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Le génie (musical) de Lucien Durosoir en sa singularité : le sublime d’une oeuvre-« tombeau » (aux vies sacrifiées de la Grande Guerre) ; Baroque et Parnasse versus Romantisme et Nihilisme, ou le sublime d’éternité de Lucien Durosoir

12oct

En réponse à l’envoi, par Georgie Durosoir,

d’un magnifique article _ Durosoir, jardinier d’un reposoir pour l’âme _ de Fred Audin,

cette réponse-ci, mienne,

sur la singularité _ puissante : s’en réjouir, au lieu de s’en effrayer ! _

de l’œuvre de Lucien Durosoir…

Voici l’échange de courriels de cette nuit :

De :   Georgie Durosoir

Objet : lucien Durosoir cf
Date : 11 octobre 2010 22:14:33 HAEC
À :  Titus Curiosus

Chers amis,

Je suis certaine que vous prendrez quelques minutes pour lire cette critique du dernier CD _ Jouvence : CD Alpha 164 _ de Lucien Durosoir

et que vous partagerez notre joie.

Je vous en remercie par avance

Georgie Durosoir

—–

Durosoir, jardinier d’un reposoir pour l’âme

Vendredi 8 octobre 2010 par Fred Audin

La sortie du troisième disque _ le CD Alpha 164 Jouvence _ consacré à la musique de chambre de Lucien Durosoir ne fait que confirmer avec plus d’éclat encore _ en effet ! cf déjà le prodige, en 2008, des 3 Quatuors à cordes (CD Alpha 125, par le Quatuor Diotima) !.. ; et, en 2006, le CD de Musique pour violon & piano (CD Alpha 105, par Geneviève Laurenceau et Lorène de Ratuld) _ qu’il s’agit d’une des découvertes les plus importantes de ce début de siècle _ voilà !!! rien moins !!! _, tout juste 55 ans après la mort de l’auteur _ le 4 décembre 1955. Sans son fils Luc, sa belle-fille, Georgie, auteur du livret et d’articles remarquables sur les musiciens dans la Grande Guerre, sans les éditions Symétries qui en ont publié les partitions et les instrumentistes sollicités par le label Alpha décidément incontournable _ en effet ! _ même en dehors de la musique ancienne _ dont Alpha est le maître ! _, il ne resterait rien _ d’audible (ou de lisible musicalement ) par nous _ de Lucien Durosoir _ 1878-1955 _, qui, virtuose célébré du violon _ de 1900 à 1914, par toute l’Europe : de Vienne à Berlin, et Moscou à Paris… _, n’a pas été enregistré avant 1914, date qui mit fin à sa carrière d’interprète _ en 1919, la vieille Europe est en ruines ; cf par exemple Stefan Zweig : Le Monde d’hier _ Souvenirs d’un Européen ; ou Paul Valéry, in Variété I : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles » _ l’article (« La Crise de l’esprit« ) est d’avril 1919

La musique que composa Durosoir ne ressemble _ en effet ! _ à rien d’autre de ce qui s’écrivit entre 1920 et 1950, en France ou ailleurs, et toutes les comparaisons ne sauraient en donner qu’une idée lointaine _ mais oui ! De là la difficulté qu’on peut éprouver _ chacun avec l’histoire de sa culture musicale plus ou moins personnelle ! _ à la saisir _ d’où le hors-sujet de certains des articles de réception des divers CDs jusqu’ici publiés : « trop ancien pour être moderne, trop moderne pour de l’ancien«  ; ou « définitivement marginal« , parmi les plus belles « perles«  de la critique… _, même si elle ne présente pas de difficulté d’accès _ absolument ! Sa singularité _ en sa puissance rayonnante ; enthousiasmante une fois que notre propre écoute a su la reconnaître ! _, l’absence de désir de séduire _ en sa noblesse _ et le choix volontaire de l’obscurité _ sociale, médiatique _ que fit Durosoir après une carrière brillante au service de musiques inconnues (qu’il révéla aux futurs acteurs du conflit majeur du XXème siècle, concertos de Brahms, Richard Strauss ignorés des français, musique de chambre française méprisée par l’Allemagne) rendent particulièrement émouvantes son aspiration _ passionnée _ à composer dans le silence _ loin de la scène et des salons parisiens _ et pour le tiroir _ expression magnifique ! _, comme la mise en acte d’un projet philosophique, une réflexion sur la condition humaine _ voilà ! avec un très haut d’idéal d’œuvre !!! à accomplir ! coûte que coûte ! jusqu’à une vie austère, dénuée de facilités… _, dans une réclusion d’ermite _ au village de Bélus, sur un promontoire de la Chalosse : en se consacrant exclusivement à la composition… ; du moins jusqu’en décembre 1934, à la mort de sa mère Louise : ensuite, à cinquante-six ans passés, il fonde une famille… _, dégagée de toute référence à une dimension religieuse ou politique, manifestions sociales d’avance condamnées par la confrontation _ sans appel ! _ à la réalité des expériences de guerre _ c’est en effet là l’aune de sa vocation, très haute, de créateur-compositeur !..

On a pu lire par ailleurs que la musique de Durosoir semblait imprégnée d’une éternelle grisaille _ tiens donc ! _ et d’un désespoir ironique : on entendra ici que c’est loin d’être toujours le cas _ certes !!! _, et si l’écoute du Quatuor n°3 n’a pas suffi _ dommage ! quel bouleversant chef d’œuvre, en effet ! un sommet ! _ à convaincre de la nécessité de jouer cette musique, il faut au moins prendre connaissance du Nonette Jouvence, qui est, sans l’ombre d’un doute _ certes !!! _, une pièce majeure _ et c’est encore trop peu dire ! _ de la musique française du siècle dernier _ tout entier _, dans un dispositif que nul autre compositeur n’a utilisé (quatuor à cordes, contrebasse, harpe, cor, flûte et violon principal). Cette symphonie de chambre à la tonalité _ magnifiquement _ fluctuante évolue, malgré une marche funèbre s’enchaînant au final, dans un mode majoritairement majeur : le poème _ Jouvence _ des Conquérants de Hérédia _ in Les Trophées_ auquel elle se réfère ne saurait faire programme et n’explique que l’ambiance maritime et la tardive allusion au registre héroïque _ mahlérien ? _ du cor, la citation du texte ne venant qu’appuyer l’idée d’une thématique de l’illusion _ tout à fait ! _, le symbole de la « rejuvénation » _ fantasmée _ étant, comme l’horizon, une ligne idéale qui s’éloigne _ ironiquement _ à mesure qu’on en approche _ comme c’est juste… L’orchestration, vaste et claire _ oui _, les mélodies modales _ oui _ trahissent l’influence de Caplet, tout en évoquant les couleurs de Jean Cras et parfois d’Ibert, dans l’idée de voyage cinématographique qui s’empare soudain de la coda surprenante du premier mouvement _ il y a toujours beaucoup de surprises dans la musique de Durosoir ; jamais le confort d’un attendu prévisible ; ni de simples reprises, par exemple… L’Aria centrale où le violon assume plus directement son rôle « principal » flirte avec l’atonalité _ oui : sans non plus jamais s’y vautrer… On croirait parfois dans le dernier mouvement que le Soldat de Stravinsky ou l’expressionnisme de Schönberg _ mais oui ! _ ont été mis consciemment _ absolument ! _ à contribution, à moins que ce ne soit le souvenir des Clairières dans le ciel de Lili Boulanger qui traverse ces pages, aussi osées _ oui ; mais sans provocation ; seulement le courage d’assumer son génie propre… _ que certains Paysages et marines de Koechlin, et dont l’orientation est plus contemplative _ oui _ que narrative, comme l’épigraphe postérieurement ajoutée de Verlaine _ in Sagesse _ le donne _ ou confirme _ à croire : « La vie humble aux travaux ennuyeux et faciles / Est une œuvre de choix qui veut beaucoup d’amour ».

Malgré la dédicace « A Maurice Maréchal, en souvenir de Génicourt (hiver 1916-1917) » et le fait qu’elle fut créée en privé _ pour un cercle d’amis proches, surtout _ à l’Hôtel Majestic _ le 21 octobre 1930… _, on n’est ni dans l’atmosphère du salon, ni des hangars ouverts à tout vent où répétait le trio Durosoir-Caplet-Maréchal, mais plutôt au jardin dans ce Caprice pour violoncelle et harpe à l’ambiance printanière et ensoleillée _ est-ce là quelque chose comme une esquisse jetée, un « crayon« , de quelque « portrait«  du destinataire ? La grande phrase lyrique pour le violoncelle qui commence seul, s’évadant dans l’aigu, enchaîne sur un développement d’une grande liberté, d’une gaieté paisible et presque sans ombre _ voilà _, qui contraste avec l’inquiétude des pièces de 1934, Berceuse (plus tard dénommée « funèbre » par Durosoir après qu’il la réécrivit _ en février 1950 _ sous forme de Chant élégiaque à la mémoire de Ginette Neveu), Au vent des Landes, pour flûte et piano, paysage instable où souffle à nouveau « le vent mauvais qui m’emporte », que l’invocation de Vitrail pour alto écrit dans la demeure familiale des Landes où Durosoir avait définitivement élu domicile _ le 4 septembre 1926 _, ne suffit pas à éloigner. La mort de sa mère _ le 16 décembre 1934 _, depuis longtemps infirme _ suite à une très grave chute dans un escalier, en décembre 1921 _, et la rumeur du monde _ depuis 1933, donc… _ où le tragique enchaînement de la haine recommence à grandir sont-elles étrangères à ces élans de révolte devant l’inéluctable ? Le silence leur succède _ mais Lucien Durosoir se marie, le 17 avril 1935 (en sa cinquante-septième année), et a très vite deux enfants : il se consacre à sa famille ! _ et Durosoir ne reprendra la plume qu’en 1946, écrivant après Trois préludes pour orgue, l’Incantation bouddhique pour cor anglais et piano, quatre minutes d’un mantra fantasmé où des suites d’accords et d’arpèges tournent en rond comme dans les Poèmes Hindous de Maurice Delage, sans trouver la certitude d’une libération ailleurs que dans une constante recherche _ sur le manuscrit de cette Incantation bouddhique de 1945, Lucien Durosoir reprend les vers de Leconte de Lisle précédemment notés, déjà, sur une copie propre de sa grande œuvre Funérailles, suite pour grand orchestre (de 1927-1930) :

« Ne brûle point celui qui vécut sans remords.

Comme font l’oiseau noir, la fourmi, le reptile,

Ne le déchire point, ô Roi, ni ne le mords !

Mais plutôt, de ta gloire éclatante et subtile

Pénètre-le, Dieu clair, libérateur des Morts !« ,

in les Poèmes antiques

Deuxième œuvre exceptionnelle _ mais oui ! cf mon article du 29 juillet 2010 à propos de ce CD Alpha 164 Jouvence : le “continent Durosoir” livre de nouvelles merveilles : fabuleuse “Jouvence” (CD Alpha 164) !!!… _ de ce disque, le Quintette pour piano et cordes date des années 1924-1925. Pendant quelques minutes c’est un quatuor, avant que le piano ne reprenne discrètement la phrase d’ouverture sur fond de pizzicati des cordes, multipliant les tempi changeants _ merveilleusement _ comme une suite de phases de rêves agités allant de l’idylle au cauchemar. Le dispositif de cette pièce rappelle forcément la série de grands quintettes d’avant 1914 (Franck, Schmitt, Huré, le Flem, Fauré), mais traite le genre avec un sens _ singulier ! _ de la forme très différent, dispersant ses thèmes fragmentés en un kaléidoscope d’idées fantasques _ oui _, dont les chatoiements _ oui ! étourdissants de beauté ! _ réclament autant d’écoutes avant d’en reconstituer la trame pourtant solidement tissée _ cette musique est tout un monde ! Le Nocturne central ne quitte pas le domaine onirique, introduisant dans un paysage méditerranéen (les deux premiers mouvements furent écrits à Bormes-les-Mimosas _ le printemps et l’été 1924 _) aux ruissellements de vagues mélangeant les inspirations celtiques et hispanisantes, des souvenirs de blues comparables à ceux qu’utilisera Ravel dans le deuxième mouvement de sa sonate pour violon. Le Finale surgit sur un puissant thème, noté Impérieux _ un terme assez idyosincrasique pour Durosoir ! en quelques uns de ses gestes musicaux, du moins : à la Beethoven, oserais-je suggérer… _, énoncé par les cordes à l’unisson dans des rythmes impairs qui reprennent les bribes, les ruines a-t-on envie de dire _ oui ! _, du Nocturne précédent, pour les transfigurer _ ce sont bien d’incessantes métamorphoses, en effet, terriblement vivantes ! _ dans une suite de fragments de danses _ oui _, qui empruntent autant à la valse qu’au café-concert, remugles d’un monde, pour Durosoir déjà lointain, qui tente d’oublier _ surmonter ! _ les drames sur lesquels il essaye de _ et réussit à _ se reconstruire _ par la création de sa musique : puissante et de grand souffle, tout autant qu’ultra-fine, délicate et diaprée… Rêves passionnés, semés de troublant silences, éclairés, comme au soulagement du réveil, un matin très tôt, dans une chambre qu’on ne reconnait pas, par une courte coda en majeur qui dissipe les apparitions fantomatiques d’une nuit de fièvre.

[…]

Excellent livret, illustrations à l’avenant, interprétation irréprochable : un disque qui vaut bien son prix, et en supplément, donne _ en profondeur _ à réfléchir.

 Lucien Durosoir (1878-1955), Jouvence, fantaisie pour violon principal et octuor (dir. Renaud Dejardin) ; Caprice pour violoncelle et harpe ; Berceuse et Au vent des Landes pour flûte et piano ; Vitrail pour alto et piano ; Invocation bouddhique pour cor anglais et piano ; Quintette pour piano et cordes
Ensemble Calliopée : Sandrine Chatron, harpe ; Karine Lethiec, direction artistique et alto
Saskia Lethiec, Amaury Coeythaux, Elodie Michalakaros, violons ; Florent Audibert, violoncelle
Laurène Durantel, contrebasse ; Anne-Cécile Cuniot, flûte ; Vladimir Dubois, cor ; Frédéric Lagarde, piano
1 CD Alpha 164.

Enregistré à la ferme de Villefavard du 19 au 22 octobre 2009

Et ma réponse

à Georgie Durosoir :

De :   Titus Curiosus

Objet : La grandeur (sublime !) de l’oeuvre-tombeau de Lucien Durosoir, en sa singularité
Date : 12 octobre 2010 06:34:36 HAEC
À :   Georgie Durosoir

En effet,
cet article _ Durosoir, jardinier d’un reposoir pour l’âme _ de Fred Audin

est d’une justesse et d’écoute et d’analyse
qui réjouit profondément

tout particulièrement…
Merci de nous le faire partager !

L’écriture musicale solitaire _ Fred Audin la nomme joliment « pour le tiroir« _ de Lucien Durosoir
écartait simplement
d’un geste impératif
_ ou « impérieux«  !.. _ sans appel, d’une fermeté parfaitement limpide _ = une fois pour toutes :
Lucien n’est pas homme de la demi-mesure : ni par son caractère,
ni par l’Histoire et collective et personnelle traversée (et surmontée) : dès 1919 !

et sa frénésie, immédiatement féconde, de compositions méditées :
soit avant même l’accident très grave de sa mère en décembre 1921
et sa renonciation consécutive à gagner Boston
(et le poste de premier violon de l’orchestre de son ami Pierre Monteux) _ ;

l’écriture musicale solitaire _ « pour le tiroir« , donc : et pas pour le concert, ni même la publication… _
écartait souverainement, sinon ombrageusement,
les divers considérants (sociaux) et soucis
de petitesse
qui auraient pu parasiter le seul service (absolu, lui !) de l’œuvre,
en la pureté sacrée
de ce qui va
_ constamment, et en son « essentiel«  _ être un hommage (d’une absolue noblesse) à réaliser
aux sacrifiés de l’épouvantable boucherie de la Grande Guerre
_ j’attends tout particulièrement l’enregistrement de Funérailles, suite pour grand orchestre, dont la vaste composition prit à son auteur pas moins de trois années : de février-mars 1927 à juin 1930 ; l’œuvre est dédiée à la mémoire des soldats de la Grande Guerre…

C’est en cela que,
au-delà de la thématique assez récurrente de la « Berceuse« ,
l’œuvre musical de Durosoir
est tout entier _ en son fond et sublimement ! _
un immense « Tombeau« .


Soit un hommage _ de la vie _ à la vie
contre _ et parmi, au milieu de _
les forces de la mort
et du néant
(et de l’insignifiance, aussi)…


Dans les pas de gravité bouleversante _ en la puissance (immense : sublime !) de son tragique _
de ce qu’il y a de plus haut dans les « Tombeaux » (si intensément non grandiloquents) de l’ère baroque,
d’un Froberger ou d’un Louis Couperin _ ces sommets de toute la musique… _,
en quelque sorte…


En un âge qui n’est plus celui du Baroque
_ et aux antipodes, aussi, des auto-complaisances narcissiques romantiques…


C’est cela que signifie à mon avis
la prégnance du modèle poétique parnassien
ainsi que la prégnance de sa survivance dans l’œuvre d’un Jean Moréas
(15 avril 1856 – 30 avril 1910) _ que Lucien relira à la fin des années 20…)
dans l' »Idéal » de l’œuvre de Lucien Durosoir.


On comprend ainsi un peu mieux
la singularité de cet œuvre
_ et ce, en son entier ! _
et la solitude recherchée et assumée _ à Bélus _
de ce créateur
unique !


Découvrir et faire reconnaître cela
est important
aujourd’hui
_ où fleurissent bien des bassesses…


Titus

Voilà.

Pour partager plus loin

la découverte

et la réjouissance _ immense ! _

d’une œuvre _ unique en sa singularité ! _ géniale…


Titus Curiosus, le 12 octobre 2010

les enjeux fondamentaux (= de civilisation) de l’indispensable anthropologie esthétique de Baldine Saint-Girons : « le pouvoir esthétique »

12sept

Sur Le Pouvoir esthétique,

de Baldine Saint-Girons,

paru en décembre 2009 aux Éditions Manucius : un travail capital

sur la fondamentale _ mais massivement masquée, dépréciée et étouffée _ anthropologie du sensible…

Après, le déjà admirable _ et plus que nécessaire, indispensable : civilisationnellement ! _ travail d’élucidation des processus extrêmement fins _ des micro, voire nano-dentelles… _ de formation _ dont le négatif, à l’inverse, est la négligence, l’appauvrissement, l’effacement, voire l’annihilation et le maintien en déshérence… _ de l’identité (riche et infiniment complexe

_ quand le sujet (humain !) n’est pas carrément décérébré, dénervé, vidé, détruit ! cf ici les fortes analyses et d’un Bernard Stiegler, et d’un Dany-Robert Dufour (ou, un peu plus en amont, déjà, celles de Norbert Elias et de Herbert Marcuse) : mais il est tellement plus facile (et rapide) d’appauvrir, détruire et annihiler que de former et construire, avec infinis tact et patience… : d’où l’importance cruciale, bien concrètement, des enjeux pédagogiques de l’enseignement et de l’éducation… _

par là-même !)

du sujet humain,

en ses modalités de construction _ versus l’évidement, l’anesthésie lente et, à terme, la destruction-annihilation, en négatif… _ de la sensibilité et de la sensation _ pas seulement artistique, bien loin de pareille restriction ! cf aussi les travaux éclairants sur ces processus-là de Jacques Rancière : Le Partage du sensible_, tout particulièrement dans le moment de l’aujourd’hui post-moderne,

qu’a été, en janvier 2008, L’Acte esthétique (aux Éditions Klincksieck) ;

voici, maintenant, que la magnifique Baldine Saint-Girons

nous donne _ avec la très puissante (rare, en ces jours, et plus encore à ce degré) générosité qui la caractérise : humainement ! _,

la poursuite lucidissime de ses analyses de l’Homo Æstheticus _ présent en tout un chacun ! _

en un nouveau travail d’une finesse exceptionnelle,

Le Pouvoir esthétique :

le livre,

paru aux Éditions Manucius en novembre 2009,

comporte 140 pages étonnamment incisives ;

telle une dentelle chirurgicale de micro, voire nano-précision,

dégageant avec une admirable clarté de précision, les processus s’entremêlant

_ que cet entremêlement fait trop vite, depuis si longtemps en la pensée occidentale (depuis le Timée de Platon ?), précipitamment (= paresseusement) qualifier de confusion irréductible, sans solution, à bien trop d’entre nous ;

et mettre, cette confusion chaotique de l’entremêlement, sur le compte (fatal !) de la sensorialité, ou, carrément, le corps,

dont souffrirait, et sans espoir de remède _ cf le très parlant mot final de Socrate (à Criton : « Criton, nous devons un coq à Asklepios !« …) in Phédon : pour s’acquitter de la dette de la délivrance qu’apporte à l’âme (immortelle, elle) la mort du corps !.. _,

le corps, donc,

dont souffrirait, et sans espoir de remède,

l’âme ! ou l’esprit… _ ;

en même temps qu’elle, Baldine _ l’auteur de ce travail, toujours admirablement présent (= présente ! en son écriture si vive !), en la dynamique hyper-attentive de son enquête-exploration-débroussaillage : un travail de précision pénélopéen ! _ ;

en même temps qu’elle, Baldine, donc, les commente, ces processus ultra-fins,

et, en permanence, inlassablement _ hyperpatiemment, en son enthousiasme d’énergie de penser inépuisable ! _, aussi y réfléchit,

en répondant à ses propres _ redoublées, en permanence _ objections _ ou scrupules de son penser-philosopher toujours au plus vert de sa vivacité, toujours, toujours en acte ! _

qu’elle ne cesse extrêmement pertinemment _ ainsi qu’aux auteurs qu’elle laboure de ses analyses, tels un Edmund Burke, en particulier en ses Recherches philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau ; ou un Emanuel Kant, en sa Critique de la faculté de juger, tout spécialement, parmi tous les autres que sa connaissance érudite met à très féconde contribution… _ (et philosophiquement !) de s’adresser ! à elle-même ;

comme ce mode _ philosophique ! _ d’enquêter est d’une magnifique fécondité ! et efficacité !

C’est proprement lumineux !


Le Pouvoir esthétique est
donc un livre remarquablement clair ;

offrant aussi, en sa conclusion, aux pages 136-137,

un très précieux tableau synoptique des « trois principes du pouvoir esthétique«  : le beau, le sublime, la grâce ;

dont le tissage _ très fin et guère exploré jusqu’ici ! _ permet de comprendre

tant l’histoire jusqu’à maintenant _ via, et la philosophie, et la rhétorique, et l’histoire des divers Arts, depuis l’Antiquité gréco-latine (que maîtrise tout particulièrement brillamment Baldine Saint-Girons, qui est loin de n’être qu’une « dix-huitiémiste«  !..) : ses analyses d’exemples, au passage, sont, elles aussi, remarquablement riches et éclairantes… _

de l’aesthesis occidentale ;

que, aussi, et même peut-être surtout _ cette partie, très originale, est passionnante ! _, les enjeux, en partie gravissimes, mais pas seulement _ il est aussi, ici, des ressources à explorer très positivement ! _ les plus contemporains de la post-modernité de ce XXIème siècle...

Il n’est que de comparer deux approches de ce livre de Baldine Saint-Girons ;

en deux articles que je me permets de donner ici,

tant ils éclairent ces deux directions d’exploration :

l’un est de Nicolas Floury, in Antiscolastique :

Si L’Acte esthétique, le précédent ouvrage de l’auteur, nous avait démontré que « l’acteur esthétique » était bien loin d’être un simple spectateur passif face au sensible,

ce nouveau livre de Baldine Saint Girons, Le Pouvoir esthétique, franchit un pas de plus. Baldine Saint Girons refuse, en effet, de réduire l’esthétique à une simple théorie de la réception et cherche à établir « une esthétique de la conception » ou du consilium (du projet) qui puisse répondre « à notre exigence intime de remonter aux principes qui régissent notre rapport au sensible ». Il faudra distinguer soigneusement les projets esthétiques, les stratégies esthétiques et les effets esthétiques.

« Faire état d’un ‘pouvoir esthétique’, c’est soutenir qu’il existe un pouvoir propre au sensible : pouvoir d’expression et de résonance, non limité à l’art stricto sensu et non réduit au beau », pouvoir qui « nous rend sensibles […] à l’apparaître de ce qui apparaît ». Parvenir à saisir les agents du pouvoir esthétique devient une nécessité engageant l’existence bien plus qu’une simple opération intellectuelle. C’est là le seul moyen d’esquisser un geste nous permettant de mettre en mouvement une pensée, un questionnement sur ce qui nous est le plus intime et étranger : « comment [en effet] arriver à sentir ce que je sens, à désirer ce que je désire, à penser ce que je pense ? ». Cela afin de nous sentir moins étranger à nous-même, en acceptant notre radicale division subjective, cette « non-coïncidence avec [nous-même] » avec laquelle nous devons composer.

Fondamentalement ce livre consiste dans le déploiement, par une construction fine, argumentée, mise en perspective pas à pas, d’un « trilemme esthétique ». Baldine Saint Girons opère ainsi un déplacement par rapport au XVIIIe siècle où seuls s’opposaient le beau et le sublime. Et nous avons désormais à composer avec une dialectique autrement plus retorse, sous-tendue par le biais des trois termes que sont le Beau, le Sublime et la Grâce. Tout l’enjeu est alors de montrer comment peuvent se nouer et se penser comme noués, tout en s’opposant sous certains aspects, ces trois principes du pouvoir esthétique. L’auteur démontre avec subtilité qu’il ne faut pas penser les principes comme hermétiques et étanches les uns aux autres, mais bien plutôt concevoir leur dialectique : une dialectique qui produit sur nous des effets, qu’il importe de mettre en évidence. Cela impose donc de concevoir le pouvoir esthétique dans son unité et sa diversité.

Plaire, inspirer, charmer, tels sont les trois principes, du pouvoir esthétique. Le beau plaît, le sublime inspire, la grâce charme.

Baldine Saint Girons restitue la généalogie des concepts de beau et de sublime en mettant en évidence ce qu’elle appelle le « dilemme esthétique », élaboré par Burke au XVIIIe siècle. La question est de savoir comment plaire (docere) s’oppose à inspirer (movere).

Avant de nous proposer le trilemme esthétique, qui est le cœur de cet ouvrage, Baldine Saint Girons montre que « le beau qui devient sublime ne se contente pas de terrasser ; il me sollicite et me met en mouvement. Il renouvelle le sentiment de ma présence au monde et me révèle que ma vocation est de me transcender moi-même ».

L’épineuse question sera alors de savoir, lorsqu’il s’agit d’user du pouvoir esthétique, s’il est préférable de chercher à plaire, ou plutôt à inspirer, ou bien encore à charmer.

En quoi ces principes peuvent-ils être pensés comme « exclusifs, chacun des deux autres » ? Telle est la question du trilemme esthétique. Une fois les trois grands principes du pouvoir esthétique (docere, movere, conciliare) dégagés, il s’agira pour l’auteur d’indiquer les diverses stratégies qui leur correspondent (imitation, invention, appropriation) et leurs effets sur le destinataire (admiration, étonnement, amour).

On comprendra alors comment le pouvoir esthétique n’est pas nécessairement destiné à de viles manipulations : il peut être l’origine d’une « cosmothérapie » ; et se trouver utilisé, ce qui demande certes le plus grand art, dans la difficile tâche d’enseigner.

La grâce se trouve pleinement réhabilitée dans le trilemme esthétique. Et nous garderons en mémoire qu’elle « établit des ponts entre les hommes et leur permet d’aller les uns vers les autres. Extirpant la haine et sa violence destructrice, c’est le sentiment dont la culture est la plus essentielle à la vie ».

Nicolas Floury

le second article est de Jean-Christophe Greletty, sur l’action littéraire :

On parle du pouvoir de la raison, du pouvoir politique, du pouvoir de la science, du pouvoir des armes, du pouvoir économique, du pouvoir de l’argent, de celui des corps, du sexe qui sont les enjeux d’une course infinie ; mais il est un autre pouvoir, moins «médiatique», plus secret, mais néanmoins d’une vigueur insoupçonnée : le Pouvoir Esthétique. C’est de celui-ci dont le livre de Baldine Saint Girons s’essaie à dénouer les fils, à mettre à jour les efficaces, les magies et les sortilèges.

Le Pouvoir Esthétique est le pouvoir premier, naturel et indépendant (non auxiliaire ou instrumental, comme la richesse ou la réputation) propre au sensible : capacité d’avoir des impressions, capacité d’en produire, recevoir et générer. En amont et en aval de l’Art. Mais, et c’est ce que montre Baldine Saint Girons, il ne se réduit pas aux beaux-arts, n’embrasse pas que le domaine du beau. Il concerne aussi toutes les activités humaines et les instruit ; car, nous le savons, rien n’apparaît en dehors de la sensation : la parole est audible, les corps sont visibles, les parfums nous enivrent, le vent, le soleil embrasent notre peau. Bref, pas de monde sans sensation.

Et c’est du monde essentiellement dont il est ici question. Et du monde le plus contemporain qui soit, celui du Spectacle : tautologique, omniprésent, universel. Après avoir fait une généalogie savante de la thématisation du Pouvoir Esthétique [Beau/Sublime/Grâce; Plaire/Inspirer/ Charmer] dans la Tradition : Aristote, Hobbes, Burke, Baumgarten, Kant, Hegel, Winckelman, etc.,

l’auteur ne manque pas de répondre à la provocation de l’Image moderne _ essentiellement visuelle, plastique, immédiatement mobilisable, manipulable, analphabète, telle un argument de type nouveau, étalée dans le visible et assénée par lui.

Car l’Image, loin d’être l’outil des autres pouvoirs, possède son autonomie, son propre génie, son propre vertige. Et règne aujourd’hui sur la circulation des jeux de plaisirs et de domination, en maître insoupçonné et inflexible de nos vies.

Mille exemples en témoignent : l’écran télévisuel autophage, l’infinie mise en scène politique, la planétarisation des icônes Michaël Jackson, Lady Di, ou Obama, la «fashion victimisation» consentie et voulue, etc.

«Le problème n’est pas de juger la manipulation esthétique : on ne saurait la condamner ou la légitimer a priori, comme si elle était un mal ou un bien en soi. Il est d’en reconnaître l’efficacité, d’en isoler et d’en démonter les mécanismes. Une manipulation esthétique en remplace toujours une autre, car nous sommes des êtres sensibles et impressionnables, toujours piégés et dupés ; mais il appartient de repérer comment procède le piège, la nature de ses lacs, et les moyens de nous en préserver».

Jean-Christophe Greletty

Sur ces perspectives quant à l’aisthesis et ses pouvoirs,

en amont comme en aval de la sensation

qui se forme, se déforme, se métamorphose avec plasticité _ cf ici les travaux de Catherine Malabou, dont, par exemple, l’Ontologie de l’accident _ essai sur la plasticité destructrice, parue aux Editions Léo Scheer, en février 2009… _,

je renverrai aussi aux analyses tellement lucides de mon amieelle aussi _, Marie-José Mondzain ;

notamment en son brillant Homo spectator _ à propos de la problématisation de laquelle j’ai proposé le concept d’imageance : ce grand livre est paru aux Éditions Bayard en octobre 2007 ;

et j’ai dialogué avec Marie-José Mondzain sur ce livre le 22 janvier 2008, dans les salons Albert Mollat…

Ces questions sont cruciales

autant que fondamentales

quant au devenir des sujets humains non-inhumains ;

et demandent le développement, la poursuite et l’approfondissement d’analyses ultra-fines ultra-pertinentes ; 

qui soient appliquées en faveur du devenir-sujet (et non-objet), urgemment.

Avec les apports de Bernard Stiegler, de Dany-Robert Dufour, de Catherine Malabou, de Marie-José Mondzain,

le magistral travail sur l’aisthesis de Baldine Saint-Girons _ aujourd’hui en ce très éclairant Le Pouvoir esthétique, aux Éditions Manucius… _,

est

pour l’humanité _ en bascule ! _ des humains-sujets

tout simplement

rien moins que

proprement essentiel


Titus Curiosus, ce 12 septembre 2010 

le regard de la musicologue sur le regard du philosophe (Bachelard) sur l’activité féconde de l’imaginer

12juil

Ceci

serait comme une conclusion un peu synthétique à la seconde partie de mon article précédent, A propos de la poïétique, deux exercices d’application : Jean-Paul Michel et Gaston Bachelard,

je veux dire un bilan de ma lecture de l’essai de la musicologue Marie-Pierre Lassus _ celle-ci est maître de conférences HDR en musicologie à l’université de Lille-3… _ Gaston Bachelard musicien _ Une philosophie des silences et des timbres

Le titre lui-même de l’essai, déjà, fait un peu difficulté :

ce serait par pur quiproquo qu’un tel essai se retrouvât au rayon « musique«  (ou au rayon « Beaux-Arts« ) d’une bibliothèque _ comme d’une librairie, aussi.

Car le terme « musicien » est pris ici métaphoriquement par Marie-Pierre Lassus :

Gaston Bachelard n’est pas (du tout ; en rien) compositeur de musique ;

ni _ ou trop peu _ non plus, praticien de quelque instrument que ce soit (de musique ; ni même d’une voix s’adonnant au chant !)… Il semble avoir renoncé à toute pratique instrumentale _ peut-être le violon… _ au décès de sa femme, en 1920 _ il avait trente-six ans.

Si la « thèse » de Marie-Pierre Lassus (les expressions qui suivent se trouvent aux pages 15 et 16 du livre)

est bien que

« cet art«  _ la musique ! _ fut le véritable fantôme de son imagination _ œuvrante en Gaston Bachelard : jusque, et surtout, dans l’écriture de ses essais de poïétique : la part probablement la plus originale de sa recherche de pensée, de son travail d’analyste-philosophe : consacré à l’« imaginer«  (ou « rêver«  ; cf, en forme de synthèse, sa Poétique de la rêverie, publiée en 1960… _,

le « clair-obscur » _ irradiant _ de son être,

sa partie vibrante _ et, ainsi, inspirante… ; rien moins ! _ ;

ce qui amène Marie-Pierre Lassus à se demander illico, page 16 :

« Mais qu’est-ce que la musique pour ce poète ? _ l’auteur devrait ici un peu plus et mieux distinguer le caractère poétique de l’écrire (et penser) de Gaston Bachelard d’avec l’objet de l’analyse visé par celui-ci : la Poiesis, à l’œuvre dans l’activité féconde de l’« imaginer«  (que Bachelard nomme aussi, ou baptise, « rêverie« , ou « rêver«  _ Comment écrire ce pur mouvement de la vie ?«  ;

et aussi, encore, page 20, à pointer

que

Bachelard « possédait des dons exceptionnels _ de perception ? d’écoute ? _ de musicien

qu’il a su mettre à profit dans son écriture au style _ = rythme ? _ inimitable » ;

au point que, toujours page 20,

« le philosophe _ analyste de la poiesis _ était _ rien moins que _ habité _ hanté, donc, avec la plus grande fécondité : celle du « génie« , dirait un Kant… _ par cette pensée _ creusante, labourante, fécondante : voilà ! _ musicale,

tellement intégrée à son discours, qu’elle fut pour lui une seconde peau«  _ celle qui ressent, en tout cas, en vibrant de (et par) toutes ses pores ; pas seulement un étui translucide et élastique pour les organes… ;

« la musique était pour Bachelard de l’ordre de l’expérience immédiate« , page 21.

il n’empêche qu’il ne s’agit pas là d’un travail de musicien-compositeur de la part de Gaston Bachelard ;

non plus, d’ailleurs que

d’un travail de poète _ même si tout au long de l’essai Marie-Pierre Lassus parle de la « poésie de Gaston Bachelard«  _ ;

mais de poïéticien…


Par exemple, page 23,

après avoir affirmé que,

à partir d’une « poésie induite » de la musique, « Bachelard a découvert le secret de l’activité poétique, d’origine musicale,

qui doit créer son lecteur et le vivifier«  _ oui ! _,

et noté, dans l’élan, que

« de fait, après une lecture _ de notre part, comme de la sienne à elle, l’auteur de cet essai… _ de Gaston Bachelard,

l’effet éprouvé est comparable à celui qui anime l’auditeur à la sortie d’un concert

ou à l’écoute d’un disque

qui l’a é-mu : on se sent plus vif, plus actif,

et on a la même _ voilà _ impression d’entrer _ mais oui ! _ dans un monde _ riche et cohérent en ses diaprures _ de mouvements et de forces _ c’est bien là LE facteur décisif ! en effet ! _,


Et Marie-Pierre Lassus d’en conclure :

« De là cette magie de l’écriture bachelardienne

_ voilà l’objet de l’analyse de la musicologue ici : ou comment la « poésie«  (en acte !) du style de Bachelard est l’instrument approprié (et efficient) à l’objet de sa recherche analytique (philosophique) : comprendre la poïesis œuvrante de l’« imaginer«  ;

objet traqué par notre philosophe bourguignon sous les espèces variées sensibles et plus ou moins mouvantes (et chatoyantes) de l’air, du feu, de l’eau et de la terre _

qui est le résultat d’une activité intense _ du poïéticien _, transmise au lecteur par l’intermédiaire du texte _ écrit _ et de sa musicalité » _ rien moins !!! page 23.

Et, page 24 :

« Chez Bachelard, « l’excès de vie »

_ Marie-Pierre Lassus emprunte l’expression à la page 40 des Fragments pour une Poétique du Feu, œuvre posthume (inachevée) de Gaston Bachelard, établie et publiée par les soins de sa fille Suzanne Bachelard en 1988 : « si nous pouvions faire sentir que dans l’image poétique brûlent un excès de vie, un excès de paroles,

nous aurions, détail par détail, fait la preuve qu’il y a un sens à parler d’un langage chaud _ voilà : une lave en fusion ! dirais-je, pour ma part… Bachelard mettant l’expression « langage chaud«  en italiques ! _,

grand foyer _ autre métaphore _ de mots indisciplinés

où se consume de l’être,

dans une ambition quasi folle _ de la part du poïéticien qu’il se fait alors… _ de promouvoir un plus-être, un plus qu’être« … :

curieusement, Marie-Pierre Lassus interrompt sa citation à « excès de vie«  : et manque le reste ! si merveilleux ! si lumineusement parlant de l’ambition du style même de Gaston Bachelard à l’œuvre, à l’écritoire ! _ ;

Chez Bachelard, « l’excès de vie », donc _ je reprends le fil de ma citation initiale _,

perçu dans le fil (et l’élan) des « images poétiques«  à déchiffrer-analyser,

provient de son expérience _ sonore (timbres et silences compris)… _ de musicien«  _ toujours cet usage ambigu…

Et d’ajouter, toujours page 24 :

« Bachelard a conservé dans sa poésie _ encore un autre usage ambigu !!! _ cet arrière-plan musical _ à relief et développements _ qui le caractérise »…

Là où l’intuition de Marie-Pierre est beaucoup plus heureuse _ que ces ambiguïtés de formulation et d’usage des termes de « musicien«  et « poète«  _,

c’est dans l’exploration ultra-fine de ce qui demeure de « musical » dans le style philosophique d’écrire et de penser _ mais est-ce dissociable ? _ de Gaston Bachelard s’essayant à l’exploration _ « quasi folle » ?.. _ du poïétique _ opération de « de promouvoir un plus-être, un plus qu’être«  : ces expressions sont cruciales !.. On eût apprécié que Marie-Pierre Lassus s’y arrête, les relève, les retienne, en en déduise (davantage qu’elle ne le fait : trop vite, et trop en passant) ce qu’elles impliquent et de la méthode et de l’ambition quant à l’ontologie (et au rapport de soi et de l’exercice à affiner de ses sens à l’être) _ :


« En répertoriant tous les noms de musiciens, musicologues et chanteurs cités dans ses livres,

nous avons trouvé des révélations sur sa manière _ générale autant que particulière et singulière _ d’entendre », page 24.

« Il nous est apparu ainsi que

la discontinuité

qui est au fondement de la pensée bachelardienne

rejoignait une notion centrale dans la musique du début XXème siècle« 

_ et « parmi les contemporains de Bachelard, Claude Debussy nous est apparu le plus proche en tant que créateur d’une nouvelle manière d’écouter la musique _ celles des choses, ou de l’être, ou du moins de ses flux, de ses ondes, aussi ?.. auxquels se rapporter, soi et ses sens… _ au XXème siècle« , ajoutera l’auteur, Marie-Pierre Lassus, page 25… _

: « loin de se soumettre à une continuité supérieure, d’essence mélodique (comme le pensait H. Bergson),

le temps _ musical, tout autant que bachelardien _ y est toujours jaillissant,

et non donné d’avance

_ ici je renvoie à mon article (du 10 mars 2009) : « la poétique musicale du rêve des “Jardins sous la pluie”, voire “La Mer”, de Claude Debussy, sous le regard aigu de Jean-Yves Tadié« , une lecture de l’essai remarquable de Jean-Yves Tadié : Le Songe musical _ Claude Debussy

En musique, cela correspond au rythme

qui surgit de cet ensemble _ si riche en la complexité qualitative sensible et mouvante, sans cesse « altérée« , activement et ultra-finement « variée« , de son tissu déroulé… : cf ici l’analyse magnifique de Bernard Sève : L’Altération musicale _ ou ce que la musique apprend au philosophe… _ constitué par les sons _ ou, mieux, « les timbres« _ et les silences« , pages 24-25…


Avec ce résultat, page 25, que,

si « le temps est essentiellement affectif » _ la citation est empruntée par Marie-Pierre Lassus à L’Intuition de l’instant (page 39) _,

« la poésie _ de l’écrire, tel que se l’assigne Gaston Bachelard (en sa poïétique), selon Marie-Pierre Lassus _ doit être polyphonique et verticale,

comme la musique et l’homme«  _ cf ici L’Air et les songes (page 283) ; voir aussi L’Intuition de l’instant (page 224)…

Au passage, cela m’évoque la thèse de l’« angularité«  que formule l’assez génial, lui aussi, Henri Van Lier, en son Anthropogénie, paru récemment, aux Impressions nouvelles ; cf le bel article sur ce livre (et ce philosophe hors des sentiers battus : Henri Van Lier), par Robert Maggiori, le 6 mai 2010 dans Libération : « Le tour de l’homme« 

Chez Gaston Bachelard aussi, nous avons affaire et à une anthropologie, et à une « anthropogénie«  ! Je note au passage seulement ici cette remarque de Robert Maggiori à propos des aperçus de Van Lier sur la voix : « Pour la voix, Van Lier ne se contente pas de voir les modifications anatomiques du visage et de la cavité buccale qui ont permis son apparition : il fait une théorie du ton, du timbre _ voilà ! _, du son, du chant, du rythme _ nous y sommes !!! _, des instruments musicaux, une histoire de la musique dans le monde grec, l’Inde ou la Chine, une sémiotique du signe musical, une étude de ses fonctions incantatoires, de la magie, du chamanisme, etc.« … Avec cette thèse : « la chance de l’Homme, c’est qu’il fait des angles »… A comparer avec les intuitions de Bachelard sur ce que la verticalité vient apporter (humainement) à l’horizontalité ; et l’importance décisive, ou cruciale, du rythme… Fin de l’incise Van Lier…


Par là, « l’esthétique bachelardienne et l’esthétique sino-japonaise _ Marie-Pierre Lassus y renvoie de façon judicieuse, notamment via l’œuvre de Tchouang-Tseu ! elle y revient à plusieurs reprises en ce livre ; et la page de couverture du livre présente trois illustrations (« Libellules à fleur de l’eau«  ; « Papillon poudré émergeant des fleurs«  ; et « Les Phénix chantent en harmonie« ), d’après des planches extraites du Fengxuan xuanpin, « un des manuels de cithare qin présentés dans la compilation Qinqu jicheng (introduction à l’étude du qin) dite QQJC, pp. 407 et 398«  _ partagent une même conception du monde fondée sur les éléments de la Nature dans laquelle tout est signe pour l’homme, appelé à en déchiffrer les mystères« , page 26.

Aussi, « en tant qu’imaginaire commun à l’humanité, la Nature, et ses mouvements, fut aussi le point de départ de la musique de Debussy (fervent amateur des estampes japonaises) et de la poésie (sic) bachelardienne« , toujours page 26.


Et Marie-Pierre Lassus d’annoncer qu’elle précisera en le détail des analyses de son livre « en quoi consiste l’universalité de son « esthétique concrète »

et ce que signifie, d’autre part, l’expression de « conscience créante » en regard de la notion d’activité issue de son expérience musicale (sic),

créatrice d’une poétique _ oui ! _ conçue comme une « philosophie de l’acte » ou « philosophie de vie en action »« ,

pour aboutir à cette proposition séminale, page 27 :

« C’est à cette source musicale _ en amont _ que Bachelard revient toujours _ en son écrire ! (ou style) _, en sollicitant _ en aval _ la mémoire sensorielle du lecteur qui, au contact de ses livres _ et à son tour : en lisant vraiment ! _, se reconstruit _ voilà ! _ en apprenant _ en le lisant ! donc… _ à bien respirer (ou à chanter).

Ce faisant, il a ouvert une voie nouvelle à la pensée _ poïétique : dont l’objet d’exploration (=visé) est la poiesis_ et a suivi d’autres chemins que les voies _ traditionnelles, déjà tracées et déjà empruntées par certains _ théoriques _ Aristote distinguait theoria, praxis et poiesis _ ou esthétiques _ en tant que déjà configurées, formées, sinon formatées…

En concevant _ c’est du moins l’hypothèse de travail ici de Marie-Pierre Lassus _ la musique comme une phénoménologie _ en acte (et en œuvres ! en résultant…) _ liée à une expérience humaine _ se faisant et défaisant, et métamorphosant sans cesse : à son plus vif, du moins… _,

il s’est intéressé à ce qui est au fondement _ radical ! _ de la relation _ vivante _ entre les êtres et les choses.

La musique, telle qu’elle est envisagée _ implicitement _ par Bachelard à travers _ principalement _ sa pratique d’écoute,

n’est pas un domaine réservé aux seuls spécialistes et musicologues. Elle fait partie _ de même que la poésie (des poètes ; ainsi que de quelques uns, aussi, des prosateurs…) _ de la vie« …


Alors, « elle est chez lui à l’origine d’une ontologie,

ou d’une « poétique de la relation »

pouvant permettre à l’homme de mieux habiter _ hölderliniennement ! « en poète » ! _ le monde,

à condition de se faire lui-même _ eh ! oui ! sans le craindre, mallarméennement… _ instrument, « harpe éolienne » _ cf le final musical éolien de Vendredi in le Vendredi et les limbes du Pacifique de Michel Tournier… _, à l’écoute des sonorités des êtres et des choses« …


Et Marie-Pierre Lassus de proposer, au final de son « Coup d’archet » d’introduction à son essai,

d' »inviter le lecteur à écouter cette action secrète de la musique sous les mots _ voilà ! c’est ce que signifie le mot « style » ! _

et à les vivre comme le recommandait Bachelard afin de mieux s’éprouver lui-même« , page 28 ;

et mieux penser (musicalement et poétiquement) en le ressentant mieux (ainsi !)

ce qui n’est pas nécessairement visible (= repérable ; ni calculable : ainsi un rythme n’est-il certes pas une cadence mécanique programmable !) :

tels les timbres et les silences, par exemple ;

et les rythmes…

Une dernière chose sur cet essai, Gaston Bachelard musicien _ Une philosophie des silences et des timbres, de Marie-Pierre Lassus :

si le livre ne donne pas lieu à une réelle et claire synthèse en son final, ainsi que je le relevai en mon article précédent,

c’est que l’écrire même de Gaston Bachelard _ à l’instar de celui d’un Montaigne, ou d’un Nietzsche, et de quelques autres de ce même acabit, tel un Pascal aussi… _ ne s’y prête guère,

me semble-t-il…


Et se révèlent infiniment précieuses à cet égard
,

alors,

les remarques de Suzanne Bachelard, sa fille, en Avant-Propos : Un livre vécu (de la page 5 à la page 24) au livre posthume de son père, dont elle a établi une version qu’elle a proposée (au lectorat un tant soit peu curieux) en janvier 1988 : les Fragments pour une Poétique du Feu :

« Quand mon père entreprenait la rédaction d’un livre, après des lectures nombreuses et des notes accumulées,

il commençait par le commencement _ futur, définitif _ du livre _ achevé et proposé ainsi à la lecture du lecteur à venir _,

il ébauchait _ voilà ! _ l’introduction,

plus exactement _ et la précision a toute son importance ! on va s’en aviser… _ le commencement de l’introduction,

parfois avec une note marginale : « un début possible ».

Il travaillait par reprise et rectification. Il ne raturait pas _ mais re-commençait… Il annotait le déjà écrit et récrivait.

Nombreuses sont _ ainsi _ les pages où n’étaient marquées que les premières phrases

auxquelles il attachait _ voilà ! un « départ«  ! _ une valeur dynamique _ de propulsion du penser : de l’écrire comme du lire !

Je me souviens qu’en lisant les Monologues de Schleiermacher il me parla avec admiration du « grand coup d’archet » par lequel commence le livre : « Keine köstlichere Gabe vermag der Mensch dem Menschen anzubieten, als war er im Innersten des Gemüths zu sich selbst geredet hat ».

Écrire les premières pages, c’était prendre son élan _ oui ! se lancer… _,

se donner confiance _ comme c’est juste ! la joie du résultat de l’essayer !

Ces pages ébauchées,

la ligne d’intérêt _ la piste _ suffisamment définie pour être un premier guide _ un premier phare, fût-ce rien que la lueur vacillante d’une lanterne, ou la flamme gracile d’une chandelle ; avec son encouragement ! _,

il se mettait à la tâche, dans un continuel va-et-vient entre l’introduction et les chapitres du livre.

Cette fois _ -ci : pour ce qui ne put pas aller plus loin que des Fragments pour une Poétique du Feu _,

le livre projeté est resté, pour reprendre une expression de mon père, « en chantier ».

Le livre n’est pas resté seulement inachevé. Le livre s’est fait _ aussi ! ou plutôt est demeuré… _ plusieurs. Les intérêts _ les pistes commencées de tracer et explorer… _ se sont multipliés, entrecroisés.

Le choix (éditorial ! impératif !) _ difficile _ est resté ouvert.


Plus loin, page 17,

Suzanne Bachelard note aussi, à propos de l’exploration de l’image du Phénix,

à partir de cette citation de son père : « Pour écrire un livre sur le Phénix il faudrait être maître d’une riche érudition. Il faudrait devenir un historien instruit des mythes et des religions » :

Mon père n’en avait ni la possibilité _ temporelle : il vieillissait _ ni fondamentalement le goût. D’autres intérêts _ d’autres pistes _ l’animaient _ voilà le terme moteur !

Pourtant un regret était _ à demeure et obstinément _ actif _ toujours ce vecteur dynamique ! _ de ne pas être assez instruit.

Éternel écolier _ voilà le sort valeureux de ceux qui ont l’âme sempiternellement curieuse ! _,

mon père aimait _ encore et toujours ! _ apprendre.

On peut noter dans ses livres maintes évocations de l’enfance. Ces évocations sont le signe, non pas d’une nostalgie d’un état _ comme induré _ d’enfance,

d’une nostalgie de l’innocence _ dépassée _,

mais bien plutôt d’une nostalgie des capacités _ voilà ! ludiques ! joyeuses… _ de l’enfance,

capacité d’émerveillement de l’enfant rêveur et libre,

mais aussi capacité d’apprendre _ voilà _ et de se transformer _ ou les métamorphoses de l’épanouir passionné ! 

Le désir se renouvelait constamment de lectures de livres érudits _ à la fois ouvreurs d’autres chemins, encore, et rassureurs de connaissances elles aussi joyeuses…

Transparaissait une tension _ voilà _ entre l’audace de l’imagination libre _ ouverte à de l’altérité et créatrice : génialement peut-être… _

et le contrôle _ plus rigoureux _ d’une pensée instruite _ par-dessus l’ignorance première.

Était en jeu également le besoin de rassurer un imaginaire qui se voulait excessif« …

Voilà…

Une quête sans fermeture d’horizon, de la part de Gaston Bachelard…

C’est de là que m’est venue l’affect (= l’impression première) d’un certain piétinement de la démarche de Marie-Pierre Lassus, en son livre ;

comme si celle-ci (ou plutôt celui-ci, ce livre !) ne nous livrait qu’un état encore un peu trop frais, pas assez (éditorialement) reposé ou muri (= épanoui), de sa propre découverte à elle (= la chercheuse), peu à peu,

du « chantier » infiniment ouvert, et laissé ainsi, de la Poétique (fastueuse en ses audaces comme en sa densité, parfois !) de Gaston Bachelard : des années trente à sa mort, le 16 octobre 1962…

Le dossier est ainsi très riche ; et son exploration par Marie-Pierre Lassus

vaut assurément le détour, déjà…

Merci de ce travail

patient, ample et probe !


Titus Curiosus, ce 12 juillet 2010

A propos de la poïétique, deux exercices d’application : Jean-Paul Michel et Gaston Bachelard

02juil

Plus que jamais, j’estime fondamentale la poiesis,

au cœur de l’aptitude à créer

humaine.

Et c’est un des fils conducteurs de la trois-centaine d’articles de ce blog-ci,

ouvert le 3 juillet 2008 ;

on l’aura peut-être déjà repéré…

Cf la place de la poiesis en mon article d’ouverture (et programmatique), ce 3 juillet-là, il y a deux ans (c’est un anniversaire !) : le Carnet d’un curieux

Sur ce sujet décisif, donc, de la poiesis humaine _ mais c’est un pléonasme : il n’en est pas d’autre qu’« humaine«  !.. _,

deux rapides remarques-conseils :

d’une part,

écouter le podcast (d’une heure) de la présentation par Jean-Paul Michel, le 15 juin, à la librairie Mollat, de son recueil de poèmes Je ne voudrais rien qui mente dans un livre,

en dialogue _ animé ! vif ! à propos de l’« actualité«  radicalement « intempestive« , toujours : à dimension d’éternité ! et rien moins ! ; c’est là une haute (et solennelle) ambition… _ avec Francis Lippa, dont les questions tournaient autour de la poétique

et de la poïétique

_ cf ici mon article sur la passionnante et si riche conférence de Martin Rueff et Michel Deguy, le 18 mai 2010, à la librairie Mollat : De Troie en flammes à la nouvelle Rome : l’admirable “How to read” les poèmes de Michel Deguy de Martin Rueff _ ou surmonter l’abominable détresse du désamour de la langue

Michel Deguy est le rédacteur en chef de la revue Po&sie ;

et Martin Rueff l’un des deux rédacteurs en chef adjoints (l’autre étant le tout aussi magnifique Claude Mouchard) de cette merveilleuse revue, qui fait tant pour la diffusion et la réception de la poésie (et pas seulement de langue française !) pour le lectorat francophone… ;

le fin-mot quant à son audace étant peut-être la distinction socratique (à moins qu’elle ne soit le fait de Platon lui-même), dans l’Ion,

entre les deux voies d’accès, tentées et possibles, à la vérité :

la voie longue (dialectique) de l’argumentation-démonstration du logos, qu’emprunte la philosophie ou la science (cf l’escalier difficultueusement escarpé pour réussir à s’extirper hors de la caverne et parvenir à accéder à la pleine lumière, enfin, des Idées, dans la république…) ;

et la voie brève de l’inspiration (= un raccourci hasardeux inspiré !), qu’empruntent, en la vitesse passionnelle supersonique de leur urgence, chacun, et le mystique, et l’amoureux, et le poète, via le court-circuit radical (= une fulguration, lui : un coup-de-foudre !) de la poiesis

Socrate n’allant pas, lui, sans redouter ici que

« les poètes (ne) mentent trop« 

et qu’« ils (ne) troublent toutes leurs eaux pour qu’elles en paraissent profondes«  : la formule est, cette fois, de Nietzsche, au très finement parlant chapitre « Des poètes« , au livre II d’Ainsi parlait Zarathoustra ;

Nietzsche faisant préciser encore, tout au final de ce même chapitre « Des poètes« , à son Zarathoustra (lequel dit de lui-même, en ce poème en prose d’Ainsi parlait Zarathoustra, et prévient : « Mais Zarathoustra aussi est un poète« …) :

« L’esprit du poète veut des spectateurs _ voilà ! _ : peu lui importe que ce soient même des buffles !«  _ ouh ! là !

Et il poursuit pour achever, ce sont les derniers mots de ce chapitre : « Mais je me suis fatigué de cet esprit-là : et ce que je vois venir _ Zarathoustra est voyant ! _ c’est qu’il se fatiguera de lui-même.

Déjà j’ai vu les poètes transformés _ en une métamorphose advenant par cet inouï mouvement de sursaut, sublime, que Nietzsche baptise du nom de « surhumain«  _ et le regard dirigé _ cette fois, magnifiquement : telle est la grandeur ; et le sas indispensable ! _ contre eux-mêmes.

J’ai vu venir des pénitents de l’esprit _ voilà : « rien qui mente« , enfin ! _ : ils sont nés d’eux » _ ce serait là l’étape ultime ; le surplomb dernier de la lucidité poïétique

Un seul (petit) regret quant à cette performance du 15 juin – 18 heures, au 91 rue Porte-Dijeaux :

que la durée et l’élan (assez emporté… ; fougueux…) de l’entretien _ flamboyant ! _

n’aient pas laissé l’occasion d’écouter, aussi, le poète lire, de sa voix,

et à son rythme,

au moins un des poèmes de son recueil…

Car pouvoir écouter le poète se lire, de sa voix,

est sans prix !

et,

d’autre part _ ce sera ma seconde « remarque-conseil«  ici… _,

lire l’exploration de la poïesis selon Bachelard par la musicologue Marie-Pierre Lassus, en son récent ouvrage, paru aux Presses universitaires du Septentrion (dans la collection esthétique et sciences des arts que dirige Anne Boissière),

Gaston Bachelard musicien _ Une Philosophie des silences et des timbres

J’en retiendrai ici, déjà, ces deux citations de Gaston Bachelard lui-même,

données en exergue du livre, page 13 :

_ « Écrire, c’est entendre« , extraite du Droit de Rêver (à la page 184 de l’édition aux PUF, en 1970, est-il indiqué en note)

_ « Le poète doit créer son lecteur« , extraite de Lautréamont (à la page 79)…

Bachelard

_ qui, « ni poète, ni linguiste ni philosophe ni même « scientifique »… », « ne se reconnaissait qu’une seule compétence : la lecture«  !.. je prends soin de vite le noter !!! _

a dit aussi de lui-même, en son La Terre et les rêveries de la volonté _ essai sur l’imagination des forces (à la page 6), indique Marie-Pierre Lassus à la page 17 de son essai :

« Nous ne sommes qu’un lecteur, qu’un liseur« …

Car lire « ne consistait pas seulement à déchiffrer un code utile à la compréhension du sens des mots. Lire était pour lui une activité nécessitant un effort et un apprentissage.

Ainsi chaque mot constituait à lui seul un petit univers _ leibnizien ; et en expansion continue : pour qui sait assez le percevoir, du moins, c’est-à-dire le ressentir, par l’attention active qu’il lui prête ! me permettrai-je d’ajouter à mon tour… _, un monde en soi, de nature sonore et gestuelle » _ voilà : ce qui ouvre et à la musique et à la danse, ces arts du rythme !

Marie-Pierre Lassus cite alors  _ et le reprend encore à la page 159 _ ce mot décisif (!) de Bachelard (à la page 75 de L’Air et les songes _ essai sur l’imagination du mouvement) :

« Tous les mots cachent un verbe.

La phrase est une action,

mieux, une allure…

L’imagination est très précisément le musée _ mis à disposition, offert, exposant ses œuvres choisies (et « aimables« , sinon assez aimées) à la visite tant soit peu attentive de notre « curiosité«  de « visiteurs«  à tous ; et pas seulement de manière privée, comme le firent les galeries princières, d’abord… _ des allures _ cf, ici l’admirable Le Sens de la visite de l’admirable Michel Deguy…

Revivons donc les allures que nous suggèrent les poètes« …

Tout cela est criant de

justesse !

De même que Marie-Pierre Lassus accompagne (en une note de bas de page) le terme bachelardien d' »apprentissage » (du lire)

de cette remarquable citation de Goethe, extraite de ses Entretiens avec Eckermann, à la date du 25 janvier 1830 :

« Les gens ne savent pas ce que cela coûte de temps et d’effort d’apprendre à lire.

Il m’a fallu quatre-vingts ans pour cela ;

et je ne suis même pas capable de dire si j’ai réussi« …

Oui ! oui ! oui ! oui ! Il faut toujours le proclamer…
Contre la bêtise : qui est la suffisance
_ de la fatuité satisfaite (= pleine à rabord) d’elle-même :

cf là-dessus l’admirable Bréviaire de la bêtise d’Alain Roger,

qu’a cité, le 15 juin lors de leur entretien rue Porte-Dijeaux, Francis Lippa après que Jean-Paul Michel a fait part de la lecture enthousiaste de Je ne voudrais rien qui mente dans un livre dont lui a témoigné par courrier ce philosophe, Alain Roger, riche de tant de sagacité !

Un livre fort utile à chacun

(cf Montaigne : « Personne n’est exempt de dire essais des fadaises« , en ouverture du livre III de ses indispensables Essais ! poursuivant : « le malheur est de les dire curieusement« , c’est-à-dire avec lourdeur (de soin) et fatuité (de componction) en l’expression (du mouvement de recherche, ou « essai« …) ! d’où l’importance cruciale du ton : celui, vif et alerte, de l’humour !)

que ce « bréviaire« -ci ! (d’Alain Roger), je me permets de le marquer au passage… Cf aussi Flaubert : « la bêtise, c’est de conclure« 

Et Marie-Pierre Lassus de citer alors _ je reprends ici mon fil, après cette incise sur la bêtise… _ cette « confidence personnelle » (improvisée, au micro) de Gaston Bachelard,

lors d’une émission radiophonique, « La Poésie et les éléments« , fin 1952 :

« Jadis, j’ai beaucoup lu,

mais j’ai fort mal lu. J’ai lu pour connaître,  j’ai lu pour accumuler _ quantitativement : la vraie lecture étant qualitative, elle ; et ne se « résume«  pas (à la va-vite !) à rien que du contenu ! « capitalisé«  ! _ des idées et des faits _ ce que font la plupart ! journalistiquement, en quelque sorte : en faisant l’impasse sur le style !..

Et puis un jour, j’ai reconnu _ voilà la prise de conscience ! _ que les images littéraires

_ soit la métaphoricité, via l’usage de la langue : de la part, et de l’initiative, du locuteur ; cf ici les analyses décisives de Chomsky (par exemple in Le Langage et la pensée) ; et selon un style (celui de « l’homme même« , cela se perçoit pour peu qu’on _ lecteur, auditeur, spectateur actifs… _ y prête si peu que ce soit, avec un brin de « délicatesse« , « attention«  ; cela se forme peu à peu… ; à moins qu’il ne s’agisse là (encore !), en ces « images littéraires« , rien que de « clichés«  empruntés, courant les rues : passe-partout, eux…) ; fin de l’incise sur la métaphoricité !

Et puis un jour, j’ai reconnu que les images littéraires 

avaient leur vie propre _ voilà ! et c’est à elle, à cette « vie propre«  des « images«  (littéraires, donc), qu’il nous revient d’apprendre à nous (ondulatoirement et vibratoirement !) « brancher«  _ ;

que les images s’assemblaient _ c’est trop peu dire de leur jeu si vivant ! qui n’est pas un simple mécano ; ni un simple kaléïdoscope… _ dans une vie autonome _ voilà ! « vie » ;

et « autonome«  vis-à-vis, en grande partie, du moins, du locuteur lui-même, et d’une bonne part de sa conscience, le plus souvent ; s’il ne s’en avise pas assez ; mais jamais, non plus, « complètement«  : tout cela « se découvrant« , toujours « partiellement« , et toujours peu à peu, par à-coups, par saccades, par « intuitions de l’instant« , selon l’expression bachelardienne (cf L’Intuition de l’instant _ Étude sur la Siloë de Gaston Roupnel : cet ouvrage de Gaston Bachelard est paru aux Éditions Stock en 1932…), plutôt que par méthode hyper-organisée : à l’occasion (ou kairos), toujours, donc ; improgrammable algorytmiquement, par conséquent !..

Et dès cette époque, j’ai compris que les grands livres méritaient une double lecture.

Qu’il fallait les lire tour à tour _ ou plutôt d’un double regard ! en relief !!! _

avec un esprit clair

et une imagination sensible _ non strictement utilitaire, mais enfin décentrée de soi…

Seule une double lecture _ voilà ! _ nous donne la complétude _ infiniment en chantier… : cf l’intuition justissime de Goethe en ses quatre-vingts ans… _ des valeurs esthétiques« …

Soit procéder à ce que Marie-Pierre Lassus _ elle est musicologue ! _ nomme très justement, page 19, une « lecture harmonique » ;

qui « est indissociable d’une écriture musicale _ en amont : de la part de l’auteur, ici compositeur de son chant : il l’essaie ; il l’invente… _ ayant, pour cette raison, un effet créateur _ en aval _ sur le lecteur, qui se sent _ contagieusement : le poète étant moins un « inspiré » qu’un « inspirant« , a pu dire, ou quelque chose d’approchant, un Paul Eluard ! un mobilisant « é-mouvant«  ; « affectif« , dit ailleurs Marie-Pierre Lassus… _ harmonisé _ sic ! mais oui !!! _ par les sons et les rythmes perçus.

Les mots _ et le rythme des phrases, en leur phrasé ! modulant, vibratoire : avec ce que Marie-Pierre Lassus, après Gaston Bachelard, nomme « des silences et des timbres«  : composantes essentielles, ô combien !, de la musicalité ! _ suscitent en lui des mouvements corporels _ c’est décisif !!! _

le conduisant toujours à tendre l’oreille,

de plus en plus finement _ telle l’Ariane du Dionysos de Nietzsche _,

pour écouter _ aussi _ les échos de ses propres voix intérieures«  _ se mettant alors à résonner ensemble en harmoniques ;

encore faut-il les laisser se mettre peu à peu à parler, se déployer, prendre, avec de l’élan, leur allant (chanté) : leur « allure«  (dansée), dit Bachelard…


Avec pour résultat, page 23,

que l’« on se sent plus vif, plus actif ;

et on a la même impression _ combien juste ! _ d’entrer _ voilà ! _ dans un monde _ tout vibrant de résonances multiples (ondulatoires) : un « monde«  polyphonique ; par (et dans) lequel il nous faut, à notre tour, nous laisser porter et emporter… _ de mouvements et de forces« … _ dansants : et c’est bien là le principal…

A la chinoise :

et Marie-Pierre Lassus développera cette intuition, pages 25-26 :

Gaston Bachelard avait pu lire Marcel Granet…

_ et nous nous pouvons lire l’ami François Jullien…

Le livre de Marie-Pierre Lassus renvoie abondamment, et à très juste titre, à Nietzsche, à Bergson, à Wittgenstein, aussi.

Et cette fois encore, je renverrai mon lecteur

à ces livres-maîtres _ splendides ! _

de deux amis :

en l’occurrence, de Baldine Saint-Girons, L’Acte esthétique ;

et, de Bernard Sève, L’Altération musicale _ ou ce que la musique apprend au philosophe ;

m’étonnant un peu au passage que l’essayiste (musicologue) Marie-Pierre Lassus semble, un peu étrangement, les ignorer :

elle ne cite ni l’un ni l’autre en sa bibliographie, aux pages 259 à 268.

Il est vrai que, page 24, elle attribue malencontreusement le qualificatif de « nihiliste« 

à « la pensée de ce philosophe » : Nietzsche ! Non ! C’est tout le contraire ! C’est de cela qu’il faut s’extirper !!!

Dommage…


Et la conclusion du livre (« Retentissement« , aux pages 253 à 257) ne me semble pas tenir tout à fait, au bilan de l’enquête, les promesses des belles et justes intuitions de départ (« Coup d’archet« , aux pages 13 à 28

_ l’expression (devenue bachelardienne aussi : in Droit de Rêver, page 155) « Coup d’archet«  est empruntée à Rimbaud ;

et citée un peu plus longuement, toujours en exergue à un nouveau chapitre, page 107 de ce Gaston Bachelard musicien _ Une Philosophie des silences et des timbres de Marie-Pierre Lassus, qui s’y attarde à son tour… : « J’assiste à l’éclosion de ma pensée ; je la regarde, je l’écoute, je lance un coup d’archet«  ;

l’expression est prélevée à ce qui succède immédiatement à la presque trop fameuse expression, in la lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871 (dite « lettre du voyant« ) « Je est un autre«  ; et vient pour qualifier l’intuition de l’évidence poétique même du poète, assistant presque malgré lui, même si pas tout à fait !, à son éclosion (sonore, musicale, « symphonique«  ici !) :

« Car Je est un autre. Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a rien de sa faute _ de la faute du Je… Cela m’est évident : j’assiste à l’éclosion de ma pensée : je la regarde, je l’écoute : je lance un coup d’archet _ vertical _ : la symphonie fait son remuement _ voilà ! _ dans les profondeurs _ harmoniques _, ou vient d’un bond _ fulgurant, lui : mélodique… _ sur la scène«  _ de ce qui vient là se prononcer on ne peut plus physiquement, en éclatante matière verbale (« le cuivre s’éveillant clairon«  !), et ainsi s’exposer (« scéniquement« …), en son surgissement… De fait, l’intuition de Rimbaud est magnifique de vérité !

Je note aussi, en exergue au chapitre II « Qu’est-ce que la musique ?« , page 47, cette expression magnifique encore de Bachelard, à la page 152 de L’Air et les songes _ essai sur l’imagination du mouvement :

« … ce qui commande tout,

c’est la dialectique de ce qui coule et de ce qui jaillit » _ voilà !..

La conclusion de l’essai aurait gagné à être « creusée » davantage… 

Titus Curiosus, ce 2 juillet 2010

Post-scriptum, ce 5 juillet :

Alors que je reprends _ à des fins de creusement... _ ma première lecture _ j’en suis très exactement à la page 147 quand voici que survient le courriel… _ du Gaston Bachelard musicien _ Une Philosophie des silences et des timbres de Marie-Pierre Lassus,

avec beaucoup de plaisir

dans la précision de ses « analyse-lectures » du musical dans l' »écriture-pensée » _ qualifiée par elle de rien moins que « sa poésie » !.. _ de Gaston Bachelard

à propos des « énergie-pouvoirs » du poétique (dans les divers arts),

voici que

Jean-Paul Michel a bien voulu agréer à ma sollicitation

de choisir un de ses « poèmes méditerranéens » (« grecs, italiens, ou corses« , lui avais-je proposé…),

afin de pallier (en partie !) le défaut de l’entretien du 15 juin : ne pas avoir donné à entendre sa voix incarner un des poèmes de Je ne voudrais rien qui mente dans un livre

Son choix, maintenant, s’est porté sur :

POÈME DÉDIÉ À LA VILLE DE SIENNE (1982)

 

[…]

….

 

«  Je vois les Garçons d’Italie dans leur élégance naïve… »

 

 

Je vois les Garçons d’Italie dans leur élégance naïve

sur le Campo de Sienne glaner

du regard des regards — féminins  — étrangers —

& je ferme les yeux sous la roue

du soleil sans progrès

 

Oiseaux girant noirs-corneilles

cent mètres au-dessus de Louves d’art haut-hissées

— loin derrière eux le pigeon domestique

ou la colombe traditionnelle

 

La Tortue l’Oie le Dauphin l’Aigle

— vers de Dante gravés deux par deux — rêvant

de ta discipline O sensuelle A

mante de Christ bénie de Sodoma Sainte

Catherine de Sienne Patronne d’Italie &

Docteur de l’Église

 

Jouissant pas rasé dans la douceur étrusque

de la qualité de l’air du matin

— pendant qu’à l’Hôtel Le Tre Donzelle

Laure tète la Louve

qui est mon amour

noir et blanc —

ce dix-sept avril mil neuf cent quatre-vingt

deux

une voix dans ma voix prononce

& ma main trace :

« La terre ombrageuse des Princes

maintenant nous est dévolue. »

 

[…]


Merci !


Et il se trouve,

en plus,

que j’aime tout particulièrement la ville du bisannuel Palio,

la conque _ sublimement pentue, vers la fontaine Gaia… _ de son Campo (sa Piazza Communale : « le plus beau salon du monde« , s’en extasie Damien Wigny, en son merveilleux Sienne et le sud de la Toscane, aux Éditions Duculot, en 1992 : une bible !),

et jusqu’aux Crete lunaires _ « un des plus beaux paysages du monde« , dit encore Damien Wigny, à la page 197 de cette bible qu’est son « guide » : si spécial, en ses 1007 pages… _

qui sertissent la ville ceinte encore de ses remparts,

encore à-peu-près préservée, elle, des banlieues en expansion tentaculaire qui étouffent sa rivale triomphante, Florence ;

tout comme la grâce incomparable _ cf l’élégance rêveuse d’un Simone Martini… _ de la délicatesse si hautement civilisée des artistes siennois…

Deux comédies épatamment délicieuses sur le jeu de la rencontre et du hasard, l’une à Paris, l’autre à New-York : « Fais-moi plaisir ! » d’Emmanuel Mouret et « Whatever works » de Woody Allen

03juil

Le « hasard«  (?) des sorties cinématographiques de ce début d’été (et de « Fête du cinéma« )

nous offre deux petits bijoux de comédies absolument délicieuses :

« Fais-moi plaisir !« 

_ on notera le ton, cette fois, (après le vouvoiement si poli du délicat et élégantissime « Un baiser, s’il vous plaît !« , en 2007) de l’injonction tutoyée _

et « Whatever works« 

_ soit un très pragmatique et magnifiquement ouvert : « Quoi que ce soit qui marche ! » ;

ou, mieux : « Pourvu que ça marche… » _,

toujours,

les deux,

tant le film du marseillais Emmanuel Mouret

que celui du new-yorkais Woody Allen,

avec un merveilleux (très léger : à peine) arrière-goût doux-amer,

comme il se doit à une comédie au parfum de vérité

(face aux mensonges de la vulgarité parlant haut et très fort de l’industrie on ne peut plus efficace de l’entertainment…)

(cf, pour nous, Français, le bel exemple, matriciel, de Molière _ par exemple, « L’École des femmes » _ et celui, terriblement secouant, de Marivaux _ par exemple, « L’Épreuve » _,

sans compter les comédies, trop méconnues, encore, et sublimes (!) de Pierre Corneille _ par exemple, plus encore que « L’Illusion comique« , l’époustouflante (quels coups au cœur !) « La Place royale » _,

ou celles, particulièrement « douces-amères« , de Musset _ « Les Caprices de Marianne » ou « On ne badine pas avec l’amour » _) ;

….

le genre ayant toujours un arrière-fond de mélancolie,

celui de la vie, sans doute :

sans aller jusqu’à l’idiosyncrasie _ mortifère _ schopenhauerienne du « Monde comme volonté et comme représentation« ,

on pourra s’en tenir, pour l’idée à se faire de cela, à la position, mesurée, sage, d’expert du « soin« , de Freud, en l’aboutissement (dans « Au-delà du principe de plaisir » (en 1920), in « Essais de psychanalyse« ) de la réflexion de toute une vie, notamment, mais pas seulement, de thérapeute _ assez génial, en son cas _, ajointant les forces de vie, au pluriel, d’Eros et la pulsion de mort, au singulier, elle, de Thanatos ; dont le jeu un peu complexe nous joue tant et tant de tours (de cochon !)

avec un merveilleux (très léger : à peine) arrière-goût doux-amer, donc,

je reprends l’élan de ma phrase,

mais un peu plus doux (et même tendre : sans niaiserie ! toutefois ; sans kitsch : sans romantisme aucun !..) qu’amer, ici, en leur pétaradante jubilatoire allégresse,

et avec une dose d’élégance sans compter _ merci de cette générosité ! _ toutes les deux,

comédies,

que nous offrent les magnifiquement juvéniles cinéastes Emmanuel Mouret (marseillais, né le 30 juin 1970 : il fête donc juste ses 39 ans)

et Woody Allen (Allen Stewart Königsberg, dit Woody Allen, new-yorkais, né le 1 décembre 1935 à Brooklyn : 73 ans de jeunesse brillamment renouvelée « au compteur« …) :

en un second article, nous essaierons de nous pencher un peu sur leurs secrets…

Pour le premier, Emmanuel Mouret,

c’était avec une joyeuse impatience que j’attendais son nouvel opus

après le bonheur (céleste !) de son génialissime « Un baiser, s’il vous plaît!« , sorti le 12 décembre 2007 : quelle vista dans la délicatesse !..

Cf mon article du 17 août 2008, à l’occasion de la sortie du film en DVD : « Emmanuel Mouret : un Marivaux pour aujourd’hui au cinéma« …

Passer à côté d’un tel talent, et de tels films, serait triste pour tout le monde !

Pour le second, Woody Allen,

je venais de me réjouir, à domicile, en DVDs, de son excellente série anglaise « Matchpoint«  (le film, présenté au Festival de Cannes le 12 mai 2005, est sorti en première mondiale en France le 12 octobre 2005), « Scoop«  (le film est sorti le 27 septembre 2006) et « Le rêve de Cassandre » (le film est sorti en France le 31 octobre 2007, plusieurs mois avant sa sortie américaine),

trois très très réussies variations humoristiques sur le triomphe _ de fait _ du mal dans la vie,

telles des « répliques«  (sismiques : et donc d’une certaine ampleur…),

seize, dix-sept et dix-huit ans plus tard (voilà la cohérence d’un créateur !)

au chef d’œuvre des chefs d’œuvre allénien : le merveilleux

_ et fondamental pour qui voudrait bien saisir le sens de tout l’œuvre allénien (entamé en 1966, avec « Lily la tigresse » : « What’s Up, Tiger Lily ? » ; cela fait 45 ans !) _

le merveilleux et fondamental « Crimes et délits«  (« Crimes and misdemeanors«  : le film est sorti fin 1989 aux États-Unis et début 1990 en France)…

Cette fois-ci, avec « Whatever works » _ je commencerai par cette comédie _, Woody Allen revient (de ses séries de tournages européens : trois fois à Londres ; puis une fois à Barcelone ; avant son présent projet parisien !) en son « terreau new-yorkais«  _ celui, notamment, de l’éblouissant « Manhattan« , en 1979 (il y a tout juste trente ans !) _, pour notre plus vif plaisir, tant sa ville, New-York, ainsi que les racines de sa propre histoire (familiale ; et au-delà : s’en extirper, aussi !.. cf sur ce « s’extirper« , le sketch formidablement éclairant du « Complot d’Œdipe » _ « Œdipus Wrecks« , c’était mieux ! _ in le film collectif « New-York Stories« , en 1989 ; avec des contributions aussi de Martin Scorcese et Francis Ford Coppola),

tant sa ville, New-York, ainsi que les racines de sa propre histoire, donc,

le « subliment«  : le film

_ sur un scénario des années soixante-dix (le fait est à relever !), et remisé en 1977 dans les tiroirs, à la suite de la disparition de l’acteur pressenti pour le premier rôle, l’acteur juif new-yorkais, né lui aussi, comme Woody Allen, à Brooklyn, Zero Mostel, mort le 8 septembre 1977 : il s’agit du rôle du narrateur même du film, un bavard jubilatoirement agressif, s’adressant de temps en temps directement, via la caméra, aux spectateurs que nous sommes et qu’il prend à témoins ; et cela à l’étonnement des autres protagonistes du film ! _ ; soit le très savoureux personnage de Boris Yellnikoff, un « génie de la physique divorcé, névrosé, misanthrope, bavard, boiteux, irrésistiblement drôle et méchant« , idéalement incarné, cette année 2009-ci, par l’éclatant acteur juif new-yorkais, né lui aussi à Brooklyn _ le 2 juillet 1947 _ Larry David : déchaîné, pour notre plus grande et renouvelée jubilation ; soit un Woody Allen un peu plus jeune _ 61 ans contre 73 _, au regard un peu moins désabusé, éteint, plaintif, triste ; et « revenant au sexe » _ le personnage de Boris Yellnikoff _, si j’ose ainsi m’exprimer, après des années d’abstinence assumée, voire revendiquée ; et deux tentatives de suicide : la dernière assez désopilante… _

le film, donc, est un feu d’artifice époustouflant, au sortir _ le point est à noter, bien que non souligné du tout dans les dialogues _ des années Bush _ les effigies (figées : serait-ce un pléonasme ?) de George W. Bush et Ronald Reagan apparaissent dans une séquence au Musée des figures de cire !!! de New-York, que Boris fait découvrir, pour la distraire en une matinée de désœuvrement, à la jeune sudiste (du Sud le plus profond) qu’est Mélodie St-Ann Celestine, débarquée toute fraîche et naïve du fin fond de son Mississipi natal (et ses mythologies tenaces : du moins là-bas) qu’elle cherche à fuir, pour s’incruster, par le plus grand des hasards, chez lui, dans cette mégapole des immigrants et de la « Liberté » qu’est New-York : dont la statue sera aussi « admirée« , en une autre matinée de « visite » de la ville, non loin de « Ellis Island« , aussi : et Boris le soulignera à Mélodie… _, et à l’aube des années Obama (son nom est prononcé ! sans cependant s’y attarder) :

Obama dont le souffle est _ c’est à n’en pas douter _ ce qui inspire l’irrésistible gaîté (et profonde ! pas circonstancielle et rien que d’opportunité politique ; pas bling-bling…) de ce très réjouissant « Whatever works«  : le public ne cessant de rire jubilatoirement tout au long des 92 minutes que dure le film, au rythme parfait !.. Quel art des dialogues ! et des jeux d’esprit qui touchent très loin, en même temps que très près, chaque fois… On est à mille lieues, ici, du « parler pour ne rien dire » ; ou du « rien qu’amuser la galerie » !!!

Car la « leçon » de ce nouveau très grand film allénien est

que l’énergie sainement libératrice de New-York,

dans les rencontres détonnantes et « mélanges » que la ville permet, provoque, brasse et entretient, en de renouvelées métamorphoses des « personnes« ,

finit par pulvériser les miasmes asphyxiants de toutes les névroses et psychoses stagnantes et plombantes du Sud profond,

les personnages de l’ingénue Mélodie St-Ann Celestine, qui vient débouler dans le (pauvre) gîte de Boris Yellnikoff,

puis de ses deux parents,

Marietta, la bigote toute choucroutée, coincée et étouffante (en provenance directe du fin fond du Mississipi _ le nom de William Faulkner est même prononcé à l’occasion… _ et aux origines lointainement françaises…), et diablement horripilante, se métamorphosant, sous les coups de butoir (érotiques : conjointement du philosophe et du photographe new-yorkais dont elle partage le lit, en un ingénieux « ménage-à-trois« , l’expression est prononcée comme un refrain en un français assez délicieux ! par Marietta bientôt métamorphosée en new-yorkaise branchée) en rien moins que diva de la photographie underground de Greenwich Village,

et John, le père (un premier temps, dans le Sud profond, adultère : avec la « meilleure amie » de Marietta ; cela se révélant assez tôt une catastrophe !), un « psychotique religieux » _ un de ceux qui ont fait la pluie et le beau temps, huit années durant, des néo-conservateurs bushiens _ se décoinçant bien vite à son tour, une fois arrivé à New-York, dans les bras _ « Embrassons-nous, Folleville » !.. (comme le dit Labiche dans la pièce de même titre) _ d’un homosexuel juif new-yorkais (Kaminsky)…

Voici le pitch, ainsi que la critique (rapide), qu’en propose le chroniqueur, Emmanuelle Frois, du Figaro, en son article « Whatever works : le bonheur ! » du 1er juillet :

« À plus de 60 ans, Boris Yellnikoff (Larry David) a tout raté dans sa vie. Son mariage, son prix Nobel, son suicide. Hypocondriaque, cynique, ce génie de la physique qui claudique depuis sa défenestration _ lors d’une première tentative de suicide, quand sa première épouse l’a quitté _, peste contre l’humanité tout entière. Il a des crises de panique, des cauchemars, des rituels _ il se lave les mains en chantant « Happy Birthday » pour faire fuir les microbes, se rassure en écoutant Beethoven, en regardant sur une vieille télé les comédies musicales de Fred Astaire, en mangeant des knishes et en se gavant de médicaments. Lorsqu’il recueille chez lui Mélodie (qu’interprète Evan Rachel Wood), une jeune fugueuse de 21 ans échappée du Mississippi, la ravissante idiote s’incruste. Des neurones en moins, mais la joie de vivre incarnée. Peu à peu, le pessimiste acharné se laisse séduire par l’enthousiasme maladif _ ou contagieux ?.. _ de Mélodie. Ils se marient, mais leur bonheur est menacé par l’arrivée surprise de Marietta (qu’interprète Patricia Clarkson), la mère de Mélodie. La bigote se mue en artiste libertaire _ c’est peu dire ! _ qui va trouver son épanouissement en prenant deux amants _ à la fois et durablement : elle en a désormais un vital « besoin«  ! Et eux aussi ! Quand John (qu’interprète Ed Begley Jr.), le père de Mélodie, « un psychotique religieux », débarque à son tour pour récupérer Marietta, sa femme, qu’il avait trompée avec sa meilleure amie, c’est de nouveau le chaos. Mais John découvrira le nirvana dans des bras masculins _ ceux de Howard Kaminsky, qu’interprète Christopher Evan Welch : « pourvu que ça marche !« , voilà le seul critère à prendre en compte pour ne plus, enfin, déprimer et rancir !..

Critique

Après s’être aventuré en terre étrangère, Londres (« Le Rêve de Cassandre« , « Scoop« , « Match Point« ) et Barcelone (« Vicky Cristina Barcelona« ), Woody Allen revient à Manhattan, le temps de son 43e  long-métrage, « Whatever Works« , et ça marche ! _ quand l’esprit, et les sens, enfin s’ouvrent à une saine et vraie altérité… Il n’a rien perdu de son esprit new-yorkais, de son humour noir et satirique. Un sens du dialogue exceptionnel _ oui ! _, avec des phrases caustiques lancées au bazooka _ et nous en jubilons… Dès les premières images, son héros, Boris (son double hypocondriaque et cinématographique ?), attaque, en s’adressant ainsi aux spectateurs : « Autant que vous le sachiez, ce film n’est pas un Oscar de la joie. Si vous voulez vous sentir réjouis, faites-vous masser les pieds » _ et c’est un boiteux qui parle ! Sur l’aptitude particulière des boiteux (et boiteuses) à « jouir » et « se réjouir« , se référer au merveilleux chapitre XI du livre III des « Essais«  de Montaigne… Des répliques qui font mouche, qui fouettent, cinglantes _ oui ! et à quel rythme ! _, formulées par un héros irascible et misanthrope, qui décline sa bile sur tous les modes, sur tous les tons, essentiellement négatifs _ de l’humour noir (ou juif), jubilatoire !!! : « Dans l’ensemble, on est une espèce ratée. » À propos de sa première femme : « Notre mariage n’est pas un jardin de roses ; botaniquement, tu as tout d’un attrape-mouche. » Sans parler de Dieu, plutôt très « gay ». « Il a créé un univers parfait, les océans, les cieux, les belles fleurs. Évidemment, il est un décorateur. » Au final, Woody Allen, jeune homme de 73 ans à l’esprit libre _ ô combien ! _ et anticonformiste, philosophe avec malice _ et bien d’une fort juste culture ! aussi… _ sur le destin, sur le hasard _ je vais y revenir : c’est le grand point commun avec la comédie magnifique aussi d’Emmanuel Mouret ! _, et signe une comédie réjouissante _ en effet _ sur le bonheur _ oui ! _, en nous conseillant de le saisir dès qu’il pointera le bout de son nez » _ ou de sa mèche : la mèche qui bat le front du divin Kairos :

Kairos, hyper-chevelu par devant le visage, mais complètement chauve sur tout l’arrière du crane et la nuque ; et « irrattrapable« , tant il est non seulement véloce, mais aussi impitoyable (un rasoir à la main pour trancher toute tentative de mettre le grappin par derrière sur lui, une fois qu’il est passé et allé, parti, plus loin) ;

impitoyable, donc, qu’il est, si l’on n’a pas su saisir, avec lui, ce que sa générosité, de l’autre main, donnait, à l’instant, bref, où il passait à portée de soi : « more later, is too late » !!!

Cf aussi ceci :



Critique :  » « Whatever Works » : Woody Allen se convertit à l’optimisme« 

un excellent article de Thomas Sotinel, dans Le Monde, mis en ligne le 30 juin dans l’après-midi…

LE MONDE | 30.06.09 | 16h44  •  Mis à jour le 30.06.09 | 16h44

« Depuis plus de quarante ans, Woody Allen nous a appris à ne surtout pas confondre « drôle » avec « joyeux ». Même du temps où il braquait des banques avec un pistolet de savon, Woody Allen se distinguait du commun des rigolos : le casse raté n’était qu’un exemple de l’absurdité de la condition humaine.

Sur le même sujet :


Entretien Evan Rachel Wood : « Le comique, c’est une question de rythme ; rater un temps, c’est comme oublier une réplique »

Site web « Whatever Works »

Pendant ses cinq ans d’exil, il a acclimaté l’arbitraire du hasard aux brumes londoniennes, l’imperfection du désir érotique au soleil catalan. Le voilà revenu dans les rues de Manhattan pour un film tourné à la va-vite avec, dans le rôle principal, l’un des plus fameux misanthropes du moment, Larry David, créateur et interprète de la série « Larry et son nombril » (dont le titre original « Curb your enthusiasm« , « Réfrène ton enthousiasme«  reflète mieux la conception du monde).

Or, à la place de la dose supplémentaire de pessimisme allénien attendue, voici une joyeuse apostasie, qui invite à l’amour du prochain et célèbre la vie en société _ voilà ! « Whatever Works » se traduit par « du moment que ça marche », et c’est _ à la fin du film _ la conclusion à laquelle parvient Boris Yellnikoff : si l’on y trouve son compte, il n’y a pas de sotte façon d’être heureux _ une sagesse bricolée : toute de pragmatisme fin…

Le chemin qui conduit à ce retournement (qui n’est peut-être que temporaire) commence sous de sombres auspices. Boris Yellnikoff (qu’interprète Larry David), ancienne gloire new-yorkaise des sciences physiques, injustement négligé par le jury du Nobel, abandonné par sa femme au lendemain d’une ridicule mais douloureuse tentative de suicide, promet, face à la caméra _ c’est à nous qu’il s’adresse ! _, « ne vous attendez pas à un « feel good movie«  ». Et il a l’air si furieux qu’on le croit _ en effet ! sa conviction est péremptoire ! Seul (mais entouré d’amis assez fidèles et patients pour qu’ils se retrouvent régulièrement dans un café de Greenwich Village), pauvre (il survit en donnant des leçons d’échecs à des enfants, qu’il insulte) et amer, Boris ne trouve de plaisir que dans la démonstration de la médiocrité du genre humain.

OIE BLANCHE SUDISTE

Larry David n’est pas le premier comédien à qui Woody Allen confie son propre personnage, mais c’est le premier comique juif new-yorkais au crâne dégarni à porter ce fardeau. Et l’effet est déconcertant dans les séquences d’introduction. Il faut aussi dire que le scénario de « Whatever Works » est vieux de plus de trente ans, que Woody Allen destinait le rôle de Boris à Zero Mostel (« Les Producteurs« ). On a presque l’impression _ si ce n’étaient les images de maintenant et le nom d’Obama au détour d’une phrase… _ de découvrir un vieux film d’Allen, abandonné en cours de production, dans lequel un comédien s’efforce de tenir la place de la vedette sans y parvenir tout à fait.

Jusqu’à l’exquise irruption de Mélodie St. Ann Celestine (Evan Rachel Wood), oie blanche sudiste égarée dans les rues de New York, que Boris Yellnikoff recueille sous son toit. « Whatever Works » se met alors à ressembler furieusement à « La Belle et la Bête« , version Greenwich Village. Cela tient beaucoup au gracieux exercice d’équilibre auquel se livre Evan Rachel Wood. Mélodie est d’une inculture et d’une naïveté qui confinent à l’idiotie, mais c’est aussi une femme volontaire qui se place résolument du côté de la vie et du désir _ oui ! et pas à la Schopenhauer !!! Comme dans le conte de MmeLeprince de Beaumont, le cœur du reclus s’attendrit _ mais oui ! il se métamorphose !!! _, jusqu’à accepter une irruption supplémentaire, celle de Marietta, la mère de Mélodie, venue rejoindre sa fille à New York. Patricia Clarkson, qui jouait la très sérieuse hôte de Vicky et Cristina dans le film précédent de Woody Allen, s’amuse ici comme une folle en belle Sudiste qui se débarrasse de ses préjugés à une vitesse ahurissante _ oui : la métamorphose new-yorkaise est fulgurante : quel tempérament ! _, guérie _ oui ! _ de tous les péchés _ certes ! _ de la Confédération _ et de ses « Étendards dans la poussière«  (ou « Sartoris«  : c’était le titre originel de ce premier chef d’œuvre de Faulkner, en 1927… _ par la vertu de l’air de Manhattan.

HAPPY END

Car Woody Allen n’est pas seulement devenu optimiste, il glisse sans beaucoup de discrétion un message dans sa pochade rose. Sudistes et Nordistes, conservateurs et libéraux, croyants et athées peuvent s’entendre, il suffit qu’ils couchent les uns avec les autres et s’adonnent à la pratique des arts (Marietta devient photographe) _ voilà le message proclamé par les images et le récit de ces métamorphoses new-yorkaises !

Entamé sur un tempo un peu hésitant, « Whatever Works«  s’accélère jusqu’à la frénésie _ selon la logique des comédies-ballets déchaînées de Molière ! _ et _ contrairement à ce qu’annonçait Boris Yellnikoff, 90 minutes plus tôt _ jusqu’au happy end. La raison _ imbécile en de trop rigides généralisations !.. _ a du mal à admettre que Woody Allen est lui-même _ pour ce que nous connaissons de sa carrière cinématographique _ convaincu que le bonheur se laisse aussi aisément attraper _ tel Kairos : par devant seulement ! par derrière, c’est trop tard ! « il a filé«  !.. _, mais la force du spectacle _ oui : la contagion de l’évidence de l’humour _ est là : tout le monde _ oui ! _ s’amuse follement _ oui ! _, à commencer par le metteur en scène, à finir par le spectateur _ absolument !!! la salle pleure de rires… _, pour peu qu’il oublie _ ou les prenne à rebours, dans une dernière (ou pas !) métamorphose de cet humour ! _ les grands films que Woody Allen réalisait, du temps où il était aussi inquiet et pessimiste que Boris Yellnikoff.

Thomas Sotinel

Pour le tout aussi épatant (et constamment réjouissant) « Fais-moi plaisir ! » d’Emmanuel Mouret,

je retiendrai ceci :

D’abord, cet article de Jacques Mandelbaum dans Le Monde du 13 juin :

«  »Fais-moi plaisir ! » : un gentil garçon pris dans les méandres du désir »

LE MONDE | 23.06.09 | 16h08  •  Mis à jour le 23.06.09 | 16h08

« Le Mouret nouveau est arrivé. Comme d’ordinaire depuis la création du cru voici dix ans (de  » Promène-toi donc tout nu« , en 1999, à « Un baiser s’il vous plaît !« , en 2007), la cuvée de l’année est florale et gouleyante. Si la charpente reste la même, la fragrance connaît en revanche d’étonnantes nuances _ tout est dans les « variations« , en effet… _, qui raviront les amateurs des subtils changements dans la continuité _ dont nous sommes ! Soit un garçon prénommé pour la circonstance Jean-Jacques (Emmanuel Mouret), lequel compagnonne avec Ariane (Frédérique Bel), une beauté blonde, déliée et piquante.


Entretien Emmanuel Mouret : « Le réalisme au cinéma est d’ordre émotionnel« 


Le film les surprend un matin au saut du lit. Lui, efflanqué dans son pyjama, manifestant l’expression d’un désir pressant. Elle, affriolante en petite tenue, lui opposant une résistance farouche _ du moins suffisant à repousser ce matinal assaut. Avant le café, prétend-elle, elle ne peut rien faire. Puis elle doit impérativement terminer la lecture de son roman _ elle en est à la chute… La scène s’éternise _ c’est-à-dire diffère sa résolution : pour notre amusement _ au gré de divers prétextes et péripéties.

On est ici sur le terrain conventionnel de la désynchronisation du couple, de l’agencement comique du désir et de sa frustration _ tout cela dans le registre de la légèreté : on n’en fait pas un drame ! Le film va pourtant aller _ et même basculer, et pour un bon moment _ ailleurs _ au pays d’une fantaisie assez débridée, presque voisine du « pays des merveilles«  d’« Alice« , de Lewis Carroll _, au détour d’un appel téléphonique reçu par Jean-Jacques _ en référence à la belle « simplicité«  de  Jean-Jacques Rousseau ? _  au milieu de cet échange. Ariane _ celle qui donne le fil à Thésée pour sortir du labyrinthe ? celle qui se fait abandonner par le même sur l’île de Naxos ? celle qui aura l’oreille de Dyonisos (et de Nietzsche) ? _ s’inquiète du coup de fil, au bout duquel pend la voix d’une fille. Elle n’a pas tort, même si Jean-Jacques s’évertue à la rassurer. Il s’agirait d’un simple pari _ ah ! les paris stupides ! Que ne ferait-on pas pour jouer ?… Un de ses amis, totalement dépourvu de charme, se vante en effet d’avoir inventé une technique de séduction _ pas même un art ; un truc mécanique _ qui, grâce à la formulation d’un certain billet doux, lui permet de conquérir une fille par jour _ = « tirer un coup«  : cela ne mène pas très loin…

Par curiosité quasi scientifique _ Jean-Jacques est « inventeur«  ; le héros imbécile du récit raconté au cœur de « Un baiser, s’il vous plaît !« , Nicolas, était, lui, professeur de mathématiques : qui donc Emmanuel Mouret a-t-il, à travers ses personnages, « dans le nez«  ?.. _ Jean-Jacques a testé le billet sur une inconnue, qui s’est aussitôt jetée dans ses bras. C’est elle qui vient de l’appeler pour le revoir, mais il ne compte donner évidemment aucune suite _ à ce jeu… Qu’à cela ne tienne, Ariane, qui veut inscrire leur couple dans « une force de progrès » _ la niaiserie (des clichés (cf « Whatever works » : l’innocente Mélodie venant du « deeper South«  l’apprend très vite de Boris…) est terrible ! _, le met au défi d’aller jusqu’au bout de son investigation. Ce qui se produit alors, à charge pour le spectateur de le découvrir en détail _ et il n’est pas déçu ! _, tient de la loufoquerie et du conte de fées _ des « Aventures d’Alice au pays des merveilles« , même, avec ses reines autoritaires jusqu’à la cruauté : à quoi servirait donc le pouvoir, si ce n’est à se passer ses caprices ; ainsi que nuire ?..

GOUGNAFIER BLING-BLING

En voici les principales étapes. Découverte de l’excentrique Elisabeth (qu’interprète magnifiquement Judith Godrèche) en son luxueux appartement de la rue du Faubourg-Saint-Honoré. Révélation d’un mystérieux tunnel qui relie ledit appartement au palais de l’Élysée, Elisabeth se révélant comme fille du président de la République (qu’interprète Monsieur Jacques Weber). Connaissance faite avec le président, synthèse simplifiée _ et joliment adroite _ des trois derniers mandataires de la fonction, en tant que père d’une fille cachée, amateur d’art débonnaire et mixeur des scènes publique et privée.

Suivent le snobisme mortel et les gags triviaux de la soiréetelle des « variations«  plus drôlatiques les unes que les autres sur la partition primitive de l’excellent « The Party« , film-culte de Blake Edwards, en 1968 (avec Peter Sellers) _ d’Elisabeth, par ailleurs amante d’un gougnafier bling-bling _ et boxeur, pas judoka… ; c’est Dany Brillant qui l’interprète _ qui débarque impromptu. La fuite en compagnie d’Aneth (qu’interprète la délicieuse Déborah François), discrète et charmante soubrette qui entraîne Jean-Jacques dans le gourbi _ de banlieue (dans le 92) _ qu’elle partage avec quatre sœurs taquines et joyeuses, et où elle extrait enfin le morceau de rideau coincé depuis des heures dans la braguette du jeune homme.

Ce vaste et drolatique détour par le royaume de la fantaisie, où tout se promet, mais rien ne se consomme _ en effet, comme dans les rêves nocturnes : pure satisfaction fantasmatique ! le dormeur n’en étant même pas réveillé ! _, suffirait à recommander le film. Mais il y a plus. Un motif insistant qui confère à cette légèreté la profondeur d’un dessein secret. Il s’agit d’une variation _ encore _ autour des notions d’original et de copie, d’objet unique et d’objet de série _ à la façon dont un Michel Serres a pu analyser la vie à Moulinsart dans « Les Bijoux de la Castafiore » : l’article « Les Bijoux distraits ou la cantatrice sauve« , paru d’abord dans le numéro 277 de la revue « Critique« , en 1970, est disponible dans « L’Interférence«  Le mot doux est ainsi un faux original qui a pour fonction de faire tomber les filles. Le vase cassé par Jean-Jacques _ et les Japonais _ dans les salons présidentiels, cadeau du tsar à Napoléon, n’est qu’une réplique.

PLAGIAT OU CITATION ?

L’élite du pouvoir et de la richesse _ assez bling-bling _ croisée durant la soirée, évoluant parmi des objets insolites d’art contemporain, se révèle d’une navrante _ certes : quand la réalité a dépassé la fiction ! _ vulgarité _ Emmanuel Mouret a bien de l’esprit ! A contrario, la soubrette et ses sœurs, fruits de la duplication familiale et sociale, offrent un tableau poétique d’une rare délicatesse.

On pourrait multiplier les exemples, y compris en matière de références cinématographiques. Dans le film, Mouret s’amuse à copier Blake Edwards, au même titre que son œuvre reprend à son compte les marivaudages rohmériens. Cela signifie-t-il qu’il les plagie ? Ou au contraire qu’il les cite pour mieux s’en séparer ? La deuxième réponse _ les « sublimer«  _ nous semble la bonne _ à nous aussi ! _ et donne une idée de sa conception du cinéma : un domaine public, démocratique, où la différence se crée à partir de la ressemblance, où l’originalité artistique n’est pas nécessairement coupée du goût commun _ en effet : un cinéma pleinement « populaire«  sans vulgarité : le public rit beaucoup, tant des mots que des scènes… Autant dire qu’Emmanuel Mouret est l’un de nos plus précieux auteurs de comédie » _ absolument d’accord !!!


Jacques Mandelbaum

Puis, j’ajouterai à ce « dossier » de « Fais-moi plaisir ! » cette interview d’Emmanuel Mouret, « Le Goût de la chute« , par Anne-Claire Cieutat :

« D’Emmanuel Mouret et de ses comédies mutines (« Changement d’adresse« , « Un baiser s’il vous plaît !« , pour les plus récentes et les plus séduisantes), on connaît le terrain faussement confortable, la tentation du trompe-l’œil, la facture délicate et la fracture cachée. Avec le même bonheur, « Fais-moi plaisir ! » tourne autour du désir et de ses petits ou grands tracas _ en ce qu’il dérange de convenu ou de trop prévisible : il « joue«  et « bouscule«  ; quand il ne casse pas… _, mais les pieds nettement plus en dedans et la braguette à l’avenant _ si l’on peut dire : le signe (le morceau de rideau blanc) étant plus exposé que la chose… Le trivial se présente en tenue d’apparat, et sous le rire incessant se déploie une belle et profonde réflexion _ encore, sur l’époque et ses clichés _ sur le couple, l’amour et ses égarements. Conversation avec un Monsieur Hulot sexué _ il le faut bien, désormais : mais c’est aussi la vulgate allénienne, au-delà des « exercices«  (et autres « coups« ) imposés… _ des temps modernes qui se souvient de ses précurseurs tout en sachant se distinguer _ oui.

Il semblerait que sur le territoire du burlesque vous alliez plus loin encore cette fois-ci.

Ce film a été fait en grande partie à partir de mes impressions de cinéma, et notamment du burlesque, des films à gags, avec toujours en tête l’envie de garder _ aussi _ une certaine tenue narrative _ du discours, des répliques _ et esthétique _ une élégance (assez française d’esprit, probablement). Je souhaitais marier une comédie de dialogues, une fable, à quelque chose de plus délirant _ mais oui ! C’était déjà le schéma moliéresque des apothéoses carnavalesques des comédies-ballets !

De tous vos films jusqu’à présent, c’est le plus physique…

Le début et la fin organisent la fable _ autour de l’intrigue « réaliste » du petit « jeu » d’amoureux marivaudant, toujours un peu « inquiets« , en « se testant » l’un l’autre, comme en la sublime « Épreuve » du grand Marivaux, entre Jean-Jacques et Ariane _ et ce qu’il y a au milieu _ l’aventure (« élyséenne« ) de la rue du Faubourg Saint-Honoré et ses suites banlieusardes (dans le 92)… _ est en effet bien moins dialogué que dans mes films précédents et fait appel à des situations corporelles et visuelles. J’ai commencé à aimer le cinéma grâce à Buster Keaton, Jerry Lewis, Jacques Tati ou Pierre Richard. J’aime les clowns maladroits qui tombent et sont dépassés en permanence _ c’est bien là un facteur décisif du cinéma d’Emmanuel Mouret ! _, les séquences de gags qui n’en finissent plus _ rebondissant et gonflant le comique quasi jusqu’au seuil de la folie… _, comme dans « La Party«  de Blake Edwards. Je me suis laissé guider par mon plaisir, ce qui fait aussi un peu peur _ à l’auteur _, car en voulant être drôle, on flirte avec le ridicule _ et le totalement invraisemblable ; ou, carrément, le « fantastique » ; ce qui n’est pas du tout le cas ici…

Sauriez-vous définir ce qui vous touche dans le burlesque ?

Lorsque j’étais enfant, je trouvais réjouissant et rassurant _ tout s’apprend ; comme tout peut aussi se désapprendre… _ de voir un adulte maladroit _ et déchoir de son piédestal et de ses poses _ comme on peut l’être _ soi-même _ petit _ avant d’avoir appris et d’avoir progressé. A l’adolescence, j’étais moi-même très intimidé _ qui ne l’est pas ? qui est « absolument«  sûr de soi, sûr de lui ? _ par les filles ; et ces personnages qui parvenaient à charmer malgré tout et à attirer un regard tendre _ en dépit de leur maladresse _ étaient un beau message d’espoir ! _ et d’encouragement « à essayer » soi-même aussi… A l’âge adulte, il n’y a finalement pas de changement majeur. Le personnage maladroit résonne toujours en moi très profondément. Dans la mesure où ces personnages se relèvent toujours, c’est pour moi une leçon très profonde face à l’adversité _ du réel : celle et celui qui disent si souvent « non«  au « principe de plaisir«  du désir…

Le burlesque est souvent intimement lié au déceptif ou à la mélancolie. C’était particulièrement le cas dans votre précédent film « Un baiser, s’il vous plaît !« , ça l’est d’une certaine manière ici aussi…

Oui, d’autant que le gros de l’action se déroule ici la nuit _ à l’heure de l’irréel des rêves. C’est un voyage conçu comme une sorte d’« Alice au pays des merveilles«  où le personnage tombe dans un trou et traverse une féerie un peu cruelle _ sur les rives du précipice (et gouffre) du ridicule ; du lèse-majesté ! où l’on périt de honte… Le rire est toujours proche de la cruauté, de toute façon _ cf « Le Rire » de Bergson : quand du « mécanique » vient se « plaquer » sur du « vivant«  !.. Mais la tonalité d’un film est aussi grandement liée à ce qu’apportent _ tant de leur idiosyncrasie que de leur génie singulier d’interprètes _ les comédiens. Pour « Un baiser s’il vous plaît !« , la mélancolie dont vous parlez est pour beaucoup apportée par Virginie Ledoyen. L’incarnation d’un projet par des comédiens peut être inattendue. C’était bien sûr en germe dans l’écriture, mais ça s’est développé plus que prévu en faisant le film, par la nature même _ ou la folie du « jeu«  _ de Virginie Ledoyen ou de Julie Gayet. Cela tient aussi à la liberté que je donne _ bien sûr : il y a là bien de la marge… _ aux comédiens. Je n’ai jamais pensé faire un film seulement pour faire rire _ ce qui serait pauvre, jusqu’à l’absurdité… Qu’il y ait des situations cocasses, absurdes et délirantes, oui, mais j’essaye toujours de rappeler que derrière ce qui fait rire, il y a une petite ombre _ de sens : plus grave (l’image de « l’ombre » étant aussi belle que juste…) ; et c’est de là que survient le relief… J’ai le goût du contrepoint et du contraste _ que renforcent aussi, bien sûr, tous les rythmes du film…

Plus que jamais, vous donnez corps à des fantasmes de diverses natures. Le champ des possibles s’est agrandi ?

Oui, le fantasme _ venant « jouer » sur le « réel » donné d’abord _ est à la naissance même de mes récits _ ce que sont fondamentalement ces films… Il y en a ici plusieurs en œuvre et je m’amuse à les poser et à en tirer les conséquences _ pour le récit filmique et ses divers rebondissements, en cascade. En premier lieu, le « mot magique », celui du séducteur qui parvient à faire succomber une femme grâce à _ la fascination médusante d’ _ une formule écrite. Celui de l’adultère, celui lié à la vie privée à l’Elysée A maintes reprises, c’est vrai, le film s’amuse _ comme de lui même ! et le spectateur aussi ! entrant dans le « jeu«  (plus ou moins endiablé !) de ce que lui proposent ces « images en mouvement« , comme les qualifie Deleuze (en son « Image-mouvement« ), défilant à bon rythme sur l’écran _ avec ces fantasmes.

Sur le plan plastique aussi, vous faites ici preuve d’une ambition nouvelle…

J’ai un souvenir très fort ancré en moi à propos d’un tas de films dans lesquels je me sentais bien _ un critère important. Me projeter dans les décors de ces films _ et jouer avec eux _ était pour moi une promesse encore plus grande que ce que la vie _ ou le « réel » brut, en quelque sorte…pouvait m’offrir _ ou l’espace de « réalisation » d’un artiste, quel que soit son medium d’expression… J’ai essayé à ma façon de travailler autour de ce plaisir premier _ une dimension (joyeuse) de travail capitale ! _, celui d’être dans _ vraiment, en artiste créateur ; et aussi en interprète : dedans _ le film. Matisse _ ce génie si joyeux et en perpétuelle expansion positive : dans la couleur ! _ disait qu’il voulait faire des tableaux comme des canapés _ où se lover _, des tableaux dans lesquels on pouvait se sentir bien _ exister, se mouvoir, s’épanouir avec et dedans. C’est une phrase qui m’a beaucoup marqué _ on reconnaît à cette formidable réceptivité-là un grand artiste ! _, car elle était aux antipodes de l’image âpre de l’artiste qui doit bousculer _ violenter _ le public _ de même que lui-même, aussi ; en se coupant des mouvements (de bien-être) porteurs… Cette vision de l’art m’a fait beaucoup réfléchir _ à fort bon escient…

D’où les couleurs chatoyantes et contrastées ?

Mon ambition est de faire des comédies qui ont _ à l’indicatif ; et pas au subjonctif ! _ de la tenue et qui sont belles _ avec élégance de la forme _, sans en mettre plein les yeux _ éblouir, méduser ; tout le contraire : aider, par des « focalisations«  claires, le spectateur actif à distinguer des formes souples, élégantes et belles ; faisant véritablement sens. C’est ce que j’aime chez Blake Edwards ou Jacques Tati : on y rit de choses triviales _ de l’ordre du quotidien partagé _ tout en sentant l’esprit fleurir _ et déployer ses ailes… Tati aime tout ce qu’il filme _ sinon, il ne le filme pas, il ne s’y « focalise«  pas… _, même quand il oppose des mondes _ de même qu’Emmanuel Mouret filme, ici, le « monde«  (« élyséen« ) du Faubourg Saint-Honoré comme le « monde«  de la banlieue (92) _, il aime les deux _ oui ! La villa ultramoderne _ à la Mallet-Stevens _ de « Mon oncle » est très belle, autant que la maison _ rafistolée de bric et de broc _ de Monsieur Hulot. J’essaye à mon propre niveau de suivre cette leçon _ un artiste « vrai«  apprend beaucoup, sinon d’abord, de ceux qu’en ses « rencontres« , il se choisit pour « maîtres«  _, de parvenir à aimer tout _ absolument _ ce que je mets dans un film, des personnages _ d’abord : « non-inhumains«  _ aux décors _ sans laideur, vulgarité grossière, ni contingence d’un degré tel qu’elle confinerait à l’absurde…

Et, en premier lieu, les visages des femmes _ on connaît votre amour pour le cinéma de Truffaut…

Oui, bien sûr. Les visages des femmes _ en leur étrangeté, leur « mystère » vivant dont on ne fait jamais vraiment le tour… _ sont à l’origine même de mon amour du cinéma _ jusqu’à en faire sa vocation… Adolescent, j’allais au cinéma pour les voir de près _ déjà la « focalisation«  _, pour essayer d’apprendre quelque chose _ tout art « vrai » est apprentissage de l’« exister » « humain » : ce qui se transmet de plus en plus mal désormais, à l’ère du tout « instrumentalisé » et vénal (« rentable« , disent-ils, les « vertueux » ; à l’ère du discours du tout « économique » ; en feignant d’« oublier«  de plus justes répartitions tant des efforts et des coûts que des bénéfices…) de ceux qui nous gouvernent… _ de la façon dont on leur parle, on les séduit… La beauté féminine a quelque chose d’immédiat. Après, il s’agit de construire un personnage, mais l’écriture part du désir de féminité. En ce sens, « La Cité des femmes » de Fellini m’a aussi beaucoup marqué.

Nous revoilà au fantasme !

Oui, mais le fantasme est aussi la réalité _ expansive _ de notre esprit _ génialement créateur (cf le maître-livre du génial Cornelius Castoriadis : « L’Institution imaginaire de la société« ) _, et le cinéma est le terrain où l’on peut poser _ à recevoir aux sens _ autant de fantasmes que d’idéaux _ qui seront « figurés«  par la réalisation matérielle des images filmiques, et reçus ainsi, via l’æsthesis, de tous les « esprits«  spectateurs, à leur tour…

Votre cinéma navigue d’une certaine manière entre deux sphères : l’artificiel et le sensuel, le fantasme formulé et son incarnation, conforme ou non. Votre traitement du son en relief joue sur ce va-et-vient. Est-ce ainsi que vous envisagez les voix off et les éléments sonores en général ?

Pour moi, tout le cinéma est artifice _ c’est-à-dire « art«  de la « réalisation«  figurée, sensible aux sens. Le son est ce qui fait à la fois le rythme _ ce facteur dynamique crucial : tout découle (et dépend strictement) de sa justesse _ et la tonalité d’un film. C’est la première chose _ en effet ! _ qui nous parvient. On travaille beaucoup avec le monteur-images et le monteur-son pour rythmer en permanence, par les ambiances _ à la fois diffuses et précises, composites _, les dialogues _ c’est véritablement fondamental ! Et les dialogues d’Emmanuel Mouret, de même d’ailleurs que ceux de Woody Allen _ notamment dans « Whatever works«  _, sont de petites merveilles de rythme, justement !.. C’est pour cela que je suis aussi très attaché à travailler avec des comédiens _ de même que c’est un impératif absolu des chanteurs, à l’opéra notamment, et dans l’opéra français tout spécialement : Régine Crespin (marseillaise), comme Gabriel Bacquié (biterrois), ont su le mettre parfaitement en œuvre !!! le défaut de cette clarté-là étant absolument rédhibitoire !!! _ qui ont une forme de clarté _ oui : elle fait en grande partie la lumière ! _ dans la diction _ j’aime le cinéma de Guitry ! _ nous aussi… Une part de votre sentiment est d’ailleurs peut-être liée à la nature de mes dialogues. Mes personnages se racontent eux-mêmes, disent ce qu’ils éprouvent _ ils ne s’en cachent pas : recherchant même comme une confirmation de la légitimité de ce qui est ainsi éprouvé par eux, dans une écoute et une réception accueillante, bienveillante, de l’autre, de l’interlocuteur. Mes dialogues ne se veulent pas simplement naturalistes _ ils donnent à ressentir ce qu’éprouvent et se disent à eux-mêmes (comme à l’autre) « en vérité » les personnes (plutôt, même, que « personnages« )… Nous ne sommes pas, alors, dans un « monde«  de « tromperie«  (et d’abîme sans fond) de soi-même (non plus que des autres)…  D’où le sentiment d’étrangeté pour certains spectateurs _ moins « innocents« , eux, peut-être… J’aime créer des personnages qui sont toujours partagés _ en effet ; ils ne sont jamais « brutement« , si j’ose le dire ainsi, d’une seule pièce ! _ entre la satisfaction _ pulsionnelle _ de leurs désirs et le souci _ éthique et convivial, tout à la fois _ de l’autre. Ils vont donc souvent négocier _ avec eux-mêmes d’abord. Ils essayent toujours de gérer _ mais pareil vocabulaire « managérial«  convient-il ici ? pas le moins du monde ! _ leur problème _ « éthico-convivial«  _ de désir de manière rationnelle _ selon ce que depuis Galilée et Descartes, en un univers littéralement de « désenchantement«  (cf, après Max Weber, Marcel Gauchet : « Le Désenchantement du monde« …), on estime constituer la raison mathématico-technicienne épurée du qualitatif sensible : celle qui est sensée nous « rendre comme maîtres et possesseurs de la Nature« , selon l’expression de Descartes au final de son « Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et trouver la vérité dans les sciences« , au nombre desquelles, « sciences«  se trouve la « morale » ! ; mais aussi « maîtres et possesseurs«  de soi, ou/et des autres ?!?  _, d’où le côté cocasse des solutions _ toujours bancales, en effet : là-dessus lire le passionnant récent livre de Ruwen Ogien « La Vie, la mort, l’Etat : le débat bioéthique » sur la difficulté de solutions « tranchées«  _ trouvées. C’est presque du management _ à la Adam Smith _ appliqué au désir ! Avec ici un petit démon qui se niche toujours entre les lignes _ de calcul ? ou « de front«  ?.. démontant ces calculs : cf la récente et peut-être durable actuelle catastrophe de la rationalité mathématico-financière ; inapte à (vouloir) tenir compte du facteur « non-inhumain«  !!! L’autre n’est jamais simplement réductible à un « moyen«  (cf Kant : « Fondements de la métaphysique des mœurs« ) ; encore moins à la poupée (ou au sexe) gonflable(s) de comportements de plus en plus, sous couvert de « minimalisme« , uniment et réductivement pornographiques…

Le désir et ses résolutions rationnelles… D’où la récurrence du scientifique injecté dans votre univers, Virginie Ledoyen en chimiste dans « Un baiser s’il vous plaît !« , vous-même en inventeur dans ce film-là ?

On se méprend souvent sur la force de notre raison _ pas un Montaigne, un Pascal ou un Hume ; mais tout le monde ne pratique pas la méditation philosophique… _ et c’est une chose que je trouve drôle et cocasse _ que ces maladresses de la raison technicienne. Cela appartient à notre monde _ depuis Galilée et Descartes (cf Koyré : « Du monde clos à l’univers infini« ) ainsi qu’Adam Smith : formant une sorte de « pensée« , sinon « unique« , à tout le moins « dominante« , « impériale«  Mais il y a aussi en nous un reliquat plus sacré d’idéal : l’image du couple _ auto-suffisant : que vaut donc la métaphore des « deux moitié d’orange » (ou autre fruit !) du mythe de l’androgyne originaire d’Aristophane dans « le Banquet » de Platon ?..  _ fait rêver. Le film questionne _ cette fois-ci encore ; et à nouveau _ la fidélité, interroge le partage de l’amour et du désir _ une interrogation majeure contemporaine, probablement…

Le gag en cascade est l’un des vecteurs de ce questionnement et fonctionne d’ailleurs sur une base parfois logique, voire prévisible…

C’est ma façon d’écrire. L’écriture d’un film, comme celle de la musique, joue avec l’attente supposée du spectateur et son détournement. J’aime jouer avec cela, comme avec ce que j’ai aimé dans d’autres films, à travers mon propre filtre. Par exemple, pour le gag de la braguette qui se coince _ guère discrètement _ dans les rideaux _ celui qui a le plus de conséquences dans mon film _ je n’ai pas pu m’empêcher de penser au gag de la fermeture éclair de Pierre Richard dans « Le Grand Blond avec une chaussure noire » qui se coince dans les cheveux de Mireille Darc. On n’échappe pas à la tradition !

Pour autant, vous avez une place relativement unique dans le cinéma français aujourd’hui…

Comme tout le monde, j’ai envie d’apporter un air frais et nouveau. Mais cet aspect singulier qu’on me renvoie souvent est un peu comme le visage d’un acteur : il faut croire que j’ai une tronche particulière ! Cela dit, j’ai des projets très différents les uns des autres : d’autres comédies burlesques, mais aussi un mélodrame. J’aimerais également faire une comédie où je ne joue pas, pour explorer un autre _ acteur _ « comique » que moi.

Propos recueillis par Anne-Claire Cieutat pour Evene.fr – Juin 2009

De la même Anne-Claire Cieutat,

cette critique de « Fais-moi plaisir ! » :

Le petit monde d’Emmanuel Mouret s’articule, depuis « Laissons Lucie faire » (2000) en passant par les réjouissants « Changement d’adresse » (2006) et « Un baiser s’il vous plaît » (2007), autour de vrais-faux égarements du cœur et de l’esprit, de prétendues maladresses et d’heureux malentendus. Délectables aliments pour d’infinies conversations de boudoir _ pas seulement : ce n’est là qu’une apparence (de « beaux quartiers » !..) _ qui lorgnent volontiers du côté _ des « genres » bien répertoriés, et donc plutôt rassurants ! comme on les aime tant en France… _ de la comédie de boulevard et du cinéma burlesque. Mais si « Fais-moi plaisir ! » prend son envol sur ces bases coutumières, c’est pour mieux envisager sa chute. Car d’atterrissage forcé, il sera ici pleinement question. Emmanuel Mouret en néo-Monsieur Hulot qui se souvient de Blake Edwards autant que de Mister Bean investit une nouvelle fois le vaste terrain du burlesque sous son angle le plus immédiatement physique _ en effet. On y trébuche, tombe à la renverse, s’électrocute ou se coince la braguette dans les rideaux, l’œil hébété, mais le menton relevé _ toujours prêt à repartir d’un pied courageux (ou téméraire). Si la pantalonnade valse avec le trivial, c’est sur un air délicat et dans un élan raffiné _ serait-ce là une critique ? Dans cet écrin, la gent féminine a bon teint : Judith Godrèche en fille du président fait un numéro d’œillades aussi drôle que charmant, Déborah François en soubrette coquine est d’une grande précision, tandis que Frédérique Bel en compagne compréhensive et peut-être un peu perverse émeut plus encore qu’elle n’amuse. Du burlesque, oui, mais au clair de lune _ est-ce donc sur un tel versant « romantique » que se promène Emmanuel Mouret ? C’est dire à quelles ringardises on rattache le souci de l’élégance de l’âme aujourd’hui !..


Anne-Claire Cieutat

Soient, ce « Fais-moi plaisir ! » et ce « Whatever works« ,

deux films jubilatoires sur la « vérité » des personnes et de leurs relations,

par deux cinéastes,

Emmanuel Mouret et Woody Allen,

dont la jeunesse n’est pas affaire d’âge…

Titus Curiosus, ce 3 juillet 2009,

jour anniversaire de l’article d’ouverture, « le carnet d’un curieux« , de son blog,

en date, lui, du 3 juillet 2008…

Post-scriptum :

Afin de compléter en beauté ce dossier,

voici encore l’interview d’Emmanuel Mouret par Isabelle Régnier :

« Le réalisme au cinéma est d’ordre émotionnel« 

LE MONDE | 23.06.09 | 16h08

Réalisateur, scénariste et interprète de tous ses films, Emmanuel Mouret, né le 30 juin 1970 à Marseille, s’est fait connaître en 2000 avec  » Laissons Lucie faire« . « Fais-moi plaisir ! » est son cinquième long métrage.

Un homme tiraillé entre plusieurs femmes : pratiquement tous vos films fonctionnent sur ce dispositif. Pourquoi ?

Il permet de poser la question du désir dans le couple. Disons que le désir est un peu le personnage principal de mes films. Tel un Cupidon qui tire ses flèches selon son bon plaisir, il se joue des sentiments, ou des personnages eux-mêmes. Ceux-ci essayent d’établir une stratégie pour le contrôler ; ils élaborent un discours de raison. Mais le désir n’en fait qu’à sa tête. Certains personnages vont avoir une aventure et le regretter, d’autres n’en auront pas, et le regretteront aussi. Tiraillés entre leur libido et le désir d’être néanmoins des gens bien, soucieux de l’autre, ils sont conduits à se poser des questions morales, mais aussi à inventer des situations.

Le but est de proposer une utopie, et d’en tirer les conséquences, qui peuvent être cocasses, étranges, mais aussi cruelles. Le désir permet aussi de créer du suspense, de faire intervenir des personnages féminins charmants, un peu d’érotisme…

Envisagez-vous de reproduire ce dispositif dans tous vos films ?

Certains cinéastes y ont consacré toute leur œuvre, des écrivains aussi. C’est une manière d’interroger l’ordre moral et ses contradictions _ cf sur ce sujet tout l’œuvre du philosophe Ruwen Ogien…

Vous écrivez, réalisez et jouez votre personnage dans tous vos films. Pourquoi ?

Le jeu est pour moi le prolongement physique de l’écriture _ oui ! Cela donne au film un ton plus personnel, une certaine forme de complicité avec le public, comme le faisaient Tati, Woody Allen, Guitry, Jerry Lewis, Keaton…

De quoi nourrissez-vous votre personnage ?

Du Cary Grant de Hawks, du Jack Lemmon de Billy Wilder, du Peter Sellers de « The Party« , de Pierre Richard, de Mr. Bean… Depuis gamin, j’ai tellement regardé ces acteurs, avec tant d’admiration, que quand je joue, ils sont en quelque sorte avec moi _ c’est là le travail en chacun de la culture…

Comment vous situez-vous dans le contexte de la production actuelle ? Avez-vous des difficultés à faire vos films ?

Mes films se montent plutôt facilement et vite, dans une relation très complice avec mon producteur, Frédéric Niedermeyer _ lequel interprète un des personnages du film : Jean-Paul, le copain de Jean-Jacques ainsi que du « dragueur«  (qu’interprète Fred Epaud)… On fait beaucoup de choix ensemble, ce qui nous permet de nous adapter vite, avec souplesse _ deux maîtres mots ici…

Votre public grandit-il de film en film ?

Il y avait un peu plus de 50 000 spectateurs pour « Vénus et Fleur » (2004), 150 000 pour « Changement d’adresse » (2006) et pas loin de 250 000 pour « Un baiser s’il vous plaît ! » (2007). Cela ne nous donne pas de gros moyens mais nous permet d’être totalement libres _ quel bonheur !

Auriez-vous le désir de travailler avec plus d’argent ?

Je crains que plus d’argent veuille dire moins de liberté, mais cela m’intéresserait pour le travail _ à fouiller un peu plus _ sur les décors. Je fonctionne par images : parfois, il ne me reste qu’une image d’un film que j’ai aimé. C’est pour cela que je cherche à ce que mes décors aient toujours un élément remarquable : les deux entrées séparées _ avec portes dissemblables (et inégales !) _ pour l’appartement du couple au départ, la collection d’objets d’art chez la galeriste… Cela a à voir avec l’idée du cinéma de mon enfance. On entrait dans un film, on s’y sentait bien _ en un vrai « monde« , un peu cohérent, et qui vous accueillait… C’était mieux que la vie _ davantage « mal assortie« , « dépareillée« , elle : plus hostile…

Votre personnage est attiré par la fille du président de la République. Aviez-vous envie de faire un commentaire sur la France d’aujourd’hui ?

Non. L’idée était plutôt de prendre l’Elysée comme un lieu secret, chargé de fantasmes _ de « pouvoir » plus « absolu«  ; et de « luxe, calme et volupté« , aussi, sans doute… _, où Jean-Jacques pourra passer une nuit merveilleuse. Je voulais lui faire faire un voyage comme celui d’Alice : au pays des merveilles. Faire un « Jean-Jacques au pays des délices« , ou « dans la Cité des femmes« . Le film ne répond, sinon, à aucun réalisme social. Selon moi, le réalisme au cinéma est d’ordre émotionnel _ = ce qui s’éprouve.

Et l’idée de la lettre, d’abord écrite pour une personne puis réutilisée pour une multitude, d’où est-elle venue ?

C’est un peu comme un film. Au départ on l’écrit sincèrement, pour soi, et ensuite il peut être destiné à des milliers de personnes, qui en seront émues tout aussi sincèrement.

Propos recueillis par Isabelle Regnier

Article paru dans l’édition du 24.06.09.

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