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Toujours à propos du si beau « Jouissons de nos beaux ans ! » de Cyrille Dubois et Györgyi Vashegyi (suite 2)…

25sept

Toujours à propos du si beau « Jouissons de nos beaux ans ! » de Cyrille Dubois et Györgyi Vashegyi,

qui fait briller de superbes feux l’opéra français entre 1728 et 1771 _ cf mes articles «  » du 20 septembre et « «  22 septembre derniers… _,

voici un bel article « Que tout s’enflamme et se réveille ! » de Laurent Bury sur le site Wanderer, en date d’hier 24 septembre,

qui rend justice, à son tour, au beau travail des interprètes de ce CD Aparté AP319 qui nous fait accéder à tout un pan jusqu’ici méconnu du répertoire lyrique français du siècle de Louis XV, contemporain des chefs d’œuvre magnifiques de Jean-Philippe Rameau…

Jouissons de nos beaux ans !
Airs et danses de Rameau, Dauvergne, Mondonville, Royer, Rebel & Francœur, Grenet, Berton, de Bury, Cardonne et Iso.

Cyrille Dubois, haute-contre
Orfeo Orchestra, Purcell Choir
Direction musicale : György Vashegyi.

CD Aparté, AP319, TT 77′

Enregistré du 15 au 17 novembre 2021 au Kodály Centre, Pécs, Hongrie.

On trouvera peut-être trop sobre, trop « classique » la manière dont Gyorgy Vashegyi aborde dans son nouveau disque les contemporains de Rameau ; c’est pourtant avec une véritable éloquence, sans effets superficiels, qu’il a su depuis longtemps s’approprier ce répertoire, ici avec la complicité de Cyrille Dubois, toujours à son affaire dans la musique destinée aux hautes-contre de l’opéra français.

Que de chemin parcouru depuis 1908, lorsque l’Opéra de Paris remontait en grande pompe Hippolyte et Aricie ! Ou même depuis 1952, quand la résurrection des Indes galantes était prétexte à un déploiement de faste grâce auquel la musique « ne gênait pas » les spectateurs ! Et même dans les années 1970–80, alors que la renaissance baroqueuse s’affirmait, qui aurait pu imaginer que l’on jouerait un jour les opéras de Lully et de Rameau, non seulement en France, mais même à l’étranger ? En Europe, du moins, car l’Amérique reste un territoire à conquérir sur ce plan. Alors qu’un certain nombre d’opéras de Rameau comptent désormais plusieurs enregistrements, alors que tous ceux de Lully ont eu droit à leur intégrale, l’heure est venue de s’aventurer _ un peu plus _ loin de ces sentiers aujourd’hui _ mieux _ battus pour donner à entendre des compositeurs nettement plus confidentiels. C’est là que le Centre de musique baroque de Versailles a un rôle à jouer _ oui ! _, à travers des disques comme ce « Jouissons de nos beaux ans », qui vient de paraître.

Puisque Rameau paraît mainstream, l’interprétation historiquement informée peut se tourner vers ceux qui, sans pouvoir prétendre au titre de génie de la musique, ont vu leur talent couronné en leur temps par l’approbation du public. On sait par exemple que Mondonville, violoniste virtuose, a composé pour la scène une poignée d’œuvres intéressantes, et l’Opéra-Comique a récemment présenté son Titon et l’Aurore _ de 1753 _ ; Antoine Dauvergne, dont la connaissance s’est longtemps bornée à son opéra-comique Les Troqueurs, sous prétexte que le livret pouvait sembler préfigurer celui de Così fan tutte, a été révélé comme compositeur de tragédies lyriques grâce à la résurrection de son Hercule mourant par Christophe Rousset en 2011. Mais par-delà ces deux noms, dont on peut soupçonner qu’ils ne sont vraiment familiers que des amateurs de ce répertoire, il existe encore une masse considérable de partitions qui dorment dans les bibliothèques, produites par des auteurs aujourd’hui bien oubliés.

On sait que Pancrace Royer était claveciniste, et c’est sa musique pour le clavier qui a jusqu’ici surtout été enregistrée, à l’exception de son opéra Pyrrhus _ de 1730 _, remonté à Versailles en 2012 et enregistré dans la foulée. Pour autant, était-il l’homme d’une seule tragédie lyrique ? Pas du tout, on l’apprend en écoutant le disque, où figure des extraits de Zaïde, reine de Grenade _ de 1739 _ ou du Pouvoir de l’amour _ de 1743 . Du tandem formé par François Rebel et François Francœur, quelques chanteuses ont eu à cœur d’interpréter certain air magnifique tiré de leur Scanderberg _ de 1735 _ et on dispose d’une intégrale de leur Pyrame et Thisbé _ de 1726 _ : mais qui avait entendu parler de Tarsis et Zélie _ de 1728. Sans parler d’autres compositeurs parfaitement inconnus au bataillon, comme François-Lupien Grenet (une assez large place est accordée à des fragments de son Triomphe de l’Harmonie _ de 1737 _), Pierre Montan Berton _  auteur de Deucalion et Pyrrha, en 1755 _ ou Pierre Iso _ auteur de Phaétuse, en 1759.

Le programme de ce disque couvre une période allant de 1728, soit quelques années avant la création _ en 1733 _ d’Hippolyte et Aricie, jusqu’à 1771, quelques années avant l’arrivée de Gluck à Paris. Autrement dit, une sélection avant tout consacrée aux contemporains de Rameau _ voilà… _, même si la musique n’est évidemment pas restée immobile pendant ces quatre décennies. D’ailleurs, l’air de 1771, extrait d’Ovide et Julie de Jean-Baptiste Philibert Cardonne, semble déjà appartenir à une autre esthétique _ en effet…

C’est donc ici tout un répertoire qui s’éveille _ reprend vie _, toute une théorie de belles endormies qui défilent ici, tirées de leur sommeil. Au terme d’un partenariat de plusieurs années avec le CMBV, György Vashegyi a dirigé et enregistré _ avec un grand succès _ de nombreux ouvrages lyriques du XVIIIe siècle français. Son orchestre Orfeo maîtrise ce répertoire, et l’on a déjà eu l’occasion d’admirer l’adéquation stylistique et linguistique _ mais oui ! _ de son chœur Purcell dans la tragédie lyrique. D’où vient alors cette première impression qu’il manque un petit quelque chose pour satisfaire pleinement l’auditeur ? _ mais pas moi…

Évidemment, il est impossible de créer, pour un disque d’extraits _ voilà _, la même tension dramatique qu’appelle un opéra donné dans son intégralité, mais ce récital semble au premier abord un peu dépourvu de fougue _ pas vraiment : tout dépend bien sûr des styles abordés… Le titre « Jouissons de nos beaux ans », emprunté à un passage des _ merveilleuses _  Boréades, dont l’esprit est aussi celui du chœur de nymphes « Nous jouissons dans nos asiles », tiré du Triomphe de l’Harmonie de Grenet, mais on est ici bien loin du slogan soixante-huitard « Jouissons sans entraves »… Rien de révolutionnaire dans cette interprétation qui paraît trop sage, et l’on se dit d’abord que les feux de l’amour, très présents dans le texte de ces opéras, ne semblent pas avoir vraiment embrasé les artistes _ mais l’amour peut aussi être tendresse…

A moins que notre oreille n’ait en réalité été influencée par d’autres chefs qui n’ont pas hésité, dans leur recherche d’efficacité théâtrale avant tout, à trop accentuer _ possiblement… _ le rythme de certains morceaux. On se pose la question en écoutant le fameux chœur de Platée qui conclut le disque, « Chantons Bacchus, chantons Momus », qu’on a sans doute trop pris l’habitude d’entendre marteler, voire piétiner. Rien de tel ici, car György Vashegyi reste avant tout soucieux d’équilibre et d’élégance _ des traits éminemment français, voilà ! _  : dans ces livrets, « jeunesse » rime avec « tendresse » _ oui ! _, et c’est ce souci de grâce _ oui ! _ que reflète sa direction aux tempos toujours mesurés, qui se refuse à toute frénésie hors de propos _ voilà. Nous ne sommes pas ici à Naples…

Le chef hongrois est parfaitement secondé dans sa démarche par Cyrille Dubois _ parfaitement ! _ qui, sans rien sacrifier de l’ardeur habituelle de son _ parfait ! _ investissement dramatique, déploie tout son art _ magnifique _ de la déclamation dans les passages tourmentés _ écoutez ici le « Impétueux torrents«  (4′ 00) qui ouvre le CD… Le ténor sait se transformer _ mais oui : il a oublié d’être niais… _ pour respecter les exigences de chaque morceau, délicat pour vanter le charme des plaisirs, plus exalté – mais dans les limites du bon goût – pour chanter la victoire de l’amour _ tout cela est très  juste… Le Bacchus qu’il incarne dans deux extraits des Amours de Tempé _ de 1752 _ de Dauvergne n’a rien d’un ivrogne en proie au délire. L’expressionnisme débridé n’aurait pas ici sa place, surtout si l’on songe à la virtuosité _ oui ! _ fréquemment exigée du soliste (ainsi que du chœur), avec les figuralismes qu’inspirent des mots comme « s’envole » ou « s’enflamme ».

Bien sûr _ bien sûr… _, le génie de Rameau reste éclatant, rapproché de ses contemporains moins illustres : il suffit d’écouter pour s’en convaincre l’ouverture de Zaïs, l’admirable « Descente de Polymnie » des Boréades ou même un air comme « Peuples heureux », des Fêtes de Polymnie. La muse de rhétorique est décidément très présente dans ce répertoire, et c’est son éloquence sans emphase _ oui, à la française… _ qui est de mise pour ce disque.

Voilà donc cet article de Laurent Bury…

En mon premier article sur ce CD,

j’avais émis l’hypothèse que le choix des pièces de ce CD de Cyrille Dubois et György Vashegyi devait peut-être un petit quelque chose au riche programme un peu commémoratif si plaisamment composé pour le Festin Royal du Mariage du Comte d’Artois, à Versailles, le 16 novembre 1773, qui, après le CD pionnier en 1993 d’Hugo Reyne et la Suomphonie du Marais qui m’a fait découvrir l’oeuvre musical de François Francoeur, vient d’être idéalement servi par les 80 instrumentistes réunis par Alexis Kossenko pour son très brillant double CD « Simphonie du Festin Royal de Monseigneur le Comte d’Artois – Année 1773 » ; mais à part le nom de François Francoeur dont deux extraits du « Tarsis et Zélis« , de 1728, composé avec son compère de toute leur vie Fançois Rebel, ouvre le programme du CD « Jouissons de nos beaux ans !« ,chant français, 

je me suis rendu compte que ces CDs n’ont en commun que l’Ouverture _ ce chef d’œuvre transcendant ! Écoutez la ici (4′ 43)  _ de « Zaïs » de Rameau,

et des emprunts d’ailleurs différents, d’une part à la « Zaïde, reine de Grenade » de Royer _ un rondeau et une chasse en rondeau, pour le CD d’Alexis Kossenko ; et un air pour les Turcs en rondeau, pour le CD de Cyrille Dubois et György Vashegyi  _, et d’autre part au « Titon et l’Aurore » de Mondonville _ une musette, pour l’un ; et un air de Titon, pour l’autre…

Mais le CD Dubois-Vashegyi nous fait accéder à des extraits d’œuvres de compositeurs français jusqu’ici oubliés tels que François-Lupien Grenet (Paris, 1700 – Lyon, 25 février 1753), Louis-Joseph Francœur (Paris, 8 octobre 1738 – Paris 10 mars 1804), Pierre Iso (ca. 1715 – ca. 1794) et Jean-Baptiste-Philibert Cardonne (26 juin 1730 – après le mois d’août 1792) ;

tandis que le double CD Kossenko, lui, sort des ténèbres de l’oubli, des extraits d’œuvres de René de Galard de Brassac, marquis de Brassac (La Roque, 1698 – Paris, 1771), Joseph-Hyacinthe Ferrand (1709 – 1791), Jean-Claude Trial (Avignon, 13 décembre 1732 – Paris, 3 juin 1771) et Louis Granier (Toulouse, 1725 – Toulouse, 1800)…

Leurs musiques méritent notre écoute…

Ce lundi 25 septembre 2023, Titus Curiosus – Francis Lippa

Découvrir Mathieu Pordoy merveilleux de poésie aussi au piano, en son CD avec Marina Rebeka, « Voyage » _ et tout particulièrement en son jeu éblouissant dans « La Flûte enchantée » de Maurice Ravel…

22juin

Désirant découvrir aussi, au disque, la personnalité de Mathieu Pordoy cette fois au piano _ et pas seulement en son merveilleux travail décisif, mais discret, « dans l’ombre« , de chef de chant ; cf mon enthousiaste article d’hier : « «  _

je me suis procuré son CD, avec la magnifique soprano Marina Rebeka _ le CD Prima Classic PRIMA014, paru le 16 septembre 2022 _, « Voyage« …

Et le merveilleux _ oui ! _ de ce que Mathieu Pordoy a su obtenir des chanteurs qu’il a « coachés« dans la si délicate à « attraper » et vraiment vraiment réussir « Heure espagnole » de Maurice Ravel _ j’en reviens une fois encore au transcendant miracle des 3′ 26 de la vidéo (dansante !) de l’enregistrement, les 24 et 25 mars 2021, du quintette vocal final sous la direction proprement magique de François-Xavier Roth, avec ses merveilleux Siècles ; à comparer avec les 3′ 06 du podcast de l’enregistrement Maazel, en 1965, avec pourtant rien moins que les talents magnifiques de Jane Berbié, Michel Sénéchal, Jean Giraudeau, Gabriel Bacquié et José Van Dam ; c’est dire le degré de hauteur du défi qu’a permis de relever et si merveilleusement réussir le chef de chant Mathieu Pordoy, aux talents supérieurs de comédiens-chanteurs extraordinaires qu’ils sont, eux aussi, d’Isabelle Druet, Julien Behr, Thomas Dolié et Jean Teitgen : chapeau, les artistes !.. Quelle performance d’intelligence et sensibilité du chant ! Quelle compréhension supérieure du génie si fin et malicieux de Ravel… C’est un enchantement dont on n’arrive décidément pas à se lasser… _,

eh ! bien!, il n’est que d’écouter tout ce que réalise au piano dans cet hyper-sensuel « Voyage » avec Marina Rebeka Mathieu Pordoy pour le retrouver, cette fois dans l’art de servir au plus haut l’art de la mélodie ;

et tout spécialement dans « La Flûte enchantée » (extraite de la « Shéhérazade » de Maurice Ravel et Tristan Klingsor) dont Mathieu Pordoy tire des sonorités musicales absolument magiques, inouïes jusqu’ici…

Je n’ai hélas pas découvert jusqu’ici de podcast ou de vidéo qui m’aurait permis de le faire écouter ici…

Mais voici trois très pertinents articles de commentaires de ce CD, sous les plumes

de Matthieu Roc, sur le site de ResMusica, le 11 octobre 2022 : « Beau voyage aux frontières de la mélodie française avec Marina Rebeka » ;

de Charles Sigel, sur le site de forumopera.com, le 16 octobre 2022 : « Voyage en douce » ;

et de Laurent Bury, sur le site de premiereloge-opera.com, le 21 octobre 2022 : « Voyage, le nouveau disque de Marina Rebeka _ Plus loin que la nuit et le jour« .

C’est une bonne idée du Palazzetto Bru Zane _ l’ami Étienne Jardin signe la présentation du livret du CD… _ de parrainer ce disque co-produit par Marine Rebeka et , et d’explorer un florilège de mélodies dont le caractère français est soit ambigu, soit partagé avec d’autres identités nationales.

Sur le thème du voyage, ce disque rassemble quelques items connus et évoquant un Orient fantasmé (Duparc, Ravel, Fauré, Saint-Saëns, Widor), mais surtout, il nous permet de découvrir des pièces de Gounod écrites en Angleterre sur des textes italiens, d’autres de Pauline Viardot écrites en Allemagne sur des textes russes, ou encore de l’alsacienne Marie Jaëll dont on ne saurait dire s’il s’agit de Lieder ou de mélodies françaises. Ce n’est pas seulement le rêve d’ailleurs qui est exploré, mais aussi la transnationalité _ en effet, c’est très bien vu… L’ensemble fait _ déjà _ un programme « border-line » tout à fait captivant _ absolument…

Si on prend pour jauge l’Invitation au voyage de Duparc _ et Baudelaire _ et La flûte enchantée de Ravel _ et Klingsor _, et si on affirme qu’à côté de ces merveilles, aucun des morceaux choisis ne pâlit ou ne démérite, on prend la mesure _ voilà ! _ de la qualité des mélodies _ en effet. Ceux de Marie Jaëll sont particulièrement intéressants. On découvre dans Rêverie une mise en musique admirable des vers de Victor Hugo (Orientales), avec une étonnante mise en évidence du désir d’absolu ou du rêve d’un Eden sur terre, qui sous-tend toutes ces poésies évoquant un ailleurs inatteignable. Le cycle des « Quatre mélodies » a cette particularité d’avoir été d’abord cinq Lieder… Marie Jaëll (née Trautmann) a dû s’habituer en 1870 (à 24 ans), à être Allemande et à publier en allemand des pièces qui seront créées plus tard en français, quitte à en supprimer une au passage. Ont-elles été pensées en français ou en allemand ? Sont-ce des mélodies ou des Lieder ? Peu importe : Dein est bouleversant de tendresse, Der Sturm très efficace dans la description de l’orage en reflet des mouvements de l’âme, Die Vöglein d’une beauté très raffinée. Die Wang ist blass achève de distiller une tristesse à la fois élégante et profonde. Les mélodies de Pauline Viardot, soit en italien, soit en russe (de son ami Tourgueniev) montrent aussi une belle variété de caractères, de sentiments, de paysages, avec sans doute plus de sérénité que Marie Jaëll, mais sans aucune superficialité. A côté de ces deux compositrices qui font plus de la moitié du programme, on se délecte encore de deux savoureux Saint-Saëns _ Désir de l’Orient et La madonna col bambino _, une pittoresque Chanson slave de Cécile Chaminade (qui fait fortement penser à Lalo ou Bizet), d’une charmante Chanson indienne de Charles-Marie Widor, ainsi que d’autres mélodies plus fréquentées.

Chanter des mélodies dans toutes ces langues (français, allemand, italien, toscan, russe…) relève de la gageure _ oui _, et Marina Rebeka semblait à même de la relever. La voix est superbe _ oui ! _, robuste, homogène dans toute son étendue et elle est manifestement polyglotte, tous les idiomes étant honorablement _ voilà… _ articulés. Le problème _ que relève ici Matthieu Roc _ est celui de beaucoup de ces voix athlétiques, gutturales et hypervibrantes, dont l’émission compromet l’intelligibilité des mots, ceux-ci manquant de projection dans le masque _ voilà. On reconnait les syllabes, mais pas les phrases _ et là est bien sûr le fâcheux…, que ce soit en français, allemand ou italien, cela ampute les pièces de la dimension poétique du texte _ un indispensable de l’art de la mélodie _, nous prive d’une bonne part de l’émotion, et fait plafonner le plaisir au niveau de l’esthétisme. Sans doute conscient du problème _ oui _, Matthieu Pordoy déploie sur un piano somptueux _ oui _ des merveilles _ absolument ! _ de sensibilité et d’inventivité _ et d’intelligence, des textes comme de la musique… Ses phrases _ au piano _ sont magnifiques, ses dynamiques _ en leur galbe et leur élan superbes _, ses petites intentions _ que Mathieu Pordoy sait rendre au millimètre près : tout cela, très finement entendu, est très juste _ prouvent une compréhension intime _ oui ! Mathieu Pordoy possède le génie de l’intimité… _ des poésies _ ce qui est absolument indispensable à l’art d’interpréter la mélodie… Le prélude de la mélodie de Widor est particulièrement réussi. Il arrive à sauver _ mieux que çà : il les sublime… _ le Duparc et le Ravel _ qu’il ne faut surtout pa manquer : ce qu’y fait, au piano, Mathieu Pordoy, est sublime… _ en les jouant comme un nocturne de Fauré, prenant entièrement à sa charge l’aura poétique _ oui, oui, oui _ des morceaux, la soprano faisant du beau son, et l’auditeur qui connait son texte par cœur faisant le reste. Pour les autres, surtout Jaëll et Viardot, la curiosité, le plaisir de découvrir du peu ou du pas connu rachète la prononciation _ l’élocution, et surtout essentiel l’élan des phrases…

En somme, c’est effectivement un beau voyage auquel nous invitent Marina Rebeka et Mathieu Pordoy. L’itinéraire est passionnant, le wagon luxueux, la compagnie distinguée, les paysages magnifiques… mais au bout de quelques étapes, la frustration gagne _ un peu _, et on a envie de briser la glace pour sentir enfin la réalité _ en toutes ses infra-dimensions de poésie _ de toutes ces merveilles qui nous sont données à voir ou à entendre. Un disque de découverte, donc, mais d’attente.

Henri Duparc (1848-1933) : L’Invitation au voyage. Cécile Chaminade (1857-1944) : Chanson slave. Maurice Ravel (1875-1937) : La Flûte enchantée. Camille Saint-Saëns (1835-1921) : Désir de l’Orient ; La Madonna col bambino ; Alla riva del Tebro. Charles-Marie Widor (1844-1937) : Chanson indienne. Gabriel Fauré (1845-1924) : Les Roses d’Ispahan. Charles Gounod (1818-1893) : Perché piangi ? ; Oh ! Dille tu !. Marie Jaëll (1846-1925) : Rêverie ; Dein ; Der Sturm ; Die Vöglein ; Ewige Liebe ; Die Wang’ ist blass. Pauline Viardot (1821-1910) : L’innamorata ; La Mésange ; Le Saule ; Sérénade ; La Fleur ; Soupir… ; Invocation.

Marina Rebeka, soprano ; Mathieu Pordoy, piano.

1 CD Prima Classic.

Enregistré en mai 2021 au Latvian Radio Studio à Riga, Lettonie.

Texte de présentation en français et anglais, poèmes donnés dans leur langue originelle et traduits en anglais.

Durée : 74:13

16 octobre 2022

Le titre « Voyage » est un peu bateau (pardon !), mais le programme l’est moins _ oui : il sait voyager en terres pas trop fréquentées jusqu’ici ; et hors des clichés (touristiques !) rebattus… On peut imaginer qu’il reflète la collaboration entre Marina Rebeka et Alexandre Dratwicki, directeur artistique du Palazzetto Bru Zane à qui rien du répertoire français du 19e siècle n’est _ en effet _ inconnu _ merci Alexandre ! Merci Etienne Jardin… Mais on y sent aussi _ et beaucoup ! _ la patte _ voilà ! _ d’un magnifique pianiste _ ô combien ! _, Mathieu Pordoy, qui fait respirer _ pleinement et si intelligemment _ la musique, et celle d’un producteur/ingénieur du son, Edgardo Vertanessian, souvent dans l’ombre de Marina Rebeka _ pour leur label Prima Classic _, et qui fait des merveilles : trouver l’équilibre juste entre une voix aussi puissante et un piano, d’ailleurs superbe _ oui _, dont on entend _ scintiller _ toute la palette de sons, et être le premier auditeur, celui qui conseille _ Mathieu est aussi chef de chant _, c’est essentiel dans la réussite d’un disque.

Marie Jaëll : découverte

La révélation (pas seulement pour nous j’imagine), ce sont les six mélodies de Marie Jaëll (1846-1925). Cette Alsacienne, née Marie Trautmann, fut une pianiste virtuose, à qui Liszt avait promis une grande carrière, qu’elle accomplit d’ailleurs conjointement avec son mari Alfred Jaëll, célèbre en son temps. Ses deux concertos pour piano ont été donnés et enregistrés et son œuvre entier pour piano existe au disque (par Cora Irsen). Amie de Saint-Saëns et de Fauré, autrice de beaucoup de musique de chambre, elle s’intéressa intensément à la pédagogie du piano, notamment au toucher, et ses écrits théoriques sur la psychophysiologie montrent un esprit pionnier.


Personnage d’une énergie folle, désireuse avant tout de créer, contemporaine de Louise Farrenc ou de Mel Bonis, on la redécouvre (un peu) de nos jours après un long oubli. Schéma connu.


Marie Jaëll © Bibliothèque de Strasbourg

D’abord on sera intrigué par le très insolite Rêverie sur un poème de Victor Hugo, qui semble errer dans une incertitude tonale, sur les arpèges très éthérés du piano, et non moins surpris par ses cinq mélodies en allemand, d’une puissance insensée _ c’est vrai _, sur des poèmes écrits par elle.


Elles furent éditées en Allemagne en 1880. D’un romantisme tardif, dans la ligne de Brahms ou de Liszt, elles font appel à de grands moyens vocaux (Marina Rebeka les a) et à une tessiture d’une longueur redoutable. L’effusion amoureuse de Dein, l’intensité et la violence de Der Sturm, la légèreté puis la mélancolie de Die Vöglein, l’élan à la Schumann d’Ewige Liebe, le désespoir de Die Wang’ ist blass, toute cette aventure intérieure, qu’on peut penser autobiographique, Marie Jaëll la transpose puissamment, sans sensiblerie. Et Marina Rebeka la transmet avec noblesse, parfois avec virulence, parfois en suspendant le temps : souffle inépuisable, sûreté de la ligne vocale, limpidité du timbre, magnifiques pianissimi et jamais de sensiblerie… _ en effet.

La Russie de Viardot

Les six mélodies russes de Pauline Viardot qui viennent ensuite ont des ambitions plus modestes, mais beaucoup de charme. Sans doute composées pendant le long exil à Baden-Baden du couple Viardot, et pour le public de leurs amis, elles mettent en musique des poèmes de Pouchkine, de Fet ou du cher Tourgueniev, ami tendre de Pauline, qui l’introduisit à la poésie russe. Ces romances, Maria Rebeka y met une délicatesse teintée de nostalgie. Et surtout cette voix d’une pureté lumineuse _ oui.  Elle sait plier ses grands moyens à l’intimité d’une confidence de salon. Mais c’est toute sa puissance qu’elle retrouve dans Invocation sur un poème de Pouchkine, et là Viardot atteint à une grandeur pathétique et à une ampleur dignes de tous ceux qu’elle a servis et du grand personnage qu’elle fut, elle qui créa la Rhapsodie pour alto de Brahms.


Pauline Viardot © D.R.

Exotisme Troisième République

On avouera que certaines des mélodies choisies semblent d’un intérêt plus anecdotique ou pittoresque. Mais quel chic dans la Chanson slave de Cécile Chaminade, et quel soin à tirer le meilleur d’autres partitions, d’un orientalisme d’époque, tel Désir de l’Orient (1871) de Saint-Saëns (le texte est de lui, qui mélange la terre chinoise, une sultane enivrée et de blancs minarets), Saint-Saëns qui à vingt ans rêvait d’Italie, assez banalement d’ailleurs (La Madonna col bambino, sur un texte de saint Alphonse de Liguori), et poursuivait son retour à une Italie fantasmée avec Alla riva del Tebro, nettement plus inspirée.

Quant à Gounod, c’est dans une période de dèche à Londres, où il s’était exilé après la capitulation de Sedan, qu’il composa  pour se renflouer Perché piangi et Oh ! Dille tu. Il fallait plaire au public victorien en lui offrant un exotisme sans trop d’inattendu. Rebeka soutient ces partitions aimables avec panache.

Cela dit, malgré tout le talent qu’elle y met, la mélodie de Widor reste un pensum…

Passages obligés

Mais ç’aurait été dommage de se passer de quelques mélodies fameuses, sous prétexte qu’elles le sont.
L’Invitation au voyage (Baudelaire/Duparc) devient une pièce aérienne, se perchant sur les sommets de la voix. Marina Rebeka prend le parti d’en faire une grande chose, quasi un air d’opéra, vaste et radieux, et le toucher liquide _ oui _ de Mathieu Pordoy suggère à merveille les flots des canaux où flottent les vaisseaux…

La Flûte enchantée, deuxième mélodie de Shéhérézade (Klingsor/Ravel), rayonne _ oui, comme jamais _ de sensualité et de transparence _ absolument… La voix dorée s’alanguit, portée par un souffle inépuisable. Les couleurs du piano, tout aussi voluptueuses _ oui ! _, sont à l’unisson.

Les Roses d’Ispahan (Leconte de Lisle/Fauré) est d’un charme irrésistible _ oui _ et vaudrait le voyage à elle seule. La ligne serpentine de la mélodie, évoquant la silhouette de Leïla, la clarté du timbre, la diction distillée et impeccable (on ne perd pas un mot), le plaisir à séduire, les arabesques 1900, tout concourt à un plaisir teinté de mélancolie.

Qu’en est-il aujourd’hui de cet Orient-là ?

voilà.

D’abord mozartienne, puis belcantiste, Marina Rebeka s’illustre depuis peu _ au contact de Mathieu Pordoy ?.. _ dans la musique française. Il y eut Thaïs à Monte-Carlo en janvier 2021, plus récemment La Vestale au Théâtre des Champs-Elysées, avec à paraître un enregistrement estampillé Palazzetto Bru Zane. Au disque, il y avait eu au printemps 2020 Elle, tout entier consacré à l’opéra français. Et voilà que le nouveau disque que la soprano lettone revient, toujours sous son label Prima Classic, dans un répertoire où l’on ne l’attendait pas forcément : la mélodie française _ voilà. Et pas avec orchestre, mais avec piano, et accompagnée par rien moins _ mazette ! _ que Mathieu Pordoy. Surtout, le programme ne se contente pas de parcourir tous les lieux communs et passages obligés, mais propose au contraire d’explorer des pages inconnues de la plupart des mélomanes _ oui ! Rien d’étonnant à cela si l’on sait que le choix des pièces a été guidé par les conseils avisés du susdit PBZ _ Palazzetto Bru-Zane… Il est heureux qu’une artiste du calibre de Marina Rebeka ait le courage de s’aventurer au beau pays des raretés, et jamais audace ne se sera avérée aussi fructueuse, puisque Voyage offre son lot de vraies révélations.

La thématique de l’exotisme n’est certes pas d’une originalité folle, mais chacun conviendra qu’en dehors des « Roses d’Ispahan » et de l’incontournable « Invitation au voyage », à peu près tout de ce que l’on entend ici sort des sentiers battus _ en effet ; et c’est très très bien ! Même « La flûte enchantée », extraite de la Shéhérazade de Ravel, n’est pas si courante _ en effet _ dans sa version avec piano _ elle est absolument resplendissante. Et si le programme inclut un peu plus d’œuvres de compositrices que de compositeurs (14 plages sur 23), ce n’est pas simplement pour être dans l’air du temps. Le « Chant slave » de Cécile Chaminade est plein de caractère et de sauvagerie, et les mélodies de Pauline Viardot sur des poèmes russes dégagent un charme irrésistible. Quant à Marie Jaëll, à qui le Palazzetto avait consacré un alléchant livre-disque en 2016, le recueil de cinq Lieder qu’elle publia en 1880 sur ses propres textes en allemand est un authentique chef-d’œuvre _ oui _, une partition ambitieuse qui mériterait amplement de figurer aux côtés des plus belles réussites des maîtres du genre, et sa « Rêverie » n’est pas moins impressionnante, digne de voisiner avec Duparc. On l’aura compris, le programme inclut des mélodies en langue étrangère par des compositeurs français, Gounod et Saint-Saëns écrivant sur des paroles en italien (émouvant « Perchè piangi ? » du premier, superbe « Alla riva del Tebro » du second).

L’auditeur sera d’abord surpris _ dés la première plage du CD, en effet… _ par les tempos très étirés adoptés sur ce disque : superposant son timbre au jeu scintillant _ oui !!! _ de Mathieu Pordoy, Marina Rebeka s’exprime dans un français de grande qualité, et la relative lenteur choisie pour certaines mélodies (le Duparc introductif, notamment _ oui : il surprend, en effet _, ou même « Désir d’Orient » de Saint-Saëns, dont on entend mieux que jamais la pulsation « arabe ») permet à sa voix de se déployer avec une grande sensualité _ oui. La soprano possède des ressources telles qu’elle parvient à conférer la fraîcheur nécessaire aux mélodies russes ou à « L’innamorata » de Pauline Viardot, aussi bien que leur caractère dramatique aux lieder de Marie Jaëll, d’une inventivité constante, et d’une ampleur quasi-wagnérienne en ce qui concerne le tumultueux « Der Strum ». Marina Rebeka s’y livre sans retenue et manifeste une expressivité et un dramatisme particulièrement remarquables _ oui. Heureux ceux et celles qu’une telle artiste a choisi de défendre : une nouvelle postérité leur appartient.

Un très beau récital, donc.

Et la découverte du formidable talent au piano aussi _ quelle poésie ! _ de Mathieu Pordoy. 

Ce qui vient excellemment éclairer aussi _ et réciproquement _ sa magistrale réussite en tant que chef de chant auprès des chanteurs.

Ainsi _ et j’y reviens encore ; tant j’ai de mal à m’en détacher présentement… _ que cela s’admire en ce final proprement miraculeux de sens _ intelligence et sensibilité admirablement réunies _ et de vie _ cf à nouveau la vidéo de l’enregistrement au mois de mars 2021_, où tous, y compris, et d’abord, le chef, dansent, et dans le plus juste tempo, si merveilleusement, de « L’Heure espagnole » de Maurice Ravel et Franc-Nohain, sous la formidable baguette de François-Xavier Roth dirigeant ses somptueux Siècles _ sur magnifiques instruments de l’époque de la création, en 1911…

Bravissimo !

Ce jeudi 22 juin 2023, Titus Curiosus – Francis Lippa

Le passionnant travail du magnifique Michael Spyres sur les amplitudes et l’histoire de la voix de ténor, en son nouveau stupéfiant CD « Contra-Tenor », après son « BariTenor » de 2022…

05mai

Après son déjà passionnant (et déjà stupéfiant !) CD « BariTenor«  _ le CD Erato 019029516664, enregistré à Strasbourg aux mois d’août et octobre 2020, et paru en 2021, avec l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg, sous la direction de Marko Letonja ; cf mes articles des 22 octobre (« « ), 23 octobre (« « ), 24 octobre (« « ) et 15 décembre 2021 (« « )… _,

le magnifique ténor qu’est l’immense Michael Spyres (Mansfield, Missouri, 1979), étend sa passionnante exploration des répertoires _ encore trop mal connus, et confusément répertoriés… _ de la voix de ténor, en ses divers et très larges ambitus,

par un nouveau stupéfiant CD, intitulé de manière un tantinet provocante, cette fois, « Contra-Tenor » _ soit le CD Erato 5054197293467, enregistré à la Villa San Fermo à Lonigo (province de Vicence, en Italie), du 15 au 22 septembre 2022, avec l’Ensemble (baroque bien connu !) Il Pomo d’Oro, dirigé par l’excellentissime Francesco Corti.

Soit, à nouveau, une magistrale réussite musicale.

Qu’on écoute, par exemple, les airs donnés en ces deux vidéos-ci :

en la première, l’air, virtuosissime, « Tu m’involasti un regno », extrait de l' »Antigono » (répété à Lisbonne au mois d’octobre 1755 _ mais non créé alors, à cause du terrible désastre du tremblement de terre de Lisbonne, le 1er novembre !!! _, d’Antonio-Maria Mazzonni (1717 – 1785) _ à comparer avec cette autre prise vidéo (d’une durée de 6’15) pour le même air, à Lisbonne, cette fois, en 2011, avec l’Ensemble Il divino sospiro dirigé par Enrico Onofri… _ ;

et en la seconde, l’air, aussi époustouflant _ de beauté, comme d’interprétation _, « Se il mio paterno adore », extrait du « Siroe » (créé à Rome le 12 janvier 1740), de Gaetano Latilla (1711 – 1788) ;

vidéos d’une durée respectivement de 6’17 et de 6’10.

J’ai réuni ici 5 liens à de bien intéressants articles parus en commentaire de ce tout nouveau CD « Contra-Tenor » de Michael Spyres,

auxquels on pourra accéder par ces liens-ci :

_  de Tim Ashley, sur le site de Gramophone _ sans date _, « Michael Spyres : Contra-Tenor« …

_ de Laurent Bury, sur le site de PremiereLoge-Opera.co, le 21 avril dernier, « Contra-Tenor par Michael Spyres _ et pourtant il chante ! « 

_ de Clément Demeure, sur le site de ForumOpera.com, le 21 avril aussi, « Contra-Tenor, Michael Spyres _ un jalon du chant baroque« 

_ de Pierre Giangiobbe, sur le site de Olyrix, le 22 avril, en suivant, « Michael Spyres, ténor contratenore dans son nouvel album« 

_ de Pierre Degott, sur le site de ResMusica, en date du 28 avril 2023, « Michael Spyres, ténor assoluto« 

Ce qui donne, pour ces articles en français, avec l’ajout de quelques remarques de ma part :

_ pour l’article « Contra-Tenor par Michael Spyres _ et pourtant il chante !  » de Laurent Bury :

Nous ne pouvions pas imaginer, rendant compte de son enregistrement des Nuits d’été, que Michael Spyres, à défaut de devenir soprano, se présenterait ensuite comme « contre-ténor ». Ce n’est évidemment pas ainsi qu’il convient de traduire le titre de son nouveau disque, où il apparaît plutôt sous l’aspect d’une haute-contre à la française _ voilà ! _, mais où il aborde aussi toutes sortes de rôles italiens destinés à cette tessiture qui, ainsi qu’il l’explique, n’existe pas, ou du moins, que nul n’a jamais pu définir très clairement : « la voix la plus virtuose et difficile à classer dans une catégorie spécifique », selon lui.

Ayant abordé l’opera seria mozartien après s’être fait connaître dans le répertoire des premières décennies du XIXe siècle (Rossini, Meyerbeer), Michael Spyres s’amuse depuis quelque temps à brouiller les pistes, et veut nous montrer qu’il peut chanter en baryton aussi bien qu’en ténor. Nouvelle démonstration avec le disque Contra-Tenor, mais cette fois dans le répertoire du XVIIIesiècle, le rôle-titre de Mitridate étant à peu près le seul qu’il a eu l’occasion de servir à la scène (même si on se rappelle une incursion haendélienne dans un Theodora donné en concert et enregistré dans la foulée).

Le programme de ce récital va donc de Lully à Piccinni, deux Italiens ayant connu le succès à Paris (et dans les deux cas sur un livret de Quinault _ en effet ! _, puisque Piccinni reprit pour son Roland _ en 1778 _ le livret que Lully avait utilisé un siècle auparavant _ en 1685 _), et s’il inclut un compositeur né en France – Rameau – et quelques Allemands déracinés – Haendel, Hasse, Gluck –, il faut bien reconnaître _ oui _ que, en ce CD Contra-Tenor les Italiens d’Italie se taillent la part du lion.

De Lully, il aurait sans doute été possible _ oui ! _ de trouver un véritable air, comme celui de Renaud dans Armide, par exemple, plutôt que cette minute et demie de déclamation extraite de Persée sur laquelle s’ouvre le disque _ peut-être en suivant l’exemple de Rockwell Blake en son CD « Airs d’Opéras français« , pour EMI, en 1994. Et entre ce Persée de 1682 et la Naïs de Rameau en 1749, n’y avait-il donc aucun compositeur français qui mérite d’être enregistré par le « Contra-Tenor », lui qui chante si admirablement notre langue ? _ la remarque est en effet très judicieuse…

Tous les Italiens du XVIIIe siècle défilent, y compris le trop rare Galuppi, et d’encore moins fréquentés, comme Gaetano Latilla ou Antonio Maria Mazzoni, qui offrent à Michael Spyres d’excellentes occasions _ mais oui ! _ de déployer son agilité vocale dans des arias exigeant non seulement une maîtrise du chant rapide et orné, mais imposant aussi d’impressionnants _ certes _ sauts d’octave, nouvelle preuve de l’étendue de son registre, lorsqu’il aligne d’impressionnants suraigus et de soudaines descentes dans le grave, sans jamais perdre de vue _ et c’est bien là le principal _ l’expressivité de ces pages (il parvient même à proposer une version personnelle d’un air aussi rabâché que « J’ai perdu mon Eurydice »).

Non content de vouloir aborder Wagner, le ténor américain réussit – en studio, en attendant la scène – à s’imposer dans des répertoires aux exigences tout autres. Quant à Il Pomo d’Oro, on savait l’ensemble familier de la musique italienne, mais on le découvre très à son aise aussi _ oui ! _ dans l’opéra français, avec une noble passacaille de Persée.

_ pour l’article « Contra-Tenor, Michael Spyres _ un jalon du chant baroque » de Clément Demeure :

Un jalon du chant baroque

En 2011, l’agent de Michael Spyres publiait sur YouTube « Tu m’involasti un regno », air de bravoure d’Antigono où l’on découvrait un ténor casse-cou aux moyens exceptionnels, sans doute le premier à rendre pleinement justice à ce genre de partition _ oui. Douze ans plus tard, désormais vedette internationale, l’Américain revient enfin à ce premier belcanto pour lequel il est idéalement taillé _ en effet, et cela sur tous les plans…

Et c’est un disque qui fera date _ sans nul doute. Dans son ambition comme dans sa composition, le programme renvoie à de multiples références. À Spyres lui-même pour commencer, d’Antigono _ de Mazzoni _ au Mitridate _ de Mozart _ dont il s’est fait la spécialité. Écho aussi au précédent Baritenor : avec Contra-Tenor, le chanteur opte encore malicieusement _ oui… Michael a aussi beaucoup d’esprit ! _ pour un terme adjacent, comme pour tourner autour _ oui, en creusant et déployant… _ de la catégorie « ténor » et railler la rigidité du Fach, ce système de registres vocaux qu’il ne cesse de dynamiter _ et c’est là un point en effet tout à fait important pour l’intelligence d’une telle démarche de la part de Michael Spyres… Il faut voir sa mine réjouie _ oui _ dans divers montages kitsch rappelant _ mais oui ; c’est fort bien vu… _ les facéties d’une certaine Bartoli. Un modèle assurément, tant l’Italienne a contribué à l’aggiornamento du chant baroque et joué _ oui _ avec les tessitures _ voilà... Restait à faire pour les ténors ce que Bartoli et d’autres ont réussi pour Bordoni, Farinelli et consorts… Entreprise bien peu tentée, surtout encore en combinant les répertoires français et italien1.

Comme toujours, Spyres entend ne rien s’interdire, et montrer qu’il peut exceller partout. En se confrontant à diverses références, ici au mythique album français de Rockwell Blake (comportant, et en ouverture de ce CD de Rockwell Blake, en 1994,  le même « En butte aux fureurs de l’orage »), là aux intégrales récentes de Vinci ou Porpora chez Decca. S’il se « contente » de tenir tête à Blake, dont la virtuosité jubilatoire est d’une netteté inégalable _ en dépit d’un timbre de voix plus contestable, lui _, Spyres surpasse nettement sa concurrence _ oui ! Jetons un voile pudique sur les infortunés chargés de ressusciter l’Achille in Sciro de Sarro à Martina Franca et Naples ; saluons l’autorité de Spyres dans « Si sgomenti », dont la tessiture grave gênait Juan Sancho, ou chez Vivaldi dans un air où la voix de Topi Lehtipuu se tassait ; oublions enfin tous ces ténors « baroques » essoufflés par les graves et les écarts épuisants de Bajazet. Autre clin d’œil du programme, l’extrait d’Arminio de Hasse répond crânement à Rodolfo Celletti qui, dans sa célèbre Histoire du bel canto (1983), y voyait « un des airs exigeant le plus de virtuosité qui aient été écrits pour cette voix [le ténor] ».

C’est peu dire _ oui ! _ que Spyres se montre à la hauteur de ses ambitions. Conformément au principe du belcanto, la voix est homogène et bien assise dans le médium _ oui _, enjambe les intervalles sans effort apparent _ oui, et c’est absolument nécessaire… _ et dispense à l’envi _ et jubilation, oui _ trilles et vocalises. Il se permet _ aussi de réjouissantes _ incartades et nuances des tréfonds du grave au suraigu. Manière de remettre les pendules à l’heure : le primo tenore d’opera seria n’est ni un évangéliste façon Bach, ni un ténor di grazia censément « mozartien » _ c’est fort juste ! Le programme parcourt chronologiquement _ oui _ l’évolution des styles et des vocalités entre France et Italie. Résolument sombre dans les airs de Vivaldi (transposition d’un air pour castrat), Haendel et Vinci, évocations des baryténors Borosini (1695 – 1747) et Pinacci (1695 – 1750) _ des noms à retenir _, Spyres se montre plus prodigue d’aigus à partir du galant « Nocchier che mai non vide » de Porpora. À compter des années 1730, le primo tenore se hisse au rang de premier antagoniste _ voilà… _ dans des emplois stéréotypés de pères et hommes de pouvoir inquiets aux passions chaotiques. Véhicules idéaux pour une nouvelle génération de ténors capables de rivaliser _ c’est cela, sur la scène _ avec les castrats et divas dans l’extravagance d’ambitus étirés et la complexité des vocalises _ oui _ : Spyres convoque les mânes de monstres vocaux comme Amorevoli (1716 – 1798) (Sarro et Hasse, image ci-dessus), Babbi (1708 – 1768) (Mazzoni et Latilla) et Ettore (1740 – 1771) (Mozart).

Même si rien dans le programme n’est routinier, seules trois pages sont de vraies premières mondiales. « Solcar pensa un mar sicuro » de Hasse (Arminio, 1745) tisse une parabole maritime sur d’ondoyantes dentelles de trilles, tandis que Galuppi (Alessandro nell’Indie, 1755) distille son charme mélodique habituel dans un air sensible « Vi trofeo d’un alma imbelle » où l’aigu doit être sollicité sans brusquerie jusqu’au contre-ut. Mais le clou du spectacle, c’est _ très probablement _ l’allegro « Se il mio paterno amore » du Siroe de Gaetano Latilla (1740). Multiples plongeons du la3 au ré2, descentes dans le registre de basse jusqu’au sol1, entêtantes vocalises et roulades déferlantes, tout est exécuté avec une autorité _ et plénitude, oui _ qui laisse bouche bée. En revanche, si l’on comprend _ et combien !!! _ que Spyres ait souhaité laisser une gravure « propre » _ oui _ de l’air spectaculaire « Tu m’involasti un regno » de Mazzoni qui a contribué à le faire connaître – roulade sur trois octaves incluse –, le doublon était moins nécessaire pour « Se di lauri » _ du Mitridate de Mozart _, que l’on préfère dans l’intégrale Minkowski gravée seulement deux mois plus tard.

L’Américain était moins attendu dans la tragédie lyrique _ française… Le hiatus stylistique est manifeste, mais les récitals romantiques associent souvent Donizetti et Gounod, Massenet et Verdi sans que personne n’y trouve à redire : l’idée de confronter les genres au siècle précédent se défend. Dans le français clair et éloquent _ superbissime ! _ qu’on lui connaît, Spyres relève le défi de tessitures nettement plus élevées, avec des allègements bienvenus dans les trois ariettes de réjouissance choisies qui, de Lully à Piccinni, trahissent un goût croissant pour la vocalise. En virtuosité pure _ mais est-ce là l’essentiel ? non… _, l’Américain surclasse Reinoud van Mechelen, qui conserve néanmoins notre faveur dans ce répertoire et rend lui aussi de très beaux hommages à ses devanciers (Dusmeny, Jéliote et bientôt _ nous l’attendons impatiemment _ Legros). L’unique déploration proposée (« J’ai perdu mon Eurydice » de 1774) est ce qui convainc le moins _ mais cela se discute… Pour autant, cela ne signifie pas _ certes ! et ce serait là très déplorablement bien réducteur… _ que l’album, indéniablement démonstratif, ne vaut que pour ses tours de force. Une fois passée la stupéfaction initiale, on goûte _ et combien !!! _ la finesse _ merveilleuse _ d’un interprète qui sait _ et comment ! _ ce qu’il chante, varie les couleurs, sculpte le verbe sans confondre _ jamais _ déclamation et aboiement _ cette déclamation si fondamentale dans tout l’art musical français _, et ne néglige _ en effet _ aucune nuance dramatique. Ajoutons à cela des variations excitantes et de bon goût _ toujours : cela aussi étant absolument nécessaire _, dans les reprises da capo.

Il Pomo d’oro _ une fois encore, et comme à chaque fois, à son niveau d’excellence… _, dirigé par _ le toujours parfaitFrancesco Corti, étonne tout autant _ mais oui _ que le soliste par son adéquation aux différents styles, par exemple _ mais c’est le seul morceau purement instrumental du CD _ la passacaille de Persée. Les tempi sont justes, la technique est sans faille, et si l’orchestre laisse _ mais oui _  la star briller, il contribue également à hausser ces versions au-dessus des concurrentes, en tout cas pour le versant italien. Et à faire de cet album un nouvel étalon _ voilà !!!! _ dans l’interprétation de l’opera seria.

  1. En 1970, Peter Schreier avait proposé un disque baroque (Italienische Belcanto-Arien), et en 1993 Ernesto Palacio avait gravé Re ed Eroi di Pietro Metastasio sous la baguette de Tamás Pá. S’il faut rendre hommage à leurs efforts précurseurs, le style – surtout à l’orchestre – et la timidité technique en font surtout des documents. D’autres ténors ont depuis conçu des récitals consacrés à Haendel et parfois Vivaldi, voire des programmes franchement originaux ou ambitieux. L’album Gluck fort réussi de Daniel Behle (2014), qui mêle aussi airs pour haute-contre et opera seria, est celui qui se rapproche le plus du projet de Michael Spyres. L’Allemand compte d’ailleurs continuer sur ce terrain cette année à Bayreuth (Kings of bravura).

_ pour l’article « Michael Spyres, ténor contratenore dans son nouvel album » de Pierre Giangiobbe :

Après BariTénor, Michael Spyres continue d’explorer _ oui, et c’est passionnant ! _ les frontières de sa tessiture _ voilà _ et passe “de la cave au grenier” avec son nouveau disque Contra-Tenore, replongeant pour s’élever vers le répertoire baroque pour voix masculine aiguë, en compagnie de l’orchestre Il Pomo d’Oro dirigé par Francesco Corti pour un disque Erato-Warner Classics.

Le précédent album questionnait la frontière grave _ voilà _ entre ténor et baryton, celui en fait de même pour la frontière aiguë _ oui ! _, et il le fait de la même manière, avec une forme de flou artistique aussi. Si le choix de répertoire est bien délimité (ce nouveau projet remonte au baroque, et s’arrête donc là où le précédent album commençait), le titre du disque et le propos du livret _ extrêmement intéressant en ses analyses détaillées, il faut le souligner _ posent une série de questions _ oui ! _ jouant sur les termes et les strates historiques. Le « contra-tenore » n’est en effet pas _ oui, oui !!!  _ le « contre-ténor » d’aujourd’hui, celui qui a succédé au castrat, mais veut au contraire désigner le ténor qui, à l’époque baroque, rivalisait justement _ sur la scène _ avec les castrats. Comme le rappelle le livret, ces ténors pouvaient déjà être désignés par toute une série _ non codée, et pour cause : chaque chanteur faisait (et osait !) avec ses propres moyens… _ d’appellation : ténor-basse, baritenore, contre-ténor et haute-contre, ou encore taille. Michael Spyres, continue donc _ voilà _ son exploration _ passionnante _ de ces déclinaisons en s’intéressant ici au spectre aigu, le « contre » pouvant aussi bien définir le haute-contre à la française que le contre-ténor italien, mais pas _ en effet ! _ le contre-ténor à la voix de fausset.

Et finalement, c’est encore une autre voix que le chanteur vise et qu’il met en avant : celle du « tenore assoluto » dont la tessiture balaye l’ambitus allant du bariténor au contre-alto (voix grave féminine), un terme qui est depuis devenu le surnom superlatif d’Enrico Caruso, « Tenore Assoluto« , rajoutant encore à la confusion.

Michael Spyres vise donc le contra-tenore-assoluto-barocco _ si l’on veut… _ en prêtant sa voix à l’étendue spectaculaire _ certes, mais jamais forcée au final… _ aux rôles composés par Lully, Haendel, Rameau et plus tardivement Gluck et Mozart (et le disque fait également découvrir quelques morceaux de Johann Adolf Hasse, Baldassare Galuppi ou Gaetano Latilla, enregistrés pour la première fois).

Cet album est un hommage à l’habileté technique _ mais pas seulement ! Ce serait là terriblement réducteur ! _ de l’interprète. Trilles, mordants, fioritures sont au rendez-vous, exécutés avec souplesse _ et naturel, comme il se doit… _, d’une voix toujours projetée avec l’éclat d’un vibrato sémillant. Michael Spyres s’illustre autant dans les pyrotechnies vocales du répertoire italien que dans le raffinement sobre _ nécessairement : un art de la délicatesse, jamais forcée… _ du grand style français. Sa prononciation est _ parfaitement _ soignée dans ces deux langues. Naviguant entre les registres, il déploie tantôt un grave satiné « barytonant », voire « basso » large et profond, tantôt un aigu fulgurant. Plusieurs morceaux l’amènent dans l’extrême-aigu sur la cadence (jusqu’au contre-fa, voire au-delà). La voix s’affine sans basculer en falsetto _ en effet _ et reste nettement _ oui _ timbrée.

Les musiciens de l’orchestre Il Pomo d’Oro mettent toute leur expertise _ très grande _ du répertoire baroque au service notamment des pièces oubliées, déployant une riche palette sonore emportée par un pupitre de cordes particulièrement vif et endiablé (sans oublier les nuances _ capitales _ données par la direction précise _ et justissime _ du chef et claveciniste _ excellent, chaque fois !Francesco Corti, qui confère à cette musique tout son caractère vivant et aérien) _ absolument : beaucoup de fluidité et de vie…

De quoi, au final, se laisser emporter _ sans la moindre réticence, jamais _ par la virtuosité absolue _ mais pas gratuite, ni capricieuse : Michael Spyres n’est pas Cecilia Bartoli… _ de cette musique, qui justement déborde _ avec esprit _ tous les cadres, toutes les cases et appellations : en vers et contre-ténors.

_ pour l’article de Pierre Degott « Michael Spyres, ténor assoluto » :

Dans un programme riche et éclectique, se livre à une nouvelle démonstration de virtuosité et de versatilité _ mais jamais gratuites ni capricieuses. Un récital qui fera date _ oui _, et qu’on rangera à côté _ et sans l’y amalgamer _ des plus grandes réussites récentes de tous nos contreténors préférés.

Est-il ténor, baryton, baryténor, haute-contre, Heldentenor, maintenant contra-ténor ? se pose décidément beaucoup de questions, pour le plus grand bonheur de ses auditeurs _ en effet _ qui n’auront aucun mal à se faire leur propre avis. Si l’album intitulé Baritenor avait moyennement convaincu _ pas moi : j’en suis enthousiaste _ , cet album consacré aux grands airs baroques devrait, lui, rallier tous les suffrages. Le choix du programme, tout d’abord, qui de Lully à Mozart couvre l’exploration de la tessiture de ténor sur toute la période baroque, devrait satisfaire tous les amateurs de musique ancienne. Un air par compositeur, de quoi ravir les admirateurs de musique italienne comme de musique française _ bien distincts cependant. Le projet de Michael Spyres est visiblement de convaincre qu’à côté de la voix de castrat, le ténor baroque avait lui aussi _ mais oui ! _ son mot à dire, même s’il est vrai que la tessiture de cette voix n’était pas aussi nettement définie _ en effet _ qu’elle l’est devenue plus tard au XIXᵉ siècle. Le haute-contre à la française de Lully et de Rameau, convenons-en, a peu à voir _ en effet !!! _ avec le ténor barytonnant de Haendel, illustré ici par le Bajazet de Tamerlano. Ce personnage évolue en effet dans une tessiture relativement grave qui a permis encore récemment à Plácido Domingo, ténor alors redevenu baryton, de se tailler un beau succès dans le rôle….

 

Dans les deux types de tessiture, Michael Spyres se montre souverain _ oui _, même si l’on se permettra de préférer ses couleurs vocales dans le haut-médium de la voix. Son extension dans le grave, si elle commande le respect, n’a pas la même qualité de timbre que la partie plus élevée de l’instrument. On n’en apprécie pas moins les variations dans les notes basses de certains airs, dont le « Se il moi paterno amore » du Siroe, re di Persia, enregistré en première mondiale. Dans toutes les plages réunies sur cet album, lesquelles feront entendre quelques tubes du baroque et du classicisme naissant comme des nouveautés absolues _ les deux _, Spyres se montre un technicien hors pair _ mais pas seulement, et loin de là : un merveilleux artiste lucide aussi… La voix est homogène sur tous les registres, des extrêmes graves aux extrêmes aiguës, et enjambe les intervalles les plus folles sans la moindre difficulté _ quelle suprême fluidité… Elle offre tout au long du programme, et sans le moindre effort, trilles, mordants et vocalises, s’autorisant des incartades _ mais jamais folles _ autant dans le suraigu que dans les tréfonds du registre de basse. Le spectaculaire « Tu m’involasti un regno » extrait de l’Antigono de Mazzoni fait entendre une vocalise sur rien moins que trois octaves. Cerise sur le gâteau, Spyres sait également dire un texte et son interprétation de « J’ai perdu mon Eurydice », dans un excellent français, est une des plus émouvantes qu’on ait pu entendre ces dernières années _ mais oui ; et en quel admirable français !

Un tour de force vocal, donc, qui rappelle que virtuosité technique et expressivité _ voilà _ ne sont en rien incompatibles. On aura rarement été autant convaincu par un récital d’airs baroques, autant pour la variété des airs sélectionnés que par la maîtrise de la technique vocale et par celle de l’art de la diction _ oui !!! _ et de l’interprétation _ admirable. Il Pomo d’oro, dirigé ici par , est un ensemble instrumental aujourd’hui bien connu _ pour sa régulière excellence !! Tout comme le soliste, il montre sa parfaite adéquation _ oui _ aux différents styles _ très divers _ représentés sur ce programme à l’éclectisme rare _ oui _ pour un enregistrement estampillé « baroque ». Sa contribution _ voilà _ au succès de l’entreprise se doit d’être dûment signalée.

Contra-tenor.

Jean-Baptiste Lully (1632-1687) : « Cessons de redouter » et Passacaille extraits de Persée.

Georg Friedrich Haendel (1685-1759) : « E il soffrirete … Empio per farti guerra » extrait de Tamerlano.

Antonio Vivaldi (1678-1741) : « Cada pur sul capo audace » extrait de Artabano, re de’ Parti.

Leonardo Vinci (1690-1730) : « Si sgomenti alle sue pene » extrait de Catone in Utica.

Nicola Porpora (1686-1768) : « Nocchier, che mai non vide » extrait de Germanico in Germania.

Domenico Sarro (1679-1744) : « Fra l’ombre un lampo solo » extrait de Achille in Sciro.

Baldassare Galuppi (1706-1785) : « Vil trofeo d’un alma imbelle » extrait de Alessandro nell’Indie.

Gaetano Latilla (1711-1768) : « Se il mio paterno amore » extrait de Siroe, re di Persia.

Johann Adolf Hasse (1699-1783) : « Solcar pensa un mar sicuro » extrait de Arminio.

Jean-Philippe Rameau (1683-1764) : « Cessez de ravager la Terre » extrait de Naïs.

Antonio Maria Mazzoni (1717-1785) : « Tu m’involasti un regno » extrait de Antigono.

Christoph Willibald Gluck (1714-1787) : « J’ai perdu mon Eurydice » extrait de Orphée et Eurydice.

Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) : « Se di lauri » extrait de Mitridate, re di Ponto.

Niccolò Piccinni (1728-1800) : « En butte aux fureurs de l’orage » extrait de Roland.

Michael Spyres, ténor ;

Il Pomo d’oro, direction : Francesco Corti.

1 CD Erato.

Enregistré du 15 au 22 septembre 2020 à la Villa San Fermo de Lonigo (Italie).

Notice de présentation en anglais, français et allemand.

Durée : 72:54

 

Voilà pour ces articles annotés.

Le CD enfile ses 14 airs dans l’ordre _ presque, à une exception près : les airs de Vivaldi (en 1716) et de Haendel (en 1724), intervertis dans l’ordre du CD, pour une raison qui m’échappe… _ strictement chronologique de leur création (ou composition, pour l’air de Mazzoni qui n’a pu être créé à Lisbonne à cause des destructions du terrible tremblement de terre, alors que l’opéra « Antigono » était en répétitions..) :

_ 1682, pour l’air extrait de « Persée » de Lully, créé à Paris le 18 avril 1682

_ 1716, pour l’air extrait d' »Artabano, re de’ Parti » de Vivaldi, créé à Venise le 18 janvier 1716

_ 1724, pour l’air extrait de « Tamerlano » de Haendel, créé à Londres le 31 octobre 1724

_ 1728, pour l’air extrait de « Catone in Utica » de Vinci, créé à Rome le 19 janvier 1728

_ 1732, pour l’air extrait de « Germanico in Germania » de Porpora, créé à Rome en févrierl 1732

_ 1737, pour l’air extrait d' »Achille in Sciro » de Domenico Sarro, créé à Naples le 4 novembre 1737

_ 1738, pour l’air extrait d' »Alessandro nell’Indie » de Galuppi, créé à Mantoue le 14 janvier 1738

_ 1740, pour l’air extrait de « Siroe, re di Persia » de Gaetano Latilla, créé à Rome  le 12 janvier 1740

_ 1745, pour l’air extrait d' »Arminio » de Hasse, créé à Dresde, le 7 octobre 1745

_ 1749, pour l’air extrait de « Nais » de Rameau, créé à Paris le22 avril 1749

_ 1755, pour l’air extrait d' »Antigono » d’Antonio-Maria Mazzoni, répété, mais non créé, à Lisbonne en octobre 1755

_ 1762, pour l’air extrait d' »Orphée et Eurydice » de Gluck, créé à Paris le 5 octobre 1762

_ 1772, pour l’air extrait de « Mitridate, re di Ponto » de Mozart, créé à Milan le 26 décembre 1772

_ 1778, pour l’air extrait de « Roland » de Piccinni, créé à Paris le 27 janvier 1778.

Un CD indispensable.

Ce vendredi 5 mai 2023, Titus Curiosus – Francis Lippa

Le grand Michael Spyres dans les sublimes « Nuits d’été » d’Hector Berlioz et Théophile Gautier (version, avec orchestre, de 1856) : qu’en penser ?..

14avr

Les « Nuits d’été » d’Hector Berlioz sur des poèmes de Théophile Gautier, sont le plus sublime monument de la mélodie française ;

et Michael Spyres est un des plus merveilleux chanteurs en activité aujourd’hui.

Cependant, la prestation de celui-ci dans le CD « Les Nuits d’été Harold en Italie«  _ le CD Erato 5054197196850, paru le 18 novembre 2022 _, en un enregistrement à Strasbourg du 12 au 15 octobre 2021, sous la direction de l’excellent berliozien qu’est John Nelson, à la tête de l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg,

constitue une relative déception à mes oreilles et à mon goût :

pae ce que j’estime être un certain manque de naturel de l’interprète,

un peu trop opératique…

Voici l’opinion de Jean-Charles Hoffelé, en un article significativement intitulé « Timothy«  _ en l’honneur de l’altiste Timothy Ridout, en verve dans le « Harold en Italie » de ce CD Erato…en date du 7 janvier 2023, sur son site Discophilia :

TIMOTHY

…Passons à pieds joints _ rien que cela !!! _, sur le tour de force parfois pénible _ hélas, oui… _ des Nuits d’été selon Michael Spyres : si son « baryténor » lui permet d’offrir chaque mélodie dans sa tonalité originale, les dotant d’un français plus étudié que naturel _ hélas ! _, comment ne pas entendre que les notes lui résistent pourtant, plus que les sentiments d’ailleurs : Sur les lagunes est vraiment bien senti _ personnellement, je le trouve un peu trop théâtral, opératique… _, et évidemment John Nelson met à son orchestre une poésie, un art d’évoquer qui suffisent à rendre l’écoute attractive.

Pourtant, lorsque l’alto de Timothy Ridout murmure la première méditation de Byron de son archet diseur, soudain ce personnage qui manquait aux Nuits d’été parait. Il ne quittera plus l’auditeur au long de cet Harold en Italie débarrassé de toute grandiloquence jusque dans les tonnerres de l’orgie de brigands, voyage dans des paysages dont l’orchestre de peintre rêvé par Berlioz s’incarne enfin avec toutes ses subtilités : décidément les Strasbourgeois y sont étonnants, tout comme hier dans la Messe Glagolitique de Janáček. Mais c’est d’abord la sonorité ambrée du jeune altiste anglais qui vous cueillera.

Cet ambre des cordes, ce fluide de l’archet, quel altiste les aura possédés avant lui ? Lionel Tertis, et comme Tertis Timothy Ridout sait ce que chanter suppose, le phrasé, les mots imaginaires derrière les notes, les couleurs pour les émotions. Justement, il grave la transcription que Tertis réalisa à son usage du Concerto pour violoncelle d’Elgar, le compositeur l’ayant adoubée jusqu’à diriger la création de ce que l’altiste espérait comme un ajout majeur au répertoire de l’instrument.

Las, cette mouture singulière ne s’imposa pas, affaire de sonorité certainement, l’alto de Tertis était un mezzo haut et sa transcription tire à l’aigu, mais justement la sonorité claire de Timothy Ridout retrouve l’esprit de celle du transcripteur et dans l’orchestre savamment allégé par Martyn Brabbins donne à l’œuvre une couleur nostalgique émouvante.

Contraste total avec la Suite pour alto et orchestre aux couleurs extrêmes orientales que Bloch composa en 1919. C’est l’univers balinais qui ouvre le voyage (initialement Bloch avait intitulé le premier mouvement « Jungle »), le compositeur emportant son alto dans un orchestre hautement évocateur.

L’œuvre est demeurée rare, même au disque, elle culmine dans les lacis vénéneux d’un Nocturne ténébreux, moment magique où le jeune altiste déploie une incantation inquiète, phrasée pianissimo, d’une poésie fascinante, hypnose et sortilèges. Quelle œuvre !

LE DISQUE DU JOUR

Hector Berlioz (1803-1869)


Les nuits d’été, Op. 7, H. 81
Harold en Italie, Op. 16, H. 68

Timothy Ridout, alto
Michael Spyres, ténor
Orchestre Philharmonique de Strasbourg
John Nelson, direction

Un album du label Erato 5054197196850

Sir Edward Elgar (1857-1934)


Concerto pour violoncelle et orchestre en mi mineur, Op. 85 (arr. pour alto : Lionel Tertis)


Ernest Bloch (1880-1959)


Suite pour alto et orchestre, B. 41

Timothy Ridout, alto
BBC Symphony Orchestra
Martyn Brabbins, direction

Un album du label harmonia mundi HMM902618

Photo à la une : l’altiste Timothy Ridout – Photo : © Kaupo Kikkas…

Et lire aussi _ et surtout _ l’excellent article très détaillé, lui, de Laurent Bury, intitulé « Les Nuits d’été par Michael Spyres – et si en plus il était soprano ? » en date du 19 novembre 2022, sur le site de Première Loge :

Les Nuits d’été par Michael Spyres – Et si en plus, il était soprano ?

19 novembre 2022

Le label Erato poursuit son projet Berlioz dirigé par John Nelson, après notamment des Troyens très remarqués et un Benvenuto Cellini qui n’est pas non plus passé inaperçu. Le chef américain a trouvé ses interprètes de prédilection, que l’on retrouve donc d’un disque à l’autre (Joyce DiDonato, par exemple), mais pour graver Les Nuits d’été, il n’a pas choisi de respecter le souhait du compositeur, qui prévoyait _ en 1856 _ des chanteurs différents pour les six poèmes de Théophile Gautier. Ou du moins, il a préféré un seul interprète qui se targue d’avoir plusieurs voix. Ce n’est en effet plus un secret pour personne : après avoir longtemps été ténor, Rossini étant d’abord son terrain d’élection, Michael Spyres se présente désormais comme baryténor _ voilà ! cf par exemple mon article du 23 octobre 2021 : « «  _, alternant à volonté ces deux timbres, comme il le faisait récemment dans un disque portant exactement ce titre. C’est ce qui lui permet un exploit supplémentaire : respecter la tonalité d’origine pour chacune des pièces.

Heureusement, il ne prétend pas encore pouvoir être aussi soprano, mezzo, ou contre-ténor. Car, par-delà la performance physique, il n’est pas sûr que l’auditeur s’y retrouve vraiment _ aïe – aïe… D’une part, parce que l’on a plus d’une fois l’impression que Michael Spyres s’écoute chanter _ hélas… _ , tout content d’étaler des graves de baryton, voire de baryton-basse. C’est en particulier le cas dans « Le Spectre de la rose » _ ampoulé, en effet _ et dans « Sur les lagunes »  _ trop théâtral, opératique… _ : le chanteur se fait plaisir, s’enivre du beau son qu’il est capable de produire dans une tessiture où l’on ne l’attendait pas a priori, mais il en perd de vue l’émotion qui devrait affleurer _ avec bien plus de naturel… _ et qu’ont si bien su traduire d’autres artistes _ mais oui, à commencer par Régine Crespin ou Janet Baker, ainsi que pas mal d’autres… Il y a là un peu trop d’art et pas assez de naturel _ voilà, voilà ! C’est exactement ça ! De même, la Villanelle initiale manque _ voilà ! _ de fraîcheur : le tempo en est bien _ trop _ lent, et il manque surtout l’entrain _ voilà encore ! _ que l’on aimerait y entendre. De manière générale _ et c’est parfaitement juste _, c’est une approche très « opéra » qui a été adoptée ici  _ à tort !  en effet… _ , dont on peut penser qu’elle n’est pas forcément le meilleur choix pour cette partition qui, même orchestrée, n’est pas si éloignée de l’univers des salons _ mais oui _ auquel elle était au départ destinée.

La deuxième partie du recueil est en revanche beaucoup plus enthousiasmante _ et je partage complètement cet avis _, avec deux mélodies dans lesquelles on retrouve celui qui fut le plus somptueux des titulaires du Faust de La Damnation, qui savait nous tirer des larmes lorsqu’il invoquait la Nature immense. « Au cimetière » est une réussite totale _ oui, oui : sobre et juste, ai-je noté pour ma part… _, sur un texte qui convient à merveille au ténor – car c’est bien un ténor que l’on y entend, avec un chant qui relève bien plus de l’évidence _ oui ! et c’est cela qu’il faut pour entraîner la conviction… _ dès lors qu’il ne cherche plus à prouver quoi que ce soit. Michael Spyres y convainc pleinement _ oui _ et trouve _ enfin _ sans effort les accents les plus adéquats, avec cette diction stupéfiante du français qui est depuis longtemps sa caractéristique. « L’île inconnue » fonctionne aussi très bien _ c’est exactement ce que j’ai moi-même aussi noté ! _, prise à un tempo allant _ oui, oui _, et avec un bel effet de dialogue entre le nautonier et sa belle.

Le programme est complété par Harold en Italie avec le jeune altiste britannique Timothy Ridout en soliste. Déjà protagoniste des deux intégrales d’opéra mentionnées plus haut, l’Orchestre philharmonique de Strasbourg y livre également une fort belle prestation, John Nelson excellant à traduire les atmosphères évoquées par Berlioz, comme le montrait déjà « Au cimetière », décidément le sommet _ oui, avec L’île inconnue _ de ces Nuits d’été. Ah, si monsieur Spyres avait bien voulu partager avec ses camarades…

Voici aussi un choix de quelques liens _ au nombre de 5 _ à un florilège de précédents articles miens à propos de diverses belles interprétations de ces sublimes berlioziennes « Nuits d’été » que j’aime tant… :

_ le 24 octobre 2011 : « « 

_ le 19 janvier 2019 : « « 

_ le 12 février 2019 : « « 

_ le 22 février 2019 : « « 

_ le 23 mai 2020 : « « 


Voilà.

Ce vendredi 14 avril 2022, Titus Curiosus – Francis Lippa

« Ut pictura musica », une clarissime recension du passionnant et très riche « Exposer la musique _ Le festival du Trocadéro (Paris, 1878) » d’Etienne Jardin, par Laurent Bury, sur son Wanderersite.com…

01juil

En répose à mon vœu que son « riche « Exposer la musique » trouve son chemin effectif auprès de son lectorat potentiel…« ,

Étienne Jardin vient de me faire parvenir une très belle première recension, intitulée « Ut pictura musica« , de ce passionnant « Exposer la musique _ Le festival du Trocadéro (Paris 1878)« , rédigée par Laurent Bury, sur son site wanderersite.com,

que je m’empresse bien sûr de relayer ici _ avec mes propres menues farcissures, en vert…

Le titre intrigue tout d’abord _ en effet ! _ : que peut bien vouloir dire « exposer la musique » ? Exposer des instruments, comme cela se fait dans la plupart des capitales européennes ? Et le sous-titre rend plus perplexe encore : on croit se rappeler qu’il y eut bien, dans l’édifice qui précéda l’actuel Trocadéro, une gigantesque salle de concerts, mais qui a jamais entendu parler d’un « festival » en 1878 ? _ et ce terme, en effet, ne fut pas alors employé… Il y a une quinzaine d’années, la Cité de l’architecture et du patrimoine avait publié, en partenariat avec Actes Sud, un volume intitulé Le Palais de Chaillot, où le texte signé Pascal Ory était accompagné d’un CD-ROM permettant la visite virtuelle du bâtiment conçu par Gabriel Davioud, architecte du Théâtre du Châtelet, et dû à l’ingénieur Jules Bourdais, pour la troisième Exposition universelle organisée par la France _ après celles de 1855 et 1867, sous le Second Empire. Autrement dit, le livre que fait paraître Étienne Jardin aux éditions Horizons d’attente est consacré au rôle _ oui _ qu’a pu jouer la musique lors de cette manifestation, et l’on comprend très vite que son curieux titre est parfaitement justifié _ mais oui ! _, dans la mesure où les organisateurs dudit événement et leurs contemporains ont eux-mêmes employés l’expression très inhabituelle d’ « exposition musicale » (par exemple dans le journal Le Temps, en juin 1878), pour désigner ce que l’on qualifierait bien plutôt aujourd’hui de festival.

La formule apparaît d’autant plus judicieuse que, dans les discours de l’époque, un rapprochement ne cesse d’être fait entre deux arts fort diversement traités par l’État : les défenseurs de la musique invoquent en effet l’exemple des musées et des salons annuels, institutions financées par les autorités, qui estiment donc nécessaire d’encourager les « beaux-arts ». La musique semble alors être le parent pauvre _ voilà _, dans la mesure où, jusqu’au milieu du XIXe siècle, elle doit se contenter de l’initiative privée _ voilà _ pour subsister ; c’est surtout vrai des compositions non scéniques, mais même l’Académie royale ou impériale de musique n’a pas toujours été aussi soutenue que son nom pourrait le laisser penser. Autrement dit, il était urgent que le gouvernement consacre des fonds à aider la musique selon ses modalités spécifiques d’exposition : auditions périodiques permettant de découvrir la production des compositeurs vivants (équivalent du Salon annuel de peinture _ voilà _) et concerts historiques permettant de faire entendre les grandes œuvres du passé (équivalent du musée _ oui _). A l’approche des deux premières Expositions universelles parisiennes, celles de 1855 et de 1867, l’écrivain et dramaturge Ernest l’Épine remettait sur le tapis son projet, sans jamais trouver une oreille favorable. La troisième _ celle de 1878, donc _ allait lui accorder une revanche, puisqu’il fut décidé qu’une série de concerts accompagnerait l’exposition des arts, de l’artisanat et de l’industrie. Il ne manqua pas de journalistes hostiles à cette manifestation pour dénoncer le Salon des Refusés que constituaient ces auditions, où avaient trouvé place des compositeurs jugés « ratés » ou contaminés par l’école allemande.

Et si, comme l’annonce modestement Étienne Jardin à la fin de son livre, il reste à écrire une histoire musicale de la Salle des fêtes du Trocadéro de son inauguration 1878 jusqu’à sa démolition en 1937, son volume pose magnifiquement la première pierre de cette entreprise _ oui. Grâce à ses recherches exhaustives _ tout à fait : car il se trouve que des œuvres qui n’ont jamais été publiées par leurs auteurs, et dont les partitions manuscrites ou bien ont disparu, ou bien sont ne sont pas publiquement répertoriées _ dans les archives du Ministère de l’agriculture et du commerce, le musicologue attitré du Palazzetto Bru Zane propose en effet une vision panoramique _ oui ! _ de cette « Exposition musicale » injustement dédaignée (alors que l’Exposition de 1889 et ses gamelans balinais ayant influencé Debussy a bien davantage attiré l’attention). Après avoir montré que le terme « festival » _ utilisé d’abord et depuis longtemps en Angleterre _ était alors encore peu usité en France, et réservé aux exécutions musicales réunissant une foule _ parfois même « monstrueuse«  _ d’exécutants, Étienne Jardin retrace _ avec minutie, et c’est passionnant à suivre… _ les différentes étapes d’un processus qui fut, en lui-même, étonnamment rapide – le président MacMahon annonça en avril 1876 une manifestation qui ouvrirait le 1er mai 1878 et durerait cinq mois –, non sans remonter _ aussi, et c’est là aussi éclairant _ jusqu’aux origines de la forme du concert public et « savant » en France.

Une Commission des auditions musicales se réunit pour la première fois neuf mois _ seulement _ avant l’ouverture de l’exposition _ le 1er mai 1878 _, les deux mamelles de ses délibérations étant donc précipitation et confusion. Certaines problématiques alors primordiales sembleront aujourd’hui bien désuètes, comme ces débats sur la nationalité des compositeurs (fallait-il considérer comme françaises les œuvres crées à Paris mais écrites par des étrangers ? Ne fallait-il tolérer que les musiciens naturalisés ?), mais ce serait oublier que la capitulation de Sedan était encore présente dans tous les esprits, c’est pourquoi l’Allemagne ne fut évidemment pas conviée à participer à la fête musicale _ en effet ; de même que la chute de l’Empire napoléonien, en 1815, a déchaîné l’expansion des nationalismes en Europe, et en ses colonies. Il était hors de question d’interpréter le moindre morceau de Wagner, mais, non sans une certaine ironie, ce sont des Teutons qui dominèrent les programmes symphoniques _ via le off du Festival, et les iniatives des institutions invitées… _, le tiercé gagnant étant Mendelssohn-Bach-Haendel, suivis de loin, chez les vivants, par Verdi, Saint-Saëns et Gounod.

Faute de moyens financiers _ ainsi qu’au vu de la brièveté des délais impartis, aussi _, très peu d’orchestres étrangers purent faire le déplacement, certains pays devant se contenter d’envoyer un contingent de choristes, ou des représentants de cette « Musique pittoresque » _ censée intéresser (et drainer à l’Exposition) un plus large public… _, catégorie dans laquelle auraient dû se trouver réunis les chants bretons ou corses (grands absents en fin de compte), les tziganes et autres danseurs folkloriques.

Sur l’immense scène du Trocadéro, il fallait un orchestre doublé, mais comme l’immense salle (4700 places) ne devait servir que l’été et en plein jour, il ne parut pas nécessaire d’y installer éclairage ou chauffage – mais le système de ventilation fut complimenté. L’acoustique posait quelques problèmes de réverbération, et le grand orgue Cavaillé-Coll ne fut _ un peu tardivement _ livré qu’en août _ mais avec un grand succès de foule… Une programmation jugée trop sérieuse explique peut-être les résultats médiocres en termes de fréquentation, une fois passée l’excitation de l’inauguration. En marge des concerts officiels, un « festival off » comme on ne disait pas encore, sut davantage attirer les foules, en proposant une offre plus diversifiée _ ou éclectique _ mêlant théâtre parlé, fanfares militaires et musique légère.

Tout au long de ces trois cent cinquante pages, on suit avec plaisir le récit mené de main de maître _ oui ! _ par Étienne Jardin, truffé d’informations dûment référencées _ oui, Étienne Jardin est un chercheur très scrupuleux _, et émaillé de passages qui montrent un beau sens de la formule, où l’humour a lui aussi _ mais oui ! _ sa place. A une époque où il n’existe à Paris aucune salle véritablement destinée à accueillir les auditeurs, « Tel un bernard‑l’ermite, le concert se trouve des lieux de vie qui n’ont pas été conçus pour lui » (33). Comme le Salon du Livre encore récemment hébergé là où venait de se déroulait le Salon de l’Agriculture, les concerts donnés dans des cirques devaient _ jusqu’alors _ composer avec certains « désagréments olfactifs », mais en cherchant des sites dédiés, « la France tente de sortir du crottin » (119). Les organisateurs des concerts du Trocadéro ne savent bientôt plus où donner de la tête : « Entre les réflexions sur la date à laquelle débute la modernité musicale _ à établir… _ et les réclamations faites afin d’obtenir la gratuité des toilettes pour les artistes, le spectre des interventions de la commission est décidément bien vaste » (179). La manifestation ne vise qu’à édifier le public : « Là réside peut-être la plus grande originalité de l’expérience du Trocadéro en 1878 : l’audace – ou l’irresponsabilité – de penser une série de  concerts sans se soucier de sa rentabilité » (231). Ou encore, à propos du prestige dont jouissent les organistes bien qu’invisibles dans leur tribune, en partie comparable à celui des virtuoses de la première moitié du siècle : « Le compositeur-interprète n’est pas mort : il est simplement caché » (298).

S’il est curieux de désigner le baron Isidore Taylor par son deuxième prénom, d’où une homonyme surprenante avec le claveciniste Justin Taylor (note 28, page 89), le volume est remarquablement dénué de coquilles : tout au plus trouvera-t-on sur la même page 227 deux orthographes pour le compositeur Victor Verrimst, et une étrange féminisation du Théâtre de l’Ambigu-Comique, page 237 _ ainsi que trois autres, aux pages 254, 332 et 334.

On attend désormais _ mais oui ! _les éventuels prochains épisodes de cette riche histoire, mais on se déclare surtout prêt à suivre Étienne Jardin dans toute autre aventure où il lui plaira d’entraîner son lecteur _ voilà…

Cf aussi mon article du 22 juin dernier,

et l’excellente métaphore du sismographe que met si judicieusement en œuvre Rémy Campos, en sa lumineuse Préface au travail d’Étienne Jardin :

« « …

Ce vendredi 1er juillet 2022, Titus Curiosus – Francis Lippa

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