demeurait quand elles avaient disparu…

A preuve,

la merveilleuse analyse des deux tableaux, La Palme (de 1926, au Cannet), puis Jeunes femmes au jardin, ou La Nappe rayée, vers 1921-1923 _ à Vernonnet _ (tableau terminé vers 1945-46 _ au Cannet _) à laquelle procède Jean Clair en son article Petite métaphysique du violet dans la peinture de Pierre Bonnard, pages 41 à 45.

Pour La Palme, d’abord :

« la volumétrie des objets et des figures apparaît saisie comme projetée sur une surface courbe concave, et non pas convexe, sur une sphère creuse pour ainsi dire. Ce qui est le centre de la vision en est aussi le plus éloigné ; et ce qui apparaît à la périphérie se déforme et s’allonge. Ce que l’œil pointe est aussi ce qui lui échappe (…) et, sur les bords, tout fuit (…). L’œil concentre et ramasse une myriade _ profuse, en effet : comme ses jardins ! _ de sensations, la pupille est bombardée _ oui _ de stimuli lumineux, mais, pour le peintre, le problème est de saisir ce foisonnement et d’en restituer _ voilà ! _ la richesse. Plutôt que projeté sur une sphère homologue au globe oculaire, le réel est brassé, comme la confiture dans une bassine de cuivre, ramassé et confit dans une cavité creuse dont les parois s’évasent.

De l’emploi de cette perspective naturalis, physiologique, découlent l’emploi et l’ordre des couleurs.

Ce qui vient en premier plan, ce n’est pas la couleur lumineuse, l’orange ; c’est le violet. C’est la couleur dont l’intensité, dont la vibration ondulatoire est la plus forte qui vient au-devant de l’œil, là où l’œil cherche à voir le plus. Le « mehr Licht » _ goethéen _ du peintre, là où il pointe le visible, est le seuil même où la sensation de la lumière s’absorbe dans l’invisible _ le diaphane ? qu’évoque Marie-José Mondzain ? La couleur qui est la plus proche de l’énergie pure est aussi la trappe, le « trou noir » par où le visible s’échappe.

La terre, le monde réel, le solide, ce que l’on peut saisir, voir, habiter, appréhender, tenir, les routes, les maisons, les êtres _ même ! _,

sont toujours, chez Bonnard, un arrière-pays _ à la Bonnefoy _ qui brille derrière l’écran radiant du violet, ce seuil de l’ultra-visible.

La Palme, de 1926, est l’une des œuvres les plus significatives à cet égard.

Le monde où l’on habite, avec ses maisons, ses rues, ses femmes à la fenêtre secouant un tapis, ses volets verts, ses ocres rouge et jaune, ses roses et ses orangés, est une bande de lumière isolée du peintre, un îlot perdu entre le lointain bleu et le premier plan livré au vert et au violet.

La figure principale _ c’est là dire son importance (vitale !) _ est une femme, à mi-corps, à l’avant-plan. Elle est voilée de violet et elle offre _ telle Aphrodite à Paris, chez Homère _ une pomme. Pomme d’or de Virgile, fruit parfait, sphère pleine du don de la présence, offrande d’amour, lumière et saveur concentrée.

Mais c’est aussi le fruit dérobé dans l’ombre _ l’amour caché, non tout à fait (civilement et urbainement) montrable _,

comme est interdite _ comme victoriennement, encore et toujours pour Bonnard en 1926… _ la possession de ce monde habitable et aimable que le tableau reproduit.


Regardons-le mieux _ ainsi que le demande et l’impose tout tableau de Bonnard ; ainsi que toute grande œuvre vraie ! non menteuse ! Par exemple, celle de Proust ; ou celle de Faulkner, pour rester en ces mêmes années… _ :

il figure un œil de géant ; il est la métaphore, la projection _ quasi littérale ; lacaniennement _ d’un œil, une grande amande que bordent les cils du palmier et les sourcils des feuillages, et sur la lisière de laquelle papillonnent _ instamment _ des frondaisons. La lumière brille en son fond, mais rien ne sera possédé _ charnellement et socialement ; une malédiction (officielle) ne cessant de peser... _ de ce qu’il voit.

Telle est la secrète mélancolie _ inaltérable parmi l’art de la joie, aussi, de Bonnard : car ce dernier n’est pas, lui non plus, niable ! les deux s’entremêlant à l’infini _ de cette peinture, sous son apparente _ mais tout aussi réelle ! Bonnard est par là toujours humble et discret, quasi timide (et ainsi partagé ! clivé…), en sa joie _ allégresse.

M’accusera-t-on de psychologisme ? _ s’enquiert alors Jean Clair. Certes non : tout compte ! en un œuvrer : le temps du terrorisme formaliste structuraliste (ce certains « modernes« ) est désormais passé !

L’un des plus beaux tableaux qu’ait peints Bonnard est Jeunes femmes au jardin, ou La Nappe rayée _ voici alors l’exemple de la plus splendide confirmation de la thèse avancée pour La Palme.

Le pluriel est de politesse : de la seconde, Marthe, la femme du peintre _ âgée alors (si la scène réelle eut bien lieu en 1921) de cinquante-deux ans _, ne se distingue qu’un profil perdu sur la droite. La jeune femme à la tête ronde ronde et dorée comme une pomme, et qui sourit, est bien le seul sujet du tableau. Projetée à l’avant-plan, elle demeure dans une pénombre violette. Le réel, la lumière, le possible, les fruits posés dans leur corbeille sur la table, le sable jaune comme une plage, sont à l’arrière-plan.

Le peintre, là aussi _ analyse Jean Clair _, célèbre le deuil de la présence, autant _ les deux à égalité ! _ qu’il célèbre la beauté et la fascination du visible.


Or, on sait aujourd’hui
_ l’article a été écrit en 1987 _ l’identité de la jeune femme et le destin tragique qui l’a liée au peintre _ Bonnard, en mars 1921, au moment de l’escapade romaine (avec Renée Monchaty), avait cinquante quatre ans (et Marthe, sa compagne non encore épousée, cinquante-deux J’ignore, jusqu’ici, la date de naissance de Renée Monchaty. La note de Jean Clair à propos de cette jeune femme, commencée de citer un peu plus haut en cet article-ci, se conclut alors ainsi : « Cette crise déterminera chez le peintre une série d’autoportraits où le violet joue _ encore _ un rôle essentiel, d’une tonalité dramatique souvent inattendue«  ; à prolonger…

Sous le sourire, sous la beauté qu’il célébrait, Bonnard avait aussi, comme un glacis subtil, posé _ à quel moment, lors de quelle « reprise«  de l’œuvre, achevée vers 1945-46 : à la Libération, donc ? _ le voile de la détresse et de la perte.


Au seuil du visible que nous croyons voir et posséder, demeure _ ainsi _ l’invisible des êtres et des choses que nous perdons _ et avons perdus, aussi : tel Orphée, Eurydice… ; cf ici le beau petit livre de Claudio Magris Vous comprendrez donc, où l’auteur donne la parole, outre-tombe, à son Eurydice perdue _, que nous n’avons cessé de perdre ; et dont le violet, à l’extrême de la gamme des couleurs, nous tend l’effigie spectrale _ un autre mode (spectral lui-même ; et alenti…) de possession ?


Ainsi les hommes de la lumière, selon l’expression de Camus, sont-ils condamnés, comblés par le jour et par les collines, à fuir _ aussi ; est-ce nécessairement, cependant, une fuite ? _ dans l’invisible.« 

On comprend en quoi et comment, très précisément,

l’œuvre de Pierre Bonnard,

au-delà de la puissance formidable intense de son idiosyncrasie, déjà _ et c’est un cadeau formidable ! _,

prend, aussi, et très pleinement place,

à l’acmé du plus puissant des avancées de l’exploration artistique du réel,

en la complexité jamais réduite à quelque squelette,

mais au plus vif (et nacré) de la chair,

des explorations artistiques de l’imageance _ cf mes propres travaux sur la musique de Durosoir (1878-1955) _,

pour penser au plus fin et plus vrai,

le réel tel que nous avons à le percevoir, le vivre et le bâtir,

l’aménager…

Car rien « que soi« , « ce n’est pas suffisant« , pour Pierre Bonnard,

comme le rappelle très justement Michèle Tabarot, à l’ouverture, page 11, de ce très important Bonnard et Le Cannet dans la lumière de la Méditerranée :

« Il est toujours nécessaire _ au peintre (et artiste) que Pierre Bonnard est _ d’avoir un sujet, si minime soit-il,

de garder un pied _ au moins _ sur terre« …

De même que

l’accroche à la forme,

doit contrebalancer le risque du vertige

de la couleur :

remerciant très chaleureusement son ami Paul Signac, de ses vigoureux encouragements et éloges,

Pierre Bonnard, le 29 décembre 1933, lui déclare ainsi :

« Tout récemment, vous m’avez donné un fameux encouragement,

et j’en puise d’ailleurs _ de mon côté _ dans vos architectures colorées ;

car j’ai bien besoin de me plier aux grands rythmes _ voilà ! sans tomber dans l’abstraction, par conséquent _ que vous défendez« …

Pierre Bonnard : un créateur décidément majeur,

pour notre réjouissance !


Titus Curiosus, ce 31 août 2011

OPA et titrisation réussies sur « l’art contemporain » : le constat d’un homme de goût et parfait connaisseur, Jean Clair, en « L’Hiver de la culture »

12mar

Avec L’Hiver de la culture, qui paraît ce début mars aux Éditions Flammarion (dans l’incisive collection Café Voltaire !),

Jean Clair nous livre un aussi sobre que brillantissime constat

en même temps qu’un lumineux et essentiel historique, parfaitement informé, et plus encore d’une admirable justesse !

de ce qu’est devenu, pour le principal, à partir d’une OPA rondement menée et admirablement réussie, l’actuelle titrisation de l' »Art contemporain«  _ de marque certifiée (et dûment estampillée !) conforme ! _ au sein des Arts plastiques

_ pas mal ravagés, en effet : beaucoup d’« artistes«  vrais (!), eux, ayant « disparu« , « sacrifiés«  à « la circulation et la titrisation d’œuvres (…) limitées à la production , quasi industrielle, de quatre ou cinq «  hyper-habiles faiseurs triés par « l’oligarchie financière mondialisée«  qui en « décide«  : ces expressions-clé se trouvent, elles, à la page 104 ; « morts sans avoir été reconnus« , et « désespérés souvent de cette ignorance« , conclut son rapport sur l’état présent de l’« art contemporain«  Jean Clair, page 141, terminant le livre par : « c’est pour eux que ce petit livre aura été écrit«  _,

aujourd’hui :

le « constat« 

_ soit une « promenade d’un amateur solitaire à travers l’art d’aujourd’hui, ses manifestations, ses expressions. Constat d’un paysage saccagé, festif et funèbre, vénal et mortifiant« , ainsi que le présente excellemment la quatrième de couverture !!! _,

d’un homme de (vrai) goût, parfait connaisseur, et on ne peut plus et mieux expert de ces « affaires« ,

est tout bonnement implacable

en sa complète justesse _ hélas : quant à l’imposture parfaitement (= machiavéliennement ! re-lire toujours les fondamentaux, dont Le Prince…) réalisée il y a déjà quelque temps et plus que jamais en vigueur aujourd’hui… _,

qui nous met sous le nez, et imparablement soumet et montre à notre regard _ qui n’en peut mais, il n’y échappe pas… _ de lecteur, l’essentiel !


Ce petit livre de 141 pages est ainsi décisif :

le roi (des affaires ! _ de ce marché (lui aussi très juteux pour qui sait y bien opérer-manœuvrer) qu’est « la culture« , ici en la branche des « Arts plastiques« ) est _ bel et bien _ nu !

A poil !

Sans le moindre appareil _ qui (nous) dissimulerait encore quoi que ce soit de sa peau ainsi dé-masquée…

Un peu à la façon, à la fin de Gorgias

_ aux pages 303 à 311 de l’édition Garnier-Flammarion en la traduction de Monique Canto-Sperber ; voici le texte (assez parlant !) de la quatrième de couverture : « Sans doute le plus animé et le plus féroce des dialogues platoniciens dans lequel Platon s’attaque au fondement de la démocratie et esquisse une nouvelle forme de pouvoir. Il se veut le protocole éthique _ voilà ! _ d’un engagement politique _ qui soit mieux fondé ! que celui qui a présentement cours… _ et débat donc des conditions  _ vraies _ du gouvernement de soi et des autres. Le ton du Gorgias est particulièrement violent, et pas seulement à l’égard de la rhétorique. Le dialogue formule une des critiques les plus radicales qui aient été adressées à la démocratie athénienne, à ses valeurs dominantes et à sa politique de prestige. En effet, Socrate s’en prend à tous les aspects de cette politique, du plus concret au plus idéologique. Mais l’essentiel de la critique vise la condition qui donne à la démocratie athénienne ses principaux caractères. Or cette condition est la même que celle qui assurait l’influence de la rhétorique. Il s’agit de la foule comme sujet dominant de la scène politique _ en son ignorance et sa crédulité… Le gouvernement de la liberté est un gouvernement de la foule, c’est-à-dire de l’illusion, du faux-semblant et de la séduction _ voilà ! La critique de la rhétorique débouche donc directement sur la critique de la démocratie« … _,

de Platon nous faisant montrer par Socrate, le jugement dernier (des âmes), outre-tombe, au royaume des morts : jugés et juges (Minos, Rhadamante et Eaque, tous trois rien moins que fils de Zeus…) sont, tous et également, nus : « rien qu’une âme qui juge une âme« , dit Zeus, ayant « laissé sur la terre » tout le « décorum«  qui « impressionne les juges » ordinairement… : car « c’est _ un tel dé-pouillement _ le seul moyen pour que le jugement soit juste« …

Quant aux « ravages » accomplis,

je relèverai simplement la très simple et retenue _ sans pathos _ conclusion de Jean Clair, à l’avant-dernier alinéa, page 141 :

« Les gesticulations convenues des gens d’Église et des fonctionnaires d’État admirant _ volontiers très publiquement assez fréquemment _ l’« art contemporain » _ objet du tout dernier chapitre, « Les Deux piliers de la folie« , pages 127 à 141 _, si contraires à leurs fonctions et à leur mission _ officiellement de fondation-légitimation, et civilisatrices _, évoquent les pantomimes burlesques des Fêtes des Fous lorsque le Moyen Âge touchait à sa fin.« 

Et Jean Clair alors de splendidement _ et douloureusement _ conclure, au dernier alinéa, tout l’essai _ et voici, cette fois, la phrase en son entier _ :

« Cela aurait peu d’importance _ en matière de fond (des choses) !

Mais entre-temps _ et en partie en conséquence plus ou moins directe de cela : un point à un peu mieux établir… _, combien d’artistes, dans le siècle qui s’est achevé et dans celui qui commence,

incomparablement plus maltraités _ via le baillon du silence-radio de toutes les presses, d’abord… _ que leurs compagnons _ d’infortune _ de la fin de l’autre siècle qu’ont avait appelés _ presque aussitôt _ des artistes « maudits »,

ont-ils disparu _ voilà ! : dans le gouffre-vortex du néant de la renonciation aux œuvres, tout d’abord, de leur part : et là, est bien le premier rédhibitoire ! hélas… : s’arrêter, pour un artiste vrai, d’œuvrer ! _,

sacrifiés _ voilà ! _,

dans l’indifférence _ voilà !.. _ des pouvoirs supposés les aider,

morts sans avoir été reconnus _ des autres _,

désespérés trop souvent _ tous n’ayant pas, en effet, la rare force d’âme du génial Lucien Durosoir (1878-1955), musicien plus qu’indifférent, lui (carrément immunisé contre…), à l’exécution en concert de ses compositions, se contentant de (et se concentrant à…) parfaire chaque œuvre sur le papier de son écriture, et remisant, admirablement confiant, les manuscrits (très) achevés en son « tiroir« , pour une postérité un peu plus curieuse et soucieuse seulement de la qualité de l’Art (l’œuvre !) ; et non plus du (misérable !) savoir-vendre de l’artiste !.. Sur Durosoir, cf mes précédents articles ; par exemple celui-ci, du 25 janvier 2011 : Les beautés inouïes du “continent” Durosoir : admirable CD “Le Balcon” (CD Alpha 175) _ de cette ignorance _ les rongeant, à détruire certains d’entre d’eux.

C’est pour eux que ce petit livre aura été écrit« …

Voilà pour cette introduction à ce livre imparable, en la justesse et la force de sa lumière,

de Jean Clair…

Le chapitre crucial de l’essai

est très probablement, à mes yeux, le chapitre VII, pages 95 à 109 : « La Crise des valeurs » _ loin de n’être qu’« esthétique«  ; ou circonscrite aux Arts, cette « crise«  !.. Et c’est là un élément on ne peut plus décisif du « constat«  (éclairant !) qu’est ce livre : quant au « sens«  même du « vivre«  : rien moins !..

Car c’est bien, en effet, du « sens » même du « vivre« , de l' »exister », du « faire » et du « sentir« , humainement ou in-humainement _ voilà ! _, qu’il s’agit,

soit affronter et renverser le nihilisme !,

en cette question de la hiérarchie des « valeurs« , et de leur « crise » actuelle (et indurée)…

La référence, page 102-103 au Schaulager de Bâle

_ « Le Schaulager de Bâle (…) n’est pas une collection au sens propre, c’est-à-dire un ensemble à peu près fixe et inventorié, mais plutôt un stock d’œuvres qui varie, s’agrandit ou se vide. Une exposition publique mais discrète permet chaque année à quelques invités de découvrir les modèles dont l’obscurité du bâtiment garde les prototypes. Parallèlement la Foire de Bâle, dont on ne peut comparer les stands qui se succèdent qu’aux présentations d’été des grands couturiers, montre des productions voisines mais de plus grande série et plus facilement portables. Les responsables de la Foire, au long des années, ont d’ailleurs fini par éliminer de leur sélection les galeries dont l’orientation esthétique n’était pas jugée assez proche de ce qui peut se voir dans le Schaulager. Le système _ c’est est un ! fort cohérent ! _ a été verrouillé« _,

reprend l’analyse de cette institution (très discrète) , entamée page 20,

alors à travers la question de l’architecture muséale :

dans le cas de la forme architecturale du bâtiment de ce Schaulager bâlois,

il s’avère qu’il s’agit d’une forme architecturale « simple, sévère et fonctionnelle, sans presque aucune ouverture sur l’extérieur comme il se doit : ce lieu qui n’est « ni » ceci _ « ni un musée«  _ « ni » cela _ « ni un entrepôt«  : selon le discours officiel de cet « établissement privé«  sur son propre statut… _, mais qui se referme et sur le secret de ses trésors et sur la discrétion de ses opérations« ,

une forme qui « ne pouvait qu’adopter la géométrie des coffres bancaires« , lit-on au final de la page 21 _ dès le tout premier chapitre de l’essai, intitulé « Les Instruments du culte » ;

cf, ceci, page 10 :

« Églises, retables, liturgies, magnificence des offices : les temps anciens pratiquaient la culture du culte.

Musées, « installations », expositions, foires de l’art : on se livre aujourd’hui au culte de la culture.

Du culte réduit à la culture _ d’abord _,

des effigies sacrées des dieux aux simulacres de l’art profane _ ensuite, en la modernité _,

des œuvres d’art aux déchets des avant-gardes _ maintenant, en la post-modernité _,

nous sommes en cinquante ans _ soit de 1960 à 2010-11… _,

tombés

dans « le culturel » :

affaires culturelles, produits culturels, activités culturelles, loisirs culturels, animateurs culturels, gestionnaire des organisations culturelles, directeurs du développement culturel, et, pourquoi pas ? : « médiateurs de la nouvelle culture », « passeurs de création », et même « directeurs du marketing culturel »

Toute une organisation complexe _ sur modèle ecclésial : en visée de gestion d’un sacré de substitution, en quelque sorte… _ de la vie de l’esprit, disons plutôt des dépouilles de l’ancienne culture,

avec sa curie, sa cléricature, ses éminences grises, ses synodes, ses conclaves, ses conciles, ses inspecteurs à la Création, ses thuriféraires et ses imprécateurs, ses papes et ses inquisiteurs, ses gardiens de la foi et ses marchands du temple.

Au quotidien,

comme pour faire poids à cette inflation du culturel,

on se mettra à litaniser _ voilà, en cette novlangue que sut admirablement pointer, dès 1948, George Orwell, in 1984 _ sur le mot « culture » : « culture d’entreprise », « culture du management » (dans les affaires) _ etc. : j’abrège…

Cent fois invoqué, le mot n’est plus que le jingle _ voilà ! _ des particularismes, des idiosyncrasies, du reflux gastrique,

un renvoi de tics communautaires,

une incantation des groupes, des cohortes ou des bandes qui en ont perdu l’usage _ voilà le retournement basique de la novlangue !

Là où la culture prétendait à l’universel,

elle n’est plus que l’expression de réflexes conditionnés _ très basiquement pavloviens ! _,

de satisfactions zoologiques«  : nous y reviendrons (ce point-là étant loin d’être marginal) ; fin de l’incise ;

revenons à l’institution du Schaulager bâlois, page 21 :

« Le Schaulager à Bâle est un vaste bunker de béton, édifié dans les faubourgs de la ville patricienne, qui abrite quelques milliers d’œuvres d’« art contemporain », sélectionnées et calibrées _ voilà ! _ comme des légumes d’élevage.

C’est un établissement privé _ oui ! _ qui affirme n’être « ni un musée ni un entrepôt » _ voilà pour le ni-ni !.. _, mais pourtant se dédier _ noblement, sinon sacralement !.. _ « à la créativité et à la transmission _ voilà surtout… _ de l’art contemporain ».

De fait, c’est sa mission,

mais elle s’accomplit sur un mode discret.

Il ne se visite pas,

sinon par autorisation spéciale, délivrée principalement à des professionnels du milieu de l’art _ j’adore cette expression.

Cela explique qu’on en parle si peu _ dans les médias :  comme on parle très peu de tout pouvoir réel : le silence et l’ombre sont les conditions (cf la leçon machiavélienne de pragmatisme…) de l’agir efficace _, alors qu’il est devenu _ très vite _ un rouage essentiel _ tout fonctionnant ainsi _ du marché  _ nous y voilà ! Vive la Suisse et son secret bancaire… N’est-ce pas, Jean Ziegler ?

Il est à l’art _ voilà ! ce Schaulager-ci… _ ce que la banque est à l’argent,

un saint des saints où quelques initiés décident _ voilà : un lieu de pouvoir ! _ des cours et des investissements«  _ à la jointure de l’économique et de l’artistique : voici l’étalon-or (et/ou nerf de la guerre) au centre névralgique, ou plutôt cérébral, de toute cette « affaire«  !..

Jean Clair,

au-delà de ce cas très discret, mais bien plus qu’exemplaire, révélateur !, de ce qui se décide et se fait très effectivement en matière d’affaires d' »art contemporain« ,

du Schaulager de Bâle,

souligne excellemment qu’un tournant du devenir des musées (et du choix de leurs fonctions) s’accomplit _ très vite, déjà _ « en cinq ou six années » (page 32, dans le chapitre « Le Musée explosé« ) peu après Mai 68, en France :

« Mai 68 ne marquait pas l’avènement _ désiré par quelques uns _ d’une société égalitaire et fraternelle, exaltant une pensée populaire grâce à laquelle les musées devaient, comme l’avaient voulu les artistes d’avant-garde, exploser et s’ouvrir à la vie. Il ne provoqua _ de fait, voilà… _ que le charivari _ seulement réactif : un symptôme !.. _ qui, dans les sociétés traditionnelles, accompagne les nouveaux mariés. Mais, cette fois, le mariage _ en voie (déjà avancée) de consommation dès cette décennie des années 60, donc… _ unit la société française _ et ses représentants politiques dans les institutions de pouvoir de l’État : les Georges Pompidou, et Valéry Giscard d’Estaing, au premier chef, avant bien d’autres : le premier créa ce qui fut baptisé après sa mort « Centre Pompidou«  ; le second, le musée d’Orsay… _ au capitalisme international. (…) C’est le monde ancien tout entier, rural et ouvrier, qui fut emporté _ voilà ! _ en cinq ou six années« .., pages 31-32…


Que cherche alors, désormais _ et à l’autre bout de la chaîne de l’Art… _, « le pèlerin moderne, le gyrovague artistique,

l’automate ambulatoire qui itinère _ de musée en musée, d’abord… _ du Louvre jusqu’à Metz, de Londres à Bilbao et de Venise _ ville d’où je reviens du colloque « Lucien Durosoir« , au Palazzetto Bru-Zane les 19 et 20 février derniers : mais, de fait, je préférai, lors de mon temps libre à Venise, arpenter et parcourir les divers quartiers (surtout ceux vierges de foule de touristes), et découvrir l’intérieur (presque trop riche) des églises, plutôt que de suivre le rituel assez ennuyé des visiteurs de musées… _ au MoMA,

celui qu’incarnaient jadis, au mieux, Ruskin ou Byron,

ou bien, à présent, les passagers des tour operators,

que cherche-t-il ?

Quel salut _ le mot parle ! _

de la contemplation _ qui s’y adonne ? qui s’en donne le vrai temps ? _ d’œuvres

qui seraient, à elles seules _ dans quelle mesure (hors mesure !) ?.. _, la récompense _ en effet : tel un gain substantiel (et vrai ! par un effet profond, « comblant« , et durable de « présence«  incorporée !..) d’humanité ! _ de ces migrations ? « , page 53 ;

avec cette réponse, page 54 :

« On y découvre _ en ces musées de par le monde (contemporain) _ un désarroi commun, une solitude augmentée _ chez la plupart des visiteurs _, quand la croyance a disparu«  _ dans la désertification en expansion continue (cf Nietzsche : « Le désert croît« …), sinon irrésistible (Nietzsche en appelait, lui, au sursaut du sur-humain, en son Zarathoutra, un livre pour tous et pour personne…), du rouleau-compresseur du nihilisme… La beauté ne devenant plus qu’un vague décorum esthétique : réduit en quelque sorte à l’ordre seulement de l’agréable… Cf ici Kant (qui ne se faisait pas à la réduction du beau à l’agréable !), et sa Critique de la faculté de juger

Jean Clair commentant cette situation-là

ainsi, toujours page 54 :

« Ainsi des religions quand elles se mouraient,

dont les pèlerinages n’étaient plus là que pour cacher _ encore un peu _ le vide de leur liturgie et la pauvreté de leur consolation.

La multiplication de ces brimborions _ voilà ! ridicules ! et il faut en rire publiquement ! Comme l’enfant des Habits neuf du roi d’Andersen… _ de l’art contemporain

qui envahissent à présent les châteaux de Versailles

_ cf mon article du 12 septembre 2008 à propos de l’installation Jeff Koons à Versailles : Decorum bluffant à Versailles : le miroir aux alouettes du bling-bling ; mais aussi celui du 2 septembre 2008 sur la cohabitation de Ben et de Cézanne à l’Atelier Cézanne du chemin des Lauves, sur les hauteurs d’Aix… : Art et tourisme à Aix _ la “mise en tourisme” des sites cézanniens (2)… ; et aussi celui-ci, du 10 septembre 2008 : De Ben à l’Atelier Cézanne à Aix, à Jeff Koons chez Louis XIV à Versailles _

et les palais de Venise _ le Palazzo Grassi ; La Dogana di mare… _,

est à la modernité finissante

ce que l’imagerie sulpicienne fut

au christianisme moribond _ parfaitement ! de sinistrement tristounets clichés…

Le musée semble _ ainsi _ offrir le parfait objet de cette croyance _ vacillante, faiblarde _ universelle, identique en tout lieu, prête à offrir le salut _ d’une émotion seulement « esthétique«  ; jointe à l’agrément du tourisme (international, mondialisé !) plus ou moins balisé et formaté, avec ses paraît-il must !.. _ à tous et dans l’instant _ ce point est essentiel ; du fait que non seulement pour la plupart d’entre nous désormais time is money ; mais aussi et surtout que tout s’accélère… ; cf l’excellent Accélération de Hartmut Rosa, paru en traduction française aux Éditions La Découverte… _,

et qui remplacerait la patiente instruction _ formatrice du goût, elle ; et de l’aptitude à « sentir«  et « expérimenter«  (dans le temps de la vie : mais en est-il donc d’autre, de temps ?) l’éternité, aussi ! selon la leçon magnifique et essentielle (!) de l’Éthique de Spinoza… _ qui ne se donnait qu’à ceux _ ne cessant, toute la vie durant, de « se cultiver« , avec patience, voire passion vraie… _ qui respectaient la lenteur des règles et la diversité des multiples langues _ constituant, en effet, une vraie « culture«  : incorporée !..

A l’inverse des mots _ et des phrases, en leur générativité : qui prennent toujours un minimum de temps (à la différence des envois de SMS) ; lire ici le grand Chomsky… _, toujours soupçonnés d’imposer un ordre _ « fasciste« , a-t-il malencontreusement échappé, un jour à Barthes, qui s’est, plus heureusement, repris plus tard là-dessus… _ et de réclamer un sens _ mais c’est bien le moins !.. _,

l’œuvre _ des arts plastiques, tout au moins (et « d’art contemporain« …) : Jean Clair en distingue, au chapitre VI, « L’action et l’Amok », les cas des œuvres de musique et de danse, davantage « incorporatrices« … ;

pour la photo, je renvoie à l’« incorporation«  de la vie et de ses mouvements, mais oui !, dans l’œuvre (jusqu’au flou…) de mon ami Bernard Plossu ; cf, par exemple, mon article du 27 janvier 2010 sur le livre (aux Éditions Yellow now) et les expos (au FRAC de Marseille et à La NonMaison de mon amie Michèle Cohen, à Aix-en-Provence), admirables !, Plossu Cinéma : L’énigme de la renversante douceur Plossu : les expos (au FRAC de Marseille et à la NonMaison d’Aix-en-Provence) & le livre “Plossu Cinéma_,

plutôt qu’un savoir à acquérir _ et « incorporer« , donc _,

posséderait le privilège, le pouvoir, la magie de se livrer sans peine _ au dilettante : l’adepte du plaisir sans peine : surtout jamais la moindre « peine«  ! _,

dans une profusion de significations possibles et contradictoires _ ludiquement ! quelle fête !.. Quelle caricature-là de « liberté«  ! à pleurer de cette fausseté ! _

qui répond au goût contemporain d’abolir _ sociologiquement, du moins : à la Bourdieu… _ les distinctions, les hiérarchies et les frontières _ au profit de la nuit dans laquelle toutes les vaches sont noires…

A quoi bon l’histoire, la géographie,

à quoi bon la lecture ?

A quoi bon tant d’efforts

quand tout paraît _ bien illusoirement : ici, lire Freud, L’Avenir d’une illusion _, comme ici, livré _ et sans le moindre effort de soi _ d’un coup ?

Le monde ancien _ celui de la culture : humaniste… _ était lent et discursif. Le monde moderne _ ou post-moderne _ en une seconde prétend s’ouvrir _ de lui-même _ aux yeux _ bonjour les gogos ! Triomphe de la photo, de l’écran, de l’affiche, du schéma, du diagramme, du plan _ du moins de leurs usages immédiats paresseux et lâches…

Au mot, qui était mémoire et mouvement _ voilà ; cf Chomsky ; et Bernard Stiegler : passim… _, on substitue, impérieuse, immédiate, immobile, imposée _ surtout : à la passivité anesthésiée _, l’image _ cf ici l’admirable travail de la chère Marie-José Mondzain : Homo spectator Là où il y a un tableau, il n’y aurait plus besoin de mots. Ce qui est vu efface _ voilà ! _ ce qui est lu ; pire encore, se fait passer _ on ne peut plus mensongèrement _ pour ce qui est su. Le tableau dresse un écran que l’on voudrait protecteur entre le monde _ et le réel, donc ! tenu à distance, et demeurant inconnu : c’est bien là un dispositif efficace d’obscurantisme !.. _ et soi « , pages 54-55,

au sein du chapitre IV, « Les Abattoirs culturels » ;

la formule donnant son titre à ce chapitre étant empruntée à l' »érudit libertin » et « créateur du musée, aujourd’hui disparu, des Arts et Traditions populaires« , Georges-Henri Rivière, au début des années soixante-dix ; et la citation se trouve au final du chapitre, aux pages 59-60 :

« Le succès _ vrai ! _ d’un musée ne se mesure pas au nombre de visiteurs qu’il reçoit, mais au nombre de visiteurs auxquels il a _ vraiment _ enseigné _ non superficiellement _ quelque chose. Il ne se mesure pas au nombre d’objets qu’il montre, mais au nombre d’objets qui ont pu être _ vraiment _ perçus par les visiteurs dans leur environnement humain _ vrai. Il ne se mesure pas à son étendue, mais à la quantité d’espace que le public aura pu raisonnablement _ = vraiment _ parcourir pour en tirer un véritable _ voilà le concept décisif ! il est de l’ordre du qualitatif, pas du quantitatif ! _ profit. Sinon, ce n’est qu’une espèce d' »abattoir culturel » »  _ voilà !..

Il existe aussi des personnes qui osent dire la vérité ;

et pas seulement rien que des carriéristes inféodés à leurs (tout) petits et misérables ! intérêts..,

après lesquels _ « Après nous, le déluge !«  ; ou encore les vacances ad vitam aeternam aux Seychelles… _ le monde peut bien, à la Néron incendiant Rome, disparaître : tout entier et à jamais…

Le chapitre V, « Le temps du dégoût« , montre, alors, excellemment comment les objets de rebut, les excrétions digestives, ont fait leur entrée en fanfare (ou bling-bling) dans les lieux et milieux les plus prestigieux ;

page 64 : « Les institutions muséales les plus prestigieuses, le Louvre et Versailles, en premier lieu, devaient _ dans la course au succès ! et aux revenus du tourisme : quelle industrie prospère ! et au si bel avenir… _ devenir des galeries _ d’exposition up to date_montrer _ aussi ! _ la création « vivante ». Dans un élan conjoint, ces lieux de mémoire qui avaient fini par perdre leur sens en oubliant leurs origines, tentèrent _ donc : pour un pari juteux (du moins pour les quelques « initiés«  qui allaient s’en mettre plein les poches : mais y a-t-il autre chose que cela qui « vraiment«  les « intéresse » ?.. _ de suivre une cure de rajeunissement en imposant, contre tout bon sens, l’idée que les créations les plus audacieuses, les plus choquantes, les plus immondes, les plus idiotes souvent de l’art d’aujourd’hui s’inscrivaient, sous la griffe distinctive _ voilà le truc : la marque, le logo ! _ d’« art contemporain », dans l’histoire des chefs d’œuvre d’autrefois. A défaut de pouvoir continuer sa propre histoire, qui était, on l’a vu, forclose, le musée devint ainsi l’agent, le promoteur, l’impresario d’une histoire fabriquée » _ mensongère, falsifiée autant que falsificatrice (de l’Art et de la culture) : page 64, donc….

Et Jean Clair de prendre alors l’exemple d’un Jeff Koons : après son mariage, puis sa séparation d’avec la fameuse Cicciolina

_ « Cicciolina est le surnom donné à une jeune fille rose et fondante, mais qui désignait peut-être plus précisément une partie de son anatomie qu’elle exposait sans gêne _ voilà ! un exhibitionnisme : vendeur… _ et qu’en latin, vu son apparence, on appelait souvent le petit cochon. La Cicciolina fit la fortune de l’homme avec qui elle s’affichait alors _ cf le livre très important de Michaël Foessel, La Privation de l’intime ; plus mon article du 11 novembre 2008 : la pulvérisation maintenant de l’intime : une menace envers la réalité de la démocratie : ces phénomènes font système !.. _, dans les années quatre-vingt, un certain Jeff Koons, dadaïste attardé, qui se plaisait à façonner de petits cochons roses en porcelaine. La Cicciolina fut élue député au Parlement de Rome ; puis, devenue mère, coule aujourd’hui, retirée du monde, des jours de mamma comblée » ; fin de l’incise « Cicciolina« , page 65.

« Jeff Koons est entre-temps _ en effet _ devenu l’un des artistes les plus chers _ nous y voici ! _ du monde. La mutation s’est faite à l’occasion des transformations d’un marché d’art _ voilà ce dont il s’agit ! _ qui, autrefois réglé par un jeu subtil de connaisseurs, directeurs de galeries d’une part et connaisseurs _ vrais _ de l’autre, est de nos jours _ désormais _ un mécanisme _ très finement huilé et hyper-efficace _ de haute spéculation financière _ ici aussi ! _ entre deux ou trois _ guère plus ! _ maisons de vente et un _ tout _ petit public de nouveaux riches _ acheteurs, vendeurs et revendeurs : sur ces marchandises-là aussi…

Jeff Koons s’affiche _ l’image (= le logo identifiable) est le medium privilégié (en puissance d’extension, mondialisée, comme en rapidité de transmission !) de la publicité ; et l’exhibition simplifiée jusqu’à la caricature facilite l’identification du spectateur attrapé (médusé) : la plus rudimentaire et grossière possible, pour l’immédiateté du réflexe conditionné de peu regardants peu regardeurs !.. _ aujourd’hui,

non plus échevelé comme les artistes romantiques,

moins encore nu et ensanglanté comme les avant-gardistes des années soixante-dix,

mais comme un trader de la City, attaché-case à la main et rasé de frais, _ parfaitement _ adapté _ voilà _ à son nouveau public _ et clientèle ! _ et totalement fondu en lui comme un homo mimeticus » _ ce qui favorise, nous y voici, l’élémentaire (= simpliste) identification, vite fait, bien fait (et mortifèrement ludique ! cf ici les fortes intuitions de Philippe Muray : un bien festif « Après nous le déluge !«  ; cf en particulier, de Muray, le fort réjouissant Festivus festivus…) a minima _, page 65.

C’est que « la consécration _ lui _ était venue _ mutation d’image magique ! par adjonction d’« onction«  d’aura archi artificielle !.. _ par Versailles. On l’y exposa, on l’y célébra, on l’y décora ; demain peut-être on l’y vendrait _ on va (et très vite) y venir : on commence déjà à vendre des morceaux immobiliers de ce patrimoine national…

Jeu spéculatif à l’accoutumée : des galeries et des intérêts privés financent _ oui : ils « investissent » !.. _ une opération _ promotionnelle, (hyper-luxueux !) marketing aidant… _ dont une institution publique comme Versailles semble _ bien sûr : la confiance (des gogos = la crédulité !) est nécessaire à ce (gros) jeu-là… _ garantir le sérieux ; on gage des émissions éphémères et à haut risque _ tout de même ! _ sur une encaisse-or qui s’appelle le patrimoine national«  _ résultat des courses : ni vu, ni connu, l’opérateur, en cette nuit (de l’art) où toutes les vaches sont devenues semblablement (= également !) noires ! par un tel tour de passe-passe « égalisateur« , ici à très haut prix (de vente) !.. ; page 66.

Et « Koons à Versailles ou à Beaubourg n’est que l’exemple _ en effet ! _ d’une longue série de phénomènes _ de sur-cotation (astronomique : jusqu’au vertige ; pour les autres, surtout, qui n’ont pas ces moyens : ils en sont ébaubis…) ! _ semblables. (…) Pas moyen, naguère, de visiter une exposition au musée d’Orsay sans se voir imposer _ par toute simple (= toute bête) contigüité ! il suffisait donc d’y penser… _ l’œuvre d’un minimaliste pour vous convaincre _ ou persuader _ que Böcklin ou Cézanne n’avaient jamais fait que l’annoncer _ ah ! les « précurseurs«  en Art : tout se tient ; pourvu qu’on y ait été un minimum « initié«  (…) Le Louvre a cédé son nom _ son logo : cf le livre de Naomi Klein, No logo, la tyrannie des marques... Encore fallait-il qu’il fît la preuve que ce nom _ cette marque, ce logo bien identifié et excellemment reconnu (l’« Art » !) sur la place des valeurs (d’abord marchandes : vive la confusion !) : ici le nom « Musée du Louvre«  _ était devenu la griffe des produits de la plus haute modernité«  _ puisque tel est ici le nec plus ultra

« Jeff Koons n’est que le terme d’une longue histoire de l’esthétique moderniste qu’on appelle aujourd’hui le décalé » _ sur un marché sur lequel il importe de « se distinguer«  (un minimum…) des concurrents ; ensuite, il ne suffit pas de « se décaler«  pour accéder, rien qu’ainsi, à une vraie « singularité«  de l’œuvre même ! à un (« vrai« ) style d’auteur ! C’est que la probité joue encore, et résiste, plus que jamais, ici ; à l’inverse des modes, versatiles, elles… _, page 67.

« L’usage du mot « décalé » dans la langue de la publicité _ voilà : nous sommes dans le petit monde de la communication et du marketing : strictement (et petitement) commercial ! _ est apparu il y a sept ou huit ans. Rien d’intéressant _ pour le vulgum (ou pas !) pecus du « public« , surtout un peu « branché«  ! Il a bien sûr ses organes (efficaces) de presse et ses médias _ qui ne soit « décalé » » _ sur le marché de l’art, quand les produits à vendre (acheter et re-vendre, du point de vue des acheteurs) sont en terrible concurrence… Et c’est alors (et dès lors) « le monde à l’envers donc. L’âne qui charge le maître de son fardeau et qui le bat ; le professeur traduit en justice pour avoir giflé l’élève qui l’insultait ; le bœuf découpant son boucher au couteau ; les objets de Koons déclarés _ voilà ! et « crus«  par des ignorants bien peu « regardant(s) » !.. _ « baroques » _ vive la confusion ! _ appendus dans les galeries royales. Fin d’un monde«  : page 67.

« Tout cela, sous le vernis festif _ le feu des ors (vrais, eux) des Palais _, a un petit côté, comme à peu près tout désormais en France, frivole et funèbre, dérisoire et sarcastique, goguenard et mortifiant _ comme c’est magnifiquement juste ! Sous le kitsch des petits cochons roses de Jeff Koons, la morsure de la mort. Sous la praline, le poison«  _ du nihilisme, et de son sado-masochisme insidieux (et même de plus en plus carrément décomplexé ! pourquoi donc si peu que ce soit se gêner ?!..) : page 69.

C’est que « l’œuvre d’art, quand elle est l’objet d’une telle manipulation financière, et brille d’un or plaqué dans les salons du Roi-Soleil, a plus que jamais partie liée avec les fonctions inférieures _ excrémentielles _, illustrant les significations symboliques que Freud _ cf le stade sadique-anal de la sexualité infantile ! Nous y passons tous, mais aussi nous le dépassons ; sauf fixations névrotiques, précisément… _ leur prêtait. On rêve de ce que Saint-Simon, dans sa verdeur _ en effet : celle qu’aimait tant Proust _, aurait pu écrire de ces laissées de marcassins déposées à Versailles. Elles lui eussent rappelé peut-être la mauvaise plaisanterie du Chevalier de Coislin : « Je suis monté dans la chambre où vous avez couché, j’y ai poussé une grosse selle tout au beau milieu sur le plancher »... » _ in les Mémoires (1691-1701) de Saint-Simon, La Pléiade, 1983, page 596.

Et Jean Clair de rappeler, page 70 :

« J’ai autrefois tenté de relier entre eux les multiples aspects, dans une époque qu’on appelle désormais « post-human », d’une « esthétique du stercoraire » :

« Le temps du dégoût a remplacé l’âge du goût.

Exhibition du corps, désacralisation, rabaissement de ses fonctions et de ses apparences, morphings et déformations, mutilations et automutilations, fascination pour le sang et les humeurs corporelles, et jusqu’aux excréments, coprophilie et coprophagie : de Lucio Fontana à Louise Bourgeois, d’Orlan à Serrano, de Otto Muehl à David Nebreda, l’art s’est engagé dans une cérémonie étrange où le sordide et l’abjection écrivent un chapitre inattendu de l’histoire des sens. Mundus immundus est ?«  _ in Jean Clair, De Immundo, Éditions Galilée, 2004.

Et c’est sur cet aspect-là (un peu trop de complaisance au trash !) de la contribution de Julia Peker à son livre commun _ très éclairant ! _ avec Fabienne Brugère, Philosophie de l’art (aux Presses Universitaires de France), que Francis Lippa avait émis une réserve lors de son entretien avec Fabienne Brugère le 23 novembre 2010 ; cf mon article du 26 novembre : Dialogue sur le penser des Arts : lire le “Philosophie de l’art” de Fabienne Brugère et Julia Peker, ou comment apprendre des avènements progressifs des Arts, aujourd’hui ; ainsi que le podcast de cet entretien…

« Il y a une dizaine d’années _ poursuit Jean Clair, pages 70-71 _, à New-York, une exposition s’était intitulée Abject Art _ Repulsion and Desires. On franchissait là un pas de plus dans l’immonde, dans ce qui n’appartient plus à notre monde. On n’était plus dans le subjectus du sujet classique, on entrait dans l’abjectus de l’individu post-humain.

C’était beaucoup plus que la « table rase » de l’Avant-Garde qui prétendait desservir l’apparat dressé pour le festin des siècles. L’art de l’abjection nous entraîne dans l’épisode suivant, le post-prandial : ce que le corps laisse échapper de soi quand on a digéré. C’est tout ce qui se réfère à l’abaissement, à l’excrétion.

On se demande _ très pragmatiquement _ si un tel art peut avoir droit de cité _ de facto ? ou de jure ? Bien démêler la confusion… Et comment obtenir _ de facto, donc _, non seulement l’accord _ effectif _ des pouvoirs publics, mais leur _ encore plus effectif ! _ appui financier et moral _ les deux : chacun des deux épaulant adroitement l’autre ! _, puisque c’est _ de facto ! _ un art qui se voit _ désormais _ dans toutes les grandes manifestations _ et cette « grandeur« -là est indispensable à la réussite pratique de telles opérations : le « petit«  n’ayant pas la moindre aura ! et donc nulle retombée financière effective ! Donc plus ce sera gros, plus (et mieux) ça passera ! _, à Versailles comme à Venise ? » _ où règne encore (et vient moult se visiter, ou « consommer« , touristiquement : même à dose infinitésimale…) la « grandeur«  magnifique d’un éclatant passé qui continue de briller un peu : en un monde de plus en plus uniformément gris, lui ;

cf ici, la prolifération (calamiteuse !) de la banlieue de par le monde entier, sur le modèle de l’american way of life ; on peut lire là-dessus les travaux de Bruce Bégout (par exemple Zéropolis, l’expérience de Las Vegas ; ou Lieu commun, le motel américain ; ou encore L’Éblouissement des bords de route…) ; ou mon article du 16 février 2009 sur le passionnant livre de Régine Robin, Mégapolis (ou les derniers pas du flâneur…) : Aimer les villes-monstres (New-York, Los Angeles, Tokyo, Buenos Aires, Londres); ou vers la fin de la flânerie, selon Régine Robin

« Pourquoi _ continue Jean Clair, page 73 _ le socius a-t-il besoin de faire appel à ce ressort (dit) esthétique _ voilà : ici lire l’ami Yves Michaud : L’art à l’état gazeux, essai sur le triomphe de l’esthétique _ quand son ordre n’est plus assumé ni dans l’ordre du religieux, ni dans l’ordre du politique ? Est-ce le désordre scatologique, qui s’étale et qui colle, qui peut nous assurer de cette cohésion ? » _ question que je me posais hier, en faisant la queue aux caisses d’un grand supermarché de la « culture« , entre deux piles d’un livre (à la couverture couleur rouge sang) intitulé « Vie de merde » ; et à peine me disais-je cela, que les deux jeunes filles (collégiennes probablement) qui me précédaient dans la file d’attente à la caisse, se précipitaient sur un ses exemplaires… Je n’ai pu m’empêcher de leur dire : « quel titre appétissant !«  ; ce qui ne les a pas du tout dissuadées de le prendre… Soit, le monde comme il va désormais

Et Jean Clair, revenant « à la vieille distinction d’Aristote entre zoe et bios : bios, la vie intelligente, la vie des êtres logiques ; et zoe, la vie primitive, la vie animale, la vie bestiale« , de (se) demander, page 74 :

« Ne vivrions-nous pas actuellement une régression vertigineuse _ voilà ! _

du bios à la zoe ?

N’y aurait-il pas là quelque chose qui ressemblerait au sacer

_ cf de Giorgio Agamben, le cycle de l’Homo sacer _

tel que le monde antique l’envisage,

fascination et répulsion mêlées,

tabou et impunité à la fois ?« …

Ainsi _ conclut-il, pages 75-76 _, « dans l’art actuel,

ce n’est pas d’un certain goût que nous ferions l’apprentissage,

mais de l’abandon au contraire du dégoût inculqué dans l’enfance, quand les parents tentaient de nous faire comprendre que la maîtrise des sphincters était importante.

On reviendrait ainsi à la position du primate qu’évoque aussi Freud : quand on rabaisse vers le sol un organe olfactif pour le rendre à nouveau voisin des organes génitaux,

alors que tout l’effort de l’homme a été d’adopter la station debout pour s’en éloigner et s’en épargner les odeurs ».

« Prostate des civilisations fatiguées. Débâcle« , conclut ici Jean Clair

_ « nihilisme« , dit, quant à lui, Nietzsche…

On en arrive alors au chapitre-clé, le chapitre VII, « La crise des valeurs« ,

de ce « constat« 

de l’OPA de l' »oligarchie financière« 

sur l' »art contemporain« .

Page 99 : « Les procédés _ commerciaux _ qui permettent de promouvoir et de vendre _ le but principal demeurant, somme toute, le profit (financier) au final des manœuvres spéculatives (financières, est-il besoin de le spécifier ?) de quelques margoulins, mais de haut vol… _ une œuvre dite d’« art contemporain »,

sont comparables à ceux qui, dans l’immobilier comme ailleurs, permettent de vendre n’importe quoi et parfois même, du presque rien«  _ mais pas tout à fait ici dans l’acception (ultra-fine, elle) qu’en fait un Vladimir Jankélévitch…

Page 99-100, un exemple : « Soit un veau coupé en deux dans sa longueur et plongé dans un bac de formol. Supposons à cet objet de curiosité un auteur _ Damien Hirst, pour ne pas (alors) le nommer _, et supposons du coup que ce soit là une œuvre d’art, qu’il faudra _ voilà l’objectif _ lancer _ voilà…

Quel processus _ factuel : à monter et mettre en œuvre… _ justifiera _ du moins en apparence ! de facto ; et non de jure ! _ son entrée _ effective : nous avons affaire à des réalistes hyper-pragmatiques ! pas à de doux rêveurs « bohèmes« _ sur le marché ?

Comment, à partir d’une valeur nulle, lui assigner un prix et le vendre _ de facto _ à quelques millions d’euros l’exemplaire, et si possible _ quelle magique multiplication ! c’est la formule même (et le filon !) du « veau d’or«  !.. _ en plusieurs exemplaires ? Question de créance _ voilà !!! _ : qui fera crédit à cela ; qui croira _ voilà ! _ au point d’investir ?«  _ tel est bien l’enjeu de fond et fondamental, en effet ! de cette « opération commerciale«  ambitieuse

« Hedge funds et titrisations _ boursières _ ont offert un exemple parfait _ nous y voici ! _ de ce que la manipulation financière pouvait accomplir _ en création de plus-value ! _ à partir de rien _ en l’absence d’œuvre qui soit réellement tangible, même parfois… On noiera d’abord la créance douteuse dans un lot de créances un peu plus sûres. Exposons le veau de Damien Hirst près d’une œuvre de Joseph Beuys, ou mieux de Robert Morris _ œuvres déjà accréditées, ayant la notation AAA ou BBB sur le marché des valeurs, un peu plus sûres que des créances pourries. Faisons-la entrer par conséquent dans un circuit de galeries privées, limitées en nombre et parfaitement averties _ condition sine qua non, mais qui se trouvent ! _, ayant pignon sur rue, qui sauront _ habilement _ répartir les risques encourus _ il y en a toujours un minimum… Ce noyau d’initiés, ce sont les actionnaires, finançant le projet, ceux qui sont là pour « éclairer », disent-ils : spéculateurs de salles de vente ou simples amateurs, ceux qui prennent les risques. Ils sont au marché de l’art ce que sont les agences de notation financière mondiale, supposés guider _ de leurs conseils d‘ »experts«  hyper-compétents et avérés… _ les investisseurs, mais qui manipulent en fait _ eh ! oui … _ les taux d’intérêt et favorisent _ très efficacement, en sous-main _ la spéculation.

Promettons par exemple un rendement d’un taux très élevé, vingt à quarante pour cent à la revente, pourvu que celle-ci se fasse, contrairement à tous les usages qui prévalaient dans le domaine du marché de l’art fondé sur la longue durée _ certes _, à un très court terme, six mois par exemple. La galerie pourrait même s’engager, si elle ne trouvait pas preneur sur le marché des ventes, à racheter l’œuvre à son prix d’achat, augmenté d’un léger intérêt.

On obtiendra enfin
_ but not at least _ d’une institution publique, un grand musée de préférence, on l’a vu, une exposition _ bien médiatisée _ de cet artiste : les coûts de la manifestation, transport, assurances, catalogue, mais aussi les frais relevant de la communication et des relations publiques (cocktails, dîners de vernissage, etc.) seront discrètement _ toujours… _ couverts par la galerie ou le consortium qui le promeuvent.

Mais surtout _ clé de voûte de l’opération _ (…), c’est le patrimoine des musées, les collections « nationales » exposées ou mises en réserve, comme l’or de la Banque est gardé en ses caves, qui sembleront _ voilà : la clé du succès est dans le jeu de perspective (de l’ingénieux trompe-l’œil)… _ selon cet ingénieux stratagème _ voilà, voilà _ garantir _ = le socle de la confiance ! _ la valeur des propositions _ au départ très virtuelles et éminemment volatiles… _ émises sur le marché privé » _ avec ce tour de passe-passe (magistral) et confusion (de prestidigitation) du (secteur) « public«  (il conserve donc de l’utilité !) et du (secteur) « privé« , le tour (auprès de l’acheteur-spéculateur) est joué ! : au jeu (embrouilleur virtuose) du bonneteau…

« Bien sûr, le terme de « valeur » ne signifiera jamais valeur esthétique _ mais qui s’en soucie, ici ? Chacun (et tous) a (et ont) bien mieux à faire ! (que cette ringardise…)… _,

qui ressortit à la longue durée,

mais valeur _ marchande (ou d’échange : financière) _ du produit _ le terme d’« œuvre«  n’a plus cours ! Et le qualificatif « d’art«  devient un pur effet de marque, c’est-à-dire de standing social… _ comme « performance économique » _ = profit (en espèces sonnantes et trébuchantes !) à la re-vente _, fondée sur le court terme ; d’un mot, « performance », qui a pris lui aussi , cependant, un sens figuré d’ordre artistique.

Ce n’est en rien la « valeur » _ ni en soi, ni d’usage _ de l’œuvre,

c’est seulement le « prix » de l’œuvre _ en fait un pur et simple « produit« , voire un quasi rien, passant de main en main, de coffre en coffre et compte en compte… _

qui est pris en compte _ c’est le cas de le dire ! _,

tel qu’on le fait _ si habilement ! _ monter dans les ventes« .

Et Jean Clair de citer en note de bas de page ici, page 101,

le « principe _ sans prix; et donc à jamais impayable ! _ de dignité« ,

énoncé par Kant en ses Fondements de la métaphysique des mœurs, en 1785 :

« Tout a, ou bien un prix, ou bien une dignité.

On peut remplacer ce qui a un prix par son équivalent ;

en revanche, ce qui n’a pas de prix, et donc pas d’équivalent, c’est ce qui possède une dignité« …


Et Jean Clair de conclure le raisonnement , page 101-102, par cette conséquence

notable :

« Bien sûr aussi, comme dans la chaîne _ ou « pyramide »_ de Ponzi,

le perdant _ car il y en a toujours en ces tractations (de crédulité, qui plus est) !.. _ sera celui qui, dans ces procédés de cavalerie _ voilà le fond de la tractation ! _ ne réussira pas à se séparer de l’œuvre _ tel un mistigri poisseux et collant _ assez vite pour le revendre : le dernier perd tout« …

Nous sommes là bien au cœur de la mise en lumière par Jean Clair,

en cet essai lucidissime qu’est L’Hiver de la culture,

des malversations _ rien moins ! même si très légalement contractuelles _ en jeu ici,

en bien des pratiques dominantes _ même si elles ne sont pas absolument généralisées _ de l' »art contemporain« ,

et de leur participation active _ oui, oui : elles ont des effets idéologiques non négligeables ; quant aux procédures d’« autorité«  de fait, sinon de droit, ayant cours : en les échanges sociaux entre personnes… _ au système nihilisme-cupidité…

Page 102, Jean Clair déduit (et synthétise) donc cette (très réelle) histoire-ci :

« Du culte à la culture

de la culture au culturel,

du culturel au culte de l’argent,

c’est tout naturellement, on l’a vu, qu’on était tombé

au niveau des latrines :

Jeff Koons, Damien Hirst, Jan Fabre, Serrano et son Piss Christ ;

et, avec eux, envahissant, ce compagnon accoutumé, son double sans odeur : l’or,

la spéculation,

les foires de l’art,

les entrepôts discrets façon Schaulager,

ou les musées anciens changés en des show rooms clinquants, façon Palais Grassi,

les ventes aux enchères, enfin, pour achever le circuit,

_ faramineuses, obscènes… »

Et « au-dessus des corps réels _ et du travail ! _ de l’économie réelle

plane l’image désincarnée

des échanges virtuels,

d’une économie volatile

sortie du monde des idées pures«  _ où règne l’intelligence opérationnelle aux manettes (conceptuelles) de la manœuvre… _,

page 104 .

Résultat (fort concret, mais discret _ pas trop affiché au plein jour… _) :

« Une étrange oligarchie financière mondialisée,

comportant _ en ces circuits dominants d’« art contemporain » dans les arts plastiques… _

deux ou trois galeries parisiennes et new-yorkaises,

deux ou trois maisons de vente,

et deux ou trois institutions publiques responsables du patrimoine d’un État,

décide ainsi de la circulation et de la titrisation d’œuvres d’art

qui restent limitées _ « réservées« , ainsi, en un quasi monopole de ce marché : efficacement dissuasif pour la plupart des autres !.. _ à la production, quasi industrielle, de quatre ou cinq artistes…

Cette microsociété d’amateurs prétendus _ ce n’est qu’une posture (d’imposture !!! voilà !) _

ne possède rien, à vrai dire _ voilà le propos de base, l’alpha et l’oméga (de l’amateur homme-de-goût et connaisseur vrai qu’il est !) de Jean Clair ! _,

sinon des titres immatériels ;

elle ne jouit _ mais non… _ de rien,

n’ayant _ en vérité _ goût à rien _ sinon à ce jeu (pervers : sadique, ou plutôt sado-masochiste, plus profondément…) de pouvoir…

Elle a remplacé l’ancienne bourgeoisie riche et raffinée

qui vivait _ elle, vraiment _ parmi les objets d’art, les tableaux et les meubles qu’elle se choisissait _ pour cadre au quotidien de sa vie ; et la nimbant de leur aura _

et dont elle faisait parfois don à la nation :

les Rothschild, les Jacques Doucet, les Noailles en France,

comme les Hahnloser en Suisse, les Stein en Amérique, les Tretiakov en Russie.

Mais surtout société cultivée

qui prenait son plaisir _ vrai : de la joie ! _ à fréquenter, à côtoyer, à devenir à l’occasion l’amie _ vraie, et non factice _,

non d’un homo mimeticus, trader ou banquier lui-même,

qui lui aurait renvoyé au visage sa propre caricature _ voilà la situation de l’impérialisme du mensonge, et de la tyrannie ! _,

mais d’un homme différent d’elle,

étrange _ vraiment (= réellement) singulier ; et pas idéologiquement (= en posture factice) décalé _,

un artiste _ voilà ! _,

un « original » _ au double sens du mot _,

dont elle appréciait l’intelligence et le goût,

comme Ephrussi, Manet.

Cette histoire-là,

qui conclut celle qui commence lorsque Léonard meurt dans les bras de François Ier  

et se continue lorsque Watteau s’éteint entre les bras du marchand Gersaint,

cette longue histoire des protecteurs et des créateurs,

des mécènes et des bohèmes,

des connaisseurs et des artistes

_ voilà ce que fut la richesse culturelle (civilisationnelle) de tels échanges personnels artistiques ; pas de tractations d’ectoplasmes

comptabilisateurs de (pauvres : misérables !) rien que comptes en banque financiers : à pleurer !.. _,

a été l’histoire de l’art de notre temps _ = les « Temps modernes« 

Elle est finie.« 

Et Jean Clair d’y méditer, page 105 :

« C’est là où l’art

peut apporter une lumière décisive sur le sens d’une crise

qu’on dit économique

mais qui est réalité morale et intellectuelle » _ en effet, cher Jean Clair !

Car « l’art produit

non des idées,

non des transactions électroniques,

non des valeurs virtuelles,

mais des objets _ éminemment _ matériels, physiques, substantiels.

Et ces objets _ ce sont des œuvres ! _ ne relèvent pas d’un capital intellectuel ou cognitif,

mais d’un capital spirituel _ voilà ! _,

terme désuet qui ne se rencontre pas dans le vocabulaire de l’économie de l’immatériel »,

page 105

« Un artiste qui meurt

laisse après lui un vide _ de création ! vraiment sans-pareille ! et « incorporée«  à lui, en son « vivant«  plus activement vivant que celui des autres, par la qualité spécifique (élaborée le long de son œuvre) de son « sentir«  _

bien différent

de celui que laisse un autre homme, quelle qu’ait été son importance _ pratique _ dans la société.

La mort de l’homme du commun, vous et moi,

provoque la souffrance de ses proches, de ses amis.

Mais la mort d’un artiste _ vrai ; pas celle d’un imposteur ! _

est plus irréparable

car elle endeuille _ en puissance effective ! et à dimension, non de postérité, mais d’éternité… _

tous les hommes ».


Car : « c’est tout un monde
_ voilà : un « monde«  humain,

via une aisthesis qui s’est élaborée en son rapport au monde (singulier : poétique !) de créateur (vraiment original : pas décalé !) d’œuvres « vraies«  ! ce qui n’est ni immédiat, ni facile : c’est l’aventure longue, patiente et complexe, très fine et très riche, en la finesse infinie de son détail, de l’œuvre (d’Art) d’une vie d’un artiste « vrai«  : pas un vulgaire commercial !!!.. _

qui disparaît avec lui.

Sans doute _ aussi _ laisse-t-il une œuvre _ « vraie« , donc _,

là où d’autres, bien plus célèbres _ car mieux identifiés, ceux-là, de la plupart des autres, en leur « commun« , faute d’une telle singularité (de créateur d’œuvres d’art)… _ de leur vivant,

hommes politiques, leaders d’opinion, chefs d’entreprise, patrons d’industrie,

ne laisseront rien » _ de cette qualité-intensité d’éternité vraie : vraiment singulière !..

« Il _ l’artiste qui meurt _ laisse des objets

auxquels on _ certains « amateurs«  un peu mieux attentifs et lucidement sensibles (que d’autres), ceux-ci… _ attribuera,

un peu légèrement sans doute _ par confusion avec l’« éternité«  : lire ici Spinoza ; et Deleuze… _, la vertu de l’immortalité,

mais des objets pourtant _ soient des œuvres ! _ qui, sans utilité, sans usage _ immédiatement pratique à l’évidence commune, rudimentaire, du moins… _,

sortis du circuit commercial _ c’est-à-dire du profit spéculatif _,

sont des témoins uniques et admirables,

dans leur fragilité et leur vulnérabilité _ du profond à découvrir, délicatement, de la vraie « humanité«  : qualitative, elle ; pas comptable ! _,

empreints de ce sens, comme les vases de Babylone, d’un certain sacré » _ celui, « sens« , et celui, « sacré« , auquel accèdent (seuls, sans doute…) les créateurs d’œuvres d’art « vraies«  _, page 106.

Voilà pourquoi la cupidité nihiliste

qui mène principalement le monde maintenant

est une nef des fous-aveugles

entraînant _ en une régression sadique-anale perverse ?.. _ le reste de la chaîne des non-voyants _ à la Breughel _ vers l’abîme

misérable

du _ merdiquement ! _ rien… 

Voilà donc une contribution admirable à la civilisation humaine non-in-humaine

que cet incisif et lucidissime Hiver de la culture

de Jean Clair,

aux Éditions Flammarion, dans la collection Café Voltaire :

nous y parle très directement une lucidité vraie, de très haute tenue, en sa profonde et essentielle probité

de ce qui fait vraiment (= sensiblement) « monde » pour des humains

non encore in-humains,

en une aisthesis à partager

et cultiver…

Merci d’un tel livre si important !

Titus Curiosus, le 12 mars 2011

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