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Nouvel aperçu récapitulatif sur la poursuite de mes recherches sur les cousinages cibouro-luziens de Maurice Ravel (avec l’ajout du 6 septembre 2020 au 11 octobre 2020)

14oct

En prolongement de mon déjà exhaustif  du 2 septembre dernier,

voici, ce jour, mercredi 14 octobre 2020,

un bref nouvel ajout récapitulatif de mes recherches ravéliennes cibouro-luziennes,

comportant 5 nouveaux articles,

à partir du 6 septembre, et jusqu’au 11 octobre compris :

_ le 6 septembre :  ;

 _ le 4 octobre :  ;

_ le 5 octobre :  ;

_ le 6 octobre :  ;

_ le 11 octobre :  .

Rechercher des faits à découvrir, établir et valider,

implique

en plus d’une certaine culture, déjà _ mais cela se forge peu à peu, avec la constance d’un peu de patience _, du domaine à investiguer,

et d’une relativement solide mémoire _ potentiellement infinie en ses capacités de se repérer à (voire retrouver) des éléments faisant maintenant fonction d’indices… _ grâce à laquelle se trouver en mesure de puiser et se connecter avec efficacité et si possible justesse

une capacité, fondamentale _ très au-delà de la paresse des simples compilations de travaux antérieurs ! _, de forger _ par audace (voire génie : en toute humilité !) d’imageance (cf ici les travaux de mon amie Marie-José Mondzain)… _ des hypothèses _ si peu que ce soit vraisemblables en leur très essentielle visée de justesse… _ de recherche

accompagnées, bien sûr, aussi, de processus pragmatiques afin de, le plus (et le mieux) possible, valider-confirmer ces hypothèses _ Montaigne, lui, parlait d’« essais«  ; un mot que lui a repris, avec la fortune que l’on sait, Francis Bacon, en son Novum organum, en 1620… _,

c’est-à-dire prouver _ avec rigueur _ leur validité de vérité !

_ cf ici le Popper bien connu de La Logique de la découverte scientifique ;

et aussi les si fins travaux, pour ce qui concerne plus spécifiquement les démarches des historiens, de Carlo Ginzburg :

Le Fil et les traces, Mythes, emblèmes, traces, Rapports de force : histoire, rhétorique, preuve, A distance, Le juge et l’historien, etc.

Un minimum de culture épistémologique ne fait jamais de mal en pareilles entreprises

pour mieux asseoir qualitativement l’effort de découvrir de l’insu (ou même du caché)…

Ce mercredi 14 octobre 2020, Titus Curiosus – Francis Lippa

Le mystère de l’espace toujours vivant des sanctuaires désertés : les approches dans Venise, comparaisons aidant, de l’alpha et omega des choses, par Jean-Paul Kauffmann en son « Venise à double tour » (III)

23juin

En poursuivant mes relectures du Venise à double tour de Jean-Paul Kauffmann,

en continuant mes articles précédents :

j’en viens aux distinctions affinées auxquelles procède, step to step, le regardeur infiniment patient et passionné de Venise en sa perception des espaces intérieurs des diverses églises fermées qu’il réussit _ maintenant _ à se faire ouvrir _ après son regard jeté à la sauvette, trois minutes durant, sur San Lorenzo, aux chapitres 21, 22, 23 et 24, aux pages 144 à 168 ; suivra, plus tard, un regard beaucoup plus long et détaillé sur les combles du bâtiment, en compagnie de l’ingénieur chargé de la restauration de San Lorenzo, le Dr Cherido, au chapitre 44, aux pages 306 à 311 _ :

soit San Lazzaro dei Mendicanti, au chapitre 32, aux pages 226 à 228 ;

les Santi Cosma e Damiano, au chapitre 38, aux pages 263 à 265 ;

Santa Maria del Pianto, au chapitre 41, aux pages 285 à 292 ;

et les Terese, au chapitre 45, aux pages 320 à 322.


L’église San Lazzaro dei Mendicanti fait partie intégrante de l’hôpital civil de Venise, et Jean-Paul Kauffmann reçoit l’autorisation expresse impromptue de venir la découvrir, au moment d’un concert de Noël auquel il assiste dans l’Auditorium, tout proche _ à la sortie même de ce concert, et après la traversée d’immenses couloirs du bâtiment de l’Ospedale _ :

« C’est alors que je découvre dans un immense vestibule la seconde façade _ en plus de celle, extérieure, donnant sur la Fondamenta et le rio dei Mendicanti _ des Mendicanti garnie de quatre colonnes corinthiennes surmontées par deux anges. (…) D’emblée, je reçois en pleine figure _ il n’y a pas d’autre mot _ comme un projectile, une forme lancée d’un autel latéral. La force balistique émane _ oui _ d’un tableau. Elle ne provient pas _ pour une fois _ des couleurs, comme dans le Saint Jérome ermite de Véronèse, un tableau que Jean-Paul Kauffmann a vu en train d’être restauré, en son atelier du sestier Santa Croce, près du Ponte dei Scalzi, par Claudia Vittori (cf à la page 216 du chapitre 31) _, mais de l’architecture des volumes. La catapulte _ émettrice de ce projectile qui vient de le frapper _ est l’un des chefs d’œuvre du Tintoret, Sainte-Ursule et les 11 000 vierges. On ne voit qu’elles. (…)

Il règne dans le sanctuaire un froid noir qui convient bien à son atmosphère ténébreuse. Tout, c’est vrai, y est sombre, mais comme dans un coffret où l’on range les bijoux : les miroitements _ revoici notre mot ! _ varient en fonction de la manière dont se déplace le regard. L’arc monumental à la gloire de Lazzaro Mocenigo, vêtu de l’uniforme de capitaine de la marine, brasille _ voilà ! _ dans la nuit, de même qu’un tableau du Guerchin représentant sainte Hélène. (…) Nous sommes là (…) piétinant la dalle usée du sanctuaire pour nous réchauffer, moi ne sachant où donner de la tête _ voilà : une impression fréquemment ressentie dans les églises vénitiennes, comme jamais ailleurs, même à Rome… _, égaré _ oui ! _ par tous ces chefs d’œuvre, conscient que le temps _ pour vraiment les détailler du regard _ dans ce sanctuaire m’est compté. (…) Il ne faut pas abuser de la situation. (…)

Il est tard. Il fait froid. Et, comment dire ? Certes je suis touché par le spectacle de toutes ces merveilles, mais surtout désorienté. La vérité, la voici. Elle est difficile à avouer : les Mendicanti ressemblent _ trop _ à toutes ces églises de Venise que j’ai explorées. Aussi belle, aussi luxueuse, aussi profuse _ voilà ! _ en œuvres d’art, avec cette touche d’élégance et de raffinement _ oui _, cet effet théâtral libéré de toute emphase _ oui, oui _ qui n’appartient qu’à cette ville _ en effet. Elle remplit parfaitement son rôle d’église. Il n’y manque _ hélas, et là est bien le paradoxe _ rien.

Le manque, tout est là _ Jean-Paul Kauffman en prend de mieux en mieux conscience. Elle ne me prive pas _ comme elle le devrait pour toucher vraiment ! _ de quelque chose. Ce quelque chose, c’est l’imprévisible, l’absence _ voilà, qui met en marche, et élève surtout,  la pensée _, l’odeur de croupi, ce climat étrange de dépose et d’abandon _ profondément émouvant _ entrevu _ précédemment _ à San Lorenzo.

(…) Aucune impression de désolation _ ici. Rien ne saurait atteindre dans la nuit la splendide sérénité _ trop parfaite, voilà ; trop auto-suffisante _ de ces galeries décorées de colonnes, de trophées, d’entablements datant de la Renaissance. (…)

J’attache peut-être une importante excessive aux sensations olfactives. Pour moi elles ne trompent pas. On sent bien que l’air entre facilement aux Mendicanti _ toutes proches, en effet des Fondamente Nuove et de la lagune, où souffle généreusement la bora. Trop facilement _ sans assez de filtres ingénieux, comme à San Lorenzo. L’édifice dégage cette odeur saline, pointue, vivante de jours ouvrables _ et donc pas assez fermés _, ainsi que ce parfum votif de cire chaude particulier aux sanctuaires où l’on peut accéder » _ accomplir des dévotions : cette église reçoit donc des fidèles ; elle n’est pas assez désertée… _, pages 226-227-228.

Le cas, au chapitre 38 et pages 263 à 265, ensuite, de l’effraction _ furtive et à nouveau brève _ aux Santi Cosma e Damiano est, lui, un peu particulier :

« Avant de regagner l’appartement _ sur la Fondamenta del Ponte Picolo, à La Palanca, sur l’île de la Giudecca _, nous effectuons _ Joëlle et Jean-Paul _ notre promenade vespérale. Il est 19 heures. Nous traversons le campo Santi Cosma e Damiano. Les herbes folles ont tellement envahi l’esplanade que celle-ci ressemble à présent _ en quel mois sommes-nous donc ici ? _ à une prairie.

À ma grande stupéfaction, une porte à proximité de l’église que j’ai toujours vue fermée est _ ce dimanche soir-ci _ entrebâillée. Nous nous engageons dans une ruelle conduisant à un ensemble d’habitations longeant le mur du sanctuaire et, nouvelle surprise, sur ce même mur une porte donnant accès à l’église est _ elle aussi _ ouverte. Le battant frappe au vent _ la Giudecca est, elle aussi, ventée. Allons-nous entrer ? Quelqu’un, en ce dimanche soir, s’est introduit dans l’édifice. Il n’a pas verrouillé derrière lui. Qu’est-il venu faire à cette heure ?

Nous pénétrons à l’intérieur du sanctuaire faiblement éclairé par une lumière provenant de ce que je crois être le narthex. En considérant de plus près la lueur, je remarque qu’elle émane d’un bureau. Une partie a été aménagée en espace de travail sur plusieurs niveaux avec cloison transparente et équipement contemporain _ voilà _, tandis que l’autre partie, correspondant au maître-autel et au chœur, est vide. Des pierres tombales, des pavements sont scellés à un mur de brique. Tout le mobilier d’église a disparu. Seules la coupole et les lunettes de l’abside et des chapelles sont décorées de fresques magnifiques quoique passablement défraîchies.

(…) L’endroit sent la craie humide et cette odeur de clou de girofle caractéristique du bois de mélèze vieilli. La lampe de bureau est soumise à des baisses de tension. Par moments, elle illumine intensément et réveille des visages de femmes. Je parviendrai par la suite à identifier un de ces personnages comme étant la Sibylle de Cumes _ c’est elle qui sert de guide à Énée pendant sa descente aux Enfers. La chapelle de droite a été transformée en salle de réunion avec chaises coque plastique empilables.

Je me dis en moi-même que nous ne devons pas nous attarder en ce lieu. Ce n’est plus une église _ voilà _, même si elle garde des traces de son passé religieux. Le silence rompu par les brèves déflagrations de la bourrasque _ au dehors _ est pesant. Et la lumière qui n’éclaire qu’une partie de l’ancien sanctuaire a je ne sais quoi d’inquiétant. Elle indique une présence que l’on pressent, mais impossible à identifier. Quelqu’un fourrage du côté des bureaux. Puis le bruit s’arrête. J’ai l’impresion qu’on nous observe.

Alors que nous nous dirigeons vers la sortie, une voix grave nous interpelle :

_ Cosa ci fai qui ?

Je me retourne. Le jeune homme qui nous apostrophe porte la bauta, tenue composée d’une cape et d’un tricorne noir aux bords galonnés avec une collerette blanche. Il tient à la main un masque blanc _ nous sommes peut-être en période de carnaval, au mois de février… Il s’avance à pas comptés vers nous. Ses souliers résonnent sur les dalles. Je me dis que je déraille : un homme en habit du XVIIIe marche vers moi et veut me barrer le passage.

J’explique en français que nous sommes des touristes. L’église était ouverte. Nous sommes entrés. Il écoute avec une moue ironique et aperçoit mon carnet de notes. Cela ne cadre pas avec les explications que je donne. Qui  suis-je donc ? semble-t-il se demander avec une mimique de plus en plus méfiante. Je lui montre les fresques. Il plaque alors le masque au long nez sur son visage pour regarder comme s’il chaussait des lunettes, puis l’enlève, l’air de dire : « Et alors ? » Nous nous observons un long moment. Ses petits yeux noirs aux paupières tombantes sont interrogatifs. Il ne sait pas trop quel parti adopter. Retentit soudain une sonnerie de téléphone diffusant un morceau de musique tonitruant _ l’ouverture de Guillaume Tell de Rossini. L’homme sort un iPhone d’une poche gousset.

J’imagine qu’avant de se rendre à une fête costumée, il est passé en coup de vent à son bureau, laissant la porte ouverte. Il interrompt la conversation au téléphone et plaque l’appareil sur sa poitrine :

_ Espace privé… Vous comprenez ?

Oui, bien sûr, nous avons compris. Amadoué, il montre les bureaux :

_ Incubatore aziendale !

Je serais curieux de savoir ce que le Grand Vicaire pense d’une telle métamorphose. Satisfait, probablement. L’innovation, la modernité, un lieu de passage et de rendez-vous pour les jeunes créateurs d’entreprises ! La start-up installée au rez-de-chaussée se nomme Seren DPT. La sérendipité : l’art de trouver ce que l’on ne cherchait pas

_ cf mon article du 3 mars 2014 :

… 

En sortant du sanctuaire, un sentiment de tristesse m’accable. Sans doute Santi Cosma e Damiano a-t-elle été réduite à un usage profane qui n’est pas « inconvenant », selon le terme employé par le droit canon. Cependant ce statut de relégation me chagrine. On l’a fait passer à un niveau vraiment inférieur. L’Église a beau proclamer qu’un sanctuaire n’est jamais désacralisé, qu’il garde un caractère intouchable impossible à effacer, cet édifice donne le sentiment d’avoir été maltraité _ voilà _, à la façon d’une beauté qu’on n’aurait pas transformée en souillon, mais en personne neutre, insignifiante. Les fresques _ de Girolamo Pellegrini _ qui furent somptueuses, se délavent et vont finir par disparaître. « Un espace mort entre des murs », Sartre recourt à cette formule pour caractériser la perte de sacré _ voilà _ de l’église vénitienne.

Dans la nuit, alors que nous regagnons l’appartement, je reste sous l’emprise de la vision : les formes qui dansaient encore sous la lumière papillotante ; les anges, la Vierge sous le dôme essayant d’animer un ciel de plus en plus décoloré. Un dépôt mort _ voilà, en pareille réaffectation profane. La représentation d’une Venise à laquelle je préfère ne pas être confronté.

Depuis leur bureau, les jeunes entrepreneurs de start-up ont ces peintures dans leur champ visuel. Les regardent-ils ? Connaissent-ils leur signification ? _ et que leur disent-elles ? (…) Le jeune masque de tout à l’heure avait apporté une réelle élégance à son travestissement _ c’est un indice positif. Nous le surprenons sur le quai, montant dans un bateau-taxi.

Il nous fait un signe gracieux de sa main gantée » _ ce n’est pas un barbare…

Tel est donc un des devenirs possibles des églises fermées _ et désaffectées _ de Venise : une forme d’absence, là, est sensible.

L’exemple suivant est celui d’une église que Jean-Paul Kauffmann, cette fois, est parvenu à se faire ouvrir : Santa Maria del Pianto, au chapitre 41, et aux pages 285 à 292 _ et c’est la toute première fois sur sa demande expresse.

Une étape donc importante pour lui _ ainsi qu’en témoignent ces lignes d’ouverture du chapitre 41, aux pages 282-283 _ :

« Après le dîner, alors que je déguste mon cigare comme à l’accoutumée face aux Gesuati _ situées sur la rive opposée du Canal de la Giudecca _, un texto me parvient : la visite de Santa Maria del Pianto est prévue _ et organisée ! _ demain à 15 heures. (…)

Je suis réveillé au milieu de la nuit par le bruit familier : le choc élastique du vaporetto N _ le vaporetto notturno, de seize fois par nuit, entre 23h 47 et 5h 14 _ qui frappe le ponton _ de la Palanca _, le couinementnt du caoutchouc froissant l’embarcadère. (…) Cette fois, je me rendors difficilement, excité à l’idée de pénétrer dans ma première église fermée _ c’est-à-dire la première ouverte, enfin, à sa demande expresse.

Je me dis que Sant’Anna, San Lorenzo, San Lazzaro, Santi Cosma e Damiano ne comptent pas _ vraiment. Rencontres accidentelles inabouties _ faute du temps et de la paix nécessaires à une substantielle vraie contemplation. Elles n’ont témoigné jusqu’à présent que de la médiocrité de ma quête. Je suis entré par hasard. Sans cette faille _ ces quatre fois-là _ dans le dispositif, je serais revenu complètement bredouille. Les ai-je vraiment connues ? _ ces églises à peine entr’aperçues et sans préparation. Je les ai vues à la sauvette : « Fais vite et dégage !«  m’ont-elles signifié. En fait, elles m’ont ignoré _ ces réservées demoiselles. Cette fois, l’une d’elle va _ vraiment _ m’accueillir _ me recevoir. Me reconnaître _ dans les règles. Témoigner _ en haut-lieu et pour l’éternitéen ma faveur. Attester _ enfin _ de la légitimité _ sérieuse, et pas capricieuse _ de ma recherche« , se raconte-t-il alors à lui-même, page 283.

Et quand, la porte enfin poussée, « l’intérieur du sanctuaire apparaît », « ce n’est pas un surgissement _ brut et brutal _, plutôt une perception qui prend corps peu à peu. Car il faut que l’œil puisse prendre connaissance et s’habituer _ voilà, avec précision sinon minutie _ à une pareille _ singulière, extraordinaire _ apparition.

J’ai rarement vu un spectacle aussi discordant. Une vision aussi incohérente, exprimant l’élégance décavée, le faste et le dénuement _ tout à la fois et en même temps. D’un côté, on pourrait dire que l’église ressemble à une ravissante salle de théâtre : plan octogonal parfait, sept autels comme autant de loges. Rien de plus accompli. Une conception à la fois très simple et très pensée. Le type même de l’architecture intime, raffinée, évoquant le salon de musique ou le boudoir cher à Philippe Sollers. La société vénitienne devait priser un tel cercle. Si l’on n’y débattait pas, du moins devait-on se sentir bien dans un tel décor, en harmonie et confidence avec la divinité » _ la première pierre de l’édifice a été posée en 1647, « Venise vient de vaincre les Turcs en Crète. Santa Maria del Pianto consacre l’une de ses ultimes victoires. Ensuite la Vierge pourra pleurer toutes les larmes de son corps pour les siècles à venir. (…) Étrange tout de même que pour marquer un succès on ait choisi de dédier cette église à la souffrance et aux pleurs » (page 288).

Mais s’impose aussi au regard « l’état _ terrible _ d’abandon du lieu. La discordance _ avec l’élégance et le faste _ est là. Que ce sanctuaire soit en ruine, ça n’a rien d’étonnant. On ne s’attend pas à autre chose. Le scandale _ nous y voici ! _ est qu’il touche à la grâce. Un tel endroit est une faveur, un pur joyau octroyé _ à l’humanité, voilà. Non seulement les hommes ont refusé cette grâce, mais ils l’ont abîmée. Ils l’ont laissée se dégrader jusqu’à ce que l’édifice soit mis _ désormais _ hors de service. (…)

Les autels dépouillés de leur retable n’offrent plus qu’un _ misérable _ panneau de contreplaqué. Notre accompagnatrice précise que La Déposition de Luca Giordano qui décorait le maître-autel se trouverait à présent à l’Accademia. Aux dernières nouvelles, elle serait entreposée dans les réserves du musée, et n’est donc pas visible.

(…) Au centre du sanctuaire, à l’intérieur d’une clôture mobile de chantier, sont entassées des planches disloquées et pourries, et des restes de palettes. Le sol est couvert de gravats. L’édifice dégage une odeur flétrie de vieux plâtre et de moisi. La porte sous la chaire a été murée à l’aide de briques. Les infiltrations d’eau ont altéré la voûte où l’on observe des décollements et des écaillages. Une canisse en bambou, qui mérite bien son nom de brise-vue, a été posée sur le plafond pour dissimuler les dégradations _ voilà. Seul le balcon d’orgue, dont la voûte est consolidée par un cintre en bois, conserve un certain apparat. La trace d’une grâce disparue. Le buffet, orné de deux colonnes dorées, pavoise même avec ses jolis rideaux cousus en godets. On dirait une scène de théâtre en miniature.

_ Alors, tu es content ? interroge Joëlle.

_ Oui, content et désolé. Je me doutais que ce serait en mauvais état, mais pas à ce point ! On voudrait sauver cette église qu’on ne le pourrait pas. La fin paraît inéluctable. Sainte-Marie-des-Larmes, elle mérite bien son nom.

(…) Alma, occupée à examiner un par un les débris du naufrage, n’a rien dit jusqu’à présent. Elle est interloquée, elle aussi, et prononce le mot de désertion. C’est le terme qui convient. Nous sommes face à un abandon, mais aussi un reniement, une trahison, comme si Santa Maria del Pianto était passée à l’ennemi _ et qu’on lui en voulait _ alors qu’elle est une victime. L’ennemi, c’est l’indifférence, la neutralité, la croyance qu’on ne saurait sauver tout le monde. La bonne conscience, appliquée comme dans un plan social _ avec dégâts collatéraux inévitables… _ : certaines églises doivent rester sur la carreau pour que les autres vivent. (…) Le vrai responsable, c’est l’homme qui laisse faire et regarde ailleurs, refusant de porter secours.

Noli me tangere, cette fois c’est tout le contraire. Tange me, touche-moi. Je n’ai plus conscience de mon corps. Mets la main sur moi, rencontre-moi _ voilà _, fais-moi exister, je dépéris. Telle est _ cette prosopopée _ la prière de l’église construite sous le règne d’une Venise encore glorieuse _ au mitan du seicento (1647). Un appel au secours émanant d’un être encore vivant. Il est dévêtu, épuisé. Il n’en a plus pour très longtemps.

(…) Un flot de lumière venu du dehors par la porte _ un éclat de soleil perçant les nuages _ réveille subitement l’édifice. Le dallage resplendit malgré la poussière. Nous passons de l’ombre à la lumière. D’un coup, l’air embrasé a chassé l’odeur de vieux placard humide. Le spectacle nous laisse cois. Le théâtre est en train de s’animer. Les joints, les nœuds, les veines du panneau de contreplaqué derrière le maître autel se mettent _ même eux _ à briller. On va frapper les trois coups.

Ce sera un seul coup. La porte claque _ le lieu, sur la Fondamenta exposée à la bora, est très venté _ et se referme. Tout s’éteint. L’homme aux clés l’ouvre, mais le soleil a disparu.

Ce bref moment de grâce nous ne cesserons ensuite _ en repartant _ d’en parler sur les Fondamente Nove. À l’image de ces enterrements, lorsqu’on revient du cimetière et que les langues se délient. Au lieu de parler du défunt et du vide laissé derrière lui, on se plaît à évoquer les moments les plus beaux et les plus émouvants des hommages, l’instant où celui qui n’est plus semblait être encore parmi nous. Pendant quelques secondes le passé s’est rallumé comme une boule de feu qui traverse l’espace _ et c’est bien là un des pouvoirs magiques de Venise que cette « translation du temps » (page 67) qui nous transfigure nous-mêmes soudainement ; elle est due au fait si évident que « Venise acquiesce à la totalité du temps » (page 81). La traînée lumineuse nous a foudroyés. Mais de manière trop fugitive _ comment la ralentir et tenter de la retenir ? Par le détail déployé a posteriori de l’écriture ?…

(…) Elle _ Santa Maria del Pianto _ a encore quelque chose de vivant. Un trésor qu’on ouvre uniquement pour vous, c’est toujours excitant _ en effet : un royal privilège. Tu as raison d’être satisfait _ dit Joëlle. Mais pour elle _ l’église, en ce si lamentable état _  que va-t-il se passer maintenant ? Notre visite ne change rien. Elle est condamnée.

Condamnée, elle l’est, mais elle n’a rien livré non plus _ et c’est peut-être encore pire _ de son mystère. Elle nous a été ouverte mais elle est restée fermée.

Cette certitude ne m’est pas apparue sur le moment _ trop fugace du regard. Curieusement, c’est lorsque nous sommes passés, après la visite, devant la porte toute proche des Gesuiti que la révélation s’est faite. La porte de l’église était ouverte, banalement ouverte, offerte à la vue, si facilement accessible, celle-là. J’ai pensé aussitôt : Santa Maria del Pianto nous a possédés, affectant de cacher ce qu’il y aurait à voir mais dissimulant ce qui ne peut être vu.

L’évidence s’est imposée à moi : elle n’a dévoilé qu’une partie d’elle-même, son apparence ruinée. Le reste, elle l’a fermé comme on le dit d’un visage impénétrable. Toute scène de théâtre recèle un endroit invisible appelé les dessous du théâtre, un espace secret constitué de plusieurs niveaux permettant d’escamoter décors et comédiens. Nous n’avons vu que la scène, nous n’avons pu voir l’arrière-monde caché sous le plancher _ voilà. Je m’aperçois maintenant _ trop tard _ que beaucoup d’éléments étaient masqués. La canisse de bambou sur la voûte, les grilles de parloir en petits carreaux losanges sur l’un des murs (je n’ai pas eu l’idée de regarder ce qu’il y avait derrière _ regarder vraiment demande à la fois beaucoup de temps, et d’idée… _), le contreplaqué occultant tous les autels. En réalité, l’église n’est qu’une partie d’un ensemble beaucoup plus vaste, autrefois un monastère, qui a disparu.

(…) Que s’est-il passé ce jour de 1829 où fut décrochée du maître-autel la toile de Giordano pour être apportée au musée de l’Accademia ? Ce jour-là, Santa Maria del Pianto a été atteinte _ terriblement _ dans son intégrité _ sacrale.

Une fois de plus, je me trouve aux prises avec la présence invisible déjà _ furtivement _ entrevue à San Lorenzo, une vérité qui va se dévoiler _ à terme _, mais à quelles conditions ?

« Si tu me cherches de tout ton cœur, tu finiras par me trouver », affirme le prophète Jérémie » _ voilà ce qui peut déjà se pressentir, spécifiquement en quelques unes de ces églises fermées de Venise ; mais la révélation complète de cette « présence«  comporte aussi ses propres exigences, complexes ; à faire apparaître à la conscience, puis pénétrer et comprendre par une méditation ; cela n’a rien d’immédiat. Tout un travail lent et patient doit s’opérer. Tel que d’abord un long séjour de fond à Venise ; puis l’écriture sérieuse d’un vrai livre, tel que celui-ci, Venise à double tour

À suivre…

Ce dimanche 23 juin 2019, Titus Curiosus – Francis Lippa

Le mystère de l’espace toujours vivant des sanctuaires désertés : les approches de l’alpha et omega des choses, par Jean-Paul Kauffmann en son « Venise à double tour »

18juin

Après avoir précisé le désir originel et le fil conducteur  de la traque vénitienne de Jean-Paul Kauffmann en son Venise à double tour,

en mon article du 13 juin dernier Enfin de justes mots en français sur Venise : Jean-Paul Kauffmann, en son sensuel « Venise à double tour »,

et au-delà de la recherche _ première : mais ne serait-ce pas là qu’un Mac Guffin ? _ de repérage-identification de la source ponctuelle _ en quelque église (de localisation oubliée de lui) à parvenir à faire ouvrir ! dans Venise _ d’une ancienne émotion de jeunesse _ lors de son bref premier passage à Venise au cours de l’été 1968, le jeune homme avait 24 ans _,

il me faut en venir à ce qui se fait jour peu à peu, étape après étape et par paliers, au fil des progrès un peu chaotiques _ avec pas mal d’impasses et déceptions, d’abord _ de cette quête

_ un point bien utile étant cependant très opportunément fait sur ces péripéties à rebondissements, au début du chapitre 24, aux pages 212-213 :

« Voici un point _ bienvenu _ de situation avant les fêtes de Noël _ c’est au « début de l’automne« , en septembre, que l’auteur et son épouse Joëlle ont pris posssession de leur appartement de location, sur l’île de la Giudecca (page 42) : trois mois se sont donc écoulés. Combien d’églises se sont-elles ouvertes? Une seule, San Lorenzo, et encore par hasard _ et trois minutes seulement. Une fausse église fermée, Santa Maria della Visitazione. Une, entredéverrouillée et inaccessible, Sant’Anna _ l’auteur a seulement pu y jeter un coup d’œil (de désolation !) par l’entrebaillement de la porte, restée cadenassée. En attente : San Benetto, San Fantin et Spirito Santo. Ces trois là dépendent du bon vouloir du Vicaire _ du Patriarcat de Venise ; que l’auteur nomme « le Cerf noir«  Il tarde à donner son feu vert _ et ne le donnera finalement pas. Incertitude _ pour le moment _ quant à l’IRE _ l’Istituto di Ricovero e Educazione _, l’organisation qui détient les clés des Penitenti, ainsi que de l’Ospidaletto et des Zitelle. Vagues espérances _ qui se réaliseront _ pour l’hôpital civil de Venise qui a la haute main sur Santa Maria del Pianto et Mendicanti. Inutile de s’étendre sur les cas d’autres sanctuaires cadenassés devant lesquels je passe régulièrement… Ceux-là sont des causes désespérées. Ils me mortifient. Je dois les oublier. Je les cite néanmoins pour mémoire et par masochisme. Les Terese, Sant’Andrea della Zirada, Sant’Aponal, Misericordia, Sant’Agnese, Catecumeni, Eremite, Santa Giustina, etc. _ pas mal d’entre elles se prêteront à une visite… Une mention particulière doit être faite pour la Giudecca _ lieu de la résidence à Venise du chercheur et son épouse Joëlle _ avec Santa Croce et Santi Cosma e Damiano, ces deux édifices qui ponctuent ma promenade du début de soirée. Ils me font rêver. Curieusement, leur fréquentation assidue ne crée chez moi aucun sentiment de frustration _ le panorama sur le Canal de la Giudecca et lez Zattere est revigorante.

Cependant ce serait trop commode de noircir exagérément la situation. Le terrain est moins clos qu’il n’y paraît. Grâce à Alma _ la guide rusée et d’une très grande compétence ; et c’est d’ailleurs à elle, Christine Adam, que le livre est justement dédié _, il s’est même élargi _ au-delà du Patriarcat (et son Grand Vicaire, Gianmatteo Caputo). Le centre de gravité limité au Patriarcat s’est _ heureusement _ déplacé. Des espaces _ d’autres pouvoirs, détenteurs de clés d’églises fermées _ s’ouvrent. Des circonstances plus favorables se présentent à travers les rencontres que je cherche _ désormais _ à multiplier. Stratégie d’écart ou, si l’on veut, de contournement _ voilà. Il est des détours qui rapprochent du but et permettent de l’atteindre plus rapidement. En tout cas, je veux m’en persuader. Dans ce qui ressemble à un combat _ ou une chasse _, j’ai au moins compris qu’il ne fallait pas concentrer son attaque sur une aile. L’apprivoisement du Cerf blanc _ soit Alessandro Gaggiato, chercheur solitaire, et non universitaire, qui connaît mieux que personne la totalité des églises de Venise, même celles qui ont été démolies (par exemple sur le campo de la Celestia) : l’auteur ignore encore à ce stade, presque tout de lui, à commencer par son adresse à Venise (et qu’il deviendra un ami très précieux). C’est un architecte (peut-être Antonio Foscari) rencontré par hasard lors de la fête d’ouverture du Fondaco dei Tedeschi transformé en « temple du shopping de sept mille mètres carrés«  (page 115), qui a inscrit mystérieusement le nom de celui-ci sur le carnet de notes de l’auteur (page 119) _ s’inscrit dans cette approche. Il n’entre aucun calcul dans ma conduite. A présent, je n’ai pas d’autre choix, agir par des moyens indirects« 

quant aux raisons plus essentielles de fond, spirituelles et métaphysiques, disons, qui se découvrent bientôtet cela indépendamment de la quête obstinée de la « peinture qui miroitait« , même si  celle-ci continue de fonctionner en apparence, pour la conscience première du chercheur patient et obstiné qu’est l’auteur, comme son but recherché, mais qui, de fait, vient s’avérer de moins en moins constituer, plus au fond, le principal _ voilà, c’est dit _ de son entreprise passionnée de prospection vénitienne.

Car le principal qui vient progressivement se faire jour en cette fin des mois automnaux vénitiens de recherche d’églises à déverrouiller pour les explorer du regard, se découvre au fur et à mesure de la montée de la prise de conscience, en l’auteur _ probablement, car c’est l’amorce décisive de ce processus de prise de conscience, à partir de son entrée dans l’église (fermée au public, pour travaux) San Lorenzodans laquelle il a réussi, par hasard, à pénétrer, même si c’est très brièvement, une première fois (« Combien de temps a duré mon incursion ? Pas plus de trois minutes. J’ai oublié mon carnet à la Giudecca, mais tout ce que j’ai vu s’est imprimé dans ma mémoire« , page 149) ; mais déjà le regard jeté un peu auparavant, depuis l’entrebâillement de la porte de Sant’Anna (pages 125 à 128, au chapitre 18) avait commencé de jouer un rôle, bien que négatif en ce cas-là, en cette prise de conscience progressive _, de son goût, qui se déclare et va se développer, de prendre la mesure, par rapport à lui-même, de ce qui continue d’animer, ou pas, les espaces intérieurs de ces églises fermées :

selon que le dépeçage effectué a échoué ou pas à détruire totalement ce qui faisait vraiment de ce bâtiment une église ; « une grange, un entrepôt, certainement pas une église« , conclut, en forme de constat « désolé« , page 128, le chapitre consacré au regard jeté par l’auteur à ce qu’avait été, jusqu’en 1810, l’église Sant’Anna.

« Sant’Anna _ maintenant _ est un crève-cœur. Elle donne la mesure de la « grande pitié _ présente _ des églises vénitiennes » » _ du moins de certaines d’entre celles qui sont fermées _, page 126 ;

« Quelle vision ! Non pas la vue d’une église vide, mais le spectacle de la désolation _ même. Un silence de mort _ ce qui ne sera  pas du tout le cas de l’espace (pleinement musical, lui, et ultra-vivant) de San Lorenzo. La cessation effrayante de tout bruit _ alors que Venise frémit en permanence d’une foule de divers bruits : ceux de l’eau, ceux du vent, ceux du concert des cloches, etc. (…) La représentation d’un démembrement, ou plutôt d’un arrachement en règle. On appelle cela un dépeçage _ voilà. Une volonté délibérée de démonter et de faire disparaître toute forme qui fait saillie. Il ne reste rien, aucune structure, aucun ornement, rien qu’une immense fosse maçonnée sans ombre, à sec _ vide. Un mausolée inoccupé dégageant une odeur acide et vaguement ammoniaquée. Une forme d’escamotage (…), et le tour de passe-passe rend ici une note tragique, car, même à distance, il est facile de constater que toute substance _ voilà ! _ s’est envolée _ de là. Le principe spirituel, l’âme ont disparu » _ voilà le principal de la chose _, page 127 ;

« La rapine est ancienne ; d’où la perception d’un lieu dévalisé qui a pris cet aspect _ totalement _ desséché _ maintenant. Ce qui est un grand paradoxe en une cité aussi liée à l’eau que Venise… (…) C’était donc cela, ma quête des églises fermées _ fait ici, et à ce premier moment-là de perception d’un tel état d’une église fermée, le regardeur curieux obstiné qu’est Jean-Paul Kauffmann. Entrevoir un édifice brisé, hors d’état, si affreusement mutilé qu’il était impossible d’imaginer _ de quelque façon que ce soit _ son état _ vivant _ d’avant _ ainsi totalement effacé, réduit à néant, ici, à Sant’Anna ; ce qui ne sera pas le cas d’autres églises fermées auxquelles aura accès par la suite le « chasseur« . Une grange, un entrepôt, certainement pas une église« …


L’intuition se dessinant mieux et se développant en présence tout particulièrement de l’espace intérieur immense _ et cette fois positif ! et musical, aussi et même surtout… _ de l’église _ fermée elle aussi, pourtant ; mais pas du tout en même état !.. _ de San Lorenzo :

_ « C’est un édifice gigantesque qui s’élève à plus de vingt-quatre mètres de hauteur« , page 147 ;

et c’est « l’église légendaire du quartier Castello (…)Sanctuaire mythique où fut donné le 25 septembre 1984 la première de Prometeo _ Tragedia dell’ascolto en est le sous-titrede Luigi Nono, une œuvre qui passe pour être l’un des grands événements musicaux du XXe siècle _ en effet. Claudio Abbado dirigeait l’orchestre, l’architecte Renzo Piano avait conçu la scène, Emilio Vedova les décors et l’éclairage. (…) Prometeo s’avère être une entreprise hors du commun. Elle est rarement jouée et ne semble souffrir que le direct car l’espace où elle est exécutée est capital _ et c’est bien sûr à souligner. San Lorenzo, haut lieu de la musique vénitienne, bénéficie d’une acoustique exceptionnelle« , page 145 _ ;

aux chapitres 21 (pages 144 à 153), 22 (pages 154 à 156), 23 (pages 157 à 162) et surtout 24 (pages 163 à 169) :

« En fait, qu’ai-je aperçu ? _ s’interroge l’auteur, pages 150-151, à propos de sa brève incursion (d’à peine trois minutes) à San Lorenzo. D’abord une extraordinaire scénographie _ quasi opératique. Comment ne pas être frappé par la lumière livide de grands fonds marins, le décor, l’incroyable acoustique et surtout la beauté fanée de l’architecture baroque avec cette couleur cendrée projetée sur les murs et les statues à la manière des vedustiti (peintres de ruines), un entassement de marbres, de motifs décoratifs brisés (acanthe, festons, palmettes) ? Une forme de démesure aussi qui fait écho en moi _ de l’ordre d’un miroitement : le fait est important. Depuis ma détention _ libanaise durant trois ans (mai 1985 – mai 1988) _ je ne cesse de me débattre contre l’espace _ une remarque fondamentale. (…)

Tout monument en ruine porte _ nécessairement, par l’essence même de ce qu’est une ruine ! _ le deuil d’une histoire _ vécue. Et celle de San Lorenzo, qui faisait partie d’un des plus luxueux monastères de Venise, est particulièrement riche. Toutefois, aucun doute : San Lorenzo n’est pas _ aujourd’hui _ menacée d’effondrement _ une résilience est possible ; et peut-être prochaine, imminente... Qu’y a-t-il donc d’inexplicable dans ce dérèglement _ ressenti _ ? Une forme à la fois de tarissement et d’attente, un arrêt, un épuisement objectif ? San Lorenzo est dépouillée de presque tous ses attributs _ ecclésiaux. Que lui reste-t-il à part un mobilier religieux, scellé, devenu impossible à démonter ?

L’église fantôme a _ cependant et sans conteste _ quelque chose _ de toujours vivant _ à offrir. Eglise fantôme, voilà en fait ce qui la définit. Non pas une église morte. Elle n’a pas tout à fait cessé de vivre _ le fantôme, présent, est là qui rode, cela se ressent. En tout cas, si à un moment, elle a pu passer de vie à trépas, l’édifice est sur le point d’opérerprésentement _ un pivotement dans le temps _ une résilience ? une résurrection ? _ comme l’annoncent la porte entrouverte _ ce jour _ et l’équipe d’experts _ ingénieurs en visite de chantier. Encore vivace aussi, le souvenir de Prometeo _ en 1984 _ que rappelle le rayonnement acoustique _ spectaculaire _ des voûtes. Oui, c’est bien cela, revenue _ revenante, au présent _ de la mort. Comme un fantôme. Mais le temps _ cependant _ presse _ il ne faut plus tarder à rétablir sa situation. Maintenant il importe que l’écoulement inexorable _ du temps qui altère _ soit vite comblé _ renversé. (…) Malgré sa vacance, l’église baroque reste majestueusement belle. Demeure encore la trace d’un enivrement ou d’une extase _ rien moins ! et c’est capital ! Peut-être même la clé dernière du mystère ! _, surtout le maître-autel, à double face, le vrai survivant de San Lorenzo« .

Avec cette première conclusion _ juste au sortir _ de la visite, au chapitre 21, pages 152-153 :

« Je n’arrive pas à descendre les escaliers _ de San Lorenzo. Ma première église… _ enfin ! Cette fois _ à la différence de l’expérience précédente de Sant’Anna (et de l’accablement de sa « désolation«  sans remède) _, un pas important a été accompli _ par et pour le « chasseur ». Enfin je prends conscience _ voilà ! _ que ma démarche _ de recherche _ n’est pas vaine _ même si elle est en train de changer en partie au moins, et peut-être même complètement, de sens… Non seulement m’introduire dans ces édifices verrouillés en vaut la peine, mais j’accède _ voilà ! _ à une autre réalité ! _ à explorer très précisément ! même si cette découverte nouvelle n’est pas celle espérée au départ, de la « peinture qui miroitait«  de 1968… Rien à voir avec la pétrification du passé. Un moment _ pleinement _ actuel, une action _ voilà, et pas une réception passive _ en train de se faire, un peu comme un message qu’on décachette en faisant sauter brutalement le sceau. Que vais-je y lire ? Je ne le sais pas encore. Cette église qui vient de s’entrouvrir _ à peine trois minutes _ a fait naître un trouble _ vraiment fécond. Peut-être une présence _ à explorer _ dans ce silence, mais un silence habité«  _ voilà : à la différence du silence désespérément vide (vidé, dépecé) de Sant’Anna, touchée à mort, assassinée pour de bon, elle…

La réflexion sur cette expérience rapide _ et d’autant plus intense _ vécue ici à San Lorenzo, se précise encore, et c’est bien intéressant, au chapitre 24 (pages 163 à 169) :

« San Lorenzo. Je suis certain _ en y réfléchissant bien _ d’une chose : toutes les églises se ressemblent _ en leur dispositif principiel et leur fonction de fond. Ce point est à approfondir _ oui _ auprès du Cerf blanc qui a étudié _ minutieusement _ dans le détail _ le plus pointu _ les églises vénitiennes _ toutes ! _, mais il reste _ lui, jusqu’ici _ introuvable _ mais pas pour longtemps : le très positif, lui qui n’est ni un religieux, ni un universitaire, ni un fonctionnaire de quelque institution que ce soit, mais un simple curieux solitaire et très méthodique, Alessandro Gaggiato, apparaîtra bientôt, page 206 ; la très ingénieuse Alma (Christine Adam) a en effet réussi à le « débusquer«  dans Venise (« Il habiterait dans le sestiere de San Marco, près de l’église San Salvator. J’espère qu’il ne fera pas de manières comme le Grand Vicaire » du Patriarcat),  page 194. Beaux ou laids, anciens ou modernes, les sanctuaires _ et pas seulement les sanctuaires chrétiens ou catholiques : tous… _ ont tous _ par l’essence même de leur mise en situation (électrique !) du rapport du profane au sacré _ un air de famille. (…) Une expérience religieuse qui s’extériorise _ se donne à partager (à des fidèles) _ dans le même dispositif _ oui, architectural d’abord ; et tant interne qu’externe _, le même programme de signes et d’images symboles _ picturaux, sculpturaux, musicaux, narratifs, etc. Si ces édifices n’ont pas tous _ de fait _ la même odeur, ils possèdent la même texture _ voilà _ de silence _ propice au nécessaire recueillement (absolu) de l’adresse-prière du fidèle à du Transcendant, via l’efficace, très puissant, d’une immanence dynamique bien sensible. Cette épaisseur, plus ou moins compacte, plus ou moins déliée _ de silence habité, ultra-vivant (et non vide) de ce lieu, clos ou pas _, nous avertit non seulement d’une présence _ immanente-transcendante, donc, dynamique… _ invisible, mais aussi que quelque chose _ aussi _ va advenir _ et répondre vraiment à un espoir. Depuis toujours, cette permanence et cette attente me rendent familiers ces édifices _ -dispositifs subtils et efficaces d’une vraie foi. Dès que j’arrive dans une ville ou un village inconnus, je prends soin de les visiter _ aussi humbles soient-ils… Vieille habitude, je vais voir l’église pour y vérifier _ sensiblement, voire sensuellement _ la substance _ voilà _ de ce silence _ de recueillement procuré par le dispositif incarné. Il me faut toujours le mesurer à _ l’aune de _ l’église de mon enfance _ faisant fonction de miroir de base : de référence _, là où tout a commencé : mes premiers émois esthétiques, la musique et le chant, l’odeur de l’encens, les histoires de l’Ancien Testament, le merveilleux chrétien, la pompe post-tridentine, surtout l’appréhension _ bien sensible _ d’un mystère _ proche, à portée de sensibilité _, l’imminence d’une révélation que j’attendais _ désirais. Que j’allais _ vivement _ connaître. Désir, espoir, présage qui allaient conduire _ bientôt _ à un dévoilement _ attendu, espéré. Expérience dont les mots peuvent s’appliquer tout aussi bien _ en effet _ à la littérature. Ne vise-t-elle pas _ elle _ à mettre en lumière _ par le long ruban de ses phrases déployées, elle _ une vérité cachée _ à appréhender-découvrir au fil des phrases, des lignes et des pages _, un contenu latent et libérateur ? » _ à faire advenir et partager : dans l’écriture même, comme dans la lecture _, pages 163-164…

Et pages 167-168 :

« Quand je suis sorti de mon bled _ le village de Corps-Nuds, en Île-et-Vilaine, où les parents de l’auteur étaient boulangers-pâtissiers _ pour affonter le monde, ce monde m’a paru _ forcément, au départ toute vie baigne dans l’ignorance du réel _ un mystère. Un mystère qui pouvait être en partie démêlé, mais ne suffirait jamais à répondre à toutes les questons posées _ celles-ci pouvant s’étendre à l’infini de possibles du pensable. J’ai tendance même à penser qu’il s’épaissit _ bien sûr : le questionnement sur le réel étant inépuisable pour la curiosité ; de même qu’est inépuisable, et d’abord, le réel même à connaître pour le curieux. Dès ma première visite à Venise _ en 1968 ou 69 _, je me suis douté que ses églises _ et tout spécifiquement elles : par leur magnificence toute spéciale de signes : plus profusément, splendidement et sensuellement qu’ailleurs, ici à Venise _ me prendraient à partie _ défieraient. D’emblée, j’ai su _ aussi _ qu’elles me renverraient à cet instant _ de prière tout humble _ de mon enfance. Il était donc inévitable de les affronter _ vraiment et patiemment et complètement _ un jour _ à nous deux, églises de Venise ! Les églises de Venise _ tout spécialement, en effet _, non les églises de Rome, Florence, Palerme ou Paris. L’église vénitienne _ du fait de son effarante richesse au temps de sa splendeur, et surtout conservée-préservée (grosso modo) telle quelle en son bâti, en cette ville unique… _ les récapitule toutes. C’est là _ en ces églises de Venise, donc _ que réside l’essence même du catholicisme dans son plus beau principe _ sensible, sensuel (tridentin) _ de représentation _ architecturale, picturale, sculpturale, musicale, artistique donc, en la diversité exultante de ses formes et couleurs _, le plus humain aussi _ à Rome, c’est différent : c’est le catholicisme dans sa manifestation _ papale _ la plus grandiose, l’humain y est parfois écrasé _ ce qui n’est jamais le cas à Venise, toujours à l’étage de l’humaine (casanovienne ?) sensualité. L’approche du divin dans sa part la plus sensuelle _ nous y voici ! _, la plus jubilante _ Jubilate, Deo ! _, dans ce pouvoir de symbolisation infini _ du catholicisme, notamment tridentin et post-tridentin _ qui fascinait tant Lacan. Ces églises fermées _ et cela, davantage encore que les églises ouvertes _ en sont la quintessence _ du moins pour le visiteur en sa frustration exacerbée, face à la porte close, verrouillée, cadenassée, de ne pouvoir y pénétrer, les découvrir, les connaître vraiment et s’en délecter, selon le principe exprimé dans le Polyeucte de Corneille : « Et le désir s’accroît quand l’effet se recule »

Elles portent _ ainsi _ très haut _ ces églises vénitiennes fermées _ ce qu’il y a de plus indispensable, de plus réussi, de plus occulte et sans doute de plus spirituel dans la transmission _ même _ du temps _ le temps de cette vie mortelle qui passe ; et de ce qui parvient, nonobstant cela, à durer, survivre, se transmettre, à l’aune de ce qui est l’éternité du hors-temps, tout en naissant, forcément, en un temps donné, et ayant à mourir ; un temps circonscrit, donc, et ayant à se dégrader et laisser la place à d’autres… Et Venise offre avec générosité à quiconque s’y trouve (demeure, séjourne, passe), quelque chose de ce hors-temps de l’éternité (et sensible !) face au temps historique ; c’est même là sa spécificité (« S’il y a une ville qui n’est pas dans la nostalgie, c’est bien Venise. Mon envoûtement vient peut-être de là. Elle fait totalement corps _ voilà _ avec son passé. Aucun regret de l’autrefois. Aucune aspiration au retour. Pas besoin d’un déplacement. La translation du temps, on y est« , lit-on page 67 ; et là est bien le secret de son si puissant charme). Quelque chose qui se cache _ un peu, mais pas trop ; qui se pressent, se devine _tout en se manifestant _ et se ressentant bien sensiblement. La présence d’une absence _ voilà : physiquement et sensuellement ressentie. Tel est le message de ces sanctuaires scellés par les hommes qui invoquent _ pour justifier le fait de les fermer à la visite _ les outrages du temps _ pour en proscrire in concreto l’accès dégradant. Il importe _ donc : tel est le devoir quasi héroïque que se fixe ici Jean-Paul Kauffmann _ de les desceller _ ces sanctuaires cadenassés _, comme on on détache ce qui est fixé _ attaché, prisonnier, emmuré _ dans la pierre« …

Puis, encore, de nouveau et plus tard, à San Lorenzo, au chapitre 44 (pages 306 à 315) :


« Vision vertigineuse de Venise. Sur une plate-forme suspendue dans le vide qui ne cesse de tanguer, la cité marcienne exulte. Elle se déploie sous mes pieds à perte de vue, pareille à une plaine couleur brun orangé d’où émergent, dans leur force de vie _ dressée _, une forêt de campaniles et de cheminées à cloche. Rares sont les canaux qui se révèlent à cette hauteur, seules quelques lignes vertes sont visibles.

Je me trouve sur le toit _ voilà _ de l’église San Lorenzo _ la revoilà donc _ et m’apprête à pénétrer sous les combles avec le Dr Mario Massimo Cherido _ LE restaurateur de Venise ! Avec l’aide d’Alma toujours elle : la décidément très précieuse guide vénitienne _, j’ai enfin retrouvé l’homme qui conduisait la visite lorsque, il y a quelques moisdéjà ! c’était alors en automne : combien de mois se sont-ils écoulés ? _, je me suis introduit en catimini dans le sanctuaire. Les travaux venaient alors à peine de commencer. Je n’étais resté qu’un très court instant trois minutes à peine _ suffisamment néanmoins pour entrevoir _ déjà _ la beauté et la majesté _ oui _ de cet édifice dont la construction fut achevée en 1602. Un certain nombre de palais et d’églises portent _ désormais _ l’empreinte du Dr Cherido, encore qu’il réprouve ce mot. Selon lui, un restaurateur digne de ce mot doit s’effacer le plus possible devant l’œuvre et ne pas laisser de traces.

Rien de plus admirable que la charpente d’une église. (…) En haut, sous l’ossature de pièces de bois, on voit bien que la pulsation

_ « de soufflerie continue et régulière qui s’insinue entre poutres et solives » : Venise est bien ventée ; et ses calli labyrinthiques ont aussi pour fonction de protéger les palazzi des morçures implacables des vents…

 _ n’a jamais cessé. Le rythme cardiaque produit par la douce ventilation _ via les dispositifs ingénieux de construction des bâtiments : la douceur n’est pas donnée ; elle est une conquête (d’ingénierie) du génie humain _, qui anime piliers, chevrons et étais, est régulier. L’agent de survie de San Lorenzo est bien cette respiration aisée _ voilà _ qui circule sous les toits. Elle n’a jamais cessé de fonctionner.

À pas comptés, nous parcourons les travées cernées par la futaie de bois aseptisée. Le vent murmure à travers des soupiraux grillagés _ telles sont les pièces essentielles ultra-intelligentes de cette respiration du bâtiment. Nous avançons avec précaution alors que le plancher est ferme. (…) Nous nous sommes insinués dans la vraie intimité de l’église, dans son être le plus profond. (…) Ce cœur en altitude, siège de son for intérieur, n’a _ lui _ jamais subi d’atteinte. L’espace du dedans _ pour reprendre le mot de Henri Michaux _, impénétrable à l’observation externe, nous sommes en train de le fouler. (…) Le plus étonnant est la propreté de ces combles. (…) C’est un état naturel dû peut-être _ mais oui _ à cet air brassé qui souffle suavement _ le trait est à nouveau ici souligné _ en permanence. Pas d’odeur de poussière ni de dépôt. Cette netteté a quelque chose d’inquiétant. J’ai le sentiment non pas d’être enfermé mais de pénétrer par effraction dans un espace silencieux _ secret et préservé _ dont je ne dois pas m’occuper« , pages 306-307-308

Au Dr Cherido, « je parle des jambes de force qui soutiennent le toit :

_ On dirait un clavier, vous ne trouvez pas ?

_ Ça n’a rien d’étonnant, on en revient toujours à Prometeo, œuvre de rupture. Que l’un des plus grands événements musicaux du XXe siècle ait eu lieu à San Lorenzo n’a rien de surprenant. Il flotte dans cette construction une atmosphère d’élévation, de grandeur, mais aussi de sédition _ les deux : une forme de résistance. (…)

La vue en surplomb change tout. Un univers de treuils, de poulies, d’échafaudages, l’espace est démesuré. Toujours ce contraste violent d’eau-forte entre les masses solides et les trouées de lumière à la Piranèse. Et les bruits ! Ils n’ont pas la même consistance, la même réverbération qu’ailleurs. Luigi Nono avait constaté l’étrangeté de cette acoustique : « Occuper l’espace et le silence de San Lorenzo, se laisser occuper par eux. » Se laisser occuper par le silence ! Tout est là. Le silence qui s’impose ici n’est pas _ du tout _ absence de bruits. Il n’est pas vide mais, au contraire, plein, condensé, déchirant. Nono affirmait que le vrai silence intervient toujours dans ce qu’il y a de plus bruyant.

La phase de consolidation et de mise en sûreté de l’édifice est sur le point de se terminer« , pages 309-310.

Ce mercredi 19 juin 2019, Titus Curiosus – Francis Lippa

Les beautés inouïes du « continent » Durosoir : admirable CD « Le Balcon » (CD Alpha 175) !

25jan

En ouverture à l’admirable CD Alpha 175 « Le Balcon » de Lucien Durosoir…

Mon commentaire des œuvres

_ Le Balcon (Poème symphonique pour Basse solo, Cordes vocales et Cordes instrumentales) (1924) ; Sonnet à un enfant, pour soprano et piano (1930) ; Idylle, pour quatuor d’instruments à vents (1925) ; Trilogie : Improvisation, Maïade, Divertissement, pour violoncelle et piano (1931) ; Trio en si mineur, violon, violoncelle et piano (1926-1927) ; Berceuse, pour violoncelle et piano _

est à suivre ;

mais j’ai hâte de signifier sans retard le degré,

la hauteur et toute l’étendue

de mon admiration,

tant pour les 6 nouvelles œuvres de Lucien Durosoir mises par ce CD Alpha 175 à disposition de la joie des mélomanes du monde entier _ Wow !!! _,

que pour la perfection des interprètes _ l’ensemble vocal Sequenza 9.3, le Quatuor Diotima & Yann Dubost, le trio Hoboken, le Quintette Aquilon, Jeff Cohen & Kareen Durand, Raphaël Merlin & Johan Farjot : quelle vie ! quelle époustouflante jeunesse ils savent donner à cette musique ! On dirait que celle-ci sort toute fraîche de la plume et de l’encrier de Lucien Durosoir lui-même ! Wow !!! _

et celle _ sur un autre plan : mais c’est aussi un art ! _ de la _ magnifique ! c’est la perfection incarnée du rendu musical ! _ réalisation !.. Vive Hugues Deschaux !

Merci à eux tous !

Et Merci à Alpha,

et à l’initiateur _ et metteur en œuvre _ de cette réalisation artistique discographique d’ampleur mondiale et historique _ pour l’enrichissement de notre connaissance, et de la « musique française« , et de la « musique du XXème siècle«  ! ce qui n’est pas peu… _ :

l’éditeur visionnaire qu’est Jean-Paul Combet…

A l’écriture _ cf mon (tout premier) article du 4 juillet 2008 : Musique d’après la guerre _ de ma première écoute _ complètement subjuguée de l’intensité et retentissement si bouleversant du sentiment de beauté éprouvé !!! _ du CD Alpha 125 _ Lucien Durosoir : Quatuors à cordes _,

l’expression de « continent » _ pour désigner cette musique qui se découvrait alors : combien splendidement ! _

m’était venue

d’elle-même

à l’esprit,

tant elle me paraissait à même de rendre (un peu) compte de la force

_ d’une évidence subjuguante, en sa puissance renversante à la fois de vérité (eh oui !), et de beauté sublime (j’ose ici l’oxymore !) : une rencontre de ressenti musical éprouvé somptueux

appelée, sans nul doute, à des « suites«  : celles d’autres découvertes encore, et renouvelées, d’œuvres se surpassant les unes les autres ; 

des « suites«  de sidération de beauté comme promises, en des promesses virtuelles qui seraient immanquablement tenues (et voilà ! c’est le cas !) : par la générosité créatrice comme à profusion (et parfaitement fiable en sa force ! voilà ce qui est désormais parfaitement avéré ! avec Jouvence (CD Alpha 164) et maintenant Le Balcon) du compositeur Lucien Durosoir, en son œuvrer, juste (mais impeccablement !) déposé sur le papier et laissé « au tiroir«  (ou, plutôt,  « dans une armoire«  : cf ce qu’en dit son ami Paul Loyonnet, en ses Mémoires : Lucien Durosoir « avait la plus entière confiance dans sa musique, et m’écrivit qu’il mettait, à l’instar de Bach, ses œuvres dans une armoire, et qu’on la découvrirait plus tard« …) :

comme en certitude tranquille d’être, quelque jour, posthume même (et probablement …), sonorement enfin « joué«  ; Lucien Durosoir (1878-1955) n’avait pas l’impatience, et tout particulièrement après ce à quoi il avait survécu lors de la Grande Guerre !, de la reconnaissance mondaine ! encore moins immédiate, ni rapide ! : la plénitude des œuvres parfaitement achevées (par ses soins purement musicaux : quel luxe !), suffisant à le combler !.,

Durosoir, donc, en son œuvrer,

« tient«  mille fois plus

qu’il n’a pu paraître, à son insu même, bien sûr !, « promettre«  !.. Quel prodige !) _

l’expression de « continent« , donc,

m’était très spontanément venue à l’esprit,

tant elle me paraissait à même de rendre (un peu) compte

de la force

de puissance

et intensité

de mon sentiment d' »aborder » une terra incognita (de musique : inouïe !) à dimension d’immensité profuse (= tout un univers !) :

pas un petit « territoire« , quelque « canton » adjacent et adventice, ou quelque nouvelle « province » vaguement subalterne, voire anecdotique _ si j’osais pareils qualificatifs inadéquats _

à gentiment abouter au « massif » bien en place de la musique française,

ou de la musique du XXème siècle _ ou/et les deux _ ;

ni même quelque « pays« , de plus notables dimensions ;

non !

rien moins qu’un « continent » !

une Australie (mais d’ici ! : simplement inouïe _ et inimaginée _ de nous !..)

immense !

et cela, au sein, donc, de la plus _ et meilleure _ « musique française« , qui soit ;

et de la plus _ et meilleure _ « musique du XXème siècle« , qui soit ! aussi…

Rien moins !

Mais qui d’un coup venait

« dépayser« 

tout le reste…

Charge à tous les « rencontreurs » _ par ces CDs, déjà ; ou par les concerts donnés de ces œuvres… _

de ces musiques de Lucien Durosoir,

d’y « faire« , chacun, peu à peu _ mais ça vient ! CD après CD ! Concert après concert… _ « son oreille » :

encore toute bousculée

de ce qui s’y découvrait,

et ayant à « reprendre tous (ou enfin presque…) ses esprits« 

s’ébrouant de la surprise un peu affolante du « dépaysement » de l’inouï

de telles « expériences » d’audition

d’œuvres :

et si merveilleusement idiosyncrasiques,

et à un tel degré _ confondant ! _ de finition, « dominées« …


De fait,

audition de CD après audition de CD _ et en les renouvelant ! _,

il faut bien convenir, maintenant,

après le CD Jouvence et avec ce CD Le Balcon,

que les œuvres de Lucien Durosoir que nous « rencontrons« 

_ soient, 28 à ce jour, réparties en 4 CDs _

ne sont,

et aucune _ pas la moindre, même ! certes pas, ni jamais… _,

interchangeables,

ou « équivalentes« ,

mais

se révèlent, à notre écoute,

encore, à nouveau, et chaque fois,

et pour chacune d’elles, en leur « unicité« ,

singulières _ quelle puissance de surprise ainsi renouvelée ! _,

toutes :

tout aussi surprenantes et subjuguantes !

De cela,

j’ai eu l’intuition

étrangement intense

rien qu’à comparer, déjà, entre eux, les trois quatuors,

de 1919, 1922 et 1934,

dans le CD Alpha 125 des Quatuors à cordes de Lucien Durosoir…

Comme si le génie musical singulier de Lucien Durosoir

disposait _ et avec quelle aisance ! et quelle force d’évidence ! _

de la puissance _ somptueuse ! _ de la diversité

dans une fondamentale unité :

le mélomane _ face à de tels tourbillons (dominés) de musique le saisissant _ parvient peu à peu _ il lui faut d’abord « recevoir«  (et « accuser le coup«  de…) la force considérable (et assez peu fréquente) de cette musique inouïe ! afin de se mettre, lui, le « receveur«  de (= « invité«  à) cette musique, à sa hauteur, en cette « réception«  singulière… _ à dégager la profondeur de cette capacité _ durosoirienne _ de diversité dans l’unité,

en toute la force et l’étendue de sa rare puissance

_ beethovenienne ?

en tout cas, assez peu exprimée comme ainsi et à ce degré-ci, dans tout ce qu’a pu donner le génie français… _,

disque après disque !

et œuvre après œuvre !..

C’est maintenant plus que manifeste avec ce quatrième CD, Le Balcon

Deux CDs  _ un de musique de piano ; un de musique symphonique _

nous demeurant à découvrir ;

et comportant les deux œuvres (vastes, les deux) que Lucien Durosoir gardait toujours à portée de sa main, chez lui, à Bélus :

Aube, sonate d’été (pour piano), composée en 1925-26 ;

et Funérailles (suite pour grand orchestre) : à la mémoire des soldats de la Grande Guerre ; composée de 1927 à 1930…

Les œuvres de Lucien Durosoir ainsi approchées et découvertes

venant à composer ainsi peu à peu pour chacun des auditeurs, au fur et à mesure de ses « rencontres« -écoutes,

un « massif » _ tout de plénitude ! _

d’efflorescences profusément généreuses

splendidement dominées

_ le (riche et dense) génie de Durosoir est d’une extraordinaire amplitude ;

et d’une non moins formidable stature ;

le maître d’œuvre façonnant sculpturalement les flux généreux de matière musicale vivante profonde, somptueusement colorée, dont il s’empare

et qu’il pétrit, magistralement,

tel un Rodin de la musique… Ou un Michel-Ange musicien… _

les œuvres de Lucien Durosoir tour à tour approchées

venant à composer ainsi,

œuvre à œuvre, pour chaque auditeur,

un « massif » _ floral _ de musique

de plus en plus riche :

nous en prenons chaque fois davantage et un peu mieux conscience,

en nous en approchant,

et l’explorant

peu à peu, à chaque audition _ au CD, au concert _,

et de mieux en mieux ;

cela,

à la dimension d’un « continent« , donc…

Dans un article à suivre,

je détaillerai ma « réception » des six œuvres (de ce CD Le Balcon) _ si variées, dès le choix de leur instrumentarium…

Cf les analyses parfaites, comme chaque fois (soient des bijoux de finesse et justesse !) de Georgie Durosoir dans le livret du CD !

Mais d’ores et déjà, je souhaite mettre en exergue la force du frisson qui nous saisit dans le Poème symphonique Le Balcon (en 1924) au ressenti du jeu des « Cordes vocales«  et des Cordes instrumentales, mettant en relief la voix de Basse interprétant les vers de Baudelaire en son poème des Fleurs du mal… ; ainsi que la puissance bouleversante du Trio (en 1926-27), à comparer, en l’intensité de sa vie et de son audace (sublime !), avec cet autre merveilleux accomplissement durosoirien qu’est le troisième Quatuor (en 1934)… _

de ce CD admirable :

le CD Alpha 175 Le Balcon, de Lucien Durosoir…

A quelle qualité de joie (musicale)

accédons-nous là !


Titus Curiosus, le 25 janvier 2011

Post-Scriptum :

Je m’aperçois _ je l’avais donc oublié ! _ que le même mot de « continent« ,  à propos de l’œuvre de Lucien Durosoir, m’était à nouveau venu à l’esprit lors de l’écriture de deux autres de mes articles à l’occasion de la parution du CD Alpha 164 Jouvence _ les voici : le “continent Durosoir” livre de nouvelles merveilles : fabuleuse “Jouvence” (CD Alpha 164) !!! et Le génie (musical) de Lucien Durosoir en sa singularité : le sublime d’une oeuvre-”tombeau” (aux vies sacrifiées de la Grande Guerre) ; Baroque et Parnasse versus Romantisme et Nihilisme, ou le sublime d’éternité de Lucien Durosoir _ : toujours la même impression de profondeur, puissance et vastitude !

Les rencontres heureuses et la vitalité généreuse d’une attentive vraie, Danièle Sallenave : l’état (= bilan provisoire) de sa « Vie éclaircie » _ somptueuse lumière d’un livre majeur !

29déc

Je tiens à saluer,

et comme il le mérite _ c’est-à-dire grandement ! _,

le livre absolument magnifique que nous offre,

en la jeunesse robuste et vive, et toujours si _ formidablement _ immensément joyeuse, de ses soixante-dix printemps

_ mais le passage du temps sur son indéfectible jeunesse (de cœur et d’esprit, d’abord !) est totalement imperceptible ! si ce n’est par un toujours surcroît de plénitude !… _,

Danièle Sallenave,

une vraie attentive

autant qu’une attentive (constamment et surabondamment…) vraie !

l’exemple même, si l’on veut, de l' »honnête homme » aujourd’hui,

et de la « belle personne »,

_ et cela indépendamment de la question, trop souvent parasite désormais, du « genre« , du sexe, de la sexuation : elle-même sait fort bien écarter, ici (au chapitre V, « Femmes, hommes« , aux pages 177-205 de ces passionnants  « entretiens » : avec Madeleine Gobeil, et avec elle-même : sur la page d’écran de l’ordinateur, à corriger pour préciser et creuser, approfondir, déployer bien de l’implicite...),

écarter, donc,

un tel parasitage… ; cf cette réflexion-ci, page 195, en réponse à la question (de Madeleine Gobeil) : « Les hommes et les femmes aiment-ils différemment ?« … :

« A mon sens, hommes et femmes aiment ou aimeraient exactement de la même façon, s’ils se souciaient _ d’abord et essentiellement _ d’être des individus, et non de se conformer, même à leur insu, à l’idée qu’ils se font, ou que l’époque se fait _ voilà ! tel est le poids exténuant (la « pesanteur sociologique« , si l’on préfère…) de la pression des clichés ! _, « des hommes » et « des femmes » !« … ;

et il faudrait ainsi que l’on « transgresse l’opposition rigoureuse hétéro/homosexualité.

C’est _ précise-t-elle bien vite, page 203 _ l’idée qu’un être, avant d’être sexué, est d’abord un individu au sens plein du terme

_ en son intégrité et unicité ; ainsi qu’en la conscience même (d’abord opaque, aussi…) de cette intégrité et de cette unicité, en soi : nécessairement singulières ! les deux (l’intégrité comme l’unicité) ! et cela, pour chacun (en son pour soi ! déjà ; ainsi qu’en un « chacun pour soi«  : bien trop souvent exacerbé…) par rapport à lui-même et son (propre : opaque ! non-transparent ! l’accomplissement et la découverte de soi constituant un long et complexe parcours…) soi ! _,

un individu au sens plein du terme, donc,

qu’on aime _ lui _ comme individu _ en son intégrité et unicité singulières ! elles aussi _, par-delà son sexe » même, ajoute très justement Danièle Sallenave, page 203, donc ;

et de commenter encore cela ainsi, dans la foulée, pages 203-204 :

« Pour un ou une « hétéro », ce n’est pas _ cette bisexualité rencontrée alors, non sans une certaine surprise… _ de l’indifférence à la différence sexuelle, qui continue _ elle, et bel et bien _ d’exister et de concentrer sur l’« autre sexe » les fantasmes de désir, de séduction… c’est comme une trouée dans un paysage, par où d’autres paysages se dévoilent _ alors : en perspective s’élargissant… La « bisexualité » _ puisque c’est à cela que l’auteur fait alors allusion, via sa fiction de La Fraga qu’elle commente alors _, c’est alors comme un complément _ voilà _ d’être, une manière de vouloir se saisir et de saisir l’autre _ en l’expérience vécue d’un tel désir amoureux ouvert sans considération dominante (et intimante !) du genre de l’aimé _ dans une liberté que rien n’entrave _ plus, du moins à cet égard de la spécification (carrée !) du genre de l’autre… _, aucune considération de sexe ou du genre. C’est la manifestation d’une liberté conquise«  : contre (et par-dessus) ses propres préjugés, qui avaient fini par s’incruster… _,

celle-là même qui dit,

page 40 de sa Vie éclaircie _ Réponses à Madeleine Gobeil (qui paraît cet automne 2010 aux Éditions Gallimard),

avoir, de ses parents _ un couple d’instituteurs de Savennières, sur les rives (et juste au-dessus des « levées« ) de la Loire, non loin d’Angers _, « hérité aussi« 

_ outre leur passion (germinative !) de la curiosité

(« Curiosité«  était « le maître-mot«  de ses parents, rapporte-t-elle, page 39, à propos des élèves qui leur étaient confiés : « Il n’a pas de curiosité ! » leur était, se souvient-elle, « un jugement sans appel« …),

leur passion de l’écoute

(un enseignant doit savoir aussi et avant tout apprendre à écouter au plus près ceux qu’il entreprend d’instruire-enseigner-éduquer ! car est là un rapport décisif ultra-sensible ! ;

et Danièle Sallenave de se remémorer ici cette « très belle chose«  « dans un texte de Jean Starobinski« , page 40, en suivant : « Il ne faut pas que l’immense bruit qui nous entoure _ et prolifère _ diminue nos facultés d’écoute _ attentives : activement réceptrices. C’est à les accroître ou du moins à les maintenir _ à rebours des anesthésies de toutes sortes ! se généralisant… _ que j’espère avoir travaillé« , écrivait Jean Starobinski, l’auteur de Largesse, dans L’Invention de la liberté…) ;

ainsi que celle, chevillée au corps et au cœur, elle aussi

_ car Danièle Sallenave vibre (toujours !) de la passion (éminemment porteuse : enthousiasmante !) de la générosité _

de l’inlassable « instruction« 

dont ceux-ci, ses parents, avaient fait leur métier,

au service du « métier de vivre« , de (« grandes« ) « personnes«  (que ces enfants « devaient«  être en train de devenir…), à aider à se former, des enfants qui leur étaient confiés,

du temps de ce qui était encore une « Instruction publique« , et fut, ensuite, une « Éducation nationale«  : en quoi est-elle donc, celle-là, en train de se métamorphoser, quand ses présents ministres ont été mis à pareille « place«  pour avoir su se faire d’assez efficaces « Directeurs de Ressources humaines«  d’entreprises (ô combien privées !) telles que L’Oréal !..  : « parce que que vous le valez bien« , qu’ils avancent comme appels d’achat de leurs « produits«  (séducteurs…) de « maquillage«  !.. ;

et sur la cosmétique, relire les mots toujours aussi brûlants de vérité de Socrate (dans l’indispensable Gorgias de Platon _ ou « contre la rhétorique«  !..)… _

celle-là même, Danièle Sallenave, qui dit avoir « hérité aussi« , donc, de ses parents,

une profonde mélancolie«  :

celle, du moins

_ cf Aristote, la Poétique, et Rudolf Wittkower : Les Enfants de Saturne.., mais cela à dose homéopathique, il me semble, pour ce qui la concerne singulièrement, elle, Danièle Sallenave, étant donné les inlassables trésors, bien plus manifestes (que ces tendances à l’acédie mélancolique !), eux, de la vitalité ! dans lesquels elle puise toujours et encore… _,

celle _ « mélancolie« , donc _ qui _ par la conscience d’un certain « tragique«  de la vie même, éphémère… _ « ouvre des horizons immenses« , page 40 :

ceux, et à perte de vue, de la profondeur (et de l’intensité maîtrisée : toute de classicisme !) de champ (de perceptions : diverses…) ;

c’est-à-dire le « relief« 

vrai

et parlant en pure vérité

_ d’un timbre de voix, seulement, un peu grave et à peine rugueux, en dépit de sa suavité (et chaleur même) de ton  ; tel un accent, à peine un brin voilé, mais de fond

à peine perceptible : tout simplement… ; mais qui « éclaire«  loin et profond ! voilà ! _

c’est-à-dire le « relief«  vrai et parlant en pure vérité, donc

_ et peut-être baroque ;

de ce Baroque qui sait parler et chanter à Danièle Sallenave ; et qui l’a tellement touché, elle aussi, à Rome et à Prague, notamment (comme il m’a personnellement touché, en ces lieux, et via quelques voix de personnes : ainsi, Elisabetta Rasy, à Rome ; Vaclav Jamek, à Prague…) _

le « relief » _ baroque, si l’on veut ! _ du tragique

consubstantiel de l’existence

« fragile » _ voilà ! et combien précieuses par là ! irremplaçables ! ces profondeur et intensité-là,

devant (et face à) cette fragilité vitale (en son éphémère)… _ de nos vies

effectivement passagères : l’automne et le crépuscule ne manquant pas

_ en général du moins : quand,

accomplissant l’espérance vitale (« et les fruits passeront la promesse des fleurs« ),

il s’avère, magnifiquement, que

« une rose d’automne est plus qu’une autre exquise« _

l’automne et le crépuscule ne manquant pas

_ pour certains, du moins, qui ont su vivre avec succès le « dur désir de durer » un peu (plus que d’autres) et, surtout, assez : pour bien l’« expérimenter« 

(tel un Montaigne en la « vieillesse«  relative, toujours, de ses cinquante ans)… _

d’advenir…

Ce n’est pas non plus sans émotion que j’ai découvert, in fine, page 247, les paroles de conclusion de ce magnifique livre d' »entretiens » (avec Madeleine Gobeil) :

« La seule vie, c’est la vie au présent,

cette vie-là !

Il faut en cultiver sur terre

_ c’est là la leçon, à la lumière de la rigueur d’Épicure, du sublime dernier chapitre des Essais de Montaigne, « De l’expérience« , sous lequel ce bilan (provisoire !) joyeux de Danièle Sallenave me semble venir se placer _


toutes les caractéristiques divines,

dont l’allégresse !

J’aime bien ce mot d’allégresse,

il me paraît correspondre tout à fait au sentiment que donne la musique

_ celle de Felix Mendelssohn, par exemple, héritier, en cela, via son maître Zelter, de l’Empfindsamkeit renversante et nourricièrement énergétique, en ses tourbillons de légèreté grave, profonde, du très grand Carl-Philipp-Emanuel Bach !..

De ce Mendelssohn-ci,

écouter la folle énergie du double concerto pour violon et piano dans l’interprétation sublimée de Gidon Kremer et Martha Argerich (un CD Deutsche Grammophon) ; ou l’Octuor dans l’enregistrement live qu’emmène Christian Tetzlaff pour le « Spannungen Chamber Music Festival«  de Heimbach (un CD Avie)… _,

Ce mot d’allégresse me paraît correspondre tout à fait

au sentiment que donne la musique

plus que n’importe quel art. (…) La musique est l’art divin.

J’ai beaucoup aimé parler de musique _ continue et achève de dire : ce sera là tout simplement la conclusion de cette Vie éclaircie, page 247… _ dans l’émission de Claude Maupomé Comment l’entendez-vous ?.

On écoutait le morceau en entier ; celui-ci terminé, le silence revenu _ celui qui permet à la pensée d’aller un pas plus loin ! _, on se regardait ; « alors ? », disait-elle, de sa belle voix _ un peu grave, elle aussi ; et magnifiquement posée.

Il y avait la pénombre du studio, les techniciens derrière la vitre ; et j’avais souvent la gorge nouée d’émotion avant de pouvoir parler et donner suite _ voilà ! _ au chant… _ inspirateur… :

sur l’« acte esthétique« ,

je renvoie une fois de plus à la scène initiale, à la tombée du soir, et en compagnie de deux amis, à Syracuse, de l’ouverture si subtilement juste du (sublime !) essai de Baldine Saint-Girons, L’Acte esthétique (aux Éditions Klincksieck) ;

cf mon article du 12 octobre 2010, à propos de l’opus suivant de Baldine Saint-Girons, Le Pouvoir esthétique (aux Éditions Manucius) : les enjeux fondamentaux (= de civilisation) de l’indispensable anthropologie esthétique de Baldine Saint-Girons : “le pouvoir esthétique”

L’écoute de la musique

procure un bonheur complet. Le temps n’est plus suspendu,

mais son mouvement _ allant : se chargeant, en la grâce porteuse de son déploiement, de toute une plénitude : comblante ! _

se charge de signification ;

il vous fait _ comme _ participer à la grâce souveraine du calcul,

à l’ordre mathématique

_ tant de la mélodie (horizontale) que de l’harmonie (verticale) ; en une inspiration possiblement leibnizienne ; ou bachienne ;

pour ma (modeste et humble) part, je serais tenté de faire un brin plus confiance à l’aventure un peu plus hasardeuse de ce qu’on pourrait nommer « inspiration« , s’élançant dans l’air, et avançant toujours un peu à l’aveuglette, en se fiant à la chance de ce qui va être rencontré, et respiré : à la façon de Domenico Scarlatti en ses 555 sonates, quasi indéfiniment re-tentées, par exemple... _

Le mouvement du temps vous fait participer à l’ordre mathématique, donc,

et joyeux du monde.« 

Car je me suis alors souvenu

que c’est peut-être lors d’une émission

de Claude Maupomé, « Comment l’entendez-vous ?« , sur France-Musique, quand la radio (de Radio-France) parlait un peu plus souvent vraiment vrai _ au lieu de ne se faire bientôt presque plus que propagande et publicité !_,

que j’ai fait la connaissance, par la voix, la parole, et la conversation vivante _ émue et émouvante, en sa vérité ! _ et vraie

de Danièle Sallenave _ et d’autres, tels, parmi d’autres passionnants, Pascal Quignard, ou le peintre de Montpellier Vincent Bioulès… _

commentant la musique aimée…

Voici, pour finir cette présentation-évocation

de La Vie éclaircie _ Réponses à Madeleine Gobeil,

la parlante quatrième de couverture :

« Madeleine Gobeil m’a proposé il y a quelques années de réaliser avec elle une interview par courriel. J’ai longuement développé _ en les travaillant : à la Montaigne, dirais-je… _ mes réponses ; et ce livre en est sorti. L’enfance, la formation (I), les livres (II), le théâtre (III), les amitiés, les amours (IV _ « L’Histoire, les intellectuels, la vie sensible » _ & V _ « Femmes, hommes »), les voyages (VI _ Les voyages, l’Art, le temps), la politique (de ci, de là)… Progressivement, une définition se dégage : écrire, c’est essayer d’ouvrir des brèches, des trouées

_ dans lesquelles une pensée peu à peu, à l’œuvre, et en s’aventurant (c’est le travail exploratoire du génie même de l’imagination…) se déploie : se précise et s’accomplit ; page 75, Danièle Sallenave cite Hegel : « C’est dans le mot que nous pensons«  ; et elle ajoute fort justement, dans l’élan : « Et dans l’articulation des mots, qui constitue des phrases, des énoncés, et pour finir ce qu’on appelle le discours« , selon ce que Chomsky nomme magnifiquement la « générativité«  du discours par la parole… ; le reste, privé de cela, c’est « ce qu’Adorno appelle « la vie mutilée » : coupée en ses élans généreux… Cela chez les privilégiés (« socio-économiques« , ajouterais-je !) comme chez ceux qui ne ne le sont pas. Un « privilégié » qui ne lit rien d’autre que ses dossiers, des ouvrages d’économie, ou sur la résistance des matériaux, et qui ne compte que sur Internet pour sa formation générale, vit aussi pour moi (et pour moi-même aussi !) d’une « vie mutilée »… » ; et Danièle Sallenave de citer encore à la rescousse, page 24, l’excellent Marc Fumaroli, en la préface de ses Exercices de lecture : « Passer par _ voilà ! _ les livres, c’est accéder à une certaine « forme d’intelligence », « que donne de soi-même et des hommes en général la fréquentation assidue _ oui : en mosaïque… _ des œuvres littéraires les plus diverses et d’époques différentes » et qui prépare et éclaire _ c’est cela ! _ celle que donne  _ à l’aveuglette, sinon _ l’expérience » _ individuelle empirique seulement. Comme le commente alors excellemment Danièle Sallenave : « Tout est là : préparer et éclairer l’expérience, qui est forcément _ d’abord : animalement et inculturellement : l’enfance, c’est la « neuveté«  ignorante, d’abord ; surtout privée du désir de plus profondément connaître… _ limitée. Et il ajoute : la lecture « lui donne des ailes _ voilà ! _, elle la prévient contre le rétrécissement _ ou du moins l’étroitesse à jamais _ triste »« , pages 74-75 _,

pour mieux voir, mieux comprendre, mieux sentir. C’est une manière de vivre. D’unifier, d’éclaircir la vie » _ en apprenant à démarquer ainsi le « relief«  même de l’essentiel… Alain dit ainsi : « Apprendre à bien penser, c’est apprendre à s’accorder avec les hommes les plus éminents, par les meilleurs signes »

Ce qui est dit de l’écrire est, en sa parfaite modestie (et justesse !), passionnant !

Magnifique !!!

Les rencontres que la vie,

un peu de chance,

et aussi parfois un brin de courage _ pour savoir saisir, et, plus encore, « cultiver« , en apprenant à soigner et entretenir, avec des trésors de délicatesse, les opportunités du hasard objectif ! _

ont ménagé à Danièle Sallenave,

sont plus passionnantes encore : je n’en dis rien ici ;

je laisse le soin de les découvrir au fil de la lecture

de ces pages infiniment précieuses et riches…

Cette Vie éclaircie _ Réponses à Madeleine Gobeil n’est qu’un « état des lieux » provisoire _ à la Montaigne, ou à la Proust : « tant qu’il y aura de l’encre et du papier » !.. _, mais sachant se concentrer de mieux en mieux, et avec générosité, sur l’essentiel, de la part de Danièle Sallenave,

car celle-ci est très loin de penser, comme celle à laquelle elle a consacré un panorama biographique, Castor de guerre, qu’à soixante ans, « il n’y avait plus rien à vivre, sauf l’attente de la mort« …

Cette Vie éclaircie

se trouve donc, par là, aux antipodes du Tout compte fait de Simone de Beauvoir,

dans lequel cette dernière lâchait mélancoliquement : « J’ai le goût du néant dans les os« …

Œcuméniquement, en quelque sorte

_ eu égard, peut-être, à une partie de dette (d’auteur) de Danièle Sallenave à cette formidable énergique qu’a d’abord su être presque tout le long de sa vie Simone de Beauvoir ; cf aussi le très beau portrait qu’a offert de celle-ci, récemment, ce livre très important (à de multiples égards) qu’est Le Lièvre de Patagonie de Claude Lanzmann _,

Danièle Sallenave ose alors, page 243, un :

« Chacun trouve ses propres chemins,

ceux qui lui conviennent » ;

aussi « faudrait-il arriver à considérer l’« âge »

_ mot que je préfère à celui de « vieillesse » (précise Danièle Sallenave) _

autrement que sous l’angle de la mort annoncée« …

_ lire ici (et relire souvent, sinon toujours !!!) le merveilleux Montaigne sur le temps et le vivre, au final de son dernier essai, « De l’expérience«  (Essais, III, 13) !

L’« âge »

et même le « grand âge » tant que le corps tient le coup _ et le détail importe, certes ! _,

c’est aussi _ en effet ! pleinement ! _ un âge de la vie ;

il devrait donc être vécu en tant que tel _ avec visée, toujours, de plénitude ! _,

et non sous la menace du temps qui rétrécit _ et attriste, par la même : cf les analyses très détaillées du très beau (et si juste ! un très grand livre !) La Joie spacieuse _ essai sur la dilatation de Jean-Louis Chrétien…

Car la jeunesse ne se résume pas _ certes : à chacun, au plus vite, de l’apprendre et d’en faire son miel ! _ uniquement à la quantité de temps qu’on suppose _ à la louche ! pas à la pipette (qui n’existe pas pour cela, en dépit des efforts de tous les prévisionnistes très, très intéressés… _ avoir devant soi…

Encore moins à l’idée qu’il est _ biologiquement _ infini _ inépuisable : prolongeable à volonté et sur commande…

Ou le rêve de Faust ;

et le piège de Méphisto…

Cf ici le mot (terrible) de Staline à De Gaulle, à Moscou, en 1945 : « A la fin, c’est la mort qui gagne » ;

à comparer au « Si Dieu n’existe pas, tout est permis ! » de l’Ivan Karamazov de Dostoïevski…

Danièle Sallenave poursuit, elle,

à propos des divers âges de la vie,

ceci,

aux pages 243-244 :

« J’ai toujours su que mon temps _ de vie (mortelle)… : et la rareté fait beaucoup, sinon tout (pas vraiment, non plus !), du prix ! _ était compté, même quand je n’avais que dix ans !

Et dans le même mouvement, je pensais que « j’avais tout mon temps » _ à condition de savoir apprendre à (et de pouvoir) aussi « le prendre« 

J’ai très tôt senti _ mais peut-on vraiment « penser«  si peu que ce soit et ressentir autrement que cela, et ainsi ?.. _ quelles infinités _ mais oui ! « Inextinguibles« , dit même Theodor Adorno, en son (merveilleux) essai sur L’essai comme forme, en ses Notes sur la littérature _ chaque âge

et chaque moment _ même _ de l’âge

recelait.


Mais ce n’est pas la littérature qui me l’a fait découvrir : c’est l’ayant découvert que je me suis mise à écrire.
« 


Et de préciser aussitôt : « Car je ne m’« abrite » pas derrière les mots ;

je ne cherche pas dans l’écriture _ à la façon de l’admirable Philippe Forest dans ce chef d’œuvre des chefs d’œuvre dont la plupart de ses lecteurs potentiels ne réussissent pas à supporter d’affronter de bout en bout la lecture : le sublime terrible Toute la nuit !.. _, à calmer l’angoisse _ ici, pour elle _ de devoir disparaître«  _ mais c’est là un B-A BA de l’apprendre à « exister«  de tout un chacun !..

Et d’y répondre, page 244 :

« Quand je suis en train d’écrire un livre,

pendant que je rédige ma réponse à vos questions _ chère correspondante : chère Madeleine Gobeil, en l’occurrence _,

je ne ressens plus le temps _ physique et physiologique _ comme un pur écoulement _ en vertu des lois mécaniques générales (et sans la moindre exception) de l’entropie de la thermodynamique, si l’on veut… _, au sens où on dit qu’un liquide s’écoule, qu’un corps se vide _ irréversiblement et irrémédiablement…

Quelque chose se dissipe _ en effet ; certes _, se consomme _ physiologiquement est transformé, assimilé, avec des déchets rejetés _, se consume _ et se dissout en nuées _ ;

mais rien _ de substantiel _ ne m’a été _ par cette alchimie-là _ ôté ;

au contraire, c’est de l’énergie _ voilà ! _ qui se régénère«  _ et même davantage que cela : « se sublime«  ! _ en se dépensant _ sur cette « sublimation économique« -là, lire Georges Bataille : La Part maudite

Car : « C’est le mouvement de l’écriture qui fait naître _ du moins la capte  et la « sublime«  ! avec un minimum de micro « déchets«  physiologiques ; rien qu’une micro fatigue enthousiasmante ! _ l’énergie _ même _ dont il a besoin _ pour cette gestique : minimale en moyens ; optimale en résultats (= œuvres : au départ et à l’arrivée de simples phrases ; mais quel envol ! parfois, au moins, de « pensée«  ; et quel surcroît, par ces voies-là, d’épanouissement de soi…)…

Alors là , oui, en ce sens

_ et il me semble qu’un Philippe Forest même, lui si hyper-épidermiquement réservé (= écorché vif ! hyper-« grand brûlé«  ! et quel immense écrivain !) quant à d’éventuelles fonctions cathartiques de l’écriture, consentirait lui aussi à pareille formulation… _,

la littérature, l’écriture m’ont aidée.

Elles m’ont donné de la force«  _ celle des écrivains (majeurs, du moins, surtout, mais même aussi les autres, quand ils « avancent«  ainsi…), des penseurs et philosophes, des artistes ; et de tous les « créateurs » en général…

C’est ce processus même de transfiguration qu’analyse si magnifiquement Spinoza dans tout le déploiement de son Éthique,

ce processus qui permet à celui qui parvient à donner réalisation à ses potentialités en apprenant à se connaître (Spinoza le nomme, pour cela, « le sage«  !),

de s’extraire, d’une certaine façon (seulement ! certes !), de la seule temporalité (de sa vie mortelle), à laquelle de toutes les façons il n’échappera pas biologiquement ! ;

de s’en extraire cependant sub modo aeternitatis : en « sentant et expérimentant«  alors,

en ce « passage«  de ses potentialités naturelles (de départ) à « une puissance supérieure« ,

ressenti comme un surcroît d’intensité ;

en « sentant et expérimentant«  alors que,

tout en demeurant un animal temporel (en tant que vivant mortel : la mortalité étant la rançon (biologique) de l’individualisation des membres d’une espèce sexuée ! et cela, naturellement !, sans la moindre exception !),

quelque chose _ de soi ; en soi ; et par soi, aussi… _ accède cependant et aussi alors à une autre dimension de l’être que les seules dimensions du temps et de la temporalité,

c’est-à-dire aussi alors

à de l’éternité

_ l‘éternité : en tant que l’autre même du temps ;

en tant que ce qui excède, au sein même de

(et en plein dedans : bien sûr _ et forcément !),

au sein même de

la temporalité et de la vie (merci à elle !) ;

en tant que ce qui excède (et vient excéder, profusément, mais aussi intensivement !) la temporalité ;

ce qui, d’une certaine façon, lui échappe (en tant qu’autre, simplement, qu’elle ! ; en tant que son autre : le « face«  de son « pile«  ! si l’on veut…) ;

et que le reste de la vie, et, en particulier, ou surtout, l’événement (bref _ un instant ! _ unique et irréversible) de la mort _ pfuitt… : le souffle s’en est allé… _ ,

n’a nul pouvoir d’effacer ;

d’empêcher le fait que « cela« , ce « passage » d’instant-là (avec son intensité a-temporelle !),

a (bel et bien !) été

(ainsi qu’été vécu, ressenti, et même « expérimenté«  !) ;

que cette dimension-là, de l' »exister«  (de l’individu),

a été atteinte et éprouvée, de facto, un moment (de plénitude) ! par lui (non, il n’a pas « rêvé«  !)

La modalité (affective) de ce « sentir et expérimenter » (« que nous sommes éternels« )

étant le ressentir de la (pure et vraie) joie

_ ne pas la confondre avec la sensation (passive, contingente, et trop souvent simplement factice !) du malheureux « plaisir«  (là-dessus lire les beaux et justes arguments de Socrate face à la naïveté trop courte de Calliclès dans le décisif Gorgias (ou « contre la rhétorique« ) de Platon… ;

méditer aussi sur les (très) cruelles impasses (jusqu’au sadisme !) du dilettantisme (le plaisir, oui, mais sans nulle douleur !) à la Dom Juan (cf la très belle analyse qu’en donne l’excellent Étienne Borne (1907-1993) en son Problème du mal_,

le ressentir de la (pure et vraie) joie

comme sublime épanouissement,

pour l’individu qui en est affecté, l’éprouve et le ressent (et l’« expérimente«  même !),

de ses capacités personnelles naturelles de départ…

A l’inverse,

qui n’éprouve jamais pareille vraie (et pure) joie (d’éternité de quelque chose de soi advenant ainsi en lui _ ainsi que par soi…) ; mais demeure scotché dans la seule (et unique) temporalité de sa vie (et en sa dimension exclusive (!) de mortalité, qui plus est…),

celui-là (le « non-sage« ), Spinoza le nomme « l’ignorant » :

ignorant faute de suffisamment prendre (et apprendre (!) à prendre) conscience

et, assez vite, alors, vraiment connaissance ;

et surtout faute _ grâce à cette connaissance vraie, alors, de cette « vocation« -là ! _, de passer

à l’acte de l’effectuation-réalisation _ un peu pleine !.. Spinoza a grandement foi dans l’apport et l’aide de la connaissance !.. Freud aussi, après lui, en un semblable mouvement thérapeutique… _ de ses potentialités naturelles de départ : en germes seulement, d’abord (à l’état en quelque sorte de « vocation« ), pour tout un chacun : telle est la donne (à assumer, au-delà du « dur désir de durer«  lui-même…) de tout vivant sexué, pour commencer ; cf là-dessus, de François Jacob, Le Jeu des possibles;

et qui resteront, ces « potentialités« , à ce stade (infertile !)

de rien que « germes«  (!),

chez celui _ l’« ignorant« , donc ! _ qui ne les aidera pas (mieux !) à passer en toute effectivité

de la potentialité à l’acte,

du stade (inférieur) de « seulement potentiel«  (ou virtuel)

au stade (supérieur _ il s’agit d’un différentiel ! en soi… pas par rapport à d’autres ! Bourdieu, par exemple, étant ici superficiel !.. car seulement « social«  !) _ de « réellement actuel« ,

en une effectuation-actualisation qui serait, elle, réellement (et vraiment !) effective : Hegel parlera ici, lui, de wirklichkeit… _ ;

et, à la toute fin (lumineusement flamboyante : il s’agit, au livre V, de la description du bonheur comme « béatitude«  !) de l’Éthique,

Spinoza met en comparaison la mort de cet « ignorant« -ci

et la mort de ce « sage« -là :

du point de vue _ physico-biologique _ de la vie et de la temporalité,

ces deux morts-là sont équivalentes,

mourir étant pour l’individu (des espèces sexuées) le tout simple subir la dispersion à jamais des parcelles d’atomes (tant de l’âme que du corps) dont il était (circonstanciellement en quelque sorte) la réunion temporelle (vivante et mortelle) : éphémère (et provisoire, au fond : si l’on veut…), par là… L’espèce, elle, se perpétuant (avec une relative ténacité, au moins statistique…) par le renouvellement (sexué) de ses membres, en tant que maillons constitutifs (nécessaires reproducteurs en cela…) de la chaîne des générations se succédant et se remplaçant, en quelque sorte (même s’ils accèdent peut-être, ces « maillons« , à une relative singularité : à voir !)…


Mais il n’en est pas ainsi du point de vue de l’éternité :

à laquelle l’un, l’« ignorant« , le « non-sage«  _ ne parvenant jamais à prendre véritablement consistance ; à réaliser pleinement ses potentialités d’épanouissement ; à accéder, à quelques moments, à la pure et vraie joie active (bien différente du plaisir subi, lui, passivement et par pure contingence !) _ n’aura pas (= jamais !) « accédé«  (n’en ayant, probablement, même pas le moindre petit début d’idée…) ;

tandis que l’autre, le « sage«  _ y accédant à certains moments d’épanouissement effectif de ses potentialités _, a connu (= très effectivement « senti et expérimenté«  : pas seulement passivement subi !), lui, cette modalité du hors-temps (ou « éternité« ) :

au point que l’événement brutal et irréversible de sa mort physique

ne peut tout bonnement plus (= est impuissante à) empêcher, au sein même de son effacement, alors (et irréversiblement), du règne des individus vivants,

le fait _ à jamais, lui ! _, d’avoir goûté,

connu,

et d’avoir (à jamais) accédé _ en personne ! ainsi… _ à

ce réel plus réel et plus plein _ conférant une infinie, inaliénable et irréversible « consistance« … _,

éternel, donc,

offert dans le jeu même de ce qui vit (dans l’éphèmère même du temps donné et imparti à vivre biologiquement)…

Soit une « vocation«  à un certain degré déjà remplie :

cf le cantique de Siméon,

par exemple, en sa version musicale bachienne, le BWV 82 (pour basse) : Ich habe genug (« Je suis comblé« ) ; pour la fête de la purification de Marie, le 2 février…


Sur la joie,

outre cette grandissime leçon de l’Éthique de Baruch Spinoza,

consulter aussi l’admirable travail d’analyse magnifiquement détaillée de Jean-Louis Chrétien, en son lumineux La Joie spacieuse _ essai sur la dilatation ;

ainsi que les sublimissimes remerciements à la vie

de Montaigne :

« J’ai un dictionnaire tout à part à moi : je « passe » le temps, quand il est mauvais et incommode ; quand il est bon, je ne le veux pas « passer », je le retâte, je m’y tiens. Il faut courir le mauvais et se rassoir au bon. Cette phrase ordinaire de passe-temps et de passer le temps représente l’usage de ces prudentes _ telle est la douce ironie montanienne… _ gens, qui ne pensent _ = croient ! bien illusoirement ! _ point avoir meilleur compte de leur vie _ reçue : avec ingratitude ainsi… _ que de la couler et échapper, gauchir, et, autant qu’il est en eux, ignorer et fuir _ quel gâchis ! _, comme chose de qualité _ objectivement ! _ ennuyeuse et dédaignable. Mais je la connais _ singulièrement ! _ autre, et la trouve et prisable et commode, voire en son dernier décours _ ce que Danièle Sallenave vient de qualifier, elle, de « l’âge«  ! _ où je la tiens ; et nous l’a Nature _ très objectivement ! _ mise en main, garnie de telles circonstances et si favorables, que nous n’avons à nous plaindre qu’à nous _ voilà ! _ si elle nous presse et nous échappe inutilement. Je me compose pourtant à la perdre _ cette vie en voie de se terminer, de s’interrompre… _ sans regret, mais comme perdable de sa condition _ générale ! _, non comme moleste et importune. Aussi sied-il proprement bien _ = de droit _ de ne se déplaire à mourir qu’à ceux qui se plaisent à vivre _ comme c’est sensé ! Il y a du ménage _ = de l’art ! _ à la jouir, et je la jouis au double des autres, car la mesure en la jouissance dépend du plus ou moins d’application _ voilà ! _  que nous y prêtons _ très activement ! Principalement à cette heure _ la vieillesse (ou l’« âge«  !) de Montaigne a débuté pour lui avant ses cinquante ans ! _, que j’aperçois la mienne si brève en temps _ vraisemblablement !.. Ce sont des probabilités presque calculables ! et d’aucuns, aujourd’hui, ne s’en privent pas ! _, je la veux étendre en poids _ en « consistance«  vraie ! _ ; je veux arrêter la promptitude de sa fuite par la promptitude de ma saisie, et par la vigueur de l’usage _ Danièle Sallenave est elle aussi de ce tempérament (et de cette sagesse) -là ! _ compenser la hâtiveté de son écoulement. A mesure que la possession du vivre est _ probablement, en terme de prévision de probabilités _ plus courte, il me la faut rendre plus profonde et plus pleine«  _ voilà ! C’est d’une lucidité dirimante ! _ ;

et une page à peine plus loin,

cet acmé de la « profession de foi«  finale de Michel de Montaigne :

« Pour moi donc, j’aime la vie

et la cultive _ tel est le concept décisif ! _

telle _ c’est la sagesse (= art de bien vivre !) que tout un chacun doit apprendre à savoir (enfin !) reconnaître ! Ce n’est même pas une affaire d’invention !.. _

qu’il a plu à Dieu nous l’octroyer«  ;

dans l’ultime essai de récapitulation de ce que Michel de Montaigne a appris de la vie : « De l’expérience« , Essais, Livre III, chapitre 13…

Fin de l’incise sur l’apport nourricier de la vraie joie.

Et retour aux dernières pages des méditations de Danièle Sallenave,

pages 244 à 247…

« la littérature,

l’écriture m’ont aidée. Elles m’ont donné de la force. Le temps que je passe à écrire ne me retire pas de lavie,

il m’en donne.

Pas en longueur

_ nous retrouvons ici les intuitions de Montaigne : « à cette heure, que j’aperçois la mienne _ de vie _ si brève en temps, je la veux étendre en poids«  ; et « à mesure que la possession du vivre est plus courte, il me la faut rendre plus profonde et plus pleine« _,

mais en intensité ».

Et d’ajouter
,

mais peut-être un peu trop vite, cette fois :

« Et la vie intense,

c’est de l’immortalité «  :

en écrivant « immortalité » au lieu d' »éternité« , quand les distingue si justement un Spinoza !


Suit alors, page 245, une très judicieuse précision

à propos de ce qui a pu opposer d’abord, un peu grossièrement, sans assez de précision, les convictions athées de Danièle Sallenave

à certaines manières de pratiquer certaines fois religieuses ;

je cite :

« J’ai enfin compris, justement avec l’expérience de l’« âge »,

ce qui me paraissait _ depuis longtemps _ le plus regrettable dans la foi, dans l’espérance religieuse _ du moins celles insuffisamment « pensées« 

Ce n’est pas qu’elles consolent,

on a _ tous et chacun : très humainement… _ des heures de détresse, et bien peu de leçons _ en effet ! _ à donner là-dessus.

Ce n’est pas non plus que beaucoup confondent l’existence _ objective _ de Dieu

avec le besoin _ tout subjectif _ qu’ils en ont.

Non, ce que je regrette,

c’est qu’en proposant _ un peu trop fantasmatiquement _ la vie éternelle _ en fait : le fantasme de l’immortalité biologique, bien plutôt ! _,

les religions _ en ces interprétations insuffisamment « pensées«  (ou méditées), du moins, me permettrais-je de préciser… _ nous empêchent de mener jusqu’à son terme, si on le peut,

le grand travail sur soi _ voilà : c’est cela que nous devons apprendre à « cultiver« , pour reprendre un autre mot décisif de Montaigne ! _

qu’imposent tous les âges,

mais aussi le vieillissement _ le vieillir, déjà : permanent ! _,

la vieillesse _ installée, finalement _

et la perspective _ rétrécissante ! _ du néant.« 

Et c’est aussi le travail sur lequel s’est focalisé un Michel Foucault durant les dernières années de sa vie,

tant dans ses Cours au Collège de France (L’Herméneutique du sujet, Le Gouvernement de soi et des autres, Le Courage de la vérité…)

que dans ses derniers livres publiés (Histoire de la sexualité _ Le Souci de soi…)…

Ce « grand travail« 

à « mener » tout personnellement « sur soi » :

« C’est une ascèse,

une ascèse gaie,

qui ne suppose aucune macération, aucune délectation morose ;

mais,

comme disait Montaigne _ celui-ci est donc bien très présent dans la méditation de Danièle Sallenave : cette Vie éclaircie (et éclairée !) étant, en quelque sorte, comme son (tout provisoire encore) De l’Expérience à elle ! _,

l' »absolue perfection, et comme divine, de savoir _ l’ayant peu à peu appris et forgé : tout personnellement, et à son corps défendant (comme tout ce qui importe vraiment !)… _ jouir loyalement

_ voilà le critère montanien majeur ! en toute vérité et dignité ! sans trucage ! _

de son être »… »…

« Ce qu’elle espère atteindre, cette ascèse

_ donc ; qui ne débouche « pas sur une « autre vie après la mort », certes,

mais sur « une vie dans la vie » : une vie apaisée, transformée« , aussi page 246… _,

est sans prix : le prix est dans l’ascèse _ toute personnelle, donc _ elle-même,

un exercice libre et joyeux de l’attention _ voilà ; lire là-dessus tous les derniers livres de l’ami Bernard Stiegler : Prendre soin 1 _ de la jeunesse et des générations ; et le tout récent Ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue _ de la pharmacologie !.. (aux Éditions Flammarion, les deux)… _,

une attention au présent,

à chaque moment, à chaque instant » _ jusque selon, peut-être, les modalités montaniennes indiquées en son « dictionnaire à part soi« 

Et Danièle Sallenave de se remémorer alors Pindare :

« N’aspire pas à la vie éternelle _ ou immortelle ?.. _,

mais épuise le champ du possible«  :

« C’est ce que chantait Pindare dans ses Pythiques, il y a deux millénaires et demi, un peu avant le siècle _ classique _ de Périclès. »

« On le cite souvent. Qui le pratique vraiment ?
Tout est à relire et à méditer chez les sages de l’Antiquité, ses poètes, ses philosophes,

car, ainsi que le dit _ le regretté _ Pierre Hadot :

« La philosophie antique n’est pas un système ; elle est un exercice préparatoire à la sagesse _ très activement désirée _ ; elle est un exercice spirituel » _ voilà !

Nous avons _ un peu trop _ perdu ce sens-là de la philosophie« , page 246…

Le paragraphe final de ces méditations de l' »âge«  _ qui n’est pas du tout celui de la mélancolie ! _ que forme cette belle Vie éclaircie (et éclairée !) de Danièle Sallenave

évoque, je l’ai déjà mentionné un peu plus haut, « le bonheur complet« 

que « procure » à l’auteur « l’écoute de la musique« 

et « la participation

à la grâce souveraine du calcul,

à l’ordre mathématique et joyeux

du monde« ,

et cela, au rythme du « mouvement » même « du temps« 

« chargé » alors _ comme électriquement : qualitativement, et non quantitativement ou mécaniquement... _ « de signification » :

c’est en effet là une « grâce » artiste…

Titus Curiosus, le 22 décembre 2010

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