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la fulgurance généreuse (et à effet-retard) de Pierre Bonnard : l’ouverture du (premier) musée Bonnard au Cannet

31août

Sur l’indispensable et magnifique catalogue d’exposition Bonnard et Le Cannet dans la lumière de la Méditerranée, au tout nouveau Musée Bonnard, du Cannet.

Quasi contemporain du (génial et encore en partie inouï) musicien Lucien Durosoir (1878-1955),

Pierre Bonnard (1867-1947) dispose enfin _ ce mois de juin 2011 _, au Cannet, sur les hauteurs de Cannes (et en surplomb sur la côte, la mer et l’Estérel), du premier musée qui soit consacré à son génie, si fortement, lui aussi, idiosyncrasique ; et éblouissant !!!

« Comment ne pas donner raison à Matisse _ indique page 10 Véronique Serrano, le conservateur de ce musée Bonnard du Cannet _ lorsqu’il s’exclame que Bonnard est « le meilleur d’entre nous » ;

lui qui, encore, à la mort du peintre en 1947, se heurtait violemment à un Christian Zervos interrogeant : « Bonnard est-il un grand peintre ? » Et Matisse de lui répondre : « Oui ! Je certifie que Pierre Bonnard est un grand peintre pour aujourd’hui, et sûrement pour l’avenir » »

_ ce à quoi on peut ajouter cette remarque de Robert Hugues, le 9 janvier 1966, au sortir de la grande rétrospective Bonnard, à la Royal Academy of Arts, de Londres : « Jusqu’à la semaine dernière, il aurait paru extravagant d’affirmer que Pierre Bonnard était le plus grand artiste du XXe siècle. A présent, la question se pose« , indique Sarah Whitfield, en son article Une Question d’appartenance, page 66 de l’album Bonnard, l’œuvre d’art, un arrêt du temps (aux Éditions du Ludion, en 2006, pour l’exposition au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris).

Et Véronique Serrano de poursuivre avec la plus grande pertinence, toujours :

« Bonnard, lui, savait que son époque n’était pas prête à comprendre sa peinture ; et, en visionnaire, s’adressait aux peintres du XXIe siècle : « J’espère que ma peinture tiendra sans craquelures. Je voudrais arriver devant les jeunes peintres de l’an 2000 avec des ailes de papillon ».

Aujourd’hui, en juin 2011, Bonnard a son musée » _ à nous de regarder ! ce qu’il nous offre en sa générosité..

Et Véronique Serrano signalait, dans cette même perspective, juste au paragraphe précédent :

« L’enjeu du musée, outre le fait d’organiser des expositions en résonance avec l’œuvre de Bonnard, d’étudier et de présenter ses collections, est de mieux faire connaître et apprécier _ pédagogiquement, en quelque sorte : toujours mieux apprendre à regarder ce que l’artiste offre à notre contemplation : surtout à ce degré (bonnardien !) de profusion et puissance dans la délicatesse du jeu si généreusement opulent des formes et des couleurs  _ l’œuvre de Bonnard.

La voie de cette relecture _ et c’est cela que j’ai à cœur, très modestement, de souligner, à mon tour ici _ est ouverte depuis la magistrale exposition de Jean Clair en 1984,

qui fut le premier à replacer Bonnard au cœur _ le plus vivant ; et battant ! _ de l’histoire de l’art qui allait s’écrire après la Seconde Guerre mondiale

et révéler le Bonnard tardif _ victime (bien contingente !) d’une succession (notariale) un peu complexe, qui ne s’est résolue (juridiquement) qu’en 1964 _ au public français et américain comme un peintre d’exception.

Depuis lors, les essais et les expositions se sont multipliés, réajustant

_ non sans réticences toutefois, jusque, justement, me semble-t-il, cette année-ci, 2011 : cf, ainsi, encore, les principales contributions de l’album, en 2006, Bonnard _ l’œuvre d’art, un arrêt du temps, telles celle d’Yve-Alain Bois ou celle de Georges Roque : plus soucieuses du contexte (historico-international : la modernité « moderniste« ) que de l’audace génialissime (tranquille et patiente en son incessante recherche ! sur la toile via la palette, en son bien exigu, pourtant, atelier de sa villa Le Bosquet sur les hauteurs du Cannet : preuve que le recul de l’œuvrer est d’abord sensitif, cérébral, et notamment mémoriel) de l’idiosyncrasie bonnardienne, pour mon goût ! _

réajustant _ donc : on ne peut mieux justement !!! _ l’histoire de l’art

et corrigeant l’injustice«  _ en aidant à un peu mieux ouvrir les yeux (et réajuster plus finement les perspectives) des aveugles et sectaires : je suis toujours très optimiste !

Le superbissime catalogue, Bonnard et Le Cannet dans la lumière de la Méditerranée, aux Éditions Hazan _ l’exposition des œuvres de la (jeune) collection de ce musée, ajointées aux œuvres présentes en d’autres musées et collections privées concernant l’activité de Bonnard (de 1927 à sa mort, le 23 janvier 1947) au Cannet, dure du 26 juin au 25 septembre 2011... _,

vient excellemment

_ par les contributions des textes (dont une réédition de l’article de Jean Clair Petite métaphysique du violet dans la peinture de Pierre Bonnard, « publié pour la première fois dans le  catalogue de l’exposition Peindre dans la lumière de la Méditerranée, Marseille, musée Cantini, 1987 » : ces contributions, excellentes, sont le fait de Marina Ferretti Bocquillon, Belinda Thompson, Jean Clair, Céline Chicha-Castex, Robert Mangú et Gisèle Belleud),

comme par la somptuosité des images réunies offertes ! quel enchantement ! et c’est bien aussi un phénomène d’époque que de bouder pareille qualité de plaisir ! l’époque se complaisant, nihilistement, dans le pire trash !!!

De Jean Clair, ne pas se lasser de réécouter l’entretien (de 62′) avec Francis Lippa le 20 mai dernier dans les salons Albert-Mollat, à propos de ses Dialogue avec les morts et L’Hiver de la culture… ; cf aussi mon article du 16 juillet dernier : Un entretien magique : avec Jean Clair (et passages d’anges !) à propos de ses « Dialogue avec les morts » et « L’Hiver de la culture », le 20 mai dans les salons Albert-Mollat _

en témoigner ;

à relier à un autre autre très bel album, Bonnard en Normandie, aussi aux Éditions Hazan _ pour une exposition tout aussi riche et passionnante, qui s’est tenue au musée des Impressionnismes, à Giverny, du 1er avril au 3 juillet 2011… Pierre Bonnard a résidé régulièrement à Ma Roulotte (en surplomb de la Seine et avec jardins et arbres profus), à Vernonnet, achetée en 1912 et vendue en 1938…

L’avantage (inestimable !) de ces expositions _ et celui, consécutif, des albums qui en gardent une trace accessible ad vitam æternam : vive le livre !!!! _ est de ré-unir _ un moment _

et donner à contempler _ le plus tranquillement possible à qui va se soumettre à la puissance retournante de leur intensité ! _,

des œuvres dispersées dans le monde entier, au fil des achats et des coups de cœur des collectionneurs amateurs fous de ces chefs d’œuvre, ou des musées de par le monde _ l’œuvre de Pierre Bonnard a immédiatement rencontré un tel engouement (ô combien lucide !) _ ;

et d’offrir au spectateur (s’émerveillant !) le miracle de comparer (et ressusciter) l’œuvrer même, en acte, de leur créateur :

c’est à cette « vivacité« -là, en effet

_ je reprends ici un mot de Deepak Ananth en sa très belle contribution, pages 282 à 284, de Bonnard _ l’œuvre d’art, un arrêt du temps : L’Achèvement différé : « la peinture (de Bonnard) se prête à des vivifications infinies _ de sa part ; puis de la nôtre : à nous de bien vouloir nous y prêter à notre tour, en et par nos (propres) « actes esthétiques » ! _ Il ne saurait y avoir de fin irrévocable lorsque la vivacité _ voilà ! _ est l’essence de l’œuvre« , dit-il excellemment, page 283 ; car, poursuit-il, page 284 : « la proximité de l’image, qui est une constante du langage plastique de Bonnard, signale une intimité emblématique, un élan fusionnel avec l’acte même _ voilà ! l’acte de création, ici _ de peindre, dont la touche _ en sa fulguration et ses effets, pour toujours, d’éternité ! _ est la manifestation exemplaire«  _,

que nous incite, en permanence _ en ce qui, en quelque (patient, et surtout somptueux) « arrêt du temps«  (l’expression est de Pierre Bonnard lui-même), fut en quelque sorte (très patiemment, et avec fulgurances successives) capté par l’artiste… _, la toile (hyper-)colorée de Bonnard,

en la fulgurance patiente des infinies micro-modulations des vibrations à jamais actives, pour qui y prête vraiment son regard un peu (et vraiment !) attentif, déposées pour jamais sur la surface de la toile qui demeure _ et pour peu que ne la ruinent pas trop quelques « craquelures«  : Bonnard en réparait déjà… ; par exemple celles du tronc (mauve) du marronnier de la toile Décor à Vernon (La Terrasse à Vernon), demeurée en l’atelier du Cannet à sa mort… _, en quelque sorte proustiennement, « dans le temps« .

Que s’efforcent aussi d’approcher, en leurs analyses et synthèses _ ils y tournent autour _, les regardeurs-commentateurs…

Sur l’acte esthétique, revenir (toujours !) au travail décisif (et nécessaire !) de Baldine Saint-Girons, L’Acte esthétique, aux Éditions Klincksieck ;

ainsi qu’à l’admirable Homo spectator de Marie-José Mondzain, aux Éditions Bayard :

deux viatiques indispensables d’une esthétique efficiente parfaitement juste…

Une dernière énigme, pour finir _ qui me travaille dans ma recherche de la vérité de Bonnard _ :

à la lecture (attentive) de ces différents albums consacrés à l’œuvre (somptueux) de Pierre Bonnard,

j’ai relevé une obscurité, telle une tâche blanche de fond de l’œil, concernant la personne de Renée Monchaty,

« dont Bonnard tomba amoureux en 1920 _ et avec laquelle (elle seule ; c’est-à-dire sans sa compagne Marthe, demeurée, elle, à Cannes chez Berthe Signac) il séjourna quinze jours à Rome : en compagnie du neveu Charles Terrasse, alors étudiant de l’École française de Rome, au Palais Farnèse, ils arpentèrent les ruines, en mars 1921, écrivit à Marthe Pierre… _ et qui se donna  la mort en 1925« ,

comme l’indique en note Jean Clair, page 45 de l’album Bonnard et Le Cannet dans la lumière de la Méditerranée ;

alors que, en sa contribution Pierre Bonnard, vie privée, image publique (pages 31 à 39 de ce même album), Belinda Thomson apporte des renseignements contradictoires :

« Renée Monchaty, la première fiancée de Bonnard (sic) a été son modèle _ par exemple déjà dans La Cheminée : une œuvre (sculpturale) de 1916 ! Et Renée était-elle blonde ? ou brune ?.. _ et son amante, peut-être aussi son étudiante. Son amour malheureux pour Bonnard _ toujours plus que discret sur son intimité, comme il était alors parfaitement de mise dans les excellentes familles, telle celle de Pierre Bonnard ! _, qui semble avoir été réciproque, la conduira à se suicider à Rome en 1923«  _ ce qui est une erreur, au moins de date : Renée Monchaty s’est donnée la mort, par un coup de revolver, le 3 septembre 1925 : fut-ce à Rome?.. Je n’ai glané que bien peu de renseignements en mon début d’enquête…

Et Belinda Thompson poursuit :

« La décision soudaine de Bonnard d’épouser Marthe en 1925 _ la formalité eut lieu le 5 août 1925, à la mairie du 17e arrondissement de Paris _, apparemment pour mettre fin à ce sentiment qu’elle éprouve d’être « une de ces femmes que l’on n’épouse pas » _ Marthe est le modèle et la compagne de Pierre depuis 1893 ; et elle le demeurera jusqu’à sa mort, le 26 janvier 1942, à la Villa Le Bosquet du Cannet (Pierre y mourra, lui aussi, le 23 janvier 1947) _, suit cette période de difficultés affectives« , à la page 38…

L’importance des liens affectifs de Pierre Bonnard en sa vie d’homme n’est pas rien qu’anecdotique, quand on mesure la place en l’œuvre pictural même de ses liens à ces personnes, et à leur souvenir qui demeurait quand elles avaient disparu…

A preuve,

la merveilleuse analyse des deux tableaux, La Palme (de 1926, au Cannet), puis Jeunes femmes au jardin, ou La Nappe rayée, vers 1921-1923 _ à Vernonnet _ (tableau terminé vers 1945-46 _ au Cannet _) à laquelle procède Jean Clair en son article Petite métaphysique du violet dans la peinture de Pierre Bonnard, pages 41 à 45.

Pour La Palme, d’abord :

« la volumétrie des objets et des figures apparaît saisie comme projetée sur une surface courbe concave, et non pas convexe, sur une sphère creuse pour ainsi dire. Ce qui est le centre de la vision en est aussi le plus éloigné ; et ce qui apparaît à la périphérie se déforme et s’allonge. Ce que l’œil pointe est aussi ce qui lui échappe (…) et, sur les bords, tout fuit (…). L’œil concentre et ramasse une myriade _ profuse, en effet : comme ses jardins ! _ de sensations, la pupille est bombardée _ oui _ de stimuli lumineux, mais, pour le peintre, le problème est de saisir ce foisonnement et d’en restituer _ voilà ! _ la richesse. Plutôt que projeté sur une sphère homologue au globe oculaire, le réel est brassé, comme la confiture dans une bassine de cuivre, ramassé et confit dans une cavité creuse dont les parois s’évasent.

De l’emploi de cette perspective naturalis, physiologique, découlent l’emploi et l’ordre des couleurs.

Ce qui vient en premier plan, ce n’est pas la couleur lumineuse, l’orange ; c’est le violet. C’est la couleur dont l’intensité, dont la vibration ondulatoire est la plus forte qui vient au-devant de l’œil, là où l’œil cherche à voir le plus. Le « mehr Licht » _ goethéen _ du peintre, là où il pointe le visible, est le seuil même où la sensation de la lumière s’absorbe dans l’invisible _ le diaphane ? qu’évoque Marie-José Mondzain ? La couleur qui est la plus proche de l’énergie pure est aussi la trappe, le « trou noir » par où le visible s’échappe.

La terre, le monde réel, le solide, ce que l’on peut saisir, voir, habiter, appréhender, tenir, les routes, les maisons, les êtres _ même ! _,

sont toujours, chez Bonnard, un arrière-pays _ à la Bonnefoy _ qui brille derrière l’écran radiant du violet, ce seuil de l’ultra-visible.

La Palme, de 1926, est l’une des œuvres les plus significatives à cet égard.

Le monde où l’on habite, avec ses maisons, ses rues, ses femmes à la fenêtre secouant un tapis, ses volets verts, ses ocres rouge et jaune, ses roses et ses orangés, est une bande de lumière isolée du peintre, un îlot perdu entre le lointain bleu et le premier plan livré au vert et au violet.

La figure principale _ c’est là dire son importance (vitale !) _ est une femme, à mi-corps, à l’avant-plan. Elle est voilée de violet et elle offre _ telle Aphrodite à Paris, chez Homère _ une pomme. Pomme d’or de Virgile, fruit parfait, sphère pleine du don de la présence, offrande d’amour, lumière et saveur concentrée.

Mais c’est aussi le fruit dérobé dans l’ombre _ l’amour caché, non tout à fait (civilement et urbainement) montrable _,

comme est interdite _ comme victoriennement, encore et toujours pour Bonnard en 1926… _ la possession de ce monde habitable et aimable que le tableau reproduit.


Regardons-le mieux _ ainsi que le demande et l’impose tout tableau de Bonnard ; ainsi que toute grande œuvre vraie ! non menteuse ! Par exemple, celle de Proust ; ou celle de Faulkner, pour rester en ces mêmes années… _ :

il figure un œil de géant ; il est la métaphore, la projection _ quasi littérale ; lacaniennement _ d’un œil, une grande amande que bordent les cils du palmier et les sourcils des feuillages, et sur la lisière de laquelle papillonnent _ instamment _ des frondaisons. La lumière brille en son fond, mais rien ne sera possédé _ charnellement et socialement ; une malédiction (officielle) ne cessant de peser... _ de ce qu’il voit.

Telle est la secrète mélancolie _ inaltérable parmi l’art de la joie, aussi, de Bonnard : car ce dernier n’est pas, lui non plus, niable ! les deux s’entremêlant à l’infini _ de cette peinture, sous son apparente _ mais tout aussi réelle ! Bonnard est par là toujours humble et discret, quasi timide (et ainsi partagé ! clivé…), en sa joie _ allégresse.

M’accusera-t-on de psychologisme ? _ s’enquiert alors Jean Clair. Certes non : tout compte ! en un œuvrer : le temps du terrorisme formaliste structuraliste (ce certains « modernes« ) est désormais passé !

L’un des plus beaux tableaux qu’ait peints Bonnard est Jeunes femmes au jardin, ou La Nappe rayée _ voici alors l’exemple de la plus splendide confirmation de la thèse avancée pour La Palme.

Le pluriel est de politesse : de la seconde, Marthe, la femme du peintre _ âgée alors (si la scène réelle eut bien lieu en 1921) de cinquante-deux ans _, ne se distingue qu’un profil perdu sur la droite. La jeune femme à la tête ronde ronde et dorée comme une pomme, et qui sourit, est bien le seul sujet du tableau. Projetée à l’avant-plan, elle demeure dans une pénombre violette. Le réel, la lumière, le possible, les fruits posés dans leur corbeille sur la table, le sable jaune comme une plage, sont à l’arrière-plan.

Le peintre, là aussi _ analyse Jean Clair _, célèbre le deuil de la présence, autant _ les deux à égalité ! _ qu’il célèbre la beauté et la fascination du visible.


Or, on sait aujourd’hui
_ l’article a été écrit en 1987 _ l’identité de la jeune femme et le destin tragique qui l’a liée au peintre _ Bonnard, en mars 1921, au moment de l’escapade romaine (avec Renée Monchaty), avait cinquante quatre ans (et Marthe, sa compagne non encore épousée, cinquante-deux J’ignore, jusqu’ici, la date de naissance de Renée Monchaty. La note de Jean Clair à propos de cette jeune femme, commencée de citer un peu plus haut en cet article-ci, se conclut alors ainsi : « Cette crise déterminera chez le peintre une série d’autoportraits où le violet joue _ encore _ un rôle essentiel, d’une tonalité dramatique souvent inattendue«  ; à prolonger…

Sous le sourire, sous la beauté qu’il célébrait, Bonnard avait aussi, comme un glacis subtil, posé _ à quel moment, lors de quelle « reprise«  de l’œuvre, achevée vers 1945-46 : à la Libération, donc ? _ le voile de la détresse et de la perte.


Au seuil du visible que nous croyons voir et posséder, demeure _ ainsi _ l’invisible des êtres et des choses que nous perdons _ et avons perdus, aussi : tel Orphée, Eurydice… ; cf ici le beau petit livre de Claudio Magris Vous comprendrez donc, où l’auteur donne la parole, outre-tombe, à son Eurydice perdue _, que nous n’avons cessé de perdre ; et dont le violet, à l’extrême de la gamme des couleurs, nous tend l’effigie spectrale _ un autre mode (spectral lui-même ; et alenti…) de possession ?


Ainsi les hommes de la lumière, selon l’expression de Camus, sont-ils condamnés, comblés par le jour et par les collines, à fuir _ aussi ; est-ce nécessairement, cependant, une fuite ? _ dans l’invisible.« 

On comprend en quoi et comment, très précisément,

l’œuvre de Pierre Bonnard,

au-delà de la puissance formidable intense de son idiosyncrasie, déjà _ et c’est un cadeau formidable ! _,

prend, aussi, et très pleinement place,

à l’acmé du plus puissant des avancées de l’exploration artistique du réel,

en la complexité jamais réduite à quelque squelette,

mais au plus vif (et nacré) de la chair,

des explorations artistiques de l’imageance _ cf mes propres travaux sur la musique de Durosoir (1878-1955) _,

pour penser au plus fin et plus vrai,

le réel tel que nous avons à le percevoir, le vivre et le bâtir,

l’aménager…

Car rien « que soi« , « ce n’est pas suffisant« , pour Pierre Bonnard,

comme le rappelle très justement Michèle Tabarot, à l’ouverture, page 11, de ce très important Bonnard et Le Cannet dans la lumière de la Méditerranée :

« Il est toujours nécessaire _ au peintre (et artiste) que Pierre Bonnard est _ d’avoir un sujet, si minime soit-il,

de garder un pied _ au moins _ sur terre« …

De même que

l’accroche à la forme,

doit contrebalancer le risque du vertige

de la couleur :

remerciant très chaleureusement son ami Paul Signac, de ses vigoureux encouragements et éloges,

Pierre Bonnard, le 29 décembre 1933, lui déclare ainsi :

« Tout récemment, vous m’avez donné un fameux encouragement,

et j’en puise d’ailleurs _ de mon côté _ dans vos architectures colorées ;

car j’ai bien besoin de me plier aux grands rythmes _ voilà ! sans tomber dans l’abstraction, par conséquent _ que vous défendez« …

Pierre Bonnard : un créateur décidément majeur,

pour notre réjouissance !


Titus Curiosus, ce 31 août 2011

Un entretien magique : avec Jean Clair (et passages d’anges !) à propos de ses « Dialogue avec les morts » et « L’Hiver de la culture », le 20 mai dans les salons Albert-Mollat

16juil

Le vendredi 20 mai dernier, et dans le cadre du mois « Gallimard » qu’avait organisé la librairie Mollat,

les salons Albert-Mollat ont eu l’insigne privilège de constituer la chambre de résonance d’un fabuleux acte de penser génial en direct _ cela s’entend à l’écoute du podcast de 62′ _ de Jean Clair, en dialogue avec quelques questions de Francis Lippa, philosophe et lecteur curieux,

à propos de ses deux récents livres, L’Hiver de la culture, aux Éditions Flammarion, et Dialogue avec les morts, aux Éditions Gallimard.

Sur ces deux livres, on peut déjà se reporter aux deux articles qui leur ont été, ici-même sur ce blog En cherchant bien, consacrés, les 12 et 27 mars derniers :

« OPA et titrisation réussies sur “l’art contemporain” : le constat d’un homme de goût et parfait connaisseur, Jean Clair, en “L’Hiver de la culture” »

et « Face à l’énigme du devenir (poïétiquement) soi, l’intensément troublant “Dialogue avec les morts” (et la beauté !) de Jean Clair : comprendre son parcours d’amoureux d’œuvres vraies« …

Mais la qualité vibrante de penser de ces échanges intenses, une heure durant _ « une question empathique entraine une effusion… C’est vrai aussi en psychanalyse, pour autant que les silences sont parlants, et ils le sont« , témoigna avoir remarqué à l’audition de ce podcast Jean Clair… _, fut un moment d’éternité que l’enregistrement et le podcast perpétuent et diffusent _ au monde entier, s’il le sait et le veut… _ désormais : qu’on en juge soi-même ! Je viens de le ré-écouter : c’est _ comme jamais _ saisissant !

C’est surtout sur Dialogue avec les morts, nouveau volume de l’aventure de réflexion mémorielle, pure de toute complaisance narcissique égocentrée, à laquelle se livre depuis quelques années Jean Clair à son écritoire _ sa probité lucide et courageuse m’évoque celle pareillement merveilleusement exigeante de Michel Leiris : depuis le crucial L’Âge d’homme _ que s’est porté l’entretien, en une aventure de penser prolongeant en quelque sorte _ verbalement : dans l’écoute mutuelle des paroles s’improvisant (et sachant à peu près ce qui, par elles, cherche, au présent, à se dire, à émerger d’un penser qui commençait à se former, dans l’indistinction de ce qui n’était, cependant, pas encore tout à fait dit ainsi, du moins…) _ ;

prolongeant _ en une sorte de rallongeail oral plus ou moins inspiré, en tout cas de bonne volonté mutuelle et réciproque, en ce présent à vif de l’entretien _ celle de l’écriture même de Jean Clair, jamais _ jamais tristement _ prévisible, elle non plus… : mais un perpétuel gai savoir qui s’ose et jubile, discrètement, presque silencieusement, toujours très humblement ; en marche approximative vers le mot le plus juste, ou le moins faux, que cela humainement se peut…

Et c’est cela qui se partage dans l' »admirable tremblement du temps » sensible ici.

Avec la vibrante intensité de la probe vérité.

Et la beauté toute pure qui en rayonne, sans tambours ni trompettes,

de l’intérieur de ce qui est alors dit.

Aussi l’évocation de L’Hiver de la culture a-t-elle été un peu plus elliptique à la fin de l’entetien ; et moins centrale, en sa critique de certains procédés financiers _ « titrisations«  _ de l’art contemporain, que le penser infiniment positif et créatif de ce plus que jamais intensément vivant et créatif Dialogue avec les morts de Jean Clair…

Au passage, je remarque que Venise

est présente dans les deux livres _ cette Venise d’où revenait Francis Lippa, et du Palazzetto Bru-Zane, plus précisément, où s’était tenu les 19 et 20 février derniers, en ce Centre de Musique Romantique Française qu’anime « scientifiquement » Alexandre Dratwicki, le premier colloque consacré à ce génie, pareillement probe et discret, de la musique du XXe siècle, Lucien Durosoir (1878-1955) ; cf plusieurs articles de ce blog…

Et tout particulièrement cette Venise de la façade maritime _ hors labyrinthe des canaux et calli : protecteur par ses masques et vêtures bariolées mêmes ; Jean Clair compare Venise et New-York… _ qu’aime Jean Clair, qui a habité et sur les Fondamente Nuove (au Palazzo Donà), face à la ligne de fond des Alpes _ en l’espèce des dents acérées si belles des Dolomites _, et sur les Zattere (aux Incurabili), face à la Giudecca, bien moins longtemps ; et à laquelle il consacre un magnifique chapitre : « La Ville morte » (« La Boussole« , « Carnaval vénitien« , « Les Chats« , « La Douane de mer« , « La Mort« ) ; il y revient encore au final, page 275, à propos des Régnier et des Ranieri flotteurs de bois…

En de telles vibrations de vérité et beauté,

cet entretien est aussi une œuvre spécialement précieuse

dans la bibliothèque sonore que les podcasts de la librairie Mollat élèvent

enregistrement après enregistrement.

L’auditoire, très réceptif, a lui aussi remarqué qu’à l’occasion

des anges

avaient bien pu passer…

Titus Curiosus, ce 16 juillet 2011

Accéder à l’intelligence du Baroque musical tardif : les opéras d’Antonio Caldara à la cour de Vienne (1716-1736), et l’intelligence des chanteurs-interprètes _ Philippe Jaroussky, Simone Kermes, Jürgen Banholzer…

14nov

L’édition discographique (d’opéras, tout spécialement, plus encore que du reste !) n’a que trop tendance, pour des attractions _ ou attractivité ? _ commerciales de l’édition, à se focaliser sempiternellement sur un choix très restreint d’œuvres _ bien (= trop ?) identifiées du public susceptible de faire acte de curiosité ! et d’acheter les CDs !.. _

et laisse en jachère _ et à la poussière des partitions demeurant dans le noir de rayons et étagères de bibliothèques oubliées _ des continents de superbe musique :

surtout quand la réalisation discographique d’un opéra intégral coûte…

une fortune !

Et même quand cela parvient (parfois, tout de même) à se produire,

les résultats sont assez (trop !) souvent loin d’être tout à fait à la hauteur _ parfois considérable ! _

des œuvres, hélas !

par insuffisance _ d’amour, de passion artistique _ de soins

(dans la distribution,

dans les séances de répétition,

dans l’engagement _ du moindre instant ! sans relâchement qui soit, ensuite (à l’audition du disque passant et repassant passionnément sur la platine…) perceptible ! _ de tous et de chacun à la scène, et/ou à l’enregistrement ;

etc.) :

dans la réalisation musicale

(et discographique)…

Aussi l’opéra baroque est-il (encore) assez mal servi.

Ainsi

ne disposons-nous pas encore, par exemple, et en dépit des efforts de certains

(tel Hugo Reyne pour le répertoire que je donne en exemple ici…)

de l’intégralité des tragédies en musique de Lully ;

ni, non plus, des œuvres pour la scène de Rameau !!!


Honte à nous,

Français, tout spécialement,

de la faiblesse de notre curiosité !

(ou de son impuissance !)…

Eh bien ! l’Opéra Baroque tardif européen est lui aussi bien mal servi

_ même pour les œuvres de Haendel ou de Vivaldi, pourtant les mieux représentées jusqu’ici sur le marché _

au disque !

Ainsi en va-t-il de l’œuvre d’Antonio Caldara (Venise ? ca 1671 – Vienne, 1736),

qui après un parcours italien _ Venise, Mantoue, Rome (et même espagnol : à Barcelone, en 1707-1708) _, réussit à se faire engager à la cour de Vienne :

« le poste de vice-maître de chapelle lui revient, à compter du 1er avril 1716.  Le 24 mai 1716, Caldara et sa famille quittent Rome laissant cette fois l’Italie définitivement l’Italie derrière eux. Il ne reverra plus jamais la cité papale où il aura passé certaines des années les plus fécondes de sa carrière musicale. Les années viennoises qui s’ouvrent devant lui ne seront pas moins fertiles«  _ « Antonio Caldara s’éteignit le 27 décembre 1736 dans son ultime domicile viennois, la Preansches Haus, située dans le haut de la Kärtnerstrasse, victime d’une « Gelbsucht und Inner Brand » (jaunisse et fièvre interne)«  : épuisé à la tâche du service de la cour ! et de l’empereur mélomane Charles VI… _,

indique l’excellent (et riche !) livret de Frédéric Delaméa au CD de Philippe Jaroussky Caldara in Vienna

_ le texte en français (intitulé assez justement « Le Sublime Caldara« , d’après un mot du compositeur anglais (très mélomane) Charles Avison, en son Essay on Musical Expression, en 1752 : « Le sobre et irréprochable Corelli ; l’audacieux et inventif Scarlatti ; le sublime Caldara« …)

court de la page 33 à la page 47 ; et le livret est doté d’une excellente et très copieuse iconographie !

Or voici que, à défaut d’un Opéra intégral d’Antonio Caldara,

deux très beaux récitals d’airs

l’un pour voix de contre-ténor (c’est-à-dire de castrats) :

celui de Philippe Jaroussky, intitulé Caldara in Vienna

et avec des airs extraits de 10 Opéras de Caldara (il s’agit de L’Olimpiade, Demofoonte, La Clemenza di Tito, Temistocle, Scipione nelle Spagne, Ifigenia in Aulide, Adriano in Siria, Lucio Papirio dittatore, Enone & d’Achille in Sciro !),

sur un tapis de musique que lui fournit le très excellent Concerto Köln (sous la direction, pour cette occasion, d’Emmanuelle Haïm) :

soit le CD Virgin Classics 50999 648810 2 7 ;

l’autre pour voix de soprano :

celui de Simone Kermes, intitulé Colori d’Amore (avec 3 airs de Caldara _ extraits des Opéras Cajo Marzio Coroliano, Il nome più glorioso & L’Olimpiade, 5 d’Alessandro Scarlatti, 2 de Giovanni Bononcini, 2 d’Antonio-Maria Bononcini, et un de Riccardo Brosci _ ainsi qu’un Balletto de Nicola Matteis),

accompagnée par le très bon ensemble Le Musiche Nove, que dirige idéalement Claudio Osele :

soit le CD Sony Classical 88697723192 ;

viennent, ce mois de novembre 2010, rejoindre un précédent sublimissime récital,

intitulé Cantate, Sonate ed Arie du contre-ténor Jürgen Banholzer,

au sein de l’Ensemble La Gioa Armonica (avec le pantaléon, ou dulcimer : magique !!! de la merveilleuse Margit Übellacker, et le violoncelle parfait d’Emilia Gliozzi ; plus le théorbe de Michaël Freimuth, la harpe de Reinhild Waldek, le violone d’Armin Bereuter et l’orgue d’Arno Schneider…),

comportant 2 Arie d’Oratorio (Sedecia & Gioseffo che interpreta i sogni), 3 Cantate (Vicino a un rivoletto, Soffri mio caro Alcino, & Astri di quel bel viso), ainsi qu’une Sinfonia et une Sonata pour Violoncello solo… :

il s’agit du merveilleux (!!!) CD Ramée 0405,

paru, lui, en 2005 ;

et qui brille d’un éclat singulièrement magique !

Eh bien,

chacun de ces trois récitals d’airs opératiques baroques

est

un chef d’œuvre de goût

tant dans la composition _ parfaite _ des programmes,

que dans l’interprétation

la plus vivante (et belle ! bellissime ! sublimissime !!!) qui soit,

joint à un trésor de recherches passionnées et compétentes dans les bibliothèques et fonds d’archives musicales d’Europe :

dans plusieurs bibliothèques de Vienne ; au château de Wiesentheid, à Münster, en Allemagne ; à Naples ; et à Paris…

Car c’est un créateur magnifique du Baroque tardif _ 1716- 1736 pour la splendeur subtile et succulentissime de sa période viennoise ! _,

Antonio Caldara,

qui reprend ainsi

vie pour nous,

sous pareille avalanche de charmes

et grâces :

succulentissimes !


Dans la variété intensément vivante (et juste !) de leurs interprétations :

Jürgen Banholzer

et Philippe Jaroussky,

dans la tendresse aux nuances d’une suavité délicatissime _ à nous dissoudre littéralement de plaisir ! _,

Simone Kermes,

dans la puissance de sa diction si magnifiquement incarnée au service de l’intensité _ à donner la chair de poule : quelle comédienne ! et quel chant !!! _ du jeu dramatique contrasté, mais sans hystérie (dans la plus parfaite justesse de la vie !) des affects baroques

et de la musique qui sait si bien les porter !,

voilà qui rend justice,

et mieux encore

vie !!!

(par la musicalité qu’ils donnent à ressentir en toute la palette de ses nuances, souffles et irisations !)

au nom qui somnolait (dans les Histoires de la Musique !)

d’Antonio Caldara…

Trois merveilles de CDs

_ Virgin, Sony & Ramée _

chaleureusement recommandés pour nous retrouver

magiquement transportés

dans le charme : vif, grâcieux et diapré,

du grand Baroque

italo-viennois…

Titus Curiosus, le 14 novembre 2010

la flânerie stambouliote très attentive d’une chaleureuse : « Istanbul Carnets curieux » de Catherine Izzo

10oct

Sur un livre merveilleux

d’attention chaleureuse

à une ville _ sublime ! _,

et à sa vie, ses habitants _ c’est une ville-monde ! _ :

Istanbul.


Le livre

(aux Éditions le bec en l’air)

s’intitule Istanbul _ Carnets curieux ;

son auteur est la photographe (marseillaise depuis longtemps : elle est l’épouse du regretté Jean-Claude Izzo _ cf par exemple son Vivre fatigue_)

Catherine Izzo ;

elle est aussi une amie

de mon ami Bernard Plossu.

Ici,

et en guise d’introduction en image à l’article,

on pourrait regarder la photo Bosphore IV, page 73 _ soit la numéro 1 de la page « Istanbul«  du site Passevue de Catherine Izzo…

Hier, une fois achevée la lecture du texte (des Carnets Curieux) _ superbe ! _

qui accompagne les 91 _ admirables ! _ photos

_ les 24 chapitres (avec plans !) de ces Carnets vont de la page 114 à la page 209 ; et sont datés « Istanbul, Marseille, Lille, Carnac, 2006-2010 » ;

ils se terminent, page 209, par ces mots :

« Je reviendrai.
Hosça kal ! (Adieu ! Restez joyeux !)« _,

j’ai adressé ce message à Bernard :

De :  Titus Curiosus

Objet : Mail de Catherine Izzo
Date : 9 octobre 2010 08:36:41 HAEC
À :   Bernard Plossu

J’aimerais témoigner à Catherine Izzo
du très grand plaisir
que m’a donné son Istanbul _ Carnets curieux

dont je viens à l’instant d’achever la lecture…

C’est un livre
qu’on aimerait (humblement !) avoir écrit,
tant il est juste en sa finesse
et en la profonde délicatesse (= légère !) de sa curiosité
à tant de singularités
_ en son approche humblement caressante (sublime !) de la beauté vraie de l’altérité (aimée)

C’est ainsi qu’il faut apprendre à voyager, séjourner _ regarder, (essayer de, s’essayer à) contacter : hors tourisme, si tant est que cela soit possible ! et avec tout le temps nécessaire… _,

dans l’amitié de qui

_ ici Ergül

(« jeune stambouliote solide, le visage ensoleillé, elle porte toujours ses cheveux très courts : « c’est plus simple ! »..« , page 149 ;

elle « a vécu dix-sept ans en France _ son père fabriquait des automobiles chez Peugeot«  ;

et « maîtrise parfaitement le français et l’anglais« , page 167 ;

s’intéressant, peut-être professionnellement à l’archéologie, « Ergül voudrait découvrir les grands sites grecs de la Sicile. Mais la Turquie n’appartient pas à l’Europe, et même si l’on sait qu’Istanbul est plus près de Rome, de Naples ou de Palerme que de Bagdad, les tracasseries administratives d’une Europe frileuse et tatillonne freinent toute spontanéité. Il faut des semaines pour obtenir une autorisation de transiter« , page 167 aussi…) ;

mais aussi les égards rencontrés du « gardien du petit hôtel de bois« ,

des « serveurs des jardins de thé«  ;

et encore les mouvements des « tortues des cimetières« ,

ainsi que ceux des « barques des pêcheurs du Bosphore » ;

et encore « la douce lumière sous les treilles«  :

à laquelle, Ergül, (et auxquels, aussi) est dédié, page 7 ce merveilleux livre… _

dans l’amitié de qui

vous fait partager ses sentiers…


Aussi,
j’aimerais que tu me fasses parvenir son adresse Internet.

Titus

P.s. : je n’ai rien dit des photos,
parce qu’elles sont merveilleuses de justesse et beauté,
tout simplement…


J’ai l’intention de consacrer à ce livre _ rare à ce degré de beauté _ un article de mon blog
_ le voici !

Tu sais combien j’aime Istanbul, moi aussi ;
et combien je souhaite retourner y vagabonder…

Fin du courriel à Bernard Plossu ;

et début du corps de l’article :

Parmi les photos disponibles sur le net

_ en l’occurrence sur le site personnel (Passevue) de Catherine Izzo _,

voici une sélection, mienne :

D’abord,

l’arrivée idéale à Istanbul

est par bateau : en contournant la pointe de Topkapi, étrave à la rencontre du Bosphore, depuis la mer de Marmara, pour débarquer

_ tel le Michel-Ange du Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants, au printemps 1506, dans le récit de Mathias Enard ;

cf mes articles des 2 et 11 septembre 2010 :

Au menu du (bon) ogre Enard : le géant Michel-Ange, le pouvoir, le sexe et l’effroi, en un Istanbul revisité à l’ére du tourisme “culturel” mondialisé…

et : Mathias Enard, ou le creuseur pudique : face à l’énigme de l’oeuvre et les secrets du coeur (à partir de l’exemple de Michel-Ange à Rome _ et Istanbul !!!) ;

ainsi que mon entretien avec Mathias Enard, le 8 septembre : le podcast dure 62 minutes… _

pour débarquer

à l' »échelle«  _ le quai, depuis si longtemps que la ville, Constantinople, existe… _ d’Eminönü…

Et ce, par quelque temps que ce soit :

la brume et la pluie n’étant certes pas les moins appropriés à l’émerveillement de la découverte ;

de l’approche _ celle-ci ne finissant, d’ailleurs, jamais !

La gloire de son mystère s’enrichit !..

Voici, parmi la moisson d’images captées par Catherine Izzo,

une arrivée_ stambouliote _ possible :

la photo Bosphore VI, page 106… _ soit la numéro 16, en comptant de gauche à droite et de haut en bas, de la page « Istanbul«  du site Passevue de Catherine Izzo…

Même par gros temps ;

on peut encore y pêcher…

Ici on pourrait regarder la photo Pêche à Üsküdar _ rive asiatique, page 105 _ soit la numéro 30 de la page « Istanbul«  du site Passevue de Catherine Izzo…

On trouve toujours un débarcadère :

ici on pourrait regarder la photo Débarcadère, page 104… _ soit la numéro 27 de la page « Istanbul«  du site Passevue de Catherine Izzo…

Puis, on pénètre en la ville, aux sept collines, elle aussi ;

et il nous faudra toujours grimper un peu : les rues et ruelles _ avec platanes _ affrontent vaillamment les pentes herbeuses, et se glissent, en se faufilant, dans ce qui fut peut-être autrefois un ruisseau, sinon une cascade ;

il y a aussi bien des escaliers…

© courtesy Catherine Izzo : Pasaj II _ Istiklal, page 50.

Et viennent de merveilleuses maisons de bois,

dans certains quartiers _ par exemple, et tout particulièrement, encore,

à Fener, et Balat ;

elles risquent cependant de bientôt disparaître, face à la spéculation immobilière galopante, ici comme ailleurs ;

sur ce sujet,

cf le très beau film du réalisateur italo-turc, Ferzan Oztepec : Hammam (en 1998 : avec Alessandro Gassmann)…

Ici on pourrait regarder la photo Galerie supérieure de Vezir hane _ Beyazit, page 40… _ soit la numéro 10 de la page « Istanbul«  du site Passevue de Catherine Izzo…

Et les intérieurs, orants _ après s’être déchaussés (et nettoyés aux fontaines) _, des mosquées :

par exemple, la photo Prière II, page 88 _ soit la numéro 20 de la page « Istanbul«  du site Passevue de Catherine Izzo…

Et encore, en suivant, la photo Arabesque I, page 90 _ soit la numéro 8 de la page « Istanbul«  du site Passevue de Catherine Izzo…

Et le lacis labyrinthique des ruelles et rues

des multiples quartiers :

© courtesy Catherine Izzo : Cankurtaran I, page 26.

et

aussi la photo Samatya, page 47 _ soit la numéro 14 de la page « Istanbul«  du site Passevue de Catherine Izzo…

Et, bien sûr, Aya Sofya,

toujours magique :

ici, par exemple, la photo Aya Sofya II, page 43 _ soit la numéro 6 de la page « Istanbul«  du site Passevue de Catherine Izzo…

Et ses alentours :

ici on pourrait regarder la photo Tombe II _ Divan Yolu _ Vers Beyazit, page 94 _ soit la numéro 9 de la page « Istanbul«  du site Passevue de Catherine Izzo… ;

ou

la photo Eminönü III, page 60 _ soit la numéro 11 de la page « Istanbul«  du site Passevue de Catherine Izzo…

Aya Sofya, toujours, toujours, si puissante :

© courtesy Catherine Izzo : Aya Sofya I, page 29

Puis, les escapades vers les périphéries tentaculaires,

en constante continuelle expansion :

ici on pourrait regarder la photo « Bonne année » _ Kandili _ Rive asiatique, page 45 _ soit la numéro 4 de la page « Istanbul«  du site Passevue de Catherine Izzo…

Et encore :

© courtesy Catherine Izzo : Vers Tekirdağ II _ Hommage à Fellini _ Grande banlieue d’Istanbul, page 54…

Ou les quartiers d’affaires et de commerces, hyper-animés ;

Istanbul est une de ces mégapoles

dont parle si bien Régine Robin, en son Mégapolis

_ cf mon article du 16 février 2009 : Aimer les villes-monstres (New-York, Los Angeles, Tokyo, Buenos Aires, Londres); ou vers la fin de la flânerie, selon Régine Robin _ ;

dont le sous-titre est les derniers pas du flâneur… :

ici on pourrait regarder la photo « Kanyon » _ Saryer, page 20 _ soit la numéro 21 de la page « Istanbul«  du site Passevue de Catherine Izzo…

Puis l’on revient toujours, ici,

vers les rivages,

tellement enchanteurs :

le flot y clapote…

© courtesy Catherine Izzo : Vers Tekirdağ IV _ Grande banlieue d’Istanbul, page 81 ;

Ou

la photo Kumpkapi I, page 15 _ soit la numéro 2 de la page « Istanbul«  du site Passevue de Catherine Izzo…

Et sans cesse on prend

et reprend

le ferry

d’une rive

(l’une, européenne et, l’autre, asiatique, ainsi que cela se dit…)

à l’autre,

le temps,

à peine,

de déguster à bord un délicieux thé

tout brûlant :

ici on pourrait regarder la photo Bosphore V, page  75 _ soit la numéro 3 de la page « Istanbul«  du site Passevue de Catherine Izzo…


et

la photo Bosphore II, page 23 _ soit la numéro 19 de la page « Istanbul«  du site Passevue de Catherine Izzo…
;


et puis,

d’où partent les trains pour Bagdad :

ici on pourrait regarder la photo Hayderpaşa I _ Rive asiatique, page 14 _ soit la numéro 29 de la page « Istanbul«  du site Passevue de Catherine Izzo…

Et de saluer,

en guise d’au revoir au lecteur,

la vista _ avec la mouette _ de l’ami Bernard Plossu :

ici on pourrait regarder la photo Hommage à Bernard Plossu III, page 111 _ soit la numéro 28 de la page « Istanbul«  du site Passevue de Catherine Izzo…

Avant de repartir (d’Istanbul),

encore par bateau ;

mais avec l’idée (chère au cœur) de revenir

sur ce rivage du Bosphore

et des Eaux douces d’Europe _ l’autre nom de la Corne d’Or…

Ici on pourrait regarder la photo Bosphore IX, page 109 _ soit la numéro 15 de la page « Istanbul«  du site Passevue de Catherine Izzo…

Un livre merveilleux, chaleureux,

en la délicatesse de sa justesse,

que cet Istanbul _ Carnets curieux

de Catherine Izzo…

Titus Curiosus, le 10 octobre 2010

Post-scriptum :

Catherine Izzo cite aussi,

et à plusieurs reprises,

les beaux films de Nuri Bilge Ceylan :

Koza, Kasaba, Uzak, Les Climats, Nuages de mai, Les Trois singes

J’aime aussi beaucoup, beaucoup

les deux photos

_ à végétation plantureuse : ce pourraient presque être des vignes… _

qui se font face aux pages 18 et 19 :

Tombe I _ Jardin de Küçük _ Aya Sofya Camii ;

et 

Yeni Valide Camii, cour intérieure _ Üsküdar, rive asiatique


De l’ami Plossu,

j’ai appris à (re-)connaître aussi l’art de la mise en page…

En conclusion,

et pour donner aussi quelque échantillon de sa belle écriture fine, précise, juste et subtile,

ces deux extraits-ci, aux pages 132 et 133 :

« Istanbul sous la pluie… La ville se rapproche _ de la focale du regard _, se resserre, intime, sensible, feutrée. Une dimension nouvelle se dessine, inconnue et voilée, secrète et délicate. Les paysages se diluent, le ciel et les mers s’embrassent. Istanbul se métamorphose en une palette de gris subtils et raffinés, nuancier infini, d’une grâce exceptionnelle pour qui prend le temps de les contempler _ et de les ressentir et saisir alors.

Gris argenté des dômes des mosquées, gris cendré des coupoles des medrese, gris anthracite et mat de l’asphalte, gris porcelaine des marbres des türbe, gris bleu des fumerolles échappées des frêles cheminées tortueuses, gris brun des fumées des bateaux, gris éteint et lourd des silhouettes des cargos qui remontent lentement le Bosphore, gris vert de la colline d’Eyüp, gris tourterelle des fontaines, gris perle de la tour de Galata, gris rosé de la façade du Patriarcat orthodoxe grec à Fener, gris sombre de Teodos Suru.

La pluie lave les toits de plomb, souligne l’envol des minarets, adoucit le jaune des taxis, assombrit les façades des maisons de bois. Les bateaux ne sont plus que de simples contours fantomatiques, les mosquées de gros animaux fantastiques.

On pourrait imaginer ce tableau triste, voire sinistre.
C’est juste doucement mélancolique
_ voilà.

Les terrasses des çay bahçesi disparaissent, parfois simplement enfouies à la hâte sous des bâches de plastique translucides.
À l’abri des petits auvents ou des larges toits des marchés restent quelques tabourets sur lesquels les plus téméraires sirotent le thé éternel.

Un ruisseau, au milieu de la rue, dégringole vers les Eaux. J’ai toujours eu l’envie _ sans jamais le faire _ d’y déposer un petit bateau de papier et de suivre son chemin brinquebalant vers Marmara.
À l’intérieur des lokanta les vitres s’embrument. Derrière la buée les rues deviennent des no man’s land mystérieux et lointains, paysages propices à toutes les rêveries »…

Et juste neuf lignes, plus loin, page 133 :

« Plus j’y reviens, moins je suis convaincue qu’Istanbul est méditerranéenne.

L’œuvre de Nuri Bilge Ceylan s’impose tout à coup. Derrière des fenêtres brouillées de gouttes d’eau qui tracent des chemins improbables et fantaisistes, la caméra suit le regard des personnages. Leurs yeux se noient dans la ville devenue imperceptiblement _ presque à leur insu _ intime et charnelle » _ voilà encore…

Voilà ce qu’est un regard fin et juste :

d’artiste

pudique

vrai…

J’aurais aimé donner plus (ou mieux) encore le goût de contempler les quatre-vingt onze images d’Istanbul

que le livre _ de Catherine Izzo : Istanbul _ Carnets curieux, aux Éditions le bec en l’air _ propose

_ afin de goûter le plaisir de feuilleter le papier des 244 pages de ce livre _,

mais il m’a fallu restreindre l’enthousiasme de mon choix

_ au départ de vingt-quatre images… _

à cinq d’entre elles… :

j’ai donc choisi celles

que je préférais…

Les dix-neuf autres _ dont je cite le titre et la page dans le livre _ sont cependant accessibles

_ en veuillant bien compter… _

sur le site personnel de Catherine Izzo : Passevue

Qu’on aille y jeter un coup d’œil…

Découvrir un cinéaste : Xavier Beauvois _ au dossier : douceur et puissance ; probité, élan et magnifique générosité

25sept

Avec ce film _ sublime ! _ qu’est Des hommes et des dieux,

je viens de découvrir un très grand artiste créateur ;

en conséquence,

voici ici quelque chose comme un dossier

sur l’œuvre en cours du cinéaste Xavier Beauvois _ un grand !

Qu’il veuille me pardonner de l’avoir méconnu jusqu’ici… Mais toute rencontre comporte ses conditions de hasard _ = contingence _ ; l’important est seulement de ne pas passer à côté quand la rencontre vient, surgit, survient ! Savoir la goûter, la tâter, retenir _ cf ici Montaigne, en son sublime dernier essai « De l’expérience«  (Livre III, chapitre 13)… _ au lieu de la laisser filer et se perdre dans les sables de l’inconsistance de l’inattention…

C’est là qu’un Art vrai nous enseigne à apprendre à, à notre tour, enfin bien sentir-ressentir !

Les artistes vrais sont des passeurs-filtreurs du sens du réel

irremplaçables !

En la puissance de vérité de la probité

de ce qu’ils apprennent eux-mêmes, pour eux-mêmes d’abord, puis pour les autres (auxquels ils le donnent) à faire de leurs propres élans de regardeurs-contemplateurs face au réel,

face aux choses ;

et d’abord face aux autres : visages et corps, au premier chef _ au lieu de vivre dans la purée de poix du brouillard, et de ne faire, alors, que sans cesse esquiver les ombres (des autres) que nous croisons !..

Xavier Beauvois, donc

_ et l’acteur, et le cinéaste…

Puisque je viens d’être subjugué par le film Des hommes et des dieux, vu vendredi dernier au cinéma ;

et que, aussi, j’ai déjà pu visionner une première fois,

et avec une semblable admiration,

le DVD de son second film (en 1995) « N’oublie pas que tu vas mourir« 


Voilà un auteur-artiste

d’ampleur considérable.

Sur le synopsis de Des hommes et des dieux,

cf cet article « qui va à l’essentiel » d’Eric Vernay,

sur le site de Fluctuat.net :

« N’oublie pas que tu vas mourir« 

Ses films précédents en témoignent, Xavier Beauvois aime observer _ pour les comprendre intimement et vraiment ! _ les communautés, et les décrire dans les moindres détails, parfois à la lisière du documentaire _ c’est que le rapport au réel aimante, et superbement (frontalement : avec une douceur de toucher profonde et radicale !), le regard de Xavier Beauvois en ce qu’il (nous) donne à voir du monde en ses films… Aux ouvriers normands (Selon Matthieu) et flics parisiens (Le Petit lieutenant) succèdent donc les moines chrétiens _ cisterciens-trappistes _ d’Algérie, dans Des hommes et des dieux, Grand Prix du Jury à Cannes.

Quinze ans après son prix du Jury pour le beau N’oublie pas que tu vas mourir, ce cinéaste rare _ un film tous les cinq ans _, disciple de Jean Douchet, retrouve la compétition cannoise avec un film basé sur _ et un peu plus que cela ; mais complètement de l’intérieur ! _ des faits historiques : le massacre des moines de Tibéhirine en 1996. En plein tumulte, l’Algérie est gangrénée par l’intégrisme religieux. Après le massacre d’un groupe de travailleurs étrangers _ des Croates travaillant sur un chantier non loin de Médéa… _ par les terroristes, l’Etat algérien propose _ à grand renfort de troupes (avec hélicoptère sonorement, et plus, intrusif) ; et autres explications d’un envoyé du gouvernement _ son aide aux moines, menacés. Frère Christian (Lambert Wilson), le chef _ élu par ses Frères _ de la communauté cistercienne installée dans les montagnes, la refuse catégoriquement. Pour lui, c’est une question de principe.

Cet entêtement personnel, typique _ en effet : du côté de la grandeur existentielle _ des personnages de Beauvois, donne d’abord lieu à un débat au sein du monastère, théâtre d’un huis-clos décisif : tel un jury de tribunal se prononçant sur sa propre peine _ à nuancer ! ce n’est pas un suicide ! _, les huit hommes ne sont pas en colère, mais apeurés et à l’écoute, _ presque, tant la circonstance d’abord les interpelle, voire les bouscule… _ mis à mal dans leur foi _ pas vraiment, toutefois !.. A quoi bon _ mais ce ne sont pas, eux, des utilitaristes ! _ finir en martyr ? Fuir, est-ce renoncer à sa mission ? Et s’ils partaient, qu’adviendrait-il de la population du petit village voisin, à qui les moines apportent _ très effectivement, au quotidien _ soins, médicaments et instruction ? Quel message enverraient-ils _ par le témoignage effectif de leurs actes _ à ceux qui croient encore au dialogue entre les religions ? A mesure que le film avance, au rythme apaisé des psaumes et des cantiques _ et de la pleine observance du rite par cette communauté orante _, les arguments penchent en faveur de la décision _ primitivement proclamée _ du Frère Christian _ de Chergé, élu, par eux, « leur prieur«  _ : les moines ne cèderont pas à la peur. Ainsi, ils donneront un signe _ = un témoignage de foi _ de paix fort, et vivront dans l’intégrité de leur foi _ surtout, et très simplement : les gestes comptant ici bien davantage que les paroles _ jusqu’à la fin _ c’est-à-dire inconditionnellement ; pleinement dans l’absolu. Car « Rester ici, c’est aussi fou que de devenir moine« , affirme le charismatique moine, à l’ironie pleine de lucidité. Or moines, ils sont déjà _ car telle est, tout simplement, la folie du Christ : « Quitte tout et suis-moi« 

« N’oublie pas que tu vas mourir » pourrait être _ ainsi, cette fois-ci encore ! _ le sous-titre de Des hommes et des dieux. Sans rechercher la verve et la puissance romanesque _ romantisante de la part d’un jeune homme idéaliste en la décennie même de ses vingt ans _ de son deuxième long-métrage, dans lequel un jeune séropositif choisissait de vivre _ frontalement _ au mépris de sa maladie, Xavier Beauvois exprime au fond la même idée. Face à la certitude de la mort, l’accomplissement _ voilà l’enjeu ! c’est aussi celui des Lumières, à la suite et dans le sillage de l’inspiration en ce sens-ci d’un Spinoza… _ d’un homme _ ici en une communauté _ est possible. Mais pour cela bien sûr, il faut du courage, de l’abnégation, bref, il vaut mieux avoir _ et puissamment, ici _ foi en la vie _ qu’être défaitiste ou, carrément, nihiliste… Plutôt que l’esbroufe _ maniériste ou mal baroquisante _, la mise en scène joue une partition sobre, dépouillée _ parfaitement : d’où l’intensité très puissante de cette vitalité ainsi tendue : à la façon d’un classicisme comme « corde la plus tendue du Baroque«  A la fois ample _ oui ! _ et tendu _ sans le moindre pathos _, ce film aux accents naturalistes _ pour ce qui concerne la lumière souveraine sur les paysages larges de l’Atlas : magnifique travail de l’éclairage de Caroline Champetier, cette fois, comme toujours ! _ bénéficie d’une interprétation pleine de tact et de retenue (superbe _ et c’est encore un euphémisme, je trouve ! _ casting, notamment Michael Lonsdale et Lambert Wilson _ mais aussi tous les autres ! sans la moindre exception ! _), à l’instar de la photo subtile _ lumineuse ! _ de Caroline Champetier, tour à tour matinale et crépusculaire _ voilà… Comme si toute la lumière émanait de l’intériorité en tension des personnes ; et des états de grâce !..

Forçant parfois un peu _ je ne partage absolument pas cette impression, ici, d’Eric Vernay _ ses intentions, notamment dans un dernier tiers métaphysique plus maladroit (allusion lourde _ pas du tout _ à la Cène, paysage forcément enneigé _ non ! l’hiver perdure en cette fin mars 1996 sur les monts de l’Atlas _ pour dire la mort _ nous savons tous, et tout le temps que se développe ce que montre le film en ces visages, comment tout cela se terminera, quand on retrouvera (hors film) seulement sept têtes coupées ; et rien du tout des corps… _), Beauvois ne signe certes pas son chef d’œuvre _ c’est à voir !!! _ avec Des hommes et des dieux, mais un film humble _ oui _, réflexif _ certes : d’une méditation sans déluge de phrases _, donnant richesse et humanité _ et à quel degré de sublime, mais un sublime parfaitement contenu ! sans tomber dans quelque baroquisme… _ à un sujet casse-gueule au possible.

Des hommes et des dieux
De Xavier Beauvois
Avec Lambert Wilson, Michael Lonsdale, Olivier Rabourdin
Sortie en salles le 8 septembre 2010

Illus © Mars Distribution

Eric Vernay…

Sur cette image-photo du film, prise par Frère Luc (qu’interprète _ ou plutôt incarne ! _ avec une sobriété magistrale Michaël Lonsdale), on peut voir, de gauche à droite, les sept autres de la communauté : Frère Célestin (qu’interprète _ incarne _ Philippe Laudenbach), Frère Christophe (qu’interprète _ incarne _ Olivier Rabourdin), Frère Christian (qu’interprète _ incarne _ Lambert Wilson), Frère Michel (qu’interprète _ incarne _ Xavier Maly), Frère Jean-Pierre (qu’interprète _ incarne _ Loïc Pichon), Frère Amédée (qu’interprète _ incarne _ Jacques Herlin) et Frère Paul (qu’interprète _ incarne _ Jean-Marie Frin).

De ces sept + un-là, seuls survivront _ ils ont pris soin de se cacher _ Frère Amédée et Frère Jean-Pierre ; et aux six victimes que seront Luc, Célestin, Christophe, Christian Michel et Paul, s’ajoutera aussi Frère Bruno (qu’interprète _ incarne _ Olivier Perrier), en visite à Tibéhirine _ depuis la maison-mère de l’ordre des cisterciens-trappistes, d’Alger _, ce soir-là, de leur enlèvement, le 26 mars 1996…

Je voudrais, maintenant, citer un excellent commentaire, très fin, et plus juste, à mon avis, de Jacques Mandelbaum, paru dans Le Monde, au moment de la présentation du film au Festival de Cannes, le 20 mai 2010 :

SÉLECTION OFFICIELLE – EN COMPÉTITION :

« Des hommes et des dieux » : la montée vers le martyre des moines de Tibéhirine

LEMONDE | 19.05.10 | 09h56  •  Mis à jour le 20.05.10 | 08h51


MARS DISTRIBUTION
Michael Lonsdale joue le rôle de Frère Luc, médecin du monastère, dans le film de Xavier Beauvois, « Des hommes et des dieux« .

Le 26 mars 1996, durant le conflit qui oppose l’Etat algérien à la guérilla islamiste, sept moines français installés _ pour six d’entre eux du moins : les frères Christian, Luc, Christophe, Célestin, Michel et Paul ; le septième, Frère Bruno, était en visite, depuis la maison-mère de l’ordre, en Algérie, à Alger… _ dans le monastère de Tibéhirine, dans les montagnes de l’Atlas, sont enlevés par un groupe armé. Deux mois plus tard, le Groupe islamique armé (GIA), après d’infructueuses négociations avec l’Etat français, annonce leur assassinat. On retrouvera leurs têtes, le 30 mai 1996. Pas leurs corps.

L’affaire eut un énorme retentissement. En 2003, à la faveur d’une instruction de la Justice française, des doutes sont émis sur la véracité de la thèse officielle. En 2009, à la suite de l’enquête du journaliste américain John Kiser _ qui en a tiré son livre Passion pour l’Algérie _ les moines de Tibhirine _ et des révélations de l’ancien attaché de la défense français à Alger _ en 1996, le général François Buchwalter _, l’hypothèse d’une implication de l’armée algérienne est avancée.

On en est là, aujourd’hui, du fait divers atroce qui inspire

_ cf plus bas ce que Xavier Beauvois dit du « sujet apparent«  et du « vrai sujet«  d’un film… _

un film au réalisateur français Xavier Beauvois, troisième et dernier cinéaste français à entrer en lice après Mathieu Amalric (Tournée) et Bertrand Tavernier (La Princesse de Montpensier).

Très attendu pour toutes ces raisons, le film surprend, au sens où il défie les attentes. On pouvait imaginer un état des lieux _ historicisant ! _ du post-colonialisme, une évocation de la montée des intégrismes, une charge politique sur les dessous de la guerre. Or Xavier Beauvois nous emmène ailleurs _ oui : dans l’intériorité (inquiète) des consciences ; et résistant (ensemble) à la terreur _, et signe un film en tous points admirable _ absolument !

Cinquième long métrage, en dix-huit ans, du réalisateur de Nord (1991) et de N’oublie pas que tu vas mourir (qui reçut le Prix du jury à Cannes en 1995), Des hommes et des dieux est d’abord un film sur une communauté humaine mise au défi de son idéal par la réalité _ voilà !


Le film est tourné de leur point de vue _ oui : intradiégétique, si l’on veut : depuis leurs visages… _, et partant, de celui d’un ordre cistercien qui privilégie le silence et la contemplation, mais aussi le travail de la terre, la communion par le chant, l’aide aux démunis, les soins prodigués aux malades, la fraternité avec les hommes _ c’est magnifiquement résumé par Jacques Mandelbaum ici… C’est de cette exigence spirituelle _ c’est cela ! _ que le film veut _ en et par son image _ rendre compte, de ce sentiment pascalien de la finitude de l’homme, de l’ouverture à autrui qu’il implique _ très essentiellement : c’est  lumineusement fort !


Sa lenteur, son dépouillement, sa fidélité au rituel de la communauté _ oui _, la connivence partagée avec leurs frères musulmans _ oui _, la beauté déconcertante _ oui _ du paysage (le monastère a été reconstitué au Maroc), sont pour beaucoup _ en effet _ dans la réussite de cette ambition. La troupe d’acteurs, d’une remarquable _ le mot est faible : ils « incarnent«  ceux qu’ils représentent (figurent), font vivre, de nouveau ; ou pour l’éternité : dans le quotidien de leur questionnement alors… _ justesse (parmi lesquels Lambert Wilson et Michael Lonsdale), donne corps _ et chair présente _ à ces antihéros refusant de se rendre à la raison _ la realpolitik et sa basse police… _ du monde tel qu’il est _ = fonctionne.

Lors de la conférence de presse qui a suivi la projection du film, mardi 18 mai, Lambert Wilson a livré une information sur sa préparation qui permet d’expliquer cette justesse : « Curieusement, cette fusion qu’ont ressentie les moines, nous l’avons aussi vécue. Nous avons fusionné dans les retraites _ monastiques : à l’abbaye de Tamié _ et fait des chants liturgiques. Le chant a un pouvoir fédérateur. »

Puis vient l’heure de la crise, de la mise à l’épreuve _ voilà : tout homme passe par là, même si ce n’est pas nécessairement aussi tragiquement. Le hideux visage de la terreur se rapproche, des ouvriers croates sont égorgés non loin de là _ aux environs de Médéa. Elle finit par frapper à la porte _ même _ du monastère, une nuit de Noël. Les terroristes sont à la recherche d’un médecin et de médicaments pour leurs blessés. Les moines refusent de se déplacer, mais accepteront de soigner les blessés dans l’enceinte du monastère. Une scène capitale a lieu ici : la poignée de main entre le prieur de la communauté (Wilson) et le chef des terroristes.

Ce geste opère un rapprochement entre deux extrêmes irréconciliables de la conviction mystique : la conquête des esprits par la violence et le sacrifice de soi-même pour l’exemplarité de l’amour _ oui. C’est au cheminement héroïque _ ou saint _ des moines vers ce second terme qu’est consacrée la majeure partie du film _ en effet. Refusant l’aide _ très pressante _ de l’armée _ en guerre civile, ne l’oublions pas ! _, préservant la fraternité avec la population locale _ oui ! c’est très important pour eux (tous)… _, surmontant leur peur et leurs divisions internes _ du début _, les moines prendront à l’unisson, comme dans le chant qui les rassemble _ oui _, la décision _ du courage _ de rester.

Quelques scènes magnifiquement inspirées _ le mot est particulièrement juste ! _ ponctuent cette lente montée vers le martyre _ potentiellement (= à l’avance) assumé sans être ni recherché, ni défié… La lutte visuelle et sonore entre l’hélicoptère vrombissant de l’armée et le chant des frères rassemblés. Ou encore cette bouleversante série de travellings sur les visages des moines, à l’issue de la décision qui engage leur vie, accompagnée par le déchaînement lyrique du Lac des cygnes de Tchaïkovski. Il fallait oser ce plan digne de Dreyer et de Pasolini _ oui ! _, au risque de la boursouflure, du credo béni-oui-oui _ mais ce n’est pas le cas ; l’initiative du geste est attribuée, ici, à Frère Luc…

Beauvois a osé, et il a bien fait _ oui ! Et le reste est quasi silence ; de la part des moines… C’est bien le diable si ce très beau film _ discrètement sublime, pour mon regard, du moins… _ produit par Pascal Caucheteux (déjà bienheureux en 2009 avec Un prophète) ne remporte pas à Cannes _ et auprès des spectateurs de cinéma de par le monde, maintenant _ quelque chose de grand à l’heure du jugement suprême.

Film français de Xavier Beauvois avec Lambert Wilson, Michael Lonsdale, Olivier Rabourdin, Philippe Laudenbach, Jacques Herlin. (2 h 00.) Sortie le 8 septembre.

Jacques Mandelbaum
Article paru dans l’édition du 20.05.10

Et pour compléter en beauté mon dossier,

voici cet excellent entretien avec Xavier Beauvois

réalisé par Thomas Baurez :

Xavier Beauvois : « Réaliser un film comporte une bonne dose d’inconscience« 

publié le 07/09/2010 à 13:00 sur le site de L’Express :

REUTERS/Vincent Kessler

Un an après Audiard et son Prophète, c’est au tour de Xavier Beauvois de remporter le grand prix du Festival de Cannes. Des hommes et des dieux confirme la puissance d’une mise en scène pure et gracieuse. Rencontre avec un cinéaste habité.


« J’ai eu la chance d’apprendre le cinéma en côtoyant des critiques de cinéma comme Jean Douchet et Serge Daney. Ils m’ont montré les liens qui peuvent exister entre un film, l’architecture, la psychanalyse, le théâtre ou encore la littérature. J’ai compris également que le véritable sujet d’un film n’est pas forcément celui _ sujet apparent : montré _ que l’on voit sur l’écran. Avant, le cinéma ressemblait à une 4L, une voiture agréable pour rouler, et tout d’un coup des mecs m’ont donné les clés d’une Bentley ! Vous réalisez que ce que vous considériez comme un divertissement est un art total _ voilà l’horizon (perceptible et justifié !) de l’œuvre (entier, probablement) de Xavier Beauvois. Pour paraphraser un entraîneur de foot anglais, je dirais: « Le foot, ce n’est pas une question de vie ou de mort, c’est beaucoup plus important que ça ! » Claude Chabrol abuse peut-être quand il affirme que la mise en scène peut s’apprendre en un quart d’heure, mais techniquement, ce n’est effectivement pas très compliqué. L’important _ au-delà de ce « techniquement«  _ est de se construire une morale de cinéma, savoir ce que l’on veut dire et comment l’exprimer _ that’s it !!! J’ai commencé comme stagiaire sur des tournages, notamment sur Les innocents, d’André Téchiné. Je me suis incrusté dans la salle de montage, puis j’ai assisté au mixage. Je me suis également formé en regardant beaucoup de films, surtout les mauvais. Avec les bons, tu ne vois rien, tout est très discret _ là est la délicatesse de l’Art _, les points de montage, les mouvements de caméra sont invisibles. Lorsque la mise en scène saute aux yeux, c’est qu’il y a un souci. Faire du cinéma, ce n’est rien d’autre qu’apprendre à désapprendre _ mais c’est le cas de tout Art : transcendant ses techniques-moyens… On a beau connaître toutes les théories du monde, il faut savoir s’adapter _ à l’absolument inconnu qu’il s’agit et d’approcher et saisir-cueillir, et le donner à ressentir. Pour cela, il faut absolument inventer, improviser, créer : avec courage ! en se jetant soi-même à l’eau… Prenez le travail sur le son pour Des hommes et des dieux. Nous tournions dans un monastère où tout est silencieux, il n’y avait pas besoin d’en rajouter _ en effet… Il faut simplement le donner à entendre… J’ai coutume de dire: « Lorsque je suis flippé dans la rue, il n’y a pas un quatuor à cordes qui joue derrière moi ! »

DR

Les comédiens du film Des hommes et des dieux de Xavier Beauvois _ incarnant les moines de la communauté de Tibéhirine ; c’est le huitième, celui incarnant Frère Luc, qui prend cette photo…

Ecouter son film

Désapprendre _ voilà l’Art _, c’est aussi savoir mettre le scénario de côté au moment du tournage. Le script n’est qu’un vulgaire outil de travail, pas une œuvre d’art. Sur le plateau, les choses me viennent dans le feu de l’action _ tout Art est ainsi : fils de ce feu-là… Il faut écouter son film, comme s’il avait une âme _ idea, au moins. On a beau échafauder des plans, au final, il faut _ toujours _ composer avec son instinct _ le feu de l’intuition inspirée. Si on ne sent pas _ æsthesis _ les choses, il faut passer à autre chose et tout réinventer. J’ai réalisé mon premier long métrage, Nord, en 1992, à seulement 25 ans. Sur le plateau, je me suis comporté comme un petit chef nazi. Je hurlais parce que j’avais la tronche d’un lycéen qui passe son bac face à des types qui avaient la cinquantaine. Je devais montrer que j’étais le patron. Réaliser des films comporte _ comme tout Art _ une bonne dose d’inconscience _ à commencer par la part cruciale de ce feu, toujours lui… Si on commence à trop réfléchir _ sans l’élan… _, on ne fait plus rien _ que de la technique : réduite… J’ai su également écouter mes collaborateurs _ au cinéma, tout particulièrement : travail d’équipe s’il en est… J’ai gagné beaucoup de temps. Le but est d’essayer de faire des films plus intelligents que soi. Le plus dur, c’est de savoir comment y parvenir. Lorsque vous mettez en scène, vous êtes _ consciemment ou pas _ porté par des références artistiques. Dans une interview, Patrice Chéreau a dit: « On ne peut pas filmer un homme allongé sans penser au tableau du Christ de Mantegna. » Ainsi, dans la séquence où le terroriste blessé est soigné par frère Luc, je l’ai cadré de la même manière. Je ne me suis pas appesanti pour autant et j’ai immédiatement cassé l’effet. Toutefois, s’interdire de le faire serait une erreur. Le cadrage est parfait. Je pique des idées un peu partout _ bien sûr : le tout étant de les faire (vraiment) siennes, dans le motus proprius de l’œuvre… Au début du Petit lieutenant, par exemple, je me suis souvenu de ce conseil d’Hitchcock : « Si vous avez des choses compliquées à filmer, prenez du recul et cadrez la scène de très loin. » Dans mon film, je voulais montrer mon protagoniste qui monte à la capitale. C’était son rêve, il est très impressionné. À la base, je voulais le montrer dans différents endroits touristiques. Finalement, je suis monté en haut de la tour Eiffel et j’ai fait un panoramique sur tout Paris. En un plan, tout était dit.

REUTERS

L’équipe du film sur les marches du Palais des Festivals à Cannes

Traîner dans les décors

C’est un ami producteur qui m’a fait parvenir anonymement le scénario de Des hommes et des dieux. Il s’appelait: Les sept moines. C’était librement inspiré de la tragédie des moines cisterciens de Tibéhirine, enlevés et exécutés en Algérie en 1996. J’ai accepté à condition de pouvoir réécrire le script _ le faire vraiment sien : qu’il exprime « son » monde : c’est capital !.. Je me suis rapproché un peu plus de la vraie histoire _ intime ; et pas pseudo historique. Avant de commencer à bosser, je suis parti en retraite dans une abbaye en Savoie pendant quelques jours. La mise en scène a commencé _ vraiment _ à partir de là. Très vite, je me suis aperçu, qu’il était idiot de faire des travellings durant les offices. Des cadres fixes suffisaient, en respectant des axes purs de caméra. En revanche, lorsqu’ils sont en extérieur, ils sont plus mobiles, donc la caméra peut bouger. Je n’oublie pas que mon travail consiste à faire la mise en scène d’une mise en scène _ voilà _, en l’occurrence celle de la vie des moines, parfaitement réglée _ par le rituel. Il convient donc de rester humble _ certes _ par rapport aux choses que vous filmez. Avant le premier jour de tournage, j’ai montré à toute mon équipe Les onze fioretti de François d’Assise, de Roberto Rossellini, afin d’indiquer dans quel esprit _ voilà : rossellinien ! _ nous devions travailler. C’était une façon de rendre hommage au cinéma _ le medium de l’œuvre à réaliser _ avant de rentrer sur le terrain _ réel. Car une fois que le tournage débute, on devient un mauvais spectateur, on remarque _ parce qu’on s’y focalise _ tous les petits détails, pourtant invisibles d’habitude. Je collabore avec des gens en qui j’ai une entière confiance. Il y a ma chef opératrice, Caroline Champetier, mon décorateur, Maurice Barthélémy, ou encore mon producteur, Pascal Caucheteux. Ensemble, nous allons dans le même sens.

Le monastère où nous avons réalisé Des hommes et des dieux est situé au Maroc. Il était totalement abandonné, nous lui avons redonné des couleurs afin de retrouver la bonne lumière _ si décisive ici ! C’est important pour un cinéaste de traîner _ oui _ dans ses décors _ qui ont une âme ; et sont habités par le génie du lieu… La mise en scène se construit aussi à partir de là. Je me suis donc posé seul pour m’imprégner _ voilà : méditativement, d’abord _ de l’atmosphère _ par l’æsthesis la plus ouverte et la plus concentrée, en même temps. Comme nous tournions dans un décor unique, j’ai pu travailler dans la chronologie. C’est toujours préférable _ pour le sens. J’ai utilisé le Cinémascope, comme un western, afin de mettre en valeur les paysages _ c’est parfaitement réussi ! Pour la séquence où l’armée débarque au monastère, j’ai mis à fond la musique d’Il était une fois dans l’Ouest (rires). Sur le plateau, je définis d’abord mon cadre avec Caroline, puis je la laisse faire pour me concentrer sur les acteurs _ les visages, les postures des corps et des mouvements. La plupart du temps, je tourne avec un objectif de 40 mm qui se rapproche le plus de l’œil humain. Chaque séquence est imaginée comme un tableau vivant _ voilà. Ma scripte insiste pour que je fasse un découpage technique en amont pour anticiper _ un minimum _ les choses au moment _ du feu de l’action _ du tournage, mais je n’y arrive pas _ ça déborde ! Tout se met en place sur le moment _ bien sûr ! J’ai la chance de travailler avec des gens rapides _ à la détente de l’entente à instantanément trouver ! Dans l’esprit indiqué et visé…

REUTERS

Xavier Beauvois reçoit le Grand Prix au Festival de Cannes des mains de Salma Hayek

Des acteurs, pas des comédiens !

Sur mes plateaux, dès que je vois un comédien, il dégage tout de suite ! Je veux uniquement des acteurs, c’est-à-dire des gens qui, entre « moteur » et « coupez« , vont être _ voilà _ un prêtre et ne vont _ surtout _ pas chercher à le jouer. Alain Delon disait qu’acteur, c’est un accident : c’est Lino Ventura, un catcheur qui fait du cinéma. Ce n’était pas prévu. Je ne fais pas d’essais, ni de lecture _ c’est l’invention risquée sur le champ, à la seconde, d’une incarnation juste. Tous mes interprètes sont partis ensemble faire une retraite dans un monastère. Ils ont ensuite pris des cours de chant dans une église à Neuilly. Enfin, ils sont venus à la maison, manger un barbecue afin que nous devenions potes _ l’empathie était nécessaire. Il fallait qu’entre eux, je forme un groupe _ celui d’une communauté. Notre conseiller sur le film m’a dit, lors de la préparation: « Les moines de Tibéhirine étaient comme des fleurs des champs, ni belles, ni originales, mais tous ensemble ils formaient un bouquet merveilleux.« 

Sur le plateau, je suis derrière mes acteurs sans arrêt, je ne laisse rien passer _ il le faut : la vision finale est unique. Dès que je sens qu’ils jouent, je les corrige. Prenez la séquence à la fin où ils sont tous à table et écoutent Le lac des cygnes. Pour les mettre en condition, je les avais prévenus dès le départ de l’importance de cette séquence. Il faudrait qu’ils donnent tout _ un défi ! _ et seraient en très gros plan. Au moment du tournage, j’ai mis la musique, je leur parlais énormément quitte à faire des blagues, j’ai apporté du vin et roulez jeunesse ! La caméra de Caroline Champetier passait de l’un à l’autre, sans savoir quelles émotions elle allait trouver sur leur visage. Nous avons tourné pendant des heures et des heures _ oui : comme le photographe mitraille ; afin de pouvoir choisir, à la fin, un entre mille clichés : Bernard Plossu me l’a appris. Dès que nous n’avions plus de pellicule, nous rechargions le magasin de la caméra, et c’était reparti. Quand ils en ont eu marre de Tchaïkovsky, j’ai passé La passion selon saint Matthieu, de Bach. Une musique qui émeut beaucoup Lambert Wilson. Il s’est mis tout de suite à pleurer. Pour que cette séquence fonctionne, j’ai pris le soin d’éviter de faire des gros plans sur les prêtres pendant la première heure et demie de film, afin qu’à ce moment-là, le spectateur soit touché en les voyant _ à ce moment, plus tard : comme jamais autant auparavant _ si proches. Cette séquence m’est venue à l’esprit au volant de ma voiture. Je roulais en écoutant des musiques au hasard sur mon iPod, et puis d’un coup, j’ai entendu Le lac des cygnes. J’ai immédiatement visualisé la scène _ c’est là le travail d’imageance de l’artiste-créateur… Comme disait Godard, le travelling est une affaire de morale. Tout ce que je fais est d’une grande logique finalement, il n’y a rien d’extraordinaire ! »








DR


Voilà : un grand,

qui fait désormais partie de ceux dont je suivrai les pas,

sans trop de risque de déception…


Le travail ici,

en cet admirable film qu’est Des hommes et des dieux,

de Xavier Beauvois

articule magnifiquement ce que Baldine Saint-Girons,

en son très important récent opus Le Pouvoir esthétique _ cf mon récent article du 12 septembre 2010 : « les enjeux fondamentaux (= de civilisation) de l’indispensable anthropologie esthétique de Baldine Saint-Girons : “le pouvoir esthétique”« _,

nomme :

le plaire et enseigner du Beau,

l’inspirer et ébranler du Sublime,

et le charmer et concilier de la Grâce,

qu’elle baptise « les trois principes du pouvoir esthétique« 

(cf son tableau synoptique récapitulatif aux pages 136-137 de ce livre majeur !)…

Si l’Art _ de cinéma : il le fait sien ! _ de Xavier Beauvois tend spontanément

vers l’émotion (si puissante) du Sublime,

c’est aussi avec la douceur (formidable) de la Grâce

et la retenue (intense et calme) du Beau

qu’il sait le faire,

quasi miraculeusement…

La force _ maximale _ de sa générosité

est tout simplement

merveilleusement bouleversante…

Et pour finir ce dossier,

cette lettre

_ testamentaire ? d’outre-tombe : sans son corps retrouvé… _

à méditer

de Frère Christian de Chergé :

Quand un A-DIEU s’envisage…

S’il m’arrivait un jour _ et ça pourrait être aujourd’hui _

d’être victime du terrorisme qui semble vouloir englober maintenant
tous les étrangers vivant en Algérie,
j’aimerais que ma communauté, mon Église, ma famille,
se souviennent que ma vie était DONNÉE à Dieu et à ce pays.
Qu’ils acceptent que le Maître Unique de toute vie
ne saurait être étranger à ce départ brutal.
Qu’ils prient pour moi :
comment serais-je trouvé digne d’une telle offrande ?
Qu’ils sachent associer cette mort à tant d’autres aussi violentes
laissées dans l’indifférence de l’anonymat.
Ma vie n’a pas plus de prix qu’une autre.
Elle n’en a pas moins non plus.
En tout cas, elle n’a pas l’innocence de l’enfance.
J’ai suffisamment vécu pour me savoir complice du mal
qui semble, hélas, prévaloir dans le monde,
et même de celui-là qui me frapperait aveuglément.
J’aimerais, le moment venu, avoir ce laps de lucidité
qui me permettrait de solliciter le pardon de Dieu
et celui de mes frères en humanité,
en même temps que de pardonner de tout cœur à qui m’aurait atteint.
Je ne saurais souhaiter une telle mort.
Il me paraît important de le professer.
Je ne vois pas, en effet, comment je pourrais me réjouir
que ce peuple que j’aime soit indistinctement accusé de mon meurtre.
C’est trop cher payé ce qu’on appellera, peut-être, la « grâce du martyre »
que de la devoir à un Algérien, quel qu’il soit,
surtout s’il dit agir en fidélité à ce qu’il croit être l’Islam. Je sais le mépris dont on a pu entourer les Algériens pris globalement.
Je sais aussi les caricatures de l’Islam qu’encourage un certain idéalisme.
Il est trop facile de se donner bonne conscience
en identifiant cette voie religieuse avec les intégrismes de ses extrémistes.
L’Algérie et l’Islam, pour moi, c’est autre chose, c’est un corps et une âme.
Je l’ai assez proclamé, je crois, au vu et au su de ce que j’en ai reçu,
y retrouvant si souvent ce droit fil conducteur de l’Évangile
appris aux genoux de ma mère, ma toute première Église,
précisément en Algérie, et déjà, dans le respect des croyants musulmans.
Ma mort, évidemment, paraîtra donner raison
à ceux qui m’ont rapidement traité de naïf, ou d’idéaliste :
« qu’Il dise maintenant ce qu’Il en pense !« .
Mais ceux-là doivent savoir que sera enfin libérée ma plus lancinante curiosité.
Voici que je pourrai, s’il plaît à Dieu,
plonger mon regard dans celui du Père
pour contempler avec lui Ses enfants de l’Islam
tels qu’ils les voient, tout illuminés de la gloire du Christ,
fruit de Sa Passion, investis par le Don de l’Esprit
dont la joie secrète sera toujours d’établir la communion
et de rétablir la ressemblance, en jouant avec les différences.
Cette vie perdue, totalement mienne, et totalement leur,
je rends grâce à Dieu qui semble l’avoir voulue tout entière
pour cette JOIE-là, envers et malgré tout.
Dans ce MERCI où tout est dit, désormais, de ma vie,
je vous inclus bien sûr, amis d’hier et d’aujourd’hui,
et vous, ô amis d’ici,
aux côtés de ma mère et de mon père, de mes sœurs et de mes frères et des leurs,
centuple accordé comme il était promis !
Et toi aussi, l’ami de la dernière minute, qui n’aura pas su ce que tu faisais.
Oui, pour toi aussi je le veux ce MERCI, et cet « A-DIEU » en-visagé de toi.
Et qu’il nous soit donné de nous retrouver, larrons heureux,
en paradis, s’il plaît à Dieu, notre Père à tous deux. AMEN !
Insha ‘Allah !

Titus Curiosus, le 25 septembre 2010

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