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L’admirable leçon d’anatomie d’humanité de Nuri Bilge Ceylan : le sublime « Il était une fois en Anatolie »

18mar

C’est avec une considérable admiration _ et une constante jubilation pour son approche et son rendu si délicats et fouillés dans la précision à l’image de l’énigme des âmes et corps humains ! dans les variations infinitésimales de leur silence et visage : les lumières, et pas seulement nocturnes, y sont stupéfiantes de vérité en ce qu’elles dégagent délicatement de l’ombre, magiques… _ que je viens de regarder-suivre-contempler à trois reprises successives le DVD qui vient de paraître ce mois de mars 2012 de Il était une fois en Anatolie, un film sublime parfaitement calmement déployé en deux heures et demi magiquement souplement autant qu’intensément rythmées, sans jamais la moindre pointe d’hystérie _ un très fin humour discret y jouant en permanence aussi (à la Voltaire, à la Sciacca) très finement son rôle _ : un _ nouveau _ chef d’œuvre d’humanité (chaleureusement brûlante !) du cinéaste turc, auteur déjà de l’époustouflant Uzak, Nuri Bilge Ceylan…

Au-delà d’une enquête criminelle _ la recherche un peu difficultueuse la nuit, sublimement percée seulement des phares de trois voitures, d’un cadavre (qui aurait été enterré, loin de tout…) parmi les steppes un peu répétitives d’Anatolie : autour de fontaines avec un arbre « en boule«  ! alors que le principal suspect se souvient mal, tant il était « alcoolisé » alors… _ menée par un commissaire de police _ finissant par s’énerver quelque peu _ et son équipe, sous la (haute) direction d’un procureur mesuré, lui _ mais sur lequel se découvrira que pèse un secret enfoui sous un (terrible) déni à soi-même : celui de la prise de conscience et assomption, enfin, de la vraie cause de la mort de son épouse juste après avoir accouché de leur bébé, une fille, et en avoir, bien au préalable, annoncé, enceinte, cinq mois plus tôt, la date… _,

c’est le point de vue du médecin chargé de procéder (bientôt, dès que le corps enterré que l’on recherche aura été retrouvé !) à l’examen de l’autopsie du cadavre de la victime qui, peu à peu, se dégage et vient surplomber magistralement (et relativiser) tous les autres points de vue, même si demeureront encore pas mal de pans d’énigme _ en particulier sur le crime initial lui-même : ses modalités, sinon ses raisons, autour de la paternité d’un enfant et de la relation entre celui et celle qui l’ont engendré ! tout cela restant tu (en paroles), et se limitant, pour eux (comme pour nous, face à l’écran, qui y assistons), à l’échange de regards terribles sans fond… _, au final de ce que nous donne à assister et contempler _ deux heures et demi de regards concentrés sur l’écran _ cet immense film !..

Le comédien interprétant le Docteur Cemal, cet assez jeune médecin _ trentenaire _, Muhammet Usuner, est particulièrement remarquable _ et c’est un euphémisme _ dans l’intensité parfaitement sobre _ jusque de face et en gros-plan et au ralenti de la pensée qui réfléchit et s’interroge, d’une inquiétude calme… _ de son jeu : celui de qui sait le mieux regarder et déduire _ mieux qu’en « sceptique« , comme le qualifie un peu improprement le procureur, dont le métier est, pour lui aussi, d’« enquêter«  à la recherche (sereine) de la vérité et la justice… cf ici mon précédent article sur le livre de Florent Brayard Auschwitz, enquête sur un complot naziLe travail au scalpel de Florent Brayard sur les modalités du mensonge nazi à propos du meurtre systématique des Juifs de l’Ouest : le passionnant « Auschwitz, enquête sur un complot nazi » _ ; mais aussi celui de qui sait le mieux faire preuve de vraie humanité à l’égard de toutes les victimes _ à commencer par celles qui vont vivre…

Le final, avec vue sur une cour de récréation d’école et des enfants jouant, en contrepoint de l’autopsie en train de réglementairement s’accomplir _ en contrepoint supplémentaire, on pourra lire l’expressionniste, lui, sublime (oui !) poème de Gottfried Benn, Morgue _, est admirable…

Et lui aussi, le médecin, a son passif d’amour malheureux : en demeurent quelques photos de l’épouse dont il a divorcé _ sans avoir eu (ni voulu) d’enfant, dira-t-il au procureur : sa vision est la plus prospective… _ qu’il compulse _ un bref moment _ de retour dans le silence de son bureau à l’hôpital…

Il est vrai que le principal scénariste _ avec Nuri Bilge Ceylan lui-même ainsi que son épouse Ebru Ceylan _, Ercan Kesal, est lui-même _ peut-on apprendre en fouillant dans le riche dossier disponible des articles à propos de ce film sobre si intense et magistralement riche _ médecin de formation ; et qu’une des sources de cette intrigue, à moins que ce ne soit un de ses motifs centraux (!), se trouve être, ainsi qu’on peut le lire parmi le générique de fin qui défile, l’œuvre de Tchékhov, celui-ci-même médecin de formation, lui aussi.

D’où la double admirable  « leçon« , tchékhovienne si l’on veut, et d’anatomie _ et pas seulement les vingt minutes de la magistrale (et sobre) séquence d’autopsie du corps, à la fin, à l’hôpital de la ville _ et d’humanité !

D’autant que, au cœur de tout cela, est la difficulté, au plus intime du plus intime, pour un homme _ et tout homme _, d’aimer comme il le faudrait une femme _ toute femme.

C’est admirable : je n’en sors pas…

Et sur ce dernier aspect, la caméra de Nuri Bilge Ceylan suit,

à la turque

_ en un nouvel aller-retour, comme dans le déjà si puissant Uzak, en 2002, entre le destin européen d’Istanbul et les origines ottomanes (un peu plus sauvages ? au moins pour la doxa…) de l’Anatolie : d’où la parole anticipatrice d’un des policiers au médecin venu d’Istanbul, lors des péripéties de la traque, de fontaine en fontaine, avec arbre « en boule« , du cadavre enterré : plus tard, de retour chez vous, vous vous direz : « Il était une fois en Anatolie«  _,

la caméra de Nuri Bilge Ceylan suit, à la turque, donc,

et en cette région d’Anatolie,

la voie admirablement tracée _ tout aussi sobrement et tout aussi loin de la moindre propension au moindre bavardage intempestif et une quelconque hystérie _ de Michelangelo Antonioni _ l’aristocratique Ferrare des Este portant aussi une empreinte calviniste ! celle de la duchesse Renée de France (1510-1575), présente à Ferrare de 1528 à 1560 ; celle-ci y reçut Calvin en 1536… _,

de L’Avventura, L’Eclisse et La Notte

à Idenficazione di una donna et Al di là delle nuvole : toutes œuvres sublimissimes, elles aussi…

Merci l’artiste !

vrai et profond

qu’est Nuri Bilge Ceylan…

En conséquence de quoi : ne pas laisser passer, mais se laisser aller à se délecter de

cette sublime

intense et si délicate à la fois

leçon _ vierge du moindre didactisme (et lourdeur) : tout y est d’une infinie délicatesse de touche, légère, vraie, profonde (et sans la moindre ombre de quelque componction que ce soit…) : à la Antonioni, donc, si l’on veut : ici sont préférés (et ne sont retenus que) les visages et les regards, sans nul discours de paroles plombant… _ d’humanité et d’anatomie

qui nous vient de la partie asiatique (anatolienne et steppique) de la Turquie

qui pourrait un peu trop se lasser, elle, la Turquie, de continuer à frapper sans signe d’accueil un peu plus  bienveillant à la porte de notre bien malheureuse _ et combien moins délicate ! ces derniers temps-ci… _ Europe

via ce magistral

et sublime d’humanité

film qu’est Il était une fois en Anatolie

en sa fondamentale noblesse…

Titus Curiosus, ce 18 mars 2012

Jubilation de la déprise du cinéma d’Abbas Kiarostami : la question de l’amour du couple de « Copie conforme » ; et la profonde synthèse de la « lecture » de Frédéric Sabouraud en son « Abbas Kiarostami _ le cinéma revisité »

23mai

Sur le film _ sublime ! _ d’Abbas Kiarostami Copie conforme

et l’essai de Frédéric Sabouraud : Abbas Kiarostami _ le cinéma revisité

Il y a déjà quelque temps que me faisait signe l’œuvre de cinéma d’Abbas Kiarostami.

Une première fois, à travers un courriel de Marie-José Mondzain :

je m’étais alors procuré Où est la maison de mon ami ?, le DVD (aux Films du paradoxe) de l’opus d’Abbas Kiarostami , en 1987 ;

ainsi que ces initiations que sont le Abbas Kiarostami d’Alain Bergala (publié par les Cahiers du Cinéma/les petits cahiers/scérén-CNDP, en 2004)

et le Kiarostami _ le réel, face et pile de Youssef Ishaghpour (aux Éditions Farago, en 2001)…

La seconde fois,

ce fut la rencontre d’Alain Bergala himself (et le plaisir d’une longue conversation) à Aix-en-Provence, pour le vernissage de l’expo Plossu/Cinéma le 23 janvier dernier à la galerie La NonMaison ; cf mon article du 27 janvier : « L’énigme de la renversante douceur Plossu : les expos (au FRAC de Marseille et à la NonMaison d’Aix-en-Provence) & le livre “Plossu Cinéma”« …

C’est la sortie du film « Copie conforme« , avec Juliette Binoche et William Shimell, qui m’a fait franchir allègrement le pas :

non seulement je suis allé regarder deux fois, à ce jour, le film (mercredi et vendredi derniers _ plus une troisième, ce vendredi 28 mai : avec encore plus de plaisir, tant le film porte de richesses !) ;

mais je viens de lire l’essai de Frédéric Sabouraud Abbas Kiarostami _ le cinéma revisité, qui vient tout juste de paraître aux Éditions Universitaires de Rennes : une analyse fouillée et passionnante d’un artiste aussi original que radical en sa démarche et en sa probité !..

Copie conforme m’a littéralement émerveillé !

Cf ce mail (jeudi 20 mai) à Marie-José Mondzain qui connaît personnellement Abbas Kiarostami (qu’elle a rencontré aussi à Téhéran) :

De :  Titus Curiosus

Objet : « Copie conforme » d’Abbas Kiarostami
Date : 20 mai 2010 19:10:32 HAEC
À :   Marie-José Mondzain


Je suis allé voir hier « Copie conforme« , suite (et quasi tout de suite : le temps de déjeuner rapidement) à la présentation
qui en était faite sur France-Culture, avec Abbas Kiarostami,
Juliette Binoche et William Shimell.

J’ai beaucoup aimé l’humanité _ à la fois simple (= franche : vraie) et subtile (respectueuse de la complexité) _ de ce film,
il y a assez longtemps que je n’avais contemplé pareil regard sur les humains…


Je sais, Marie-José, que vous connaissez et appréciez le cinéaste.

J’ai l’intention aussi d’aller revoir le film
pour pénétrer _ mieux regarder _ un peu plus (et mieux) l’humour tendre qu’il comporte
sur notre humaine complexité (nos nœuds de désirs ; ou d’amour).


Il y a si peu de « regards » « humains », ces derniers temps qui courent…

Il se trouve, aussi, que je connais un peu cette région du sud de la Toscane _ ainsi Cortone et Arezzo, sinon Lucignano… _,
où j’avais séjourné une semaine _ nous rayonnions à partir de Cetona, près de Chiusi _ avec ma femme, notre fille aînée et un couple d’amis en 1979 : déjà !..
L’autre semaine, nous l’avions passée à (et autour de) Florence.

Bien à vous,

Titus

Après une seconde vision _ mais j’y reviendrai encore _ de Copie conforme,

je confirme découvrir là _ même si c’est tardivement _ un cinéaste du talent (ou génie) d’un Antonioni et d’un Rossellini ;

ou d’un Faulkner, d’un Joyce, d’une Virginia Woolf,

et d’un Thomas Bernhard ;

ou, un peu plus proches maintenant de nous _ ils sont toujours vivants et créatifs _ : d’un Lobo Antunes, ou d’un Imre Kertész ;

ou encore d’un Francis Bacon ou d’un Lucian Freud ;

ou en musique d’un Bartok :

soient des artistes et auteurs terriblement « vrais« 

qui nous obligent,

chacun en sa spécificité éminemment singulière,

à aborder le « réel » humain dans les détours délicieux et poignants de sa richesse éminemment complexe ;

en demandant sans cesse au lecteur, qui entre, avec eux, dans leur regard et leur phrasé

de méditer activement sur le jeu (presque pervers _ on ne peut pas faire autrement… _) de perspectives des « points de vue« , des regards se croisant _ jusques et y compris leurs aveuglements…

Cet écorché vif, lui aussi, qu’est Abbas Kiarostami, a une vision assez _ l’optimisme de la Théodicée en moins ! _ leibnizienne, à propos de monades (« sans portes ni fenêtres« ) ne parvenant jamais à coïncider véritablement _ alors copuler ! s’unir (ou ré-unir) à un autre en « composant«  avec cet autre ses propres « regards«  !..

Ici le regard (et le discours) de la protagoniste, « elle« , ne parvient pas vraiment à susciter le plein accord (« convaincre » est le terme que l’un et l’autre emploient ! du moins au début _ « elle » dit même, une fois, « prêcher » !..)

de son partenaire (l’écrivain britannique James Miller : « lui« ) de promenade (en voiture, d’abord _ sortir de la ville, demande-t-il _ et puis à pied : dans la petite bourgade médiévale de Lucignano : « spécialisée » dans les cérémonies de mariage)

et (partenaire de) conversation _ et beaucoup, beaucoup plus et mieux « si affinités« , qu’ils ne disent (certes !) pas, eux… : ni en français, ni en anglais, ni en italien, les trois langues qu’ils utilisent tour à tour : d’abord quasi exclusivement l’anglais (sa langue à « lui« ) ; puis les trois langues ; et, en les dernières séquences du film, quasi exclusivement en français (sa langue à « elle« ) : les axes de perspective se sont déplacés (c’est par ce presque imperceptible clinamen-là, infiniment doux et tranquille, que sublimement « joue« , cinématographiquement, la bouleversante extrême finesse du film !..)… _ ;

de même qu’elle échoue _ peut-être ! : le film s’interrompt juste (= une heure) avant… _ à lui faire renoncer à sa décision annoncée dès le départ, en fin de matinée (« elle » ne déjeunera pas avec sa sœur, prévient-elle celle-ci en prenant la voiture…), de la balade (d’Arezzo _ où « elle » dit (à un autre moment du film ; à la tenancière du petit café de Lucignano) résider : « depuis cinq ans« … ; et (probablement) « lui«  a été hébergé (en un local de l’université _ une faculté de Lettres est installée à Arezzo depuis 1969, en annexe à l’Université de Sienne _) ; et a passé la nuit (avec « elle« , dit-« elle« , « elle« , vers la fin…) ; « elle » dont le magasin d’antiquités (ou « galerie d’art« ) se trouve, dit-il « lui« , « à deux pas de l’université«  _)

de même qu’elle échoue _ peut-être, seulement : le film s’interrompant une heure (sur les coups de huit heures sonnant au clocher) avant (le train « à prendre«  de James) : ensuite, c’est la nuit qui (en accéléré) tombe sur Lucignano durant le déroulé du générique de fin : nous n’y prêtons peut-être pas assez attention, comme si le film était déjà terminé !.. _ à lui faire renoncer à sa décision

annoncée dès le départ de la balade, en fin de matinée,

de reprendre un train, à 21 heures : pour quelque obligation professionnelle ou autre, probablement ;

mais sans amertume d’aucun des deux, au final (du film) : ce point est capital _ la lumière en étant probablement l’élément déterminant, eu égard (de la part du cinéaste) à notre « réception » (de « spectateurs«  du film) de l’« état«  d’arrivée des personnages…

Si le théâtre de Marivaux concerne les inquiétudes vibrionnantes de la « naissance » _ quasi torturée : torturante du moins… _ de l’amour (quant à, d’abord, « sa vérité« ),

ce que l’on peut qualifier de « la dramatique » de Kiarostami _ cf déjà Le Rapport, en 1977 : le seul film de Kiarostami consacré, jusqu’à celui-ci en 2010, au couple (c’était au moment de sa séparation d’avec sa femme, nous apprend Frédéric Sabouraud en son passionnant Abbas Kiarostami _ le cinéma revisité…) _

concerne la « poursuite » (ou pas) de la « relation » (amoureuse) ; voire l’éventualité (ou pas) de sa « re-prise«  si interruption de la « relation » il y a eu (cf les comédies dites du « remariage » : mais Kiarostami déteste que le film repose sur l’épine dorsale d’une « histoire« …) ;

en fait, et plus précisément,

elle concerne non pas le fait lui-même, mais les modalités _ qualitatives : à ressentir, éprouver, par nous « spectateurs« , à la suite des émotions des « personnages«  saisies frontalement (via l’incarnation des « acteurs« ) par la caméra de Kiarostami et exposées plein écran en leur sublime infinitésimalité _ chatoyantes (et blessées : jusqu’à une larme qui vient à couler, vers le premier quart ou tiers du film, quand prenant un café _ un « caffè lungo » pour « lui« , un « cappuccino » pour « elle«  _ pour la première fois ils se parlent en demeurant (assis qu’ils sont) face à face _ cela va continuer un peu plus tard : au restaurant « Da Toto« , vers cinq heures ; puis, plus tard encore, vers les sept heures, à la « pensione« , mais pas assis sur des chaises alors, dans la chambre _ dans le tout petit café de Lucignano ; lors de l’évocation, par « lui« , de leur « situation » alors (ainsi que de ce qui s’est passé, du côté de la Piazza della Signoria), à Florence, cinq ans auparavant… : le récit _ de « lui« _ comme la larme _ d’« elle«  : pour une sensation de « déjà vu« , dit-elle _ adviennent dans le tout petit café de Lucignano…)

elle concerne les modalités chatoyantes et blessées, et toujours à vif,

de la « poursuite » de la « relation » amoureuse ;

avec la tension, complexe et toujours mouvante (vivante !), des infra-mouvements d' »approche » de la « présence » et des infra-mouvements de « retrait » de l' »éloignement« , sinon de l' »absence«  totale _ niée par eux deux en une telle « extrémité«  : ils ne seraient pas là (comme le seraient deux étrangers) en train de continuer, continuer, continuer à converser… _, en regard, et en fait, de l’autre (= la tension propre de l’intimité) : un « battement » délicatement clignotant _ parfois sinusoïdalement _, avec ses intermittences d’intensité ; peu prévisible, car en rien mécanique !.. ;

modalités telles qu’elles sont appréhendées (exprimées _ par chacun, à son tour _ et plus encore reçues _ de l’autre ! et par l’autre… _ par les deux protagonistes : la caméra les saisit (en le paysage _ magnifiquement vivant et changeant : mouvant (cf la formulation si juste de Arnaud Hée : en son article de critikat.com…) _ de leur visage, surtout ! et son évolution ! _ le sien à « lui« , silencieusement ravagé (c’est un jour qu’il ne s’est pas rasé, de plus…), dans le miroir (ou faut-il dire « la glace » ?) du cabinet de toilette attenant à la « chambre nuptiale«  de Lucignano, est proprement bouleversant ! sans rien dire de la merveille d’« humanité«  de son sourire à « elle« , étendue quasi chastement sur le lit, juste à côté, et si proche en cette distance : dans les deux séquences _ prodigieuses ! d’« humanité« , donc… _ d’aboutissement du film… _)

la caméra les saisit

_ je reviens aux séquences qui précède les scènes (« anniversaire«  !..) à la « pensione«  nuptiale… : c’était là la surprise qu’« elle » « lui » a promis (« quelque chose qui va t’intéresser !« ), de manière on ne peut plus improvisée, cependant (en un éclair !) au départ d’Arezzo de leur balade dominicale en voiture : et « il«  s’y est livré, se laissant conduire par « elle« _

  • Juliette Binoche et William Shimell  dans Copie conforme

© MK2 Diffusion

la caméra les saisit

presque exclusivement frontalement : tels deux monologues (et visages : face à face) dans lesquels, nous spectateurs du film, sommes  placés, à notre tour _ tel est le dispositif principal décisif (en abyme jubilatoire ! pour qui en accepte, du moins, le vertige !) du cinéma de Kiarostami ! _ dans la situation du récepteur ! _ « regardeur«  et « écouteur«  actif/passif de l’autre _ prenant, à notre tour, « tout » de plein fouet (= sans pouvoir nous y soustraire), au rythme des circonstances survenant : en leur « échange » de « face à face » _ particulièrement quand ils sont assis sur des chaises et se regardent et se parlent par dessus l’espace d’une table : dans le petit café ou dans la salle de restaurant (désertée de clients à cinq heures : alors qu’on se presse au jardin…).

Ce qu’Alain Bergala nomme un « agencement« …

Face à l’altérité-objet en mouvement (du visage de l’autre _ davantage que de son corps entier : assis, le corps est comme contraint, lui, à l’immobilité) qui se déploie sous _ et pour _ notre regard _ ainsi sollicité ! lui aussi ! : il y participe… _ et cependant en partie aussi nous échappe : en son énigme (fondamentale !)

Le cinéma de Kiarostami,

rappelant ici le plus « grand » de celui d’un Bergman _ Le Silence, Le Visage, Une Passion, Cris et chuchotements _

ou d’un Antonioni _ Le Cri, la trilogie de L’Avventura, La Notte, L’Eclisse, ou Identificazione di une donna et Al di là delle nuvole _,

est de ceux qui vont le plus avant (et loin ! vers le fond !)

dans la monstration

_ à l’image-en-mouvement qu’est l’art cinématographique : un des mediums de Kiarostami ; cf aussi la photo (par exemple Pluie et vent, paru en octobre 2008 aux Éditions Gallimard, avec une préface de Christian Boltanski) ; le poème (par exemple Un Loup aux aguets, ou Havres : le premier recueil traduit du persan par Nahal Tajadod & Jean-Claude Carrière, paru aux Éditions La Table ronde en octobre 2008 aussi ; et le second traduit par Tayebeh Hashemi & Jean-Restom Nasser, paru aux Éditions Eres ce mois de juin 2010) ; ou aussi diverses « installations«  _

des abymes vertigineux _ pardon du pléonasme ! _ de l' »humain » (amoureux ici),

à travers les « paysages » des visages…

En une sorte d’exploration sur un mode cinématographique de ce que la démarche de questionnement et méditation philosophiques d’un Vladimir Jankélévitch ou un Emmanuel Lévinas,

a pu, par eux, nous donner

à commencer à déchiffrer…

Dans son opus précédent, Shirin (1h 32),

critique  du film Shirin, réalisé par Abbas Kiarostami

© MK2 Diffusion

Kiarostami a filmé rien que les visages _ « paysages« , selon la magnifiquement pertinente expression d’Arnaud Hée en son bel article « Shirin : pays(vi)sages«  _ des spectatrices d’un film censées assister (et réagir _ = ressentir !) à la projection d’un film sur un écran en une salle de cinéma, à Téhéran :

« en contrepoint de la bande sonore d’un poème de Nezami Ganjavi, « Khosrow e Shirin » (1175), adapté par Mohammad Rahmanian (source Jonathan Rosenbaum, 31 août 2008)« , est-il indiqué page 309 de l’essai de Frédéric Sabouraud…

Mais « il _ Abbas Kiarostami _ a « avoué » après coup qu’elles étaient seules devant une feuille blanche

et qu’il leur avait demandé de penser à un épisode de leur vie qui les avait bouleversées…

« Voulez-vous dire que l’on n’est jamais bouleversé que par sa propre histoire? »

Il a répondu : « oui, je le pense » »…

A propos du tournage du Goût de la cerise (le film est sorti en 1997),

Kiarostami, page 88, « affirme à propos du tournage qu’aucun des acteurs n’a rencontré son partenaire«  (…) « C’est essentiellement lui, Kiarostami, qui donnait la réplique à l’un, avant de tourner plus tard avec l’autre en jouant une partie des dialogues.

Ce qui était au départ une contrainte de calendrier des acteurs

est devenu _ voilà ! _ une forme stylistique

qui a permis à Kiarostami de faire de la direction d’acteurs en direct (en imposant un rythme, un ton ; et aussi en intégrant _ à l’improviste _ des dialogues non prévus, par exemple).

Ce dispositif _ voilà ! ou « agencement«  _ accroît la sensation d’altérité _ c’est un point essentiel ! « altérité«  à découvrir et explorer = connaître et apprendre à aimer (et non pas fuir, ou tuer) ! _ que le découpage instaure _ de fait : au ciseau ! le montage (très remarquable ! en sa puissance de « retenue« …) est ici de Bahman Kiarostami _ entre les personnages, de par un léger décalage de jeu _ oui, oui : cela peut se ressentir aussi (légèrement) ici dans la séquence cruciale du repas à Lucignano, vers les cinq heures, à l’osteria « Da Toto«  _ entre les comédiens lié au fait qu’ils n’ont quasiment jamais joué l’un avec l’autre« , peut-on lire page 88, donc, de l’essai très éclairant de Frédéric Sabouraud, à propos du Goût de la cerise, alors, en 1997… _ on en mesure là le degré de qualité de regard de l’analyste !

Copie conforme n’était pas encore tourné lors de la rédaction de l’Abbas Kiarostami _ le cinéma revisité de Frédéric Sabouraud ; ce devait être le comédien François Cluzet (Sami Frey fut aussi un moment pressenti _ et même Robert de Niro…) qui interprète l’écrivain, James Miller ; alors que ce fut le chanteur (d’opéra) William Shimell, l’été 2009…

La « vérité » de l’émotion du personnage interprété par l’acteur et que saisit la caméra du réalisateur

peut aussi passer _ pour « exister«  à l’écran pour le spectateur du film… _

par une certaine cruauté du réalisateur au tournage

afin de l’obtenir au mieux (!), sur le champ, de l’acteur-interprète…

Ainsi, aux pages 123-124 , Frédéric Sabouraud narre-t-il

comment Abbas Kiarostami a obtenu

(afin d' »atteindre cette justesse du jeu qui tourne chez lui à l’obsession« , page 123 :

« un film doit s’approcher, y compris et surtout dans sa logique de reconstitution, au plus près de la vérité qui est « l’essence même de l’art » », page 123 ;

« à condition pour le metteur en scène d’être doté d’une forme de perversion bien spécifique qui consiste à mettre les gens qu’on filme « en condition » pour « jouer vrai » », page 123 ;

« y compris en recourant parfois à des dispositifs fondés sur la cruauté et la souffrance« , page 123)

Frédéric Sabouraud narre alors, donc,

comment Abbas Kiarostami a obtenu

l’émotion bouleversante à l’écran de son petit interprète :

« L’exemple des larmes de Mohamed Reza Nematzadeh (interprété par Ahmad Ahmadpur) dans Où est la maison de mon ami ? est le plus connu,

raconté par Kiarostami lui-même avec une certaine candeur.

Celui-ci explique que

pour faire pleurer le jeune garçon,

il a déchiré devant lui une photo à laquelle il tenait beaucoup« , pages 123-124…

… 

Dans quelle mesure ce solipsisme _ définitif, sans remède, peut-être (ou pas)… _ des personnages

est-il issu de ce qu’a pu ressentir Abbas Kiarostami

d’un surcroît de pression sur les personnes de la part du régime politico-théologique iranien, instauré en 1979 ?

ou bien tient-il à la radicale séparation des sexes qui règne en Iran-Perse depuis bien longtemps ?

Ou bien, encore, à quelque idiosyncrasie d’Abbas Kiarostami lui-même,

ainsi qu’à son histoire personnelle (par exemple sa séparation assez douloureuse d’avec la mère de ses deux fils) ?..

Et que dire, encore, de la solitude _ égocentrée : sur du vide… _ des individus

dans le désert marchandisé qui s’émonde dorénavant presque partout sur la planète ?..

A quoi tient donc la grande difficulté, ici, de se comprendre et de s’aimer

en son cinéma ?..

  • Juliette Binoche et William Shimell  dans Copie conforme

© MK2 Diffusion


Notons toutefois qu’ici :

est-ce en partie dû au choix de (la si expressive !) Juliette Binoche (radieuse ! en le refus de son personnage de consentir définitivement à la situation _ d’éloignement, sinon de séparation (définitive) ou d’absence totale et irréversible (de l’aimé) _ qui lui est faite _ par l’autre…) comme interprète de la principale protagoniste (celle qui conduit la voiture, mène le couple des deux personnages, « couple » au moins d’un après-midi _ commençons-nous par penser durant le premier quart du film… _, en balade à la campagne, et tout particulièrement à Lucignano, jusque devant « l’arbre de vie » (d’or) auprès duquel défilent (et se font « immortaliser » en photo) nombre de couples lors des cérémonies de leur mariage _ à la queue-leu-leu ;

et notons bien qu’entre « copie conforme«  (le pluriel de « copia conforme« ) et « coppie conforme«  (le pluriel de « coppia conforme« ), il n’y a que le redoublement d’une lettre !

de même que la propre sœur, Marie, de l’héroïne de ce film (demeurée, « elle« , sans prénom prononcé : ni par son fils, Laurent, ni par James, peut-être son mari ; devant les spectateurs-récepteurs du film que nous sommes), admire le bégaiement de son mari l’appelant « M-M-M-Marie !..«  _, en Toscane) du film ?

ou à celui de la très fine _ elle est analyste ; je l’apprécie tous les jeudi matin, en sa chronique de 7h 25 sur France-Culture _ Caroline Eliacheff _ fille de Françoise Giroud et épouse de Marin Karmitz _ comme co-scénariste (avec Abbas Kiarostami) ?.. ;

notons _ encore _ toutefois

qu’ici, et pour la première fois dans l’œuvre d’Abbas Kiarostami, le « point de vue » dominant _ = l’initiative _ est

(et demeure : s’accentuant même jusqu’à la magnifique séquence mordorée finale _ dans la chambre (nuptiale) et le réduit attenant du cabinet de toilette où « lui«  se rafraîchissant le visage, s’aperçoit et se regarde alors, un moment, sans complaisance aucune, dans le miroir (et il se trouve que ce dimanche à Lucignano est un jour (sur deux !) où il ne s’est pas rasé, car il a décidé il y a bien longtemps de ne se raser qu’un jour sur deux ; et le contraste sur le visage est combien important !) ; c’est sans doute là, ce regard-ci dans le miroir, ce qu’a finalement obtenu (ou « gagné«  !) sa compagne (qui, elle, de temps en temps, consacre un moment à se maquiller et pomponner, de son côté…) : cette qualité d’attention au « chantier«  (continué) de leur « intimité«  (ou amour : ils « tiennent« « vraiment«  l’un à l’autre dans la tension (parfois blessée) de l’« écart«  de leur proximité toujours exacerbée (et pas du tout « refroidie« , elle)… ; le contraire d’une « absence« , donc ; même si « lui«  prendra (peut-être ! mais cela demeure pendant, ouvert, indéterminé quand vient tomber la nuit sur les toits de Lucignano vue, la-dite nuit, depuis, justement, la petite fenêtre du cabinet de toilette attenant à la chambre numéro 9 (de la « nuit de noces«  initiale, il a exactement quinze ans de là : c’est un anniversaire !) de la pensione de Lucignano)


même si « lui«  prendra (peut-être ! ou peut-être pas…) dans une heure un train : il ne faut que trente minutes pour gagner la gare d’Arezzo, distante de vingt kilomètres,

(probablement, même si cela n’est jamais formellement indiqué (ni reconnaissable) à l’image : il semble que ce soit principalement à Cortona, en effet, qu’ont été tournées les séquences de la « ville«  censée « être« , c’est-à-dire « figurant«  pour nous les spectateurs du film, Arezzo : c’est à Cortona que se trouve la boutique de « Capelli e Ombrelli » « Lorenzini« , longée au sortir de la conférence à l’université par « elle«  et son fils, Laurent, qui la suit, à distance…)

il ne faut que trente minutes pour gagner la gare d’Arezzo, distante de vingt kilomètres

de Lucignano, avions-nous appris au départ de la balade vers Lucignano… _ l’éloignant « lui« , peut-être, ou peut-être pas, sinon de la Toscane (pour la lointaine Angleterre, par exemple), du moins du domicile de son épouse et de leur fils… ; à moins qu’« il«  n’en soit « séparé«  (au point de « devoir loger«  soit à l’hôtel _ comme c’était semble-t-il le cas déjà  à Florence il y a cinq ans… _, soit en un hébergement ad hoc, par exemple dépendant de l’Université, comme la veille de ce jour-ci, à Arezzo, pour la conférence ; même si nous pouvons, aussi, nous demander où ils ont passé « leur nuit« , ainsi qu’« elle«  l’évoque ? dans la chambre (à l’étage) octroyée au « conférencier«  par l’université ? ou bien chez « elle«  ?.. D’où vient-« il«  quand il dépose provisoirement sa valise au rez-de-chaussée de la boutique d’antiquités ?.. On a alors un peu de difficulté à percevoir ce qu’« elle«  est en train de dire _ à sa sœur Marie ? ou serait-ce au téléphone ?.. Bien des blancs demeurent pour nous : à peine des éclats éparpillés d’indices : à reconstituer par nous, si nous voulons bien nous prendre à ce jeu proposé par le metteur-en-scène-auteur du film… _ au rez-de chaussée : elle aussi descendra, ainsi que le chat, l’escalier pour atteindre le sous-sol de la boutique et le rejoindre « lui« , qui l’attend, « elle« …):

dans quelle mesure est-il « possible« , ou pas, à James Miller de se (re-)trouver environ chaque semaine en compagnie (et au domicile) de son épouse et de leur fils ? ainsi qu’« elle » le laisse bel et bien entendre, à un moment du film (dans l’« étalage«  de ses griefs à son encontre à « lui«  : à l’encontre de ses « absences« …) ; ou bien réside-t-il (et vit-il à demeure) désormais beaucoup plus loin : en Angleterre ?.. ; ainsi que l’écrivain-conférencier le laisse supposer, quand il ne s’exprime qu’en anglais (et dans un italien assez approximatif, au tout début…) dans la séquence inaugurale (sa conférence à l’université à propos de son « Copie conforme« …) du film ?.. Le fait (scénaristique) demeure volontairement, bien sûr, « équivoque«  à nos esprits de « spectateurs«  du film : à nous de bien vouloir oser « interpréter« , nous demande expressément, nous intime en quelque sorte, le scénario d’Abbas Kiarostami _ avec Caroline Eliacheff…) ! _,

notons, donc, que pour la première fois dans l’œuvre d’Abbas Kiarostami, le « point de vue » dominant _ = l’initiative _ est (et demeure :

s’accentuant même jusqu’à la magnifique séquence mordorée _ oui ! _ finale

entre sept heures et huit heures du soir,

à la pensione (de la « nuit de noces » d’il y a juste quinze ans !) :

on entend _ et peut compter ! _ les huit coups au clocher de l’église voisine retentissant au dernier plan (long… et fixe ! immobilisé !) du film : la « vue » _ une veduta sublimement humble : à la Thomas Jones (1742-1803) à son séjour napolitain _ des toits avec la battue à toute volée des cloches au modeste clocher _ le générique de fin se déroulant, en prolongement de ce plan-ci, la caméra ne bougeant pas, sur la tombée, accélérée, elle, de la nuit sur Lucignano !.. _)

http://www.spamula.net/blog/i07/jones5.jpg

notons que le « point de vue » dominant, donc, est

celui d’une femme (et de ses attentes, son désir) ;

  • Juliette Binoche dans Copie conforme

© MK2 Diffusion

et qu’il concerne ce qui peut se passer à l’intérieur de la « relation » _ longue et complexe : riche et mouvante, en le « feuilletage » non lisse, mais hérissé de piquants, de ses « strates«  : « pointes«  et « épines«  se chevauchant… _ d' »intimité » en tension, sur-attentive et vectorielle, entre un homme et une femme (en l' »histoire » de cette « intimité » en tension…) _ sujet non abordé depuis 1979 (= l’instauration de la république islamique en Iran) par Abbas Kiarostami : son précédent film là-dessus, Le Rapport, datant de 1977…


Même si le dernier visage (et regards) perçu(s) à l’image sur l’écran

est (et sont) celui (et ceux), bouleversant(s) _ des vagues sur la mer… _, de James, mal rasé, face à la glace du cabinet de toilette : le point d’arrivée de l’intrigue,

juste avant son regard à « lui » sur la veduta (superbe : à la Thomas Jones !) des toits et du clocher de San Francesco de Lucignano sonnant les huit coups de vingt heures…

Pour prolonger cette « introduction » à mon approche, plus détaillée, de Copie conforme,

voici, encore, deux articles découverts sur le net,

l’un d’Éric Vernay, « Copie conforme : leçon de magie signé Kiarostami« ,

l’autre de Mathieu Macheret _ cf sur ce critique mon article du 22 février 2009 : « La splendeur du style cinématographique d’Angela Schanelec _ en ses regards sur Marseille et Berlin (”Nachmittag” + “Marseille” en un très fort DVD !)« _, « Les statues meurent aussi : Copie conforme«  :

« Copie conforme : leçon de magie signé Kiarostami« 

Posté par Éric Vernay le 18.05.10 à 14:18

© MK2 Diffusion

Dans _ le film _ Le Prestige, de Christopher Nolan _ adapté du roman Le Prestige, de Christopher Priest _, on apprenait qu’un tour de magie doit se découper en trois étapes. La Promesse, d’abord, où le prestidigitateur _ soit l’artiste ! _ montre au public quelque chose qui semble ordinaire, mais ne l’est pas _ quelque chose y étant caché et à découvrir, révéler… Le Revirement ensuite, pendant lequel le magicien rend l’acte ordinaire extraordinaire. Le Prestige, enfin, où l’imprévu _ pour le naïf que nous, spectateurs fascinés, sommes tout d’abord… _ se produit.

Copie conforme, le film d’Abbas Kiarostami présenté en compétition à Cannes cette année, ne procède pas autrement. Tournant pour la première fois hors de ses terres iraniennes, avec un casting international (franco-italo-anglais), le réalisateur retrouve son obsession de la frontière entre réel et fiction _ peut-on dire cela ?.. Rien n’est fantastique dans le cinéma de Kiarostami !.. Lecteur allergique au spoiler, passe ton chemin, la suite de ce post en contient.

Un homme rencontre _ il s’est déplacé pour cela : jusqu’à Arezzo, en train : puis jusqu’au magasin d’antiquités, à pied ; puis en venant à Lucignano, dans la voiture de celle qui lui a proposé de passer cette journée de dimanche d’été en la compagnie l’un de l’autre… _ une femme. Ils se retrouvent _ après quelles péripéties ? ce point-ci est crucial ! _ en Italie, en Toscane : Promesse _ dans l’esprit surtout de quelques spectateurs… _ d’une belle histoire d’amour. Leur discussion _ académique, d’abord _, portant sur la valeur de la copie par rapport à l’original dans l’art, les mène dans un petit bistrot où la femme, par jeu, prétend _ ou plutôt laisse dire (et penser) à la patronne du café _ que l’homme _ l’écrivain, auteur du livre « Copie conforme«  : James Miller, anglais _ est son mari. Lequel se prend au jeu avec une telle aisance _ lui qui disait ne parler qu’anglais, va se mettre bientôt à manier aussi bien et le français et l’italien, que son interlocutrice ! _, qu’il pose question _ au spectateur que nous sommes : à la manière (mais non fantastique, cependant, ici) dont procède (et nous subjugue) un David Lynch dans « Lost highway«  _ sur la véracité de la première partie. Se connaissaient-ils _ donc _ avant ? Étonnant revirement _ comment interpréter alors l’attitude du fils turbulent (extrêmement bien interprété par le jeune et très malicieux Adrian Moore) de ce pseudo couple, au comportant totalement étranger, apparemment, lui, à cet homme : « l’écrivain », le nomme-t-il ?.. Et comment comprendre le « rappel«  d’une « situation« , à Florence, épiée répétitivement, est-il dit, depuis la fenêtre d’un hôtel où séjournait James Miller, puis d’une conversation à demi-perçue Piazza della Signoria, il y a cinq ans ?.. Alors que le vrai-faux couple déambule dans une Toscane saturée _ le village de Lucignano, avec son précieux « arbre de vie«  d’or… _ d’amoureux de tous âges, comme autant de copies incarnées d’un original _ nuptial _ chimérique _ à diverses reprises « moqué«  par « lui«  : comme une illusion méchamment porteuse d’amertumes ne manquant pas de survenir… _, le Prestige s’accomplit, rendant l’illusion aussi solide _ enfin : est-ce alors seulement rien qu’une « illusion«  ?.. je ne le pense personnellement pas ! _ que le réel : certitude _ désirée, du moins… _ d’un amour au centre d’un indécidable entre-deux _ plutôt : qui continue (encore ; toujours…) de « battre«  Le Voyage en Italie de Rossellini flirte alors avec Mulholland Drive _ ça, c’est à discuter !

Grâce à une direction d’acteurs _ en effet ! Kiarostami est d’une poigne implacable ! _ extraordinaire (sublimes _ oui ! _ Juliette Binoche et William Shimell, célèbre baryton débutant _ ici _ au cinéma _ après avoir été dirigé par Abbas Kiarostami en un Cosi fan tutte à Aix-en-Provence l’été 2008, sous la direction musicale de Christophe Rousset : les deux acteurs sont sous sa direction prodigieux ! tous deux !), et à la précision d’une mise en scène dévouée au miroitement _ oui ! _, au cadre (passionnant travail sur le champ/contre-champ _ oui ! _), et à la mise en abyme, Kiarostami insuffle au brillant de son tour de passe-passe scénaristique l’ampleur émotionnelle d’un grand mélo _ sans y faire adhérer par une quelconque « identification«  les spectateurs !!! toutefois… _, tout en poursuivant _ en nous faisant constamment nous y associer… _ sa réflexion théorique _ éminemment questionneuse, fouailleuse… _ sur le cinéma en train de se faire. Malgré l’artifice (_ brechtiennement _ affiché) du dispositif, la magie _ de la virtuosité de ce questionnement induit _ opère en effet _ oui _ et le trouble persiste _ oui ! _ longtemps après _ oui ! _ la séance : un grand Kiarostami _ en effet.

Et le second article, du très doué Mathieu Macheret :

Les Statues meurent aussi

Copie conforme

réalisé par Abbas Kiarostami

18 mai 2010

critique du film Copie conforme, réalisé par Abbas Kiarostami

© MK2 Diffusion

Pour la première fois, Kiarostami quitte l’Iran _ en effet _ au profit d’une petite balade en Europe _ entre Arezzo et Lucignano : bourgade médiévale où l’on court se marier… Copie conforme est un film diablement retors _ oui, da… _, comme semble l’indiquer son casting : une Juliette Binoche confirmée y apparaît en compagnie de William Shimell, fameux baryton anglais et pur débutant à l’écran _ magistralement : quel magnifique comédien ! Sur les traces du cinéma italien d’après-guerre (notamment celui de Rossellini), il réserve au spectateur ce genre de vertige typiquement kiarostamien _ oui ! et c’est un délice sans maniérisme ni préciosité : chapeau ! _, dans la lignée de Close Up, un doute fondamental _ radical et peut-être perpétuel _, un appel d’air susceptible de l’aspirer tout entier. Gare, donc _ voilà !..


Le dernier film d’Abbas Kiarostami est comme foudroyé, en plein milieu, par un violent éclair _ silencieux, sans cri et sans pathos : tout de « retenue« , tant des interprètes que du cinéaste. Ou, disons plutôt, rayé de haut en bas par une larme, s’écoulant doucement _ oui ! _ sur la joue de son actrice principale, Juliette Binoche _ dont le personnage demeure pour nous sans nom, faute d’être appelée jamais par son prénom ou son nom : par personne dans ce qui nous est donné à voir et à entendre ici… La larme procède d’un irrésistiblement poignant sentiment de « déjà vu«  éprouvé par le personnage… Avant cela, on assistait à une étrange comédie romantique, version Gentleman Farmer, de deux adultes dans la fleur de l’âge qui se rencontrent _ lui auteur, elle, lectrice _ à l’occasion d’une conférence en Toscane. Lui, directement sorti d’un roman Harlequin _ à nuancer : ce n’est pas si caricatural… _, est l’auteur grisonnant _ séduisant ; et tout de flegme britannique : il est aussi en représentation lors de la conférence initiale devant un public de lecteurs, à l’université _ d’un ouvrage sur l’art intitulé « Copie conforme« , qu’il présente et dédicace à son lectorat italien. Elle, directement sortie _ mais sans affèterie _  d’un élégant magazine féminin, tient une galerie d’art _ un magasin d’antiquités _ et s’intéresse _ déjà professionnellement ; même si celle-ci exerce sa profession sans passion, presque « par hasard« , dit-elle… _ aux thèses soutenues par l’écrivain, sans pour autant les partager complètement _ et pour cause ! Un voyage en voiture typique du cinéaste _ auteur de plusieurs « car-films«  _, au cours duquel les reflets du décor toscan défilent sur le pare-brise et se surimpriment sur les visages des passagers, les voit débattre de la question _ des valeurs respectives _ de la copie et de l’original. Lui défend la valeur intrinsèque de la copie _ éventuellement _ comme un chemin conduisant à l’original _ mais qui permet surtout de se passer très commodément, pragmatiquement, de l’original… _, et réfute toute hiérarchisation _ substantialisée _ des deux termes _ un clou chassant l’autre… Elle nuance ses propos et le ramène sans cesse sur le terrain de la pratique _ existentielle _, des réalités _ plus objectives des choses mêmes : c’est que du « réel« , ils n’ont pas tout à fait les mêmes critères… C’est lors d’une petite escale _ pause _ dans un café _ accueillant et réparateur (ils n’ont pas déjeuné : seulement discuté…) _ que le film, d’une manière inattendue, se plie en deux _ oui !

Quelque chose n’allait pas. Binoche _ = son personnage _ semblait _ jusqu’alors _ trop à l’étroit, compressée par un environnement où sa pétulance _ de femme (et sujet) désirant(e) _ faisait tache. William Shimell _ une sorte de Jeremy Irons encore plus tranquille en son élégance : mais pas glacé !!! il « vibre«  en son silence et en ses défausses, sans jamais rompre la « relation«  _ semblait trop parfait, trop absolument séduisant, trop en carton pour ne pas risquer de se retourner soudainement sur lui-même. Ce couple, on le connaît, on l’a déjà vu mille fois _ sur des écrans. A ce moment du film, on se dit _ quoi qu’on sache (même un peu) déjà de la malice d’un Kiarostami… _ qu’on sait trop exactement où il va. Dès que la larme est lâchée, un second film commence _ oui ! _ et dévoile plus clairement le projet _ déstabilisant ou même dynamiteur (mais sans déflagration tonitruante) des clichés _ de Kiarostami _ en direction des spectateurs que nous sommes. Il fallait toute une première partie _ le premier quart du film _ parodique (la comédie romantique, le soap) pour annoncer le parcours d’un film qui, lui aussi, marche d’un pas souverain _ oui ! _ de la copie à l’original _ peut-être bien… On apprend alors _ ou plutôt on se demande : à partir de quelques indices qui se découvrent : si on y prête assez attention ; même si beaucoup semblent continuer de nous échapper… _ que les deux personnages ne viennent peut-être pas de se rencontrer _ en effet : leur échange n’est pas de nature simplement touristique ou culturelle… _, mais se connaissent depuis longtemps _ quinze ans ! Qu’ils forment déjà un couple _ qui poursuit sa « relation » complexe et riche… Qu’ils sont mariés depuis quinze ans. Que le fils _ de treize-quatorze ans : il vient de fêter son anniversaire la semaine qui précède… _ de Juliette, qu’on croise au début du film, est aussi le fils de l’écrivain _ tiens donc ! Rien n’en fournissait jusqu’ici, du moins à la première apparence, le moindre début d’un indice… Qu’ils n’ont jamais cessé _ par exemple cinq ans auparavant, à Florence, déjà, Piazza de la Signoria : leur fils Laurent avait huit ans, apprend-on au passage d’une réplique… _ de se connaître _ elle se plaint de son « absence«  : au propre comme au figuré _ et que le simulacre de rencontre _ à la conférence, puis après : mais à mieux regarder la séquence d’ouverture du film, on s’aperçoit qu’ils se trouvaient ensemble, tous les trois, à l’entrée de la salle de conférence… _, de fraîcheur, d’affinité, de séduction, de désir, qu’ils nous ont joué jusqu’alors _ du moins depuis le départ de cette escapade hors la ville : en effet ! _ devait bien nous conduire à la vérité _ oui ! _ de leur couple : la désunion, l’effritement, le doute _ à moins qu’il ne s’agisse d’efforts pour « surmonter«  tout cela ! _ la crise _ James Miller emporte avec lui sa valise ; et a fixé comme terme à la balade dans la campagne toscane l’heure (21 heures) du train qu’il doit (re-)prendre : pour où ? Ce n’est pas un avion qu’il va prendre ; du moins tout d’abord… Une interférence s’installe, vertigineuse _ mais pas du registre du fantastique (comme à la Lynch) ici… On pourrait alors penser que Kiarostami soumet ses personnages aux besoins esthétiques _ tiens donc ? _ d’une expérience de traversée du miroir. Mais pas du tout _ en effet ! Celle-ci permet au contraire de saisir leur naissance _ ou passage, transitoire _ à la fiction _ = un jeu subtil et stylé de grandes personnes sans la moindre hystérie _ d’une manière infiniment délicate _ absolument ! _, de les voir émerger d’un glacis plat _ convenu (= attendu en nos têtes) _ et prendre petit à petit du relief, de la profondeur _ pour nous : en même temps que nos questions (se bousculant) de « spectateurs«  de ce jeu. Et cette émergence passe par une redécouverte _ oui ! _, le second apprentissage _ voilà ! _ des gestes fondamentaux de l’amour _ vivant ; et non ranci (même en sursis…) _ : poser sa main sur l’épaule de sa femme _ comme le conseille un Don Alfonso français, interprété avec tout ce qu’il y faut d’élégance par Jean-Claude Carrière, comme sortant tout frais d’un film du corrosif Bunuel _, se faire belle pour son mari, se regarder, s’écouter _ l’un l’autre. Réapprendre des gestes, c’est passer une seconde fois _ mais différemment : avec expérience _ par un même trajet, s’insérer dans la trace d’une inscription, la réécrire, repasser par dessus _ et dépasser (= « surmonter« ) l’innocence naïve de la première fois. En somme, tout le travail du copiste qui tente de reproduire _ mais fait beaucoup mieux que cela ! _ les formes de l’original. Copie conforme est un film qui se lit dans les deux sens. De la copie à l’original. De l’original à la copie. Du début à la fin. De la fin au début. D’où la rayure centrale, cette pliure laissée par la larme de Juliette Binoche _ au rappel, par « lui« , le narrant, d’une sensation de « déjà vu« , pour « elle« , Piazza della Signoria : nous n’en saurons pas davantage, cependant… _ et qui dessine, à l’échelle du film, comme un plan de réflexion (au sens géométrique du terme) _ et qui vaut discrètement (sans didactisme aucun) pour les spectateurs autant que pour les personnages ainsi « exposés«  par l’auteur : à la façon d’un conte subtil de Diderot…

Il est tout naturel qu’un film sur la copie nous conduise de la parodie _ des clichés hollywoodiens _ au modèle _ d’un amour réel, lui, et « vibrant«  Ce couple qui tente de freiner son entropie  _ oui ! _, de remonter ses pendules _ si l’on veut : pour qui sonne le glas ? cf le plan final des cloches sonnant les huit heures du soir au clocher de Lucignano _ en tournant autour des œuvres du passé _ le souvenir de la « scène«  à demi-perçue (vue sans être complètement entendue) de la Piazza della Signoria, il y a cinq ans ? par exemple ?.. _, marche du même pas que l’Ingrid Bergman et le George Sanders de Voyage en Italie. Les deux films ne proposent rien moins, en guise de palliatif au déclin amoureux, qu’une épreuve du temps _ et de la capacité « humaine«  de murissement : même quand (presque) tout se met à aller bien trop vite… Mais le parcours que Copie conforme destine _ quoique demeurant ouvert ! c’est important ! _ à ses deux personnages s’avère autrement plus terrible _ en matière de douleur éprouvée _ que la montée vers la grâce rossellinienne. Ils s’embourbent, ils s’écroulent _ craquent. Elle s’embourbe _ à un moment _ de maquillage et s’affuble de colifichets (des boucles d’oreilles très toc) quand, lors d’un repas terriblement gênant _ il est, sur les cinq heures, l’acmé (doublement colérique) de la « crise«  _, elle essaye encore une fois de plaire à son mari. Lui s’écroule _ telle est une de ses « pentes«  ; mais ce n’est pas la seule… _ dans une mauvaise humeur terne, une lâcheté de chaque instant _ pas tout à fait… _, avec cette façon de botter en touche, de tout refuser comme un petit garçon boudeur et orgueilleux. Chacun en prend pour son grade _ certes _ alors que chaque tentative de rapprochement _ elles se multiplient ! _ débouche sur une égratignure _ c’est tout à fait cela ! C’est la grande problématique du miroir : il met en contact deux mondes qui ne se rencontrent jamais _ du moins pas tout de suite : c’est plus complexe à « réaliser » : il faut redoubler d’efforts mutuels (mais ils y progressent) Deux mondes semblables mais inversés. Diamétralement opposés. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que la caméra de Kiarostami se substitue si souvent à un miroir _ qui nous implique nous aussi, « spectateurs«  ! _, face auquel le visage des personnages, dès qu’ils s’isolent, nous apparaît plein cadre. Ils traduisent l’isolement _ oui ! _ de chaque terme _ les monades « sans portes ni fenêtres«  de Leibniz ; mais ici sans « harmonie préétablie«  ; sans deus ex machina, désormais… _ face à lui-même _ ou son vide ? avec pour première direction immédiatement disponible, celle du misérable « désir mimétique » (conformiste)… _, devant sa propre incapacité à faire rentrer _ ou enfin entrer ? y fut-il jamais déjà, jusqu’ici ?.. _ l’autre dans son champ _ il s’en faut d’un geste (donné) ; ou de son acceptation (donnée, elle aussi)… De même que de s’envisager soi-même comme un autre, ainsi que l’exprime si bien un Paul Ricœur ! Ces plans frontaux, qui cherchent le plus grand dénuement _ la nudité conjuguée de l’acteur et du personnage (en une adresse au « spectateur«  (invité) que nous sommes, en regard) _ claquent les uns contre les autres dans un choc tout aussi frontal _ mais sans pathos, ni grandiloquence surlignée : tout est « en retenue« , chaque fois. Ils sont comme les coulisses _ oui : brechtiennes _ d’une guerre sourde, d’une lèpre irréversible qui déforme les êtres et les fige dans leur plus grotesque posture _ s’ils n’apprennent pas à le « surmonter«  : tel est le défi !.. Le propos de Kiarostami _ mais il n’est certes pas un didacticien, un donneur de leçon (morale ou existentielle) lourdingue : il s’intéresse seulement à la « prise en compte«  (fine, incroyablement légère ! quel art subtil ! sublime !) à la « prise en compte«  purement et simplement (mais que d’efforts, pour chacun d’entre nous, pour accéder à cela !) « réaliste«  du « réel » ! ce qui n’est certes pas peu ! en sa visée de « vérité«  profonde : fondamentale, quant à l’« humain«  _ sur le mariage est terrifiant : après la parodie, la pétrification _ du moins pour qui laisse dégénérer les choses, le processus…

Mathieu Macheret


Alors, maintenant

mon regard sur ce film.

Après un long plan fixe sur la tribune d’une salle de conférence (d’une université : à Arezzo : la Faculté des Lettres et Philosophie y est une annexe de l’Université de Sienne, depuis 1969), tribune sur laquelle s’aperçoivent rien que deux micros et un livre (dont on peut lire le titre, en italien : « copia conforme » : au singulier _ avec pour illustration deux têtes (se faisant face) du David de Michel-Ange : si l’original de la statue est à l’Accademia, une copie s’en trouve sur la Piazza della Signoria, à Florence _),

et suivi d’une annonce d’un léger retard du conférencier (« hébergé » cependant pas plus loin qu’à l’étage _ et pas ailleurs ! _, est-il annoncé, par celui qui n’est autre que le traducteur en italien du livre _ et qu’interprète Angelo Barbagallo, qui intervient aussi dans la production du film, pour Bìbì : le film est en effet une production MK2 en coproduction avec l’italien Bìbì et France 3 Cinéma, et avec le soutien de Canal Plus, du CNC et de la Commission du Film de la Province de Toscane),

nous apercevons _ mais sans que la caméra s’y focalise : c’est à la seconde vision du film que je m’en suis aperçu, en tâchant de mieux percevoir (et retenir) un peu de ce qui m’avait échappé la première fois… _ l’arrivée du conférencier qu’interprète William Shimell,

accompagné d’une femme et d’un jeune garçon _ de treize-quatorze ans _ qui demeurent d’abord, un instant, ces deux-là, debout au fond de la salle (et ayant fait signer à l’auteur, là, deux exemplaires de son livre : un pour un « Pierre« , l’autre pour le garçon, Laurent ; mais sans qu' »elle » demande au conférencier-auteur (« lui« ) d’écrire aussi, en plus de ce prénom, « Laurent« , le nom de famille du garçon, qui s’en plaindra par la suite : « ayant un nom de famille ! moi aussi !« , dira-t-il à sa mère _ et apprendrons-nous, un peu plus tard : au café où le garçon, affamé et assoiffé, se restaure…),

tandis que le conférencier-auteur _ qui demande à deux autres de ses lecteurs de bien vouloir attendre la fin de la conférence pour qu’il leur dédicace leur exemplaire de son livre _ gagne promptement, seul, la tribune et le micro… Ce jour-ci, samedi, il est rasé de près…

Puis, cette femme viendra s’installer au premier rang (parmi les places « réservées« ), tout à côté du traducteur du livre en italien ;

pendant que le garçon (âgé de treize-quatorze ans ; très brun _ et ressemblant de façon assez  troublante à Juliette Binoche _), refusant de s’asseoir, vient, devant, lui aussi, non loin de l’estrade, se tenir debout contre un mur, de l’autre côté que sa mère, et tripotant fébrilement un jeu électronique…

Le conférencier James Miller, qui refuse de se définir comme « historien de l’art » académique, présente alors _ il s’efforce de dire, un peu maladroitement, quelques mots en italien avant de s’exprimer exclusivement en anglais _ la thèse paradoxale de son essai : une copie n’a pas moins de valeur _ en soi _ qu’un original… Ce qui importe, en fait, et seulement, est l’usage _ tout subjectif _ qu’on (= chacun) en fait pour soi ; le plaisir que le regard subjectif est capable d’en retirer (= pour soi) _ soit une thèse (qui sera réitérée plus tard !) dans le droit fil des positions empiristes des Anglais, Écossais et autres Irlandais du XVIIIème siècle à propos du sentiment (ou jugement de goût) esthétique, tels que Shaftesbury, Hume ou Burke… Ainsi que des thèses, en suivant, au XIXème siècle, des pragmatistes anglo-saxons : Stuart-Mill, Emerson, William James… Soit un régime de stricte équivalence purement utilitaire (pragmatique) et du seul point de vue (égocentrique) de l’usager…

La jeune femme, qu’interprète, la quarantaine rayonnante, la lumineuse _ et elle le sera bien davantage au fur et à mesure du déroulé du film _  Julienne Binoche, quitte prématurément la conférence, et amène le garçon _ dont l’agitation l’agaçait fortement : il avait faim et soif ! et elle doit se le coltiner ! _ dans un bar de la ville _ les images semblent avoir été tournées à Cortona : par exemple, le magasin de « Cappelli e Ombrelli Lorenzini«  devant la devanture duquel ils sont passés… _ : afin de consommer quelque hamburger / coca cola ;

pendant que celui-ci, commentant le petit mot que celle-ci (« elle« ), a glissé (pas assez discrètement pour que cela échappe au garçon, en tout cas) au traducteur _ « ce type«  ami du conférencier, dit le garçon… _ du livre à destination du conférencier (« lui » : ou « l’écrivain« , dit le garçon ironiquement à sa mère ! il ne dit certes pas « papa » ; ni « mon père » ! il cherche plutôt à les éloigner ! séparer !..),

pendant que le garçon

ironise sur le désir de sa mère de rencontrer (en un rendez-vous) « le conférencier«  _ en lui faisant communiquer (par le traducteur : « ce type« , dit-il) le numéro de téléphone où la joindre, probablement ; ou quelque autre indication ad hoc ! _ : la mère et son fils se parlant tout le temps, eux, en français…

Que déduire, a posteriori, de cette « pique » du garçon à sa mère ? Quel indice (malicieux, citronné : le garnement a l’esprit vif et déluré !) constitue-t-il _ et peut-il nous fournir rétrospectivement, à nous « spectateurs«  du film : auxquels, au présent (vif, rapide) de la séquence, le contexte fait, forcément, défaut à la première vision… _ à propos de l' »état« , alors _ à ce moment (de départ ! le samedi) du déroulé des deux journées du film : l’équipée à Lucignano aura lieu, elle, le lendemain, le dimanche après-midi : ils quitteront la ville, Arezzo, vers la fin de la matinée… _ à propos de l' »état« , alors, des « rapports » entre les deux principaux protagonistes ?.. A nous de le décrypter ! au passage et au vol

_ à l’instar du gamin (excellent Adrian Moore ! avec sa frange très brune qui lui mange les yeux, très noirs),

le spectateur de Kiarostami doit lui aussi s’initier, et vite, à l’exercice au vif du juger et former sur le tas (de la circonstance déboulant _ à la vue comme à l’oreille : les deux souvent en décalage ! _) sa sagacité !

malheur ici (où les dialogues, spécialement, pétillent, pétaradent, à fleurets bien près d’être démouchetés !..), ainsi que dans la « vie moderne«  accélérée (cf là-dessus Paul Virilio…), malheur aux lents, aux lourds, et autres ahuris : les largués s’excluent de la séance (en protestant qu’il s’y ennuyaient : c’est une des ironies fines du paradoxe !)…

La séquence suivante a lieu le lendemain matin _ à Arezzo : nous apprendrons, en effet, que depuis cinq ans c’est là que réside (après avoir vécu auparavant à Florence) la française ; juste « à deux pas, à pieds«  de l’université : au magasin d’antiquités (en sous-sol) qu’« elle«  tient (« I Sirene » peut-on lire au générique final…), avec l’aide, probablement, de sa sœur Marie : elles se parlent (on n’aperçoit jamais Marie à l’image) au moins trois fois dans le film : à l’arrivée, puis au départ de James à et de la boutique d’antiquités, le dimanche matin ; puis, un peu plus tard, au téléphone portable, vers 14 heures, quand Marie ne sachant plus comment « gérer » le comportement de son turbulent neveu Laurent, suite au report d’une heure de sa « leçon particulière«  : il prétend aller « patiner«  entre-temps à la patinoire !., joint sa sœur qui vient d’arriver à Lucignano ; et lui demande de se débrouiller…

Le conférencier anglais _ il dépose préalablement sa valise à roulettes en haut d’un long escalier descendant vers le sous-sol _ se rend au sous-sol, où se tient une partie au moins de la boutique. Mais, dès que l’aura rejoint l’antiquaire _ on l’entendait échanger quelques mots avec vraisemblablement sa sœur Marie, au rez-de-chaussée _, laquelle, parvenue au sous-sol, entame la conversation en attaquant bille en tête le paradoxe (du livre) de la prétention à l’équivalence des copies et de l’original, « lui » lui exprimera son désir de sortir de la ville et prendre l’air à la campagne _ « elle«  s’était mise à sa disposition pour l’accompagner là où il lui plairait d’aller : mais faire des courses un dimanche : les magasins sont fermés !.. Au moins aller prendre un café…

Les « copies » _ j’y reviens ! _ pourraient-elles désigner, ainsi, d’autres femmes (telles que des maîtresses : « amante« , en italien et au pluriel) ? et « l’original« , l’épouse, la toute première aimée ? Ce sera une piste de questions qu’effleurera, mais sans s’y attarder le moins du monde _ pas davantage que le dialogue ni le scénario du film ne s’y appesantissent _ la tenancière (perspicace et bienveillante) du tout petit café à Lucignano ; lors de la séquence-tournant-du-film, un peu plus tard : celle-ci (une sexagénaire pleine de sagesse) fera un vif éloge du statut de « femme mariée » (« donna sposata« ) _ excellente Gianna Giachetti !..

En gagnant la voiture de la jeune femme, muni de la valise légère qu’il avait déjà _ et qu’il avait déposée (avant d’entreprendre la descente, par un vieil et assez étroit, et long, escalier de pierre, au sous-sol) _ en arrivant au magasin d’antiquités _ et qu’il a donc reprise au rez-de chaussée du magasin _, et à la question de savoir où il désire être conduit se promener,

« il » répond que peu lui importe où ils iront en balade,

son unique contrainte personnelle étant de devoir _ absolument _ reprendre le train ce soir à 21 heures : lui « accordant » sa journée, ainsi _ il est assez peu vraisemblable qu’il accorderait ainsi sa journée à une totale inconnue de « lui« 

Non sans un éclat de gourmandise dans le sourire, la pupille,

« elle » lui annonce alors, en un éclair d’improvisation malicieux, qu’elle va le conduire à quelque chose qui va l' »intéresser » ; et constituer pour « lui » une « surprise » ;

et il y en a, dit-elle alors, à peine pour une demi-heure de route _ la distance entre Arezzo et Lucignano est d’environ vingt kilomètres…

Commence alors une (permanente et virevoltante) conversation en voiture,

que la caméra de Kiarostami « suit » frontalement (et fixement) à travers le pare-brise ;

pendant que s’aperçoivent, à travers la lunette arrière surtout (mais aussi les vitres des côtés), après le lacis des voies de circulation plus ou moins encombrées de la ville où ils commencent par tourner, errer, quelques vues de la (superbe) campagne toscane (ensoleillée).


« Elle » en profite pour « lui » faire signer, tandis qu’ils commencent à rouler, encore en ville, six nouveaux exemplaires de son livre : l’un avec une dédicace pour sa sœur Marie (dont le mari bégaie, on ne peut davantage amoureusement : « M-M-M-M-Marie« , ainsi qu’il l’appelle-t-il joliment sans cesse ! mais c’est aussi un homme qui n’a guère de tropisme envers le travail…) ; une autre pour un « Alain » ; un troisième pour un « Professeur MIAO » ; et les trois autres sans dédicace : juste la signature…


Ce n’est pas tout à fait par hasard que la conductrice les mène _ la route est souvent à flanc de collines, et passe entre des rangées prestes et élégantes de très vénérables cyprés _ à Lucignano, une bourgade médiévale _ qui fut siennoise avant d’être florentine (et péruginoise aussi ; ainsi qu’arétine), et qui, de sa position sur la colline, domine le Val di Chiana : maintenant, la ville fait administrativement partie de la province d’Arezzo _,

une cité où les couples viennent nombreux, quasi en foule _ c’est une tradition qui « marche«  très fort ! on le constate aussi ce jour-là : un dimanche… _ se marier, accourant se faire photographier devant un majestueux « arbre de vie » (étincelant de ses ors et pierreries), splendeur d’orfèvrerie accessible (en une pièce à lui seul consacrée) au musée municipal, désormais : ce chef d’œuvre d’orfèvrerie médiévale ayant la réputation de « porter bonheur » aux nouveaux époux…

C’est ainsi qu’un jeune couple de tout frais mariés demande à ce « beau couple » resplendissant que, en effet, tous deux, elle, la française, et lui, l’anglais _ c’est en anglais exclusivement que jusqu’ici tous deux conversent entre eux… _ forment maintenant, « en la fleur de leur âge« ,

de se joindre à eux pour une photo « porte-bonheur » devant « l’arbre de vie«  d’or de Lucignano

_ James se faisant, toutefois, « prier«  ; il n’avait pas voulu aller (re-)voir (ayant déclaré, aussi, n’être jusqu’ici « jamais venu«  à ce village !) la sculpture monumentale, s’étant assis sur le seuil de la pièce où celle-ci se visite, et décidé à n’en pas bouger pendant qu’« elle » allait contempler « l’arbre de vie«  en sa magnificence ; c’est la jeune mariée qui finira par obtenir _ « c’est mon mariage«  ! _ qu’il vienne tout de même se joindre à eux (et à « elle« ) pour prendre place sur la photo « porte-bonheur«  (« Auguri !« , dit-on en italien)…

Les deux protagonistes tournant dans les ruelles pavées _ « elle » regrettant alors de n’avoir aux pieds ou à portée (dans sa voiture) que des paires de chaussures à haut-talon… _ concentriques de Lucignano (parsemé de ses kyrielles de couples de nouveaux mariés)

sont fréquemment interrompus dans leur conversation (acérée : ils ne sont pas d’accord et joutent à affronter leurs « convictions » respectives _ sur copie et original) par des appels comminatoires _ stridence des sonneries ! _ sur leur portable

_ lui, pour des raisons en partie professionnelles : il « se consacre«  à son travail, semble-t-il, même un dimanche ;

elle, par des appels de sa sœur Marie (dont elle est très proche ; et qui s’occupe aussi, très vraisemblablement, avec elle et du magasin d’antiquités et de Laurent, son neveu, quand la mère de celui-ci s’absente, comme c’est le cas cet après-midi-ci…)

et de son fils, Laurent, qui recherche un ustensile (nécessaire à sa « leçon particulière« ) dans l’appartement, et qui a parfois du mal à « se tenir«  à ses tâches scolaires (en l’occurrence cette « leçon particulière«  d’une heure, à domicile, ce dimanche après-midi, à deux heures : elle est « repoussée«  d’une heure par le professeur : à trois heures…) :

un thème très présent (par exemple, en 1989, le court-métrage Devoirs du soir…) dans l’œuvre cinématographique d’Abbas Kiarostami ; le garçon (qu’interprète ici excellemment le jeune Adrian Moore) fait partie de ces adolescents « curieux » et « obstinés«  kiarostamiens expérimentant les premiers affres (= un passage obligé !) de la conquête de leur autonomie face aux adultes et éducateurs (cf ici un beau passage sur ce point, citant Kant en son Qu’est-ce que les Lumières ?, pages 118-119 de l’essai de Frédéric Sabouraud)…

C’est lors d’une de ces interruptions

_ « lui«  vient de sortir du petit café, dans une de ces belles ruelles courbes et très étroites de Lucignano, pour répondre à un appel sur le portable : le « telefonino« , comme le désignent les Italiens : un appel professionnel ? une autre femme (ou « amante« , ainsi que l’envisage, mais sans lourdeur ni malveillance aucune, la patronne du tout petit café…) ?.. _

c’est lors d’une de ces interruptions intempestives qui caractérisent désormais notre modernité, que la jeune femme, « elle« , répond à la tenancière (affable, aimable, « maternelle« …) du petit café, qui les prend pour un couple (et un « beau couple » !) marié…

Comme l’a bien noté Mathieu Macheret en son article mentionné plus haut, c’est là

_ avec la « larme«  (d’« elle« ) qui va suivre (par sentiment de « déjà vu«  !!!) lors du récit par « lui«  de ce qu’« il«  observa cinq ans auparavant lors d’un séjour (il logeait à l’hôtel) à Florence : et qui est à l’origine, ainsi qu’il l’affirme à ce moment même du film, de son essai « Copie conforme«  :

à la fois la vision répétée (depuis la fenêtre de la salle de bains : au sortir de la douche, dit-il, d’une chambre d’hôtel, à Florence, donc) d’une mère ralentissant sa marche (les bras croisés…) afin d’attendre son fils qui traîne, un peu trop loin, à sa suite, à chaque coin de rue ;

  • Juliette Binoche dans Copie conforme

© MK2 Diffusion

et celle d’un échange de paroles (à demi perçu seulement ; à demi deviné, par conséquent : par « lui« …) entre cette même mère et ce même fils devant la statue (une copie : l’original est à l’Accademia !) du (célèbre) David de Michel-Ange, Piazza della Signoria (toujours à Florence !) ;

et ce, à partir d’un souvenir personnel d’Abbas Kiarostami lui-même : à l’origine de ce film, par là !.. : le cinéaste en a fait la confidence avant le début du tournage en Toscane, en juin-juillet 2009 (repoussé d’une année pour raisons d’indisponibilité en mars-avril 2008 de Juliette Binoche, au jeu de laquelle Abbas Kiarostami tenait absolument ! comme il avait raison ! ;

et ce qui lui a, aussi, permis d’« apprécier«  les magnifiques aptitudes de comédien-acteur du baryton William Shimell en le dirigeant sur la scène à Aix, en juillet 2008 _ après avoir pressenti, pour son rôle, et Robert de Niro, et Sami Frey, et François Cluzet : une palette fort diverse de « potentialités« , comme on voit…

c’est là

le tournant de Copie conforme.

Au retour de James _ la tenancière (une figure maternelle, donc _ qu’incarne splendidement ! Gianna Giachetti : magnifique en ce rôle-clé sans en avoir l’air…) lui offrant un nouveau « caffè«  : l’autre ayant « refroidi«  : ô la belle métaphore ! _ dans le minuscule local de ce café d’une ruelle courbe de Lucignano,

le couple formé de la française et de l’anglais se met alors à « jouer » ce nouveau « jeu » du « couple marié« … _ du moins est-ce que nous, « spectateurs« , commençons par « penser« , nous « figurer«  ;

sur un site italien (du Val di Chiana), en date du 24 septembre 2008, on peut découvrir ceci, à propos de la trame du scénario envisagé (pour ce film à tourner sur son territoire) : « Per la trama, per ora trapelano poche notizie : sembra che si tratti della storia di una coppia francese, divorziata, che si ritrova successivamente in Italia dove inizia un nuovo rapporto«  ; c’est un indice intéressant !.. : à ce stade de la gestation du film…

Et déboulent alors, en avalanche difficilement arrêtable, des griefs :

c’est « elle » qui mène l’offensive et parle _ de son « absence«  à « lui » : endémique ! et au propre comme au figuré ! _ ; « lui » se défend ou se tait…

Mais désormais ils parlent tous deux _ et tous deux couramment, désormais ! avec beaucoup de brio, les deux ! _ en français et italien, et plus seulement en anglais, comme jusqu’ici _ dans le « jeu«  précédent (beaucoup plus « abstrait«  !), celui de « l’auteur et de l’admiratrice«  (même un peu critique)…

La rencontre impromptue d’un couple d’un certain âge de touristes français _ c’est « pour la quatrième, ou plutôt cinquième fois«  qu’ils viennent « ici«  (« ou en Italie« , du moins, peut-être), dit celle qu’interprète Agathe Natanson _,

sollicité de donner un avis _ « esthétique » comme « existentiel«  : plus encore… _ sur le « couple » de dieux (une déesse posant sa tête au creux de l’épaule du dieu ; ou du monstre…) statufié _ c’est une réalisation du décorateur du film ! _ au milieu de la fontaine monumentale _ montée ad hoc _ de la piazzetta,

est l’occasion, en aparté, d’un conseil « paternel » du mari (interprété par un Jean-Claude Carrière « royal« … : ami commun, à la ville, d’Abbas Kiarostami et Juliette Binoche) à James :

ce dont « elle » a « besoin » _ et cela la « guérira » de son « problème«  !.. _,

c’est seulement du geste de passer son bras (à « lui« ) sur son épaule (à « elle« ) ;

nous ne sommes pas en Iran, ici…

Et de fait, James accomplira très bientôt ce geste…


De même qu' »elle » aussi se laissera aller à appuyer sa tête sur l’épaule de son compagnon…

  • William Shimell et Juliette Binoche  dans Copie conforme

© MK2 Diffusion

Mais les « égratignures » (réciproques) vont continuer un peu encore ; les blessures et les habitudes ne s’effacent pas (ni ne sont surmontées _ à la Hegel ; cf son concept de aufhebung) d’un seul coup de baguette, fût-elle « magique« …

Une habitude a un pli : on a tendance à y retourner…

Au sortir de l’église (San Francesco) de Lucignano

_ « elle«  ne s’y est pas rendue pour « prier« , dit-elle ; mais seulement pour ôter son soutien-gorge qui l’oppressait : l’église même où ils se seraient mariés il y a quinze ans : et ce jour-ci étant même (!) le lendemain du jour anniversaire de leur mariage !!! ainsi qu’« elle«  l’énonce (et même l’actrice en bafouillant un peu : mais la prise a été _ volontairement _ conservée !), à un moment donné : à l’Albergo-Osteria « Da Toto« , au « five o’clock« ,

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à l’acmé de leur réciproque « irritation« … :

à l’évocation, alors, de la nuit qu’ils viennent de passer ensemble (pour cet anniversaire ! James est venu pour cela à Florence ! et « elle«  lui en sait gré…), mais où « lui » (« fatigué« ) s’est trop vite endormi ; cela étant énoncé, et avec douceur cette fois, dans la séquence radieuse (finale) de la chambre de leurs noces, il y a quinze ans… _,

et en même temps qu’un vieux couple _ il y en a donc _ dont la femme porte une attelle à la main gauche (avec deux doigts bandés) ; et l’homme qui la soutient, s’appuie, tout courbé, sur une canne,

« elle » « le » mène à l’hôtel (une « pensione« ) juste en face _ mais « lui » l’a apparemment « oublié« , en ce « petit-jeu«  là, du moins… _ où ils auraient passé, il y a quinze ans tout juste, donc, leur « nuit de noces » ;

ils gagnent même, par un escalier tout étroit, la chambre _ numéro neuf _ (lumineuse au couchant) au troisième étage et à hauteur des toits (« tranquilles« ), où se découvrent des colombes ;

http://www.spamula.net/blog/i07/jones4.jpg

mais « lui » ne se souvient, décidément, de « rien« , quand « elle » se souvient, « par le détail« , de « tout« …

Ils sont cependant tous deux « apaisés » ; et se sourient maintenant (ils se regardent et s’écoutent ; tous deux ont déposé aussi leur veste) : une lumière chaleureuse _ mordorée ! _ de fin d’après-midi (d’été) irradie la scène et le moment de sa grâce _ une lumière que l’on trouve dans les « Annonciations«  de Fra Angelico…

Image

Les cloches de l’église voisine se mettant à carillonner le long du plan final, comme extatique : sur les toits de Lucignano perçus (par la caméra) d’une des (petites) fenêtres grande ouverte _ celle du cabinet de toilette où « lui » est allé se rafraîchir et s’est aperçu (et miré) dans le miroir… _ de ce troisième étage nuptial d’il y a quinze ans déjà _ précédant le déroulé tranquille, ensuite, du générique de fin, sur lequel la nuit vient tomber progressivement (mais en accéléré, aussi) : sur le même plan (immobile, arrêté…) de « toits tranquilles avec clocher« .

Et même si

« il » reprendra peut-être, sinon probablement _ comme convenu à l’avance « entre eux«  deux le matin, un peu avant midi, au départ de la balade dominicale (de la boutique d’antiquités d’Arezzo) _, le train, à 21 heures _ mais nous n’en saurons rien… _,

la conclusion de « l’histoire » n’est cependant pas fermée (ni amère : c’est la douceur qui triomphe _ du moins à mon regard...)…

L’évolution tout au long des 106 minutes du film des visages des deux protagonistes _ « lui » rasé le samedi, pas rasé le dimanche, par exemple ; « elle » de plus en plus détendue au terme de ce dimanche… _

est, elle aussi _ et dans le même mouvement cinématographique, si je puis dire _, merveilleusement signifiante, en sa sobriété ;

avec le mutisme tout de pudeur sur les sentiments éprouvés

qui l’accompagne…

Une ouverture d’éventualités diverses demeure

_ ainsi que dans presque tous les films d’Abbas Kiarostami…

A « eux » _ les deux protagonistes, ainsi qu’à nous, aussi, les « spectateurs«  : en miroir un tant soit peu « réfléchissant« _ de faire, agir,

choisir,

un (tout petit) peu plus _ c’est infinitésimal, mais crucial… _ consciemment maintenant :

quitte à accepter et laisser faire, et approuver _ surtout ! _,

plus généreusement, et de meilleure grâce

_ voilà ce qui émerge peu à peu et finit, à mon regard du moins, par l’emporter sur tous le reste _,

approuver, donc, les initiatives _ et l’idiosyncrasie : aimée _ de l’autre :

avec (et dans) cette lumière chaleureuse et tendre _ mordorée _ de fin d’après-midi d’été toscan…

  • Juliette Binoche dans Copie conforme

© MK2 Diffusion

Don Alfonso, dans Cosi fan tutte _ qu’a mis en scène à Aix Abbas Kiarostami (avec William Shimell dans ce rôle de Don Alfonso) en juillet 2008 _, a un (tout petit) peu plus de recul, lui, que James Miller, ici, dans Copie conforme : un temps d’avance _ celui aussi d’Abbas Kiarostami : lui est né le 22 juin 1940…

C’est peut-être simplement le recul _ de « distanciation« , en progrès, de l’âme _ de l’âge…

Toutefois : quelle est donc la « leçon »,

sinon de Mozart, en sa musique,

au moins celle de Da Ponte, en son livret

de Cosi fan tutte (ossia la scuola degli amante…) _ qui peut aussi se retourner en un « cosi fan tutti » : au masculin ?..

Restant encore à méditer « ce » qui, en ce drama giocoso (de 1790), distingue une Fiordiligi (et un Ferrando : les deux) d’une Dorabella (et un Guglielmo : les deux) _ c’est un des charmes (profond !) de cet opéra déconcertant autant que solaire !.. Déjà !

C’est pourquoi je « trouve«  que le Lucignano d’Abbas Kiarostami, sur sa colline en surplomb du Val di Chiana, a « reçu«  quelque chose de la Naples, sur sa baie, du Cosi de Da Ponte et Mozart _ musique, comprise, bien entendu ! Et via le passage de William Shimell du chant (sur la scène à Aix) au jeu d’acteur de cinéma (ici filmé à Lucignano)…

Pour lesquels (d’entre ces quatre de Cosi : Fiordiligi, Dorabella, Ferrando, Guglielmo) y a-t-il, déjà (et en ouverture de série ouverte, si je puis dire…), « copie conforme » :

de l’une à l’autre (et de l’autre à l’un) ?..

A creuser…

Et le personnage de James

  • William Shimell dans Copie conforme

© MK2 Diffusion

semble lui-même commencer _ car ce n’est pas fini ici ; en dépit du train qui va (peut-être) être pris par « lui« -même, à 21 heures à la gare d’Arezzo… _ à y réfléchir _ devant le miroir du cabinet de toilette de la chambre nuptiale (numéro 9) d’il y a quinze ans (avec nous « spectateurs«  du film témoins de ce mouvement capital !!! de l’esprit de James : capté par le miroir !) : comme si la vie

(et le personnage de sa compagne lui soufflant mais sans pression alors : « Reste !… » ; et en jouant à bégayer sur son prénom : « J-J-J-J-James« ...)

lui faisai(en)t infirmer et renverser in fine la thèse exposée, soutenue et défendue en son livre : la non-prévalence de l’original sur ses copies ;

il est vrai, toutefois, que le « sous-titre«  de l’essai (moins « vendeur« , aux dires de l’éditeur, que le « titre«  retenu, « Copie Conforme« …) était « La Copie : un chemin vers l’original« … : soit un éloge de la « reprise-poursuite-approfondissement« , alors, peut-être… ; ou aufhebung _,

dans la magique séquence finale…

Quels sens donne à un tel scénario _ via ses « tireurs de ficelles«  : Don Alfonso et Despina _ un Da Ponte, en son livret en son « dramma giocoso » ?

Et qu’en fait un Mozart, ensuite (et génialement !), d’après ce (premier) fil (italien : veneto-napolitano-ferrarais…)-là du livret et des dialogues, en sa géniale musique ?..


Et qu’en a « appris » Abbas Kiarostami _ ainsi que William Shimell, aussi ! _ lors de la mise en scène aixoise opératique de l’été 2008 ?

Fin de l’incise à partir de l’anecdote mozartienne :

Abbas Kiarostami ayant finalement choisi de remplacer, à l’écran, François Cluzet _ initialement pressenti pour le rôle de « lui« , face à la (sublime !) « elle«  de Juliette Binoche, nous révèle, page 146 de son superbe et très éclairant Abbas Kiarostami _ le cinéma revisité, Frédéric Sabouraud : quant à cette « piste«  de distribution initiale ; le livre ignorant (encore, à sa parution) le choix de distribution effectif… _ par l’étrangeté (virile) qui « résiste » (pas mal du tout… : quelle belle « douceur » froide, mais combien « vibrante« , à la fin ! sur son visage si éloquemment « remué » mal rasé…) du baryton anglais William Shimell

dont le metteur-en-scène auteur du film avait pu tout spécialement « apprécier« , déjà, le « jeu » en le dirigeant (en chanteur, cette première fois-là : mais c’était le chant qui, là, faisait presque tout !), sur la scène du Festival d’Aix-en-Provence,

dans le rôle du « tireur de ficelles » de Cosi : Don Alfonso,

en juillet 2008 (à huit reprises : du 4 au 19 _ et il se trouve que j’étais présent à Aix ce 19 juillet-là ! à rencontrer Michèle Cohen pour préparer ma future conférence à La Non-Maison (elle eut lieu le 13 décembre suivant) sur le sujet de « Pour un Nonart du rencontrer«  !.. _  sur les tréteaux de bois du Théâtre de l’Archevêché aixois, donc).

Pari superbement réussi.

Le « James Miller » _ « Jacques Meunier« , en français _ de ce film étant sans doute aussi, pour partie au moins, quelque « morceau » _ d' »absence » ferme, élégante et comme flegmatique : à la fois « froid«  et « doux« , « lui«  dit-« elle« , en la séquence finale du film, allongée sur le lit dans sa robe flottante marron tendre ; et tout sourire ; « froid« , non, lui répond-il… _ d’Abbas Kiarostami lui-même, face _ peut-être ? mais je n’en sais rien ! _ à celle qui avait été sa partenaire (« réelle« ) dans la vie :

soient lui-même et la mère de ses fils ;

ayant eu, de facto, à se séparer : dans les années 70…

Sur le sentiment qu' »elle« , dans Copie conforme, éprouve de son « absence«  (« absence » à « elle » ainsi qu’à leurs fils) à « lui » (flegmatique, faisant le choix existentiel de n’être (presque) rien qu' »en son monde » (surtout professionnel _ cf l’échange décisif ! avec la patronne maternelle et perspicace dans le petit café de Lucignano) à « lui » _ ainsi qu’il en revendique « le droit« _ ; et pas assez « avec » « elle« , ni avec leur fils ; et qui porte son nom de famille…), dans le film,

cet excellent « résumé » de Jean-Luc Douin dans un très pertinent article (à part le malencontreux choix du titre (sans doute n’est-il pas, lui, pas de l’initiative de l’auteur de l’article !) : « « Copie conforme » : Kiarostami, un virtuose de l’illusion » :

Kiarostami étant fondamentalement et viscéralement un « réaliste » :

c’est seulement parvenir à percevoir et comprendre (puis nous le faire ressentir) le « réel » en toute sa complexité !

ses effets (en volutes et feuilletages ! mais ô combien « réels » _ à la Ronald Laing : Nœuds ; le livre est paru en 1970… _) de malentendus autant que d’ententes : tissant et retissant, en tensions, leurs croisements et décroisements quasi permanents et renouvelés_ à jours ! : une dentelle charnelle à vif !!! _, tout particulièrement !

qui, et de part en part, et rien que cela, et radicalement,

le « mobilise » !!!)

article paru sur le site du « Monde » , le 18 mai :

« On ne peut parler de guerre des sexes chez Kiarostami,

mais plutôt de malentendu _ oui ! mais vertigineux et assez douloureusement sensible en la spirale et l’induration de ses effets et conséquences croisés : la distance, l’absence, l’éloignement, la séparation, la rupture, le divorce ; entremêlés d’élans d’amour et de tendresse, et pas que de désirs (même charnels : en leurs rapprochements)…

Les hommes, chez lui, vivent dans l’illusion _ égocentrée _ que l’amour des femmes leur est acquis _ voilà _ et qu’ils n’ont pas besoin _ voilà encore _ de donner _ eh! eh ! _ sans cesse des preuves _ un tant soit peu tangibles, signalétiques _ d’affection.

Tandis que les femmes ont une conscience _ moins égocentrée _ aiguë de l’insécurité _ qui les trouble et les agite. Elles craignent d’être délaissées _ quittées : pour une autre ? ou pour le travail (parfois passionné de certains hommes) _ et réclament des gages _ plus perceptibles, sinon ostensibles _ d’amour, des rappels _ voilà _ de complicité _ se tissant… Leur sérénité _ à conquérir et établir, construire, fonder _ passe par la certitude _ subjective et « demandée«  sans cesse : à sans cesse « recevoir » du partenaire la leur « donnant«  _ de pouvoir compter _ subjectivement _ sur un homme assumant _ et en en donnant quotidiennement quelques signes, quelques marques : renouvelées _ ses devoirs d’époux et de père. Un homme qui serait là _ présent, et non absent : ni au figuré, ni au propre ! voilà l’axe du film ! _ aux bons moments, qui n’oublierait pas leur anniversaire de mariage et qui aurait conservé, comme elles, le souvenir des heures magiques de leur idylle«  :

c’est très parfaitement résumé là !..

Confiance et entente (amoureuses : intimes !) se forgeant dans la douceur et la tendresse au fil _ rasséréné _ des jours (l’intimité est « un rapport » ! dynamique, elle est une tension vectorielle…) ; l’époque présente étant, elle _ tellement bousculante et bousculée qu’elle est : elle tend le plus souvent à « consister« , hélas, seulement en son « inconsistance«  même, sinon carrément son vide abyssal… _ plutôt « au stress » : stress qui nous expulse de tout, en nous mettant sans cesse hors de nous et hors de liens vivants et aimants et confiants à quelques autres, proches, très proches ; ou croisés et rencontrés :

cf l’analyse là-dessus, de Michaël Foessel, le très important (lucidissime et très fin) : La Privation de l’intime (+ mon article du 11 novembre 2008 : « la pulvérisation maintenant de l’intime : une menace envers la réalité de la démocratie« )…

A propos de Don Alfonso _ j’y reviens in extremis _,

ainsi que du « touriste français » « d’un certain âge » (superbement) incarné par Jean-Claude Carrière, croisé sur la piazzetta de Lucignano _ dans la fiction du film, du moins _, et « donneur » _ gratuit et généreux (gentil ! partageur d’« humanité« …) en cette rencontre impromptue (alors qu’il sait aussi se mettre en colère : avec un correspondant  au telefonino ! en un détail de mise en scène qui a son sens, comme tout dans le cinéma si « riche«  de Kiarostami !) _ du « bon conseil« ,

ceci _ encore, et pour finir _ :

Vive l’attention ! Vive la déprise (de l’humour sur soi) ! Vive l’ouverture de l’amour vrai !

Vive la sagesse du mûrir

et du questionnement distancié…

Vive la générosité !

Quant à l’essai _ très éclairant ! _ de Frédéric Sabouraud, Abbas Kiarostami _ le cinéma revisité,

il balaie magnifiquement

en fouillant vraiment en profondeur

tout le champ de l’œuvre kiarostamien _ avant Copie conforme tourné en 2009 _ en 322 pages :

à la fois il l’analyse de très près ;

et il le « situe« 

_ cf l’usage de ce concept de « situation«  par Martin Rueff en son important « Différence et identité _ Michel Deguy, situation d’un poète lyrique à l’apogée du capitalisme culturel« …

et cf à la suite mes articles : « la situation de l’artiste vrai en colère devant le marchandising du “culturel” : la poétique de Michel Deguy portée à la pleine lumière par Martin Rueff _ deuxième parution »

et « De Troie en flammes à la nouvelle Rome : l’admirable “How to read” les poèmes de Michel Deguy de Martin Rueff _ ou surmonter l’abominable détresse du désamour de la langue«  _

et en la culture iranienne _ depuis le zoroastrisme ! bien plus loin que l’Islam, même shiite _  ;

et dans le champ de la modernité, tant cinématographique et artistique que philosophique…

Les titres de ses chapitres

(depuis l’Introduction : « Questions autour de la modernité » jusqu’à la Conclusion : « Peut-on encore être persan ?« )

sont déjà, en leur imparable justesse, parfaitement éclairants :

I _ « L’étrange proximité de la fiction kiarostamienne« 

II _ « Un récit d’émancipation et de contournement« 

III _ « Le cinéma rendu visible« …

Car l’étrangeté _ et la grâce ! _ de ce cinéma-là, si puissamment singulier, d’Abbas Kiarostami, en son œuvrer,

consiste à intégrer dans l’intelligence et sensibilité à l’époque

_ ainsi qu’à la condition de « sujet humain«  (moins « in-humain«  !) ; sujet s’extirpant du statut réificateur d’« objet«  ! _,

car l’étrangeté _ et la grâce ! _ de ce cinéma-là, si puissamment singulier, d’Abbas Kiarostami, en son œuvrer

consiste à

intégrer dans le dispositif _ ou « agencement«  _ d’intelligence et sensibilité à l’époque

la place _ et la dynamique _ du spectateur activement attentif, donc _ « revisitant » ainsi « le cinéma«  ! _,

à ce que l’auteur, en l’occurrence ce génial Abbas Kiarostami, réussit à lui donner, le lui montrant,

en son art

qui tout à la fois lui-même et se montre et s’efface _ par sa propre « retenue » et son auto-ironie _

au profit de l' »évidence« 

_ laquelle est un un événement (et un avènement) ! cf l’analyse que fait de ce concept Jean-Luc Nancy :

« l’évidence pensive«  (celle d’« un autre monde qui s’ouvre sur sa propre présence par un évidement« ),

« est celle qui, dans son sens fort, n’est pas ce qui tombe sous le sens,

mais ce qui frappe

et dont le coup ouvre une chance pour du sens.

C’est une vérité, non pas en tant que correspondance avec un critère donné, mais en tant que saisissement.

Ce n’est pas non plus un dévoilement _ ponctuel et définitif _,

car l’évidence garde toujours un secret ou une réserve essentielle : la réserve de sa lumière même, et d’où elle provient«  :

cette citation de « L’Évidence du film : Abbas Kiarostami » (aux Éditions Yves Gevaert, en 2001) se trouve page 97 de l’essai de Frédéric Sabouraud : Abbas Kiarostami _ le cinéma revisité_


au profit de l' »évidence » _ ainsi nancéennement entendue _ du seul « réel« 

à découvrir « vraiment » : le plus « réalistement » possible, par conséquent !

par nous…

Nous sommes là à mille lieues du fantastique ! et de sa « poudre aux yeux »

détournant de la quête

de la vérité du « réel »

D’où cette articulation prodigieuse _ comme rarement en d’autres œuvres ! j’en ai cité plus haut quelques unes qui lui sont fraternelles : Faulkner, Joyce, Virginia Woolf, Thomas Bernhard, Antonio Lobo Antunes, Imre Kertész, Francis Bacon, Lucian Freud, Bela Bartok… _

de la « visibilité » même « du cinéma«  (en effet ! mais sans maniérisme, ni hystérisation de l’artiste ! ainsi « revisité » ! le titre de Frédéric Sabouraud est parfaitement justifié !)

et d’une « proximité » éminemment lucide à ce qui nous est ainsi (= ainsi dégagé, exhumé, désensablé par cet art) montré, découvert _ mais avec une fondamentale « retenue » aussi, de la part d’Abbas Kiarostami ! _ à partager-constater _ en y faisant (= y jouant) « notre partie«  de l’effort pour y accéder : c’est un apprentissage, une conquête toujours personnelle ! _ du « réel« ,

avec (et par) la médiation la plus fine et légère (ou la moins épaisse et lourde : « retenue » ! donc, elle aussi…) possible

d’une conscience de la « distanciation » _ brechtienne ! et benjaminienne, aussi… _ de la part du « spectateur » que nous sommes, ou devenons _ = avons à devenir : c’est un appel ! sinon une « vocation«  _, en acte,

« appelés« , nous aussi, à devenir, à notre tour, « sujets de nos vies« ,

à travers la circonstance _ j’en fais un concept : au singulier ! _ en majeure partie fortuite

de nos rencontres…

Un éclairage passionnant que ce très riche et très juste essai de Frédéric Sabouraud, Abbas Kiarostami _ le cinéma revisité : très vivement recommandé !..


Titus Curiosus, ce 23 mai 2010

_ avec quelques rajouts (suite à ma troisième vision du film Copie conforme, le vendredi 28 mai ; puis la quatrième, le vendredi 4 juin : toujours avec le plus vif plaisir de découvrir de nouveaux « détails« )…

l’inéducation sentimentale, ou l’art de la déglingue affective de Dominique Baqué (suite : en remontant vers l’amont, soit de 2005 à 1995 !)

26avr

Cette fois-ci _ il s’agit du dernier « récit«  paru de Dominique Baqué : Désintégration d’un couple, aux Éditions Anabet, en février 2010 _,

à nouveau _ après (et en remontant dans le temps : vers l’amont de l’histoire personnelle de la narratrice-auteur : il s’agit d’un parcours autobiographique…) E-Love, petit marketing de la rencontre, intitulé « pamphlet« , alors, paru à ces même Éditions Anabet, en juillet 2008 _,

c’est un article _ appétissant, comme toujours ! _ d’Yves Michaud (intitulé la cougar qui ne pouvait pas grandir) _ sur son blog Traverses, sur le site de Libération (en date du 7 avril dernier),

qui m’a fait découvrir l’existence _ ainsi que l’intérêt (à ses yeux d’abord !) _ de l’ouvrage de Dominique Baqué Désintégration d’un couple :

sinon non chroniqué,

du moins non repéré par moi-même,

dans les medias que je « suis » régulièrement.

Pour E-Love, petit marketing de la rencontre, l’article d’Yves (c’était le 7 décembre 2008) s’intitulait Méfiez-vous, fillettes : et il m’avait assez fort intrigué, puisque je me rendais à La Non-Maison à Aix-en-Provence, afin d’y donner _ ce fut le samedi 13 décembre 2008 : une bien belle journée ! _ une conférence sur le sujet, précisément, de « Pour un Non-art du rencontrer« , pour que je m’en mette en chasse illico presto :

j’avais fini par dénicher _ je suis opiniâtre _ le livre _ E-Love _ à ma troisième librairie seulement à Aix (sur le cours Mirabeau) : il est vrai que six mois venaient de s’écouler depuis la parution du-dit « pamphlet » aux Éditions Anabet (et le livre n’était pas présent alors non plus à la librairie Mollat à Bordeaux : je l’avais constaté aussitôt, avant de partir pour Aix) ; et j’étais amusé de découvrir l' »abord » présenté là par son auteur pour de telles « rencontres » _ assez éloignées des miennes : plus chastes !.. Mais il me plaît de baliser « au mieux«  le terrain, en sa plus large amplitude, quant à ce que peut être une « rencontre« … Une question de méthode ; et de fidélité (à soi), aussi : on ne se refait pas ; ma curiosité est boulimique et perfectionniste, en son genre…

Sur ce E-Love, j’avais écrit dans la foulée rien moins que deux articles,

publiés les 22 et 23 décembre 2008,

et intitulés « Le “bisque ! bisque ! rage !” de Dominique Baqué (”E-Love”) : l’impasse (amoureuse) du rien que sexe, ou l’avènement tranquille du pornographique (sur la “liquidation” du sentiment _ et de la personne)« 

et « Le “n’apprendre qu’à corps (et âme) perdu(s)” _ ou “penser (enfin !) par soi-même” de Dominique Baqué : leçon de méthodologie sur l’expérience “personnelle”« 

_ deux intitulés « parlants« , déjà, il me semble…

Et y revenir (les relire) est aussi assez intéressant, m’apparaît-il…

La question de l’intimité m’intéressant bougrement, si j’ose dire _ j’aurais pu dire « diablement« … : elle est au cœur de la situation civilisationnelle contemporaine (et sa pente au nihilisme)…

Cf mon compte-rendu du livre _ important ! à mes yeux _ de Michaël Foessel, La Privation de l’intime, en mon article du 11 novembre 2008 : « la pulvérisation maintenant de l’intime : une menace envers la réalité de la démocratie » _ cela aussi « parle« , si on me lit…

Ainsi que celui-ci encore, écrit dans l’élan, le 18 novembre 2008 :

« Conversation _ de fond _ avec un philosophe : sans cesse (se) demander “Qu’est ce donc, vraiment, que l’homme ?” Pas un “moyen”, mais un sujet ; un (se) construire _ avec d’autres _, pas un utiliser, jeter, détruire« …


Tout cela comportant bien des harmoniques et des résonances :

formant une musique qui ne me lâche décidément pas…

Nous sommes ici au cœur même des choses cruciales…

Et de leurs enjeux personnels et collectifs, dont leur aspect politique : une affaire de rapports plus ou moins, ou à divers degrés (selon une très grande échelle), « humains » et inhumains« …

Après ce préambule ciblant le « problème » sur lequel mener l’investigation,

j’en viens à ma lecture même de Désintégration d’un couple

Dominique Baqué raconte, en quatre chapitres (intitulés de ses adresses respectives, mais présentés à l’envers de l’ordre chronologique :

_ « 89, boulevard Magenta« , pages 129 à 136 _ de 1993 à 1995

_ « 125, boulevard de Ménilmontant« , pages 109 à 126 _ de 1995 à 1997

_ « 229, avenue Gambetta« , pages 61 à 107 _ de 1997 à juillet 2001

_ « Puteaux« , pages 7 à 59 _ de juillet 2001 à 2005 _)

l’échec _ « désintégration » !.. _ d’une relation de « couple » contemporaine…

Le dernier chapitre de Désintégration d’un couple,

et le premier chronologiquement de ce « récit » narré à l’envers,

s’intitule, donc, « 89, boulevard Magenta » (le domicile qu’elle partageait avec son compagnon précédent, Damien, avec lequel elle a vécu « huit ans« , de 1985 à 1993 _ ou bien de 1987 à 1995 : il y ambigüité dans le texte, entre les expressions des pages 129 et 133 _  :

« un superbe cinq pièces de pur style haussmannien avec hauteur de plafond, cheminées de marbre, admirables moulures« , page 129) :

« J’aime plus que tout cet appartement, comme si j’avais enfin trouvé un lieu où vivre _ voilà !

Et j’aime y vivre avec Damien.

La vie y ait paisible, feutrée, sans aucun accroc ou presque, dans une entente que facilitent nos goûts communs et l’argent partagé _ Damien est journaliste de « reportage«  : ces divers éléments ont, chacun, leur poids dans la « balance«  comptable…

Je pense _ alors,

en cet « avant-récit«  de la désintégration de son (futur alors) couple bancal avec Ariel (couple qui durera, lui, dix ans : « dix ans de vie commune« , est-il énoncé page 4 de E-Love ; soit de 1995 à 2005)… _

je  pense _ à tort ! nous venons de lire pourquoi et comment en les 128 pages précédentes : ce récit est l’histoire-confession d’une « mésestimation«  !.. _ que Damien sera « le dernier homme », que nous vieillirons ensemble, tranquillement _ mais vieillir peut-il être tranquille, pour la narratrice-auteur ?..

Peut-être est-ce aussi la vie dans cet appartement _ voilà : à la manière d’un chat ! _ que j’aime en _ comment entendre cet « en«  + participe présent ? Est-ce concomitance ? est-ce cause, ou condition ?.. _ aimant Damien«  _  page 129.

« Une ombre, pourtant, assombrit ce tranquille _ l’adjectif ne cesse de revenir, tel un obstinato… _ bonheur : Damien, qui a plus de cinquante ans _ la narratrice (et auteur) en a probablement trente-sept, alors : nous sommes en 1993 ; et elle est née en 1956 _, s’abîme physiquement _ voilà !

Lui que j’ai connu svelte et élancé, racé, s’est, au fil des ans, lourdement épaissi ; les rides se sont creusées sur son visage, autour de ses yeux _ ah ! les visages : obsédants ; qui changent…

Il m’est difficile de m’avouer _ ce que pourtant, avec le recul du récit, elle, narratrice-auteur, fait ici : seize plus tard que ce moment, de 1993… _ que je le désire moins _ lui ; pas seulement son visage : est-ce grave , docteur ? En tout cas, ça l’est pour l’auteur l’écrivant en 2009 _, pourtant la vérité est là, brutale _ ah ! bon ! D’ailleurs, compte tenu de ses voyages répétés, nous faisons peu l’amour,

et cela me suffit«  _ se reproche-t-elle, par là-même, encore en 2009…


Et c’est alors, à la rentrée universitaire _ de septembre-octobre 1993 probablement : Dominique est « maître de conférences dans une université pauvre de la banlieue nord« , page 130 _ qu‘ »un jour, alors que je m’essaye à restituer l’esthétique nietzschéenne, soudain, un visage émerge

_ Dominique s’attache tout spécialement au(x) visage(s) ; dans ses deux récits (jusqu’ici) autobiographiques ; comme en son œuvre d’analyse esthétique : cf son essai Visages _ du masque grec à la greffe du visage, paru en 2007, aux Éditions du Regard : une couverture kitch éminemment répulsive m’a dissuadé de le lire, l’hiver 2008-2009…

Comment avais-je pu ne pas le voir _ = le détacher du reste _ ? Des cheveux très bruns, légèrement ondulés, une peau d’albâtre, des yeux en amande, un nez très droit, une bouche infiniment sensuelle.

Érotique » _ une détermination cruciale ! Indépendamment du reste de son corps ; ou de toute détermination contextuelle ou historique ? « Ariel«  (ou « D.«  dans E-Love) apparaît pour la première fois (en cette rentrée universitaire de 1993) à la narratrice, page 130.

« Le voyant ainsi ma parole se brouille. Je peine à reprendre le fil du cours _ nietzschéen _, m’en excuse. Le visage _ toujours lui ! _ me fixe, à la limite de la provocation. A-t-il aperçu mon trouble ?«  A la fin du cours, il s’approchera _ de la chaire ? _ pour poser une question au professeur : « _ Vous avez écrit sur la kénose du Christ. Je ne suis pas sûr d’avoir bien compris. _ Ah, je vois que vous avez lu mon article dans Art-Press…« 

Tentant « d’expliquer un concept théologique en effet assez ardu, je ne peux m’empêcher, presque à la dérobée, de scruter ses traits. Ce jeune homme me bouleverse plus que de raison. Je rentre chez moi troublée. »

Ce jeune homme « a vingt-cinq ans _ en 1993, donc. Se prénomme Ariel. Habite Puteaux«  _ page 131.


« Pendant deux ans _ deux années universitaires _, Ariel va se montrer d’une assiduité parfaite à mes cours. Pendant deux ans, je vais regarder son visage comme une douleur, un interdit _ est-ce le visage qui est l’interdit ? Jusqu’à ce jour de 1995 où Paris, en proie à la grande grève nationale _ de novembre-décembre _, charrie des flots de piétons. Je reviens, assez péniblement, de l’hôpital Cochin où je me fais soigner pour mes migraines, lorsqu’à l’approche des Halles je me heurte presque au corps _ tiens ! le voilà ! _ d’Ariel, qui traverse la rue en sens inverse«  _ page 132.

« Le lendemain« , au courrier, « une enveloppe oblongue, une écriture au stylo plume que je reconnais pour l’avoir vue sur les copies que me rend Ariel lors des examens. Ariel m’écrit qu’il m’a trouvée blême dans la rue. Que si j’étais malade, il en deviendrait fou. Que je le rassure en toute hâte.

Je suis surprise, et doublement : par l’audace de la missive, et par son contenu. Ai-je donc l’air d’une morte vivante ? Que répondre ? Pendant une semaine, absente à la vie quotidienne, je relis sans cesse la lettre, au point que l’encre déteint sur mes doigts. Je sais qu’à elle seule cette lettre menace tout l’équilibre _ fragile, donc… _ d’une vie que j’ai mis huit ans _ ou dix ? Deux ans se sont écoulés depuis la rentrée universitaire de 1993 : la mention des « huit ans«  (de vie commune avec Damien) est répétée page 129 (pour 1993) et 133 (pour 1995)… _, patiemment _ tiens donc ! pourquoi ces efforts ? _ à  construire«  _ seule ?.. Pas au moins à deux ? Dominique a une conception bizarre de ce que pourtant elle s’obstine à nommer (comme cela se pratique tant, il est vrai), « un couple » : jusqu’au titre même de ce « récit«  !.. Et cette même patience unilatérale va se reproduire pour l’espèce de « couple«  qu’elle va essayer de former, dix ans durant, ensuite (de 1995 à 2005) avec Ariel (ou « D.« )…


« Qu’ai-je à reprocher _ sur la colonne du « passif«  ; en regard de la colonne de l’« actif«  : Dominique fait mentalement sa liste ; cf mon article « Un moderne “Livre des merveilles” pour explorer le pays de la “modernité” : le philosophe Bernard Sève en anthroplogue de la pratique des “listes”, entre pathologie (obsessionnelle) et administration (rationnelle et efficace) de l’utile, et dynamique géniale de l’esprit » sur le « De Haut en bas _ philosophie des listes » de Bernard Sève… ; la narratrice procède ni plus ni moins qu’à un calcul (d’intérêt) ! _ à Damien ? Rien, sinon quelque chose de profondément injuste : la déchéance physique que lui promet _ rien qu’à lui ?.. la narratrice a, elle, trente-neuf ans, alors… _ la proche vieillesse… _ quel cliché (de « d’jeun’ « ) ! et c’est un auteur de cinquante trois qui le profère : sans encore assez de maturation ?.. La « vieillesse«  n’est pas un état ! c’est un processus qui se « prend«  diversement : comme tous les processus..

 Avec un ou deux autres griefs _ dont, « de façon plus archaïque, plus obscure, moins avouable, aussi, d’avoir en partage avec moi un enfant qui n’a pas vécu« , page 133 ; « un bébé de plus de quatre mois« , a-t-elle déjà avancé, page 87 _ :

« Cela vaut-il _ c’est un calcul ! _ de rompre ? Certainement non, comme m’y enjoignent mes amies _ étrange configuration amoureuse ! Étonnez-vous alors des cafouillages ! Qu’est-ce donc, en ces cervelles-là, qu‘ »un couple« , ainsi qu’elles disent ? _, proprement effarées _ elles sont raisonnables, elles _ que je sois prête à tout détruire pour la seule contemplation _ à demeure, il est vrai… _ d’un visage« … _ page 133.


« Mais soudain

_ les décisions (affectives) de la narratrice ne manquent pas de brutalité : « avec cette brutalité qui caractérise souvent mes choix« , dit-elle à la page 52 de ce livre, au moment de décider de se faire lifter le visage ! mais ces malheureux « traits liftés n’y feront rien« , conviendra-t-elle presque aussitôt, page 55, quatre pages à peine avant la rupture définitive (qui adviendra en 2005) : la « désintégration« , cette fois irréversible, de « son » couple (à elle : l’autre _ Ariel ! cet ange décidément évanescent : aérien… _ n’en étant guère « partie prenante« , sauf dans les tout débuts, torridement érotiques : l’autre élément de ce « couple«  bancal prenant très vite l’« aspect« , en effet, d’« un gigolo«  _ « Mais c’est un gigolo, ton mec, ou quoi ? Il fout rien« , lui dira Vincent, un des « ex«  de la narratrice, qui l’aidera à faire bouillir la marmite, déjà, vers 1997-98, page 64… _ ; Ariel est, en effet, dix ans durant, de moins en moins « impliqué » ; il s’absente de plus en plus et en permanence : jusqu’à un épisode psychotique !) : un « couple« , donc, auquel il sera on ne peut plus facile de se « désintégrer« , vu qu’il n’a jamais réellement « fonctionné«  (car il s’agit bien là, avec ce concept-fantasme de « couple« , d’une « fonction » ; pas d’un amour !)… _

mais soudain, déraisonnablement, je choisis de brûler mes vaisseaux _ eu égard au vieillissant Damien _ : je donne rendez-vous à Ariel dans un café de la gare du Nord, près de chez moi _ « 89, Boulevard Magenta« La réponse, sur répondeur, ne tarde pas : Ariel vient au rendez-vous«  _ toujours page 133…

« _ Pourquoi êtes-vous là ?

_Parce que je vous aime. Depuis deux ans. Depuis que je vous ai vue entrer dans l’amphithéâtre.
_ …

_ Voilà. C’est simple.

_ Vous savez que j’ai trente-neuf ans ? Et vous vingt-cinq ? _ la scène a lieu en décembre 1995 _ Ça ne vous fait pas peur ?

_ Non.

Il a répondu très calmement. J’ai bu mon kir très vite, comme pour m’étourdir. Je le regarde en silence. Toujours ce visage, dont je ne veux plus, ne peux plus, être séparée _ un visage, ça se regarde _, au-delà de toute rationalité.

L’espace de quelques minutes, je me remémore _ encore une liste de calcul, entre avantages et inconvénients… _ Damien, la vie douce que je mène avec lui, la stabilité _ apparente _ de notre couple _ voilà : des habitudes à peu près installées ! Mais soudain, avec la violence qui caractérise toujours mes choix amoureux _ une expression bien significative : cf plus haut la citation de la page 52… _, je lance la question qui va sceller mon avenir :

_ Vous m’accompagnez chez moi ?

_ Oui.
Damien est parti en reportage, l’appartement est vide
« 
_ de lui, au moins ; pages 134-135.

Le lendemain : « J’écris un mot bref, d’une cruauté sans nom _ voilà ce que c’est que de ne pas aimer ; et de ne jamais, non plus, commencer à l’apprendre… _, à Damien : « J’ai rencontré un homme. Cet homme compte _ voilà ! _ définitivement pour moi. Je te quitte ». Et je rejoins Ariel à Puteaux. Il m’a laissé les clefs de l’appartement : je m’y installe pour achever un essai« … _ page 135.


« Tout quitter pour un visage, pour une image _ voilà : fantasmatique _, puisque d’Ariel je ne sais rien, ou si peu _ voilà ! Aucun contexte ! Rien que cette focalisation fétichiste !

Vertige de ce choix, qui demeure comme l’impensé de mon histoire«  _ fin du chapitre chronologiquement le premier (1993-1995), placé en quatrième position : après les trois chapitres consacrés aux trois (ou quatre) domiciles (car deux, en fait, et pas un seul, à Puteaux : le temps d’une brève séparation, la narratrice emménage, avec sa fille, Salomé, « rue Lavoisier« , page 26, puis d’un retour au domicile conjugal, « 69, avenue du Général de Gaulle« , page 30 : à peine « trois mois« , page 28…) en clôturant le livre…

Soit l’histoire de la dégringolade

_ de domiciliation en domiciliation s’éloignant progressivement du cœur même de Paris, et découvrant bien vite, mais trop tard (page 62, dès les premiers jours de 1996, en recherchant où se loger avec Ariel) :

« me reviennent, comme par flashes _ et mêlées d’un regret que je ne peux plus me cacher _, les images de l’immense appartement haussmannien _ voilà ! _ que j’occupais avec Damien : cinq vastes pièces au parquet centenaire, aux murs hauts, si hauts, aux somptueuses moulures et aux miroirs en enfilade… J’étais faite _ voilà ! voilà ! _ pour cette vie-là » ;

avec cette conséquence, déjà, alors qu’Ariel et elle ne se sont pas encore installés chez un véritable « chez eux«  : « et j’en voulais soudainement à Ariel de ne pas être en mesure _ et il le sera de moins en moins ! d’année en année, et de domicile en domicile (conjugal) _ de me la procurer« , « cette _ belle _ vie-là« , donc !.. _

soit l‘histoire de la dégringolade _ ainsi que l’art de la déglingue : tant face au principe de réalité que face à ce que peut être (en vérité ! et honnêteté !) un véritable amour ! _ d’une normalienne, qui n’a pas vraiment compris ses classiques : notamment Marivaux…

Le site autofiction.org (concernant le répertoire de l’autofiction) d’Isabelle Grell nous révèle que E-Love va être porté au cinéma, pour la chaîne Arte…

Nul doute que Dominique Baqué va en éprouver une satisfaction…

Quant au prochain épisode de cette autofiction _ d’impeccables écriture et auto-lucidité a posteriori (au moins !) _ de Dominique Baqué,

constituée jusqu’ici, en remontant dans le temps de E-Love et de Désintégration d’un couple, jusqu’ici donc,

ainsi que l’envisage avec sa coutumière finesse et acuité d’esprit Yves Michaud, en son excellentissime article la cougar qui ne pouvait pas grandir,

il pourrait concerner peut-être,

probablement même,

et toujours en « remontant » un cran plus amont,

sinon l’histoire des « partenaires » (de « couples » !) précédents de Dominique Baqué

_ puisque le quinquagénaire Damien, avant Ariel, était « pensé« , en 1993-95 comme, probablement, « le dernier homme« , au terme d’une certaine (indéterminée) « série«  : page 129 ;

« série«  parmi lesquels, jusque vers 1987, le généreux (mais aussi toxicomane) Vincent _ cf pages 63 à 67 _, mais Vincent lui-même n’était pas présenté, alors, dans le récit, comme « unique«  de son espèce, avant Damien : « le dernier« , jusqu’alors…

du moins le récit de sa propre filiation :

celui des rapports avec ses parents,

et notamment son père : qui la vient secourir régulièrement

au moment de payer ses impôts ou de régler les dettes de son « ménage« , bancal et dispendieux… 

C’est probablement l’empirisme d’Yves Michaux,

et sa curiosité on ne peut plus probe, quasi sévère, pour « les faits« ,

qui lui fait se pencher avec cette belle qualité d’attention

et de lucidité !

sur les mésaventures affectives d’une normalienne, brillante agrégée de Philosophie,

et plasticienne bien reconnue et appréciée sur la place…

Titus Curiosus, ce 26 avril 2010

Survivre aux miasmes bordelais : après les trois M, Montaigne, Montesquieu, Mauriac, la vigne (rageuse) d’écriture d’Annelise Roux

29sept

Quel passionnant, singulièrement prenant autant que magnifiquement consistant et, plus et mieux encore, tellement juste (!), en même temps qu’infiniment poétique, récit de formation (et d’abord de « survie » !) parmi les tenaces et très persistants miasmes bordelais (ainsi que médoquains) vient de nous offrir là, en la maturité de sa quarantaine, la girondine Annelise Roux, avec ce très singulier « La solitude de la fleur blanche« , aux Éditions Sabine Wespieser !..

Sur le fond, sans doute un classique récit (romantique _ « la douleur transmutée en langage« , page 186 _ : mais à la Stendhal ; celui du « Rouge et le noir« , qu’elle cite, mais aussi d’un « Lucien Leuwen« , qu’elle ne cite pas, peut-être parce que, en ce roman inachevé, le héros ne finit pas, lui, à la différence de Julien Sorel, sous le couperet de la guillotine ; mâtiné d’un Rimbaud, celui d »Une Saison en enfer » : « j’explorais un certain nombre de gouffres« , page 188),

un classique récit, donc,

de « survie«  _ « guérir« , « cicatriser« , page 54 _ face aux « avanies«  (page 55) et divers « ratages » de la vie ;

et cela sur plusieurs générations :

« avanies » et « ratages » de ses parents (« rapatriés » d’Algérie transplantés en 1962, en un « exil mal résolu« , page 59, dans l’exotique « désert » de « cailloux » _ à vignes, il est vrai… ; et donc à vins _ médoquain ; et sans « terre qui pût être revendiquée« , page 15 : c’est-à-dire montrée, exposée : Annelise s’éprouvant, en conséquence de quoi, « privée de socle« , page 92… ;

et même « le petit pavillon pour lequel mes parents s’étaient crevé la panse fut bientôt happé par un de ces lotissements où la plèbe est parquée en des banlieues médiocres, alors même que la campagne est toujours là« , encore page 92 ;

et à propos de son père, page 203 : « il s’évapore dans la nature (…) ne répond plus, baisse le rideau, tourmenté comme il l’est par l’affichage permanent de son ratage intime« …)

et grands-parents (paternels : Jacob et Salomé, au premier chef, « rapatriés » d’Algérie eux aussi _ d’ascendance alsacienne huguenote _, et ouvriers agricoles du côté de Margaux ; abondamment décrits en leur réussite (Jacob devenant en ce rude Médoc « Monsieur Jacques« ) et échec (Salomé, qui meurt prématurément peut-être pour une affaire de « bouquet de genêts » déposé sur le tombeau de la famille des sœurs Donnard !) de « survie« … ;

mais aussi maternels : Anna et Jean, même si cela semble un peu plus secondairement dans le récit rapporté par Annelise ; demeurés, eux, en Dordogne _ non loin de Sainte-Foy-la-Grande, cité huguenote, elle aussi _ toute leur vie : Jean va mourir assez jeune ; et Anna s’éteindra un peu plus tard de la maladie d’Alzheimer…) ;

« avanies » et « ratages » siens, ensuite, et peut-être surtout :

« plongée dans l’intranquillité, l’absence d’apaisement« , « je ratais ma vie personnelle à qui mieux mieux« , page 188 :

« Paris me tendait _ comme au Rastignac de Balzac _ les bras _ cf aussi la chanson d’Enrico Macias, en 1964 : « Toi Paris, tu m’as pris dans tes bras »…  _, des chances _ toujours « sociales » ; de carrière ; dans l’horizon de l’« utile«  _ m’étaient offertes. Je restais à Bordeaux, rencognée« , page 188 encore ;

et si sa « jeunesse fut » un « long bardo, sur le chemin d’une impossible résurrection« , page 147,

son « catalogue raisonné des désastres ne manqua _ certes ! _ pas de s’étoffer au fil des ans« , page 149, au sein de ce qu’elle-même nomme un « processus d’« énamauration » :

« avoir été maures _ sur la terre d’Algérie… _, considérés comme tels _ par les divers voisins de ce Médoc passablement âpre et sauvage, en ces années 60 et 70… _ ; et ne pouvoir _ très improbablement ; sinon impossiblement !!! _ s’en remettre _ en un parcours, peut-être seulement de leurre, quasi contraint ; et capital ici ! _ qu’au travers _ ensuite (et en suite…) _ de la compagnie de semblables pareillement proscrits, amochés _ de la vie _ ; ou soustraits, retranchés des insertions _ socialement : cela semble être le critère discriminant d’Annelise ; et son talon d’Achille, probablement… _ convenables : le processus d’énamauration, comme on peut s’énamourer violemment de modèles fantomatiques, de blessures

_ d’amour propre « social« , toujours ! cf déjà page 92 :

« ma perception des hiérarchies sociales bien entendu était brouillée«  ; « juste la notion floue, bombardée d’électrons, de ce que possédaient certains gosses de riches de mon entourage, et que je ne possédais pas, moi qui avais grandi dans une famille d’usurpateurs assez tristement pauvre ; et donc coupable« … _

le processus d’énamauration

était donc lancé _ et c’est on ne peut plus vertigineusement qu’Annelise s’y jette, tel l’heautontimoroumenos de Baudelaire en ses « Fleurs du mal » ;

ou le Rimbaud d’« Une Saison en enfer » :

romantique, disais-je !.. _ ;

le processus d’énamauration

_ ou de « romanichélisation« , aussi, en une autre variante :

cf à la pénultième page, page 231 : « elle

_ la femme qui, non loin « du théâtre du drame paternel«  (page 229), où le père d’Annelise est mort en un accident provoqué par des gitans qui venaient de commettre un braquage, se met à la frapper : « elle m’empoigne par les cheveux et me cogne la tête contre le volant » ; « se saisissant de mon sac à main, elle m’en assène plusieurs coups au visage, sur le nez, les pommettes, les dents. Le cuir dur me cogne, le sang coule… » _

elle n’a pas vu que je suis une romanichelle comme elle _ venant probablement du « camp gitan » (page 223) proche _, vouée à une vie de caravanes évanouies et de campements instables ; que de nos vies non plus _ vies de « rapatriés«  _ personne ne s’est soucié ni n’a fait grand cas »

_ soit la source principale de la souffrance que cette invisibilité sociale-là provoque et fait indurer (cf là-dessus le récent beau travail « L’Invisibilité sociale » de Guillaume Le Blanc, aux PUF, en mars 2009 _,

page 231, pour  cet épisode des « coups » les plus récents reçus par Annelise… _,

le processus d’énamauration

comme on peut s’énamourer violemment de modèles fantomatiques, de blessures comprimées et tues,

était donc lancé, lié aux impasses, aux spectres et autres solitudes indicibles. On ne rallie pas impunément le camps des défunts, ni ne revient du royaume des morts et de l’Absence d’un simple claquement de doigts. Ma petite farandole post-mortem, mon catalogue raisonné des désastres _ donc _ ne manqua pas de s’étoffer au fil des ans« , page 149…

D’autant que « le temps est long sans doute pour que s’installe le discernement« , page 171 : en effet…

Annelise en vint donc à se « représenter le monde comme une énorme sphère dont le terreau est constitué de cadavres entassés pourrissant de génération en génération« , page 185.

Et il va lui falloir pas mal de temps, en effet, sur ce qu’elle nomme « le chemin _ sien _ des cicatrisations« , page 54, pour que, en sa « recherche« , bricolée de bric et de broc, d' »un territoire virtuel _ de mots écrits esquissés sur des pages ! car « la fleur et le secret de la plupart des choses semblaient réservées au livre et au sein de la page » (sic), page 188… _

pour que, en sa « recherche » d' »un territoire virtuel

 » elle serait enfin (!) _ socialement, toujours… _ « acceptée« ,

se construise, peu à peu, et ainsi,

« cette entreprise malaisée, qui, menée à son terme, prend le nom _ à la fois _ vulnérable et opérant de « livre »« , page 15…

Car elle fait le pari que « le verbe

_ rédempteur, davantage que revanchard, peut-être :

faut-il, cependant, tout à fait la croire quand elle affirme, en forme plutôt de « dénégation« , page 59 :

« Je n’avais pas d’idée de revanche, et pas en tête une seule seconde que cela _ sa kyrielle d’« avanies«  tant familiales que personnelles… _ pût être rédimé un jour d’une quelconque façon par l’écriture«  ?!.. _

car elle fait le pari, donc, que « le verbe

est (…) là, qui attend son heure _ et « fait » sa propre « vocation » d’écrivaine !.. _,

tapi sous l’habituel fumier en putrescence,

enfoui, comme on le voit, en un imprévisible et capricieux terreau fait de déroutes, d’avanies _ nous y voilà ! _, de défaites, de déculottées cuisantes« …

Deleuze, en son très beau « Logique du sens« , a commenté la formule crâne de Scott Fitzgerald

_ un des auteurs de prédilection (et référence) d’Annelise, à travers essentiellement « Gatsby le magnifique » et ses tripotées de riches et beaux, des « beaux quartiers » :

Annelise se laisse assez tenter et piéger (?..) par ce type de « freluquets » friqués :

« me voilà donc virevoltant au bras de jeunes gens inintéressants, freluquets cousus d’or, se voulant drôles et cauteleux, dominateurs, légers envers le monde, blancs becs cyniques et forts me laissant tomber dans des soirées chics pour aller boire des coupes de champagne avec des jeunes filles _ davantage _ comme il faut _ que cette « pauvresse » (« privée de socle« , donc, page 92…) d’Annelise _, c’est-à-dire de leur monde ; et riches _ ceux-là… _ comme il faut«  _ en ce « monde« -là ;

« j’étais jeune, entêtée, rétive, d’une ambition démesurée ; et sans le moindre visage _ identifiable, reconnaissable, telle une « marque » de « visibilisation » efficace ! _

et sans le moindre visage, donc, encore,

la moindre tournure _ sociale, toujours ! _ nette,

si ce n’est cette faim carnassière de lecture, cet appétit livresque presque indécent ; inutilisable »

_ alors : un mot qui tue, j’ai bien peur… _,

peut-on lire page 194… ;

« je n’avais rien de consistant à déposer dans la corbeille du mariage avec un quelconque bon parti, n’en avais pas les moyens ;

et, du reste, ne le souhaitais pas, ne l’avais jamais souhaité,

dans une ville bourgeoise et hautaine _ Bordeaux :

« Bordeaux corsetée de façades XVIIIe, ville patrimoniale aux rues pavées d’intentions dont je ne savais juger si elles étaient bonnes ou mauvaises, était une ville compliquée« , page 193 _

où, comble de l’ironie, j’entrai à l’école _ Sciences-Po _ auprès de considérables fils de famille,

dont certains, tout en aspirant à me mettre dans leur lit, ne manquèrent pas de me regarder de haut, par sottise ou pure inclination grégaire,

exactement comme ils auraient regardé de haut leurs voisins de rue les plus recherchés,

au prétexte qu’ils ne se servaient pas chez le même boucher

ou avaient été aperçus dans une échoppe de standing moindre

_ sauf que je le prenais entièrement pour moi

et,

entourée comme je l’étais, de Daisy et de Tom Buchanan _ ces personnages du « Gatsby » de Scott Fitzgerald _,

tenais en mon for intérieur un petit carnet mental des plus alarmants« , page 195… _

Deleuze, en son très beau « Logique du sens« , donc, a commenté la formule crâne de Scott Fitzgerald

en sa sublime « Fêlure«  (« The Crack-up« ) : « toute vie est bien entendu un processus de démolition«  ;

« un processus de démolition » en particulier, ou au premier chef, pour ceux qui choisissent la solution un peu concentrée et accélérée de l’alcool _ la « soûlographie«  ;

Annelise disant à son propre propos, page 193 :

se « débattant puis sombrant _ un moment, alors _ dans une soûlographie noire« …

« Je ne compte pas les fois où (…) on me tournait le dos sans autre forme de procès ; me laissant interdite, déchirée« , page 195.

Scènes qu’elle commente ainsi, page 196 :

« Cette mort-là _ rien moins, pour cette mort « sociale » bordelaise !.. _ est interminable. On la sent venir sans pour autant pouvoir s’y faire.

Je n’étais _ toujours « socialement » _ préparée à rien ; et peut-être pour ces raisons, d’une endurance insoupçonnable, extrême« , page 196.

« Je ne disposais pas de grand chose, à part cette endurance.

J’avais le dos au mur, pas d’arrières à protéger. Devant moi, un avenir qui ne me tendait pas exactement les bras _ ce qui peut se « méditer«  quand on fréquente les amphis de Sciences-Po, sans doute.

Je n’épiloguais sur aucun retour possible« , toujours page 196…

Suit une description de cette confrontation-là, aux pages 197-198 :

« Tout le monde _ du moins sur ce « marché« -là (de Sciences-Po) de la féminitude ; et en ces « soirées » bordelaises-là… _ était en soie ; j’aurais dû _ selon les normes là en vigueur (pour être « performante«  !) _ l’être aussi,

de ces robes qui coûtent l’équivalent d’un mois de salaire de mon père _ petit employé en instance d’être licencié ; à moins que ce ne soit la petite entreprise qui ne soit, elle-même, en instance de déposer son bilan _ et que, bien que je n’en eusse rien dit, à dix-huit ans à peine _ en 1982, donc… _, je devais lui reprocher violemment de ne pouvoir m’offrir lorsque j’avais la soie en question s’étalant _ plus que visiblement, donc ! _ sous mes yeux.

Pas d’accessoires de bon faiseur effroyablement chers _ pourtant absolument indispensables _, au moins pour l’illusion _ à fourguer aux autres _ ;

pas de fanfreluches ni d’atout maîtres _ à ce jeu de poker pas assez menteur ! de Sciences-Po Bordeaux… _ d’aucune sorte cachés dans ma manche,

si ce n’est cette prédisposition brouillonne, déraisonnable, suicidaire _ aussi : à « travailler » un peu-beaucoup de suppurantes plaies dessous des croûtes _ au langage et à l’écriture

qui sont l’autre monde _ sic ! _,

que je dressais au nez de certains en remplacement de l’argent qui me faisait défaut,

tandis que j’allais _ stendhaliennement, à moins que ce ne soit balzaciennement, ici : Zola serait plutôt pour la peinture de « La Terre » du Médoc, provisoirement délaissée par Annelise… _ dans ces maudites soirées vêtue de chinoiseries dérisoires et flagrantes _ hélas ! pour l’efficace de la comédie sociale à proposer… _, d’un pyjama de faux satin dépareillé élevé là au rang de désastreuse blouse du soir,

le cœur brisé qu’on me tînt à l’écart _ voilà la souffrance de (« solitude » : structurelle, parmi le massif d’iris flamboyants !) de la petite (van goghienne) « fleur blanche » du titre du « roman » (sic) : « La solitude de la fleur blanche« … :

« arrogante en diable,

mais pas de l’arrogance qu’on a lorsqu’on est plein de morgue,

celle au contraire que la meurtrissure en état de dépassement confère,

celle de la parentèle déconsidérée à laquelle justice n’a  pas été rendue,

celle du père anxieux classant petitement ses trombones en quittant le bureau, affolé à l’idée de la lettre de licenciement au-dessus de sa tête en suspens, serrée quelque part comme une épée de Damoclès dans les papiers de bureaucrates indifférents, placides comme des sphinx, ignorants des malheurs alentour.

Celle enfin de la fleur pâle _ nous y voici donc ! _, dépourvue de couleur, peinte par Van Gogh au milieu du massif d’iris bleus,

d’une solitude infecte et délicieuse _ cela se voit à sa petite gueule _ en effet ! _ ouverte à contresens et de guingois, à l’adorable bouche jaune d’or entrebaîllée à l’intérieur et comme implorante, mais délicatement _,

sublime parce que c’est là tout ce que voyait Vincent  depuis le soupirail de sa chambre, à l’asile de Saint-Rémy où il était convalescent _ de son oreille tranchée _, avant le coup de revolver«  _ fatal du champ de blé « aux corbeaux » d’Auvers, cette fois, pages 199-200 ; fin de l’incise…

le cœur brisé qu’on me tînt à l’écart, donc,

et ne m’adressât guère la parole que du bout des lèvres _ eux, les « iris » flamboyants du « massif« , donc… _ ;

en secret serrant les poings _ elle, la « petite fleur blanche«  ; en ce (bref) passage « sur » le tableau de Van Gogh, page 200 _,

sachant peut-être _ déjà ! _ que tôt ou tard tous comptes _ tous ! _ seraient réglés,

dans la justesse,

ou au contraire l’injustice terrible,

au travers de ce très grand épouvantail ingouvernable _ heureusement : c’est là la source de la grâce de ce magnifique petit livre ! _ qu’est la fiction« , pages 197-198 ;

par l’écriture, donc :

cf l’incipit même du livre, page 7 :

« J’ai dans la tête des images inventées, des visions tour à tour saugrenues, fausses et véridiques _ se mêlant : le génie de la fiction « déployant » somptueusement les bribes de remémoration initiales _, puissamment _ en effet ! Des réminiscences me traversent«  _ qui demandent instamment, mais avec une infinie, voire implacable, patience, que des « comptes » soient (même fictivement : à cela « sert » le « génie » poïétique !) « réglés » ! « apurés » !

Annelise précise _ mais est-ce ou non de la dénégation ? _ :


« Qu’on ne me fasse pourtant pas dire ce que je ne dis pas :

ce n’est pas tant les béances sociales _ toujours elles _ et la difficulté de leur comblement

qui me mettaient K.O.,

ce qu’on appelle la lutte des classes,

que la conscience prématurée de l’inégalité des chances au départ,

l’écart ne tendant jamais _ et sans fin : mélancoliquement… _ qu’à s’accroître et à se creuser de par toutes les protections dressées pour empêcher le remblai _ je pense à la nature égoïste et mauvaise, ordinairement conservatrice et sourde _ autant qu’aveugle _ au malheur d’autrui de l’homme.

Il n’était pas question de me venger. Me venger de quoi, du reste ?
« , page 198.

« Je me retrouvais _ alors _ dans une impuissance féroce« , page 202.

La solution d’Annelise commence alors à sourdre :

« je voulais écrire« , toujours page 202 (en ce chapitre intitulé « Lueurs de l’autre côté de la baie« ).

« Tout prendrait _ enfin _ sens à travers cela.
Notre naufrage
_ algérien _ en Bordelais, où la vigne est ce pain primordial :

si je parvenais à écrire,

comme elle _ la vigne ! _ qui se nourrissant de pauvreté _ minérale (ses pierres), de la terre, du sol, du « terroir«  _ plonge ses racines _ et fore _ en un sol très profond,

j’irais loin en moi-même pour trouver des raisons de survie _ voilà !

Ma coupe serait pleine et déborderait« , page 202 :

Alleluia !

Même si « pour l’instant, j’en étais aux seuls débordements«  ;

et si « les mots _ d’abord _ et les pensées _ qui finissent par les suivre, en la poiesis courageuse et endiablée d’Annelise Roux,

en cette superbe écriture qui tourne sur elle-même, et, fouissant, finit par creuser profond ! _ se dérobaient » encore…

Sur la vigne du Médoc,

et son produit, le vin de Médoc,

Annelise a de très belles (et tellement justes !) formules :


« la vigne d’ici est ce chant vert, mobile, rafraîchissant comme un océan« , page 69… ;

et sur le vin de Bordeaux :

« les vins de Bordeaux ont toujours en bouche un goût de majestueux trépas,

comme un adieu à l’existence qui s’éternise sous la langue _ comme c’est merveilleusement juste !

 Je déplorai longtemps _ en la juvénilité _ cette solennité profonde ; je la trouvai vieillie, décadente et trop lente.

Il me fallut les fresques d’Arezzo _ par l’immense tranquille Piero della Francesca _,

l’ombre de cave _ en effet _ sous la basilique de Saint-François,

tandis que j’observais _ patiemment et dans l’émerveillement ! _ « La Morte d’Adamo« , « La Mort d’Adam« , à moitié décrépite,

d’une splendeur _ par là : arrachée au temps ; vers l’éternité de tels instants… _ décuplée,

pour en saisir le rayonnement

et y puiser un peu de paix _ oui ! et comblante !


Les églises, à l’instar des caveaux que souvent elles abritent,

gisants et nobles dames, sibylles et saintes endormies sous la pierre, reliques, restes embaumés dans l’odeur des roses et de l’encens,

m’ont instillé de longue date un écœurement fort

en raison de l’évocation _ et un peu davantage… _ des moisissures et du pourrissement

qui énoncent la finitude,

nous préparent au fait

que chaque chose à un instant donné passera la main« , pages 191-192 ;

Annelise craignant aussi, mélancoliquement, de manquer de temps pour l’écrire :

qu’elle se rassure : c’est fait !..


Par là, « le vin n’est pas n’importe quel alcool. C’est une mémoire sensible, en sus de l’ivresse« , page 192…


« Les bouteilles vertes elles-mêmes, rangées à l’abri du soleil et des trop grands écarts de température,

ne sont _ en cela _ que rappel d’une beauté plus ancienne,

écho assourdi et magnifié _ oui ! _ d’un sol, d’un climat :

de fugaces étincelles rendant compte du labeur des hommes,

infini

comme seuls le sont à parts égales leur génie et leur méchanceté« , page 192…


On mesure ici l’immensité

du talent d’écrivain

d’Annelise Roux.

La lire offre un tissu permanent formidablement riche de telles surprises,

d’une richesse tournoyante…

Lors d’une première rencontre à Paris avec un écrivain depuis dix ans au moins admiré,

« un vieil écrivain américain méconnu dans son propre pays, en dépit d’un prix Guggenheim frôlé qui aurait mis du beurre dans ses épinards« , page 204 ;

un « bucheron débarquant de Missoula« , page 205 ;

et séjournant quelque temps à Paris

_ s’étant « pris à rêver de bénéficier là d’une nouvelle audience plus attentive, raffinée, impeccablement dans le style français » ;

« il descend des montagnes à l’occasion de cette résidence. Il ressemble à un bucheron décati ; il est doux, imposant et pauvre, les cheveux blancs, la moustache en bataille, les joues couperosées à cause de la gnôle ou du froid« , page 204 ;

« le vieux bucheron est là, conforme à la légende. Il porte une chemise ad hoc, à carreaux orange et noirs, un pantalon en velours côtelé sanglant son ventre énorme. Son gros œil bleu, humide et rouge, me suit d’un air bonasse, comme frappé d’amnésie, vaguement épileptique.

Alors que c’est une bénédiction que je suis venue quêter,

je me retrouve confrontée à l’Absence elle-même,

à l’incarnation de l’absence« , page 206 :

Jim Harrison ? l’auteur de « Nord-Michigan » ; de « Légendes d’automne » et de « Dalva » ?.. _,

Et puis, page 208,

et c’est la conclusion du chapitre « Lueur de l’autre côté de la baie » :

« le vieux s’ébroue à mes côtés avec des attitudes d’oiseau enivré et fiévreux.

Je suis soûle moi-même, terriblement patraque et perturbée.

J’ai froid ;

et soudain se déploie _ enfin ! _ devant nous le langage mystérieux de l’inspiration.

Son souffle brûle, passe à mon oreille. Je l’entends pour la première fois

et ne l’oublierai pas« , page 208 !

Quant à la conclusion de l’ultime chapitre, intitulé, lui, « Concorde« ,

la voici :


« Quels signes d’apaisement et de réconciliation

savons-nous lire ?

L’instant des coups _ de la romanichelle blonde au « puissant 4×4, entièrement noir, semblable à un corbillard« , avec « un siège d’enfant, à l’arrière. Un bébé visiblement y repose, s’agitant doucement« , page 229 _

comme l’instant de la mort du père _ lors de l’accident au bord des champs d’artichauts, vers Eysines, en 1988 _,

ces enfantements réduits à néant _ lors de sa liaison par là-même avortée avec le cinéaste germano-turc Cem, faute d’avoir « pu avoir d’enfant« , page 229 : « des fausses couches à répétition ont eu raison de notre couple, nous ont conduit en un sens à la séparation, Cem et moi« , page 230 ; « si un enfant était venu au monde, que lui aurions-nous rapporté _ voilà ! c’est un « passage de main«  virtuel renoncé !.. _ des frontières, de l’islam omniprésent dans nos deux histoires, de la chrétienté qui intervient aussi bien chez Cem  _ de père turc mais _ élevé en Allemagne et dont la mère est allemande et protestante, que chez moi ?« , page 230 encore… _ où s’engloutirent de vieilles rancœurs,

les livres écrits à en perdre haleine, portés à bout de bras vers l’entendement des autres,

le moment où ma mère sortit du coma et ouvrit l’œil sur son brancard _ cet œil-là, rose vif, strié de filaments d’or, ne ressemblait à aucun autre ni à rien d’humain, à une figue que le soleil et les guêpes ont ouverte _

furent pour moi comme tous les chants, voix, éclairs et nuées

adressés à Moïse sur le mont Sinaï,

à Élie _ qui a pour autres noms El-Khader, le Vert ou l’Immortel _ afin de le délivrer de son silence au mont Carmel,

lui rendre tangible une grande, irréfutable harmonie« , pages 231-232 ;

en une largissime, enfin, réconciliation…

« L’immersion dans les mots » s’avère ainsi, et c’est capital, « la seule manière d’habiter justement le monde »,

comme le pressentait, proustiennement, mais sans trop oser alors y croire, Annelise,

page 59, en son chapitre « Sang d’encre« , déjà ;

et n’est donc pas _ et c’est un point, au final, essentiel ! _ rien qu' »une sorte de refuge impossible« ,

un « amer » seulement, seulement espéré…

Ou,

à la façon du « Temps retrouvé« ,

la preuve tangible par l’œuvre _ bien que de papier… _ réalisée

_ que cette « Solitude de la fleur blanche« …


Salut l’artiste !

Titus Curiosus, ce 29 septembre 2009

La joie sauvage de l’incarnation : l' »être vrais ensemble » de Claude Lanzmann _ dans l »écartèlement entre la défiguration et la permanence », « là-haut jeter le harpon » ! (VII)

07sept

Alors, quelle fut la solution poïétique cinématographique d' »auteur » de Claude Lanzmann ?

d’œuvre en œuvre « se confirmant » et « s’engrossant«  _ cf l’usage de ces deux verbes à la page 243 du « Lièvre de Patagonie« …)

depuis l’affrontement à l’énigme de « Pourquoi Israël« 

jusqu’au projet non, à ce jour encore, réalisé de l’opus cinématographique « nord-coréen«  (= la « brève rencontre de Pyongyang » cette semaine _ et cette « folle journée » du dimanche de canotage sur le fleuve Taedong-gang, tout spécialement ! qui la clôt en apothéose ! _ de la fin août 1958…),

en passant par le « monument«  (le mot est de Simone de Beauvoir, page du « Lièvre de Patagonie« , page 271 : « Il s’agit d’un monument qui pendant des générations permettra aux hommes de comprendre un des moments les plus sinistres et les plus énigmatiques de leur histoire« ) de « Shoah«  ;

à propos duquel, « Shoah« , ce jour même, je peux lire dans l’édition papier du « Monde« , à la page 3 du cahier « Littérature » et sous la plume de Yannick Haenel (et Franck Nouchi le « rapportant » en son article) cette phrase importante-ci, que je détache :

« « Shoah » est un film à venir, écrit Yannick Haenel _ donc, rapporte Franck Nouchi _ dans « Jan Karski« , son dernier ouvrage : « on commence à peine à penser _ rien moins !!! en 2009 : plus de six décennies après la survenue de la « Chose«  ; et encore vingt-quatre plus tard que le film même qui la fait (un peu ; jamais complètement : c’est tellement impossible !) « comprendre«  dans la matérialité précise de ses « détails« , « rapportés«  au plus fidèle par la « reviviscence«  des « témoignages«  si précieusement alors « recueillis« , en cette aventure filmique de ce film, « Shoah« , si singulier lui-même, par Claude Lanzmann !.. _,

on commence à peine à penser _ tant cela paraît d’abord, et même ensuite, impensable ! sur « l’impensable« , cf page 83 du « Lièvre de Patagonie« , et à propos de la mort et du néant évoqués par un poème de Monny de Boully, dont quatre vers ont été choisis (« j’ai fait graver ce défi immortel sur la stèle qui surplombe la tombe de ma mère, au cimetière du Montparnasse« ), cette expression de Claude Lanzmann, page 83 : « sur la stèle, on peut donc lire aussi quatre vers d’un de ses poèmes _ de Monny, donc, le « Rimbaud serbe« _, déchirant poème sur la mort et le néant impensables, impensable pensée«  : c’est le cœur de l’énigme même à laquelle tout le « Lièvre de Patagonie«  ose, et en permanence, se confronter !..  _

on commence à peine à penser

ce qu’un tel film donne à entendre«  _ le mot est à prendre à la lettre, par ce qui se donne à recevoir, accueillir, via les oreilles et le cerveau, des « récits de parole«  des « témoignages » proférés par la voix, accompagnée de l’expression des visages ; et l’expression en son entier étant aussi « reprise » en chapeau pour donner son titre à l’article de Franck Nouchi sur l’événement (dans l’histoire de notre inculture-culture) que constitue aussi, de fait, ce livre de Yannick Haenel, « Jan Karski« , à propos de ce que, d’abord, surtout, a fait (« fin août«  1942, pour ses deux « venues dans le ghetto«  de Varsovie ; et quelques jours avant « le 11 septembre 1942« , « voir un camp d’extermination des Juifs« ) ; et de ce que, ensuite, a écrit (en 1944 : « écrire un livre était encore une manière de franchir la ligne : une façon nouvelle de transmettre le message, comme si je passais de la parole à un silence étrange _ un silence qui parle« , fait superbement « penser«  et dire Yannick Haenel à Jan Karski, page 142 de son livre) ; Jan Karski ;

avec, sur la même page du Monde de ce vendredi 4 septembre, encore, un très beau « commentaire » à propos du « mandat » de « témoin »

(« Une chose est certaine, la posture du témoin qui a été mienne dès mon premier voyage en Israël _ en 1952 _, et n’a cessé de se confirmer et s’engrosser au fil du temps et des œuvres _ voilà ! _, requérait que je sois à la fois dedans et dehors, comme si un inflexible mandat m’avait été assigné« , disait Claude Lanzmann aux pages 243-244 de son « Lièvre« …),

sous la plume toujours infiniment sensible et justissime _ cf son plus qu’indispensable « « Qui si je criais… ? » _ Œuvres-témoignages dans les tourmentes du XXe siècle« , paru aux Éditions Laurence Teper en 2007 _ de Claude Mouchard ;

et pas seulement du « mandat de témoin » de Claude Lanzmann lui-même : en tant qu’« accoucheur«  (et « passeur« , aussi, transmetteur à bien d’autres, via ses propres œuvres : de cinéma de « reviviscence » des « témoignages« , précisément) ; en tant qu’« accoucheur« , donc, de « témoignages«  (des victimes, des bourreaux, des témoins plus ou moins extérieurs, ou passifs ou complices, volens nolens : « il s’agissait d’un film, j’étais à la recherche de personnages » s’exprimant eux-mêmes en personne en direct, en quelque sorte, à l’écran ; et pas de documents d’archives, page 432) ;

c’est à propos du travail, aujourd’hui, d’écrivains, tels que Yannick Haenel pour ce « Jan Karski« , ou Bruno Tessarech, pour « Les Sentinelles » ;

je lis ce qu’énonce le grand Claude Mouchard :

« ces deux romanciers nés après guerre, se retournent _ littérairement : à la recherche d’une « ré-incarnation« , pourrait-on dire… : par le souffle du style ! _ sur cette période qu’ils n’ont pas vécue en s’efforçant d’allier _ conjuguer, fondre… _ à leur écriture de « fiction » la connaissance précise _ historiographique _ des événements et si possible (mais là il arrive que les choses se gâtent), une charge de pensée. C’est la preuve qu’une transmission des témoignages s’opère ou se cherche _ aussi et spécifiquement _ en littérature _ en effet ! Cette exigence de transmettre _ oui _ est d’ailleurs d’emblée présente chez Haenel puisque, dans la première partie du livre _ « Jan Karski«  : pages 13 à 34… _, nous découvrons Karski par le regard du romancier, qui lui-même le découvre dans « Shoah« , de Claude Lanzmann _ avant de le « découvrir«  encore, en une seconde partie, pages 35 à 113, en tant que « témoignant directement« , en « auteur«  de son livre, en 1944 (paru sous le titre, en anglais, de « Story of a Secret State » ; le livre est traduit en français en 1948 : « Histoire d’un État secret » _ celui du gouvernement clandestin polonais en exil, à Paris, puis à Londres (ainsi que de son bras armé de la Résistance sur place, dans la Pologne occupée par les nazis et par les soviétiques !) _ ; et re-publié en 2004 sous le titre, cette fois, de « Mon témoignage devant le monde _ histoire d’un secret« , aux Éditions Point de Mire ; son tirage est épuisé… ; avec une nuance  d’importance toutefois : de 1948 à 2004, le « secret«  passe de la clandestinité de l’État polonais au mutisme mal assumé des États alliés à propos de l’Extermination alors en cours des Juifs d’Europe…). Le lecteur devient donc lui-même une manière de témoin _ à son tour ! s’il est, montaniennement surtout, « de bonne foi » ; sinon, « qu’il quitte » de tels « livres » !!! _, qui reçoit ce que l’auteur (Haenel), devenu transitoirement témoin d’une œuvre _ et le film de Claude Lanzmann, en 1985, et le livre de Jan Karski, en 1944 _, lui confie du témoignage _ par deux fois, en le film de Lanzmann (en 1977), et en son propre livre (en 1944) _ d’un autre (Karski), le témoin _ direct, lui _ des faits«  :

« on est fin août«  1942, page 90, du « Jan Karski » ; « il est allé deux fois dans le ghetto«  de Varsovie (la seconde étant « le jour suivant » le premier : en pénétrant par le « même immeuble, même chemin« ), page 32 ; « une maison de la rue Muranowska dont la porte d’entrée donne à l’extérieur du ghetto, et dont la cave mène à l’intérieur« , page 96 ; ou plutôt « il revient deux jours plus tard« , page 99 ;

et « quelques jours après sa seconde visite au ghetto de Varsovie, le chef du Bund, qui lui a servi de guide, propose à Jan Karski de « voir un camp d’extermination des Juifs« , page 101 : plutôt que du camp de Belzec lui-même, « il s’agirait _ avance Yannick Haenel _ du camp d’Izbica Lubelska« , page 101 (cf les pages 101 à 105 du livre de Haenel : terribles !) _ ;

et qui tragiquement échoue, ce Jan Karski de l’Histoire, à faire « reconnaître«  et « interrompre«  : par des interventions ciblées _ par exemple autour d’Auschwitz _ ces « faits« -là, par Roosevelt ou Churchill… _

Le lecteur devient donc lui-même une manière de témoin, qui reçoit ce que l’auteur (Haenel), devenu transitoirement témoin d’une œuvre, lui confie du témoignage d’un autre (Karski), 

le témoin

des faits _ eux-mêmes. Un témoin qui a d’ailleurs, historiquement, un statut particulier. Qu’il s’agisse de la Shoah, du goulag, ou du génocide cambodgien, nombre de témoignages émanent des victimes. Karski, lui, n’était pas juif. Polonais catholique et résistant, ce n’est pas en victime, mais en bystander (même s’il refuse de rester _ seulement _ dans cette position « à côté ») qu’il témoigne de ce qu’il a vu dans le ghetto de Varsovie et dans un camp _ en avant de celui de Belzec. C’est donc un « témoin-messager ». Ils ne furent pas nombreux dans ce cas« 

Fin de l’incise sur le commentaire si juste de Claude Mouchard ;

et je termine maintenant ma (toute première) phrase :

Alors, quelle fut la solution poïétique cinématographique de Claude Lanzmann ?

solution d’œuvre en œuvre « se confirmant » et « s’engrossant« ,

depuis l’affrontement à l’énigme, d’abord, de « Pourquoi Israël » (1973 _ le titre le dit lui-même !.. affirmativement !) en en proposant, en trois heures et quart de film de « témoignages« , pas moins, une première réponse, un premier éclairage,

jusqu’au projet non, à ce jour encore du moins, réalisé de l’opus cinématographique « nord-coréen«  (= la « brève rencontre de Pyongyang » cette semaine _ et cette « folle journée«  _ de la fin août 1958…),

en passant par le « monument » de « Shoah » (1985 _ de neuf heures et dix minutes rien que de « témoignages« , encore…) ;

ainsi que « Tsahal » (1994 _ de quatre heures et cinquante minutes) ;

« Un Vivant qui passe » (1997 _ une heure et cinq minutes) ;

et « Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures » (2001 _ une heure et trente cinq minutes)

quelle fut la solution poïétique cinématographique de Claude Lanzmann

au « mystère » découvert peu à peu par lui ;

et qui,

« vérifié » « dans le désespoir, pendant la réalisation de « Shoah« , lorsque je fus _ pleinement _ confronté aux paysages de l’extermination

_ tout d’abord (au village de Treblinka, à partir de la page 492 (« le détonateur manquait. Treblinka fut la mise à feu« ) du « Lièvre«  _

en Pologne« 

(« confrontation« 

_ cette « confrontation entre la persévérance dans l’être de ce village maudit, têtue comme les millénaires, entre la plate réalité d’aujourd’hui et sa signification effrayante dans la mémoire des hommes«  qui « ne pouvait être qu »explosive« , page 492 _

qui fut en effet « alors » _ en février 1978 _, pour lui, Claude, « un bouleversement inouï, une véritable déflagration ; la source de tout« , même !., page 169 : Claude Lanzmann le détaille magnifiquement au chapitre XX, aux pages 490 à 498),

quelle fut alors la solution poïétique cinématographique de Claude Lanzmann

au « mystère » découvert peu à peu par lui ;

et

qui

« se déclara » à lui, sans doute tout d’abord, en constatant, rétrospectivement, un jour

_ non précisé dans le livre, autour des deux pages 169 et 170 ;

et « constat«  qui fait, probablement, pleinement partie intégrante du « travail de deuil«  se poursuivant toujours, toujours, en Claude (« les novembre ne me valent rien, c’est le mois de la mort d’Évelyne« , page 189) de la perte de sa sœur Évelyne, par suicide, le 18 novembre 1966 _,

en constatant, rétrospectivement, un jour

la disparition du café « Royal »

(« un café très animé de Saint-Germain-des-Prés _ un vrai bistrot avec un grand comptoir courbe, de hauts tabourets rouges et une large arrière-salle _ situé juste en face des Deux-Magots, au coin de la rue de Rennes et du boulevard Saint-Germain« , page 169 _ je m’ y suis rendu ce samedi 5 septembre ! à la place du Royal, une boutique Armani…)

où s’était passé, « en un éclair« , page 170, une scène cruciale (avec la survenue improbable et inattendue _ et très malencontreuse pour Évelyne et son mari, Serge Rezvani… _ de Gilles Deleuze) pour le destin de sa sœur Évelyne, suicidée, dans certaines (longues, souterraines, certes) « suites » (plus de seize ans plus tard) de « cela«  _ = cet « éclair« -là, entre ces paires d’yeux-là, en ce lieu-ci… _, le 18 novembre 1966…

Alors quelle fut la solution poïétique cinématographique de Claude Lanzmann

au « mystère » découvert peu à peu par lui

du « combat » _ voilà le cœur de l’obsédant « mystère » ! _, de l' »écartèlement entre la défiguration et la permanence » ?..

des lieux _ à Paris, à Berlin, à Pékin et Shanghaï ; ou Pyongyang !!! _ ;

ainsi, peut-être aussi que le « combat«  et l' »écartèlement entre la défiguration et la permanence«  des personnes elles-mêmes qui y sont passées (et, certaines d’entre elles, au moins, ne sont plus ; sinon, pour et par nous, par le souffle vibrant de la mémoire en travail ; et son « imageance » ; versus les forces d’annihilation, et concertées ou pas, de l’oubli…) ?..


Car « permanence et défiguration des lieux

sont la scansion du temps de nos vies« , toujours page 169 :

« dans le temps« , conclut Proust sa « Recherche« 

Et « ce combat, cet écartèlement entre la défiguration et la permanence« 

sont bien « la source de tout«  (page 169, toujours)

de tout l’œuvre lanzmannien ;

à commencer par la « quête » (de « vérité » et « pour l’éternité«  !) cinématographique (via l’obtention et l’« incarnation«  des « témoignages« ) de Claude Lanzmann cinéaste ;

à laquelle s’ajoute, peut-être,

sur un mode de « compensation« ,

ou pas (c’est à considérer !),

à l’arrêt _ provisoire ou définitif ? qui le sait ? depuis le « Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures«  paru sur les écrans en 2001… _ de ses tournages,

à laquelle s’ajoute, peut-être, dis-je,

la « dictée«  de ce « Lièvre de Patagonie« -ci à Juliette Simont et Sarah Streliski :

quand la voix « dicte«  (et le livre « recueille ») ce que la caméra et le micro ne captent pas (ou plus !?!) sur la bande unique, en anneau de Moebius, du film de cinéma…

Nous allons bien voir…

Avec cette remarque d’apparence d’abord assez anodine que voici, pages 169-170 :

« Saint-Germain-des-Prés ou le Quartier latin ne sont certes pas des hauts lieux de massacre _ tels Treblinka, Sobibor, Belzec, Majdanek, Chelmno ou Auschwitz-Birkenau _ : que le Royal, la librairie Le Divan, au coin de la rue Bonaparte, à l’autre bout de la place, ou encore, Boulevard Saint-Michel, les Presses universitaires de France, théâtre de mes larcins _ d’étudiant, l’année de « frasques » 1946… cf tout le chapitre VIII _ aient dû, avec tant d’autres, céder _ voilà la « défiguration » !.. _ à la pandémie de la mode, est simplement triste » _ et significatif de la « croissance » rampante rapide du « nihilisme« _ ;

mais donnant lieu à la conclusion majeure qui la suit immédiatement, page 170 :

« Davantage, peut-être :

vivants, nous ne reconnaissons plus _ à mesure que, peu à peu, et d’abord assez insensiblement, du temps passe _ les lieux de nos vies ;

et éprouvons _ parfois, à l’occasion, alors un peu brutale, et nous surprenant... _ que nous ne sommes plus

les contemporains de notre propre présent« , page 170 du « Lièvre« , donc :

celui-ci, « notre propre présent« , nous filant, hors de perception, entre les doigts et nous échappant, insaisi,

ayant cessé, assez surprenamment, lui comme nous-même, d’« être vrais ensemble« 

Quelque chose de notre « co-présence » (et « con-temporanéité«  ! donc…)

est-il, ou pas, cependant,

de quelque façon, ou pas,

« rattrapable«  ?..

Voilà, en tout cas, la question (ou l' »opacité« ) à propos de ce « mystère » de l' »écartèlement » entre « permanence » et « défiguration » se combattant sans cesse

(et des degrés possibles d’une élucidation éventuelle de celui-ci)

qu’il me plairait _ sans la défigurer ; ou la détruire… _ d’éclairer un peu ici,

en conclusion enfin (et synthèse de l’esthétique d' »auteur » de cinéma de Claude Lanzmann),

de ma lecture de cet immense, on ne le dira jamais assez, « Lièvre de Patagonie » ;

et de ce « feuilleton de l’été » de ce blog…

Indépendamment de la configuration (« défiguration » versus « permanence« , donc) de ce carrefour parisien de Saint-Germain-des-Prés (baptisé « Carrefour Jean-Paul Sartre-Simone de Beauvoir« , qui plus est !),

et à côté des expériences foudroyantes, elles, des lieux de l’extermination industrielle des Juifs d’Europe sur le territoire de l’actuelle Pologne,

et à côté, aussi, des cas rapidement évoqués de Pékin et Shanghaï

(par où Claude Lanzmann est passé lors de ses deux voyages en Chine, en 1958 et en 2004 ; cf ses remarques des pages 328-329 :

à Shanghaï : « presque cinquante ans après, la métamorphose de la Chine me sauta _ presque « lièvrement«  _ au visage ; m’enthousiasma _ cf aussi le « Les Transformations silencieuses » et « La Propension des choses«  de mon ami François Jullien… _ ; je n’en dirai rien, sauf ceci : à Shanghaï, j’ai pris un bateau qui descendait le Huangpu jusqu’à sa confluence avec le Yangzi Jiang, où les deux fleuves deviennent une mer sans rivages. Pendant les trois heures de la navigation, on éprouve physiquement la puissance de la Chine, la conscience qu’elle a de cette puissance et sa façon orgueilleuse de le montrer« , page 328 ;

et à Pékin : « Pékin : ses dix périphériques ; ses gratte-ciel qui s’édifient à grande allure, changeant en quelques semaines le paysage urbain au point que les Pékinois eux-mêmes semblent dépaysés _ cf du même François Jullien « Dépayser la pensée«  _ dans leur propre ville devenue épicentre de la mondialisation _ lire aussi le très riche et passionnant « Mégapolis » de Régine Robin ; et mes deux articles sur ce travail en ce blog-ci… _ ; l’éblouissement absolu de la Cité interdite et du temple du ciel enfin offerts à tous ; Pékin le jour ; Pékin la nuit, avec ses restaurants, ses bars, ses prostituées mongoles à forte stature et terrassante beauté« , page 329…) ;

c’est la comparaison des deux cas de Berlin et Pyongyang

qui me semble la plus, et de manière assez éblouissante, parlante :

Pyongyang, elle, est la ville de l’impossible métamorphose d’un peuple tout entier « essoufflé » _ et pas que par le tabac ! _ dans un temps (totalement !) figé qui ne sait rien construire, tout en détruisant beaucoup, dans son temps (étatique) doublement immobilisé :

« La Corée du Nord a arrêté le temps deux fois au moins : en 1955, à la fin de le guerre ; et en 1994, à la mort de Kim-Il-sung« , page 335… Et « Un demi-siècle de mobilisation _ paralysante ! _, un demi-siècle sans tirer un coup de feu, cela ne peut être et se poursuivre sans un très puissant dérivatif : le tabac. Malgré défilés, pas de l’oie et rodomontades, l’armée coréenne est à bout de souffle. Cela se vérifie d’ailleurs à la faible amplitude de l’élévation, chez eux, du mollet tendu ; dérisoire si on le compare au jeté nazi du même pas de l’oie, grimpant haut, à la perpendiculaire du bassin« , page 337.


Les solutions cinématographiques pour « donner à voir«  (page 341)

« de la façon la plus saisissante, tout ce que j’ai narré plus haut _ pages 331 à 341 ; cf aussi mon propre précédent article de cette série _ sur la ville _ de Pyongyang _, le vide, la monumentalisation, la mobilisation permanente, le tabac et l’essoufflement généralisé, la faim, la terreur, la suspension du temps pendant cinquante ans ; montrant que tout a changé ; rien n’a changé ; tout a empiré. Et, sur des plans du Pyongyang contemporain, une voix off, la mienne aujourd’hui, sans un acteur, sans une actrice, sans reconstitution, eût raconté _ sur la bande-son de ce film « à venir«  _, comme je l’ai fait _ en le récit « parlé«  qu’a recueilli, via les doigts, sur le clavier de l’ordinateur, de Juliette Simont et de Sarah Streliski, la page du livre, cette fois _ dans le chapitre précédent, la « brève rencontre » de Claude Lanzmann et Kim Kum-sun. Il s’agirait d’un très minutieux et sensible travail _ de « construction«  riche et complexe, de « vérité » : sans trucages ni artifices séducteurs, mensongers _ sur l’image et la parole, le silence et les mots, leur distribution _ « scandée« , avec les « trous«  du souffle… _ dans le film, les points d’insertion

_ ultra-sensibles ! la « rencontre » (du souvenir énoncé par la voix du passé, éloigné mais revisité par le récit mémoriel, et des images fortes, en un autre sens, du présent des lieux, vides de la présence recherchée à re-trouver, re-rencontrer, de la ville…) trouvant à miraculeusement s’y « incarner«  _

Il s’agirait d’un très minutieux et sensible travail sur l’image et la parole, le silence et les mots, leur distribution dans le film,

les points d’insertion, donc,

je reprends cette phrase décisive de Claude Lanzmann, page 342,

du récit du passé _ par la voix off qui se souvient ! au présent de sa vibration ! _  dans la présence _ à l’image : de ce qui se donne à percevoir visuellement dans l’aujourd’hui _ de la ville _ dont l’« opacité«  effarante du « vide » se perce alors et ainsi _ ; discordance et concordance _ luttant avec acharnement entre elles : un « combat » et un « écartèlement » permanent de ce qui se refuse et se laisse pourtant appréhender (mais seulement à qui « cherche«  à « vraiment«  voir et à « vraiment«  entendre _ comme amoureusement : il n’y a que l’amour vrai à ne pas être aveugle ! _ si peu que ce soit, à contresens des « faux-semblants«  !) en « ressuscitant » du fait de ce que vient dire la voix vive du « témoin » qui se souvient, en une « vision » (ou « voyance« , page 285 _ ou même « imageance« , pour reprendre le concept-clé de ma lecture de l’« Homo spectator » de Marie-José Mondzain) hyper-hallucinée autant que très précise ! _ qui culmineraient en une temporalité unique _ un ruban de Moebius _, où la parole se dévoile comme image et l’image comme parole« 

Les solutions cinématographiques pour « donner à voir«  (page 341)

« de la façon la plus saisissante, tout ce que j’ai narré plus haut sur la ville » _ de Pyongyang aujourd’hui _ et la « brève rencontre » avec Kim Kum-sun en 1958

sont passionnantes !

Et, par contraste, en positif, cette fois, Berlin !

« J’aimais _ en 1947-4849 ; page 207 _, j’aime toujours Berlin ; et je n’en aurais jamais fini avec l’énigme _ voilà le passionnant de l’inépuisable singularité des « énigmes » : de villes, comme de personnes (telles que la mère de Claude, Pauline-Paulette Grobermann-Lanzmann-de Boully ; ou sa seconde épouse, berlinoise rencontrée à Jérusalem, Angelika Schrobsdorff)…  _ que l’ex-capitale du Reich, capitale aujourd’hui _ = l’« aujourd’hui«  de l’écriture de ce « Lièvre de Patagonie«  _ de l’Allemagne réunifiée, représente _ encore, toujours _ pour moi. Je peux passer des heures au Paris Bar ou au Café Einstein _ toujours ces merveilleux lieux de rencontres possibles (des autres), et d’une convivialité possible des différences et singularités, que sont les cafés de l’Europe… _, où inlassablement je confronte _ voilà : en « imageance«  ; et victorieusement : dans la joie… _ le spectacle de ces couples de jeunes Allemands, avenants, libres, sérieux, à toutes _ et combien diverses ! riches de leur vivante complexité !.. _ les images de ma mémoire ancienne.

Depuis 1948, je suis revenu bien des fois à Berlin, mais quelques années après la chute du Mur, au cours d’une croisière sur la Spree, la rivière de la ville, j’avais été saisi _ très positivement _ par l’architecture du nouveau Berlin, légère, aérienne, inventive _ voilà ce qui doit être, au meilleur du « génie » humain ! _ ; qui défiait _ avec l’« esprit«  incisif, créatif et joyeux, au-delà ses ironies mordantes, d’un Brecht ! _ le Berlin en ruines que j’avais connu autrefois ; et sa première reconstruction dont j’avais été _ alors, cet après-guerre _ le témoin ; comme si l’Histoire imposait à cette métropole un recommencement _ affirmatif, vivace : de « lièvre » ironique joyeux en son « bondissement«  _ perpétuel.

Bien plus tôt, dès 1989, j’avais découvert le Bauhaus-Archiv, le long du Landwehrkanal dans lequel fut jeté le corps de Rosa Luxemburg après son assassinat

(mon ami Marc Sagnol, grand chasseur de traces juives en Allemagne, en Europe de l’Est, en Russie, en Ukraine, ou en Moldavie, a été le premier à me montrer l’endroit où flottait entre deux eaux son cadavre ; je m’y rends maintenant, sans en saisir tout la raison, à chacun de mes séjours ; c’est comme une obligation intérieure à laquelle je ne puis me soustraire _ comme on le oit même les parenthèses de Claude Lanzmann sont essentielles, capitales ! _),

et d’autres lieux non construits, de vastes espaces abandonnés au cœur de Berlin de part et d’autre du tracé du Mur.

J’étais allé à maintes reprises à Berlin-Est pendant les interminables années de la guerre froide, avec un laissez-passer, mais je n’avais jamais vu ces endroits-là, car, jouxtant le Mur, ils étaient interdits.

Or ces lieux vagues et vides étaient précisément _ c’est ce dont je prenais conscience _ ceux de l’institution nazie. Si je les avais vus avant de réaliser « Shoah », je n’aurais sûrement pas été capable de les lire et de les décrypter _ il y faut l’apprentissage d’une culture « incarnée » on ne peut plus personnellement… A cause de « Shoah », mon regard était devenu perçant et sensible _ l’« expérience«  (afin de bien mieux « percevoir«  : ressentir et comprendre tout à la fois) se formant et se forgeant dans le mûrissement même de ce que vient mettre à notre portée et nous offrir du temps.

Le nom de la Prinz-Albrecht-Strasse me parlait _ désormais ! _ ; c’était là et dans les environs immédiats que se trouvaient les édifices de la terreur nazie, le Reichssicherheitshauptamt, le Auswärtiges Amt, la Gestapo : le centre du totalitarisme hitlérien.

Dans un de ces terrains vagues, si on descendait quelques marches, on accédait à une petite exposition souterraine, une enfilade de quelques salles, pas grandes du tout, avec des photographies ; certaines connues, d’autres moins ; légendées de textes sobres et forts _ cf mon article à propos . Le lieu était nommé « topographie de la terreur ». Je m’étais demandé quels Allemands avaient eu l’idée de cela ; et j’éprouvais pour eux, sans les connaître, une sympathie vive. Le passé revivait _ voilà : les « légendes«  « sobres et fortes«  ajoutant pas mal de choses aussi aux « images«  des photos… cf mon article du 14 avril 2009 à propos du passionnant travail de légendage du « Kriegsfibel » de Bertolt Brecht, in « Quand les images prennent position _ L’Œil de l’Histoire, 1 » de Georges Didi-Huberman _

Le passé revivait

par ces quelques salles ouvertes dans ce no man’s land que personne _ de si peu que ce soit « autorisé« , « académique« _ ne revendiquait ; où tout semblait possible _ facteur fondamental de l’« imageance«  de l’« Homo spectator« , comme du « génie«  créatif (pardon du pléonasme !) de l’artiste « auteur« ….

Je compris alors que Berlin était une ville sans pareille ; car on pouvait à travers ce paysage urbain déchiffrer tout le passé
_ passablement tourneboulé ! _ de notre temps ; appréhender _ de façon « saisissante » !.. _, comme dans des coupes géologiques, ses différentes _ comme superposées ; et, ainsi conservées, nous demeurant splendidement co-présentes _  strates _ le Berlin impérial, le Berlin wilhelminien, le Berlin nazi, le Berlin allié, le Berlin rouge, communiste _ qui coexistent, se conjuguent, se fondent en quelque chose _ un richissime ruban de Moebius _ d’unique pour l’Histoire du XXème siècle.

Pour moi, il y avait là une sorte de miracle mémoriel _ l’opposé de l’éradication-annihilation par le vide de Pyongyang, par conséquent _, un fragile miracle qu’il fallait préserver à tout prix. Je pensais que si les concepteurs et les architectes du nouveau Berlin voulaient assumer leurs responsabilités devant l’Histoire, ils ne devaient pas toucher à cela ; mais garder au contraire un vide _ respirant ! _ au cœur de la ville : ce trou, que, par devers moi, j’appelais « trou _ actif ! _ de mémoire ». Je me souviens avoir discouru là-dessus au cours d’un colloque, sans aucun espoir, car les promoteurs immobiliers ont le dernier mot ; et le plein l’emporte toujours _ sur le vide et l’élan (respiratoire, voire dansé !) de la remémoration de la personne singulière ; portée par ses « ailes du désir«  en quelque sorte… Mon « trou » rêvé n’existe plus aujourd’hui : c’est la nouvelle Postdamer Platz, avec son architecture futuriste, souvent admirable.

En vérité j’ai aimé Berlin dès la première année _ de séjour là-bas, en 1947 ou 48… _ ; j’avais surmonté ma peur de l’Est. L’effondrement du IIIe Reich, la capitulation avaient généré chez les Berlinois une sorte de liberté _ du « génie«  effectif, à l’œuvre (poïétique) : à la Kant… _ débridée et sauvage, alliée à une discipline et un courage inouïs« , pages 207 à 209 :

ce passage en forme d’« Ode à Berlin«  est particulièrement magnifique…

C’est le rythme de la scansion qui compte, l’élan et l’effectivité du souffle qui passe par les interstices et les espaces troués entre les strates, pour un sujet vivant qui se souvient et parle (et « crée«  aussi ainsi !) enfin,

amoureusement…

Voilà ce « souffle » qui « passe » dans la construction et le montage inspiré des divers « témoignages » des personnes, par les moindres inflexions de leur voix comme par les rumeurs de leur visage,

dans l’art de « vérité » du cinéma (de l’« être vrais ensemble« ) de Claude Lanzmann,

en tous et en chacun de ses opus…

Et voilà aussi pourquoi j’ose encore espérer la « réalisation » filmique de cet impossible opus « nord-coréen » de la « brève rencontre » à Pyongyang en 1958,

avec le chant de sa voix off sur l’« assise » d’images du vide de la ville monumentalisée d’aujourd’hui !…

D’où ce sublime hommage, évoqué page 83,

« défi immortel sur la stèle qui surplombe la tombe de ma mère, au cimetière du Montparnasse«  ;

ces « quatre vers _ gravés sur le marbre de la stèle pour l’« éternité » de la « présence » des disparus qui juste en contrebas reposent _ d’un des poèmes » de Monny de Boully ;

« déchirant poème sur la mort et le néant impensables ;

impensable pensée :

   « Passé, présent, avenir, où êtes-vous passés

     Ici n’est nulle part

     Là-haut jeter le harpon

     Là-haut parmi les astres monotones » »

Quel sublime « immortel défi«  ! que celui de la « présentification » à jamais

de qui « éternellement » on aime…

Titus Curiosus, ce 7 septembre 2006

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